La traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle: Réception et interaction poétique 9783484970366, 9783484630406

This study analyses the general significance of translation in the literary life of an epoch, a country and a language,

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French Pages 287 [288] Year 2009

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Table of contents :
Frontmatter
Sommaire
Préface
I. Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850
II. La poésie allemande en traduction française dans la première moitié du XIXe siècle – étude de cas
III. Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850
IV. Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique française au XIXe siècle – Eléments pour une réévaluation
Pour une conclusion
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La traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle: Réception et interaction poétique
 9783484970366, 9783484630406

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Band 40

Studien zur europischen Literatur- und Kulturgeschichte Herausgegeben von Fritz Nies und Wilhelm Voßkamp unter Mitwirkung von Yves Chevrel

Christine Lombez

La traduction de la po'sie allemande en franÅais dans la premi*re moiti' du XIXe si*cle Rception et interaction potique

Max Niemeyer Verlag T0bingen 2009

n

Gedruckt mit freundlicher Untersttzung der Alexander von Humboldt Stiftung sowie der Universitt Nantes Cet ouvrage a b n fici du soutien financier de la Fondation Alexander-vonHumboldt et du laboratoire TLI («Textes, Langages, Imaginaires») de l+Universit de Nantes.

Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet ber http://dnb.ddb.de abrufbar. ISBN 978-3-484-63040-6

ISSN 0941-1704

9 Max Niemeyer Verlag, Tbingen 2009 Ein Imprint der Walter de Gruyter GmbH & Co. KG http://www.niemeyer.de Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschtzt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulssig und strafbar. Das gilt insbesondere fr Vervielfltigungen, Fbersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Printed in Germany. Gedruckt auf alterungsbestndigem Papier. Satz: Johanna Boy, Brennberg Gesamtherstellung: AZ Druck und Datentechnik, Kempten

V

Remerciements

Cet ouvrage est issu d’une thèse d’Habilitation à la Direction de Recherches en Littérature comparée, consacrée à la traduction de la poésie européenne en langue française et réalisée sous le parrainage du Professeur Jean-Louis Backès (Université Paris IV). Je souhaiterais lui exprimer ici l’expression de ma plus vive reconnaissance pour sa grande générosité, sa disponibilité, son aide et ses conseils constants, prodigués tout au long de ce travail. Au Professeur Jörn Albrecht qui m’a formée à la traductologie durant mon séjour de recherches à l’Institut de Traduction et d’Interprétation (Institut für Übersetzen und Dolmetschen) de l’Université de Heidelberg, j’adresse également un témoignage de sincère gratitude pour son intérêt et son soutien. Aux Professeurs Yves Chevrel (Université Paris IV), Bernard Banoun (Université de Tours), Monique Gosselin-Noat (Université Paris X) et Jean-Yves Masson (Université Paris IV), membres du jury d’Habilitation, je redis toute ma reconnaissance pour leur attention, leur bienveillance et leur confiance. Que les Professeurs Fritz Nies (Université de Düsseldorf ) et Wilhelm Vosskamp (Université de Cologne) reçoivent mes remerciements pour leur lecture du manuscrit et leur évaluation positive. Merci également à Mmes Ulrike Dedner, Susanne Mang et Birgitta ZellerEbert des éditions Niemeyer pour leur accompagnement attentif, ainsi qu’à Régis Quesada de l’Université de Nantes pour son aide technique dans l’établissement du texte final. Je sais enfin gré à la Fondation Alexander-von-Humboldt et au Laboratoire TLI de l’Université de Nantes dirigé par le Professeur Philippe Forest, d’avoir, par leur concours financier, rendu possible la publication de ce livre.

VI

VII

Sommaire

Préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI I.

Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850 . . . . . . . . .

1

1. 2.

Le contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les traducteurs de la poésie allemande au cours du premier XIXe siècle : quelques éléments de typologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De la traduction libre au droit de la traduction et du traducteur . . . . . Traduire la poésie allemande – Des choix et des moyens . . . . . . . . . . . 4.1 ‘Imitation’ ou ‘traduction’ ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 Vers ou prose ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La place de la poésie germanique et de sa traduction dans le débat poétique français à l’époque romantique . . . . . . . . . . . . .

1

3. 4.

5.

7 10 14 14 16 20

II. La poésie allemande en traduction française dans la première moitié du XIXe siècle – étude de cas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 1.

2.

Les poètes allemands en France dans les premières décennies du XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 Poésie d’outre-Rhin et traduction en français au début du XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 La poésie allemande traduite et sa contribution au renouveau lyrique français : une hypothèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 La traduction de la poésie allemande en français : quelques axes d’investigation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Trente ans de traduction de poésie allemande en français. . . . . . . . . . . 2.1 La réception de la poésie allemande en France au début du XIXe siècle. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 Traductions de poésie allemande en français entre 1820 et 1850 – Un corpus de textes à l’étude . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.1 Anthologies françaises de poésie allemande . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2 Périodiques culturels français et poésie allemande traduite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3 La poésie allemande dans les anthologies de traductions – Eléments d’analyse et d’évaluation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

24 25 26 28 30 31 34 35 36 37

Sommaire

VIII 2.3.1 2.3.2 2.3.3 2.3.4

Profils d’anthologistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Discours d’anthologistes : quelques paratextes . . . . . . . . . . . . . Anthologies pédagogiques de poésie allemande . . . . . . . . . . . . Axes et critères d’évaluation des anthologies françaises de poésie allemande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.5 Regard sur les préférences poétiques des anthologistes . . . . . . 2.4 La poésie allemande dans la presse littéraire française de 1830 à 1850. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.1 Traductions de poésie allemande dans la presse et préférences poétiques des revues sous la Monarchie de Juillet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.5 Traductions de poésie allemande dissimulées . . . . . . . . . . . . . III. Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.

2. 3.

4.

5.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1 La traduction de la poésie allemande selon Mme de Staël . . . 1.2 La traduction de la poésie allemande en prose . . . . . . . . . . . 1.3 La traduction de la poésie allemande en vers . . . . . . . . . . . . . 1.3.1 Adapter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.2 Augmenter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.3 Détourner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.4 Nouvelles expériences du vers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De l’orthonymie, de l’orthologie et de l’orthosyntaxe dans la traduction de poésie allemande . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Traduction et retraductions d’une ballade allemande – Le cas Lénore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.1 La Lénore de Bürger en français – Options de traduction entre 1814 et 1849 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2. Nerval traducteur de Lénore. Quelques remarques . . . . . . . . . La traduction poétique à l’épreuve du Lied . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.1 La traduction pour le chant. Repères théoriques. . . . . . . . . . . 4.1.1 Essai de chronologie des premières traductions du Lied schubertien (1833–1851) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2 La traduction du Lied : quelques variantes françaises . . . . . . . 4.2.1 Trois traductions françaises de La Truite . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.2.2 Suleika dans la version d’Henri Blaze de Bury . . . . . . . . . . . . 4.2.3 Erlkönig : un exemple de ‘traduction française rhythmée’ par A. Van Hasselt et J. B. Rongé . . . . . . . . . . . . . Les traducteurs de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

38 39 52 55 59 62

76 80

86 87 89 94 101 101 104 109 115 132 138 138 148 150 151 154 158 165 168 170 172

Sommaire

5.1 5.2 5.3

IX Les traducteurs de la poésie allemande et leurs compétences linguistiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 La médiation poétique des traducteurs suisses . . . . . . . . . . . . 175 Pour un Dictionnaire des ‘intercesseurs’ oubliés de la poésie allemande en français au XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178

IV. Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique française au XIXe siècle – Eléments pour une réévaluation. . . . . . . . . 187 1. 2.

3.

Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Poésie lyrique allemande et renouveau poétique français – Quelques aspects ‘macroscopiques’ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1 Découverte et /ou redécouverte des genres littéraires : la ballade et le Lied . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1 La ballade : la régénération d’une forme endogène par la traduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.1.2 Le Lied : traduction et acclimatation d’un nouveau genre poétique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.2 De la ‘veine nordique’ dans la poésie française au début du XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle. Quelques aspects ‘microscopiques’ . . . . . . . . 3.1 Des vers mêlés aux vers libérés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 Un vers accentuel français ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 La prose poétique et le ‘poème en prose’ français au XIXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

188 193 194 195 209 215 224 225 227 238

Pour une conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 1. Périodiques dépouillés (classement par ordre chronologique de parution) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 2. Autres sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 3. Etudes critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265

X

pour Barthélemy

XI

Préface

Le bref essai qui, dans Les Filles du feu, fait suite à Sylvie s’appelle Chansons et légendes du Valois ; il a déjà paru dans d’autres occasions, sous un titre différent, et non moins significatif : Les vieilles ballades françaises. Le Valois est certes « le cœur de la France ». Mais si le mot « chanson » évoque la patrie, il n’en va pas de même, malgré l’apparence, pour le mot « ballade ». On s’en rend compte lorsque, ayant cité in extenso certaine « complainte de saint Nicolas », un texte bourrés d’apocopes, défi à la métrique officielle, Nerval pose une question d’apparence naïve : « N’est-ce pas là une ballade d’Uhland, moins les beaux vers ? » Le poète sait fort bien qu’en France, au milieu du XIXe siècle, il n’y a de « beaux vers » que selon les règles, et que, par ailleurs, le mot « ballade » ne peut pas ne pas évoquer l’Allemagne ; il connaît bien Uhland, il en a lui-même traduit deux poèmes, comme ne manquent pas de le faire observer les commentateurs. Il n’a donc pas lancé le nom au hasard. Mais quel effet ce nom pouvait-il faire sur son public ? Est-il légitime de supposer qu’il éveillait un large écho ? A cette question, comme à beaucoup d’autres, le livre de Christine Lombez apporte une réponse sans équivoque. Oui, vers 1850, un Français amateur de poésie ne pouvait pas ne pas connaître Uhland, même s’il ne savait pas un mot d’allemand. Il en avait entendu parler ; il en avait même lu. On a beaucoup traduit la poésie allemande, entre 1820 et 1850 ; on a traduit Goethe et Schiller, mais pour autant qu’on puisse se fier aux statistiques, il est possible d’affirmer qu’Uhland a eu plus que tout autre la faveur des traducteurs. La statistique ne peut prendre un sens que si elle s’appuie sur des relevés abondants. Pour réaliser son étude, Christine Lombez a dû d’abord procéder à une vaste enquête : publications en revues, anthologies, manuels scolaires, recueils de mélodies pour voix et piano, rien ne devait être négligé ; rien ne l’a été. Le résultat est impressionnant. La poésie allemande en traduction est omniprésente dans la France romantique, sous les formes les plus diverses, depuis le mot-à-mot sans prétentions jusqu’à la plus libre des adaptations. On la trouve même, avouée ou non, dans les œuvres complètes de quelques poètes connus : Musset, Sainte-Beuve, Nerval, ou moins illustres. L’immense résultat de la collecte, qui ne prétendait pas pourtant à l’exhaustivité, pourrait sans doute remplir une bonne dizaine de gros volumes. En exploitant cette mine, Christine Lombez arrive à des conclusions importantes.

XII

Préface

On découvre, ou l’on se rappelle, au fil de la lecture, qu’il faudrait être naïf pour croire qu’une étude comme celle-ci, l’étude d’un corpus de traductions, peut se limiter à un relevé suivi d’un palmarès. Il est vrai que nombreux sont, parmi les textes exhumés, ceux qui ne suscitent pas l’enthousiasme. Mais on s’aperçoit vite que la plus médiocre des adaptations permet, si on la replace dans son contexte, de poser des questions utiles et variées. On a l’impression de se trouver à un carrefour, et les métaphores spatiales jouent dans tous les sens, entre l’Allemagne et la France, entre les questions d’esthétique qui intéressent les amis de la poésie et les problèmes financiers que se posent les éditeurs, sans oublier les divers aspects, juridique, moral, politique, de ce phénomène parfois insaisissable, la traduction. En suivant Christine Lombez dans sa démonstration, on se trouve amené à poser une terrible question, et qui peut susciter bien des réactions indignées : dans le cas précis qui fait l’objet de l’étude, faut-il considérer les traductions comme un simple moyen de connaissance, ou ont-elles pu agir sur la création poétique elle-même ? Le mot « influence » n’a jamais offert un sens bien précis. Il rend compte d’une vague impression, de l’obscur sentiment qu’il existe une analogie entre deux phénomènes que l’histoire permet de rapprocher ; mais il ne permet aucune analyse rigoureuse. Aussi bien n’apparaît-il guère dans ce livre. Les questions qui s’y posent ne relèvent pas d’on ne sait quelle obscure intuition ; sur des échantillons nombreux et judicieusement choisis, elles mettent en jeu, d’une part, une histoire critique des poétiques, et, de l’autre, ce que, si l’on trouve trop humble le mot « lexicologie », on pourrait appeler une sémantique historique. Revenons à Uhland. Dans l’Anthologie bilingue de la poésie allemande qu’il a donnée à la bibliothèque de la Pléiade, Jean-Pierre Lefèvre écrit tranquillement : « On ne parle plus guère aujourd’hui de ce poète […] qui connut en son temps […] une célébrité considérable ». C’est sans doute l’Allemagne qui est d’abord évoquée dans cette phrase. Mais on pourrait aussi songer à la France. Il suffit de consulter le catalogue de la Bibliothèque nationale : on y découvrira que, dans la seconde moitié du siècle, deux publications ont été consacrées exclusivement – honneur insigne – aux œuvres du poète souabe.1 On apprend aussi que cette faveur s’est perdue : la célèbre collection Aubier réserve un volume à Chamisso, un autre à Eichendorff, un troisième à Hölderlin ; Uhland n’est pas représenté. La conclusion s’impose : le romantisme allemand des romantiques français n’est pas celui auquel aujourd’hui nous pensons. La polysémie du mot « romantisme »

1

Poésies de Louis Uhland, trad. par Mme L. Demouceaux et J.H. Kaltschmidt, avec une introduction de M. Saint-René Taillandier. Paris, Charpentier, 1866. – Uhland, Johann Ludwig. Poésies choisies. Traduites par André Pottier de Cyprey. Paris : Perrin, 1895.

Préface

XIII

est plus grande encore qu’on ne pouvait le croire. Mais il faut aller plus loin. Selon toute probabilité, la canonisation des bons auteurs s’est faite en Allemagne. C’est en Allemagne que sera révisé le panthéon qu’elle a produit. Y accordaiton à Novalis, à Hölderlin, l’importance qu’on leur reconnaît aujourd’hui ? Vers 1830, les intermédiaires français les ignorent. Et pourtant on ne saurait mettre en doute un fait : ils se tiennent au courant de l’actualité. Il serait naïf et tout à fait faux de s’imaginer qu’ils se reposent sur Madame de Staël et sur son livre, De l’Allemagne, qui, en 1813, a imposé les grands noms : Klopstock, Bürger, Goethe, Schiller. Pour des raisons de simple chronologie, Uhland n’avait pas été nommé alors. Sous Louis-Philippe, il l’est, et abondamment. Pourquoi le remarquer, pourquoi le mettre sur un piédestal ? Parce qu’il écrit des ballades, plus ou moins semblables à celles que, dans le sillage de Bürger, Goethe et Schiller ont composées. Le mot – notons que Madame de Staël préférait le terme « romance » – prend un caractère quasi mythique. Il est badin de voir combien les critiques sont gênés de devoir admettre un énorme hiatus au milieu des sens de ce mot, qui pourrait suffire à caractériser leur romantisme. Est-il anglais, ce mot, est-il allemand ? Dans la France de 1830, il semble pouvoir résumer à lui seul ce qu’ont apporté Goethe, Schiller, Uhland, ou plutôt ce que l’on se croit en droit d’attendre de cet apport. Mais certains « pendus », pour ne rien dire des « dames du temps jadis », donnent du mot une tout autre idée. On s’étonne de voir d’honnêtes littérateurs s’embourber dans cette difficulté qui nous semble pourtant aisée à résoudre : la langue française, au XIXe siècle comme au XXIe, connaît deux homonymes, cette constatation simple n’autorisant pas, évidemment, à esquiver la nécessaire étude historique ; une chose est de décrire les évolutions complexes d’un mot, une autre d’analyser un état de la langue. Mais, dans l’atmosphère encore très classique qui continue, bien après l’Empire, à dominer la littérature française, on supporte mal la polysémie ; il semble que la poétique doive souffrir si les mots sont affectés de cette irréductible ambiguïté, que nous estimons aujourd’hui inévitable. Est-ce pour cette raison que l’on finit par accueillir en France le mot Lied ? On l’affuble souvent, au pluriel, de l’s national : « lieds » plutôt que « Lieder ». La mode aura la vie dure ; elle survivra aux Romances sans paroles de Verlaine. Et pourtant, dans ce titre, emprunté comme on sait à Mendelssohn, « romances » devrait traduire « Lieder ». Ne peut-on se fier à ce mot si parfaitement français ? L’étymologie suggère pourtant, entre « romance » et « langues romanes », un rapprochement des plus étroits. Il y a plus étonnant encore, un phénomène dont les contemporains ne semblent pas s’être avisés, et que Christine Lombez démonte avec une grande sûreté : vers 1830, l’expression « poésie fugitive » est considérée, en France, comme tout à fait propre à caractériser la poésie allemande, celle de Goethe aussi bien que celle d’Uhland. Le sens que l’épithète pouvait avoir dans le Paris de Voltaire est complètement obscurci, cependant que rien ne permet de supposer qu’on en

XIV

Préface

rencontre l’équivalent dans la tradition critique allemande. Quel besoin avaiton de ce mot ? Pourquoi fallait-il en oublier l’histoire, toute proche pourtant ? Quel secret l’Allemagne avait-elle à révéler, au grand galop de ses chevauchées fantastiques ? La « poésie fugitive » est une poésie de l’instant, loin des éternelles abstractions de l’ode ; c’est une poésie de l’événement. Aussi la ballade, qui raconte ou évoque une histoire, y occupe-t-elle une place centrale.

Comment traduire cette poésie ? Les méthodes sont nombreuses et diverses. Il n’est plus temps de prétendre que le XIXe siècle a renoncé aux « belles infidèles » pour se tourner vers la traduction scientifiquement exacte. On croit trop facilement que les époques sont monochromes. C’est se simplifier la tâche, et fausser la réalité. Les traducteurs dont Christine Lombez a étudié le travail et esquissé la prosopographie pratiquent tout un éventail de techniques. Devant cette variété, les typologies des théoriciens modernes apparaissent aussi peu efficaces que les catégories mises en avant, à l’époque, par ceux qui se mêlaient de réfléchir à leur technique. D’une préface à l’autre, en effet, on retrouve la même idée, simple, évidente, apparemment indiscutable : le traducteur, comme Héraklès entre le Vice et la Vertu, doit choisir entre la prose qui lui donnera une version exacte, mais terne, et les charmes du vers, qui le contraindra à quelques infidélités. Il n’est pas étonnant que notre époque ait ressuscité la séduisante expression de Ménage. Il est regrettable que d’un concetto elle ait cru avoir fait un concept. Les termes de plusieurs oppositions tendent à se superposer : la prose aurait pour elle la fidélité, avec on ne sait quoi de terne ; le vers est beau, mais on ne peut se fier à lui. A la limite, toute « belle » ne pourrait qu’être infidèle. Au lieu de disserter dans l’abstrait, Christine Lombez montre la réalité des textes. « Aux premières heures du matin, Lénore, fatiguée de rêves lugubres, s’élance de son lit. Es-tu infidèle, Wilhelm, ou es-tu mort ? Tarderas-tu longtemps encore ? – Il avait suivi l’armée du roi Frédéric à la bataille de Prague, et n’avait rien écrit pour rassurer son amie. » Ferdinand Flocon, traducteur de Ballades allemandes publiées en 1827 – « ballades », évidemment – ne s’encombre ni de rimes, ni de césures. Il a donc tout loisir de suivre son texte – on aura reconnu la célèbre Lenore – mot à mot, à quelques détails près, que lui impose la différence des syntaxes et des usages qui règlent l’ordre des mots. On devrait pouvoir s’appuyer sur sa traduction pour démonter la structure des phrases allemandes. Il n’en est rien. Trois remarques peuvent suffire. Pourquoi le mot « Morgenrot », que tout dictionnaire invite à rendre simplement par « aurore », donne-t-il lieu à la périphrase : les « premières heures du matin » ? N’est-ce pas parce que la périphrase, dans la poétique classique, est une de ces « beautés », un de ces ornements rhétoriques dont l’amateur

Préface

XV

fait avec satisfaction le compte ? Deuxième remarque : il n’est pas question de « lit » dans le texte original ; l’héroïne ne sort pas de ses draps, mais « de rêves lourds », « aus schweren Träumen ». On s’étonne : le lit est un objet grossier, qu’on ne devrait pas nommer en poésie. Mais ne serait-il pas plus grave de traduire exactement l’expression audacieuse, invraisemblable, qu’a risquée le poète allemand ? On verra, puisque Christine Lombez consacre plusieurs pages aux nombreuses traductions qu’a suscitées Lenore, que d’autres solutions restent possibles. Enfin, troisième observation, cette lettre que « jamais » le fiancé n’a écrite aurait sans aucun doute « rassuré son amie », tout simplement en l’assurant qu’il est « sain et sauf » (‘gesund’) ; le traducteur n’entre pas dans ce détail ; il estime sans doute qu’une généralité fournit assez d’information. Il semble oublier qu’après une bataille, la nouvelle la plus rassurante est tout simplement : « je ne suis pas blessé ». Où est l’exactitude de la traduction ? Et, question plus insidieuse et plus pressante, où se trouve exactement l’obstacle qu’elle rencontre ? S’agit-il pour nous d’accabler un intermédiaire négligent ? En aucune manière. Les historiens de la traduction savent à quel point a pu varier le sens de cette expression d’apparence limpide : une traduction fidèle. Et les théoriciens ne peuvent pas ne pas se rendre compte qu’il est un peu léger de croire que toute traduction en prose sera par définition exacte. Ils savent également que le vers ne définit pas la poésie, que la prose est susceptible d’effets esthétiques analogues à ceux que recherchent les poètes du vers. On ne pourra pas ne pas accorder à Christine Lombez que certaines traductions de Nerval figurent au nombre des premiers grands poèmes en prose, de ceux qui, avant Le Spleen de Paris, ont permis l’éclosion puis la canonisation du genre. Et l’on pourrait être tenté de poser une question impertinente : dans la poétique classique, il est entendu que poésie implique vers ; mais, comme le vers est défini par des règles, ne pourrait-on suggérer qu’il n’y a poésie que si et seulement si les finales féminines alternent avec les masculines ? Même s’il est vrai que tous les poètes allemands, à l’époque du romantisme en fin de carrière, ne sont pas des versificateurs virtuoses, il demeure incontestable que, depuis Klopstock et Goethe, plus d’un a expérimenté des formes très diverses de contraintes métriques. Les poètes français, dans leurs traductions, ou à côté de leurs traductions, ont-ils songé à y prendre garde ? Christine Lombez, pour sa part, est extrêmement attentive aux manifestations de curiosité que présente son immense corpus. Le lecteur trouvera dans son livre des développements très originaux sur le rôle qu’ont pu jouer les traducteurs chargés de placer un texte français, en regard du texte allemand, sur les partitions des mélodies de Schubert. La Monarchie de Juillet est en effet l’époque où le ténor Adolphe Nourrit connaît, grâce à ces « Lieder », sa plus grande gloire. Le phénomène n’est pas isolé. Pour les besoins d’un public qui n’imagine pas l’exécution en version originale, il a fallu traduire de l’allemand, de l’italien, nombre de livrets d’opéra. Mozart, Weber, Rossini posent déjà des problèmes. Wagner

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Préface

en posera plus encore. Une chose est certaine : la prise en compte de l’accent tonique dans la réalisation du vers français a d’abord intéressé les musiciens, pour peu qu’ils aient le souci, comme les compositeurs allemands ou italiens, de donner à la déclamation du chant une allure naturelle. Il ne serait pas inutile de mettre en relation ce souci qu’ont les musiciens d’une déclamation « naturelle » et l’idée que la ballade allemande offre des modèles de simplicité, de franchise, bien éloignés des machines rhétoriques chères au classicisme. Le livre de Christine Lombez met en évidence un autre point essentiel : le rôle joué dans la transformation du vers français par des poètes géographiquement plus proches du domaine germanique. C’est en Belgique et en Suisse qu’ont été tentées, le plus souvent à l’occasion de traductions, les expériences les plus intéressantes et les plus convaincantes. Le phénomène est largement antérieur au symbolisme, dont on sait qu’il serait absurde de prétendre le décrire sans tenir compte de ce qui s’est joué à Bruxelles et à Gand. La Muse francophone, s’il est permis de risquer ce zeugma anachronique, serait-elle moins sotte que la Muse des bords de Seine ? Sans doute faudrait-il ne pas oublier, dans la métamorphose symboliste du vers français, la part qui revient à la chanson dite « populaire », chanson qui se définit moins par son origine souvent insaisissable que par une caractéristique incontestable : contrairement au poème savant, qui suppose le livre, cette chanson a été apprise à l’oreille. De Nerval à Maeterlinck, on découvre une remarquable continuité : nombre de poètes français et belges sont attentifs aux rythmes très particuliers selon lesquels module la voix de Sylvie et celle de Mélisande. Est-il indifférent que beaucoup d’entre eux, à commencer par Nerval et Maeterlinck, aient eu un grand attachement à l’Allemagne ? L’un traduit le Faust ; l’autre, Les Disciples de Saïs. L’un et l’autre cherchaient sans doute, comme beaucoup de leurs contemporains, une autre mélodie pour la poésie de langue française, une mélodie moins ample, moins déclamatoire. La simplicité, ils la cherchaient, non sans raison sans doute, du côté d’une certaine naïveté, qu’ils s’imaginaient trouver outre Rhin. Là est peut-être le secret du mot « ballade », qui s’est un peu perdu, comme s’est dissipé le rêve que le romantisme avait laissé planer autour du mot « romance ». Le livre de Christine Lombez a le grand mérite de s’attacher à ces difficiles questions de facture, de « poièsis », qui, malgré leur aspect technique, extérieur, superficiel, touchent très probablement au cœur, beaucoup plus que ce qui relève de la simple thématique, si facilement guettée par l’exotisme. Il est pourtant vrai que ce sont des traducteurs qui ont amené Littré à enregistrer, dans son dictionnaire de la langue française, le mot « vergissmeinnicht », prononcé « fèr-ghis’-maïn’-nicht ». La greffe n’a pas pris. Nos dictionnaires actuels n’en soufflent pas mot. Ils ne nomment pas davantage certain « wasserfall blond » auquel a souri le plus grand poète des Ardennes.

Préface

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Et ils ne feront pas qu’au moment où triomphait le romantisme, au moment où l’on découvrait Uhland, où on le traduisait sans pour autant cesser de donner de nouvelles versions de Lenore ou du Roi des Aulnes, un Espagnol tout fictif, laquais et poète, disait de la reine : Elle aime une fleur bleue D’Allemagne, je fais chaque jour une lieue…

Les traducteurs ont fait un plus long chemin. Jean-Louis BACKES (Université Paris IV – Sorbonne)

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I. Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850

1. Le contexte Heidelberg – avec son château en ruine, sa vénérable Université, les bords verdoyants du Neckar, – incarne par excellence la fascination des Français pour l’Allemagne au XIXe siècle. Aimée de Goethe et célébrée par Hölderlin ou Eichendorff, théâtre du second mouvement romantique allemand, la ville de Heidelberg sut également attirer bon nombre d’intellectuels et écrivains français séduits par son pittoresque et son mystère : Jules Michelet et Edgar Quinet, Victor Hugo et Gérard de Nerval, entre autres. Dans la première décennie du XIXe siècle déjà, la singulière initiative du Français Charles de Graimberg1 de préserver les restes de la demeure des Electeurs palatins avait été nourrie précisément par cette fascination qu’exerçait alors sur la France une certaine idée de l’Allemagne. Deux siècles plus tard, Heidelberg ne s’est pas fait faute de rendre hommage à l’action qu’il avait entreprise.2 Après avoir lancé au cours des années 1820 une véritable activité de description et d’inventaire en vue de la sauvegarde des restes du château de Heidelberg, Charles de Graimberg décida, pour associer à son effort le public le plus étendu, de faire graver des vues du château et de les diffuser en France. Cette campagne de publicité et cette stratégie de ‘marketing’ avant l’heure lui permirent effectivement d’atteindre une très large cible. On vit ainsi la reine des Français, épouse de Louis-Philippe, se déplacer en personne à Heidelberg, tandis que Victor Texier,3 collaborateur et ami de Graimberg, encourageait à Paris des collectionneurs d’art et des conservateurs de musée à faire le voyage. Le développement de ce que Texier nommait dans ses lettres les « trains de plaisir qui s’organisent de tous les côtés et pour tous les pays »4 contribua fort opportunément à faire

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Issu d’une famille légitimiste ayant fait souche dans le Pays de Bade à l’époque de la Révolution, Charles de Graimberg (1774–1864) s’était proposé, autour des années 1810, de préserver la ruine du château de Heidelberg, ravagée jadis par les armées de Louis XIV. Romantik – Schloss Heidelberg im Zeitalter der Romantik. Bearbeitet von U. Beckmann. Regensburg, Schnell und Steiner, 1999. Victor Texier (1777–1864), élève de Piranèse, peintre d’architectures, était dessinateur et graveur à l’eau-forte. Stadtarchiv Heidelberg (STADH), carton n° 6.

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la promotion d’une Allemagne à laquelle on s’intéressait de plus en plus depuis Mme de Staël. L’amour du Français pour la vénérable ruine de Heidelberg fut aussi l’histoire de sa passion pour une Allemagne de rêve, pays de la fantaisie et de la liberté, qui s’avéra très vite en totale inadéquation avec la réalité des années 1830–1840. La correspondance de Graimberg, conservée au Stadtarchiv de Heidelberg, permet de se rendre compte à quel point l’Allemagne goethéenne des années 1803, décrite par Mme de Staël après ses visites à Weimar et à Berlin, n’était alors plus celle du jour,5 quand bien même la France s’obstinait à vouloir la célébrer comme une réalité encore actuelle. En fin de compte, la passion de Charles de Graimberg pour ‘sa’ ruine correspond parfaitement au goût français de l’époque, souvent marqué par une déviation plutôt ‘kitsch’ de la sensibilité romantique. Libraires, colporteurs et cabinets de lecture ne se privaient pas, en effet, de répandre une littérature populaire bon marché qui exaltait à l’envi des clichés porteurs : cimetières au clair de lune, châteaux en ruine, châtelaines aux tresses blondes penchées à leur fenêtre gothique… Avec ses gravures largement diffusées qui enrichirent l’imaginaire de toute une époque, Graimberg contribua à propager en France et en Europe l’image d’une Allemagne patrie des poètes et des arts. Ce cas, aujourd’hui mal connu et même oublié, révèle à quel point le terrain français était alors favorable pour que s’exerce, au-delà de simples influences, un véritable transfert de sensibilité de l’Allemagne vers la France. C’est dans l’esprit de ce contexte assez particulier que les traductions de la poésie lyrique allemande en français doivent être resituées. Elles ont, en effet, notablement contribué à entretenir un climat de sympathie entre la France et l’Allemagne lettrée. L’intérêt que Mme de Staël suscita pour l’Allemagne dans les milieux intellectuels français est indéniable. Elle fut même, sans doute, la grande initiatrice de ce dialogue. Rendue sensible aux réalités germaniques grâce à la médiation de Benjamin Constant, de Charles de Villers et d’A.W. Schlegel notamment, qui surent transformer une simple affinité en une admiration des plus actives, elle s’enthousiasma pour l’Allemagne intellectuelle. La bonne connaissance des réalités culturelles d’outre-Rhin qu’avaient certains aristocrates revenus d’un long exil post-révolutionnaire et post-napoléonien s’ajouta ensuite, comme pour renforcer ce courant de sympathie. Ceux qui rentrèrent au moment de la Restauration rapportèrent dans leurs bagages une image pour une fois bien plus réaliste de l’Allemagne et de l’Europe centrale en général.6 D’autres, comme Charles de

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Les années 1840, période de la crise du Rhin, virent en effet monter outre-Rhin une vague de sentiments hostiles qui s’exprimèrent très nettement chez certains écrivains et poètes (Becker, Arndt, Geibel). Cf. F. Baldensperger. Le Mouvement des idées dans l’émigration française (1789–1815). Paris, Plon, 1924.

Le contexte

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Villers ou le poète Adalbert von Chamisso, qui choisirent de s’établir à demeure outre-Rhin, avaient déjà aboli dans leur esprit toute idée de frontière entre les deux pays. La Restauration des Bourbons obligea la France à une réorientation radicale de sa politique, ce qui lui permit d’ailleurs de conserver tant bien que mal sa place dans le concert des nations de la nouvelle Europe issue du Congrès de Vienne. Les décennies qui suivirent la fin de l’Empire virent effectivement se mettre en place des échanges très soutenus avec l’Allemagne, l’Autriche et l’Angleterre. Rien de plus naturel, donc, que de voir François Guizot, éminent ministre de Louis-Philippe, entretenir une correspondance suivie avec le philologue Friedrich Creuzer, ainsi qu’avec le principal pédagogue de Bavière, Friedrich Thiersch, qui lui faisait passer ses aperçus sur la manière de réformer les études secondaires en France.7 Reçu en 1840 à l’Académie des Sciences de Prusse, Guizot disposait des meilleures sources sur la vie politique et intellectuelle d’outre-Rhin. Signe encore plus fort de la nouvelle tournure des relations franco-allemandes, LouisPhilippe n’hésita pas à marier en 1837 son fils, héritier du trône de France, à la princesse prussienne Hélène de Mecklembourg. Tout comme Mme de Staël, les ‘émigrés’ Charles de Villers, Charles Vanderbourg, Camille Jordan, Charles de Chênedollé, etc., comptèrent au nombre de ceux qui suscitèrent puis alimentèrent la curiosité du public français de l’ère postnapoléonienne pour les productions intellectuelles allemandes. Ils furent relayés au cours des années 1830 par la génération de Jules Michelet, Edgar Quinet, Victor Hugo, Gérard de Nerval, Alexandre Dumas, etc., qui, tous, s’empressèrent d’effectuer leur voyage initiatique en Allemagne. Dans la France des années 1830–1840, découvrir le monde d’outre-Rhin était devenu plus qu’une mode, une étape essentielle dans la formation de tout ‘honnête homme’.8 Le chemin de fer facilita la tâche et y contribua fortement. Par ailleurs, Paris se montra particulièrement accueillante aux Allemands, ouvrant dès 1819 ses portes aux libéraux et aux militants menacés par les décisions du congrès de Karlsbad.9 Le phénomène fut encore plus remarquable à partir de 1830 qui vit nombre d’exilés ayant pris part à des insurrections allemandes se retrouver en France pour fuir la répression de Metternich. A cette époque notamment, la communauté allemande de Paris devint le groupe d’étrangers le plus fortement représenté : le nombre d’Allemands dans la capitale, qui oscillait de 6700 à 8000 en 1831 atteignit 30 000 personnes dix ans plus tard,

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M. Espagne. Les Transferts culturels franco-allemands. Paris, PUF, 1999. P. 224. J.-L. Tiesset. Le Voyage en Allemagne. Paris, Albin Michel, 1996. Le Congrès de Karlsbad se tint du 6 au 31 août 1819. Présidé par Metternich, il adopta diverses mesures destinées à réprimer l’agitation libérale.

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Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850

pour culminer à 60 000 en 1848.10 Ainsi, les Allemands de Paris connurent un réel moment d’épanouissement économique et intellectuel. Ne voyait-on pas Henri Heine se promener sur les boulevards au bras de Théophile Gautier ? Meyerbeer ne régnait-il pas alors en maître à l’Opéra ? Cette présence allemande pouvait d’autant moins demeurer sans écho que les frères Johannot qui illustrèrent les traductions d’E. T. A. Hoffmann par A. de Loève-Veimars, aussi bien qu’Ary Scheffer, Adolphe de Loève-Veimars lui-même, Ludwig Börne, Jacques Offenbach, pour ne citer que quelques noms alors plus connus d’un assez large public, circulaient dans les milieux culturels parisiens, et nombreux étaient les salons qui se les arrachaient. La présence des enseignants d’origine allemande dans le système français était considérable à l’époque et ils constituent, à nos yeux, l’élément capital d’un échange culturel et linguistique franco-allemand dans la première moitié du XIXe siècle. En raison de la moindre connaissance de la langue de Goethe en France, c’est tout naturellement vers les germanophones (Alsaciens, Lorrains ou Allemands vivant à Paris) que se tournèrent les autorités de l’Instruction Publique quand, à partir de 1840, furent créés dans les écoles françaises des enseignements officiels d’allemand ainsi que des concours destinés à recruter des professeurs. Dans un premier temps, les postes se virent majoritairement pourvus par des candidats bilingues ou binationaux, véritables ‘Kulturvermittler’ qui transplantèrent des pans entiers de culture allemande en France.11 La méthode d’apprentissage de l’allemand la plus répandue au XIXe siècle, celle de Le Bas et Régnier12 lancée au début des années 1830, est l’œuvre de deux familiers de l’Allemagne : le premier y a vécu entre 1820 et 1827 comme précepteur du futur Napoléon III, le second était lui-même né à Mayence. L’autorité de la compétence allemande fut reconnue jusque dans les plus hautes sphères de l’enseignement supérieur français. En 1847, lorsqu’il s’agit de trouver un candidat pour la chaire de persan au Collège de France, le choix se porta sur le Wurtembergeois Jules Mohl qui pesa ultérieurement d’un poids important sur les orientations de la politique scientifique de la France. Durant le Second Empire, d’importantes institutions universitaires françaises telles que l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1868, furent elles-mêmes créées en s’inspirant du modèle des Seminare allemands.

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H. Jeanblanc. Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811– 1870). Paris, CNRS Editions, 1994. P. 9. M. Espagne, F. Lagier, M. Werner. Philologiques II – Le maître de langues. Les premiers enseignants d’allemand en France (1830–1850). Paris, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1991. P. Le Bas & A. Régnier. Cours de littérature allemande ou Morceaux choisis des auteurs les plus distingués de l’Allemagne (T.II). Paris, Bobée et Hingray, 1833–1834.

Le contexte

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On se gardera d’oublier le rôle significatif joué par les cabinets et les maîtres de lecture allemands à Paris. Adrian Christian Friedel et Heinrichs13 pourvoyaient ainsi le lectorat français en récits fantastiques, idylliques et autres textes qui devinrent bientôt de véritables best-sellers. A partir de 1836, on assistera à l’installation d’une myriade de cabinets de lecture dans la capitale française tenus par des grandes enseignes (Baer et Ettinghausen, Brockhaus et Avenarius), ou par des entrepreneurs de fortune tels que Decker (installé dès 1821 dans le Marais) ou Schröder dans l’est parisien. Chacun dans son genre, et dans la limite de ses capacités ou de ses moyens, se fit ainsi le relais d’une référence allemande. Enfin, les librairies allemandes de Paris (Klincksieck, Vieweg, Treuttel et Würtz, Heideloff et Campe) furent autant d’importants lieux de rencontres franco-allemands. Les cercles les plus proches de ce qui deviendra bientôt le Second Empire se virent également touchés. Entre 1819 et 1837, le futur Napoléon III ne passa-til pas sa jeunesse sur les bords du lac de Constance, avant de fréquenter le lycée d’Augsbourg, puis l’Ecole d’artillerie de Thun ? Ces éléments d’ordre biographique ont sans doute eu leur importance dans le goût prononcé de la cour de Napoléon III pour la culture allemande. Paris fit d’ailleurs bel et bien son entrée dans la modernité grâce aux initiatives urbanistiques d’un fidèle des fidèles de l’Empereur, le Baron Haussmann, qui était lui-même d’origine allemande… Le rôle des intercesseurs (chroniqueurs de la presse littéraire, éditeurs, libraires, etc.) et l’écho des œuvres de Mme de Staël dans le plus large public français, joints à l’effort de nombreux traducteurs sous la Monarchie de Juillet (Henri Blaze, Xavier Marmier, Adolphe de Loève-Veimars, Gérard de Nerval, etc.) assurèrent aux créations littéraires allemandes un statut privilégié. L’intérêt sur au moins deux générations de ce qui ne concernait au début qu’une frange de la population cultivée devait logiquement atteindre par la suite le plus large public français. Des études récentes14 menées sur les traductions françaises de la littérature européenne à partir de 1810 permettent d’affiner l’analyse. Grâce à l’entreprise des chercheurs de l’Université de Louvain15 qui, à l’aide de la Bibliographie

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H. Jeanblanc. Les cabinets de lecture d’Allemands à Paris au XIXe siècle. In : Médiations/Vermittlungen. Aspects des relations franco-allemandes du XVIIe siècle à nos jours. Berne, P. Lang, 1992. L. D’hulst. Traduire l’Europe en France entre 1810 et 1840. In : Europe et Traduction. Arras, Artois Presses Université, 1996 ; L. D’hulst. La traduction : un genre littéraire à l’époque romantique ? In : Revue d’Histoire littéraire de la France. N° 3, 1997 ; J. Lambert, L. D’hulst, K. van Bragt. Translated Literature in France 1800–1850. In : T. Hermans. The Manipulation of Literature. London, Croon Helm, 1985 ; J. Lambert. L’époque romantique en France : les genres, la traduction et l’évolution littéraire. In : Revue de Littérature comparée. Avril–juin 1989. Le XIXe siècle voit naître le dépôt légal, qui offre la possibilité d’identifier la publication des traductions. Ces dernières sont officiellement enregistrées dans cette Biblio-

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Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850

de la France, ont recensé l’ensemble des traductions en français pour la période 1810–1840, quelques tendances se dégagent. Par exemple, un classement des langues-sources les plus traduites en France fait apparaître un trio de tête où l’allemand se situe à la troisième place, derrière le latin et l’anglais. La prééminence du latin est sans doute explicable par de nombreuses traductions d’ouvrages de théologie, de rhétorique, d’éloquence et d’exégèse qui, devenus des classiques, répondaient aux exigences de l’enseignement de l’époque. Les recherches menées par les historiens littéraires belges16 permettent également de situer avec exactitude la place de la poésie traduite par langue, en mettant par exemple en évidence l’importance prise par la traduction de la poésie allemande, qui se retrouve encore au troisième rang, derrière le latin et l’anglais. Les œuvres poétiques étrangères les plus traduites en français forment ainsi une triade composée des poètes antiques d’une part (Horace, Virgile, Ovide, auxquels il faut également ajouter Homère), des poètes anglais (Byron, Young, Gray, Milton) et des poètes allemands (Gessner, Klopstock, Goethe, Schiller), d’autre part. Même si l’on ne saurait se fier à de simples données statistiques pour une pratique aussi mouvante que la traduction poétique,17 une confrontation de cette Bibliographie avec les catalogues de la Bibliothèque Nationale de France a été l’occasion d’établir une liste bien fournie qui révèle l’intérêt croissant pour la poésie allemande traduite en français d’un public de plus en plus acquis aux idées du Romantisme. La Bibliographie de la France, le Catalogue général de la librairie française18 et les catalogues de la BNF livrent également le nom de nombreux traducteurs, connus ou moins connus, mais tous actifs sur le terrain de la poésie allemande durant la première moitié du XIXe siècle : Albert Stapfer, Ernestine Panckoucke, Elise Voïart, Hortense Cornu, Xavier Marmier, Henry Blaze, Gérard de Nerval, etc., auxquels s’ajoute une myriade d’anonymes, traducteurs occasionnels ou de circonstance. Même si, comme on le verra, il n’est pas toujours aisé de retracer leur parcours, ces médiateurs constituent un élément indispensable dans l’évaluation d’un transfert littéraire et culturel entre l’Allemagne et la France.

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graphie. Voir K. van Bragt. Bibliographie de la France (1810–1840) – Répertoire par disciplines. Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 1995. Cf. L. D’hulst. 1996. C. Lombez. Traduction et traducteurs de poésie allemande dans la presse française entre 1830 et 1850 – La Revue de Paris. In : Romanische Forschungen. 2/2004. O. Lorenz. Catalogue général de la librairie française. Paris, O. Lorenz, 1867–1888, T. I–IV (période de 1840 à 1865).

Les traducteurs de la poésie allemande au cours du premier XIXe siècle

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2. Les traducteurs de la poésie allemande au cours du premier XIXe siècle : quelques éléments de typologie Qui sont ces ‘passeurs’ qui ont relevé le défi de traduire la poésie allemande en français ? De quel horizon se réclamaient-ils et quelles étaient leurs motivations ? Il n’est pas sans intérêt de s’arrêter sur le cas des traducteurs de poésie qui ont longtemps été les derniers à pouvoir proposer les textes qu’ils aimaient, faisant passer la traduction de poésie ‘hors-marché’, pour ainsi dire, à une époque où la traduction se voit de plus en plus soumise aux règles d’une organisation protoindustrielle. L’existence de ‘fabriques de traduction’, dont Xavier Marmier s’étonnait en Allemagne au cours des années 1830, ne demeura pas longtemps propre au commerce du livre outre-Rhin. Littérateurs19 – pour reprendre une terminologie courante au XIXe siècle – ou amateurs dilettantes, commentateurs littéraires éclairés, érudits et universitaires, écrivains ou poètes consacrés s’essayant à la traduction, traducteurs de profession et poètes eux-mêmes à leurs heures ou encore poètes francophones ‘des frontières’, belges, suisses ou bien alsaciens : nombreux sont ceux qui ont tenté, avec des bonheurs divers, de faire passer la poésie lyrique allemande en français. Toutes catégories confondues, traducteurs ou imitateurs, ils ont été comparés à des passeurs,20 à des colporteurs,21 à des ‘nautoniers’, pour reprendre une suggestion de Paul Celan.22 Cette image de la traversée est le résultat plutôt inattendu d’une étymologie erronée (‘traducere’ n’a jamais signifié ‘traduire’ en latin) et d’une traduction abusive de ‘übersetzen’, le verbe allemand qui, selon son accentuation, peut tout autant désigner l’acte de ‘faire traverser’ que celui de ‘traduire’. On a aussi souvent évoqué la figure de Charon, le nocher antique en charge de la traversée des âmes d’une rive à l’autre du Styx. Ces images romantiques coexistent avec d’autres, plus matérielles, voire mercantiles, celles du traducteur ‘faux-monnayeur’, ‘contrebandier’, ‘truchement’ des comédies de Molière, ‘traditore’ comme le veut le célèbre adage, ou même, de manière à peine plus positive, ‘alchimiste’… Aussi multiples soient-elles, toutes ces représentations semblent se rassembler autour d’un élément commun : l’acte mystérieux et secret de convertir une réalité initialement confiée en ‘autre chose’, qu’il s’agisse d’une version dégra-

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Ce terme est fréquemment utilisé – sans aucune connotation péjorative – dans les diverses éditions du Dictionnaire de Larousse au XIXe siècle. D. Grandmont. Le Voyage de Traduire. Creil, Dumerchez, 1997 ; C. Jacquier, Gustave Roud et la tentation du romantisme. Lausanne, Payot, 1987. G. Meudal. Jaccottet le colporteur. In : Libération. Paris, 7 avril 1994. Celan als Übersetzer. Marbacher Kataloge 50, Deutsche Schillergesellschaft, 1997. Le mot utilisé par Celan est ‘Fergendienst’, terme dérivé du substantif ancien ‘Ferge’, synonyme de ‘Fährmann’, ‘passeur’.

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Traduire la poésie allemande en France entre 1820 et 1850

dée de cette réalité première ou de sa transfiguration. Si traduire la poésie est ce voyage étrange, « dont peut-être on ne revient pas »,23 c’est qu’il est d’abord création unique, et non simple transport de valeurs immatérielles, où l’on devrait s’attendre à retrouver intact, à l’arrivée, ce qui a été donné en charge au port de départ. Traduire la poésie représente un défi que confirme, par ses témoignages, la communauté des traducteurs d’hier et d’aujourd’hui. Pourtant, et en dépit des obstacles et des difficultés inhérentes à cette tâche, force est de constater que l’histoire de la « République mondiale des Lettres »24 abonde en exemples qui révèlent l’importance de la traduction des textes poétiques dans le devenir des littératures. Quelles étaient donc les motivations des traducteurs de la poésie allemande en ce début de XIXe siècle ? Certains traduisaient sur commande, d’autres pour la presse25 ou pour la librairie comme Albert Stapfer,26 Emile Deschamps,27 Léon Halévy,28 pour la jeunesse ou bien à des fins d’enseignement. Certains, tel Gérard de Nerval, par affinité personnelle avec les poètes allemands. D’autres par dilettantisme, enfin, ‘pour l’amour de l’art’ et avec une fortune inégale, comme les cas de SainteBeuve,29 Alphonse Brot,30 Frédéric Papion du Château,31 Charles de Chênedollé,32 pour ne citer que quelques noms, nous l’enseignent. Une socio-psychologie de ces traducteurs souvent occultés par l’historiographie littéraire ne serait pas de moindre intérêt. Les traducteurs français de la poésie allemande ont relayé successivement et sur la longue durée l’intérêt du Romantisme33 pour la poésie et la littérature populaires, l’appétit des Symbolistes pour une certaine forme de fantastique, et, au XXe siècle encore, la vive curiosité des Surréalistes pour le monde du rêve et de l’inconscient. Par leur activité et le choix d’auteurs qu’ils se proposèrent de traduire, ils ont largement contribué à faire connaître en France de nouveaux thèmes et modèles littéraires.

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D. Grandmont. P. 9. P. Casanova. La République mondiale des Lettres. Paris, Seuil, 1999. On renverra notamment à toute la série d’articles sur la poésie allemande publiée par Henri Blaze dans La Revue des Deux-Mondes entre 1841 et 1845. A. Stapfer. Œuvres dramatiques de Goethe. Mesnier, ²1828. E. Deschamps. Etudes françaises et étrangères. Paris, Canel, 1828. L. Halévy. Poésies européennes. Paris, Delaforest, 1827. A. Sainte-Beuve. Poésies de Joseph Delorme. In : Poésies complètes. Paris, Charpentier, 1840. A. Brot. Chants d’amour et poésies diverses. Paris, Dureuil, 1830. F. Papion du Château. Esquisses poétiques. Paris, Ledoyen aîné, 1833. C. de Chênedollé. Etudes poétiques. Paris, Nicolle, 1820. C. Fauriel. Chants populaires de la Grèce moderne. Paris, Dondey-Dupré, 1824 ; N. Lemercier. Chants héroïques des montagnards et matelots grecs. Paris, Canel, 1824.

Les traducteurs de la poésie allemande au cours du premier XIXe siècle

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Vers la moitié du XIXe siècle, après une période où l’amateurisme plus ou moins éclairé demeurait encore le maître mot, la spécialisation progressive des enseignements des langues et des littératures étrangères viendra cependant accroître le niveau d’exigence envers la traduction. Dès les années 1840 qui virent la création des premiers concours de recrutement d’enseignants en langues vivantes, la dynamique de traduction est déjà lancée. Pour la seule langue allemande, si l’on s’en tient à la Bibliographie de la France et à la Bibliographie französischer Übersetzungen aus dem Deutschen,34 durant la période allant de 1830 jusqu’à la fin du XIXe siècle, on a pu compter près de 200 titres d’œuvres traduites, comprenant recueils de poésies en traduction, anthologies littéraires, manuels de lecture pour les classes, manuels de version, précis de littérature, de métrique, etc. Le besoin de traductions à usage pédagogique qui se fait sentir explique le nombre croissant d’anthologies parues et proposant des textes en traduction sur le modèle des ‘Lesebücher’. Le type du traducteur ‘érudit’ ou spécialiste, venu en particulier des milieux de l’Education, s’imposera progressivement à partir du milieu du siècle où enseignants germanistes, anglicistes, etc., se verront fréquemment sollicités afin de produire la version française d’œuvres poétiques devant être ensuite étudiées. Dans le domaine de la traduction poétique, les poètes qui traduisent des poètes occupent quant à eux une place bien à part. Le nombre de poètes français qui, au fil des siècles, ont fait œuvre de traducteurs, associé leur nom à l’activité de traduction et illustré l’art de la traduction poétique est considérable. Dans le domaine de la traduction de poésie, le cas des poètes qui traduisent est sans doute le plus parlant. Leur qualité de ‘créateurs’ de poésie leur confère, pour ainsi dire, un regard ‘de l’intérieur’ sur cette expérience singulière que constitue, pour un poète, la traduction du poème d’un autre. Souvent la relation de poète à poète suppose une psychologie particulière et jouit dans la traduction d’une grande liberté d’approche réciproque. Cela n’exclut en rien que le poète traducteur puisse acquérir une haute compétence linguistique. Bien que le phénomène soit déjà particulièrement remarquable au XIXe siècle, cette concordance souvent systématique de la traduction et de l’écriture chez les poètes n’a été jusqu’ici que peu mise en évidence et presque jamais explicitement traitée par l’histoire ou la critique littéraires. La consubstantialité de l’écriture poétique et de la traduction semble tout spécialement observable pendant la première moitié du XIXe siècle en France, moment où, dans un contexte de redécouverte de l’inspiration lyrique, de nombreux poètes, toutes catégories confondues, vont accomplir une œuvre de traduction d’une ampleur inégalée. Xavier Marmier, Henri Blaze, Nicolas Martin,

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K. Epting, L. Bihl. Bibliographie französischer Übersetzungen aus dem Deutschen 1487–1944. Tübingen, 1987.

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André van Hasselt, Edouard Wacken, etc., poètes et traducteurs de poésie, se posent comme des intermédiaires de premier plan entre la poésie d’outre-Rhin et la France. Ils vont même, parfois, jusqu’à effacer les frontières entre traduction et création personnelle en insérant l’inspiration de l’autre dans leur œuvre propre. La continuité entre l’exercice de traduction et le travail d’écriture du poète était, à cette époque, souvent totale. C. Baudelaire ne fut pas le premier à procéder ainsi, lui qui incluait sans le signaler dans son poème Le Guignon35 la traduction d’une strophe de Longfellow et celle d’une strophe de Gray. Henri Blaze, Charles de Chênedollé, ou même Gérard de Nerval ne s’en privèrent pas non plus. Ainsi Gérard de Nerval n’hésitera-t-il pas à s’attribuer la paternité du poème La Malade dans ses Odelettes36 qui, en fait, est un poème de Ludwig Uhland, mieux connu sous le titre Ständchen (‘Sérénade’). Il faudra attendre toute une décennie avant que Nerval ne se décide à en révéler l’origine et à lui redonner son titre premier.37 En l’absence de jurisprudence en matière de traduction, de toute critique littéraire, et dans un contexte général de méconnaissance des littératures étrangères, l’impunité était alors presque certaine. Cette pratique de l’appropriation par les poètes traducteurs est révélatrice d’une ‘philosophie de la traduction’ bien plus complexe que la trop commode dichotomie entre ‘Belles Infidèles’ et traduction ‘littéraliste’ ne veut le laisser entrevoir. Quoi qu’il en soit, aussi bien par leur activité littéraire personnelle que par le choix d’auteurs qu’ils se proposèrent de traduire, tous ces poètes traducteurs ont certainement contribué à faire connaître en France une inspiration et des formes littéraires nouvelles.

3. De la traduction libre au droit de la traduction et du traducteur Avant d’aborder de manière plus détaillée la question de la traduction des poètes allemands à l’époque romantique, il est indispensable de s’interroger sur les conditions concrètes du métier de traducteur, sur son cadre légal et sur le statut de la traduction qui prévalait en France au début du XIXe siècle. A l’époque classique, la traduction ne pouvait que profiter de l’absence totale de cadre juridique. Par contre, la production de ce que l’on a pu appeler, par référence à un bon mot de Gilles Ménage,38 les ‘Belles Infidèles’, témoigne d’une

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C. Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Paris, Poésie Gallimard, 1972. P. 44. G. de Nerval. Odelettes (1832–1835). In : Œuvres complètes. Bibliothèque de La Pléiade, T. 1, Paris, Gallimard, 1989. P. 335. G. de Nerval (1989). P. 1631, notes. « Elles me rappellent une femme que j’ai beaucoup aimée à Tours, et qui était belle, mais infidèle ». Gilles Ménage sur les traductions de Nicolas Perrot d’Ablancourt, cité

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culture de la traduction plutôt codifiée et tributaire en grande partie de l’héritage antique. Comme pour les auteurs latins, traduire était alors tout autant un acte pédagogique qu’un exercice d’admiration vis-à-vis de sources et de noms prestigieux que l’on se faisait une gloire de ‘décalquer’ d’un point de vue aussi bien thématique que stylistique, surtout au XVIe et au début du XVIIe siècle – époques où la langue française était encore ressentie comme fort malléable. La notion d’imitation, au coeur de la réflexion française sur la traduction depuis le Classicisme, conférait de facto au traducteur le statut d’auteur, capable, à ce titre, de s’arroger toutes les libertés d’un véritable créateur d’œuvres originales : réécriture ou refonte totale du texte, remembrement, coupes, compilation, etc. L’œuvre ainsi produite se présentait donc comme une ‘création’ inédite en bonne et due forme. Même si aujourd’hui on peut la considérer comme une forme de traduction, à l’époque, en termes de droits, elle ne devait rien à un éventuel original.39 Si, durant des siècles, un original étranger ne fut jamais protégé juridiquement, son imitation française, en revanche, pouvait, elle, être l’objet de ‘privilège’. Accordé par le Roi, celui-ci garantissait à l’imprimeur ou à l’éditeur de l’œuvre concernée une protection contre toute reproduction ou réimpression frauduleuse. Précision importante : à la même époque cependant, de nombreuses traductions n’entraient pas dans le cadre d’octroi d’un privilège.40 Cette situation n’allait pourtant pas sans quelques avantages pour les traducteurs. Le vide juridique existant leur permettait de piller impunément les originaux étrangers, de se servir d’eux comme d’une mine où puiser des sujets ‘d’imitation’ ou d’adaptation sans aucune obligation de mentionner ni noms ni sources. La poésie allemande – entre autres – a ainsi fourni une réserve d’inspiration inépuisable à des traducteurs poètes parfois peu scrupuleux. Il est toutefois intéressant de remarquer que le milieu littéraire français était fort conscient des dérapages susceptibles d’occasionner des pratiques littéraires parfois douteuses. Le terme de ‘plagiat’ est souvent prononcé et on en trouve une définition sans équivoque chez Charles Nodier41 en 1812. A l’appui de ses aperçus, ce dernier se borne à citer les exemples de Pascal se ‘servant’ de Mon-

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par P. Horguelin. Anthologie de la manière de traduire. Montréal, Linguatech, 1981. P. 76. En effet, dans la majorité des cas, « on ne pouvait prétendre qu’il y avait identité entre l’œuvre originale et la traduction. » Voir P. Olagnier. Le Droit d’auteur. Paris, Librairie de Droit et de Jurisprudence, 1934. P. 218. Parmi les traductions parues ‘avec privilège’, on citera, pour la poésie, celles de Gessner par l’abbé Aubert (La Mort d’Abel. Paris, 1765) ou par M. Huber (Idylles et poèmes champêtres. Paris, 1762). « Définissons donc le plagiat proprement dit : l’action de tirer d’un auteur (particulièrement moderne et national, ce qui aggrave le cas), le fond d’un ouvrage d’invention. » C. Nodier. Questions de littérature légale. Paris, Barba, 1812. P. 17.

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taigne pour écrire ses Pensées, ou bien celui de la tradition française du centon. Il s’agit là de poèmes constitués à partir de la juxtaposition de vers pris à divers auteurs, ou autrement dit d’un ‘patchwork’ poétique : La plupart de nos poètes modernes rappellent assez bien les anciens centons, à cela près qu’ils se font annoncer aujourd’hui par un titre moins indiscret, et que le procédé de leur composition n’est plus révélé aux lecteurs.42

La conscience du plagiat n’atteignait cependant pas les traducteurs chez qui les cas d’incorporation ou d’appropriation des textes sont nombreux et flagrants. La fraude littéraire demeure pour Nodier une affaire n’impliquant que les auteurs français de littérature originale. Dans son recensement des contrefaçons possibles (‘citation’, ‘allusion’, ‘plagiat’, ‘vol littéraire’, etc.), pas un mot ne figure sur la pratique de la traduction. Signe que, dans l’esprit des écrivains du temps, elle demeurait encore une activité bien distincte de la création littéraire proprement dite. L’aperçu, dans les années 1830, du juriste Augustin-Charles Renouard confirme ce point aveugle de la conscience littéraire française. Même s’il affirme que la traduction devrait être aussi « objet de privilège » et que « copier, c’est contrefaire »,43 en fait, il ne peut que constater le vide juridique qui persiste au sujet des traductions.44 Au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, la France fait plutôt figure d’exception en Europe. Le juriste cite à l’appui de sa démonstration les lois belge, hollandaise et russe « qui assimilent entièrement le traducteur à l’auteur ».45 On apprendra au cours du Traité de Renouard qu’un projet de loi en ce sens avait bel et bien été conçu sous l’Empire. Pourtant, dans la version finale, l’article visant le métier de traducteur fut supprimé.46 C’est seulement à partir des années 1850 que le statut de la traduction et celui du traducteur se verront considérablement modifiés. Dans une société de plus en plus orientée vers la production de biens marchands, la traduction littéraire devenait elle-même un enjeu économique non négligeable, comme en témoigne le volume important de textes traduits présents en librairie entre 1810

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C. Nodier. P. 9. A. C. Renouard. Traité des droits d’auteur dans la littérature, les sciences et les beauxarts. Paris, Renouard, 1838. P. 99. A. C. Renouard. P. 40. A. C. Renouard. P. 99. Afin d’illustrer les éventuels dérapages auxquels une absence de réglementation peut conduire, Renouard cite quelques exemples fort éclairants de litiges relatifs à la traduction jugés en Cour de Justice. Ainsi, le traducteur A. Defauconpret, fut-il débouté de sa plainte envers Albert de Montémont pour contrefaçon de sa traduction de Walter Scott (Cf. Dalloz. Jurisprudence générale. Paris, 1833) : la Cour avait jugé que les « ressemblances » étaient normales, vu que les deux versions françaises avaient utilisé le même original.

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et 1840.47 La nécessité de réglementer une activité en pleine expansion et de trouver un statut adéquat pour un nombre important de traducteurs en attente d’une reconnaissance légale amènera les législateurs à proposer les premières esquisses d’un ‘droit de la traduction’ en France. Il faudra pourtant attendre le Second Empire et la IIIe République pour que la constitution progressive d’un statut légal de la traduction littéraire et une déontologie de la profession se voient acceptés. Jusque-là, seules quelques conventions bilatérales ponctuelles avaient tenté de réguler les multiples facettes d’une activité encore mal définie.48 Les clauses de la Convention de Berne en 1886, ainsi que celles des Accords de Paris dix ans plus tard, constituèrent un tournant décisif. En assimilant progressivement la protection des œuvres étrangères à celles des écrivains nationaux, elles rendirent plus difficile la publication de traductions frauduleuses au rabais, vrai fléau du marché éditorial de l’époque.49 L’évolution qu’a connu le statut des traductions et des traducteurs depuis plus de 150 ans fut considérable. Nul ne saurait remettre en cause aujourd’hui les acquis essentiels de Berne et, en France, la traduction, actuellement définie légalement comme une « œuvre composite »50 produite par « incorporation intellectuelle »,51 s’accompagne de la précision, ô combien importante : « l’œuvre composite n’a qu’un auteur : le créateur de l’œuvre seconde. »52 De l’érudit (traducteur des auteurs antiques) à l’amateur éclairé (traducteur de la poésie ‘moderne’), pour parvenir au traducteur de littérature reconnu comme tel, long fut le chemin parcouru par la traduction de poésie. Mais si le statut

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Cf. K. van Bragt (1995). Cf. également cette déclaration d’un critique du début du XIXe siècle à propos de la traduction des Bucoliques de Virgile par Charles Millevoye : « Je suis las d’annoncer des traductions : on ne laisse point d’en publier ; c’est un des genres qui foisonne le plus, et c’est un de ceux qui fournissent le plus de matières et le moins de consolation à la critique. » (Le Spectateur français au XIXe siècle. 1810, T. 9. P. 385) Cf. B. Wilfert. Cosmopolis et l’Homme invisible. Les importateurs de littérature étrangère en France. In : Actes de la Recherche en Sciences Sociales. n° 144, septembre 2002. W. Nordemann, K. Winck, P. Hertin. International Copyright and Neighboring Right Laws. Commentary with Special Emphasis on the European Community. Düsseldorf, VCH-Verlagsgesellschaft, 1990. La jurisprudence tendit également à assimiler au fil du temps le traducteur à l’auteur en matière de droits. Toutefois, si le traducteur se vit de plus en plus associé à l’auteur du point de vue du droit matériel, la question du respect effectif du droit moral se révèle toute autre. Il fallut attendre la Convention de Berlin en 1908 pour que, sur proposition allemande, l’on reconnaisse véritablement l’existence d’un droit du traducteur. Cf. A. Körkel. Die Übersetzung aus juristischer Perspektive. Von der Übersetzungsfreiheit zur Durchsetzung des Übersetzungs- und Übersetzerrechts. In : Moderne Sprachen. 46/2, 2002. P. 134–151. P. Sirinelli. Propriété littéraire et artistique et droits voisins. Paris, Dalloz, 1992. P. 41. Ibid. Ibid.

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socio-juridique du traducteur est mieux défini, le vrai statut intellectuel du traducteur de poésie n’en demeure pas moins ambigu. Traduire la poésie n’est pas, en effet, qu’une seule question d’habilitation ou d’autorité professionnelle. Il n’y a pas de formation possible – autre que personnelle – pour acquérir l’ouverture nécessaire à la sensibilité poétique, tout comme il n’y a pas de formation au talent poétique. Pour détourner une pensée célèbre, on ne devient pas traducteur de poésie : on naît tel.

4. Traduire la poésie allemande – Des choix et des moyens Depuis Cicéron, la traduction a été considérée surtout comme un simple exercice destiné à polir son style ou comme un moyen d’importer dans les langues vernaculaires les ressources littéraires des prestigieuses langues anciennes. La vocation essentiellement ‘utilitaire’ ou pédagogique de la traduction éliminait de facto la question du respect ou non de la forme. Les difficultés inhérentes à la traduction poétique, en particulier l’exigence de rendre compte à la fois d’une ‘forme’ et d’un ‘fond’ indissociables, suscitent quelques interrogations bien légitimes sur la manière la plus adéquate de traduire la poésie allemande en français. En général, elles amènent les traducteurs à choisir entre deux méthodes possibles : tenter de recréer un effet ‘esthétique’, avec tout le vague que cela suppose (traduction littéraire), ou privilégier le « contenu informatif » du texte, pour reprendre les termes de Katharina Reiss53 (traduction littérale).

4.1 ‘Imitation’ ou ‘traduction’ ? Qu’il s’agisse d’adaptation, de compilation ou de traduction littérale, tout texte écrit à partir d’un original étranger était généralement désigné en France, jusqu’à la Renaissance, par le vocable ‘translation’.54 Longtemps en usage, ce terme se vit progressivement supplanté au cours du XVIe siècle par celui de ‘traduction’, introduit dans notre langue par Etienne Dolet,55 auquel, à la même époque, vint s’adjoindre ‘l’imitation’,56 parfois rapprochée aussi de l’expression ‘traduction libre’.57

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K. Reiss. La Critique des traductions, ses possibilités et ses limites. Arras, Artois Presses Université, 2002 [Möglichkeiten und Grenzen der Übersetzungskritik. München, 1971]. Cf. P. Horguelin, P. 25–27. E. Dolet. De la manière de bien traduire d’une langue en aultre. Lyon, 1540. Cf. A. Berman. Tradition – Translation – Traduction. In : Po&sie. N° 47, 1988. Ainsi la traductrice Isabelle de Montolieu présente-t-elle par exemple sa version française du Nouvel enfant trouvé de l’Allemand August Lafontaine comme une ‘traduction libre’ d’un roman originellement intitulé Théodore. Cf. F. Weinmann. 1999. P. 60.

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L’usage du vers était réservé à l’imitation. Sous ce terme il faut entendre une forme de traduction-émulation, où le ‘traducteur’ rivalise avec l’auteur original, voire cherche à le dépasser en virtuosité poétique. Des cinq parties de la rhétorique définies dans L’Institution oratoire de Quintilien,58 c’est l’inventio qui, dans la pratique de l’imitation, jouait le plus grand rôle. Ainsi furent traités les genres ‘élevés’ grecs et latins, tels que le théâtre, l’épopée et les créations des poètes anciens. Ne visant en aucune façon un respect à la lettre du texte traduit, les imitations furent souvent assimilées aux ‘Belles-Infidèles’, soumises à une rhétorique poétique bien française. La poésie allemande n’échappera pas à ce destin, comme en témoigne l’exemple de versions françaises signées par C. Nodier, C. de Chênedollé, E. Panckoucke ou bien même E. Deschamps. On rappelera toutefois la controverse qui s’est fait jour au début du XVIIIe siècle autour de la traduction d’Homère en français, suite au débat suscité par les traductions en prose de L’Iliade et L’Odyssée par Mme Dacier et son contradicteur, Antoine Houdar de la Motte. Cette querelle resta dans les annales en France. La traduction recourait quant à elle majoritairement à la prose et, depuis le XVIe siècle, contribua à l’enrichissement lexical et intellectuel de la langue vernaculaire. Certains poètes de l’Ecole de La Pléiade, tel Jacques Le Peletier du Mans, n’hésitèrent pas à prôner le transfert par la traduction du « capital symbolique »59 et culturel des langues grecque et latine avec le but déclaré d’affiner le ‘françois’ en cours de formation. A la différence des choix effectués par une bonne partie des traducteurs européens de l’époque,60 la prose évolua de plus en plus en France vers un statut de langue de traduction, surtout s’il s’agissait de faire connaître aux Français des poètes modernes. Ainsi libérée des contraintes imposées par le vers, une telle pratique devait a priori garantir une plus grande ‘fidélité’ à l’original que l’imitation : Une bonne traduction, quoi qu’on en ait dit et écrit nombre de fois, est selon moi chose possible, plus possible en prose qu’en vers.61

Bien que le statut littéraire assez flou de la traduction au début du XIXe siècle l’ait cantonnée le plus souvent au rang de pâle compte-rendu dénué de tout intérêt littéraire, certains traducteurs de poésie allemande ne se sont pas privés de pratiquer la traduction (en prose) à côté de l’imitation (en vers). Ainsi, dans son anthologie, Georg Adam Junker traduisit-il en vers et en prose Les Alpes d’Al-

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Il s’agit de l’inventio, la dispositio, l’elocutio, la memoria et la vox. Cf. Quintilien. Institutio oratoria. Cité par Molino/Tamine. P. 84. P. Casanova. La République mondiale des Lettres. Paris, Seuil, 1999. Cf. A. W. Schlegel. Kritische Schriften und Briefe. Stuttgart, Kohlhammer, vol. 4, 1965. H. P. L’Enéide de Virgile, traduction nouvelle. In : Le Globe. 1829, T. 7. P. 459.

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brecht von Haller.62 De même, Charles Nodier proposera en regard deux versions de La Violette de Goethe : une traduction littérale en prose et une ‘imitation’ en vers.63 Parfait modèle de ‘Belle Infidèle’, cette dernière semble le mieux correspondre à l’idée que l’époque se faisait de la traduction d’un poème étranger en français. Mais de nombreux doutes persistent, qui rendent inopérante toute volonté de trancher en faveur de l’une ou l’autre solution. Un manque certain de déontologie auctoriale – dû, en fait, à la tradition, presque naturelle, de l’incorporation en français des auteurs antiques par le biais de l’imitation – rend encore plus visible les incertitudes au sujet de la traduction dans sa vocation d’activité littéraire. Pourtant, au début du XIXe siècle, cette pratique ne semble plus aller de soi quand il s’agit d’imiter des auteurs plus récents. Dans ses Questions de littérature légale, Charles Nodier ne cite-t-il pas le propos de Scudéry qui soulignait déjà, en son temps, qu’en matière d’imitation, « ce qui est étude chez les anciens est volerie chez les modernes » ?64 Or ce sont précisément les ‘modernes’, et notamment les poètes allemands, objet d’une curiosité et d’un intérêt accrus, qui se voient alors particulièrement exposés.

4.2 Vers ou prose ? Les réelles réticences qui existent en France dans le recours au vers pour la traduction de la poésie ne sont probablement pas étrangères à la situation particulière dans laquelle se trouve la poésie française elle-même au début du XIXe siècle. Les critiques littéraires français et étrangers, aussi bien que les poètes eux-mêmes, ne sont-ils pas les premiers à le déplorer ? Dans sa préface aux Etudes françaises et étrangères (1828), Emile Deschamps accuse les règles édictées par Malherbe ou Boileau d’avoir porté un coup fatal à la ‘poésie lyrique’. En France, aux yeux de nombreux commentateurs, associer l’adjectif ‘lyrique’ à la notion de ‘poésie’ apparaît contradictoire. Le vers semblera d’autant moins approprié pour rendre pleinement justice à la poésie allemande. Il demeure cependant une aspiration toujours présente à laquelle les traducteurs, souvent poètes eux-mêmes, donnent de plus en plus libre cours. Dès les années 1820, une volonté de traduire la poésie d’outre-Rhin en vers se manifeste fréquemment. Dans un contexte où la prose semble s’être appropriée les ressources ‘lyriques’ de la poésie, Le Spectateur français au XIXe siècle (1805) dénoncera même dans un de ses numéros les dangers de l’amalgame entre la prose poétique et la tentation trop fréquente de la prose quand il s’agit de traduction poétique, critiquant le trouble que cette dernière a jeté dans les esprits. Car pour l’auteur de l’article, la cause est entendue :

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G. A. Junker. Choix varié de poésies philosophiques et agréables, traduites de l’anglais et de l’allemand, T. 1. Avignon, 1770. C. Nodier. Essais d’un jeune barde. Paris et Besançon, an XII (1805). P. 57. C. Nodier. P. 3.

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[…] il est clair comme le jour que jamais la prose poétique des traducteurs, si poétique qu’elle soit, ne pourra donner une idée, ni représenter l’ombre même des plus beaux vers qui aient jamais été inspirés au génie. Quand on emploie la prose pour les traduire, il faut savoir se borner à ce qu’elle peut faire ; c’est-à-dire, à en donner le sens à ceux qui ne peuvent point les lire dans l’original : porter ses prétentions plus haut, c’est montrer de plus près son impuissance.65

Ce point de vue concorde avec une réflexion sur la traduction qui tend alors à évoluer vers une conscience plus réelle de la ‘lettre’ des textes à traduire. Traduisant les poètes allemands, Nerval66 n’affirme-t-il pas son rejet définitif de l’imitation ? Le Globe renchérit pour sa part à l’occasion de la parution d’un recueil de poésies de Goethe dans la version de Mme Panckoucke : […] les périphrases mythologiques étaient à la mode du temps de l’abbé Delille ; mais aujourd’hui, c’est de l’ancien régime en littérature : il est bien plus poétique d’appeler les choses par leur nom.67

Pourtant, dans la pratique concrète, on ne saurait aller jusqu’à parler d’un retournement décisif. La célèbre traduction par Chateaubriand68 du Paradise Lost de John Milton demeure, encore en 1836, une traduction en prose et les traductions de poésie allemande de Xavier Marmier parues dans La Nouvelle Revue germanique oscillent sans cesse entre le vers et la prose.69 Dans sa série d’articles sur le Lied70 parus dans la Revue des Deux-Mondes, Henri Blaze71 ne recourt luimême qu’assez ponctuellement à la traduction versifiée. Signe que l’on fait encore assez peu confiance aux capacités du vers pour produire une traduction adéquate des lyriques allemands, ce que confirme la Revue de Paris : On a souvent agité la question de savoir s’il valait mieux traduire un poète en vers ou en prose. C’est une question aussi oiseuse que celle de la quadrature du cercle.

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Sur la prose poétique, sur la prose rythmique et sur les poèmes en prose. In : Le Spectateur français du XIXe siècle. 1805, T. 2, P. 607. G. de Nerval. Introduction aux Poésies allemandes (1830). In : Œuvres complètes. T. 1, Bibliothèque de La Pléiade, Paris, Gallimard, 1989. Poésies de Goethe, traduites par Mme Panckoucke. In : Le Globe. 1825, T. 2. P. 520. J. Milton. Le Paradis perdu, traduction nouvelle par M. de Chateaubriand. Paris, Gosselin, 1836, 2 vol. Dans un même numéro de La Nouvelle Revue germanique (1833, T. 14. P. 232 et sq. P. 273–277), X. Marmier, propose à quelques pages d’intervalle des traductions en prose et des traductions en vers de divers poètes allemands (Schiller, Uhland, Kerner, etc.). H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. Première partie. In : Revue des DeuxMondes, 1841, T. 3 ; H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. Justinus Kerner. In : RDM, 1842, T. 1 ; H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. J. Kerner. Dernière partie. In : RDM, 1842, T. 2. Henri Blaze (1813–1888), diplomate, collaborateur de La Revue des Deux-Mondes et de La Revue de Paris, fut le premier à livrer une version complète (en prose) des deux Faust de Goethe.

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Tradure la poésie allemande en France entre 1820 et 1850 Les deux voies se sont ouvertes aux esprits aventureux. Chacun, selon son humeur et ses facultés, choisit celle qui lui paraît préférable. C’est l’événement qui justifie ou condamne la tentative. En thèse générale, pourtant, la prose doit l’emporter sur le vers, parce qu’elle a sur lui l’avantage de la concision et de la fidélité.72 Ce n’est que fortuitement que l’on peut rendre le vers par le vers. 73

A l’époque du Romantisme naissant, la pratique de la traduction reste donc dans son ensemble plutôt peu innovante. Dans son essai sur la traduction de 1812, François Vaultier ne tranchera pas davantage en faveur d’une traduction en vers ou en prose lorsqu’il s’agit de traduire la poésie. Il souligne plutôt leur complémentarité : Elle [la traduction en prose] ne rendra pas les couleurs ; mais elle a quelques moyens de reproduire le trait avec plus d’exactitude ; ce sont deux études faites d’après deux procédés différents [le vers et la prose], sur un même modèle, qui s’éclairent l’une l’autre et contribuent ensemble à le faire mieux connaître, en conservant, chacune prise à part, quelques traits particuliers de ressemblance, que l’autre a dû négliger.74

Plus la prose évolue vers le statut de ‘langue de traduction’ lorsqu’il s’agit de traduire des poètes modernes comme les poètes allemands, plus le vers, par contrecoup, s’affiche avec une netteté croissante comme signe de la création dramaturgique et poétique ‘véritable’,75 produite en langue française. On peut comprendre de la sorte que le choix de la prose pour traduire des vers ait été aussi un moyen d’éviter une concurrence et une assimilation directes de poésies traduites aussi populaires que la poésie allemande avec la poésie nationale. Les traductions en prose abouties – celles de Nerval notamment – peuvent cependant être considérées comme l’une des toutes premières formes de ‘poème en prose’ stricto sensu en France, contemporaines du Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand et antérieures, de ce fait, aux réalisations de Baudelaire dans les années 1860.76 Se confirme, par ailleurs, une forte survivance de l’imitation. La première version par Nerval de la Lénore de Bürger porte indéniablement l’empreinte stylistique des poètes du XVIIIe siècle (le jeune Nerval n’était-il pas un admirateur déclaré des odes de Jean-Baptiste Rousseau ?) et l’adaptation du Pêcheur par Mme de Staël avait presque fait du poème de Goethe une fable en octosyllabes et dé-

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Nous soulignons. Hippolyte Babou. Les revenants littéraires : M. Emile Deschamps. In : Revue de Paris. Janvier–février 1844, T. 26. P. 273–286. M. C. F. Vaultier. De la Traduction. Paris, Académie impériale ancienne et moderne, 1812. Cité par L. D’hulst. L’Evolution de la poésie en France (1780–1830). Louvain, Leuven University Press, 1987. P. 76. Même si, comme l’observe G. Genette, il a existé, « au moins depuis Molière », des comédies en prose. (Cf. G. Genette. Introduction à l’architexte. Paris, Seuil, 1979. P. 83.) Gaspard de la Nuit, paru posthume en 1842, a en fait été écrit dans les années 1830. Il est donc exactement contemporain de la période envisagée ici.

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casyllabes ! Cela, probablement, dans le but de répondre aux goûts d’un public qui se transforment lentement, comme en témoigne la persistance sur le marché du livre d’un nombre important de traductions effectuées au siècle précédent. Si, en France, la traduction poétique en prose se voyait alors mesurée à une aune particulière, la réflexion menée outre-Rhin sur la prose et le vers s’était, pour sa part, engagée sur un chemin différent depuis le XVIIIe siècle. Insistant sur la nécessité de rendre perceptible l’étranger, la traduction en Allemagne, considérée – au moins théoriquement – comme indispensable à l’affinement de la création littéraire, sut proposer des alternatives dignes d’intérêt à une pratique purement ethnocentrique de la traduction poétique. Ainsi, loin de faire de la traduction en prose un pis-aller à vocation strictement ‘informative’, Goethe voyait en elle, à la différence des traducteurs français, l’expression de la ‘quintessence’ même de l’auteur traduit : ce qui est vraiment formateur et générateur de progrès est ce qui demeure du poète quand il est traduit en prose.77

Dans cette logique, la traduction en prose (‘schlichtprosaische Übersetzung’) ne représente qu’un premier moment dans l’acte de traduire, avant la traduction ‘parodistique’78 et la traduction visant à s’identifier avec l’original, voire à le remplacer. Goethe n’était pas le seul à penser ainsi. Déjà, en 1732, Johann Bodmer avait transposé en prose les ïambes non rimés du Paradise Lost de Milton, et reçu pour sa traduction les compliments de l’érudit Gottsched. La traduction en vers des textes poétiques n’en conserve pas moins une place de choix dans l’économie allemande de la traduction. Quand Novalis confirme qu’il « respecte le rythme aussi bien que la rime, par lesquels seule la poésie devient poésie »,79 il résume par ce seul propos la finesse de la vision allemande. Dès lors, on ne s’étonnera pas de trouver une version allemande de Phèdre de Racine par Schiller80 en pentamètres ïambiques, ni même que le poète Ewald von Kleist traduise en 1749 en hexamètres le poème des Seasons de l’Anglais James Thomson.81 La traduction allemande de The Rape of the Lock d’Alexander Pope (1772) constitue un cas des plus révélateurs de l’importance accordée par les Allemands au vers comme signe distinctif de la poésie.82 Même si le soustitre indique qu’il s’agit bien d’une traduction en vers (‘aus dem Englischen in

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J. W. v. Goethe. Dichtung und Wahrheit. Cité par A. Berman. L’Epreuve de l’étranger. Paris, Gallimard, 1984. P. 98. Goethe entend par ce terme les traductions à la française connues sous le nom de ‘Belles Infidèles’. A. Berman. L’Epreuve de l’étranger. P. 98. F. Schiller. Phädra (Jean Racine), 1805. Cf. A. Köster Ausgabe, Stuttgart, 1955. H. Van Hoof. P. 227. H. Van Hoof. P. 228.

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deutsche Verse übersetzt’), le traducteur avoue dans son avant-propos s’être aussi servi d’une traduction intermédiaire française… en prose ! La controverse autour de la traduction en vers ou en prose ne se borne pas à signaler la spécificité du regard porté sur l’acte de traduire, selon les langues, les cultures et les époques. Elle met également en jeu un questionnement sur le sens à donner aux mots ‘poésie’ ou ‘poème’ au fil des siècles et dans des sociétés différentes, en laissant entrevoir la nature des ingrédients essentiels à réunir à un moment donné de l’Histoire pour qui souhaite écrire ou traduire la poésie. Si la question du choix entre le vers et la prose pour la traduction poétique a été un dilemme permanent chez les traducteurs de l’époque romantique en France, de nos jours, ce débat semble plutôt avoir été tranché en faveur du vers. Il n’est pas exagéré toutefois d’affirmer que jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, l’usage du vers et celui de la rime auront été au nombre de ces ‘constituants minimums’ de l’objet poème que la pratique de la traduction en prose des poètes allemands, par ailleurs, aura notablement contribué à battre en brèche.

5. La place de la poésie germanique et de sa traduction dans le débat poétique français à l’époque romantique Si l’on s’accorde sur l’idée que la notion de ‘poésie’ est devenue, pour les Romantiques français, synonyme d’expression lyrique en vers d’un sentiment, la France a accusé sur ce point, surtout comparée à ses voisins européens, un certain retard. Dans les premières années du XIXe siècle, Madame de Staël dressait elle-même un constat d’insuffisance du français face à la poésie lyrique : Les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme […]. De beaux vers ne sont pas de la poésie ; l’inspiration, dans les arts, est une source inépuisable, qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière […]. Il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.83

Le décalage s’avéra d’autant plus évident lorsque, dans les années 1820, la traduction fit connaître aux écrivains français des poèmes venus d’Allemagne ou d’Ecosse. Il n’est pas exagéré de penser que la traduction poétique, au début du XIXe siècle, a pu réactiver la conscience de l’élément ‘lyrique’ au sein des meilleurs cercles littéraires français. De fait, les problèmes de la traduction poétique sont avant tout devenus ceux de la traduction du ‘lyrique’. Traductions de Lieder, de ballades allemandes, de ballades anglaises et écossaises, de chants illyriens et monténégrins, etc., objets d’une vogue sans précédent, 83

Mme de Staël. De l’Allemagne. Paris, Garnier, 1968. P. 150. Nous soulignons.

La place de la poésie germanique et de sa traduction

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renforcent la demande d’un lyrisme français. Dans la première moitié du XIXe siècle, de surcroît, le lyrisme de la poésie nordique garantissait souvent à lui seul, aux yeux des Français, la valeur d’un texte poétique. Le label ‘nordique’ ou ‘germanique’ était en effet devenu synonyme de poésie lyrique par excellence. On ne s’étonnera pas, dès lors, de retrouver, comme déjà dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle lors de l’engouement de la France pour les poèmes d’Ossian, des propos ouvertement en faveur du caractère poétique des peuples du ‘Nord’, formulés sur un ton exalté : Les odes scandinaves et Ecossaises sont composées sur des montagnes hérissées de neige et environnées d’un ciel gris et nébuleux. Que le caractère de ces poésies est différent ! On n’entend que le son des harpes d’or […] ; on ne voit que les chœurs de bardes assis sur les nuages ; les esprits voilés de nuit qui glissent sur la bruyère […].84

En tant qu’incarnation optimale de l’élément lyrique pour toute une génération de poètes romantiques français, la poésie nordique et surtout allemande se vit exposée au problème de son intraduisibilité. Lorsque Mme de Staël affirme que « la poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même »,85 elle pense sans aucun doute aux œuvres des poètes allemands qu’elle cite à loisir dans De l’Allemagne et qu’elle propose comme modèles. Instruite des théories poétiques de A.W. Schlegel et, plus généralement de celles du Romantisme d’Iéna, elle affirme que la fusion lyrique du Moi et de l’univers est impossible dans la langue française où « le souvenir des convenances de société poursuit […] le talent jusque dans ses émotions les plus intimes. »86 La conséquence logique de ce point de vue sera pour elle la pétition de principe de l’intraduisibilité de la poésie lyrique allemande en français : On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine ; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain […].87

On notera que cette forme d’intraduisibilité a des fondements essentiellement éthiques. A l’époque de Mme de Staël, les exigences de la bienséance limitent encore l’expression des poètes. Or, si de tels arguments étaient à l’évidence acceptés en 1813 – date de publication de De l’Allemagne –, selon E. Etkind un siècle et demi plus tard, ils ne tiennent plus « devant l’accroissement des possibilités de

84 85 86 87

Odes précédées de réflexions sur la poésie lyrique, par C., Auditeur. Paris, 1811. P. 14–15. Mme de Staël. P. 206. Mme de Staël. P. 147. Mme de Staël. P. 174.

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la langue française à l’époque du Romantisme ».88 Pourquoi donc ne pas se demander si la diffusion de la poésie germanique en traduction n’a pas contribué à réveiller, voire à exporter dans notre langue des ressources ‘lyriques’ qui demeuraient, du temps de Mme de Staël encore, le seul apanage de l’allemand ou des langues nordiques ? Le fait même qu’à cette époque, la poésie allemande a pu incarner dans certains milieux lettrés français la veine lyrique par excellence a en effet certainement poussé de nombreux traducteurs – et non des moindres – à rechercher ‘l’épreuve de la traduction’, pour reprendre l’expression d’Antoine Berman, ouvrant la voie à une nouvelle orientation poétique en France. La conscience des obstacles inhérents à la traduction poétique aurait pourtant dû, en toute rigueur, condamner cette pratique, ne serait-ce qu’en raison de la piètre qualité du plus grand nombre de poèmes traduits en français à cette époque. Or c’est l’inverse qui semble se produire dans la première moitié du XIXe siècle. Bien que l’on ait voulu voir dans la médiocrité des premières traductions de la poésie lyrique germanique en français la raison de jugements erronés portés sur les textes originaux et sur les capacités intrinsèques du français comme langue traduisante, force est de constater que durant la trentaine d’années (1820– 1850) qui sert ici de cadre, les traductions en français de la poésie d’outre-Rhin connaissent un ‘pic’ sans précédent ni équivalent ultérieur. L’analyse des traductions de poésie allemande réalisées entre 1820 et 1850 révèle en effet à quel point la soi-disant ‘intraduisibilité’, ou plutôt la résistance du texte étranger, a été souvent confusément ressentie par les traducteurs comme un appel. Appel diffus à un dépassement permanent dans la traduction, afin de s’approcher le plus possible de l’énonciation poétique originale, ou réponse au besoin à peine exprimé d’acclimater dans la langue française un nouveau souffle poétique et de libérer des énergies créatrices. Il semblerait donc que l’intraduisibilité de la poésie lyrique allemande, si souvent constatée et déplorée, ait plutôt joué comme un stimulant, un défi lancé tant aux traducteurs qu’aux poètes. Les traducteurs du début du XIXe siècle, souvent poètes eux-mêmes, avaient intégré les postulats d’authenticité et de vérité de l’expression aux fondements de la démarche romantique. Pourtant, ils ne disposaient que rarement des ressources poétiques leur permettant de convertir dans le poème traduit les marques textuelles de la signifiance identifiées dans l’original. La conscience de plus en plus aiguë de ne pouvoir exprimer en français l’organicité ou la ‘substance’ du poème étranger, l’expérience de la dérobade des mots vécue comme un échec personnel par les traducteurs, firent de la traduction une aventure presque romanesque (pour ne pas dire romantique), et de l’intraduisible une sorte de fatalité. Faire

88

E. Etkind. Un Art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique. Lausanne, L’Age d’Homme, 1982. P. 77.

La place de la poésie germanique et de sa traduction

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glisser l’expression d’un poète allemand d’une langue dans une autre est apparu en effet singulièrement problématique, voire impossible, comme en témoignent ces propos de critiques et/ou de traducteurs de poésie : Autant vouloir remuer les diamants à la pelle ou mettre en botte les plus douces fleurs du jardin. Ce qu’il y aurait de mieux à faire, en pareil cas, ce serait de s’inspirer vaguement de cette poésie et d’en rendre ensuite, selon sa mesure, le souffle et l’expression.89 Qu’est-ce qu’une traduction pour faire connaître un poème ? Il y a aussi loin d’une traduction quelconque à une poésie originale, que d’un squelette à un corps plein de vie, qui se meut avec grâce, qui sourit avec amour.90

Ce n’est que plus récemment, au XXe siècle, que Rainer Maria Rilke sembla suggérer que l’intraduisible était davantage une donnée historique qu’un obstacle indépassable, lorsqu’il s’étonnait de constater combien la poésie française des années 1900 était devenue ‘traduisible’ pour le traducteur allemand qu’il était. En effet, la traduction, cas unique de ‘lecture-écriture’, pour reprendre les termes d’Henri Meschonnic,91 s’inscrit dans un temps lui-même potentiellement révocable. Il est à parier que ce que l’on ne pouvait pas dire hier est devenu un bien commun aujourd’hui et que, symétriquement, ce qui résiste aujourd’hui à nos mots passera la barrière des mots de l’avenir. L’action de la traduction sur une littérature et/ou une culture d’accueil mérite donc amplement, à nos yeux, des investigations plus approfondies. Evaluer ce que la poésie allemande, mais aussi – pourquoi pas ? – anglaise, italienne, espagnole, etc., traduite en français a pu offrir à la langue et à l’expression des poètes de France constitue en effet un domaine de recherches fort prometteur qui ne saurait se limiter au cadre strict de la recherche littéraire. Plus que d’une simple curiosité culturelle, il s’agit là d’une volonté de compréhension mutuelle. On se propose par conséquent dans les pages qui suivent d’ouvrir modestement une fenêtre vers ces nouveaux territoires par l’étude d’un cas spécifique et très significatif : la poésie allemande traduite en français durant la première moitié du XIXe siècle.

89 90 91

H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. In : Revue des Deux-Mondes. 1841, T. 3. P. 821–828. M. Nicolas. Littérature allemande : Uhland. In : Revue du Midi. Janvier–décembre. 1836, T. 11–12. P. 436–437. H. Meschonnic. Pour la poétique II. Paris, Gallimard, 1973. P. 307.

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II. La poésie allemande en traduction française dans la première moitié du XIXe siècle – étude de cas

1. Les poètes allemands en France dans les premières décennies du XIXe siècle A la fin du XVIIIe siècle, bien que le poids des traductions françaises de l’allemand fût inférieur à celles de l’anglais, les versions françaises d’écrivains et/ou poètes allemands connurent une diffusion remarquable. Des traductions de Klopstock,1 de Goethe2 ou de Schiller3 étaient déjà disponibles à cette époque, et Solomon Gessner, qui incarna le courant préromantique suisse d’expression allemande, fut traduit par Michael Huber et son élève Turgot4 dès 1761. L’anthologie de M. Huber5 parue en 1766, celles du baron de Bielfeld6 en 1767 et de Georg-Adam Junker7 en 1770 avaient déjà donné au public français un avant-goût des créations poétiques allemandes, renforçant, une fois de plus, l’idée que le public français était au courant, sinon assez informé, de la diversité poétique d’outre-Rhin. Enfin, et bien qu’il ne s’agisse pas de ‘poésie’ au sens strict, il ne faut pas oublier le cas des Souffrances du jeune Werther du jeune Goethe, qui, traduit en 1776, soit deux ans seulement après sa publication originale, connut un immense succès de librairie. La France n’a donc pas attendu le XIXe siècle pour s’intéresser à la littérature allemande, comme en témoignent par ailleurs le bon millier de traductions (tous genres littéraires confondus) parues au cours du XVIIIe siècle8 ainsi

1 2 3 4 5 6 7 8

F. G. Klopstock. La Messiade. Versions françaises d’Anthelmy, Junker, Liébault, etc. J. W. von Goethe. Les Souffrances du jeune Werther. Trad. de Seckendorff. Paris, 1776. F. Schiller. Robert, chef de voleurs. Trad. J. de la Martelière. Paris, 1793. Il s’agit en fait d’une traduction des Brigands (Die Räuber) de Schiller. S. Gessner. La Mort d’Abel. Paris, 1760 ; S. Gessner. Les Idylles et poèmes champêtres. Lyon, 1762 ; S. Gessner. Daphnis et le premier navigateur. Paris, 1764. M. Huber. Choix de poésies allemandes. Paris, 1766 (4 vol.). Cf. J. F. de Bielfeld. Progrès des Allemands dans les Sciences, les Belles-Lettres et les Arts, particulièrement la poésie, l’éloquence et le théâtre. Leyde, 1767 (2 vol.). G. A. Junker. Choix varié de poésies philosophiques et agréables, traduites de l’anglais et de l’allemand. T. 1. Avignon, 1770. Parmi lesquelles, outre celles de Gessner, on remarquera, entre autres, des traductions de Lessing (par Anthelmy, 1764, ou Du Coudray, 1770), de Gellert (par C.F.F. Boulenger de Rivéry, 1754, ou par Binninger, 1782), d’E. von Kleist (par M. Huber, 1766, ou par le chevalier de R*, 1789), de Wieland (par M. de Laveaux, 1780, ou par le ca-

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que l’activité inlassable de journaux et autres périodiques9 pour faire connaître au lectorat de langue française la littérature allemande.

1.1 Poésie d’outre-Rhin et traduction en français au début du XIXe siècle Quelle autre présence de poésie étrangère en France peut s’enorgueillir d’un accueil comparable à celui que lui réserva le recueil de Mme de Staël, De l’Allemagne ? L’écho que connut ce texte tout au long du XIXe siècle est sans doute dû au discernement avec lequel la fille de l’illustre Necker avait su choisir ses auteurs : des poètes authentiquement ‘lyriques’ qui rencontraient par là même le goût profond d’une génération en recherche d’un souffle poétique nouveau. Il n’est pas indifférent de noter que la première décennie du XIXe siècle marqua un tournant dans la création poétique en France. C’est en effet à ce moment précis que poètes et traducteurs français, prenant conscience de l’existence d’une spécificité poétique allemande, se mirent délibérément à proposer la poésie d’outre-Rhin comme modèle susceptible de contribuer à un possible renouveau de la poésie française. En dépit de l’intérêt qu’elle a suscité en son temps, la traduction de la poésie allemande en France n’a été, jusqu’ici, que peu évaluée, contrairement à d’autres expressions ou genres littéraires.10 Les circonstances présidant au choix des poètes à traduire, les modalités de diffusion de ces traductions en France, la personnalité même des traducteurs-intercesseurs et les solutions qu’ils proposent, méritent pourtant un regard plus attentif. C’est à la faveur de telles investigations que peuvent surgir de nouveaux éléments et des pistes de réflexion encore inexplorées sur la pratique de la traduction poétique de l’allemand en français, et sa possible interaction avec la création poétique en langue française entre 1820 et 1850.

9

10

pitaine de Boaton, 1784), de Zachariae (par M. Müller, 1764, par M. Huber, 1766, ou par N. Fallet, 1775), etc. On citera ici Le Journal étranger qui parut à Paris à partir de 1754 et servit à faire connaître en France les littératures européennes, ainsi que Le Spectateur du Nord, journal francophone publié à Hambourg entre 1797 et 1802 sous la houlette de Charles de Villers, figure de l’émigration française pendant la Révolution. Témoignent, entre autres, d’un intérêt certain pour la littérature allemande L’Année littéraire (fondée par Fréron et parue sans interruption jusqu’en 1774), ou encore La Nouvelle Bibliothèque germanique (publiée en français à Berlin dans la décennie 1750–60). Cf. C. Joret. Des rapports intellectuels de la France avec l’Allemagne avant 1789 [¹1876]. Genève, Slatkine, 1970. Frédéric Weinmann. ‘Traduit de l’allemand’. La traduction en français d’œuvres en prose de langue allemande entre l’Aufklärung et le romantisme (1754–1814). Thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV, 2000.

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La poésie allemande en traduction française

1.2 La poésie allemande traduite et sa contribution au renouveau lyrique français : une hypothèse Le volume considérable de textes poétiques allemands traduits en France dans la première moitié du XIXe siècle laisse à penser qu’une recherche sur la traduction de la poésie d’outre-Rhin est susceptible de favoriser une meilleure évaluation des modèles poétiques que la France a pu connaître et même s’approprier par le biais des traductions. L’identification des ‘passeurs’ et la mise en lumière des interfaces ayant participé à des changements de paradigmes d’écriture dans l’espace poétique franco-allemand, voire même européen, sont indispensables afin de définir un cadre de réflexion sur la construction des modèles poétiques français et leur développement en synergie avec l’activité de traduction. L’étude des conditions de traduction de la poésie allemande en français peut ainsi contribuer à élargir la notion de « contacts de langues »11 au champ des interférences repérables dans la production poétique. Le choix d’étudier la littérature allemande, notamment sa poésie, sous l’angle de la traductologie et comme exemple de reterritorialisation littéraire n’est aucunement dû au hasard. Si l’on se réfère à des analyses menées ces derniers temps,12 la présence des textes de poètes allemands en français en grand nombre dans les premières décennies du XIXe siècle constituent un cas extrêmement révélateur de traduction d’une langue alors ‘dominée’, l’allemand, vers une langue ‘dominante’, le français, qui détenait une autorité intellectuelle et politique incontestable en Europe.13 Plus qu’un simple passage d’une langue à l’autre, la traduction de la poésie allemande en français acquiert donc une signification symbolique, tout autant révélatrice d’une consécration que d’un progressif partage du ‘pouvoir littéraire’ franco-allemand. Si toute traduction constitue en quelque sorte un transfert de ‘capital littéraire’, des phénomènes d’accumulation ont déjà été enregistrés en France au XVIe siècle, et en Allemagne deux siècles plus tard afin de s’approprier grâce à un programme de traductions massives l’héritage littéraire mondial et de devenir ainsi la nouvelle ‘langue universelle’ : […] en ce qui concerne le grec, le latin, l’italien et l’espagnol, nous pouvons lire les meilleures œuvres de ces nations dans des traductions allemandes si bonnes que nous n’avons plus aucune raison […] de perdre du temps au pénible apprentissage des langues.14

11 12 13 14

U. Weinreich. Languages in Contact. New York, Publications of the Linguistic Circle of New York, 1953. Cf. P. Casanova. La République mondiale des lettres. Paris, Seuil, 1999. Cf. M. Fumaroli. Quand l’Europe parlait français. Paris, De Fallois, 2002. J. P. Eckermann. Gespräche mit Goethe. Insel Taschenbuch 500, 1987. P. 122.

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Mais ce cas de ‘Kulturtransfer’ est également signe d’une reconnaissance. En important, dans les premières décennies du XIXe siècle, un grand nombre d’œuvres de poètes lyriques d’outre-Rhin, la France, en sa qualité de ‘centre mondial des Lettres’, leur offre par là même une légitimation. C’est du moins le point de vue exprimé par certains sociologues :15 Le critique comme le traducteur contribuent […] à l’accroissement du patrimoine littéraire de la nation qui consacre. La reconnaissance critique et la traduction sont ainsi des armes dans la lutte pour et par le capital littéraire.16

Il n’est pas fortuit que cette importation soutenue de littérature ait concerné la poésie lyrique allemande, à un moment où la poésie française était souvent considérée comme défaillante par les critiques et les poètes, aussi bien en France qu’à l’étranger. C’est sans doute cette situation qui a incité Mme de Staël à proposer aux poètes français la poésie allemande comme une source d’inspiration à saisir. Elle adopte de ce fait la même stratégie que Du Bellay au XVIe siècle, lorsque celui-ci conseillait à ses contemporains de détourner à leur profit (il parlait même de ‘dévoration’ !) les ressources littéraires gréco-latines afin de constituer le patrimoine littéraire qui leur faisait alors défaut.17 Après une longue période d’imprégnation et d’hégémonie ‘classiques’, l’accueil massif de poésie allemande en France dans la première moitié du XIXe siècle est le signe d’une nouvelle perméabilité et d’une ouverture réelle de la littérature française à l’expression poétique d’outre-Rhin. La poésie d’outre-Rhin traduite en français a-t-elle pu contribuer au renouveau poétique français de l’époque romantique ? On ne saurait contourner cette hypothèse, d’autant plus que la période 1820–1850 correspond à un ‘pic’ important de traductions de la poésie allemande, qui voit son point culminant atteint vers 1848. En effet, même si les traductions françaises de Heinrich Heine connaîtront un réel succès sous le Second Empire, la seconde moitié du XIXe siècle ne connaîtra plus une telle floraison. A de rares exceptions près, la traduction poétique de l’allemand vivra plutôt sur les acquis de la génération des poètes traducteurs de 1830. Les bornes chronologiques qui ont été fixées à cette étude ne s’en trouvent que davantage justifiées.

15 16 17

Cf. Traduction. Les échanges littéraires internationaux. Actes de la Recherche en Sciences Sociales. N° 144, 2002. P. Casanova. P. 40. Cf. J. Du Bellay. Deffence et illustration de la langue françoyse [1549]. Paris, Morel, 1568.

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La poésie allemande en traduction française

1.3 La traduction de la poésie allemande en français : quelques axes d’investigation Le nombre de traductions de poésie allemande éditées et rééditées dans la première moitié du XIXe siècle sont de bons indices d’une ‘demande’, d’ailleurs retraçable à partir des catalogues de librairies, de cabinets de lecture, ou bien dans les périodiques. Vrais médiateurs culturels, les chroniqueurs de la vie littéraire qui publient traductions et monographies sur les poètes allemands dans la Revue des DeuxMondes, la Revue de Paris, la France littéraire, le Mercure de France, etc., font sous la Monarchie de Juillet un remarquable travail d’intercesseurs entre la France et l’Allemagne.18 A ce titre, ils méritent bien d’être enfin sortis de l’oubli. Egalement, un regard attentif sur le choix de textes et d’auteurs qui sont proposés au lectorat français est d’autant plus opportun si l’on veut saisir l’affinement progressif de la connaissance des réalités poétiques d’outre-Rhin et les options des traducteurs, souvent non dénuées de parti-pris. Par ailleurs, le changement d’attitude de l’école française face aux langues étrangères dans les années 1840 crée un besoin d’instruments de travail nouveaux qui donne aux enseignants et aux maîtres de langues un rôle de ‘passeurs’ dont la portée effective reste à établir. En effet, la traduction est plus que jamais, au début du XIXe siècle, un phénomène culturel à connotation très fortement pédagogique ayant pour but d’élargir encore davantage, dans une époque en pleine mutation, l’accès du plus grand nombre aux langues et à la culture en général. Les recherches sur les anthologies de poésie allemande traduite19 constituent une voie d’investigation à ne pas négliger pour qui souhaite déceler les moyens poétiques nouveaux qui, dès cette époque, grâce à la traduction de poésie, vont s’imposer. Image de la ‘force de traduction’ d’une société et d’une époque, l’anthologie ne représente-t-elle pas un point de repère idéal pour enregistrer les évolutions des choix opérés par les traducteurs ? Les traductions et retraductions de certains textes poétiques comme la Lénore de Bürger publiées entre 1814 et 1849, aussi bien dans des revues, des anthologies ou des recueils de poèmes, peuvent, de même, devenir l’occasion d’une réflexion concrète sur les changements qui eurent lieu dans la pratique de la traduction de poésie, qu’elle soit en vers ou en prose. La traduction du vers allemand, et la confrontation qu’elle suppose avec la densification de nouvelles marques formelles propres au lyrisme romantique – discours de la subjectivité, des affects, emploi soutenu des connotations, etc. –, a

18 19

Cf. P. Berthier. La Presse littéraire et dramatique au début de la Monarchie de Juillet (1830–1836). Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, 4 vol. Cf. C. Lombez. Remarques sur le rôle des anthologies de poésie allemande en France entre 1814 et 1850. In : Etudes Germaniques, juillet–septembre 2001.

Les poètes allemands en France dans les premières décennies du XIXe siècle

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permis de découvrir de nouvelles ressources d’expression poétique bénéfiques à la littérature française. C’est ce que permet de mettre à jour une investigation plus fouillée sur la pratique de formes poétiques ressenties comme typiquement ‘germaniques’ telles que la ballade et le Lied. Genre d’écriture poétique très en vogue à partir de 1820, la ballade, dans la vision ‘romantique’, n’a plus rien à voir avec la forme pratiquée en France par François Villon ou Guillaume de Machault. En témoignent les tentatives de Victor Hugo et sa floraison exceptionnelle surtout grâce aux poètes ‘mineurs’ (C. Millevoye, E. Deschamps, C. Delavigne) voire oubliés (N. Martin, X. Marmier). Arrivée des régions nordiques, d’Ecosse, d’Irlande, d’Allemagne, la ballade du XIXe siècle est l’exemple même d’un transfert culturel triangulaire franco-germano-britannique.20 Elle fut sans doute à l’origine de l’introduction de structures versifiées où rythme du vers et rythme de la phrase divergent sensiblement, de l’acceptation progressive de figures macro – ou microstructurales capables de conférer une couleur ‘populaire’ à l’écriture poétique. Le renouveau de la ballade en France est peut-être également à lire comme l’expression d’une volonté de renouer avec une veine plus ‘authentique’ de la poésie française. En suivant la trace des recherches menées en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle par Herder, par Brentano et Arnim sur les Volkslieder, la redécouverte de la ballade contribua à la réhabilitation d’une ‘valeur littéraire’ spécifique à la France. Grâce à la médiation culturelle de Heine et l’éclosion du goût pour un certain lyrisme musical en France, le Lied favorise aussi, à sa manière, un regain d’intérêt pour la chanson populaire. Comment les exigences de la traduction pour le chant des Lieder et l’adéquation obligée vers/ligne mélodique ont-elles pu amener ‘l’oreille poétique’ française à se familiariser avec la prosodie tonique des poèmes allemands ? Voilà qui constitue une hypothèse de recherche séduisante. Il est tout aussi probable que la traduction du vers d’opéra, même si la vogue wagnérienne en France excède les limites temporelles que cette étude s’est fixée, a eu un impact considérable. L’Alsacien Alfred Ernst qui mit en français les livrets des opéras de R. Wagner ne fut-il pas accusé, en 1894, de traduire au détriment de la phrase française et du génie français ?21 On signalera de même la conclusion de Maurice Grammont22 qui dénonce l’influence néfaste des ‘étrangers’ venus du Nord sur la versification française…

20

21

22

Lénore a d’abord été connue en France par une traduction (à partir de la version anglaise de Spencer parue à Londres en 1796) signée S.A.D. de la Madelaine (Léonora. Traduction de l’anglais. Paris, 1811) et le commentaire de Mme de Staël dans De l’Allemagne. Des modifications dans le contenu de l’action décrite permettent d’identifier la source allemande ou anglaise. A. Pym. Interculturality in French-German Translation History. In : A. Wierlacher et G. Stötzel. Blickwinkel. Kulturelle Optik und interkulturelle Gegenstandskonstitution. München, Iudicium, 1996. M. Grammont. Petit traité de versification française. Paris, A. Colin, 1965. P. 146.

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La poésie allemande en traduction française

Ces quelques directions qui se dessinent pour la recherche littéraire à partir de l’étude des traductions de la poésie allemande en français ont vocation à déclencher un débat et à orienter la réflexion vers une démarche plus globale. En effet, si l’on dépasse le cadre ici volontairement restreint à la première moitié du XIXe siècle, force est de constater que la référence allemande dans la vie culturelle française, loin de s’atténuer, s’est affirmée, voire renforcée, au cours des décennies suivantes. Le mouvement symboliste français, par exemple, nous semble une illustration probante de ‘transfert différé’ du Romantisme allemand en France. L’engouement pour la philosophie de Nietzsche ou de Schopenhauer dans les années 1880–1890, la mode de l’opéra wagnérien vont sans doute dans la même voie. Les effets de cette imprégnation culturelle débordent par ailleurs largement sur le XXe siècle, et l’écriture de poètes tels que Guillaume Apollinaire, Gustave Roud, Philippe Jaccottet, André Du Bouchet, pour ne retenir que quelques noms, en porte clairement témoignage. La traduction fut-elle chez tous ces écrivains à l’origine des ‘plagiats de sentiments’ ironiquement stigmatisés par Heinrich Heine dans L’Ecole romantique ? Inscrire la question d’une ‘dette poétique’ française dans une investigation plus large sur la traduction pourrait donc permettre de dépasser la problématique des influences et d’aborder des questions plus complexes, par exemple la traduction comme processus énonciatif ou comme vecteur d’un ‘transfert’ de formes poétiques, de modifications métriques, etc.

2. Trente ans de traduction de poésie allemande en français L’un des premiers recensements des traductions de l’allemand en français a été réalisé dans les années 1940 par un groupe de chercheurs français sous la direction de Karl Epting, directeur de l’Institut Allemand de Paris. Oubliées pendant plusieurs décennies, les quelque 12000 fiches répertoriant les traductions littéraires de l’allemand effectuées en France depuis le XVe siècle furent reprises par un groupe de recherche de l’Université de Tübingen. Coordonnée par Liselotte Bihl, l’équipe qui s’est saisie de ce fonds retrouvé dans les archives a pu bénéficier des moyens nécessaires afin d’analyser et de confronter les fiches avec les catalogues de la Bibliothèque Nationale de France, de les compléter, et parfois d’en éliminer certaines. Cette remise à jour a ainsi rendu exploitable une base de données unique en son genre, capable de dresser le tableau sans doute le plus large, bien qu’encore incomplet (car basé sur les seuls fonds de la BNF), des relations littéraires établies au cours des siècles entre la France et l’Allemagne. On ne saurait toutefois prendre la mesure de l’importance du phénomène de la traduction de la poésie allemande en français sans faire appel aujourd’hui

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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au répertoire des traductions23 établi à partir de la Bibliographie de la France qui recense l’ensemble des ouvrages publiés en France entre 1810 et 1840. Ce répertoire, ainsi que le Catalogue de la Librairie française dressé par Otto Lorenz24 fournissent au chercheur bon nombre d’informations25 pour évaluer l’état réel de la traduction littéraire dans cette période.

2.1 La réception de la poésie allemande en France au début du XIXe siècle. Aucune rétrospective sur la traduction de poésie allemande à l’aide d’instruments bibliographiques – aussi performants soient-ils – ne peut remplacer l’aperçu livré par Madame de Staël dans son essai De l’Allemagne. Rappelons que cet ouvrage fut longtemps l’unique source disponible pour bon nombre d’écrivains français curieux de l’Allemagne, avant la floraison de publications plus documentées qui parurent entre 1830 et 1840. Son écho dans la première moitié du XIXe siècle confirme l’importance de cette médiation. L’humour non dépourvu d’ironie dont Alfred de Musset fait preuve à l’égard de la fille de Necker est plus que révélateur du fond de réalité qu’il reflète : Madame de Staël, ce Blücher littéraire, venait d’achever son invasion. […] Les libraires étonnés accouchaient de certains enfants qui avaient le nez allemand et l’oreille anglaise […]. La manie des ballades, arrivant d’Allemagne, rencontra un beau jour la poésie monarchique chez l’éditeur Ladvocat, et toutes deux, la pioche en main, s’en allèrent, à la nuit tombée, déterrer dans une église le moyen âge qui ne s’y attendait pas.26

Si, en toute rigueur, Mme de Staël n’a pas été la première à vouloir introduire en France les poésies d’outre-Rhin – les anthologies de M. Huber, du Baron de Bielfeld et de G.-A. Junker la devançant de 30 ans –, c’est De l’Allemagne, paru en 1813,27 qui fera autorité et servira de référence et de source d’information lorsque, au début du XIXe siècle, il s’agira de poésie allemande. Ainsi, on ne s’étonnera pas de rencontrer sans cesse dans les anthologies et autres recueils florilèges publiés ultérieurement la traduction de poèmes mentionnés ou cités par cette grande passionnée de l’Allemagne. La contribution de Mme de Staël, dont Goethe disait qu’elle avait permis de créer la première brèche entre l’Allemagne et la France, est de taille. Son témoignage sur la poésie allemande, entre autres, a eu un grand écho au sein de la jeune génération romantique. Outre leur impact sur l’imagination de nombreux poètes français, les échantillons de poé23 24 25 26 27

Cf. K. van Bragt (1995). O. Lorenz. Catalogue général de la Librairie française. Paris, 1867–1888, T. I–IV. Cf. L. D’hulst (1996) ; J. Lambert, L. D’hulst, K. van Bragt (1985). A. de Musset. Lettres de Dupuis et Cotonet au Directeur de La Revue des Deux-Mondes. In : Contes par Alfred de Musset. Paris, Charpentier, 1854. P. 298. On rappellera qu’en 1810, la première édition de De l’Allemagne avait été saisie sur ordre de l’Empereur Napoléon Ier avant même sa sortie de presse.

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sie allemande traduite par Mme de Staël donnent à lire une réflexion toute en nuances sur ce que devrait être, à ses yeux, une traduction littéraire. Le corpus de textes qu’elle a proposé permet d’apprécier les permanences, les évolutions et les répercussions si décisives que De l’Allemagne eut sur la création poétique en langue française. En ce sens, ‘revisiter’ Mme de Staël reste, encore aujourd’hui, l’occasion d’intercepter des suggestions toujours capables d’enrichir le débat. Dans la section que De l’Allemagne consacre à la poésie, Mme de Staël présente un florilège de sept poètes allemands : Wieland, Klopstock, Bürger, Goethe, Schiller, Voss et A.W. Schlegel, accompagnés d’une réflexion sur la littérature et les arts. Cette présentation, riche de détails biographiques, sera affinée, dans les chapitres suivants, par une analyse plus articulée des œuvres elles-mêmes. La distinction effectuée entre les ‘poèmes allemands’ (2, XII) et la ‘poésie allemande’ (2, XIII), apporte aux propos de l’auteur une nuance qui lui permet, dans un premier temps, de proposer des traductions d’extraits de Huon de Bordeaux (Wieland), d’Hermann et Thusnelda (Klopstock), d’un passage de Louise (Voss), et d’évoquer, sans trop s’y arrêter, Hermann et Dorothea (Goethe) ainsi que les Nibelungen. L’auteur complète cette analyse de ‘poèmes’ en passant, dans un deuxième temps, à la ‘poésie’, partie beaucoup plus développée. Affirmant la supériorité, à ses yeux, des ‘poésies’ sur les ‘poèmes’, Mme de Staël évoque La Cloche de Schiller ainsi que Les Elégies romaines, Werther et d’autres pièces de Goethe (Le Dieu et la Bayadère, Le Pêcheur, etc.) en résumant chaque texte. Des récits succincts incluant, ponctuellement, des bribes de traduction, présentent Lénore et Le Féroce Chasseur de Bürger, ainsi que La Fiancée de Corinthe de Goethe. Mme de Staël souhaite évoquer une poésie de la terreur, « source inépuisable des effets poétiques en Allemagne ».28 Ses présentations sont plus ou moins développées selon l’importance que Mme de Staël accorde à l’œuvre originale. Cela explique pourquoi La Fiancée de Corinthe de Goethe occupe un espace si généreux et pourquoi le ‘récit’ du poème est accompagné par la traduction de nombreux passages. Ce panachage entre la traduction et la paraphrase est en tout cas assez singulier. Une fois parcouru le chemin allant du poème à la poésie, on peut s’interroger aujourd’hui sur l’absence de noms comme ceux de Novalis, Hölderlin, Kleist, Wackenroder, pour ne citer que quelques poètes majeurs du premier romantisme allemand. Il semblerait pourtant que ces manques soient moins imputables à de possibles ‘lacunes’ de Mme de Staël qu’à l’audience relativement modeste dont ils jouissaient en Allemagne : S’ils ne furent pas traduits, c’est moins parce que les Français étaient par définition incapables de comprendre le romantisme allemand que parce que le public germanophone leur réserva un accueil tout à fait modeste.29

28 29

Mme de Staël. P. 237. F. Weinmann. 1999. P. 54.

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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En d’autres termes, De l’Allemagne offrirait un reflet plutôt exact de la réalité du marché littéraire allemand, qui tend même à contredire les hiérarchies de valeur établies a posteriori par l’historiographie littéraire. Le choix d’auteurs effectué par Mme de Staël laisse percevoir une orientation qui semble plus allemande que française. Ainsi, il n’est pas sans intérêt de noter qu’à l’exception de la triade Goethe–Schiller–Bürger et de Klopstock, les autres poètes allemands retenus, Voss, Wieland et Schlegel, n’ont connu au XIXe siècle qu’une popularité très relative en France. Si on les retrouve dans des anthologies littéraires d’inspiration staëlienne comme celle de Chênedollé (1820)30 ou celle d’Alexandre Tardif (1840),31 ils disparaissent en revanche assez rapidement de la majorité des florilèges. Est-ce un hasard si on les rencontre de préférence dans les anthologies à visée pédagogique, où ils côtoient Jacobi, Salis, Matthisson, Tiedge également évoqués par Mme de Staël ? Ce seul fait semblerait indiquer que le point de vue à partir duquel De l’Allemagne s’est constitué demeure essentiellement germanique. Malgré cette orientation, force est de constater que Mme de Staël a fait preuve d’une intuition indiscutable car en choisissant en majorité des textes de poètes lyriques, elle avait anticipé l’émergence de la poésie romantique française et son désir d’un lyrisme nouveau. Même si son choix de poètes allemands, sans doute déjà dépassé en 1810, peut apparaître plutôt ‘classique’ pour un regard rétrospectif, il a su faire au moins écho aux premières manifestations d’une sensibilité nouvelle en France. L’autorité qu’exerça De l’Allemagne auprès de la jeune génération romantique française fut en effet considérable. Dans son Introduction aux poésies allemandes32 en 1830, qui n’est au fond qu’une longue variation sur le texte de Mme de Staël, Gérard de Nerval cite lui-même à loisir son illustre devancière et s’inspire fortement de ses choix. Cela prouve une fois de plus que jusque dans les années 1830, et en l’absence d’informations plus approfondies, les textes poétiques allemands traduits en français ont été surtout tributaires des aperçus de Mme de Staël. Le corpus des poèmes en version française entre 1820 et 1850 porte à l’évidence la marque de De l’Allemagne, même si, à partir de 1840 environ, la génération montante des traducteurs travaillera à faire découvrir au public français des poètes allemands encore inconnus. Heinrich Heine, en particulier, bénéficiera de cet élargissement de la perception française sur les réalités poétiques d’outre-Rhin.

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C. de Chênedollé. Etudes poétiques. Paris, Nicolle, 1820. A. Tardif. L’Allemagne poétique. Paris, Dauvin et Fontaine, 1840. G. de Nerval. Poésies allemandes. Paris, Bibliothèque Choisie, 1830. Repris dans Nerval (1989).

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La poésie allemande en traduction française

2.2 Traductions de poésie allemande en français entre 1820 et 1850 – Un corpus de textes à l’étude Les outils de travail bibliographiques à disposition et les recoupements effectués avec les catalogues aujourd’hui modernisés de la Bibliothèque Nationale de France nous ont permis d’affiner les recherches littéraires sur des corpus plus ciblés et de dresser des statistiques indispensables à l’argumentation. Ainsi, ces repérages ont amené à une évaluation nouvelle de la présence de la poésie allemande traduite en français, qui confirme que la période 1820–1850 est une époque-clé pour la compréhension des relations littéraires et des développements ultérieurs de la création poétique française. Où trouve-t-on la poésie allemande en version française durant toute cette période ? Essentiellement dans les recueils de poésie, dans les anthologies, et dans la presse littéraire. On mentionnera également le cas plus atypique des traductions ‘dissimulées’ qui, si elles ne revendiquent pas leur origine, n’en viennent pas moins élargir l’éventail de textes allemands en français au hasard de leur décryptage. Les recueils de poésies allemandes traduites comme ceux de Goethe33 ou de Schiller,34 les anthologies poétiques, mais, également, la présence considérable de la poésie d’outre-Rhin dans les périodiques à orientation littéraire sont la preuve du réel enrichissement culturel qu’a connu la France au cours de ces années. Pourtant, la faible connaissance des réalités éditoriales pour la période ne facilite pas l’analyse. Les chiffres des tirages et/ou des retirages manquent cruellement. De même, la nature du travail effectué donne lieu à conjecture : s’agit-il d’une commande ? Si oui, qui sont les donneurs d’ordre ? Les traducteurs ont-ils, au contraire, procédé unilatéralement, par ‘vocation’, pour ainsi dire ? Enfin, même si la pratique de la lecture et les modalités de diffusion du livre (catalogues de cabinets de lecture, de librairies, de bibliothèques de prêt, catalogues de vente de bibliothèques privées, etc.) commencent à être mieux connues,35 on doit s’interroger sur le public ou la cible visés par les éditeurs d’ouvrages à tirages forcément restreints. A une époque où l’Allemagne est encore un sujet mal connu et où le

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Mme Panckoucke. Poésies de Goethe. Paris, C. L. F. Panckoucke, 1825 ; P. A. Stapfer. Notice sur Goethe. In : Oeuvres dramatiques de Goethe. Mesnier, ²1828. Mme Morel. Choix de poésies fugitives de Schiller. Le Normant, 1825 ; C. Jordan. Poésies de Schiller. Brissot-Thivars, 1822. Cf. en particulier H. Jeanblanc. Des Allemands dans l’industrie et le commerce du livre à Paris (1811–1870). Paris, CNRS Editions, 1994 ; R. Bonfil, G. Cavallo, R. Chartier. Histoire de la lecture dans le monde occidental. Paris, Seuil, 2001 ; F. Barbier. L’Europe et le livre : réseaux et pratiques du négoce de librairie, XVIe–XIXe siècles. Paris, Klincksieck, 1996 ; A. Manguel. Une Histoire de la lecture. Paris, J’ai lu, 2001.

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livre demeure un objet relativement coûteux, ce genre de publication semble a priori plus réservé à un lectorat aisé et cultivé qu’au ‘grand public’.36

2.2.1 Anthologies françaises de poésie allemande On ne saurait guère tirer de conclusions sur l’écho que la poésie germanique a pu avoir auprès du lectorat français sans prendre en compte la signification des anthologies de poésie allemande en traduction parues à cette même époque. Même s’il a été jusqu’aujourd’hui relativement peu utilisé, l’anthologie de poésie étrangère en général, de la poésie allemande en particulier, est un instrument d’évaluation critique très important. N’oublions pas qu’une anthologie – ensemble de textes choisis selon des critères plus ou moins précis – représente aussi bien la synthèse culturelle d’une époque qu’une sorte d’unité de mesure de la volonté et de la ‘force de traduction’ qui s’est manifestée à un moment donné dans une culture d’accueil. La constitution d’anthologies est loin d’être un acte fortuit. Ce rassemblement de textes traduits est souvent déterminé par des facteurs de goût, de mode, idéologiques ou bien pédagogiques. De fait, l’anthologie est une véritable entreprise de traduction à visée didactique, elle-même correspondant tout autant à une nécessité, à une curiosité qu’à un marché éditorial potentiel. Le choix et les critères qui décident de la réalisation d’une anthologie sont d’autant plus importants qu’ils dessinent non seulement l’état des connaissances de telle ou telle culture étrangère mais font découvrir également des traits de mentalité et des intentions souvent éclairantes pour l’histoire d’une culture d’accueil. De toute évidence, les anthologies de poésie allemande parues dans la première moitié du XIXe siècle ont eu un effet catalyseur. S’intéressant à plusieurs poètes à la fois, elles permettent vraisemblablement de mieux évaluer dans la durée le niveau de connaissance français. Repérer les auteurs ‘absents’ de certaines anthologies (les poètes ‘patriotes’ de 1813, par exemple), les ‘revenants’ (W. Müller, J. Kerner) ou les ‘permanents’ (Goethe, Schiller, Bürger) se révèle être un bon indice du degré d’information auquel le lecteur français moyen était parvenu vers la fin des années 1840. Ces anthologies donnent à lire, pour ainsi dire, le miroir intellectuel d’une époque. Leur rôle déterminant et structurant dans le domaine de la poésie et dans l’espace franco-allemand, les ‘transferts’ auxquels elles ont sans doute contribué est plus que jamais à prendre en compte. N’oublions pas que certaines d’entre elles ont été consultées par de grands noms de la poésie française désireux de s’initier à la poésie allemande. On sait par exemple que Gérard de Nerval a utilisé l’anthologie d’Ehrenfried Stoeber (1827) avant de faire paraître son propre choix de poèmes allemands en 1830,37 36 37

Cf. Histoire de l’édition française. Sous la direction de R. Chartier et de H.-J. Martin. Paris, Fayard, 1990, vol. 2 et 3. Cf. G. de Nerval (1989). P. 1569.

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et que l’anthologie d’Edouard Wacken (1850) figurait dans la bibliothèque personnelle de Victor Hugo.38

2.2.2 Périodiques culturels français et poésie allemande traduite Afin d’élargir le champ d’investigation sur la poésie allemande traduite en français au-delà des seules anthologies, notre recherche a dû naturellement inclure l’analyse des traductions parues dans la presse littéraire ou culturelle de l’époque. Une telle approche est susceptible de rendre compte, une fois de plus, de l’intérêt qu’a pu susciter la poésie allemande, ainsi que de l’ampleur de l’activité de traduction enregistrée dans la première moitié du XIXe siècle. Ainsi, l’étude des périodiques français sur une période de 30 ans (1820–1850) apparaît à tout point de vue indispensable. Certes, eu égard à la profusion éditoriale que connut la Monarchie de Juillet et à la difficulté concrète de présenter une étude exhaustive sur la presse littéraire de cette époque, il est préférable de procéder à un tri et de rassembler, à partir d’un échantillon représentatif de la presse française, un corpus de poésies allemandes qui furent proposées en traduction à leur lectorat. Entre 1820 et 1850, et après plusieurs siècles de quasi indifférence, on voit la France lettrée se tourner vers son voisin d’outre-Rhin. Des voix s’élèvent pour l’inciter à faire son miel de l’apport germanique : après la médiation décisive de Mme de Staël dans les années 1810, Victor Cousin et Edgar Quinet dans le domaine philosophique, Xavier Marmier, Henri Blaze de Bury, Gérard de Nerval, pour ne citer que quelques noms dans le domaine littéraire, tentent de sensibiliser le public français à la production intellectuelle allemande. Tous sont des collaborateurs actifs des plus grandes revues de l’époque romantique. On remarquera aisément que, dans le champ littéraire, la poésie retient autant l’attention de ces intercesseurs, sinon plus, que le roman ou le théâtre. Souvent poètes eux-mêmes et, pour cette raison, mieux à même d’évaluer la situation de la poésie lyrique française dans les premières décennies du XIXe siècle, déçus de la création poétique en France, ils se tournent vers les poètes ‘nordiques’, allemands en particulier. Leur signature dans de multiples journaux contribue à faire passer leur message auprès d’un assez large public représentatif de toutes les couches intellectuelles de l’époque. Les investigations effectuées dans les revues ont par ailleurs enrichi le corpus de poésies allemandes traduites d’un nombre important de traductions non déclarées comme telles, cachées ou dissimulées, qui viennent de facto augmenter le relevé quantitatif déjà effectué. Ces différents degrés ‘d’invisibilité’ de la tra-

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Nous reprenons ces informations de P. Lévy. Les romantiques français et la langue allemande. In : Revue germanique, T. 29, 1938. P. 228–229.

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duction, très révélatrices d’une conception encore plus que floue des exigences du traduire, seront à distinguer afin de mieux cerner l’habitus des traducteurs de l’époque romantique.

2.3 La poésie allemande dans les anthologies de traductions – Eléments d’analyse et d’évaluation Si l’on s’en tient aux données de la Bibliographie d’Epting et Bihl, six titres seulement sont indiqués entre 1827 et 1846 : les Ballades allemandes tirées de Bürger, Körner et Kosegarten publiées en 1827 par Ferdinand Flocon,39 les Poésies allemandes traduites par Gérard de Nerval en 1830, L’Allemagne poétique par Alexandre Tardif en 1840,40 L’Anthologie allemande des meilleurs auteurs traduite par Treuenthal en 184141 et les Poésies allemandes traduites par Max Buchon en 1846.42 Soulignons également que deux de ces titres concernent les versions de Nerval (1830 et 1840), et que l’anthologie due à Treuenthal publiée à l’intention des classes, est tout simplement une reprise d’une anthologie allemande réalisée dans le même but. Une investigation étendue à la Bibliographie de la France et à divers catalogues de la Bibliothèque Nationale de France nous a toutefois permis d’établir une liste bien plus fournie d’ouvrages où apparaissent des florilèges de poèmes allemands, ce qui révèle que la demande de l’époque était bien plus importante que l’on aurait pu le croire. Ainsi, pour la période allant de 1820 à 1850, on a pu recenser pas moins de 32 titres où la poésie d’outre-Rhin est représentée dans tout ou partie de l’ouvrage (soit 26 de plus que la Bibliographie de Bihl/Epting, qui, il faut le reconnaître, n’a identifié que des anthologies de poésie allemande stricto sensu), sans prétendre en rien à l’exhaustivité. Délibérément, on n’a pas retenu les recueils conçus par Mme Panckoucke,43 Albert Stapfer44 ou Xavier Marmier45 consacrés aux poésies de Goethe exclusivement, ni ceux de Mme Morel,46 de Camille Jordan47 et de Xavier Marmier48 dédiés aux poésies de Schiller uniquement. Une attention particulière a été prêtée aux anthologies présentant des auteurs mul-

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F. Flocon. Ballades allemandes, tirées de Bürger, Körner et Kosegarten. Paris, A. Henry, 1827. A. Tardif. L’Allemagne poétique. Paris, Dauvin et Fontaine, 1840. M. Treuenthal. Anthologie allemande des meilleurs auteurs. Versailles, 1841. M. Buchon. Poésies allemandes. Paris, Salins, Cornu, 1846. Mme Panckoucke. Poésies de Goethe. Paris, C. L. F. Panckoucke, 1825. P. A. Stapfer. ²1828. X. Marmier. Etudes sur Goethe. Strasbourg, Levrault, 1835. Mme Morel. Choix de poésies fugitives de Schiller. Le Normant, 1825. C. Jordan. Poésies de Schiller. Brissot-Thivars, 1822. X. Marmier. Poésies de Schiller, traduction nouvelle en prose. Paris, Charpentier, 1844.

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tiples où le choix est, à nos yeux, d’autant plus significatif des tendances et des goûts de l’époque. Non seulement le nombre, mais aussi le rythme très soutenu de la publication de ces anthologies allemandes pendant une trentaine d’années viennent contredire les aperçus sur le contexte relativement peu propice pour accéder à cette littérature. Si les anthologies mentionnées amènent à corriger l’image d’une France très peu au fait de la poésie allemande, il est pourtant vrai que c’est précisément à cette époque que les traducteurs français de poésie allemande font œuvre de pionniers. Leurs anthologies sont sans doute un élément fondamental de la prise de conscience en France d’une écriture poétique spécifiquement allemande. La sélection de textes poétiques proposés par les anthologistes de l’époque est souvent très parlante. Si l’on regarde de près les choix qui ont été faits par les auteurs des six anthologies de poésie allemande répertoriés par Bihl/Epting, on peut constater que les textes proposés ne se recoupent que très peu. En revanche, on retrouve assez souvent les mêmes noms d’auteurs : Bürger, Goethe, Schiller, Körner, Klopstock. L’anthologie de Treuenthal (1841), reprise d’un ouvrage allemand similaire, propose quant à elle un choix de textes et d’auteurs bien plus large que dans les autres florilèges. La présence de poètes qui n’apparaissent pas dans d’autres anthologies parues en France témoigne qu’il s’agit bien ici d’un point de vue spécifiquement allemand. Par ailleurs, les anthologies sont, dans leur grande majorité, marquées par un certain conservatisme (anthologies rétrospectives) et l’on préfère miser sur les valeurs sûres, déjà éprouvées : Goethe, Schiller, Bürger, etc. D’où cette impression, fréquente au commencement des années 1830, de toujours retrouver les mêmes textes et les mêmes auteurs.

2.3.1 Profils d’anthologistes Dans l’évaluation critique du rôle joué par les anthologies de poésie allemande, il apparaît indispensable de révéler le profil des anthologistes, ces vrais passeurs de la sensibilité et de l’expression poétique allemande en langue française. Pourtant, dresser le ‘portrait-robot’ de l’anthologiste-type en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet n’est pas facile, ce d’autant plus qu’en une trentaine d’années se succèdent ou coexistent des catégories de compilateurs très différents, aux compétences elles-mêmes fort diverses. L’information littéraire progresse lentement au rythme des générations qui se succèdent. Il semblerait que dans la première moitié du XIXe siècle, l’on puisse distinguer en France grosso modo trois ‘écoles’ principales d’anthologistes : une qui suit à la lettre les indications bibliographiques données par Mme de Staël (1820–1830), celle qui, sans renier cette filiation, tente d’approfondir la connaissance par information directe ou indirecte (années 1830), et enfin celle qui, puisant directement

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à la source, fait œuvre de pionnier en élargissant le panorama de la poésie allemande (à partir des années 1840). Des premiers disciples de Mme de Staël aux élégants chroniqueurs littéraires de la presse des années 1840, en passant par les poètes, les maîtres de langue, les amateurs éclairés, etc., le spectre est donc très large. Il est vrai que l’absence d’archives spécialisées et de témoignages d’époque rend difficile, pour la plupart d’entre eux, une identification précise, qu’elle soit d’ordre biographique, sociologique ou intellectuel. Parfois, l’activité de chroniqueur littéraire que certains mènent dans la presse, ou l’existence d’une œuvre personnelle écrite parallèlement sont des facteurs de visibilité et de notoriété. C’est ainsi que les noms d’Henri Blaze (fils de Castil-Blaze en son temps célèbre musicologue et traducteur de livrets), de Xavier Marmier, de Gérard de Nerval, s’imposent tout naturellement comme les références les plus en vue de l’époque quand il s’agit de poésie allemande. La destinée des anthologistes francophones hors des frontières de la France – dont le rôle n’est pas moindre – est difficile à retracer. Il n’est pas rare que certains d’entre-eux aient mené une carrière bien éloignée de toute vie littéraire, tel Eugène Borel qui fut un temps Procureur du canton de Neuchâtel… Percer les zones d’ombre entourant la personnalité de ces intercesseurs souvent atypiques afin de mieux connaître leur activité et leurs aspirations est le souhait de tout historien littéraire. L’unique manière d’y parvenir, en l’absence de données biographiques plus détaillées, est de leur laisser la parole.

2.3.2 Discours d’anthologistes : quelques paratextes Pour un auteur d’anthologie, traducteur de surcroît, l’avant-propos, la préface ou l’introduction à son ouvrage sont plus qu’un simple exercice de style convenu où les aveux d’impuissance attendus sur les difficultés de la traduction côtoient l’expression de scrupules bien compréhensibles. C’est pour lui l’occasion de se situer comme ‘spécialiste’ des problèmes dont il va être question. Ainsi, les préfaces des anthologies de poésie allemande en français marquent toutes, à des degrés divers, un désir de dissiper une situation d’ignorance et d’offrir au public français les bases d’une connaissance satisfaisante du phénomène poétique allemand. Elles se doublent souvent d’une critique plus ou moins explicite de la situation de la poésie française à cette époque. Des jugements parfois sévères sur la création poétique en France, ainsi que la conscience progressive de ce que l’Allemagne peut lui apporter dans ce domaine, conduisent la plupart des anthologistes à exalter dans leurs préfaces les poètes d’outre-Rhin et à les présenter comme de possibles modèles. Qu’elle soit à caractère pédagogique ou bien purement littéraire, aucune anthologie de poésie allemande n’échappe à cette tentation. Parmi la trentaine d’anthologies qui font l’objet de notre étude, certaines sont précédées de préfaces particulièrement riches exposant des arguments en

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faveur de la traduction de poésie allemande en français. Tous ces paratextes constituent un condensé unique en son genre des méthodes de traduction alors utilisées par les divers traducteurs de l’époque romantique et permettent de pénétrer au coeur du laboratoire d’écriture de tous les passeurs de poésie allemande. Certains aperçus, parfois inattendus, reflètent la complexité d’une pratique qui, prise entre l’héritage classique de l’imitation et une exigence de rigueur de plus en plus moderne, peine encore à trouver ses marques en ce début de XIXe siècle. Ils démentent souvent les simplifications abusives auxquelles les critiques, contemporains ou non, ont pu être tentés de procéder.

1820 : Charles de Chênedollé, Etudes poétiques. Paris, Nicolle. Charles de Chênedollé, émigré français à Hambourg pendant la période révolutionnaire et proche de Klopstock, s’est fixé une mission très claire : Dans le petit recueil que je publie […] j’ai voulu essayer de réveiller chez les Français le goût de la poésie […] Je me suis adressé aux imaginations tendres et rêveuses ; aux âmes fortes, élevées, enthousiastes ; persuadé que j’aurai gain de cause, si je puis réconcilier celles-là avec cet art sublime et touchant qu’on a étouffé sous le fardeau des pamphlets.

Si le choix de textes proposés (Goethe, Schiller, A.W. Schlegel) s’inscrit dans la ligne staëlienne sans rien comporter d’innovant en soi, en revanche, sa présentation est pour le moins inédite : les poèmes traduits se succèdent sans mentionner le nom des auteurs originaux. Une contradiction si flagrante avec le ‘protocole de lecture’ d’une anthologie n’est pas courante. La clé de cette lecture se trouve pourtant dans une note figurant à la fin de l’ouvrage : Je n’ai point prétendu imiter, mais refaire à ma façon ces trois pièces49 qui passent pour des chefs-d’œuvre de sentiment et de grâce en allemand. L’idée de cette lutte contre un des plus grands poètes de l’Allemagne a souri à mon imagination.

La dénégation « Je n’ai point prétendu imiter » permet de constater que la distinction entre ‘traduction’ et ‘imitation’, héritage du Classicisme, est bien encore d’actualité. Il n’est donc pas fortuit que l’auteur ait transformé en odes Le Pêcheur, La jeune fille parmi les ruines de Rome et surtout La Violette de Goethe, méconnaissant ainsi totalement le lyrisme simple et naturel des poèmes allemands originaux. Pourtant, Charles de Chênedollé n’est pas resté insensible à l’écriture lyrique d’outre-Rhin. Mais, de toute évidence, son classicisme foncier le priva cruellement des moyens poétiques adéquats pour renouveler en profondeur la poésie

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Il s’agit du Pêcheur, de La Jeune fille parmi les ruines de Rome et de La Violette de Goethe.

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française. Reprenant l’expression utilisée à son sujet par E. Duméril, on verra en lui un « littérateur de transition »,50 le maillon entre les disciples de Mme de Staël et une nouvelle génération de connaisseurs de la poésie allemande.

1827 : Ferdinand Flocon, Ballades allemandes, tirées de Bürger, Körner et Kosegarten. Paris, A. Henry. Le mot ballade en français n’a que très peu en commun avec son homonyme allemand ‘Ballade’, soutient F. Flocon dans la préface de son anthologie. La ballade française, qui renvoie à la grande tradition de François Villon, se compose en effet de couplets, d’un schéma de rimes recherché et d’un envoi ; rien de tout cela chez les auteurs anglo-saxons51 où la ballade a plutôt une connotation populaire, qu’un Français ne craindrait pas de qualifier de rustique. Flocon souligne d’ailleurs que la meilleure traduction en français du mot allemand ‘Ballade’ serait ‘romance’, mais il rejette cette solution en raison de la mauvaise réputation de ce qu’il désigne comme un « genre dégénéré, exprimant des sentiments dans des vers plus ou moins maniérés ».52 En conséquence, l’auteur choisit le moindre mal : garder le mot français, peut-être dans l’espoir de le débarrasser de toutes ces scories. On voit donc que les problèmes d’acceptation et d’assimilation culturelles se posent ici dès le titre. L’auteur de l’anthologie a la volonté de se poser en acteur d’une petite révolution littéraire. Il souligne que les poètes choisis n’ont pas encore été traduits en français en affirmant, de manière sans doute un peu hâtive, que la ballade est « un genre entièrement ignoré chez nous».53 Toutefois, sa volonté d’innovation s’arrête là et il ne semble pas avoir eu la prétention de développer une réflexion théorique sur le ‘genre poétique’ nouveau qu’il se propose de mettre en exergue. L’ambiguïté terminologique lui suffit et il choisit finalement de livrer une traduction en prose des ballades allemandes.54

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52 53 54

E. Duméril. Le Lied allemand et ses traductions poétiques en France. Paris, Champion, 1933, vol. 2. P. 187. Pensons aux Volkslieder de Herder (J. G. Herder. Stimmen der Völker in Liedern. Volkslieder (1778–1779). Stuttgart, Reclam, 1975) ainsi qu’au recueil de Th. Percy (T. Percy. Reliques of Ancient English Poetry. London, J. Dodsley, 1765, 3 vol.). F. Flocon. Préface. Non paginé. F. Flocon. Ibid. F. Flocon semble ici avoir ‘oublié’ l’existence des ballades contemporaines de Charles Millevoye ou celles de Victor Hugo ! Choisir la prose est à cette époque la règle. Les anthologies ne démentent pas cette tendance. A l’exception des traductions d’Alexandre Tardif (1840) et de celles de Max Buchon (1846), toutes les traductions françaises du vers allemand sont ici en prose.

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La poésie allemande en traduction française

1828 : Emile Deschamps, Etudes françaises et étrangères, Paris, Canel. La préface d’Emile Deschamps à ses Etudes devint à l’époque un des manifestes du jeune mouvement romantique. Membre actif du premier Cénacle, Deschamps s’interroge à cette occasion sur le romantisme – « expression déjà surannée » selon lui – et son rapport au classicisme. Dans ce contexte, il aborde également la problématique de la traduction : Pour très bien rendre l’allemand ou l’anglais en français, il faut une grande flexibilité de talent et beaucoup d’imagination de style. Tout le monde n’y réussit pas […]. J’ai conservé la forme lyrique des romances en ayant soin de varier continuellement les rythmes comme les tons.55

Les traductions versifiées de deux poèmes de Goethe (Le Roi de Thulé et La Fiancée de Corinthe) et d’un de Schiller (La Cloche) illustrent dans les Etudes le domaine allemand. Visiblement animé par un souci de fidélité, l’auteur précise en note avoir traduit « vers par vers » Le Roi de Thulé et « strophe par strophe » La Fiancée de Corinthe de Goethe. Mais la réalité est toute autre. En vérité, E. Deschamps voudrait faire passer ici pour de vraies traductions de simples versions versifiées et plutôt libres de poèmes de Goethe et de Schiller. Signe d’une réelle incertitude dans l’esprit du poète traducteur, une contradiction similaire se retrouve exprimée, dans la même préface, à propos des traductions françaises de Shakespeare.56 Cette ambiguïté profonde de l’un des partisans les plus en vue en France de la fidélité en traduction, contredit, à l’évidence, la doxa très répandue dans la traductologie du XXe siècle d’un XIXe siècle romantique ayant totalement renoncé à l’imitation pour se montrer résolument ‘littéraliste’. Par ailleurs, l’anthologie de Deschamps, qui ne se limite pas au domaine allemand, offre aussi un aperçu non dépourvu d’intérêt sur d’autres expressions poétiques, notamment espagnole, anglaise et russe. Elle s’inscrit vraisemblablement dans la dynamique du recueil de Léon Halévy,57 paru un an plus tôt, qui offrait un panorama élargi de la poésie européenne en traduction française.

55 56

57

E. Deschamps. Etudes françaises et étrangères. Paris, Canel, 1828. P. LXII–LXIII. On y rencontre en effet une exhortation à ne pas « montrer au public français toutes les bouffonneries obscènes ou toutes les froides horreurs qui charmaient les Anglais du temps d’Elisabeth ! […] Cette épuration […] fait nécessairement partie du travail d’un traducteur français […] » (E. Deschamps (1828). P. 49–50). L. Halévy. Poésies européennes. Paris, Delaforest, 1827.

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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1830 : Gérard de Nerval, Poésies allemandes. Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger, morceaux choisis. Paris, Bibliothèque choisie. 1840 : Idem, Faust de Goethe, suivi du Second Faust. Choix de ballades et poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, Schubart, Koerner, etc. Paris, C. Gosselin. Pour l’époque, les anthologies proposées par Nerval sont des pièces de choix où se lit un vrai dialogue entre poètes. Elles représentent par ailleurs un cas rare d’anthologie rééditée et pratiquement réalisée en deux temps, ce qui permet d’évaluer sur une période de dix ans la volonté de perfectionnement de Nerval traducteur autant que l’élargissement de son champ de connaissances. Ainsi, ce n’est qu’en 1840 que Heine figurera parmi les auteurs cités. De même, dans sa seconde anthologie, Nerval osera présenter deux poèmes du très patriotique Körner : le Chant de l’épée et l’Appel. On retrouve le personnage de Körner, héros des guerres de libération (‘Befreiungskriege’) antinapoléoniennes, dans un poème de Uhland, L’ombre de Körner, également traduit et publié par Nerval en 1840. Dans l’avant-propos à l’édition de 1830,58 Nerval s’attache à souligner l’importance des traductions pour la formation d’un goût littéraire et poétique. Ainsi écrit-il : Les jugements tout faits n’avancent rien en littérature ; des traductions fidèles peuvent, je crois, davantage. Quant aux imitations, on n’en veut plus et on a raison.59

A une époque où l’on constate un essor sans précédent de la traduction poétique allemande en France, Nerval se fait l’écho de certains salons parisiens et s’exclame ironiquement : « C’est l’irruption des Goths et des Vandales ! »,60 signe que les écrits de Mme de Staël n’ont pas uniformément imprégné la société française d’une même admiration sans borne pour l’Allemagne. Cependant, le poète ne renie pas sa filiation : il cite d’abondants passages de Mme de Staël61 et lui témoigne une admiration sans faille. Ainsi, à sa suite, fait-il commencer la poésie allemande avec Klopstock (il ne mentionnera qu’en 1840 l’importance du poème des Nibelungen), ne craignant pas de qualifier tout ce qui précède de « barbarie ». Il affirmera même que l’Allemagne a une littérature « qui date d’un demi-siècle » mais « qui grandira encore ».62 Comme son illustre devancière, Nerval tente à grands traits de synthétiser en quelques phrases marquantes ce qui fait la différence entre les Français et leurs voisins d’outre-Rhin :

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60 61 62

Repris avec quelques variantes dans l’édition de 1840. G. de Nerval. Introduction aux Poésies allemandes. In : Oeuvres complètes (1989). P. 264. La préface à l’anthologie de 1840 reprend celle de 1830 en la remaniant ponctuellement et en la complétant. Elle s’intitulera alors Notice sur les poètes allemands. G. de Nerval. Ibid. Ces passages seront supprimés dans l’édition de 1840. G. de Nerval (1989). P. 263.

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La poésie allemande en traduction française Chez nous, c’est l’homme qui gouverne son imagination ; […] chez les Allemands, c’est l’imagination qui gouverne l’homme, contre sa volonté, contre ses habitudes et presque à son insu.63

Enfin, l’intérêt de l’« Introduction » de 1830 tient surtout aux aperçus que Nerval donne sur sa conception de la traduction : Pour moi, j’offre ici des traductions de vif enthousiasme et de premier jet, que je n’ai peut-être pas réussi à faire bonnes, mais qui du moins sont exactes et consciencieuses […]. Voulez-vous avoir une idée de ce qu’une traduction de poésies étrangères, très bonne même, est à l’original, supposez la plus belle ode de J.-B. Rousseau, mise en prose, et vous verrez ce qu’il en restera ; encore faudra-t-il déduire la différence du génie des deux langues, qui fait que ce qui est sublime chez l’une, chez l’autre est ridicule… Je n’appuie autant sur ce sujet que parce que j’ai vu bien des gens qui avaient lu des ouvrages allemands dans des traductions françaises, s’écrier : ces Allemands n’ont pas le sens commun ! Cela revient à dire : ces Allemands ne sont pas Français […]. Aussi n’ai-je traduit ici que les poètes et les ouvrages vraiment allemands, au risque d’être mal compris et mal jugé : j’ai peu à craindre, il est vrai, pour les auteurs du premier volume, dont la réputation est faite en France ; cependant, les poèmes que j’en ai recueillis sont les moins connus, les plus difficiles à rendre en prose, et je ne sache pas qu’on ait jamais publié sur eux un travail bien complet.64

L’émergence chez Nerval d’une ‘conscience du traducteur’ s’appuie visiblement sur des références littéraires encore très ancrées dans le XVIIIe siècle, ce dont témoignent, par ailleurs, ses premières traductions de Gessner et de Bürger. On notera que dans son anthologie de 1840, Nerval résout de manière originale le dilemme toujours actuel du choix du vers ou de la prose pour la traduction de poésie. Si la première partie est constituée uniquement de poèmes traduits en prose signés de la main de Nerval, la seconde section de son florilège est présentée par le poète traducteur de la façon suivante : Nous faisons suivre ces traductions en prose de quelques autres écrites en vers, et choisies parmi les meilleures que nous connaissions. En mettant de côté tout amourpropre d’auteur, nous avons voulu réunir ainsi une sorte de couronne poétique, qui pourra compléter notre travail en donnant une idée du style et du rythme de certaines pièces, que la prose ne peut rendre suffisamment.65

Nerval fait ainsi appel à des versions de ‘collègues’ traducteurs pour affiner une lecture des textes qu’il ressent comme incomplète lors de la seule traduction en prose.

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G. de Nerval (1989). P. 264. G. de Nerval. P. 264–265. G. de Nerval. Faust de Goethe, suivi du Second Faust. Choix de ballades et poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, Schubart, Koerner, etc. Paris, C. Gosselin, 1840. P. 428.

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1834 : Eugène Borel, Echos lyriques, poésie. Stuttgart, Cotta. Sur les traces du pasteur Petitpierre de Neuchâtel (traducteur de Klopstock) ou de Tscharner (traducteur de S. Gessner et de Wieland) au XVIIIe siècle, de ses contemporains directs Mme Morel (traductrice de Schiller), Albert Stapfer (traducteur du Faust de Goethe), avant Frédéric Amiel à la fin du siècle, et Gustave Roud ou Philippe Jaccottet au XXe siècle, Eugène Borel est au nombre de ces Suisses qui ont joué un rôle non négligeable dans la traduction de la poésie allemande en français. Par son origine, Borel est plus au fait des réalités poétiques allemandes. En témoigne un large choix de 37 auteurs allant de Hölty à Eichendorff en passant par Hölderlin, G. Schwab, Heine, Lenau, etc., avec Uhland comme tête de liste. Fait rarissime pour l’époque, son anthologie est bilingue. Avec Duméril, on peut voir en Borel un « auteur de transition »66 entre les anthologistes ‘staëliens’, comme Chênedollé ou E. Deschamps, et les traducteurs des années 1840, tels que Henri Blaze ou Nicolas Martin. Dans son avant-propos, l’anthologiste exposera son point de vue de traducteur de la manière la plus directe : Qu’il soit permis au traducteur d’exposer ici en peu de mots le système qui lui a servi de règle. Il n’a pas jugé que, pour être fidèle, il dût s’attacher à rendre servilement toutes les expressions de l’original. C’eût été le défigurer étrangement. […] Il s’est efforcé de rendre [la pensée] en vers français […] en sacrifiant, au besoin, certains accessoires, certaines épithètes oiseuses et de remplissage, qui entrent dans le cadre du vers. […] L’auteur s’est attaché du moins à reproduire la couleur, le ton, et l’harmonie de l’original, autant que le permettaient les propriétés de son idiome, ou plutôt, l’insuffisance de son talent […] ; il espère que [sa copie] inspirera à quelque vrai poète de France le désir d’enrichir sa notion de quelques-uns des nombreux trésors poétiques dont s’honore l’Allemagne […]. Il [l’auteur] a satisfait un vœu de son coeur empressé de donner un témoignage de sa sympathie pour l’Allemagne, dont le rapproche son origine neuchâteloise, et à laquelle l’attachent surtout les liens de la reconnaissance et de l’affection.67

On ne saurait être plus clair. L’allusion aux écrivains français faiseurs de traductions médiocres, « dont quelques-uns pourtant figurent parmi les notabilités poétiques de l’époque »,68 l’espoir que « quelque vrai poète de France » saura s’« enrichir » des « trésors poétiques » allemands, semblent être les prémisses d’une nouvelle poétique déjà en train de se constituer. Le pressentiment du traducteur suisse devait se révéler juste : en Gérard de Nerval, la France trouvera ce vrai poète qui, animé par une réelle sensibilité pour la poésie allemande, saura l’aborder, la traduire et l’adopter en authentique poète.

66 67 68

E. Duméril. P. 202. E. Borel. Echos lyriques, poésie. Stuttgart, Cotta, 1834, Avant-propos. E. Borel. Ibid.

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La poésie allemande en traduction française

1840 : Alfred Michiels, Etudes sur l’Allemagne. Paris, Coquebert. Les Etudes ‘thématiques’ (en deux volumes) qu’A. Michiels propose sur divers aspects de la réalité allemande de son époque sont accompagnées de traductions, en prose et en vers, de poèmes de Hebel et Schiller dans le premier tome, de Voss, Hölty, Richter, Novalis, Chamisso, Rückert et d’Uhland dans le second. Esprit polémique, l’auteur s’attaque à une certaine frivolité qu’il constate en matière de poésie et à l’inanité de la critique régnant, selon lui, en France : Une incroyable frivolité prononce chaque jour ses sentences du haut des tribunes littéraires […]. Les ressources essentielles leur manquent ; ils (les critiques) n’ont pas de direction, pas de principes généraux, pas d’études philosophiques […]. Voilà pourtant quel tribunal censure en France l’art et la poésie […]. Une semblable police est le fléau des Lettres.69

Pour A. Michiels, « l’incapacité des Français à l’abstraction », où il voit les raisons du naufrage de la poésie française, n’en fait que mieux ressortir la supériorité de l’Allemagne qui, elle, à son avis, possède une vraie école de réflexion esthétique. Mais en affinant l’analyse, on se rend compte que cet ouvrage à vocation d’anthologie est moins une apologie en faveur de la hauteur d’esprit allemande qu’un cri d’alarme lancé à l’intention des milieux littéraires français. Par ailleurs, le fait que l’auteur s’étend longuement sur sa connaissance de l’Allemagne ‘sur le terrain’ et consacre plusieurs articles aux ‘realia’ germaniques au sens large (Strasbourg, la Forêt-Noire, le Taunus, etc.), confère à cette anthologie hors normes le caractère d’une incessante invitation à la découverte d’un univers que les Français seraient impardonnables d’ignorer.

1841 : Sébastien Albin (alias Mme Hortense Cornu), Ballades et chants populaires de l’Allemagne. Paris, Gosselin. Personnage complexe, femme de lettres à forte personnalité, Sébastien Albin alias Mme Cornu (nièce de la reine Hortense de Hollande), réalise pour son anthologie un choix de textes particulièrement important (400 environ) et propose également une approche de tout intérêt du phénomène de la chanson germanique. Dans sa Préface, l’auteur souligne le lien privilégié que l’Allemagne entretient avec sa veine populaire. Elle cite Herder, les frères Grimm, Brentano, Arnim, Goerres, etc. On notera que Mme Cornu compte parmi les rares critiques de l’époque à avoir su distinguer clairement entre ‘Volkslied’ et ‘Kunstlied’ : Sous le titre de Chants populaires de l’Allemagne, nous avons compris : premièrement, les anciens chants nés dans le peuple et chantés par le peuple ; secondement, les pro-

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A. Michiels. Etudes sur l’Allemagne, T. 1. Paris, Coquebert, 1840. P. VIII–IX.

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ductions lyriques des poètes qui ont acquis la consécration populaire, et enfin, parmi les chants de l’époque actuelle, ceux qui sont généralement le plus estimés et le plus répandus.70

Enfin, la présence de textes patriotiques écrits autour de 1813 (Körner, Arndt, etc.), généralement ignorés des publications en langue française, fait de son anthologie un panorama quasiment complet de l’expression poétique allemande. Le recueil s’ouvre sur une notice historique circonstanciée, consacrée à la poésie lyrique allemande depuis ses origines. Le classement des textes suivra cette logique historicisante, en présentant les poèmes suivant un ordre chronologique. Si le laps de temps entre la publication du texte original et la traduction est en général assez difficile à préciser car le titre des œuvres n’est pas indiqué, on peut toutefois supposer que vers la fin du recueil, les textes d’auteurs comme Simrock, Bechstein, Pfizer, Seidl, Beck, Freiligrath, etc., ne furent pas édités à une période trop éloignée de leur traduction. L’intention de l’auteur répond aussi à une logique promotionnelle, voire pédagogique : Notre but étant de faire connaître la poésie vivante de nos jours, les productions qui sont oubliées ne pouvaient figurer dans cette collection.71

Opérant un choix parmi ses contemporains, l’anthologiste n’hésite pas à souligner sa ‘fiabilité’ de traducteur : Plus récemment encore, Erlach et Wackernagel ont complété ces collections. C’est dans ces différents livres que nous avons puisé, en recherchant surtout dans la traduction que nous donnons ici le mérite de la fidélité scrupuleuse, et sans nous être permis le moindre changement qui eût altéré le caractère d’irréflexion et de désordre des originaux.72

La « fidélité scrupuleuse » que professe l’auteur se lit aussi dans le corps de l’anthologie même. En effet, S. Albin ne répugne pas à faire accompagner ses traductions de notes de bas de page très explicites, susceptibles de faciliter la lecture. Ainsi, à propos du poème intitulé Le Verre romain, la traductrice prend soin d’expliquer qu’il s’agit d’un « verre en usage sur les bords du Rhin […] de couleur verte, façonné et à patte. »73 De même, à propos des Adieux à la vie de Körner, l’anthologiste souligne que « le poète, blessé mortellement, était resté abandonné dans un bois ; il écrivit ces Adieux sur ses tablettes. »74 Des notes de traduction sont également insérées lorsqu’un mot allemand figure au sein de la

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S. Albin. Chants populaires (anciens et modernes) de l’Allemagne. Paris, C. Gosselin, 1841, Préface. Ibid. Ibid. S. Albin. P. 26. S. Albin. P. 271.

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traduction (comme à propos du ‘Landsturm’) ou bien pour des raisons de cohérence sémantique. Par exemple, le genre du substantif, ‘Stern’ (‘étoile’), masculin en allemand, féminin en français, induit des rapprochements et autres associations qui rendraient la traduction incompréhensible pour un lecteur non averti. Sébastien Albin préfère la précision, là où d’autres traducteurs auraient sans doute choisi de réécrire le texte. La volonté du compilateur-traducteur de donner une vision aussi large que possible de la lyrique allemande se marque, outre la présence des poètes ‘patriotiques’, par celle de Hölderlin. Deux textes (La mort pour la patrie, et deux strophes du poème Aux Allemands) figurent en bonne place dans cette anthologie, ce qui témoigne d’un aperçu assez peu canonique de la poésie germanique, même pour les standards allemands de l’époque. On n’en regrettera que davantage l’indifférence dont cette publication paraît avoir fait l’objet en dépit de mérites réels, en particulier une parfaite maîtrise de l’allemand de l’auteur75 et une information poétique indiscutable dont témoigne le large éventail de textes proposés en traduction. Peu de lecteurs semblent avoir eu connaissance de cet ouvrage important qui fut peut-être éclipsé par les travaux de Henri Blaze sur le Lied parus la même année dans La Revue des Deux-Mondes.

1846 : Max Buchon, Poésies allemandes. Paris, Salins, Cornu. Trois épigraphes (une de Théophile Gautier, deux de Victor Hugo) ouvrent le recueil. Deux d’entre elles, inattendues, retiennent l’attention. Celle de Gautier est une allusion directe à l’activité de traduction :76 Astre à demi voilé, l’idée éclate et perce Sous le nuage gris de la traduction ; Pour juger de l’étoile, il suffit d’un rayon.

Celle de Hugo : « Si je n’étais pas français, je voudrais être allemand»77 donne pour ainsi dire le ton de son anthologie, dont le sujet principal est « l’attention toute affectueuse »78 de la France pour l’Allemagne, considérée comme « l’alliée la plus sympathique et la plus naturelle »79 de notre pays. Un tel aperçu montre que la France est mûre pour le passage ou l’échange culturel qui est en train de s’opérer entre les deux pays, avec quelque retard du côté français, alors mê-

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Due au fait que l’auteur avait passé une bonne partie de sa jeunesse en Allemagne aux côtés du futur Napoléon III. M. Buchon. Poésies allemandes. Paris, Cornu, Salins, 1846. Nous reproduisons ainsi telle quelle l’épigraphe de l’anthologie de Buchon. Dans la préface du Rhin, Hugo s’exprime en fait à la troisième personne du singulier. M. Buchon. Préface. P. II. M. Buchon. Ibid.

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me qu’en Allemagne, à la même époque, les sentiments francophobes ne cessent de s’affirmer (surtout à la suite de la crise de 1840 où la France avait réclamé la rive gauche du Rhin) et que la notion d’Erbfeind (‘ennemi héréditaire’) gagne du terrain. Les quatre auteurs retenus correspondent chacun à un type ou à un caractère. Ce genre de classification est sans doute choisi pour mieux les rendre visibles au public français. Max Buchon distingue ainsi quatre types de poètes : « le naïf J.P. Hebel, l’héroïque Körner, le chevaleresque Uhland et le spirituel Heine ».80 On mettra toutefois au crédit de l’auteur le choix de traduire en vers, ainsi que la justification (suffisamment rare à cette époque pour être soulignée81) du maintien de la forme versifiée de l’original : Pour faire un peu connaître au lecteur ces poètes éminents, il nous a fallu traduire ; et comme des vers ne peuvent se traduire selon nous que par des vers,82 nous avons appelé à notre secours la rime, le nombre et la césure. Ce sont hélas ! les résultats d’un marivaudage littéraire, bien plutôt qu’une étude sérieuse que nous avons à vous offrir ; n’ayant pu explorer encore tout ce beau jardin de la poésie allemande que par-dessus la vraie muraille chinoise dont nous la laissons entourée ; pendant que notre dictionnaire de Thibaut nous faisait officieusement la courte échelle.83

Comme chez Nerval en 1830–1840, c’est la recherche de l’élément spécifiquement allemand qui motive la démarche de l’anthologiste. Ainsi, Buchon déplore-t-il que, parmi tous les ouvrages parus sur l’Allemagne : Nous n’avons pas trouvé de recueil destiné à représenter spécialement le genre allemand […]. C’est cette lacune que nous aurions voulu pouvoir dignement remplir…84

1846 : Nicolas Martin, Les Poètes contemporains de l’Allemagne. Paris, Renouard. L’œuvre d’anthologiste réalisée par Nicolas Martin rassemble une série d’articles parus dans diverses revues au cours des années 1840. Elle se présente sous forme de notices introductives sur les auteurs allemands illustrées par des textes traduits aussi bien en vers qu’en prose. Figurent parmi les auteurs choisis Uhland, W. Müller, Simrock, Platen, les poètes de l’école autrichienne, Heine, et même le roi Louis Ier de Bavière. Les poètes ‘politiques’ (Grün, Zedlitz, Herwegh, Freiligrath, Fallersleben, Dingelstedt, etc.), qui ont contribué, selon N. Martin, à la renaissance du lyrisme germanique, sont ici très fortement représentés. 80 81

82 83 84

M. Buchon. Ibid. On signalera tout de même la prise de position des frères Deschamps (Macbeth, 1829) ou d’Alfred de Vigny (Le More de Venise, 1829) en faveur de la traduction en vers une quinzaine d’années plus tôt. Nous soulignons. M. Buchon. Préface. P. II. M. Buchon. Ibid.

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La poésie allemande en traduction française

En germanophile convaincu, N. Martin plaide pour une innutrition réciproque entre les littératures des deux pays : J’offre surtout ce livre aux littérateurs sérieux et aux poètes ; peut-être trouveront-ils l’occasion de plus d’une idée heureuse, de plus d’une comparaison fécondante […]. L’Allemagne, à son tour, ne peut que gagner à de semblables rapprochements. L’influence de l’esprit net et précis de France ne saurait être trop recommandée aux jeunes esprits littéraires d’outre-Rhin. Quelques années de séjour à Paris doivent être, il me semble, l’utile complément d’une éducation de poète allemand.85

La bonne impression que fit cette anthologie a peut-être valu à Nicolas Martin d’être chargé d’une mission littéraire en Allemagne par le Ministère de l’Instruction Publique. Le rapport demandé par le Ministre Narcisse-Achille de Salvandy au sujet de l’épopée germanique fut publié86 et certains éléments repris dans une nouvelle édition du recueil qui paraîtra en 1860.87 Cette version presque ‘officielle’ contribua sans aucun doute à faire connaître et apprécier de nouveaux poètes allemands. Martin jouissait de plus lui-même d’une certaine notoriété en tant que germaniste. Théophile Gautier ne le qualifiait-il pas d’« esprit à la fois allemand et si français, qui éclaire son talent d’un rayon de lune germanique » ?88

1850 : Edouard Wacken, Fleurs d’Allemagne et poésies diverses. Bruxelles, Labroue. L’anthologie de Wacken est l’œuvre d’un poète. Sa vision de l’Allemagne est quelque peu idyllique (« Les Allemands ont fait de la vie un rêve, de chaque espérance et de chaque douleur un chant »89), et visiblement, sa démarche de traducteur est aussi, avant tout, celle d’un passionné de poésie : J’ai traduit littéralement quand j’ai cru pouvoir rendre à la fois la pensée, les termes, et le rythme de l’original. En d’autres circonstances, je me suis attaché à l’idée plutôt qu’au mot : je pense qu’il doit y avoir, même dans le travail du traducteur, la part de l’inspiration. Inutile d’ajouter que j’ai surtout respecté l’harmonie et le nombre ; sans cela, je n’eusse pas écrit en vers.90

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N. Martin. Les Poètes contemporains de l’Allemagne. Paris, Renouard, 1846. Introduction. N. Martin. Fragment d’un rapport sur l’épopée germanique, adressé à M. le Ministre de l’Instruction Publique. Paris, Dupont, 1846. N. Martin. Les Poètes contemporains de l’Allemagne. ²1860. Les textes traduits privilégient ici cette fois majoritairement la prose. Th. Gautier. Histoire du Romantisme. Paris, Les Introuvables, L’Harmattan, 1991. P. 328. E. Wacken. Fleurs d’Allemagne et poésies diverses. Bruxelles, Labroue, 1850. Avantpropos. E. Wacken. Ibid.

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Choix des vers, respect du rythme original, recherche d’harmonie : une très haute conception des exigences de la traduction poétique anime cet anthologiste. Comme l’indique fort justement Duméril : L’âme flamande de Wacken, plus proche, comme l’âme alsacienne, du Gemüt gemanique, a bien pénétré l’esprit du lied, et le talent du poète a su parfois le faire passer dans notre langue.91

Le recueil de Wacken a la particularité de faire figurer côte à côte les textes des poètes allemands et ses poèmes propres. Ce trait, que l’on retrouve souvent, tend à signaler que les traductions poétiques sont de plus en plus considérées comme des ‘œuvres’ à part entière qui peuvent s’afficher sans complexe dans un recueil de créations originales. Il s’agit par ailleurs d’affirmer une parenté, voire même une filiation poétique. A l’évidence, la création poétique d’E. Wacken porte l’empreinte indiscutable de la poésie allemande à laquelle il a eu un accès privilégié par la traduction. Seize auteurs sont représentés dans cette anthologie : Goethe, Schiller et Uhland, mais aussi Eichendorff, Lenau, Heine, Platen, Kerner, etc. Rassemblés, ces paratextes constitueraient un chapitre substantiel d’une histoire de la traduction en France. Critique et histoire littéraires y trouveraient, à n’en pas douter, une riche matière à réflexion. D’une tentation de l’appropriation chez Chênedollé dans les années 1820 à la recherche de plus de littéralité chez Wacken trente ans après, on voit émerger chez les traducteurs de la poésie allemande (mais pas seulement), ce en moins d’une génération, un faisceau significatif de signes témoignant d’une conscience de plus en plus ‘moderne’ de la traduction du texte étranger. D’autre part, les choix d’auteurs effectués par chacune de ces anthologies offrent une image des plus parlantes sur le développement des connaissances françaises en matière de poésie allemande. Au corpus d’auteurs proposé par Mme de Staël en 1810 vient désormais se substituer un échantillon beaucoup plus diversifié et nuancé, qui ne recule plus devant les œuvres des poètes contemporains de l’époque. On remarquera toutefois que ce choix est susceptible de varier considérablement selon que l’anthologie est destinée à un public d’élèves ou, au contraire, au lectorat le plus large, nécessairement moins bien informé et souvent désireux de retrouver des textes déjà devenus populaires.

91

E. Duméril. P. 213.

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La poésie allemande en traduction française

2.3.3 Anthologies pédagogiques de poésie allemande Dépourvues de toute visée littéraire et le plus souvent œuvre d’enseignants germanophones, les anthologies pédagogiques offrent à première vue un choix de textes plus diversifié que les anthologies purement littéraires. Les informations apportées aux lecteurs semblent également plus actuelles. Ainsi peut-on relever le nom de Hölderlin dans l’index faisant suite au Cours d’allemand de Wilhelm de Suckau92 en 1842, à une époque, donc, où le poète souabe, reclus depuis une trentaine d’années à Tübingen, était presque complètement tombé dans l’oubli, y compris en Allemagne. La même année, Hermann Hedwig et Donatzi font paraître une Prosodie allemande où se confirme la volonté d’offrir « aux élèves un précieux recueil des meilleurs morceaux des poètes allemands les plus modernes, qui, pour la plupart, sont encore inconnus en France ».93 Ici encore, Hölderlin est abondamment cité (avec deux poèmes in extenso) pour illustrer le paragraphe consacré aux « […] strophes imitées du grec et du latin », et même proposé comme modèle d’imitation à suivre.94 Destinées aux élèves français, les anthologies à caractère pédagogique poursuivent des buts très précis, comme en témoigne cet avertissement qui date de 1825 : Réunir dans un cadre étroit une suite de morceaux extraits des principaux classiques allemands, d’un intérêt général, et, autant que possible, du goût de la nation française, tel était l’objet que je devais avoir en vue en composant ce recueil.95

On peut s’interroger sur la nature de ce « goût de la nation française » et se demander dans quelle mesure le choix de textes proposé permet d’en tracer les contours en négatif. De fait, la partie Auserlesene Gedichte (‘Poèmes choisis’) des Leçons de littérature de C. F. Ermeler contient notamment les noms de Gleim, Zachariae, Ramler, Nicolai, Hagedorn, A.W. Schlegel, Stollberg, Pfeffel, représentant davantage la poésie ‘descriptive’ que la poésie ‘lyrique’ au sens strict. Cela n’est pas pour étonner, si l’on croit le point de vue fréquemment exprimé à l’époque par critiques, poètes et chroniqueurs, qui déploraient la disparition de l’écriture lyrique en France. En ce sens, ce florilège correspondrait bien, effecti-

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W. de Suckau. Cours complet de langue et littérature allemandes. Paris, Hachette, 1842. H. Herwig et Donatzi. Prosodie allemande. Paris, Hachette, 1842. Introduction. Il n’est pas rare que le poème allemand soit l’occasion d’un rapprochement avec les langues anciennes. Le Bas et Régnier en font même un principe pédagogique comparatiste avant la lettre et indiquent dans des notes les textes antiques à rapprocher de l’allemand (Juvénal, par exemple, chez Hagedorn, etc.) Cf. p. 73. C. F. Ermeler. Leçons de littérature allemande, nouveau choix de morceaux en prose et en vers, extraits des meilleurs auteurs allemands. Paris, Baudry, ²1829 (Avertissement de 1825).

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vement, à l’idée que la France se faisait, à l’époque, de la poésie, et que l’on répercutait dans les classes. Il n’est pas difficile de remarquer, par ailleurs, que, majoritairement, ces auteurs ne figurent pas dans les anthologies littéraires. Le prisme est donc autre ici, et toute autre également la source d’information dont disposaient ces anthologistes-enseignants. Là où les corpus d’anthologies littéraires présentent essentiellement des poètes en tant qu’individus, le point de vue pédagogique veut que ce soient les genres poétiques qui priment. Dans l’anthologie de Noël et Stoeber96 parue en 1827, dont on sait qu’elle a servi de référence à G. de Nerval et à E. Renan, la table des matières énumère : « Fabeln », « Poetische Erzählungen », « Romanzen und Balladen », « Idyllen », « Sonette », « Lieder », « Oden und Hymnen », pour ne citer que les genres sans doute les mieux perçus en France. Une quinzaine d’années plus tard, le lecteur du deuxième tome consacré à la poésie de Germania par Henri Savoye,97 aura également à distinguer le chapitre « Poetische Erzählungen » (‘Récits poétiques’) contenant fables, paraboles, allégories, mais aussi ballades et légendes, du chapitre « Lyrische Poesie » (‘Poésie lyrique’) où l’on trouve Lieder, odes, hymnes, élégies, sonnets, dithyrambes, et du chapitre « Lehrgedichte und beschreibende Poesie, Idylle, usw. » (‘Poèmes didactiques et poésie descriptive, idylles, etc.’), autant de corpus qui de toute évidence, ne se recoupent pas. Or il est intéressant de noter ici qu’entre-temps, ce ‘découpage’ semble faire école. Ainsi, quoique le sommaire du Cours de littérature allemande […] de P. Le Bas et A. Régnier ne soit pas rédigé en allemand comme cela semblait l’usage, la classification, elle, se calque sur les mêmes modèles : « Narrations, contes et ballades », « Descriptions et tableaux », « Fables et allégories », « Poésie lyrique », « Epigrammes, sentences, etc. ». Face à la difficulté d’utilisation des anthologies allemandes, majoritairement unilingues et imprimées en caractères gothiques, Treuenthal,98 professeur d’allemand à Saint-Cyr, a conçu le projet de rendre service à ses élèves en traduisant en français la partie poétique du cours de thème et de version d’un certain M. Hermann, surtout, souligne-t-il, « les passages […] à peu près inintelligibles pour des lecteurs peu familiarisés avec cette poésie, belle mais nébuleuse ».99 Il s’agit de traductions en prose destinées ensuite à être utilisées comme thèmes par les classes. Il n’y a clairement pas de but littéraire dans cette entreprise, comme on peut le voir à la présence de traductions en vers de ces poèmes, réalisées par

96 97 98 99

M. Noël et E. Stoeber. Recueil, en prose et en vers (T. III). Strasbourg, Levrault, 1827. H. Savoye. Germania, recueil, en prose et en vers, de littérature allemande (T. II). Paris, Derache, 1844–45. M. Treuenthal. Anthologie allemande des meilleurs auteurs. Versailles, 1841. M. Treuenthal. Avant-propos.

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les élèves de Saint-Cyr eux-mêmes. Devant faire ensuite l’objet d’une rétrotraduction, les versions proposées par Treuenthal sont assez exactes, même si elles prennent parfois des libertés avec l’original, en ‘oubliant’ par exemple quelques strophes pour les besoins de l’exercice. Le choix d’auteurs opéré par un professeur allemand est d’un intérêt certain. Visiblement plus large que celui des anthologies littéraires, l’éventail de poèmes proposés témoigne d’une connaissance précise de la poésie germanique d’un point de vue allemand. Même si l’on retrouve les noms les plus souvent répertoriés dans la majorité des anthologies littéraires (Schiller, Klopstock, Goethe, Bürger…), figurent ici en revanche d’autres poètes tels que Niemeyer, Mahlmann, Claudius, et une proportion assez importante d’auteurs aujourd’hui considérés comme mineurs100 (Salis, Weisse, Uz, Voss, Hölty, etc.). Ce panorama renseigne donc indirectement sur la variété de la production lyrique en Allemagne, toutes catégories confondues, et fait contrepoids aux sélections effectuées par des journalistes et des poètes français qui, relativement peu informés, rendent moins compte de cette diversité. On remarquera que les ouvrages pédagogiques qui fleurissent autour des années 1840, époque des premiers certificats d’aptitude et concours en langue vivante, retombent généralement dans un ‘classicisme’ analogue à celui des anthologies littéraires. Ainsi, chez Henri Savoye, la référence principale demeure bel et bien Goethe avec 34 titres proposés, Heine, « le dernier des romantiques » n’étant représenté que par quatre textes… Les auteurs mis au concours du certificat d’aptitude d’allemand entre 1842 et 1848 confirment l’étroitesse du canon littéraire retenu :101 Schiller et Lessing figurent à chaque épreuve, Goethe et Klopstock à trois concours sur quatre, Voss et Johannes von Müller à deux sur quatre. Dans la même optique, les poètes au programme de l’agrégation d’allemand102 en 1849 seront Goethe, Schiller, Lessing, Klopstock, Wieland et Voss. La reconnaissance des langues vivantes comme discipline d’enseignement semble signaler une ouverture certaine de l’Instruction Publique aux réalités du monde ‘moderne’. Il n’en demeure pas moins que le choix plutôt traditionaliste des auteurs proposés, reflété dans les anthologies pédagogiques orientées sur mesure vers la préparation aux concours, témoigne plutôt d’une volonté de recentrer cet enseignement sur des bases plus littéraires que pratiques, à l’image de celui des langues anciennes. Ici encore, l’anthologie est révélatrice d’une mentalité bien française, forgée par une longue tradition acquise dans les classes de rhétorique. On imagine sans peine les conséquences à long terme d’une telle pédagogie des langues qui semble consister à enseigner dans les classes l’anglais ou l’allemand comme s’il s’agissait du latin ou du grec ancien ! 100 101 102

Cf. Noll-Thum. Anthologie von Minderdichtern. Berlin, Propyläen Verlag, 1982. Cf. Espagne, Lagier, Werner (1991). P. 118. Cf. Espagne, Lagier, Werner (1991). P. 121 (note n° 8).

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2.3.4 Axes et critères d’évaluation des anthologies françaises de poésie allemande Pour caractériser et évaluer le poids littéraire des anthologies de poésie allemande traduite en français, la systématique proposée par Jörn Albrecht103 pour l’approche des corpus d’anthologies littéraires en traduction constitue un appui important. Ainsi, devrait-on se poser la question si l’anthologie à l’étude est un florilège stricto sensu ou bien s’il s’agit d’un recueil ordonné thématiquement. Il faudrait également se demander si l’on a affaire à une anthologie ‘prospective’ plus innovante dans son choix d’auteurs ou ‘rétrospective’ s’en tenant à un corpus de textes sans surprise ; si le but affiché est d’éveiller l’intérêt pour la littérature originale ou d’enrichir la littérature-cible. Evaluer le choix des textes en essayant de déceler, le cas échéant, un principe de classement et des critères de sélection paraît tout aussi essentiel. Enfin, il n’est pas indifférent de savoir si l’anthologie est due à un seul ou plusieurs traducteurs, s’il s’agit d’une traduction ‘philologique’ documentée ou d’une traduction à vocation uniquement littéraire, si on a fait appel à des traductions déjà existantes, etc. Constater le laps de temps écoulé entre la publication d’un texte et sa traduction peut également contribuer à affiner l’analyse. De même, a-t-on choisi la prose ou le vers ? Dans ce dernier cas, y a-t-il eu recours à une reprise des formes métriques présentes dans la littérature-source, ou bien le principe d’équivalence dans la langue-cible a-t-il été préféré ? Les traductions sont-elles de nature plutôt archaïsante ou modernisante ? Parmi la trentaine d’anthologies que l’on a pu inventorier pour la période 1820–1850, certaines, ressenties comme assez atypiques104 répondent à la quasi totalité des questions posées. Les anthologies de G. de Nerval constituent des documents qui en disent long sur l’évolution du processus de traduction de toute une époque. En 1830, nous l’avons vu, son choix est limité à quatre auteurs et suit de près les suggestions de Mme de Staël. Dix ans plus tard, Nerval modifie son orientation. L’accent est mis sur la traduction du Faust et du Second Faust de Goethe qui suit un Choix de ballades et poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, Schubart, Koerner, etc… S’il s’agit cette fois-ci d’un florilège qui reprend dans sa plus grande partie le

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J. Albrecht. Was heißt und zu welchem Ende kompiliert man eine Lyrikanthologie ? Orfeo. Il tesoro della lirica universale. In : H. Kittel. International Anthologies of Literature in Translation. Göttinger Beiträge zur Übersetzungsforschung 9, E. Schmidt, 1995. P. 171–188. Cf. les deux anthologies de Gérard de Nerval (1830 et 1840), celles de Sébastien Albin et d’Edouard Wacken.

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choix de sa première anthologie, il est rare que les poèmes figurant dans le second recueil ne portent pas de variante, preuve évidente de l’insatisfaction du traducteur et d’une recherche d’écriture toujours en chemin. La liste des auteurs, à l’évidence, s’est allongée dans l’édition de 1840. Cette anthologie nous offre un regard sur la poésie allemande à la fois rétrospectif (Goethe, Schiller, Bürger, etc.) et prospectif, car l’on constate la présence d’auteurs comparativement plus récents, voire même contemporains ( Jean Paul Richter, Uhland). Dans la partie intitulée Morceaux choisis de divers poètes allemands, en plus d’inclure un poème de Schubart (La mort du Juif errant) et une chanson de Pfeffel (La Pipe), Nerval présente deux textes de Körner (Le chant de l’épée et Appel), un poème d’Uhland dédié justement à Körner (L’ombre de Körner), et deux de Richter (La nuit du Nouvel-An d’un malheureux et L’éclipse). On notera également que Nerval accueille aussi bien le nom de Körner que celui de Klopstock. La présence chez Nerval de cette poésie aux accents souvent gallophobes, et pour cette raison, évitée à dessein chez un bon nombre d’autres anthologistes en cette année 1840, date de la ‘crise du Rhin’, serait-elle un simple hasard ou le signe d’une connaissance plus fine des réalités politiques de son époque ? Si l’ensemble des poèmes retenus par Nerval est traduit en prose, plusieurs poésies traduites en vers sont insérées à la fin de l’ouvrage. Curieusement, comme on a déjà pu le noter, il s’agit de versions dont Nerval n’est pas l’auteur, et où l’on retrouve le nom de ses ‘collègues’ en traduction (Emile Deschamps, Théodore Toussenel, Albert Stapfer), dont l’un, Alfred Michiels, venait de publier lui-même une anthologie de poésie allemande la même année. Cette démarche ‘à plusieurs mains’, combinant des traductions originales et des traductions déjà existantes, est singulière dans le paysage éditorial de l’époque. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que Nerval a voulu ‘tester’ les ressources respectives du vers et de la prose comme moyens de traduction. Les versions qu’il a lui-même proposées d’un même poème, tantôt en vers, tantôt en prose, témoignent de cette recherche, ainsi que le souligne Jean-Yves Masson : L’un des points les plus intéressants dans le métier de traducteur de Nerval, c’est bien que pour Le Roi de Thulé comme pour la Lénore, traduction versifiée et traduction en prose, réalisées et publiées quasi simultanément, se concurrencent, coexistent et se complètent, sans qu’il éprouve le sentiment qu’elles s’excluent, ou que l’une invalide l’autre.105

Cette attitude de Nerval envers la traduction, cette capacité à jongler, dans le meilleur sens du terme, avec toutes les ressources de l’écriture, qu’il s’agisse de vers ou de prose, de tonalité populaire ou de registre élevé, est, pour ainsi dire, d’avant-garde, et préfigure bien des pratiques du XXe siècle. D’une certaine ma-

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G. de Nerval (1996). P. 17.

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nière, pour lui, la traduction devrait être la synthèse de toutes les lectures possibles d’un texte, d’où tant de variantes comme autant de regards ponctuels portés sur le poème… Et quand dans ses Poésies 1841–1846, Nerval fait figurer Le Christ aux Oliviers portant la mention « imitation de Jean Paul », il nous rappelle fort opportunément que la traduction est par excellence une « lecture écriture »,106 qui à la fois imite et ‘déforme’ son original ! On ne peut que saluer la prouesse de Nerval dont la traduction a ‘coulé’ dans la forme du sonnet un texte en prose de Richter… Atelier de lecture, laboratoire d’écriture, la traduction est tout cela pour Nerval. On ne s’étonnera donc pas qu’il demeure un traducteur assez ‘classique’ dans sa méthode. Trop poète pour être un adepte de la traduction ‘philologique’ (ses compétences en allemand ne le lui permettent sans doute pas !), il est aussi trop Français pour oser à son époque une traduction ‘décentrée’. Les anthologies de poésie allemande nous paraissent un instrument particulièrement privilégié pour évaluer le degré de perméabilité de la culture française dans la première moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire à un moment où la France adresse à l’Allemagne un ‘poème d’amour’ sans équivalent ni précédent dans l’histoire des deux nations. En effet, par sa nature même, aucune anthologie n’est jamais exempte de parti pris. Toutefois, et malgré tous les biais existants, il faut quand même rendre justice à l’entreprise. Même si, généralement, leur choix demeure d’une certaine manière ‘classique’, les anthologistes de littérature ou de poésie d’outre-Rhin ont contribué à faire connaître en France des éléments significatifs de la culture poétique allemande. La germanité littéraire jouissait alors du plus grand intérêt. Max Buchon n’affirme-t-il pas que, parmi l’abondance de livres écrits à la suite de Mme de Staël, il ne se trouve aucun recueil représentant spécialement ce qu’il considère comme le ‘genre allemand’, lacune qu’il appelle à combler ? De même, Nerval insiste sur le fait qu’il n’a traduit que des poètes pour lui « vraiment allemands », et des poèmes parmi « les moins connus, les plus difficiles à rendre en prose ». Cette recherche par les traducteurs français d’une spécificité allemande, qui pourrait faire à elle seule l’objet d’une étude, est le signe d’un changement d’optique : est maintenant désiré non plus le ‘même’ (ou ce qui paraît tel, comme au temps des ‘Belles Infidèles’), mais au contraire le radicalement ‘autre’, ou ce qui est ainsi imaginé. D’où, par exemple, le pari du décentrement chez Sébastien Albin qui n’hésite pas à faire figurer dans ses traductions des mots allemands qui sont ensuite explicités en note. En épousant le plus possible le canevas du texte allemand – ce que permet la traduction en prose – de tels traducteurs font volontairement subir à leur lecteur l’épreuve de l’étranger. Il y a là un retour-

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H. Meschonnic (1973). P. 307.

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nement qui accompagne dans les faits une nouvelle pratique de la traduction, comme le révèle ce commentaire de Heine à propos de la traduction française de ses Tableaux de voyages : C’est maintenant un livre allemand en langue française, lequel livre n’a pas la prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère. […] C’est de cette manière que nous avons, nous autres les Allemands, traduit les écrivains étrangers, et cela nous a profité : nous y avons gagné des points de vue, des formes de mots et des tours de langage nouveaux. Une semblable acquisition ne saurait vous nuire.107

On retrouve, et ce n’est pas non plus un hasard, sous la plume de Lambert Hengers, enseignant d’allemand à Mulhouse vers le milieu des années 1840, une véritable apologie de la traduction décentrée : Le triomphe d’une traduction, selon nous, n’est même pas tout entier dans le compte exact […] qu’elle rend de la pensée étrangère, elle doit encore nous initier à la marche que cette pensée a suivie pour se formuler […]. Or faire penser et parler toutes les nations à l’instar d’un modèle arbitraire, c’est dépouiller chacune de ce qu’elle a de particulier, c’est détruire le type original qui les distingue les unes des autres, c’est fausser la mission sacrée qu’a partout le génie de les représenter et de les faire reconnaître aux vestiges qu’il en transmet à la postérité.108

Le contact avec l’étranger semble donc désormais souhaité dans toute sa réalité et les anthologies de poésie allemande sont un des signes tangibles de ce changement de vision. Il s’agit d’un constat qui se range parmi les arguments de ceux qui pensent, comme Joachim Bark, qu’« en tant qu’agence de contrôle de représentation de la poésie, d’images du poète et de schémas d’interprétation »,109 les anthologies de littérature étrangère devraient faire l’objet d’une investigation des plus attentives. L’anthologie de textes en traduction se situe à l’intersection de l’histoire littéraire, de la poétique et de la sociologie.110 Associer par conséquent le choix de poèmes retenus pour une anthologie avec les goûts littéraires de groupes sociaux spécifiques, à différents moments de l’histoire culturelle, est une orientation de recherches séduisante. Pour l’équipe de Göttingen, les anthologies sont

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H. Heine. Tableaux de voyages. Paris, Renduel, 1834, Préface. Cité par F. Weinmann (1999). P. 53. Extrait d’un Mémoire de 1848. Cité dans M. Espagne, F. Lagier, M. Werner (1991). P. 156. Cf. J. Bark. Zwischen Hochschätzung und Obskurität. Die Rolle der Anthologien in der Kanonbildung des 19. Jahrhunderts. In : G. Knapp. Autoren damals und heute. Literaturgeschichtliche Beispiele veränderter Wirkungshorizonte. Amsterdam, Rhodopi, 1991. P. 442. H. Kittel. International Anthologies of Literature in Translation. An Introduction to Incipient Research. In : H. Kittel (1995). International Anthologies of Literature in Translation. P. IX et sq.

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également un bon indicateur des changements intervenant dans la conception de l’écriture et de la notion ‘d’auteur’, comme le suggère leur collaborateur anglosaxon Anthony Pym : le concept général d’auteur est susceptible d’offrir un cadre significatif à la fois pour l’étude de la traduction et du processus d’anthologisation […]. La combinaison de ces deux activités relativement peu ‘auctoriales’ peut donner des résultats dont la similarité avec celles des auteurs originaux est frappante.111

Les anthologies littéraires en traduction, par nature vecteurs de contacts et de transferts (inter)culturels, sont susceptibles d’ouvrir de nouvelles voies à la littérature-cible. Ce fut certainement le cas, depuis le XVIIIe siècle, des anthologies de poésie anglaise traduite112 qui ont marqué la littérature française, de même que des recueils de poésie allemande peuvent avoir joué un rôle dans l’introduction de rythmes nouveaux dans la poésie japonaise113 à la fin du XIXe siècle. On ne peut nier d’autre part qu’au XVIIIe siècle, diverses anthologies ont été en Europe un instrument d’une portée non négligeable pour s’extraire de la ‘domination’ culturelle française.114 Les mêmes constatations sont valables pour les anthologies de poésie allemande traduite en français, qui ont contribué non seulement à faire connaître en France de nouveaux modèles lyriques, mais aussi à instaurer une relation de toute évidence complexe (entre dette et déni) liant la poésie française à celle d’outre-Rhin, et dont les effets persistent sans doute encore de nos jours.

2.3.5 Regard sur les préférences poétiques des anthologistes Une approche statistique traitant des auteurs et des poèmes allemands traduits et insérés dans des anthologies en France entre 1820 et 1850 nous renforce dans l’idée que la poésie allemande en France dans le premier XIXe siècle peut fournir toutes les données nécessaires à une nouvelle évaluation de l’impact de l’expression lyrique allemande sur la poésie française moderne. 34 est le nombre de poètes allemands115 qui, sur une trentaine d’années, furent traduits et publiés en français dans le corpus d’anthologies étudié. Parmi les noms qui forment la tête de liste, on trouve tout d’abord Uhland (56 poèmes),

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A. Pym. Translational and Non-Translational Regimes Informing Poetry Anthologies. Lessons on Authorship from Fernando Maristany and Enrique Diez-Canedo. In : H. Kittel (1995). P. 267 et sq. Notre traduction. Abbé Yart. Idée de la poésie angloise ou traduction des meilleurs poètes anglais. Paris, C. Briasson, 1753–1756, 8 vol. Voir H. Kittel (1995). P. XVII. H. Kittel (1995). P. XIX. N’ont été retenus ici que ceux dont le nom a fait l’objet d’au moins deux occurrences pendant toute la période.

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Schiller (37), Goethe (35), Hebel (30), Bürger (25) et Klopstock (15). Cette sélection correspond globalement, à l’exception de Hebel et de Uhland, à celle esquissée par Mme de Staël dans De l’Allemagne. Il est probable que l’inspiration populaire du Lied a joué en faveur de L. Uhland qui est, de loin, le poète le plus fréquemment cité durant cette époque et même au-delà. Cette raison, ainsi que la fraîche simplicité de ses poésies, expliquent certainement la faveur dont il semble jouir. On trouve de manière assez inattendue en quatrième place, suivant immédiatement Goethe, le Suisse J. P. Hebel qui fut, on doit se rendre à l’évidence, l’objet d’un réel intérêt dans les années 1830. La Revue de Paris publie en 1834 la traduction de son poème Sur un tombeau et en 1846, Max Buchon, poète franc-comtois proche de la sensibilité de Hebel, fait une large place à ce représentant du Lied alémanique en offrant 25 poèmes traduits dans son anthologie Poésies allemandes. S’inscrivent ensuite sur la liste des préférences : Heine (7), Rückert (5), Eichendorff (4), Anastasius Grün (4), Kerner (4), Lenau (4), N. Müller (4), et Wilhelm Müller (4), etc. Ce ‘deuxième choix’ suit lui-même une progression chronologique incontestable. En effet, si Goethe, Schiller, Bürger sont présents dans la quasi-totalité des anthologies dès 1820, il est des noms qui émergent plus tard, au fur et à mesure que les générations poétiques se succèdent et que s’affine la connaissance des réalités poétiques d’outre-Rhin, comme cela est manifeste avec les poètes souabes (J. Kerner, L. Uhland). Heine, pour sa part, ne commence à faire parler de lui dans l’actualité littéraire française que vers 1835, et c’est à partir des années 1840 seulement que l’école autrichienne de poésie (A. Grün, N. Lenau) fait l’objet de mentions régulières dans la presse, phénomène à rattacher, sans doute, à la médiation de Nerval qui, en 1840, lui avait déjà fait une place dans son anthologie. L’analyse s’affine encore davantage si, hors le choix d’auteurs, on prend en considération le choix de poèmes, et en particulier, les textes qui reviennent avec une certaine constance dans les diverses anthologies. La liste des poèmes les plus souvent traduits par auteur s’établit comme suit : – Bürger Lénore (5) ; La chanson du brave homme (2) ; La chasse infernale (2) ; La fille du pasteur de Taubenhain (2), etc. – Goethe Le pêcheur (4) ; La chanson de Mignon (4) ; L’Apprenti sorcier (2) ; La fiancée de Corinthe (2) ; La Violette (2) ; Le roi de Thulé (2) ; Le Roi des Aulnes (2) – Grün Larmes de l’homme (2) – Hebel Le crieur de nuit (2) ; Le soir d’été (2) ; Sur un tombeau (2), etc. – Klopstock Arminius et Thusnelda (sic) (2) – Rückert La fleur mourante (2) – Schiller La chanson de la cloche (4) ; Le partage (4) ; La jeune étrangère (3) ; L’attente (2) : L’idéal (2), etc.

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– Schlegel L’Aigle et le Cygne (2) – Uhland La fille de l’aubergiste (4) ; La Sérénade (4) ; Chant du berger (3) ; Chant du pauvre (2) ; Chant du prisonnier (2), etc. Si la présence d’A.W. Schlegel et de F. G. Klopstock est encore, à l’évidence, une survivance de l’héritage staëlien, tout comme la triade Goethe-Schiller-Bürger représentée par des poèmes déjà cités nommément dans De l’Allemagne, force est de remarquer à quel point les autres textes retenus offrent un panorama poétique plutôt limité et très fortement dominé par la forme du Lied. La poésie politique est assez peu représentée, de même que la poésie religieuse ou philosophique. En filigrane se lit le tournant qui s’opère en France durant l’époque romantique. La poésie et la poésie lyrique devenant deux notions quasiment synonymes, n’est retenu comme exemple de la création poétique germanique que ce qui relève du ‘lyrique’. Suivant cette évolution, un modèle poétique se constitue donc, en fait, à partir d’un très petit nombre d’auteurs et de textes que l’on finit par s’approprier ‘à l’usure’, l’habitude créant une impression de familiarité, de ‘déjà vu’, pour ainsi dire. Il est des auteurs dont le nom, apparu une fois au détour d’une anthologie littéraire, ne sera jamais repris (ex : Herder, Gleim, Seidl, Voss, etc.) A l’inverse, ce sont ces mêmes poètes qui sont présents en force dans les anthologies pédagogiques : surtout Herder, mais également Gleim, Lessing, Matthisson, Tiedge et Tieck, pour ne citer que certains d’entre eux qui sont les ‘grands oubliés’ de l’autre catégorie. Même si nombre de poètes proposés aux élèves des années 1840 seraient aujourd’hui considérés comme ‘mineurs’, on peut supposer, à l’appui des enseignements que livrent les anthologies à visée pédagogique, que les professeurs de l’époque véhiculaient dans leurs classes une conception du phénomène poétique très différente de la nôtre, c’est-à-dire, de celle qui prévaut généralement depuis le Romantisme, moment où, selon J-M. Maulpoix, « la lyrique cesse d’être perçue comme un genre poétique parmi d’autres et tend à absorber la totalité de la poésie. »116 Théodore de Banville n’affirmait-il pas pour sa part que « Tout homme digne de porter aujourd’hui le nom de poète est un poète lyrique »?117 Il serait toutefois faux de croire que, sur la question de l’établissement d’un modèle poétique à partir d’œuvres traduites, une attitude si restrictive soit propre à la France. André Lefevere118 analyse une situation analogue dans les anthologies de littérature allemande destinées aux Etats-Unis. Les anthologistes américains projettent dans leurs ouvrages une image ‘collant’ tellement aux stéréotypes de la culture cible (pour qui seuls Goethe, Schiller et Heine seraient

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J-M. Maulpoix. Du Lyrisme. Paris, Corti, 2000. P. 25. Nous soulignons. Th. de Banville. Petit Traité de poésie française. Cité par J.-M. Maulpoix. P. 181. A. Lefevere. German Literature for Americans 1840–1940. In : H. Kittel (1995). P. XVIII.

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dignes d’intérêt) qu’elle doit parfois faire l’objet d’un démenti… lui-même sous forme d’anthologie ! Le prisme déformant des anthologies n’est, toutefois, pas sans intérêt pour le critique et la recherche littéraire, surtout s’il génère des effets positifs repérables sur la littérature d’accueil. Ainsi n’est-il pas rare que le contact des traducteurs avec un corpus de poètes étrangers, aussi peu original soit-il, suffise à libérer des énergies créatrices originales. C’est vrai en Italie où le volumineux Orfeo. Il tesoro della lirica universale,119 s’il se conforme par ses choix aux canons établis de la littérature-source, n’en fait pas moins resurgir dans la traduction des schémas métriques et prosodiques propres à la poésie populaire italienne. Nerval n’a-t-il pas, pour sa part, tenté en France une entreprise comparable, afin de faire renaître les vieux mètres de la poésie française populaire et de féconder ainsi le ‘nouveau’ avec ‘l’ancien’ ? Pour cette raison, il ne nous semble pas exagéré de considérer les anthologies de poésie allemande traduite en français entre 1820 et 1850 comme l’un des relais essentiels afin d’appréhender la teneur d’un phénomène d’échange poétique bien réel mettant en jeu, entre autres, une nouvelle perception du ‘lyrique’.

2.4 La poésie allemande dans la presse littéraire française de 1830 à 1850 Pour qui souhaite évaluer correctement l’état de connaissance de la littérature allemande et l’impact du sujet germanique en France entre les années 1820 et 1850, la prise en compte des poésies traduites de l’allemand dans la presse française120 s’avère essentielle. On peut espérer trouver également quelques éléments de réponse à plusieurs questions que la recherche littéraire ne saurait contourner : que savait-on et que voulait-on donner à connaître de la création poétique allemande durant la Restauration et la Monarchie de Juillet ? Quel était le bagage de connaissances poétiques des différentes catégories d’intervenants dans la presse de l’époque ? Dans quelle mesure la publication des traductions de la poésie venue d’outre-Rhin a-t-elle contribué à modifier et à faire évoluer le paysage poétique français, même dans une région en apparence aussi éloignée des sphères d’influence traditionnelles que le Midi ? Les cinq titres de périodiques retenus suite à un tri nécessaire dans l’économie de cette recherche, ont été choisis en raison de leurs orientations à la fois spécifiques et complémentaires : politico-culturelle dans le cas de La Revue de Paris, La

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Voir l’analyse de J. Albrecht. In : H. Kittel (1995). International Anthologies of Literature in Translation. P. 171 et sq. Il y a déjà 30 ans, René Guise soulignait avec raison l’importance des revues dans l’importation des littératures étrangères en France. Voir R. Guise. Histoire Littéraire de la France, vol. 9. Paris, Editions sociales, 1974. P. 96.

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France littéraire et de La Revue des Deux-Mondes ; littéraire au sens large pour La Revue germanique (La Nouvelle Revue germanique) ; information générale enfin, dans La Revue du Midi. Autrement dit, il s’agit d’un corpus composé de deux revues provinciales, dont une publiée par des ‘spécialistes’ (La (Nouvelle) Revue germanique), et de trois revues parisiennes susceptibles d’offrir un condensé significatif de l’attitude des milieux intellectuels et littéraires de France vis-à-vis de la poésie allemande. Les livraisons de ces revues pendant une quinzaine d’années révèlent une présence littéraire et poétique allemande en constante augmentation. On a pu constater que statistiquement, la poésie lyrique d’outre-Rhin ira ponctuellement jusqu’à constituer au moins 40% des articles critiques consacrés à la poésie étrangère, ce qui la place largement en tête devant la poésie anglaise, espagnole ou celle du Sud-Est de l’Europe, grecque notamment.

La Revue de Paris La Revue de Paris, fondée en 1829 et lancée avec un budget relativement modeste,121 connaîtra plusieurs périodes d’existence, dues essentiellement à des aléas politiques et historiques. Visant le plus large lectorat possible, la publication navigue à vue pendant sa première quinzaine d’années entre des sujets d’actualité (littéraire ou non) considérés comme les plus importants et « les publications étrangères les plus curieuses ». L’année 1829 donne pour ainsi dire le ton, comme en témoigne cet extrait du prospectus de la revue : Littérature étrangère. Ces communications faciles et récentes de toutes les littératures, cette fraternité de tous les idiomes, de toutes les langues, rare bonheur de position pour les générations nouvelles, doivent être exploitées au profit de l’esprit humain. […] Nos mesures sont prises pour pouvoir souvent offrir des traductions fidèles ou des résumés des publications étrangères les plus curieuses et les plus importantes.122

Jusqu’à son interruption en 1845,123 cette revue s’avère un des médias les plus appréciés pour l’abondance, la diversité et la qualité des textes littéraires traduits qu’elle accueille dans ses pages. Rétrospectivement, elle mérite une attention toute particulière dans l’économie d’une étude sur la traduction littéraire. Sa ligne éditoriale fait une place considérable (même si irrégulière) à l’Allemagne, sur-

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« Que de petits chefs-d’œuvre, que de jeunes talents ignorés ont pu se produire avec ces 40 000F ! » disait le Dr Louis Véron, fondateur de la Revue et l’un des premiers grands patrons de presse français. Voir Cl. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral et F. Terrou. Histoire générale de la Presse, T. 2. Paris, PUF, 1969. P. 109. Dr Louis Véron. Prospectus de la revue, 1829. In : Revue de Paris, T. 1. P. IV. Elle reprendra sa publication en 1851 avant d’être supprimée par le Second Empire en 1858.

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tout à partir de 1834, date de son passage sous la tutelle de La Revue des DeuxMondes, elle-même très attentive à la vie intellectuelle allemande. En ouvrant ses pages à la littérature d’outre-Rhin, La Revue de Paris suit donc un courant d’intérêt qui traverse la France des années 1830–1840 et qui nourrit aussi bien les milieux de la musique, de la peinture que ceux de la littérature et, plus spécifiquement, de la poésie. Dès les années 1830, on voit apparaître les noms de Xavier Marmier, d’Henri Blaze et de Nicolas Martin, poètes à la fois essayistes et chroniqueurs de la vie culturelle parisienne, qui furent les intermédiaires importants d’un vrai engouement pour la littérature germanique. Ayant contribué de manière très active à faire connaître en France un nombre croissant d’auteurs allemands – là où d’autres journaux se bornent à une présentation biographique sommaire des auteurs suivie ou non de textes en guise d’illustration –, la Revue de Paris offre le plus souvent à ses lecteurs d’assez larges extraits en traduction qui accompagnent des présentations d’auteurs parfois très détaillées. En ce qui concerne la découverte ou la promotion de la poésie allemande, A. Monchoux124 considère pourtant que La Revue de Paris ne s’est guère distinguée. Le critique se contente de signaler comme unique traduction le poème Sur un tombeau de J-P. Hebel (juillet–août 1834). L’Idéal de Schiller dans la traduction de Léonce Hallez (mars–avril 1840) lui échappera. Un regard plus attentif aurait pu déceler pourtant un nombre important de poèmes allemands en version française, rangés – il est vrai – dans le corps même des articles sur l’Allemagne publiés par les collaborateurs de la revue. Parmi les exemples particulièrement parlants que l’on a pu relever suite au dépouillement de la collection de La Revue de Paris, citons notamment l’article de Xavier Marmier sur les Traditions d’Allemagne qui insère la traduction en prose de la Lorelay de Brentano (janvier–février 1837), ou bien, en 1843, les Poésies du même Marmier qui accueillent une version française du poète Salis (La tombe). Il y a des titres trompeurs, comme les Sonnets et chansons, ensemble de poèmes publié par Nicolas Martin dans la livraison de juillet–août 1840. Sur les six poèmes choisis, quatre sont des traductions en bonne et due forme : il s’agit d’Amour trahi de Chamisso et de trois poèmes de Uhland : Le bois, Le bouquet, Sonnet-Echo. Le phénomène se répète dans les livraisons de novembre–décembre 1840 et de mai–juin 1841. Sous le même titre, Sonnets et chansons, N. Martin publie un florilège de poèmes dont la moitié sont des traductions de poésie allemande. On y trouve ainsi une traduction de Wilhelm Müller (Septembre) et une autre de J. Kerner (Consolations du poète) notamment.

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A. Monchoux. L’Allemagne devant les Lettres françaises de 1814 à 1835. Toulouse, Fournié, 1953.

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Le fait que la traduction, et tout spécialement celle de poésie, paraît extérieurement plus confidentielle qu’elle n’est en réalité, est certainement dû à des circonstances et des raisons particulières à l’époque, comme le flou terminologique où la mention ‘imité de’ entre souvent en concurrence avec ‘traduit de’, le brouillage des titres en traduction qui rend ardue l’identification du texte original (par exemple, Sainte-Beuve traduit par Sonnet un poème que Uhland a intitulé originellement Die zwo Jungfrauen – ‘Les deux jeunes filles’).125 Après une période d’interruption de quelques années, La Revue de Paris reprendra sa parution, au début du Second Empire, en 1851, sans toutefois accorder une place aussi conséquente à la littérature allemande qu’au cours des deux décennies précédentes.

La Revue des Deux-Mondes La Revue des Deux-Mondes, également née en 1829, entretiendra un rapport de concurrence larvée avec La Revue de Paris. Cette rivalité se transformera en association lorsque François Buloz, directeur de La Revue des Deux-Mondes, l’absorba en 1834. Si, l’année de sa fondation, La Revue des Deux-Mondes promettait d’être essentiellement un journal de géographie et de compte-rendus de voyages, très vite, les priorités changent et la littérature fait son apparition dans sa ligne éditoriale. L’arrivée de F. Buloz à la tête de la revue en 1831 y imprime lentement un tout autre cours. La création d’une section « Littérature » est annoncée par ce commentaire : Nous venons d’ajouter aux divisions déjà adoptées pour cette revue une section destinée à la LITTERATURE. Il nous a semblé qu’un recueil spécialement consacré, comme celui-ci, à constater la marche toujours progressive des connaissances humaines sur tous les points du globe, devait laisser quelque place à l’une des branches les plus étendues de la science. A l’instar même des revues anglaises les mieux accréditées, qui, aux documents sérieux de la philosophie et de l’histoire font succéder les sujets plus légers de la poésie, nous insérerons ici quelquefois des fragments poétiques, des contes fantastiques, des ballades, etc., qui nous paraîtraient empreints d’une couleur vraiment originale.126

L’ouverture vers l’étranger – y compris vers l’Allemagne – deviendra dorénavant une constante éditoriale. La direction s’entoure de tout ce qui a autorité en la matière : Adolphe de Loève-Veimars, Xavier Marmier, Eugène Lerminier, Henri Blaze, Edgar Quinet, Heinrich Heine, etc. On ne s’étonnera donc pas de trouver nombre d’études ayant pour objet aussi bien les realia allemandes (comptes

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A. Sainte-Beuve. Poésie. In : Revue de Paris, 1831, T. 1. P. 33. Revue des Deux-Mondes (désormais abrév. : RDM), 1830, T. 2. P. 166.

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rendus de voyages, études de mœurs, etc.) que la musique, la littérature et particulièrement la poésie lyrique. Le premier tome de 1832 contient l’article d’E. Quinet De l’Allemagne et de la révolution, les Lettres philosophiques adressées à un Berlinois d’E. Lerminier, un article sur Martin Luther proposé par J. Michelet et les Pensées de Jean-Paul signées par Edouard de Lagrange. La tendance se confirme et se renforce les années suivantes. En 1833, Xavier Marmier commente la traduction de l’œuvre d’Hoffmann par Loève-Veimars, et en 1834 paraissent trois articles sur L’Allemagne depuis Luther signés par H. Heine. L’année 1835 est encore plus riche en contributions sur des sujets germaniques : extraits d’Au-delà du Rhin d’E. Lerminier, Poètes et musiciens allemands de l’Allemagne – Uhland et Dessauer par Henri Blaze, et la création d’une nouvelle rubrique « Revue littéraire de l’Allemagne » rendant compte des derniers ouvrages publiés outre-Rhin. E. Quinet propose un nouvel article sur l’Allemagne127 en 1836. Mais c’est dans la décennie suivante que paraissent les contributions majeures. La série d’articles signée par H. Blaze sur la poésie lyrique allemande est publiée entre 1841 et 1843, les études de Saint-René Taillandier sur la poésie et la littérature politique allemande en 1843, 1844, 1845, et l’essai de Nerval sur Heine en 1848. Comme on le constate, et même si l’intérêt pour la production littéraire en prose demeure prépondérant, à la fin de cette période, le centre de gravité s’est largement et significativement déplacé vers la poésie. Par ailleurs, si l’on convient que la Revue des Deux-Mondes a acquis sans conteste une position de premier plan sous la Monarchie de Juillet, passant de 350 abonnés en 1831 à 1000 en 1834,128 pour atteindre les 7000 environ en 1852129 quand la plupart des autres publications dépasse avec peine le millier, son autorité et l’ampleur de sa diffusion à l’époque font d’elle un instrument essentiel pour l’évaluation de la diffusion en France des courants littéraires étrangers, lyrique germanique comprise, entre 1830 et 1850. La Revue des Deux-Mondes qui, à partir des années 1830, développe elle aussi une nouvelle stratégie éditoriale incluant la poésie, accorde désormais une place de choix aux traductions de poètes allemands bien connus comme Goethe, Schiller, Bürger, etc. Cela n’exclut pas toutefois la recherche de nuances plus authentiquement germaniques. Cette « couleur vraiment originale », les collaborateurs de la revue vont la trouver dans le Lied, « une fleur qui ne vient qu’en Allemagne».130

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E. Quinet. Revue étrangère. L’Allemagne. In : RDM, 1836, T. 4. P. 171. Les chiffres sont d’André Monchoux. P. 216. Les chiffres sont de Philippe Régnier. Littérature nationale, littérature étrangère au XIXe siècle. La fonction de la Revue des Deux-Mondes entre 1829 et 1870. In : Philologiques III. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994. P. 291. RDM, 1835, T. 4. P. 131.

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C’est le sens surtout des contributions d’Henri Blaze qui, entre 1835 et 1845, va signer une série d’articles que l’on peut considérer comme essentiels pour la connaissance de la poésie allemande : Uhland et Dessauer (1835), Meyerbeer (1836), Friedrich Rückert (en 2 parties) (1845), De la poésie lyrique en Allemagne – Edouard Mörike (1845), etc. Si l’auteur souligne le caractère particulièrement populaire du Lied (Volkslied), il cite surtout des Kunstlieder en regrettant combien la poésie française, selon lui, est loin de cette inspiration : Si nous avons toujours ignoré cette poésie, c’est que, pareille aux Vergissmeinnicht du Rhin et du Danube, elle se cache sous les grandes herbes qui bordent le fleuve de la littérature. […] En France, nous n’avons rien qui puisse donner une idée de cette poésie. […] L’essence de cette poésie est le vague, l’indéfinissable. […] Il me semble que ce genre mériterait d’être connu chez nous.131

Tout en évoquant des textes poétiques déjà célèbres, Blaze fait aussi œuvre d’introducteur en citant l’œuvre de poètes alors peu ou pas connus, tels que Rückert, Mörike, Kerner, Novalis. Le poète Adalbert von Chamisso est présenté en 1840 par Jean-Jacques Ampère qui traduit également Le Château de Boncourt. A partir de 1843, Saint-René Taillandier étudie L’état de la poésie en Allemagne et élargit la palette des auteurs cités : Lenau, Freiligrath, Heine, Beck, Dingelstedt, Hartmann, Geibel, etc. Toutefois, ces choix ne sont pas exclus de parti pris. En effet, selon le même Saint-René Taillandier, la poésie politique aurait tari la veine poétique en Allemagne. Comme il l’affirme à plusieurs reprises, « un vent glacial a soufflé sur la pensée poétique»,132 « la vraie poésie, la seule qui puisse convenir au génie de l’Allemagne, était devenue veuve ».133 Influence d’un contexte politique plus que tendu ? Perte des illusions ? Pour le critique français, les poètes allemands des années 1845 cumulent les handicaps : D’abord ils arrivent tard, le lendemain d’une grande période, dont la gloire récente est à la fois pour eux une excitation féconde et une difficulté presque invincible. Il y a plus : ce qui restait à moissonner après l’abondante récolte poétique de Goethe, de Schiller, de Herder, de Jean-Paul, a été recueilli avidement par toute une famille charmante, déjà illustre à son tour, et devenue un danger nouveau pour les survenants : il suffit de nommer Uhland, Rückert, Justinus Kerner. Ainsi, bien moins heureux que nos jeunes et ardents poètes de 1825, lesquels succédaient à une école vieillie, à une littérature épuisée, ceux-ci, seconde génération d’épigones, ont à supporter l’accablant héritage des demi-dieux et des héros !134

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RDM, 1841, T. 3. P. 821–828. RDM, 1834, T. 4. P. 434. RDM, 1847, T. 1. P. 539. Saint-René Taillandier. Poètes contemporains de l’Allemagne – M. Franz Dingelstedt. In : RDM, 1845, T. 4. P. 508.

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Fait significatif, lorsqu’en 1850 Saint-René Taillandier présente un compte-rendu sur « La littérature en Allemagne depuis les Révolutions de 1848 », la poésie ne fera plus partie de son propos. La poésie d’outre-Rhin est toutefois mentionnée par Nerval qui consacre tout un article à Heinrich Heine en 1848. Sa présentation inclut de larges extraits du Buch der Lieder traduits en prose et l’intégrale de l’Intermezzo (également en prose) accompagnée des poèmes Le Sphinx et Le Rêve. A cette époque troublée par les tumultes réformateurs et révolutionnaires, le poète français affirme qu’: il y a peut-être quelque courage à s’occuper de simple poésie. […] Il faut bien que quelque fidèle, en ce temps de tumulte où les cris enroués de la place publique ne se taisent jamais, vienne réciter tout bas sa prière à l’autel de la poésie.135

En faisant connaître le Lied ou la poésie de Heine à un plus large public français, des traducteurs comme Henri Blaze ou Gérard de Nerval font office à la fois de pionniers et de vulgarisateurs, au sens le plus noble du terme. Ils réalisent par là même la synthèse idéale entre les orientations ‘grand public’, représentées dans la majorité des revues, et le prisme plus spécialisé de revues à vocation littéraire, comme par exemple les diverses formules éditoriales de La Revue germanique.

La Bibliothèque allemande (1826), La Revue germanique (1827), La Nouvelle Revue germanique (1829–1834), La Revue germanique (1835–1837) Ces titres illustrent successivement la même et unique tentative d’une rédaction de revue littéraire alsacienne basée à Strasbourg : se consacrer entièrement aux questions culturelles allemandes et s’ériger en interface entre la France et son voisin d’outre-Rhin. Bien qu’irrégulier, le trajet éditorial de ce périodique est toutefois un bon indice des difficultés inhérentes au projet. L’entreprise, en effet, fut ambitieuse. Détail qui n’est sans doute pas anodin, La Bibliothèque allemande rendait déjà le défaut des traductions responsable de la méconnaissance de la France sur l’Allemagne à cette époque : C’est cette difficulté de traduire et l’infidélité avec laquelle on a rendu les pensées de Klopstock, de Wieland, de Schiller, qui fait que la littérature allemande est encore si peu appréciée en France. On n’ose plus mettre en problème, comme l’a fait, au siècle de Louis XIV, le bon père Bonhours, la question de savoir « Si un Allemand pouvait être un bel esprit ? » mais beaucoup de gens attachent encore aux épithètes de tudesque, de germanique je ne sais quoi de ridicule et d’injurieux.136

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G. de Nerval. Les poésies de H. Heine. In : Oeuvres complètes (1989). P. 1121. Bibliothèque allemande, 1826, T. 2. P. 20.

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La promotion des productions intellectuelles allemandes se veut donc sérieuse, systématique et menée en profondeur. Tous les sujets sont abordés : littérature, philosophie, histoire, droit, médecine, etc. On retrouvera les mêmes rubriques dans la Revue germanique qui prend le relais de La Bibliothèque allemande à partir de 1827. Le programme de la nouvelle formule éditoriale a le mérite d’être clair sur la question des échanges franco-allemands et met explicitement l’accent sur la nécessité d’un enrichissement indispensable : L’action littéraire de l’Allemagne sur ses voisins nous présente un intérêt encore plus puissant. Cette action n’est pas grande ; mais elle grandit sous nos yeux ; elle n’égale pas celle de la France, ni même celle de l’Angleterre sur les autres nations, mais elle est toute prête à entrer en concurrence, et elle paraît devoir y entrer d’autant plus largement que l’Angleterre et la France l’y appellent avec des instances si flatteuses […].137

Dès la première année de publication (1827), le poète Klopstock figure en bonne place, accompagné d’un article sur les Chansons nationales allemandes avec la mention des poètes ‘patriotes’, Körner, Arndt, Stolberg, Rückert, etc. La présence de la littérature allemande dans la revue se marque également par des considérations sur Goethe, sur Voss, mais aussi par un large Résumé de l’histoire de la littérature allemande proposé par Loève-Veimars. S’ajoute un article sur la dernière décennie littéraire en Allemagne qui mêle poètes, romanciers, dramaturges, théologiens. Si la Revue Germanique (1827) a régulièrement offert ses colonnes à des sujets littéraires,138 il revient à la Nouvelle Revue Germanique (1829–1837)139 d’avoir accompli le plus gros du travail d’information littéraire sous la signature de Paul Lehr, de Joseph Willm, et surtout de Xavier Marmier, tout à la fois introducteur, traducteur et pourvoyeur d’images d’une Germanie idyllique. Dans les pages de la revue, Xavier Marmier publiera de véritables cours de littérature allemande (biographies de Novalis, de Hoffmann, de Tieck, de Werner, de Kleist, de Uhland), et, en 1834, ses propres créations poétiques inspirées par l’Allemagne. D’autres études, le plus souvent non-signées, sur les Nibelungen (1830–1831), des exposés plus généraux sur La littérature de 1813 à 1828, L’influence de la Restauration sur la littérature allemande – l’état de la poésie complètent l’ensemble pendant cette période.

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Revue germanique, 1827, T. 1. Le sommaire montre un intérêt plus précis pour les sujets juridiques, historiques, philologiques et de sciences politiques. Dans le T. 1, on trouvera deux articles sur la correspondance entre Goethe et Schiller, un article sur les poésies du roi de Bavière ainsi qu’un « Coup d’œil sur la littérature allemande de 1813 à 1828 », signé C. C. Voir l’étude de Paul Rowe. A Mirror on the Rhine ? The « Nouvelle Revue germanique » (Strasbourg, 1829–1837). Francfort, P. Lang, 2000.

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Il est intéressant d’apprendre quel jugement ont pu porter à l’époque les Allemands sur ces publications entièrement consacrées à leur culture. Un aperçu critique de 1832 permet fort opportunément de s’en faire une idée : La Nouvelle Revue germanique continue à répondre à son but de faire connaître à nos voisins d’outre-Rhin les productions les plus solides et les plus intéressantes de notre littérature, d’une manière si heureuse, qu’elle mérite une place honorable même parmi les ouvrages de critiques périodiques réservés aux Allemands.140

Puisque désormais « on ne conteste plus aux Allemands le goût et les talents pour les beaux-arts et surtout pour la poésie »,141 la création poétique d’outre-Rhin figure naturellement parmi les centres d’intérêt des rédacteurs alsaciens. L’article sur les Poésies de G. Schwab paru dans le Tome 2 de la Nouvelle Revue germanique en 1829 expose quelques points de vue sur la soi-disant renaissance du génie lyrique allemand grâce à l’Ecole souabe : Quelques grands que soient les mérites de M Schwab, nous ne saurions, avec l’auteur de cet article, lui attribuer celui d’avoir réveillé de nouveau le génie lyrique après un sommeil de plusieurs années. Le génie lyrique n’avait pas besoin d’être réveillé : il ne s’est jamais endormi en Allemagne. Schiller et Goethe même brillent parmi les poètes lyriques au premier rang. Depuis, ce genre de poésie a été cultivé avec beaucoup de succès par un assez grand nombre de poètes, parmi lesquels il suffira de citer les noms des frères Schlegel, de Tiedge, Kosegarten, Körner, Uhland et Schulze.142

Si l’auteur de l’article demeure inconnu, son texte témoigne d’une connaissance bien plus fine que de coutume. En effet, la poésie lyrique allemande est souvent dite dès cette époque en mauvais état par les Allemands eux-mêmes car Schiller et Goethe auraient ‘détourné’ le goût du public vers les genres épique et dramatique. Or cette analyse ne sera reprise que bien plus tard par les commentateurs français qui, en 1829, voulaient voir dans l’Allemagne la ‘terre lyrique’ par excellence. La Nouvelle Revue germanique dresse un panorama un peu composite qui déroute au premier abord : une Notice sur la vie et les écrits de Schiller très circonstanciée (1830), une traduction « fidèle et exacte » de la Lénore de Bürger en 1831 complétée par un aperçu sur Bürger et ses œuvres, des extraits de l’Hyperion de Hölderlin, une série d’articles sur Novalis, sur les Poètes allemands du XVIIe siècle, les Poètes autrichiens (1831), et sur les Poésies de Pfeffel traduites en vers par Paul Lehr (1831). Plus qu’un simple souhait d’information, La Nouvelle Revue germanique se trouve une réelle vocation pédagogique, ainsi qu’en témoigne M. Wolff dans son remarquable essai sur l’état de la poésie allemande en 1833 :

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Nouvelle Revue germanique, (auteur non spécifié), 1832, T. 11. P. 372. Bibliothèque allemande, 1826, T. 1. P. 3. Nouvelle Revue germanique, 1829, T. 2. P. 25.

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La poésie lyrique est un élément où les Allemands se sont de tout temps exercés de préférence et avec un grand succès. La sensibilité grave et profonde qui est propre à notre nation, ainsi que l’habitude de réfléchir sur les sentiments, […] le plaisir à contempler les choses de la nature, sont autant de causes qui, dans toutes les circonstances, favorisent la poésie lyrique. […] [Suit une distinction entre poésie lyrique sacrée et poésie lyrique profane] Quant à la poésie lyrique profane, trois directions principales y ont été suivies, et paraissent devoir se maintenir longtemps encore, parce que toutes trois trouvent des dispositions analogues dans l’esprit du temps. Ce sont les directions suivies par Goethe, par Uhland et par Heine. On pourrait désigner la manière de Goethe par le nom de lyrique-universelle, celle de Uhland par celui de lyrique-allemande et celle de Heine par celui de lyrique-conventionnelle.143

A partir des années 1833, la signature de Xavier Marmier sera régulière dans la revue. Traductions de poésies diverses (Rückert, Uhland, Goethe, Schiller, Chamisso, etc.) dans les pages consacrées aux Nouvelles et Variétés et aux « Traductions » de 1833, ainsi qu’un florilège de poèmes de Novalis sont pour Marmier l’occasion de remarques souvent pertinentes, comme par exemple sur la qualité ‘formatrice’ de la traduction.144 On notera également deux articles sur les poètes Zedlitz (1834) et Matthisson (1837), accompagnés de traductions en prose, ainsi qu’une présentation des « Chansons populaires allemandes » par le baron F. C. d’Erlach, contenant deux extraits (en prose) de Volkslieder, dont un de Martin Luther. Cette énumération témoigne à elle seule de la singularité des choix de la revue. La sélection est ambitieuse et sort souvent des sentiers battus et rebattus. On sent partout s’exercer le contrôle de regards connaisseurs qui mettent en avant des noms jusque-là peu ou pas connus. Ainsi, la présentation sur Les poètes autrichiens145 est une excellente occasion de rappeler que les frontières de la lyrique germanique ne se limitent pas à l’Allemagne. Pourtant, A. Monchoux ne peut s’empêcher de remarquer que la démarche de la revue […] de bonne qualité et d’intérêt sérieux, n’est pas cependant sans déchet : trop de détails, et parfois une attention qui s’attarde sur des productions qui ne le méritent pas. […] La plupart de ces articles, d’origine allemande, devaient rester un peu sibyllins pour le lecteur français…146

Le public de l’époque a-t-il pu vraiment retenir quelques éléments de cette déferlante érudite ? Si l’on prend en compte le handicap que représente pour une publication sa dimension provinciale et la proximité culturelle indéniable des

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M. Wollf. L’état actuel de la poésie allemande. In : Nouvelle Revue germanique, 1833, T. 13. P. 53. « Il me semble que le meilleur est encore de faire violence à la pruderie de notre langue et de lui donner d’abord par force ce dont elle finira bien par s’accommoder». (Cf. X. Marmier. In : Nouvelle Revue germanique, 1833, T. 14. P. 346.) Nouvelle Revue germanique, 1831, T. 11. P. 257. A. Monchoux. P. 222–223.

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collaborateurs alsaciens avec l’Allemagne, il est probable que l’impact de cette revue sur le lectorat français ‘de base’ aura été moindre que celui des revues parisiennes.147 La trop grande spécialisation des différentes versions de la Revue germanique a peut-être joué aussi en sa défaveur, même si le travail de fond effectué demeure incontestable. Examinées sur une vingtaine d’années, les livraisons successives de ces revues de germanistes constituent, à l’évidence, une tentative de vulgarisation des plus efficaces. Toutefois, des revues plus généralistes, comme la Revue des Deux-Mondes ou la Revue de Paris ont sans douté été, en fin de compte, de meilleurs vecteurs de diffusion de la littérature allemande auprès du public français. L’influence concrète sur leur lectorat des revues alsaciennes qui ont retenu notre attention est difficile à évaluer en l’absence de chiffres précis (tirages, abonnés, etc.). Il reste que par le sérieux de son information, La Revue germanique et ses variantes ont souvent été, à moindres frais, une réserve documentaire pour les chroniqueurs des autres revues qui traitaient de sujets allemands.148

La France littéraire La France littéraire fut fondée en 1832 sous le double patronage du roi Louis-Philippe et de son épouse. Cette revue qui se voulait prestigieuse compte au nombre de ses collaborateurs quelques-unes des signatures les plus en vue de l’époque : Sainte-Beuve, Lamartine, Chateaubriand, etc. Clairement ouverte à la culture allemande, la rédaction ne présente en revanche aucun nom faisant autorité sur les questions germaniques. Le prospectus de la revue affiche d’autres priorités, à savoir « tirer la littérature de l’état de langueur et de désorganisation précaire où nous la voyons plongée, […] opposer à l’illustration d’une France Politique, la gloire plus modeste mais non moins intéressante, de notre France littéraire ». Du même coup, cette revue s’érige en « une vaste lice, un brillant gymnase où [les auteurs] viendront, de tous les points de la France, disputer à l’envi de zèle, de dévouement, d’enthousiasme pour la gloire des lettres, pleins d’espérance et de réputation naissante. »149 La France littéraire accueille bien évidemment la littérature étrangère. Entre autres compte rendus qui dressent une image très réelle de la réception des poètes et écrivains allemands : Klopstock, Goethe, Bürger, Hans Sachs, Tieck, Hoffmann, Heine. Il ne fait pas de doute que La France littéraire récolte la moisson des publications plus attentives à l’Allemagne. Une sorte de ‘Reader’s Digest’ mi-

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Il est probable toutefois que la revue jouissait d’un assez large lectorat dans les cercles lettrés parisiens. Edgar Quinet, Sainte-Beuve, Philarète Chasles, Gérard de Nerval la lisaient régulièrement (cf. P. Rowe. P. 40. Voir, également, P. Berthier, vol. 1. P. 321). Cf. P. Rowe. P. 37–38. La France littéraire. Prospectus de la revue. 1832, non paginé.

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nimum se constitue peu à peu, qui vient compléter les informations déjà fournies par Mme de Staël une génération plus tôt. Dès la première année de parution, La France littéraire insère dans les colonnes de sa rubrique exclusivement consacrée à la poésie un article d’Adolphe Mazure sur Klopstock, « aigle de la poésie chrétienne»,150 sans cesse cité en exemple depuis De l’Allemagne. Cela convient parfaitement à la ligne éditoriale de la revue et sert en même temps le cliché d’une l’Allemagne idéale, pays de la sensibilité poétique par excellence. C’est à l’un de ses rédacteurs, Ernest Falconnet, que La France littéraire doit ses contributions les plus intéressantes sur la littérature allemande. Dans son article sur La jeune littérature allemande, E. Falconnet met en contraste la « tutelle humiliante » de l’Angleterre sur la France avec des « sources plus pures et plus fécondes » trouvées, à ses yeux, en Allemagne. Non sans s’exposer lui-même, il met en discussion les critères des choix opérés par les générations successives de traducteurs : C’est là ce que nous faisons pour la littérature étrangère depuis bien des années. Nous la traduisons, nous l’imitons, et, ce qui est pis encore, bien souvent sans avoir fait préalablement le choix si hautement exigé par la morale publique ou par l’esprit national. Ainsi nous avons d’abord accepté la littérature anglaise […]. De nos jours, nous nous prenons enfin à secouer cette tutelle humiliante ; nous revenons puiser à des sources plus pures et plus fécondes […]. C’est la civilisation allemande, c’est la littérature de par-delà le Rhin, c’est le souffle ardent de la poésie germanique, la pieuse exaltation de Weimar, la profonde philosophie de Munich…151

Au fond, Falconnet fait preuve d’une attitude fort ambiguë vis-à-vis de l’Allemagne : le « sublime concert de notes isolées dont l’écho est parvenu jusqu’à nous à travers le tremblement de notre siècle »152 ne fait pas oublier les sentiments souvent anti-français qui animèrent les Allemands déçus de l’idéal napoléonien. Les noms d’Arndt, de Körner, de Rückert ont ici une valeur presque prémonitoire : la querelle du Rhin éclatera à peine quelques années plus tard. Pourtant, dans son Etude sur les écrivains les plus célèbres de l’Allemagne, le même auteur qualifie les pays allemands d’« océan de douce et virginale poésie »153 et cite quelques noms, en guise de calendrier d’études, avec, pour les poètes, Goethe, Bürger, Uhland, Stolberg, Arndt. Sur les traces de Mme de Staël, il tentera dans un autre article d’inciter les vocations littéraires naissantes à se mettre à l’école de « la glorieuse pléiade germanique »:154 L’Allemagne est donc pour nous un pays à étudier ; nous devons interroger sa civilisation et lui emprunter tout ce qu’elle peut nous offrir d’utile ; nous devons connaî-

150 151 152 153 154

La France La France La France La France Ibid.

littéraire, littéraire, littéraire, littéraire,

1832, T. 1837, T. 1837, T. 1833, T.

1. 4. 4. 5.

P. P. P. P.

20. 302. 303. 51.

La poésie allemande en traduction française

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tre sa littérature et voir ce qui peut aller à notre caractère français. […] On comprend déjà parmi nous combien cela est nécessaire et les esprits gravitent instinctivement vers une nouvelle tendance d’imitation germanique.155

Sous la signature du même Falconnet, le germaniste de l’équipe, La France littéraire publie dans une livraison ultérieure un article sur Bürger156 sous forme biographique, offrant des traductions en prose de Lénore, Le Chasseur en liberté, L’Empereur et l’abbé. Avec un article sur Ludwig Tieck et un autre sur Hans Sachs, il va essayer toutefois de nuancer l’impression qu’il donne d’avoir un peu trop décalqué les indications bibliographiques dans De l’Allemagne. La tendance se confirmera au fil du temps. Signalons également, en 1835, les Poésies de H. Heine traduites par le marquis de Lagrange. Ces traductions en prose des Nordseelieder (1827) sont une des toutes premières tentatives d’acclimater en France le lyrisme de Heine. Cette incitation ne restera pas sans suite. Si La France littéraire comporte relativement peu de traductions, en revanche, les poèmes d’auteurs français publiés conformément aux objectifs affichés dans le prospectus de la revue se révèlent un riche filon où trouver quelques signes concrets de l’imprégnation germanique chez les poètes romantiques.

La Revue du Midi Publiée et diffusée à partir de Toulouse entre 1833 et 1838, puis entre 1843 et 1845, La Revue du Midi s’inscrit dans une perspective voisine de celle de La France littéraire. L’avertissement de la rédaction revendique clairement la volonté de fonder une revue provinciale sans complexes : « Certes Paris sera toujours la capitale de la France, mais ce n’est déjà plus là la France tout entière ».157 Ainsi, il faut « créer au plus vite dans les provinces d’autres foyers intellectuels », même si, pour ce faire, certains collaborateurs de la revue se verront recrutés à Paris. En dépit de son éloignement géographique des zones d’influences germaniques traditionnelles, le Midi de la France, – Toulouse avec La Revue du Midi, mais aussi Montpellier où enseigne notamment Saint-René Taillandier, par ailleurs correspondant de la Revue des Deux-Mondes – n’est visiblement pas à exclure d’une réflexion sur les traductions poétiques de l’allemand. L’admiration des éditeurs pour l’Allemagne et le désir de remédier à la méconnaissance française sont manifestes, comme en témoigne ce constat de 1845 : Il n’est pas de pays en Europe où la production intellectuelle soit aussi active qu’en Allemagne. Cinq à six mille ouvrages nouveaux par an. Pas un journal français n’ac-

155 156 157

La France littéraire, 1837, T. 4. P. 309–310. La France littéraire, 1833, T. 5. P. 230. Revue du Midi, T. 1, janvier–juin 1833. Non paginé.

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corde deux lignes à des publications si multipliées ; le nombre des volumes qui franchissent le Rhin est des plus minimes, et il est maint département où rencontrer un homme versé dans la langue de Schiller et de Goethe serait tout aussi difficile que de trouver une personne en état de lire, à livre ouvert, les écrits de Confucius dans le texte original. On nous saura donc quelque gré d’extraire trois ou quatre pages de ces volumes si peu connus chez nous.158

Ce propos permet toutefois de mesurer un certain éloignement culturel de la province par rapport à des cercles littéraires parisiens mieux informés et approvisionnés en livres traduits. Le fait que « le nombre des volumes qui franchissent le Rhin est des plus minimes » n’était en effet plus d’actualité à cette date. La Revue du Midi partage avec La France littéraire son germaniste attitré, le Lyonnais Ernest Falconnet. Cela explique vraisemblablement la présence d’articles sur des sujets assez proches de ceux rencontrés dans La France littéraire. Lorsqu’il écrit pour La Revue du Midi, Falconnet insiste bien sur la nécessité de « tourner nos espérances vers le sol germanique».159 Il s’intéresse également à Hans Sachs et Bürger160 et publie la traduction en prose de Lénore, L’Empereur et l’abbé ou Le Chasseur en liberté. Les livraisons de La Revue du Midi où figurent ces articles sont pourtant de trois ans antérieures à celles de La France littéraire. Le choix d’auteurs présenté dans ces deux revues est à dessein ‘standard’ (à part peut-être Hans Sachs), et illustre assez bien le niveau de connaissance auquel le lecteur français moyen a sans doute accédé vers les années 1840. Bien que La Revue du Midi n’affiche guère de prétentions en matière d’‘innovation’, plusieurs traductions de Uhland (qui fait l’objet d’un regard particulier puisqu’on lui consacre deux articles en 1836), un poème de la princesse Hélène de Mecklembourg, belle-fille du roi Louis-Philippe, ainsi qu’une série d’articles sur les Nibelungen, indiquent que ses éditeurs sont des observateurs attentifs des données littéraires germaniques malgré un éloignement géographique qui, à cette époque, était perçu autrement qu’aujourd’hui. Par ailleurs, au delà des circonstances plus ou moins fortuites, l’attention accordée aux réalités intellectuelles allemandes procède de raisons complexes. En effet, l’intérêt porté par certains savants allemands161 à l’ethnologie et à l’étude

158 159 160 161

Les voyageurs allemands aux pieds des Pyrénées. In : Revue du Midi, 1845, T. 2. P. 49. E. Falconnet. De la littérature allemande. In : Revue du Midi, 1834, T. 5–6. P. 40– 41. E. Falconnet. Etudes littéraires sur l’Allemagne – Poésie traditionnelle. In : Revue du Midi, 1834, T. 7–8. P. 40 et sq. Outre W. von Humboldt qui séjourna longuement au Pays Basque pour en étudier la langue, il faut également citer les noms d’A.W. Schlegel, auteur d’Observations sur la langue et la littérature provençales en 1818, et de F. Diez (1794–1867), linguiste spécialiste de la littérature de langue d’oc et des troubadours. Son Dictionnaire étymologique des langues romanes (1853) fut même une des principales sources du Dictionnaire de la langue française d’E. Littré.

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La poésie allemande en traduction française

des langues régionales telles que le basque, l’occitan, le provençal, etc. a pu également révéler des affinités plus profondes entre le ‘Nord’ et le ‘Sud’. Cette réalité, encore en germe dans la première moitié du XIXe siècle, se confirmera par la suite beaucoup plus nettement, lorsque apparaîtront des traductions de poésie allemande en langue occitane, œuvre d’occitanistes eux-mêmes germanistes.

2.4.1 Traductions de poésie allemande dans la presse et préférences poétiques des revues sous la Monarchie de Juillet Aucune sélection, nous l’avons déjà signalé, n’est jamais tout à fait dénuée de parti pris. Chaque traducteur français fait connaître, par ses choix, son niveau de perception de la poésie allemande, et exprime ses préférences. Ainsi, Xavier Marmier, collaborateur de La Revue germanique et de La Revue de Paris, retient surtout des poèmes de tonalité idyllique, avec une nette préférence pour les classiques, Uhland et les poètes souabes. Si, dans les pages de La Revue des Deux-Mondes ou de La Revue de Paris, Henri Blaze, fils du musicologue et critique musical Castil-Blaze, s’intéresse essentiellement au Lied, ce qu’illustre son choix d’auteurs (W. Müller, Kerner, Mörike, Uhland, Goethe), Saint-René Taillandier, pour sa part, occupe clairement le terrain de la poésie politique dans La Revue des Deux-Mondes, en citant à plusieurs reprises les représentants d’un courant ‘patriotique’ et exalté, tels que Rückert, Arndt, Fallersleben, Geibel, Beck, etc. Ce qui n’empêche pas l’auteur de constater par ailleurs que cette veine poétique, suscitée et alimentée par le cours de l’Histoire, a stérilisé ce qu’il considère être la ‘véritable’ inspiration lyrique qu’il retrouve fort heureusement… chez H. Heine !162 Toujours dans La Revue des Deux-Mondes, Nerval se tourne d’instinct vers les poèmes les plus authentiquement lyriques de Heine dans lesquels il voit un antidote, une rédemption possible à une époque de troubles et de bouleversements. Chaque traducteur, selon ses affinités, contribue ainsi à enrichir la lecture française de la poésie allemande. N’oublions pas, d’autre part, qu’en fonction de la perception qu’ils se font de leur lectorat, les différents collèges de rédaction sont très certainement intervenus auprès de leurs traducteurs afin de diversifier le choix d’auteurs et d’augmenter ponctuellement le nombre de textes traduits de tel ou tel poète allemand. On peut ainsi identifier des préférences ou des tendances plus ou moins communes. Aussi bien la poésie qui exalte l’éthos populaire que celle qui renvoie l’image sombre et contrastée de la mythologie nordique a rencontré les suffrages du plus grand public.

162

Notons que Saint-René Taillandier fait figurer le compte rendu des Neue Gedichte de Heine (exemple, s’il en est, de poésie lyrique !) dans un article de La Revue des DeuxMondes intitulé De la littérature politique en Allemagne (RDM, 15 janvier 1845).

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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La ballade, tout comme le Lied, perçus une fois de plus comme des formes spécifiquement allemandes, entrent dans les choix réguliers des traducteurs de poésie travaillant pour la presse. Ces échantillons correspondent assez bien au topos d’une Allemagne idéale qui circulait alors parmi les lecteurs français, et recoupe presque exactement les zones de faiblesse de la poésie lyrique française de l’époque. Ainsi, un des noms les plus associés à l’engouement germanique en France, Xavier Marmier, ne manque pas de remarquer dans ses articles la supériorité des ‘chants nordiques’163 sur une création poétique française oublieuse de sa veine populaire : Combien il y en a, de ces poésies du peuple, qui mériteraient d’être pieusement recueillies ! Combien il y en a que nous ignorons et qui se chantent chaque jour encore autour de nous sur les landes de Bretagne, sur les coteaux du Béarn et dans les champs de l’Auvergne ! Ce sont là ces perles dont parle Gray, ces perles sans tache enfouies dans l’océan du coeur humain, ces fleurs embaumées qui répandent souvent dans l’air leurs inutiles parfums. De louables essais ont été faits pour les arracher à leur obscurité. Puissent ces essais être longtemps continués ! La mine est vaste, et les filons qu’elle renferme valent bien la peine d’être explorés !164

Du coup, l’illustration de la veine populaire allemande se fait récurrente. Elle correspond au nouvel intérêt manifesté par les poètes et les écrivains français pour la littérature de la ‘Bibliothèque bleue’ et celle inspirée par le folklore. Ainsi, il est probable que chez certains traducteurs, l’inspiration bucolique et intimiste de tel poème de Rückert ou de Kerner n’a pas retenu l’attention par hasard : elle fut certainement de nature à faire prendre conscience aux poètes français des ressources ignorées de la poésie populaire, une source où la poésie française ‘desséchée’ aurait bien besoin d’aller se revivifier, comme le souligne déjà un critique de La France littéraire en 1832 : « On sent de toutes parts le besoin de replacer la poésie sur d’autres bases ou dans une autre voie».165 Aux alentours des années 1830, de plus en plus fréquemment revient sous la plume des traducteurs le nom de Ludwig Uhland, poète souabe qui, nous l’avons vu, figure en haut de la liste des poètes allemands les plus traduits dans les anthologies poétiques publiées en France à cette époque. Décrit comme le représentant inégalé de la ‘poésie fugitive’ (terminologie au spectre assez large que les critiques associent souvent à la poésie populaire allemande, ballade ou Lied),166 Uhland règne dans la La Revue du Midi qui se voit, pour ainsi dire, placée sous son ‘pa-

163 164

165 166

Par quoi il faut entendre l’Allemagne, l’Angleterre, mais aussi les pays scandinaves. X. Marmier. De la poésie populaire. In : Revue de Paris, novembre–décembre 1841, T. 36. P. 253. Nerval exprimera un point de vue similaire (G. de Nerval. Les vieilles ballades françaises. In : La Sylphide, 10 juillet 1842. Repris dans Nerval (1989). P. 761). Magnier. Cause du peu de popularité de notre poésie. In : La France littéraire, T. 1, 1832. P. 453. Pensons ici au titre du recueil de Mme Morel, Choix de poésies fugitives de Schiller (1825).

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La poésie allemande en traduction française

tronage’. On lui doit d’ailleurs la majorité des poèmes offerts en traduction dans cette publication. Sa prééminence est même explicitement affirmée : De tous les poètes modernes, Uhland est le plus populaire, parce qu’il est le plus national. Ce n’est pas sans raison que M. Boerne l’a comparé à Béranger.167

Cette comparaison qui met en balance Uhland et Béranger a ici tout son poids, quand on sait qu’à la même époque, ce dernier est sans doute le seul poète français vraiment connu en Allemagne. Par ailleurs, la ‘valeur ajoutée allemande’ est devenue une caution poétique indiscutable, y compris dans les milieux littéraires de province, comme le souligne la fréquente modalisation autonymique du mot ‘ballade’, souvent imprimé en caractères gothiques. L’idylle culturelle franco-allemande toucha ainsi la France de Paris à Toulouse ou Montpellier, et de Mulhouse à Bordeaux. Si l’on retrouve au fil des revues un même goût pour le décor populaire, comme c’est le cas chez Chamisso et dans les poèmes bucoliques et champêtres de Uhland, avec Wilhelm Müller, l’accent est plutôt mis sur le conte (Le Rêve de l’elfe),168 sur le spectacle de la nature déchaînée (Coquillages) ou, au contraire, sereine (Septembre).169 La prédilection pour des sujets suscitant l’effusion sentimentale, voire un certain degré de ‘sensiblerie’, est également repérable. Ce phénomène est à rattacher en droite ligne à la filiation staëlienne dont on trouvait déjà dans De l’Allemagne les éléments fondateurs. Le sentiment et la ‘sensibilité’170 sont désormais des critères d’appréciation importants que, dans les revues, les traducteurs n’hésitent pas à rappeler comme les conditions d’une création poétique valable en langue française. Le Lied devient ainsi l’exemple le plus emblématique de l’écriture lyrique d’outre-Rhin. Henri Blaze lui consacre une longue réflexion au cours d’une série d’articles qu’il publie dans La Revue des Deux-Mondes entre 1841 et 1843, avec de nombreuses traductions en guise d’illustration. Les poèmes choisis par Henri Blaze reflètent tous, en dernière analyse, la vision française du ‘romantisme’ à l’allemande.171 Heine dut être fort déçu en constatant que, si les roman-

167 168 169 170 171

Littérature allemande. Uhland, par M. Nicolas. In : Revue du Midi, 1836, T. 11–12. P. 430. Revue de Paris, 1841, T. 29. P. 271. Revue de Paris, 1840, T. 24. P. 193. Cf. La Sensibilité dans l’Histoire. Sous la direction de R. Chartier et G. Duby. Saint Pierre de Salerne, G. Montfort, 1987. Il va sans dire que cet aperçu n’a que peu de rapport avec le vrai Romantisme allemand qui était, dans sa première époque, un mouvement essentiellement philosophique et politique. Goethe, Schiller, Bürger, les poètes allemands les plus souvent cités parce que les plus ‘romantiques’ aux yeux des Français, sont en fait plutôt des ‘Classiques’ pour l’historiographie littéraire allemande (dans leur jeunesse, ces trois auteurs se situaient dans la mouvance du ‘Sturm und Drang’). Quant à Novalis, le poète-symbole

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tiques allemands étaient surtout une école d’opposition politique et philosophique, le romantisme français, pour sa part, n’était guère plus qu’un mouvement littéraire et artistique. Ainsi, les poèmes de Hebel, Salis, Schiller, Bürger, Heine, etc., qui font l’objet de traductions, sont en phase, tout comme le Lied et la ballade, avec ce que la France entend communément par ‘romantisme’ : mal de vivre, introspection, goût prononcé pour « les nécromants aux formes décrépites,/Les cachots souterrains, les clochers en débris/Qu’aiment tant les hiboux et les chauves-souris », pour reprendre les mots d’un Baour-Lormian.172 Cette inspiration nocturne que l’on retrouve chez Novalis (Hymnes à la nuit), Bürger (Lénore), Goethe (Le Roi des Aulnes), sert pour ainsi dire de ‘signe de ralliement’ aux propagateurs des valeurs culturelles allemandes en France. Comme l’écrit assez ironiquement Alfred de Musset : Les Allemands ont fait des ballades ; nous en faisons, c’est à merveille ; ils aiment les spectres, les gnomes, les goules, les psylles, les vampires, les ogres, les cauchemars, les rats […] ; nous les imitons et en disons autant, quoique cela nous régale médiocrement ; mais je l’accorde.173

Bien que s’adressant à un public des plus divers, on constate finalement que les revues évoquées, – dans une moindre mesure, sans doute, La Revue germanique –, offrent toutes aux lecteurs français un aperçu assez semblable sur les différents aspects de la poésie lyrique allemande. Il est probable que la présence dans plusieurs rédactions à la fois des mêmes chroniqueurs en charge de la rubrique germanique (Marmier, Blaze, Falconnet, etc.) a pu contribuer à cette uniformisation de l’aperçu donné au lectorat. On peut supposer aussi que la présence en France, et surtout à Paris, de librairies et de cabinets de lecture allemands animés par des desseins très nettement prosélytes174 a mis à la disposition des amateurs français de littérature allemande des sources d’information fiables sur les réalités littéraires d’outre-Rhin. Il est même probable que les éditeurs, se fiant aux goûts des lecteurs de la langue originale, tentèrent d’introduire en priorité sur le marché français les œuvres qui se vendaient le mieux en Allemagne.

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du premier Romantisme d’Iéna, ou même Hölderlin, ils passèrent en France quasiment inaperçus. Les poètes lyriques allemands Heine, Uhland, Eichendorff, Schwab, Kerner, Mörike, etc., très romantiques aux yeux des Français, furent pour leur part connus relativement tardivement en France, à une époque où l’Allemagne s’était déjà détournée du Romantisme. P. Baour-Lormian. Encore un mot, 2e satire. Paris, 1826. P. 18–19. A. de Musset. Lettres de Dupuis et Cotonet au Directeur de La Revue des Deux-Mondes. In : Contes par Alfred de Musset. Paris, Charpentier, 1854. P. 288. Cf. L’Europe et le livre. Réseaux et pratiques du négoce de librairie XVIe–XIXe siècles. Sous la direction de F. Barbier, S. Juratic, D. Varry. Paris, Klincksieck, 1996.

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La poésie allemande en traduction française

2.5 Traductions de poésie allemande dissimulées Les recueils de poèmes traduits en français appartenant à tel ou tel auteur allemand, tout comme les anthologies de poésie allemande sont, on l’a vu, des corpus de textes poétiques compacts et publiés selon les lois régissant alors l’édition de livres. Ce n’est nullement le cas des textes poétiques parus dans la presse française, qui, par la force des choses, sont des pièces disparates et éparses. Pour les besoins de ce travail, on a essayé d’en rassembler une partie et de créer un ensemble concrètement exploitable. Cependant, une étude des textes poétiques traduits en français entre 1820 et 1850 ne saurait faire l’économie des nombreuses traductions de poésie allemande dissimulées ou cachées qui ont pu être repérées et inventoriées tout au long de la recherche. Il s’agit de poèmes allemands en version française rencontrés aussi bien dans la presse que dans certains recueils, dans le corps même d’essais ou d’œuvres littéraires, et présentés sans signature comme s’il s’agissait de poésies françaises originales. Ce sont, le plus souvent, les créations de tel ou tel poète qui a lui-même traduit la poésie lyrique allemande à l’époque romantique. Ces textes poétiques ‘retrouvés’ constituent à nos yeux un corpus de textes d’un grand intérêt pour l’historiographie littéraire, qui vient s’ajouter à ceux déjà mentionnés. De surcroît, ce corpus inédit relativise et revoit à la hausse toute estimation sur le nombre de traductions de poésie parues dans la première moitié du XIXe siècle. Il n’est pas rare que l’empathie entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit soit telle que l’appropriation d’un texte de ce dernier lui paraît presque ‘naturelle’, voire pardonnable, puisque émanant, à ses yeux, d’un alter ego. En ce sens, la traduction ‘non déclarée’, tout comme la traduction ‘cachée’, constituent des cas plus bénins de détournement, ce d’autant plus qu’à l’époque, on ne pouvait pas encore parler de réelle infraction. Jamais signalées comme telles, les traductions non déclarées avaient de fortes chances de passer inaperçues parmi les œuvres originales de tel ou tel auteur, dans un recueil, une anthologie ou dans la presse. Ce jeu de perception s’adresse aux connaisseurs, les seuls, sans doute, à pouvoir l’apercevoir. La déontologie rejoint ici les problèmes de la (re)construction de sens. Les traductions cachées, quant à elles, vivent comme des greffes dans le corps d’un poème original. Il s’agit de bribes de textes traduits que le poète s’approprie en essayant de les fondre dans son propre texte, sans se soucier le moins du monde d’être pris en flagrant délit. Souvent, en effet, chez les écrivains, traduction et création poétique personnelle ont marché main dans la main. C’était déjà le cas à l’époque classique où, nous l’avons expliqué, le terme d’‘imitation’ désignait précisément une traduction-émulation, une école d’écriture dont le poète devait ensuite tirer le meilleur profit pour son œuvre propre.

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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S’agit-il d’une réminiscence de cette pratique quand, au XIXe siècle, les poètes insèrent encore leurs propres traductions dans des recueils de poésies personnelles ? Ni Emile Deschamps dans ses Etudes françaises et étrangères, ni Xavier Marmier dans ses Lettres sur l’Islande, ni Sainte-Beuve175 ne s’en privent. Les sommaires, qui se bornent à indiquer un titre générique – du type Poésies pour X. Marmier et Sainte-Beuve, Sonnets et chansons pour Nicolas Martin, etc. –, ne laissent généralement en rien deviner l’éventuelle présence de traductions. En 1840, La Revue de Paris accueille un nouveau collaborateur : « Nous choisissons les pièces suivantes dans un recueil manuscrit d’un jeune poète, N. Martin, qui se livre à l’étude de la poésie lyrique allemande, et qui en reproduit souvent avec bonheur le ton et l’esprit. »176 Nicolas Martin est présenté comme poète et aucun mot n’est dit de son activité de traducteur. La démarche n’est pas dépourvue de signification car, si les textes d’auteurs allemands mis en français portent malgré tout la mention ‘traduit de’ ou ‘imité de’, ils sont de fait situés au même niveau que les créations personnelles du poète traducteur et indécelables à la lecture d’un simple sommaire de périodique. L’effacement du traducteur est visiblement délibéré : la revue semble en effet plus soucieuse de présenter des ‘poèmes’ que d’offrir nommément au lecteur des ‘traductions’ qui ne jouissent pas encore d’une trop bonne réputation. Toutefois, on peut aussi imaginer que le voisinage entre poèmes originaux et poèmes traduits a contribué à ‘anoblir’ littérairement la traduction. Le brouillage est encore plus manifeste lorsqu’un traducteur s’approprie totalement le texte qu’il a traduit, allant jusqu’à le donner comme son œuvre propre. En l’absence du nom de l’auteur original, il devient dans la plupart des cas fort difficile de retracer la provenance réelle du poème. Si la critique des sources permet aujourd’hui d’identifier une bonne partie de ces occurrences, en revanche, le lecteur moyen du début du XIXe siècle, en l’état des connaissances de l’époque sur la littérature allemande, en était, presque à coup sûr, incapable. Le cas de Nicolas Martin, lecteur et traducteur assidu de la poésie allemande en français, poète lui-même à ses heures, ne manque pas de susciter l’intérêt et quelques questions. En recensant les Lieder et ballades allemandes traduits en français au XIXe siècle, E. Duméril mentionne sans s’y arrêter que l’ouvrage de N. Martin sur Les Poètes contemporains de l’Allemagne (1844) contient un poème de F. Rückert dont le premier vers est : « Le printemps fugitif m’a soupiré : « Poète…, ! »». Comment expliquer alors que l’on retrouve ce même incipit dans le poème Legs du printemps publié sous le nom de Nicolas Martin dans La Revue de Paris ? Certes, le commentaire de Duméril sur cette traduction, « Alexandrins et octosyllabes alternés. Gracieux, classique, mais fort peu exact », nous permet

175 176

A. Sainte-Beuve. Poésies. In : Revue de Paris, T. 1, 1839. P. 33 ; A. Sainte-Beuve. Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Paris, Delangle, 1829. Revue de Paris, juillet-août 1840, T. 19. P. 133.

La poésie allemande en traduction française

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de comprendre qu’à première vue, il est difficile de reconnaître le poème de Rückert dans la version plus ou moins autorisée de N. Martin.177 Lorsqu’il écrit L’Enfant de la veuve sur l’album de Mme Pauline Braquaval, le poète belge André van Hasselt ne signale en rien l’existence d’une chanson enfantine allemande bien connue, dont la trame est pourtant identique à celle de son poème qui revêt, dès lors, tous les traits d’une ‘imitation’ : 178 Das hungernde Kind

L’enfant de la veuve

« Mutter, ach Mutter, es hungert mich, Gib mir Brot, sonst sterbe ich. » – Warte nur mein liebes Kind, Morgen wollen wir ackern geschwind. » Als das Feld geackert war, Schreit das Kind noch immerdar.

« L’enfant criait (angoisse amère !) : « Oh ! j’ai si faim Du pain, ma mère ! »

« Mutter, ach Mutter, es hungert mich, Gib mir Brot, sonst sterbe ich. » […] (Poème anonyme)

– Avec tes cris, ô mon enfant, Tu me déchires les entrailles. Nous allons faire les semailles Demain dès le soleil levant « L’enfant criait (angoisse amère !) : « Oh ! j’ai si faim Du pain, ma mère ! » […] (Traduction A. Van Hasselt)178

Le changement de titre et le passage du premier vers du style direct au mode du récit (« Mutter, ach Mutter, es hungert mich » / « L’enfant criait (angoisse amère !) ») ne parviennent pas à effacer complètement les traces du discours original. Il semblerait d’ailleurs que Van Hasselt ait été assez coutumier du fait, en puisant abondamment dans les sources poétiques allemandes sans toujours rendre à César ce qui lui appartient.179 On pourrait penser que cette pratique était surtout le fait d’auteurs plus ou moins célèbres, en manque de reconnaissance littéraire. Ce qui est vrai dans une bonne proportion ne saurait toutefois être complètement généralisé.180 Ainsi, Gérard de Nerval lui-même s’attribuera la paternité du poème La Malade dans ses Odelettes, alors qu’il s’agit en fait d’un poème de Ludwig Uhland plus connu sous le titre Ständchen :

177 178 179 180

Cf. C. Lombez. Traduction et traducteurs de poésie allemande dans la presse française entre 1830 et 1850. In : Romanische Forschungen, 2/2004. A. Van Hasselt. Nouvelles Poésies. Paris, Droz, 1857. P. 175–177. Cf. M. Reichert. Les Sources allemandes des œuvres poétiques d’André van Hasselt. Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1933. Charles Baudelaire est également à mettre sur la liste de ces auteurs ‘plagiaires’, comme en témoigne, entre autres, l’exemple du poème Le Guignon dans Les Fleurs du Mal (Paris, Poésies Gallimard, 1972. P. 44), compilation d’une strophe du poète anglais Longfellow (A Psalm of Life) et d’une de Thomas Gray (Elegy written in a Country Churchyard).

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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Ständchen

La Malade

Was wecken aus dem Schlummer mich für süße Klänge doch? O Mutter, sieh, wer mag es sein in später Stunde noch.

Oh ! quel doux chant m’éveille ? Près de ton lit je veille, Ma fille, et n’entends rien : Rendors-toi, c’est chimère… – J’entends dehors, ma mère, Un chœur aérien !

«Ich höre nichts, ich sehe nichts, o schlummre fort so lind! Man bringt dir keine Ständchen jetzt, du armes krankes Kind.» Es ist nicht irdische Musik, was mich so freudig macht, mich rufen Engel mit Gesang, o Mutter, gute Nacht ! (L. Uhland)

181

– Ta fièvre va renaître… – Ces chants de ma fenêtre Semblent s’être approchés… – Dors, pauvre enfant malade, Va, point de sérénade… Les amants sont couchés ! – Les amants… que m’importe… Un nuage m’emporte… Adieu le monde, adieu… ! Maman, ces sons étranges, C’est le concert des anges Qui m’appellent à Dieu !180

Ce n’est qu’en 1852 que Nerval se décidera à révéler la paternité réelle de ce texte et à lui redonner son titre original, Sérénade.182 Chez Nerval, comme chez Van Hasselt, la traduction semble jouer à plein le rôle d’école de style qui était le sien lorsqu’on lui donnait encore le nom d’imitation. Replacées dans cette perspective, les ‘imitations-assimilation’ que l’on découvre chez Frédéric de Reiffenberg ou chez Nicolas Martin prennent un tout autre relief. Parmi les cas d’annexion, on peut aussi compter la greffe pure et simple d’un morceau de poème allemand traduit dans un poème français. Un certain nombre de poètes s’y sont essayés mais il n’est pas toujours facile au critique ou au lecteur attentif de repérer ce genre d’hypotexte, pour reprendre la terminologie de Gérard Genette. Fort heureusement, certains éditeurs ont su faire preuve d’une probité exemplaire. Ce fut le cas lors de la publication des poèmes du petit maître Frédéric de Reiffenberg, où les notes de l’éditeur permettent de retrouver les véritables ‘sources’ de sa poésie : Sans remords, sans pitié, me fuir ainsi, Volage ! Ne crois pas échapper ; effleurant mon visage, Ta ceinture ondoyante a glissé dans mes doigts ; Mes pieds croisent tes pieds, et mes lèvres deux fois Tout à l’heure ont pressé tes épaules d’ivoire. Arrête un seul moment ! Au temple de Mémoire

181 182

G. de Nerval, Odelettes (1832–1835). In : Oeuvres complètes (1989). P. 335. G. de Nerval (1989). P. 1631, notes.

La poésie allemande en traduction française

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Tu sais que tu promis de diriger mes pas ; Mais tu fuis plus agile, et ne m’écoutes pas. Arrête… ! C’en est fait ; épuisé, hors d’haleine, Quand tu cours sans effort, lentement je me traîne ; D’une amère sueur j’humecte le gazon ; La force, ainsi que toi, me laisse ; ô trahison ! Et vaincu, je te vois, loin de reprendre un maître, T’esquiver en narguant, bondir et disparaître (1) […]183 (1) On reconnaîtra ici plusieurs traits empruntés à Schiller. Le commencement est même pris tout entier de la pièce intitulée Die Ideale: So willst du treulos von mir scheiden/Mit deinen holden Phantasien, etc.

Faut-il interpréter la précision de l’éditeur, qui inscrit l’ensemble du poème dans son héritage schillérien en révélant ses sources d’inspiration, comme le signe d’un heureux revirement dans la déontologie auctoriale ? Dans le contexte de l’époque, cette manifestation rare d’honnêteté et de probité professionnelle apparaît en effet des plus modernes. Dans un autre poème du même recueil, Le Partage, dédié à M. de Barante, le même poète (F. de Reiffenberg) et son éditeur récidivent. Rien dans ce texte ne semblerait devoir attirer particulièrement l’attention jusqu’à une nouvelle note (« Cette fiction est de Schiller Die Theilung der Erde ») à mi-parcours. Le fait apparaît d’autant plus remarquable que le poète avait tout mis en œuvre pour effacer de son texte les traces visibles de Schiller. On ne peut supposer qu’à cette date, le public français (exception faite, sans doute, du dédicataire, auteur de la traduction du Théâtre de Schiller !) était suffisamment cultivé et informé pour reconnaître Schiller sous les mots de Reiffenberg. Même si, en termes de volume, les textes empruntés et greffés sont de taille diverse et souvent très restreinte, un tel phénomène de détournement n’est pas moins significatif. Ainsi, dans le poème Rosemonde, Henri Blaze ne se prive pas de s’inspirer du célèbre Bürger : Peux-tu me dire quelques choses De mon bien-aimé Valentin ? Est-il mort ? Est-il infidèle ? A-t-il atteint le but sacré ? Entend-il ma voix qui l’appelle ? […]184

Outre la configuration générale du poème qui est celle de la Lénore de Bürger, le vers « Est-il mort ? Est-il infidèle ? », décalque au mot près la traduction en vers de l’original par Nerval (« Bist untreu, Wilhelm, oder tot ? »), parue en 1830. Cette pratique n’est pas propre aux écrivains du XIXe siècle seulement. 183 184

F. de Reiffenberg. Poésies diverses. Paris, Dondey-Dupré, 1825. H. Blaze. Rosemonde, légende. In : La Pléiade. Ballades, fabliaux, nouvelles et légendes. Paris, Curmer, 1841, § XI.

Trente ans de traduction de poésie allemande en français

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Cinquante ans plus tard à peine, dans le cycle Les Rhénanes du recueil Alcools, on rencontrera sous la plume de Guillaume Apollinaire un poème intitulé La Loreley.185 Une lecture plus attentive révéla qu’Apollinaire avait suivi de très près le poème homonyme de Heinrich Heine et, en particulier, celui de Clemens Brentano dans Godwi : Die Lore Lay

La Loreley

Zu Bacharach am Rheine Wohnt eine Zauberin ; Sie war so schön und feine Und riß viel Herzen hin. […]

A Bacharach il y avait une sorcière blonde Qui laissait mourir d’amour tous les hommes à la ronde […]

(C. Brentano, Godwi)

(G. Apollinaire, Alcools)

Ces quelques exemples, choisis parmi divers autres, sont révélateurs d’usages littéraires alors courants. Ils témoignent de la forte survivance de l’imitation comme pratique intellectuelle et littéraire. Indiscutablement, depuis la Renaissance, la frontière entre traduction littéraire et création personnelle a toujours été des plus réduites. Elle le fut encore, visiblement, dans la première moitié du XIXe siècle, et jusqu’à ce que les droits d’auteur et ceux du traducteur offrent un cadre plus clair à une activité bien spécifique. Ce corpus de textes poétiques, destiné à s’accroître au fur et à mesure de l’avancée de la recherche, enrichit non seulement le patrimoine des traductions en français de la poésie allemande, mais constitue également une des preuves les plus tangibles du souhait, manifesté par certains poètes au XIXe siècle, de fondre littéralement l’imaginaire poétique germanique dans le vers français.

185

G. Apollinaire. Alcools. Paris, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1965. P. 115.

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La poésie allemande en traduction française

III. Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

Les orientations ou les préférences que les traducteurs ont exprimées par leurs choix, et à partir desquelles ils ont constitué l’échantillon de poésies allemandes en français disponibles dans la première moitié du XIXe siècle, se révèlent des paramètres indispensables pour évaluer non seulement la demande en traductions à cette époque mais aussi le degré de perméabilité du ‘limes’ culturel français. L’arrivée et la réception d’un poème dans une langue d’accueil, le français en l’espèce, obligent les traducteurs à intervenir à tous les niveaux de la matérialité du texte et surtout sur le plan de l’expression poétique. En sa qualité de processus d’écriture, la traduction poétique se réalise aussi bien dans un esprit de respect de la lettre du texte que dans un esprit de liberté du choix des moyens d’expression. Il s’agit là de deux facettes d’une même ‘fidélité’ qui ne devraient jamais être perdues de vue. Inventorier et analyser les situations de traduction de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle permet l’aperçu le plus large qui soit de la panoplie des moyens littéraires de cette époque ainsi que de la créativité des traducteurs. A une période où l’activité de traduction n’est que vaguement définie comme telle, il peut paraître délicat d’isoler une ‘théorie’ de la traduction poétique de la pratique elle-même. Un article de La Revue de Paris consacré à Emile Deschamps, un de ces petits maîtres du Romantisme également actif dans la traduction de poésie, semble parfaitement synthétiser les controverses qui agitent la scène littéraire de son époque à propos du sens à donner au mot ‘traduire’ : L’auteur des Etudes1 parle de grands traducteurs. Existe-t-il d’abord de grands traducteurs, et ne serait-il pas plus juste de dire tout simplement de bons traducteurs ? D’ailleurs, il faudrait enfin s’entendre sur les mots et déterminer nettement ce que signifie celui de traduction. Je ne connais, pour moi, que deux manières de transporter un écrivain d’une langue dans une autre. On le traduit comme Chateaubriand a traduit Milton, ou on l’imite comme les tragiques du XVIIe siècle ont tenté d’imiter les tragiques grecs. Fidèle jusqu’au mot à mot ou libre jusqu’à la refonte complète du modèle, si je puis ainsi parler, telle est l’alternative en dehors de laquelle on ne peut que s’égarer, dans la reproduction des chefs-d’œuvre des littératures étrangères. […]

1

L’auteur de l’article se réfère à Emile Deschamps, auteur des Etudes françaises et étrangères (Paris, Canel, 1828).

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Souvent la prosodie de la langue du traducteur n’offre pas les mêmes ressources que celle de l’auteur traduit. Comment trouver, par exemple, en français, l’équivalent du vers dramatique des Espagnols ? L’alexandrin de M. E. Deschamps vous donnera-t-il une idée parfaite du vers libre de Schiller ? […]2

Cet aperçu qui a le mérite de poser quelques questions pertinentes relatives à la traduction poétique vise tout particulièrement la ‘poésie septentrionale’, catégorie dans laquelle on rangeait alors la poésie allemande. L’avertissement lui-même s’élabore sur fond d’imagerie germanique : comparée à une sirène – « divinité fugitive » des eaux –, cette poésie de Nord incarne un danger permanent pour des traducteurs imprudents ou irréfléchis. La théorie qui succède à la mise en garde ne propose pourtant aucune nouveauté et se borne à l’alternative : traduire mot à mot (littéralement) ou refondre entièrement le texte original (en bon imitateur). L’activité littéraire à cette époque offre toutefois une palette fort diverse de ce que l’on pouvait entendre par ‘traduction’. Contrairement à l’image que l’on se fait d’un XIXe siècle ‘ère de la littéralité’, il est évident que les pratiques de la traduction-adaptation héritées de l’âge classique se sont maintenues. Elles semblent même la règle dans les revues qui, s’adressant pour la plupart à un large public, proposent plus souvent des textes destinés à plaire que des traductions ‘philologiques’. La praxis même de la traduction, bien plus complexe que ce que ne le laissent entendre nombre de commentaires, ne recule devant aucun moyen pour acclimater la poésie lyrique d’outre-Rhin en langue française. De l’imitation à la paraphrase, de la ‘fantaisie’ à la traduction – qu’elle soit à but pédagogique, destinée à la lecture ou bien au chant – très large fut le spectre de la traduction du texte poétique allemand dans la première moitié du XIXe siècle.

1. La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction Confortable bien qu’ambiguë, la dichotomie classique imitation/traduction n’est plus de mise dans le domaine de la recherche traductologique. Cependant, les linguistes qui ont touché à la question de la traduction ne se sont guère risqués sur le terrain de la poésie. Ainsi, Katharina Reiss3 qui propose une typologie de textes à laquelle correspondent des stratégies de traductions spécifiques ranget-elle la poésie parmi les « textes expressifs » sans trop détailler cette catégorie.

2 3

H. Babou. Les revenants littéraires : M. Emile Deschamps. In : Revue de Paris, janvier-février 1844, T. 26. P. 273–286. K. Reiss. La Critique des traductions, ses possibilités et ses limites. Arras, 2002.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

Barbara Folkart, auteur d’une étude sur la traduction et le discours rapporté,4 ne s’avance pas davantage. Parmi les rares théoriciens qui se sont aventurés sur le domaine poétique et ont tenté de proposer une taxinomie, on citera Efim Etkind et André Lefevere.5 André Lefevere distingue la traduction phonémique (celle pratiquée par L. Zukovsky ou P. Klossowski), la traduction littérale ou philologique (avec apparat critique), la traduction métrique (soucieuse de conserver le mètre de l’original), la traduction en prose, la traduction rimée (voulant conserver le mètre et le rythme de l’original), et, enfin, la traduction en vers blancs. La classification d’Efim Etkind dans Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique distingue pour sa part une traduction-information, une traduction-imitation, une traduction-interprétation, une traduction-allusion, une traduction-approximation et une traduction-recréation. Trop généraux malgré leur réel effort de couvrir l’ensemble des cas de figure de la traduction poétique, ces essais de typologie ne rendent pas compte de toute sa complexité. De ce fait, pour une meilleure évaluation critique de la traduction poétique au XIXe siècle, les propositions dues à A. Lefevere et E. Etkind ou celles, plus récentes, de traductologues allemands6 par exemple, restent des incitations méthodologiques que l’on ne prétendra aucunement adopter dans leur intégralité. Le corpus de textes poétiques constitué pour cette étude compte aussi bien des traductions ‘diminutives’ qui éludent des séquences entières du texte original, que des traductions ‘augmentatives’ enrichissant le texte d’arrivée de passages issus de l’imagination du traducteur. La ‘traduction-adaptation’, selon divers degrés de liberté pris avec le texte original, est le cas le plus courant au regard de toute classification de bon sens. Dans chacune de ces situations de traduction, l’empreinte du traducteur – ou sa ‘marge énonciative’ – est susceptible de révéler des cas fort parlants d’orthonymie, d’orthologie et d’orthosyntaxe, capables de confirmer l’hypothèse d’un enrichissement de l’expression poétique française au XIXe siècle au contact de la poésie allemande par l’intermédiaire de la traduction Enregistrer pas à pas, dans leur stricte chronologie, les diverses solutions de traduction, serait la voie la plus sûre et la plus confortable si l’on se contentait uniquement de simples constatations d’inventaire. Repérer et débattre, par contre, des solutions de traduction les plus originales, les plus audacieuses ou les plus complexes est malgré tout souhaitable si l’on veut dresser une échelle de

4 5 6

B. Folkart. Le Conflit des énonciations. Traduction et discours rapporté. Candiac, Balzac, 1991. A. Lefevere. Translating Poetry : Seven Strategies and a Blueprint. Assen, Van Gorcum, 1975. Cf. M. Schreiber (2004). Voir, également, A. Wittbrodt. Verfahren der Gedichtübersetzung. Frankfurt, Peter Lang, 1995.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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valeur, déceler les qualités d’une traduction et son éventuel impact sur l’expression poétique de la langue d’accueil, notamment du français. C’est cette dernière option qu’on a retenue.

1.1 La traduction de la poésie allemande selon Mme de Staël Bien qu’elle devance de peu, chronologiquement parlant, l’époque à l’étude, il serait difficile de ne pas s’arrêter une fois de plus sur le cas de Mme de Staël, l’une des premières consciences traductrices qui s’est exprimée sur la façon de rendre en français la poésie lyrique allemande. Au-delà des mérites que l’exégèse de son œuvre a su mettre en évidence, on conviendra que De l’Allemagne n’apporte pas vraiment d’éclairage théorique sur la pratique même de la traduction littéraire. Excepté quelques propos rapides formulés sur le ‘despotisme’ de l’alexandrin en français,7 sur l’insatisfaction qu’il peut y avoir à traduire Goethe ou Schiller en prose,8 et sur l’incapacité du français à exprimer le « bizarre »9 de la Lénore de Bürger, rien ne permet de cerner avec précision le point de vue de l’auteur sur l’acte de traduire. Cela est d’autant plus surprenant pour qui connaît la tendance qu’ont ordinairement les traducteurs à vouloir justifier, ou, tout au moins, à expliquer leurs options dans des paratextes ad hoc. Malgré ses silences, il serait faux de croire que Mme de Staël traductrice procédait de manière totalement empirique. Son texte sur L’esprit des traductions, paru initialement en version italienne10 en 1816 puis publié en France11 avant d’être repris dans ses Oeuvres complètes,12 prouve qu’elle avait conçu des idées très personnelles sur ce que devait être, à ses yeux, la traduction et, qu’au-delà, cette époque s’intéressait déjà à la ‘théorie’ de la traduction comme moyen d’échange de valeurs intellectuelles entre les cultures. Ainsi Mme de Staël se prononce-telle contre les traductions ethnocentriques que l’histoire littéraire désigna sous le nom générique de ‘Belles Infidèles’, et tente d’attirer l’attention de ses compatriotes sur une autre conception de l’activité de traduction, visiblement très proche des idées de F. Schleiermacher sur la verfremdende Übersetzung (ou ‘traduction décentrée’) : […] Les traductions des poètes étrangers peuvent, plus efficacement que tout autre moyen, préserver la littérature de ces tournures banales qui sont les signes les plus certains de sa décadence.

7 8 9 10 11 12

Cf. Mme de Staël. De l’Allemagne, vol. 1. P. 202. Mme de Staël. P. 232. Mme de Staël. P. 240. Cf. J. Albrecht. Die literarische Übersetzung. Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998. P. 85. Lettres champenoises, 1820, T. III. P. 147–159. Mme de Staël. Œuvres complètes, T. 17, Paris, 1821.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français Mais, pour tirer de ce travail un véritable avantage, il ne faut pas, comme les Français, donner sa propre couleur à tout ce qu’on traduit ; quand bien même on devrait par là changer en or tout ce qu’on touche, […] l’on ne pourrait pas s’en nourrir […]13

L’auteur va même jusqu’à affirmer qu’« on trouverait difficilement, dans la littérature française, une bonne traduction en vers. »14 Certes, la traduction des Géorgiques par l’abbé Delille semble trouver grâce à ses yeux, mais cette version française de l’œuvre de Virgile devrait, selon elle, être plutôt classée parmi les ‘imitations’, ces « conquêtes à jamais confondues avec les richesses nationales ».15 Pour ce qui est des traductions de la poésie moderne proprement dite, son évaluation est toute autre : […] on ne saurait citer un ouvrage en vers qui portât d’aucune manière le caractère étranger, et même je ne crois pas qu’un tel essai pût jamais réussir.16

Il n’est pas sans intérêt de noter que Mme de Staël impute principalement cette réalité aux entraves de toute espèce imposées par la langue française. Elle ira même jusqu’à envier presque les Anglais et les Allemands, dont la langue admet les inversions. Même si, de nos jours, E. Etkind a pu souligner à juste titre qu’un tel point de vue n’était acceptable que replacé dans son contexte ‘préromantique’,17 il permet de comprendre une partie des options de traduction qu’elle a effectuées dans son essai sur l’Allemagne. Par ailleurs, le choix que la traductrice fait de la prose répond à une double exigence : celle, tout d’abord, pédagogique, de livrer au lecteur une première impression, sans prétention littéraire aucune, sur l’œuvre de quelques poètes allemands, ce que Goethe a pu nommer la schlichtprosaische Übersetzung.18 L’autre exigence se comprend à la lumière des doutes de la traductrice sur la capacité du français à produire de ‘bonnes’ traductions en vers, conviction à laquelle Mme de Staël est arrivée, probablement, suite à ses propres essais (peu réussis) de traduction versifiée. C’est ce dont témoigne la version du Pêcheur de Goethe qu’elle a renoncé à publier dans De l’Allemagne.19 A propos de La Cloche de Schiller dont elle présente brièvement l’argument, n’at-elle pas ces propos tout aussi révélateurs ? Peut-on avoir l’idée d’un poème de ce genre par une traduction en prose ? C’est lire la musique au lieu de l’entendre ; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments qu’on connaît, que les accords et les contrastes d’un rythme et d’une langue qu’on ignore.20

13 14 15 16 17 18 19 20

Mme de Staël. De l’esprit des traductions. In : Œuvres complètes (1821). P. 602. Mme de Staël. Ibid. Mme de Staël. Ibid. Mme de Staël. Ibid. Cf. E. Etkind. P. 75. Disparue en 1817, Mme de Staël n’a pu en effet connaître le mouvement romantique français et son apport au renouveau poétique. Littéralement ‘traduction en simple prose’. Cité par E. Duméril. 95–96. Mme de Staël (1968). P. 232.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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La traductrice semble donc prise en tenaille entre son désir – contrarié par les obstacles de la langue d’accueil – de choisir le vers, et la résignation de devoir faire appel à la prose, faute de mieux. A de multiples endroits, De l’Allemagne se fait l’écho de ces tensions et révèle le décalage réel qui existe entre sa ‘théorie’ et la pratique concrète de la traduction. Mme de Staël présente les textes qu’elle traduit de deux manières : d’une part sous forme de traductions en prose (la Louise de Voss, l’Ode au Rédempteur, Hermann et Thusnelda de Klopstock, un sonnet d’A. W. Schlegel, etc.), d’autre part sous forme de résumés ou de paraphrases. C’est le cas pour Le Dieu et la Bayadère, Le Pêcheur, L’Elève du sorcier de Goethe, La Cloche, Cassandre, de Schiller. Parfois, dans le cas de poèmes plus longs, Mme de Staël se permet de juxtaposer les passages traduits aux résumés et aux paraphrases. Ce type d’association inhabituel, Mme de Staël l’utilise pour ‘traduire’ les ballades de Bürger (Lénore, Le Féroce Chasseur), La Fiancée de Corinthe de Goethe, et quelques extraits du final de Faust. Ainsi, des paraphrases narratives se voient mélangées à des passages traduits et des résumés de l’action, au point que l’on ne se rend plus compte ni des jonctions ni des limites qui devraient départager ces différents niveaux de texte. Seule, la comparaison avec le texte original permettrait de les mettre au jour, vérification par ailleurs impensable à une époque où si peu de monde connaissait l’allemand ! Cette véritable ‘méthode’ de traduction, proche d’un moderne Digest anglo-saxon, requiert un réel talent d’écrivain afin d’enchaîner sans rupture de ton ce qui n’est que résumé et/ou paraphrasé. Ayant l’intention d’adapter La Fiancée de Corinthe, Mme de Staël annonce qu’elle va « tâcher d’[en] rendre compte ». Entendait-elle par là qu’il n’était nullement question d’une ‘traduction’ au sens strict de l’époque ? De fait, peu d’indices offrent la possibilité à un lecteur non averti de savoir précisément où, dans le corps même de l’essai, commence et où finit son ‘compte-rendu-traduction’. Efim Etkind n’a pas manqué de souligner ce cas. A ses yeux, les traductions de Mme de Staël constituent un pur exemple de ‘traduction-interprétation’. La lecture plus attentive du poème de Goethe dans sa version staëlienne permet d’apercevoir un nombre important de ‘déplacements’ en traduction française, allant dans le sens d’un réaménagement, ou plutôt d’une réécriture de l’ensemble. Ce phénomène se fait remarquer dès la première strophe, où l’ordre des informations est inversé. La traductrice a visiblement préféré cette solution pour situer plus efficacement le cadre du récit, contrairement à Goethe, qui, lui, ménage des effets de retard à valeur dramatique :

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

92 1 2 3 4 5 6 7

Nach Corinthus von Athen gezogen Kam ein Jüngling, dort noch unbekannt. Einen Bürger hofft’er sich gewogen ; Beide Väter waren gastverwandt, Hatten frühe schon Töchterchen und Sohn Braut und Bräutigam voraus genannt.

8 9 10 11 12 13 14

Aber wird er auch willkommen scheinen, Wenn er teuer nicht die Gunst erkauft ? Er ist noch ein Heide mit den Seinen, Und sie sind schon Christen und getauft. Keimt ein Glaube neu, Wird oft Lieb und Treu Wie ein böses Unkraut ausgerauft.

Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connaît pas encore : c’était au moment où le christianisme commençait à s’établir. La famille de l’Athénien a gardé son ancienne religion ; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle ; et la mère, pendant une longue maladie, a consacré sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur aînée qu’on a faite religieuse.

De toute évidence, Mme de Staël en dit plus que Goethe. Si elle déplace l’exposition du motif dramatique central (la révélation de la consécration à Dieu de la fiancée, et ses raisons), elle ignore par contre délibérément les considérations de Goethe sur la foi (vers 13 et 14). Elle procède de même dans l’ensemble du poème, comme dans la troisième strophe où seul le premier vers est conservé. Le passage où Goethe décrit la première apparition de la mère de la fiancée, est ignoré. Même remarque pour la strophe suivante, qui, chez Mme de Staël, ne retient, ici encore, que l’information essentielle : l’arrivée en tout point fantomatique de la jeune fille, décrite par le poète dans les termes de « seltener Gast ». La narratrice-traductrice changera ensuite sa stratégie et elle choisira de rendre presque à la lettre le dialogue entre le jeune homme et sa promise : Bin ich, rief sie aus, so fremd im Hause, Daß ich vom dem Gaste nichts vernahm ? Ach, so hält man mich in meiner Klause ! […] Bleibe, schönes Mädchen ! ruft der Knabe, Rafft von seinem Lager sich geschwind : Hier ist Ceres’, hier ist Bacchus’ Gabe ; Und du bringst den Amor, liebes Kind ! Bist vor Schrecken blaß !

– Hélas ! suis-je donc déjà devenue si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée, que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte ? […] – Reste, mon enfant, lui dit-il, reste et ne sois pas si pâle d’effroi ; partage avec moi les dons de Cérès et de Bacchus ; tu amènes l’amour […]

On ne manquera pas de relever par ailleurs que seuls les dialogues de l’original échappent à la paraphrase ou au résumé. Mme de Staël donne fortement l’impression d’avoir traité le poème en texte de théâtre. Ainsi, certaines paraphrases de l’action, qui utilisent le présent, s’apparentent de manière frappante à des didascalies, comme : « la jeune fille semble plus à l’aise, elle boit avidement d’un vin couleur de sang »,21 ou bien « la mère arrive, et convaincue qu’une de ses esclaves s’est introduite chez l’étranger, elle veut se

21

Mme de Staël. P. 242.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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livrer à son juste courroux ».22 L’expression « juste courroux » apparaît tout à fait dans le registre du théâtre classique. D’autres occurrences, telles que « vœux insensés », « hymen », « empire des ombres » (là où Goethe se contente d’un lapidaire « dort », ‘là-bas’ !), etc., vont dans le même sens. Il n’est pas jusqu’à la pratique d’une certaine censure, au nom sans doute de la bienséance, qui fasse penser aux règles de l’art dramatique. La scène d’amour entre les jeunes gens, très explicitement décrite par Goethe, se voit résumée de la manière suivante : Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer ; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il y a comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante.23

Notons encore l’usage révélateur du terme « tableau », également utilisé dans l’économie théâtrale, et la même sollicitation de l’imagination du lecteur qui doit se figurer ce que le bon goût interdit qu’on ne représente. Ainsi, pour rendre compte de la 15e strophe, où le jeune homme devient pressant, Mme de Staël se contente d’une seule phrase : « le jeune homme conjure la jeune fille de se donner à lui »,24 là où Goethe se montrait beaucoup moins allusif. Il est assez évident que si Mme de Staël préfère traduire les passages porteurs d’une intensité dramatique, tout ce qui relève du côté psychologique de l’intrigue chez Goethe, en revanche, se voit mis sur un plan secondaire. Le caractère lyrique de l’original allemand ne semble guère préoccuper non plus la traductrice. La version de Mme de Staël témoigne que même pour les esprits les plus éclairés de cette époque, les seules références ‘poétiques’ concernaient alors presque exclusivement l’écriture dramatique ou épique, au détriment de l’expression lyrique. Bien que sa sensibilité lui ait sans doute fait entrevoir la possibilité d’une autre réalité, visiblement, Mme de Staël ne disposait pas encore elle-même des moyens d’expression adéquats. C’est probablement la raison pour laquelle la ‘théorie’ de la traduction décentrée qu’elle expose dans le texte sur L’Esprit des traductions est en décalage évident avec sa ‘pratique’ concrète dans De l’Allemagne, bien plus proche de la traduction ethnocentrique que des postulats de Schleiermacher. La formule (résumé-traduction-paraphrase) dont usera25 Mme de Staël est probablement à comprendre comme une solution – assez inédite – de compromis entre des exigences de fidélité et d’expressivité encore ressenties comme contradictoires dans la traduction. Cette option, semble-t-il, n’a pas fait école pour la traduction de poésie. Les traduc-

22 23 24 25

Mme de Staël. P. 243. Mme de Staël. Ibid. Mme de Staël. Ibid. On la retrouve dans sa présentation de la Lénore de Bürger (p. 238 et sq.) et du Faust de Goethe (p. 345 et sq.)

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

teurs de la période romantique s’en tiendront, en règle générale, à la traduction en prose afin de restituer le contenu informatif d’un texte, ou au vers, dans la perspective d’une – plus ou moins libre – adaptation poétique.

1.2 La traduction de la poésie allemande en prose Les versions de Mme de Staël mises à part, le choix de la prose ou celui du vers demeure l’alternative la plus courante pour les traducteurs de la première moitié du XIXe siècle. Il faut pourtant rappeler que la traduction en prose concernait à cette époque la majeure partie des versions françaises de poètes étrangers modernes. En dehors de toute prétention littéraire, ce type de traduction se borne la plupart du temps à rendre le contenu sémantique d’un texte. Pour E. Etkind, on aurait affaire à une ‘traduction-information’ qui vise à offrir au lecteur uniquement les données contenues dans l’original. Mais la réalité est bien plus complexe. On trouve en effet de nombreuses traductions en prose qui ne sont pas, il s’en faut de beaucoup, des traductions à visée purement informative. C’est le cas, entre autres, de la version par Gérard de Nerval du Roi de Thulé de Goethe.26 Ce n’est pas là un exemple isolé, si l’on en croit le commentaire critique du Globe à propos d’un essai de traduction de La Messiade de Klopstock : […] quand on traduit un poète, il ne faut pas se croire obligé de faire de la prose plus poétique que ses vers.27

Si aujourd’hui M. Schreiber considère la traduction poétique en prose comme traduction à priorité sémantique, H. Heine y voyait jadis un « clair de lune empaillé ».28 Une exception est toutefois à faire avec les versions de Gérard de Nerval qui, dans les années 1840, sera parmi les premiers à revendiquer la valeur esthétique et poétique de la prose en traduction. Les anthologies à visée pédagogique, aussi bien que les articles de la presse littéraire regorgent de traductions en prose à caractère informatif. An das Vaterland de Uhland en est un bon exemple :

26 27 28

Cf. G. de Nerval. Poésies allemandes. Paris, Bibliothèque Choisie, 1830. A. de Loève-Veimars. Essai de traduction de La Messiade, poème de Klopstock. In : Le Globe, 1825, T. 4. P. 943. Cf. T. Gautier. Portraits et souvenirs littéraires. Paris, Lévy, 1875. P. 121.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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An das Vaterland

A la patrie

Dir möcht’ich diese Lieder weihen, Geliebtes deutsches Vaterland! Denn dir, dem neuerstandenen, freien, Ist all mein Sinnen zugewandt.

Je voudrais te consacrer ces chants, bienaimée patrie allemande, car mon âme tout entière est consacrée à toi, toi nouvellement ressuscitée et libre.

Doch Heldenblut ist dir geflossen, Dir sank der Jugend schönste Zier: Nach solchen Opfern, heilig großen, Was gälten diese Lieder dir?

Un sang héroïque a coulé pour toi ; la plus belle fleur de la jeunesse est tombée pour toi ; après de si grandes, si saintes offrandes, que t’importent ces chants ?

(L. Uhland)

(Traducteur anonyme)29

29

30

Le lecteur moderne jugera peut-être qu’une disposition en vers de cet exemple de traduction en prose presque juxtalinéaire aurait permis d’aller encore plus loin dans la fidélité formelle. Mais tel n’était pas l’esprit de l’époque. Il aurait fallu de plus, pour ce faire, accepter le principe de l’écriture en vers libres, pour lequel, vraisemblablement, le temps n’était pas encore venu. Les périodiques publient de nombreuses traductions en prose de la poésie lyrique allemande. Soucieux d’offrir à leurs lecteurs le meilleur aperçu possible, les éditeurs de la Bibliothèque allemande proposent, en 1826, la version d’un poème de Salis qui, à première vue, n’est qu’une traduction strictement ‘informative’ :

29 30

Das Grab

Le Tombeau

Das Grab ist tief und stille, Und schauderhaft sein Rand; Es deckt mit schwarzer Hülle Ein unbekanntes Land.

Le silence et l’horreur habitent sur les bords du tombeau. Il cache sous un voile lugubre des régions inconnues.

Das Lied der Nachtigallen Tönt nicht in seinem Schooß; Der Freundschaft Rosen fallen Nur auf des Hügels Moos.

Le chant du rossignol, les plaintes de l’amitié ne pénètrent pas dans son sein. En vain les amantes délaissées lui redemandent leurs amants; l’orphelin l’arrose en vain de ses larmes.

Verlaßne Bräute ringen Umsonst die Hände wund; Der Waise Klagen dringen Nicht in der Tiefe Grund.

Mais ce n’est que là que nous trouvons le repos: ce n’est que par cette porte ténébreuse que nous retournons dans notre patrie.

Doch, sonst an keinem Orte Wohnt die ersehnte Ruh; Nur durch die dunkle Pforte Geht man der Heimath zu.

Le coeur de l’homme, agité par tant d’orages, ne cesse de souffrir, que lorsqu’il cesse de lutter. (Traduction anonyme)30

Poésies de L. Uhland. In : Revue Française, 1830, T. 16. P. 74. Bibliothèque allemande, 1826, T. 2. Traducteur anonyme.

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

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Das arme Herz, hienieden Von manchem Sturm bewegt, Erlangt den wahren Frieden Nur wo es nicht mehr schlägt. (J. C. v. Salis-Seewitz)

Le traducteur français traite ici un texte ‘expressif ’, selon les termes de K. Reiss, en texte essentiellement ‘informatif ’. Le poème de Salis apparaît linéaire, discursif et sans grand intérêt. Le rythme en est absent, les images sans couleur, malgré le chiasme qui, dans la deuxième strophe, tente de recréer une impression de phrasé : « En vain les amantes délaissées lui redemandent leurs amants ; l’orphelin l’arrose en vain de ses larmes ». Quant à la dernière séquence, sa platitude parle d’elle-même. Toutefois, si l’on peut s’attendre à ce qu’une telle traduction vise majoritairement le contenu, même les versions en prose à priorité sémantique, on ne peut que le constater, se permettent bien des libertés, comme en témoigne, par exemple, la deuxième strophe du poème, ou la séquence « Erlangt den wahren Frieden » est rendue par ‘ne cesse de souffrir’ ! On pourrait imaginer la tâche d’un traducteur de poésie simplifiée par l’usage de la prose. Pourtant, même si la contrainte des vers et de la métrique disparaît, les moyens dont la prose dispose ne suffisent pas, à l’évidence, pour rester dans le discours de l’original. C’est même plutôt le contraire qui se produit, signe que le désir de ‘fidélité’ constitue parfois, dans le cas de la poésie, la pire des trahisons. La majeure partie des traductions en prose de la poésie allemande réalisées en français dans les premières décennies du XIXe siècle se voulaient purement informatives. Il a fallu attendre G. de Nerval pour que le potentiel ‘poétique’ de la prose se voie enfin exploité. Il a fallu attendre, nous en sommes bien conscients aujourd’hui, que le concept même de poésie soit lui-même redéfini. A ses débuts, Gérard de Nerval se conformera lui aussi à la règle de la traduction poétique en prose. S’il garde la forme versifiée des poèmes dans ses traductions successives de Faust, où les Lieder doivent être chantés, il passe en revanche ‘spontanément’ à la prose dans le cadre strict de son recueil de poésies allemandes paru en 1830. Le Roi de Thulé de Goethe fait partie de ce premier recueil de traductions publiées par Nerval :

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Le Roi de Thulé Ballade Il était un roi de Thulé qui fut fidèle jusqu’au tombeau, et à qui son amie mourante fit présent d’une coupe d’or. Cette coupe ne le quitta plus ; il s’en servait à tous ses repas, et, chaque fois qu’il y buvait, ses yeux s’humectaient de larmes. Et, lorsqu’il sentit son heure approcher, il compta ses villes, ses trésors, et les abandonna à ses héritiers, mais il garda sa coupe chérie. Il s’assit à sa table royale, entouré de ses chevaliers, dans la salle antique d’un palais que baignait la mer. Ensuite il se leva, vida le vase sacré pour la dernière fois, et puis le lança dans les ondes. Il le vit tomber, s’emplir, disparaître, et ses yeux s’éteignirent soudain… Et, depuis, il ne but plus une goutte!

Très narrative, la traduction de Nerval fait un usage fréquent des subordinations (comme le très prosaïque incipit : « Il était un roi de Thulé qui fut fidèle jusqu’au tombeau, et à qui son amie mourante fit présent d’une coupe d’or »), ou bien de l’emploi constant du passé simple, signe d’un récit soutenu. Le choix de versets qui correspondent chacun à une strophe du Lied crée des effets de rupture assez abrupts en contradiction avec le protocole narratif, proche du conte, qui avait été choisi par le traducteur. Autrement dit, Nerval semble au carrefour d’exigences contradictoires : il traduit certes en prose, comme cela est la coutume, mais ne perd jamais de vue sa propre expérience de poète. D’où une tension nettement perceptible entre le déroulement de la diégèse et les ressources poétiques que le traducteur, malgré tout, se sent obligé de mettre en œuvre, comme en témoigne la présence de chevilles inattendues dans une traduction en prose : « ses trésors », « sa coupe chérie », « un palais que baignait la mer ». A noter également l’incohérence ‘coupe/vase’ qui n’est pas motivée ici par des raisons métriques, la poétisation de certains motifs (« ses yeux s’éteignirent soudain ») qui a pour conséquence l’oubli du caractère populaire de l’original allemand. Ainsi, l’expression « der alte Zecher » (litt : ‘le vieil ivrogne’) est-elle passée sous silence par Nerval. Du coup se perd également le contraste si fort voulu par Goethe entre le pochard et la coupe sacrée qui rimaient originellement (« alte Zecher /heilgen Becher »). Sans être vers ni vraiment prose, cette traduction présente en fait des problèmes communs aux deux formes d’écriture. En 1830, Nerval semble encore indécis sur la méthode à adopter. Ce n’est qu’une décennie plus tard qu’il trouvera les ressources d’une prose mieux adaptée au discours poétique, ce que révèlent de manière éclatante ses traductions de H. Heine. Que, même dans la traduction en prose, la sensibilité d’un authentique poète puisse conférer à son poème une physionomie bien différente de ceux des autres traducteurs se vérifie particulièrement bien à propos de Heinrich Heine. La France littéraire est une des premières revues à relayer l’intérêt grandissant dont Heine fait l’objet en France. C’est ainsi que dès 1835, elle publie sous la signature du

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

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Marquis de Lagrange une série de poèmes extraits des Nordseelieder. Ces traductions en prose sont accompagnées du commentaire suivant : Les poésies qu’on va lire, quoique naturellement privées, dans une traduction, du charme du rythme, sont une suite de facettes qui reproduisent bien la vie humaine.31

On retrouve ici un topos habituel aux paratextes des traducteurs, l’aveu d’insatisfaction à nuance fataliste : il est ‘naturel’ que les poésies traduites se voient amputées du « charme du rythme ». Or paradoxalement, le poème Fragen (‘Questions’), de facture plus narrative que lyrique en allemand, ne pose pas, à proprement parler, trop de problèmes de rythme. Quoiqu’il se présente sous une forme versifiée, l’absence de rimes et une hétérométrie constante lui confèrent une allure prosaïque qui ne semble pas devoir trop embarrasser le traducteur. Fragen Am Meer, am wüsten, nächtlichen Meer, Steht ein Jüngling-Mann, Die Brust voll Wehmut, das Haupt voll Zweifel, Und mit düstern Lippen fragt er die Wogen : «O löst mir das Rätsel des Lebens, Das qualvoll uralte Rätsel, Worüber schon manche Häupter gegrübelt, Häupter in Hieroglyphenmützen, Häupter in Turban und schwarzem Barett, Perückenhäupter und tausend andre Arme, schwitzende Menschenhäupter – – Sagt mir, was bedeutet der Mensch ? Woher ist er kommen ? Wo geht er hin ? Wer wohnt dort oben auf goldenen Sternen ?» Es murmeln die Wogen ihr ewiges Gemurmel, Es wehet der Wind, es fliehen die Wolken, Es blinken die Sterne, gleichgültig und kalt, Und ein Narr wartet auf Antwort. (H. Heine)

Le vocabulaire est simple, la syntaxe, claire. Répétitions et structures accumulatives scandent le texte et lui confèrent sa facture poétique. Le traducteur E. de Lagrange semble fort bien s’en accommoder :

31

E. de Lagrange. Poésies de H. Heine. In : La France littéraire, 1835. P. 342.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Questions La nuit, sur le rivage désert, un jeune homme est debout, le coeur chargé de mélancolie, la tête pleine de doutes ; ses lèvres s’entrouvrent tristement ; il interroge les flots. Oh ! dévoilez-moi l’énigme de la vie, cette énigme antique et remplie d’angoisses, sur laquelle tant de têtes ont creusé, têtes en bonnets d’hiéroglyphes, têtes en turban, et en toques noires, têtes à perruques, et mille autres pauvres et suantes têtes humaines. – Dites-moi, que signifie l’homme ? D’où est-il venu ? Où va-t-il ? Qui demeure là-haut au-dessus des étoiles d’or ? Les vagues murmurent leur murmure éternel ; le vent souffle, les nuages fuient, les astres brillent indifférents et froids, et un fou attend une réponse !

On ne peut reprocher au traducteur ni contresens ni inexactitude ; la traduction est au plus près du texte. Au premier vers, l’expression « mit düstern Lippen » est traduite mot à mot, « ses lèvres s’entrouvrent tristement », sans égard pour la métonymie ; plus loin, l’expression « schwitzende Menschenhäupter », par exemple, est rendue sans fioriture par un très concret « suantes têtes humaines ». D’où vient alors cette impression, en tant que lecteur, de ne pas avoir vraiment ‘lu’ un poème? Une comparaison avec la version du même texte donnée par Gérard de Nerval32 permet d’ébaucher quelques éléments de réponse : Questions Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de tristesse, la tête pleine de doute, et d’un air morne il dit aux flots: « Oh ! Expliquez-moi l’énigme de la vie, la douloureuse et vieille énigme qui a tourmenté tant de têtes : têtes coiffées de mitres hiéroglyphiques, têtes en turbans et en bonnets carrés, têtes à perruques, et mille autre pauvres et bouillantes têtes humaines. Dites-moi ce que signifie l’homme ? D’où il vient ? Où il va ? Qui habite là-haut audessus des étoiles dorées ? » Les flots murmurent leur éternel murmure, le vent souffle, les nuages fuient, les étoiles scintillent, froides et indifférentes, – et un fou attend une réponse.

On note que chez Nerval la séquence liminaire épouse complètement, syntagme par syntagme, le phrasé du premier quatrain, là où le Marquis de Lagrange avait complètement et sans raison bouleversé l’ordre des mots : La nuit, sur le rivage désert, un jeune homme est debout, le coeur chargé de mélancolie, la tête pleine de doutes ; ses lèvres s’entrouvrent tristement ; il interroge les flots. (E. de Lagrange)

32

Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme, la poitrine pleine de tristesse, la tête pleine de doute, et d’un air morne il dit aux flots : (G. de Nerval)

Revue des Deux-Mondes, T. 3, 1848. P. 224 et sq.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

La recherche du rythme chez Nerval est même particulièrement frappante : « Au bord de la mer, au bord de la mer déserte et nocturne, se tient un jeune homme […] » Une autre remarque portera sur la place de l’adjectif dans le syntagme nominal, divergente selon chaque traducteur. Lagrange a une nette préférence pour les adjectifs postposés (« cette énigme antique et remplie d’angoisses », « leur murmure éternel »), Nerval pour les adjectifs antéposés (« la douloureuse et vieille énigme », « leur éternel murmure »). Or les deux tendances ont des implications fort différentes sur l’effet produit, comme le souligne Georges Molinié : D’une manière générale […] l’adjectif postposé a une valeur plus soulignée, plus autonome, supporte l’expression du concret et du pittoresque, ou de l’important ; l’adjectif antéposé est plus englobé sous le sémantisme du substantif, il a une valeur plus morale, plus conventionnelle, plus intellectuelle, tout en favorisant l’émergence d’un ton de poésie ou d’élégance un peu suranné.33

On se trouve ici en présence d’un élément d’analyse qui permet de comprendre pourquoi le caractère « expressif » du texte, pour reprendre la terminologie de K. Reiss, se ressent chez Nerval plus efficacement que chez son prédécesseur. Traduisant ‘en poète’, – ce dont témoigne aussi le choix du verbe ‘scintiller’ pour « blinken » (Lagrange : ‘briller’), le choix de la cadence majeure34 pour traduire la série d’adjectifs « gleichgültig und kalt », les allitérations (« tourmenté tant de têtes »), les répétitions avec amplification (« au bord de la mer, au bord de la mer déserte… »), etc. –, G. de Nerval tente d’assurer à son texte le même ‘effet esthétique’ que l’original – obligation de toute traduction de texte expressif, toujours selon K. Reiss. Un point toutefois échappe à nos deux traducteurs : le ‘es’ anaphorique du dernier quatrain qui a, en allemand, la particularité de retarder l’apparition de l’objet évoqué, rejeté après le verbe. Il s’ensuit un effet de ‘suspension’ propre à créer chez le lecteur un certain état d’attente. Cet es ‘embrayeur’ sur l’imaginaire, sans réel équivalent en français, passe le plus souvent aux profits et pertes de la traduction.35 La traduction met ici très opportunément l’accent, semble-t-il, sur une réalité assez troublante : bien qu’elle demeure une opération fondamentalement linguistique avec toute la rigueur requise, elle laisse toutefois dans son sillage un résidu d’impalpable irréductible qui fait d’elle un authentique ‘réservoir’ d’expression

33 34 35

G. Molinié. La Stylistique. Paris, PUF, 1997. P. 102. Nous soulignons. On entendra par ‘cadence majeure’ la tendance à « disposer les masses sonores des lexies ou des groupes de lexies par volumes croissants » (Cf. G. Molinié. P. 102). D’après un repérage effectué dans l’Anthologie bilingue de la poésie allemande (Pléiade Gallimard, 1993), il semblerait que le français offre en général l’inversion comme moyen stylistique se rapprochant le plus de cette tournure.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

101

poétique. L’écoute d’une voix et de la façon dont elle se ‘traduit’ chez un poète caractérise la démarche du poète qui fait aussi œuvre de traducteur : Le poète qui se fait traducteur ne peut traduire que de la manière dont il se sent poussé à faire de la poésie : il ne reproduit pas des œuvres d’art, il répond au son qui l’a touché par l’écho spontané, il répond à la figure qui lui apparaît par le projet qui la façonne.36

Nerval s’inscrit à l’évidence dans cette lignée de ‘passeurs’ ; il fut sans doute l’un des rares, à son époque, à avoir vraiment disposé des moyens nécessaires pour révéler à la France la véritable richesse de la poésie lyrique d’outre-Rhin. « Avec lui, l’allemand, sans rien perdre de sa couleur ni de sa profondeur, devenait français par la clarté », écrivait à son sujet son collègue et ami Théophile Gautier.37 Ses traductions ne sont-elles pas même parmi les tout premiers exemples de poèmes en prose, stricto sensu, en langue française ?

1.3

La traduction de la poésie allemande en vers

Si le cas de la traduction en prose est finalement assez simple à décrire, la traduction en vers recouvre en revanche toute une palette de solutions possibles : libres adaptations, traductions augmentatives ou diminutives, traductions détournées, etc. Toutes ces options sont propres aux versions en vers dans la mesure où elles s’écartent de la stricte fidélité qui constitue encore – du moins en théorie –, dans la première moitié du XIXe siècle, le programme des traductions poétiques en prose.

1.3.1 Adapter La libre adaptation En 1833, le recueil de poésies traduites par F. Papion du Château38 contient aussi bien une ode ‘traduite’ de Klopstock, qu’une ode ‘imitée’ de Lord Byron. Aucune différence d’écriture ne distingue de manière décisive ces versions. Cette situation serait-elle due à la maladresse du traducteur, ou bien, tout simplement, la dichotomie imitation/traduction héritée du Classicisme n’est-elle plus capable de faire respecter des contraintes terminologiques à caractère programmatique ? Le fut-elle d’ailleurs jamais ? Rappelons que dans la vision classique, si une traduction se veut en général la présentation ‘sourcière’ en prose d’un texte étranger, l’imitation est plutôt une adaptation personnelle en vers et sans obligation de fidélité envers le texte venu 36 37 38

R. Borchardt. Die grossen Trobadors, 1924. Cité par K. Reiss. P. 141. T. Gautier (1875). P. 12. F. Papion du Château. Esquisses poétiques. Paris, Ledoyen aîné, 1833.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

d’une autre langue. Sainte-Beuve, dans un ensemble de poèmes intitulé Poésie39 (1839), introduit un Sonnet, traduit de Uhland (en vers) et Le Brigand, imité de Uhland (en vers). Or ici encore, il ne semble pas que cette distinction ait vraiment eu de répercussions concrètes dans la pratique du traducteur. Visiblement, dans la première moitié du XIXe siècle, la traduction de poésie se définit le plus souvent comme l’adaptation d’un discours poétique étranger – allemand en l’occurrence – et elle jouit d’une liberté considérable dans le monde des lettres françaises. La libre décision du traducteur d’augmenter ou de diminuer l’ampleur de la version qu’il donne au texte original, la liberté dont il bénéficie pour le métamorphoser au gré des clichés ou des poncifs de son époque, mettent à l’épreuve la responsabilité du traducteur de poésie. La fidélité au texte d’origine et à sa ‘poésie’ reste pourtant la vraie question des théoriciens littéraires et ne trouve réponse dans la pratique de la traduction qu’en fonction, finalement, de l’inspiration, de la bonne volonté ou de la probité du traducteur. Quand Léonce Hallez, collaborateur occasionnel de La Revue de Paris, signe une traduction de L’Idéal de Schiller,40 il choisira une version en vers autant marquée par l’héritage classique sur le plan de l’expression générale que libérée de toute contrainte strictement formelle ou de fidélité sur le plan du contenu. Die Ideale

L’Idéal

So willst du treulos von mir scheiden Mit deinen holden Phantasien, Mit deinen Schmerzen, deinen Freuden, Mit allen unerbittlich fliehn? Kann nichts dich, Fliehende! Verweilen, O! Meines Lebens goldne Zeit? Vergebens, deine Wellen eilen Hinab ins Meer der Ewigkeit.

Tu t’enfuis loin de moi, beau temps de ma jeunesse; A peine ai-je goûté ta rapide caresse, Et tu n’es déjà plus! Tu t’enfuis, emportant mes visions heureuses, Les voix qui dans mon coeur chantaient harmonieuses, Et mes rêves perdus.

Erloschen sind die heitern Sonnen, Die meiner Jugend Pfad erhellt, Die Ideale sind zerronnen, Die einst das trunkne Herz geschwellt, Er ist dahin, der süße Glaube An Wesen, die mein Traum gebahr, Der rauhen Wirklichkeit zum Raube, Was einst so schön, so göttlich war. […]

De l’astre qui guidait mes pas dans la carrière Déjà j’ai vu pâlir la brillante lumière Devant la vérité, Et l’image qu’un songe avait faite sensible Est morte à mon réveil sous le bras inflexible De la réalité. […]

(F. Schiller)

(Traduction L. Hallez)

39 40

Revue de Paris, T. 1, 1839. P. 33. Revue de Paris, mars–avril 1840, T. 16. P. 149.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Il suffit de se pencher sur l’ouverture et les vers qui clôturent le poème pour se rendre compte combien une certaine préciosité typiquement classique est ici à l’ordre du jour. Avec ses strophes de huit vers (Stanzen) de rythme ïambique et de cadence finale alternativement accentuée (masculine) et sourde (féminine), la construction du poème de Schiller gagne en cohérence. La distribution des rimes croisées, la scansion régulière de la strophe, et le dynamisme, effet du rythme ascendant de l’ïambe, contribuent à cette régularité. Cette charpente accompagne de manière efficace une tonalité lyrico-élégiaque du texte propre aux Stanzen. Toutes ces observations préalables sur la ‘matérialité’ du texte de Schiller montrent que le traducteur s’est orienté vers des solutions en complet décalage avec l’original : la forme strophique retenue pour la traduction est le sizain, particulièrement affectionné par les Romantiques pour son caractère métriquement hétérogène. A deux vers longs (alexandrins à rimes plates) aux places 1–2 et 4–5 de la strophe succèdent deux vers courts rimant ensemble (demi-alexandrins) à la place 3 et 6. Ceci a pour effet de créer une coupure forte au troisième vers, décomposant en fait la strophe en un diptyque de trois vers. De tels constats permettent d’ores et déjà de remarquer le décalage induit entre la construction schillérienne et sa traduction française. Le vers ïambique nerveux de l’original s’accommode de surcroît bien mal du rythme lent et solennel de l’alexandrin, qui ôte d’emblée tout effet dramatique au premier vers : « Tu t’enfuis loin de moi, beau temps de ma jeunesse » n’observe en rien le discours du vers allemand « So willst du treulos von mir scheiden », où Schiller s’adresse à cette époque dorée de la vie comme à une femme infidèle (« treulos ») qui le quitte. Le mot « caresse », les adjectifs « heureuses » et « harmonieuses », choisis dans le répertoire des mièvreries classiques, sont un exemple éclatant de l’effet produit par ces chevilles en permanence requises par la rime. L’image de la vague qui, en allemand, emporte la jeunesse dans les abîmes du temps se voit, de ce fait, sacrifiée à des conventions où elle ne peut plus trouver sa place. Max Buchon n’avait pas tort de parler de « marivaudage littéraire »41 pour désigner ces traductions qui ne comptent que sur le « secours […] de la rime et de la césure ».42 Les sizains suivants mettent en évidence d’autres problèmes liés à l’expression poétique de ce texte. Les vers « De l’astre qui guidait mes pas dans la carrière/Déjà j’ai vu pâlir la brillante lumière/Devant la vérité » rappellent par leur emphase l’écriture des poètes du XVIIe siècle. La même remarque vaut pour le vers « le bras inflexible/De la réalité » qui renchérit sur l’affectation d’un lieu déjà commun. Dans l’avant-dernière strophe, les vers « Quel céleste secours em-

41 42

M. Buchon. Préface, non paginé. M. Buchon. Ibid.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

pêche que je tombe ?/Qui me soutient encor quand je marche à la tombe ? », excessivement recherchés, appartiennent sans aucun doute à l’éloquence classique. Une mention spéciale sera réservée au « dieu du travail » qui apparaît dans le final pour traduire « Beschäftigung » (‘occupation’), où l’on remarque que le traducteur français, s’accommodant avec grande difficulté des abstractions dont la langue allemande est friande, se sent dans l’obligation de personnaliser, voire d’allégoriser ce qui, en allemand demeure à l’état abstrait. Notons, enfin, que L. Hallez ignore complètement le neuvième vers « Die Ideale sind zerronnen » qui reprend pourtant le titre du poème, occasion d’une inexactitude en français (le pluriel allemand est traduit par un singulier). Cet oubli renforce l’impression globale qui se dégage à la lecture du texte en français : le poème de Schiller a peut-être été traduit, mais il n’a pas été lu, ou, en tout cas, il n’a pas été entendu si l’on se place dans la sphère de sa prosodie personnelle. La critique d’Eugène Borel dénonçant les « accessoires […] épithètes oiseuses et [le] remplissage qui entrent dans le cadre du vers »43 se voit ici pleinement justifiée. Le traducteur français, libre dans ses choix d’adaptation, semble en fait prisonnier de modèles poétiques qui conditionnent à son insu son rapport au texte et surtout à l’objet-poème. De nombreux traducteurs ont ainsi diffusé, peut-être sans le vouloir, l’image d’une pratique de la traduction très proche de l’imitation classique, sans disposer encore des moyens d’évoluer en accord avec les innovations d’une époque pourtant riche en renouveau littéraire. Recourant à des ressources d’écriture que l’on peut juger, avec du recul, plutôt ‘datées’, la traduction de L. Hallez véhicule un contenu culturel inadéquat à la fois au poème allemand et au contexte d’accueil. On a là un exemple de libre adaptation par excellence qui ne correspond plus aux critères esthétiques actuels. Il s’agit pourtant d’une traduction à l’image de ce qui se faisait couramment à l’époque pour le large public et dans les médias les plus populaires.

1.3.2 Augmenter La libre augmentation Augmenter ou diminuer l’ampleur d’un texte poétique étranger dans sa version française est moins une solution de traduction qu’une manifestation souvent difficilement compréhensible de la liberté de tel ou tel traducteur. Les cas repérés dans le corpus de traductions de poésies allemandes sont tellement nombreux que l’on serait tenté de constituer à partir d’eux une catégorie de traductions à part entière, comme le propose d’ailleurs M. Schreiber.44

43 44

E. Borel. Avant-propos. Non paginé. Cf. M. Schreiber (2004).

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Si nous n’avons pas de traces vraiment représentatives de traductions diminutives, la traduction à inflation textuelle ou augmentative apparaît, au contraire, comme une tendance très nette entre 1820 et 1850. Il est ainsi assez rare que les adaptations françaises de poèmes allemands respectent en traduction l’ampleur du texte de départ. La Violette de Goethe, traduite en vers par Charles Nodier (1805), double presque le volume de l’original. Ceci est dû, non pas à une quelconque spécificité du français par rapport à l’allemand,45 mais surtout à la libre décision du traducteur. 46 Das Veilchen Ein Veilchen auf der Wiese stand Gebückt in sich und unbekannt; Es war ein herzigs Veilchen. […] (J. W. v. Goethe)

La Violette La Violette ingénue Au fond d’un vallon obscur, Déployait sur l’herbe émue Son frais pavillon d’azur. De sa vapeur fugitive Les airs étaient parfumés; Elle reposait craintive Sous ses voiles embaumés. […]46

Aux trois vers de Goethe, Charles Nodier ressent le besoin d’en ajouter huit. Le reste de la traduction ne dément pas le prologue : texte considérablement délayé (36 vers au lieu de 21 dans l’original) et remembré (chez Nodier la violette prend la parole avant l’apparition de la jeune bergère), expressions au seuil de la mièvrerie (« violette ingénue », « l’herbe émue », « voiles embaumés », etc.), présence d’un refrain (le leitmotiv « pavillon d’azur » repris cinq fois tout au long du texte) qui confère au poème un caractère de chanson à la mode du XVIIIe siècle.47 A noter, également, la majuscule à ‘Violette’ en français, due, on peut le supposer, a une mauvaise interprétation par Nodier de la règle consistant à écrire les substantifs allemands avec une capitale à l’initiale, à moins qu’il ne s’agisse de sa volonté de personnaliser la violette. Cette traduction signée par Charles Nodier est un exemple type d’adaptation augmentative. A l’opposé, et conformément à la règle, sa traduction littérale en prose du même poème publiée en regard ne se permettra, pour sa part, aucune liberté avec l’ampleur et l’organisation textuelle voulue par Goethe. Même si la préface de ses Etudes françaises et étrangères s’engage fermement en faveur de la fidélité au texte original, Emile Deschamps ne se prive pas d’intervenir dans le corps même des poèmes traduits. C’est le cas lors de sa traduction de La Fille de l’orfèvre de L. Uhland. La ‘moralité’ contenue dans la dernière strophe, y compris le nom et les titres des personnages, sont entièrement du crû du poète traducteur français :

45 46 47

Les textes traduits de l’anglais, par exemple, connaissent le même sort. C. Nodier. Essais d’un jeune barde. Paris et Besançon, An XII. P. 57. Le poème de Goethe a été mis en musique par W. A. Mozart (Ein Veilchen. K. 476, 1785).

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

[…] Nella Maubert devint baronne de Beaujeu A la chapelle de Marie. Les dames se pinçaient les lèvres quelque peu. Les hommes chuchotaient. Le monde est moquerie. Mais c’est pour soi qu’on se marie, Mais tout orage passe, et le ciel reste bleu !48

La traduction dans La Revue de Paris du poème Auf einem Grabe de Johann Peter Hebel confirme avec brio la propension des traducteurs français de l’époque, L. Aymar dans le cas présent, à développer exagérément les originaux poétiques allemands : Auf einem Grabe

Sur un Tombeau

Schlof wohl, schlof wohl im chüele Bett! De ligsch zwor hert uf Sand und Chies; doch spürt’s di müede Rucke nit. Schlof sanft und wohl!

Dors bien, dors bien, ami, dans ta funèbre couche! Dans un nuage d’or l’astre du jour se couche; Sans doute sur le sable et sur les cailloux nus Tu reposes bien mal ton corps froid et livide; Mais ton dos, étendu sur ce gazon humide, Hélas! ami, ne le sent plus.

Und ‘s Deckbett lit der, dick und schwer in d’Höchi gschüttlet, uffem Herz. Doch schlofsch im Friede, ’s druckt di nit. Schlof sanft und wohl! De schlofsch und hörsch mi Bhüetdi Gott, de hörsch mi sehnli Chlage nit. Wär’s besser, wenn de ’s höre chönntsch? Nei, weger nei! Oh, ‘s isch der wohl, es isch der wohl! Und wenni numme bi der wär, se wär scho alles recht und guet. Mer tolten is. De schlofsch und achtisch ’s Unrueih nit im Chilcheturn di langi Nacht, und wenn der Wächter Zwölfi rüeft im stille Dorf […]. (J. P. Hebel)

49 50

48 49 50

Dors doucement et bien! L’épaisse couverture Est jetée en monceau, comme une lourde armure, Pesante, sur ton coeur, et cependant tu dors En repos, dans la nuit du tombeau solitaire; Et tu ne la sens pas peser sur ta poussière: Dors, mon ami! Mon ami, dors! Dors doucement et bien! Mais hélas! Dans ta tombe Où du saule pleureur la feuille penche et tombe, Tu dors, et d’un ami tu n’entends pas l’adieu! Ami, tu n’entends pas ma plainte douloureuse, Et tu ne pourras pas, dans la patrie heureuse, Redire ma prière à Dieu! Mais dois-je désirer que tu puisses m’entendre? Qu’écoutant mes soupirs tu puisses me les rendre? Non !! Dans ta froide couche, oh ! tu te trouves bien; Et si, dans ce tombeau, sous cette pierre sombre, Mon ombre reposait à côté de ton ombre, Oh! quel bonheur serait le mien! Tu dors, et n’entends pas au clocher du village Le sans-repos 49qui veille et sans cesse voyage Tout le long de la nuit, sous le dôme des cieux; Ni le garde nocturne autour de nos demeures Criant à haute voix la plus noire des heures Dans le hameau silencieux 50 […]

E. Deschamps. Oeuvres complètes, Poésies (2e partie). Paris, Lemerre, 1872. P. 190. ‘L’horloge’ (Note du traducteur). Revue de Paris, juillet-août 1834, T. 7–8. P. 257. La longueur du poème nous conduit à n’en proposer ici qu’un extrait que l’on espère représentatif de l’ensemble.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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On remarquera immédiatement ce que le choix de la traduction en vers a coûté au texte de Hebel qui, composé de quatrains non-rimés de rythme ïambique, « Schlof wohl, schlof wohl im chüele Bett!/De ligsch zwor hert uf Sand und Chies », se retrouve mis en français sous forme de sizains écrits en alexandrins rimés suivant le schéma aabccb (« Dors bien, dors bien, ami, dans ta funèbre couche !/Dans un nuage d’or l’astre du jour se couche »). Il est évident que la version française, très augmentative, répond en partie à la nécessité de trouver des chevilles, elles-mêmes contraintes par la présence de la rime. Parmi les variantes d’adaptations augmentatives, on peut également ranger ce que l’on pourrait nommer ici des ‘fantaisies’,51 de même que l’on peut parler de ‘fantaisie’ dans le domaine musical. Goethe notamment offre une matière à ‘fantaisie’ très riche. Par l’amplification du nombre de vers sur un mode sentimental ou pittoresque, les traductions de Mélanie Waldor52 et de Charles de Chênedollé, Le Roi de Thulé et La Violette, devaient gagner en autorité aux yeux d’un public lancé à la découverte du lyrisme allemand (à moins que ces poèmes aient été initialement publiés dans une de ces revues qui payaient leurs auteurs à la ligne !). Der König in Thule

Le Roi de Thulé

Es war ein König in Thule Gar treu bis an das Grab Dem sterbend seine Buhle Einen goldnen Becher gab. Es ging ihm nichts darüber, Er leert’ihn jeden Schmaus; Die Augen gingen ihm über, So oft er trank daraus.

Regardez sur la rive, au pied de la colline: La mer, en mugissant, y baigne la ruine D’un vieux château démantelé. Seuls, les oiseaux des nuits y cherchent leurs demeures. Après de doux instants, là de bien tristes heures Coulaient pour le roi de Thulé.

Und als er kam zu sterben, Zählt’er seine Städt im Reich, Gönnt’alles seinen Erben Den Becher nicht zugleich […]

Il n’aima qu’une fois, et ce fut pour la vie… Mais bientôt par la mort elle lui fut ravie, Celle qu’en expirant il regrettait encor; Et lorsqu’elle mourut, comme un don de tendresse, La défaillante main de sa belle maîtresse Lui tendit une coupe d’or !

(J. W. von Goethe) Car souvent, tour à tour, de leurs lèvres avides, Ils en avaient tous deux pressé les bords humides Aux jours où dormaient les douleurs ; Et jamais cette coupe, au jour de son veuvage,

51

52

Il s’agit à nos yeux de versions françaises où l’imagination du traducteur, souvent luimême poète, déborde largement le thème ou le motif de poèmes allemands dont la popularité a fait, pour ainsi dire, des biens publics. M. Waldor. Poésies du cœur. Paris, Janet, 1835. P. 175–177.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850 Ne le vit de sa bouche approcher un breuvage Sans qu’il s’y mêlât quelques pleurs. Et lorsque vint l’instant aux heureux si funeste, Comme à l’ange envoyé d’une sphère céleste, Il sourit en voyant vers lui venir la mort ; Et, dédaigneux des biens que la fortune donne, Sa main était sans sceptre et son front sans couronne, Mais il tenait sa coupe d’or! […] (Traduction M. Waldor)

Das Veilchen

Ode X (La Violette)

Ein Veilchen auf der Wiese stand Gebückt in sich und unbekannt; Es war ein herziges Veilchen. Da kam eine junge Schäferin, Mit leichtem Schritt und munterm Sinn, Daher, daher, Die Wiese her, und sang.

Pourquoi faut-il qu’à tous les yeux Le destin m’ait cachée au sein touffu de l’herbe, Et qu’il m’ait refusé, de ma gloire envieux, La majesté du lis superbe ?

Ach! denkt das Veilchen, wär ich nur Die schönste Blume der Natur, Ach, nur ein kleines Weilchen, Bis mich das Liebchen abgepflückt Und an dem Busen matt gedrückt! Ach nur, ach nur Ein Viertelstündchen lang! Ach! aber ach! das Mädchen kam Und nicht in acht das Veilchen nahm, Ertrat das arme Veilchen. Es sank und starb und freut’ sich noch: Und sterb ich denn, so sterb ich doch Durch sie, durch sie, Zu ihren Füßen doch. (J. W. von Goethe)

Ou que n’ai-je l’éclat vermeil Que donne le printemps à la rose naissante Quand, dans un frais matin, les rayons du soleil Ouvrent sa robe éblouissante ? Peut-être pourrais-je en ces lieux Captiver les regards de la jeune bergère Qui traverse ces bois, et, d’un pas gracieux, Foule la mousse bocagère. Avant qu’ont m’eût vu me flétrir, Je me serais offerte à ses beaux doigts d’albâtre ; Elle m’eût respirée et j’eusse été mourir Près de ce sein que j’idolâtre. Vain espoir ! on ne te voit pas. On te dédaigne, obscure et pâle violette ! Ton parfum même est vil ; et ta fleur sans appas Mourra dans ton humble retraite. Ainsi, dans son amour constant, Soupirait cette fleur, amante désolée ; Quand la bergère accourt, vole, et passe en chantant ; La fleur sous ses pas est foulée. Son disque, à sa tige arraché, Sa brise et se flétrit sous le pied qui l’outrage ; Il perd ses doux parfums et languit desséché Sur la pelouse du bocage. Mais il ne fut pas sans attrait Ce trépas apporté par la jeune bergère, Et l’on dit que la fleur s’applaudit en secret D’une mort si douce et si chère. (Traduction C. de Chênedollé)

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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On rejoint à l’évidence dans ces deux cas les problèmes de l’imitation classique. Mélanie Waldor donne d’ailleurs sans hésiter le nom d’‘imitation’ à son adaptation du Roi de Thulé. Quant à Chênedollé, même s’il déclare ne pas avoir donné à son Ode X le nom d’imitation, n’avoue-t-il pas dans sa préface aux Etudes poétiques avoir voulu « refaire à (sa) façon » les poèmes qu’il avait choisis, ce qui revient pratiquement au même ?

1.3.3 Détourner Adaptation et ‘détournement’ Dans le cas de la ‘fantaisie’, le traducteur de poésie investit un certain pourcentage de créativité personnelle en vue d’enrichir sa traduction, sans pour autant porter atteinte, pense-t-il, à l’esprit de l’œuvre originale. Pourtant, de nombreux traducteurs n’hésitent pas à pousser leur créativité littéraire jusqu’à habiller leurs adaptations de poèmes étrangers de couleurs poétiques bien différentes, pour ne pas dire en complète divergence avec celles de l’original. Les traducteurs répondent ainsi aux goûts affichés par leur époque, au risque de détourner le ‘discours’ même des poèmes allemands. C’est déjà le cas dans une certaine mesure, on vient de le constater, de La Violette revue et corrigée par C. de Chênedollé. Dans la première moitié du XIXe siècle en France, les poncifs du style dit ‘troubadour’53 ainsi qu’une préférence déclarée pour la romance ont fait loi. « Chanson tendre et plaintive » selon le Dictionnaire de l’Académie (édition de 1835),54 la romance fut un genre poétique très en vogue à la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle. A. Berquin55 en écrit, tout comme le chevalier de Parny,56 et les Almanachs en regorgent. Charles Millevoye la pratique57 assidûment au tournant du siècle, ainsi que de nombreux poètes ‘mineurs’, parmi lesquels A. Rênal58 et Clotilde de Surville.59 On voit, chez Madame de Staël, Corinne chanter des « romances écossaises » en s’accompagnant de la harpe. La romance entrera même un temps en concurrence avec la ballade et le Lied.60 Il n’est donc pas surprenant d’avoir pu observer qu’à cette période, un nombre

53 54 55 56 57 58 59 60

Cf. F. Pupil. Le Style troubadour. P.U. Nancy, 1985. Le Dictionnaire de Pierre Larousse (1866–1876) donne pour sa part ‘Elégie chantée’ comme définition de la romance. A. Berquin. Romances. Paris, Au Bureau de l’Ami des Enfants, 1787. E. Parny. Opuscules poétiques. Amsterdam, 1779. C. Millevoye. Poésies diverses (1813). In : Œuvres. Paris, Garnier, s.d. A. Rênal. Chansons, romances et ballades. Paris, H. Souverain, 1836. C. de Surville. Poésies. Paris, Nepveu, 1825. Cf. le dialogue satirique du Lied et de la romance dans la Revue et Gazette musicale de Paris (1840, T. 7. P. 647).

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

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important de traductions de poésie allemande retrouve les traits de la romance, comme la Sérénade de L. Uhland traduite par Gérard de Nerval : Ständchen

Sérénade

Was wecken aus dem Schlummer mich für süße Klänge doch? O Mutter, sieh, wer mag es sein in später Stunde noch.

Oh ! quel doux chant m’éveille ? Près de ton lit je veille, Ma fille, et n’entends rien : Rendors-toi, c’est chimère… – J’entends dehors, ma mère, Un chœur aérien !

«Ich höre nichts, ich sehe nichts, o schlummre fort so lind! Man bringt dir keine Ständchen jetzt, du armes krankes Kind.» Es ist nicht irdische Musik, was mich so freudig macht, mich rufen Engel mit Gesang, o Mutter, gute Nacht ! (L. Uhland)

61

– Ta fièvre va renaître… – Ces chants de ma fenêtre Semblent s’être approchés… – Dors, pauvre enfant malade, Va, point de sérénade… Les amants sont couchés ! – Les amants… que m’importe… Un nuage m’emporte… Adieu le monde, adieu… ! Maman, ces sons étranges, C’est le concert des anges Qui m’appellent à Dieu ! 61

Les choix de mise en forme effectués par Nerval sont d’autant plus significatifs qu’on peut les comparer à ceux de la version en prose donnée par l’anthologie de Noël et Stoeber62 dont il a, dit-on, eu connaissance. On se rend compte ainsi que les interventions du traducteur sont toutes de nature à accentuer la tonalité sentimentale d’un original qui se distingue, pourtant, par sa concision et sa sobriété. « Les amants sont couchés », « adieu le monde, adieu », « Un nuage m’emporte » : toutes ces chevilles infléchissent le texte français vers un registre pathétique et sentimental qui renvoie plus à la romance du XVIIIe siècle qu’au lyrisme simple du poète souabe. Ce trait confirme le jugement porté par Théophile Gautier sur Nerval. Selon lui, le poète à ses débuts « était, pour la forme, un disciple du XVIIIe siècle ».63 La facture ‘troubadour’ que l’on confère à certains poèmes allemands traduits est révélatrice du regain d’intérêt qu’a connu la littérature du Moyen Age et de la Renaissance durant le Romantisme. Ni Goethe dans la version de Sévelinges (La Ballade du harpiste) ou dans celle de l’érudit Albert Stapfer (Salut de l’ombre), pas plus que Schiller dans la version de Léon Halévy (Le Chevalier de Toggenbourg), n’y échappent.

61 62 63

G. de Nerval (1989). P. 335. Cf. G. de Nerval (1989). P. 1632 (notes). T. Gautier (1875). P. 10.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Der Sänger

La Ballade du Harpiste

Was hör ich draußen vor dem Tor, Was auf der Brücke schallen? Laß den Gesang vor unserm Ohr Im Saale widerhallen! Der König sprachs, der Page lief; Der Knabe kam, der König rief: Laßt mir herein den Alten!

Bon troubadour, sans nul souci, Peut se mettre en voyage; Partout il trouve un doux abri, Partout joyeux visage. Le châtelain le fait chanter, Fillette accourt pour l’écouter : Que faut-il davantage ?

Gegrüßet seid mir, edle Herrn, Gegrüßt ihr, schöne Damen! Welch reicher Himmel! Stern bei Stern! Wer kennet ihre Namen? Im Saal voll Pracht und Herrlichkeit Schließt, Augen, euch; hier ist nicht Zeit, Sich staunend zu ergetzen. […]

Sans nommer l’époux malheureux Qui passa l’onde noire, De maint personnage fameux Notre art a fait la gloire. Enfans de Mars, servans d’amour, Souvent au gentil troubadour Vous dûtes la victoire. […]

(J. W. von Goethe)

(Traduction C.L. de Sévelinges64)

64

On peine ici à parler de traduction, tant il est difficile d’établir entre la version française et le poème de Goethe un quelconque lien. La figure du troubadour ainsi que quelques tournures de facture archaïsante tentent de rappeler la poésie médiévale ou précieuse (« Bon troubadour », « partout joyeux visage », « Fillette accourt », etc.). On est loin de l’impression laissée par l’original. Geistes-Gruss

Salut de l’ombre

Hoch auf dem alten Turm steht, Des Helden edler Geist, Der, wie das Schiff vorübergeht, Es wohl zu fahren heißt. […]

Sur les créneaux d’une tour sombre Où d’un preux chevalier avaient blanchi les os, Veillait nuit et jour sa grande ombre, Saluant les barques sans nombre Que la rame et les vents font glisser sur les flots. […]

(J. W. von Goethe) 65

(Traduction Albert Stapfer65)

Ici encore, la présence des « créneaux », facile métonymie du château-fort médiéval, et celle du « preux chevalier » orientent le texte français vers l’iconographie troubadour. Malgré sa parfaite compréhension du texte de Goethe, A. Stapfer66 a, dans sa version française, volontairement reformulé le discours du poète.

64 65 66

C. L. de Sévelinges. La Ballade du harpiste (« Der Sänger »). In : Alfred. Paris, 1802, T.1. P. 186–188. A. Stapfer. ²1828. P. 59. A. Stapfer entreprit notamment la version française des œuvres dramatiques de Goethe parues en 4 volumes chez Sautelet en 1823.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

De même, la célèbre ballade de Schiller Ritter Toggenburg n’est plus, dans la traduction de Léon Halévy, qu’une tapisserie de clichés du Moyen-Age cour67 tois : Ritter Toggenburg

Le Chevalier de Toggenbourg

Ritter, treue Schwesterliebe Widmet Euch dies Herz, Fordert keine andre Liebe, Denn es macht mir Schmerz. Ruhig mag ich Euch erscheinen, Ruhig gehen sehn; Eurer Augen stilles Weinen Kann ich nicht verstehn […].

J’aurai pour vous un tendre amour de sœur, Mais ne puis vous en donner davantage: Peine d’amour a déchiré mon coeur. Beau chevalier, allons, prenez courage. J’aurai pour vous un tendre amour de sœur. […] (Traduction L. Halévy67)

(F. Schiller)

Le recours à des traits de langage archaïques (suppression de l’article) et à des clichés marqués dès la première strophe donne le ton : « ne puis vous en donner davantage », « Peine d’amour a déchiré mon coeur », « Beau chevalier ». Par la suite, la belle, le cloître hospitalier, les vitraux, la haute tourelle du château, renforcent l’impression de parcourir du regard une gravure d’époque romantique. Faut-il préciser que le poème de Schiller ne comporte rien de tout cela ? Dans certains cas extrêmes, le détournement du discours poétique d’un original par la traduction va jusqu’à s’exercer sur la diégèse même du texte poétique. Ainsi, dans sa version du Roi des Aulnes de Goethe, intitulée pour l’occasion Le Roi des Gnomes, le traducteur, Armand Durantin,68 n’hésite pas à intervenir pour ajouter le détail – absent chez Goethe – d’une malédiction paternelle (« Tais-toi mon fils, ou, si tu n’es pas sage/Au roi damné je te donne à minuit »). Le dénouement a dès lors une tonalité fort différente de celui d’Erlkönig :

67 68

L. Halévy. Poésies européennes. Paris, Delaforest, 1827. P. 3. Le Roi des Gnomes, Lied allemand imité de Goethe. In : La gerbe d’or. Keepsake des demoiselles, par divers auteurs sous la direction de Mme Fanny Richomme. Paris, Louis Janet, 1847. P. 27–30.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction Erlkönig

Le Roi des Gnomes

[…] «Willst, feiner Knabe, du mit mir gehn? Meine Töchter sollen dich warten schön; Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn Und wiegen und tanzen und singen dich ein.»

[…] – Bel enfant, viens avec nous, Avec nous quand je t’implore, Quand je t’implore à genoux, A genoux tu fuis encore; Viens, ou de par les enfers, Me riant de tes alarmes, Je te plonge au fond des mers Et t’entraîne en nos déserts Malgré tes cris et tes larmes.

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort Erlkönigs Töchter am düstern Ort? Mein Sohn, mein Sohn, ich seh es genau: Es scheinen die alten Weiden so grau. –

«Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt; Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt.» Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an! Erlkönig hat mir ein Leids getan! – Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind, Er hält in den Armen das ächzende Kind, Erreicht den Hof mit Mühe und Not; In seinen Armen das Kind war tot.

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– Père, père, au secours, hélas! Ne vois-tu pas Le Roi des Gnomes Qui nous suit avec ses fantômes? D’un bras furieux Comme en une chaîne Il m’enlace, ô dieux! Il m’étouffe…, il m’entraîne! Puis tout se tait. – Frissonnant de terreur, Pâle et muet, dans sa sombre épouvante, De son coursier le père, avec fureur, Presse les flancs et la bouche écumante, Il court.., il vole.., il arrive chez lui, Et de son fils découvre la figure; L’enfant est mort, mais une voix murmure: «Au roi damné tu l’offris à minuit».

(J. W. von Goethe)

Comme on a pu le constater, le corpus de poésie allemande traduite en français à notre disposition met en lumière diverses pratiques d’adaptation ou de détournement du discours poétique. Elles correspondent aux multiples degrés de liberté pris par les traducteurs vis-à-vis des textes traduits. Qu’il s’agisse d’adaptations augmentatives, de réaménagements ou de reformulation même des sujets, les solutions de traduction proposées par les traducteurs de la poésie allemande dans la première moitié du XIXe siècle sont à trouver surtout au plan de l’expression poétique. La traduction des poètes lyriques allemands exige un effort réel de créativité et un travail acharné sur le mot, sur le vers et sur la rime, sur la métrique et le rythme. Trouver le mot juste, recourir éventuellement à des vers plus ‘libres’, choisir le rythme ou l’accentuation les plus adéquats à un poème sont autant de décisions que les traducteurs se doivent de prendre dans un esprit de « transpo-

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

sition créatrice » (R. Jakobson). Comment ont-ils procédé, avec quelle efficacité ‘poétique’, et avec quelle fortune pour la littérature française ? Les années 1840 voient intervenir des pratiques plus innovantes où l’adaptation entre fréquemment en concurrence avec la recherche de l’expression authentique du poème original. Dans sa version du Bouquet de Uhland, le traducteur franco-allemand Nicolas Martin incarne assez bien cette transition : Der Blumenstrauss

Le Bouquet

Wenn Sträuchen, Blumen manche Deutung eigen, Wenn in den Rosen Liebe sich entzündet, Vergißmeinnicht im Namen schon sich kündet, Lorbeere Ruhm, Zypressen Trauer zeigen;

1 2 3 4

Wenn, wo die andern Zeichen alle schweigen, Man doch in Farben zarten Sinn ergründet, Wenn Stolz und Neid dem Gelben sich verbündet, Wenn Hoffnung flattert in den grünen Zweigen : So brach ich wohl mit Grund in meinem Garten Die Blumen aller Farben, aller Arten Und bring sie dir, zu wildem Strauß gereihet : Dir ist ja meine Lust, mein Hoffen, Leiden, Mein Lieben, meine Treu, mein Ruhm, mein Neiden, Dir ist mein Leben, dir mein Tod geweihet.

5 6 7 8

9 10 11

12 13 14

(L. Uhland)

Puisque l’herbe et la fleur parlent mieux que les mots, Puisqu’un aveu d’amour s’exhale de la rose, Que le vergiss-mein-nicht de souvenir s’arrose, Que le laurier dit: Gloire! Et le cyprès: Sanglots! Si, pour le coeur épris de symboles nouveaux, Un sens naïf encor sur les couleurs se pose, Si l’envie ou l’orgueil dans le jaune repose, Et si l’espoir voltige entre les verts rameaux; J’ai bien fait de cueillir des fleurs de toute sorte Et de toute couleur, que, tremblant, je t’apporte Dans ce bouquet sans art et d’où mon âme sort: Car à toi j’ai voué ma joie et ma souffrance, Mon amour envieux, ma foi, mon espérance, A toi ma gloire, à toi ma vie, à toi ma mort! 69

69

Par de nombreux traits, cette traduction s’inscrit encore dans le registre classique : prosopopée des arbres au vers 4 « Que le laurier dit : Gloire ! Et le cyprès : Sanglots ! », qui introduit à tort une dramatisation théâtrale et rhétorique, présence d’un ‘je’ lyrique maniéré (« le coeur épris de symboles nouveaux » au vers 5), recherche de la bienséance (« un aveu d’amour s’exhale de la rose » au vers 2) pour rendre une image plus directe en allemand : « in den Rosen Liebe sich entzündet ». 69

N. Martin. Sonnets et chansons. In : Revue de Paris, 1840, T. 17. P. 133 et sq.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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Certains détails indiquent en même temps que l’habitus des traducteurs évolue. Ainsi, l’introduction d’un mot allemand, ‘Vergissmeinnicht’ (nom du myosotis), au coeur du texte français (vers 3), signale une ‘migration’ lexicale de l’allemand vers le français. On en a la confirmation dans le dictionnaire de Littré où, encore en 1877, l’on voit figurer en bonne place le terme ‘Vergissmeinnicht’, défini comme « la fleur magique, qui, dans une tradition mythique allemande, ouvre les rochers recelant les trésors, prononce elle-même cette formule, pour avertir celui qui s’en est servi, qu’en l’oubliant il court le risque de voir les rochers se refermer sur lui. » Depuis, ce mot a disparu des dictionnaires de langue française. D’autre part, le respect en français des asyndètes de l’original – présentes, notamment, dans la dernière strophe –, révèle une attention plus grande accordée à la prosodie spécifique du texte original. C’est la voie que vont désormais adopter de plus en plus de traducteurs de la poésie allemande.

1.3.4 Nouvelles expériences du vers La prosodie syllabotonique allemande qui fait un usage fréquent de vers blancs, de vers impairs, sans parler du vers accentué lui-même, est pour le traducteur un écueil souvent insurmontable dans une langue française à la prosodie syllabique attachée à la rime. Deux solutions se présentent à lui : soit la « destruction du cosmos » dont parle E. Etkind et la réduction de l’univers prosodique étranger au connu, cas de la traduction ‘ethnocentrique’, soit l’essai de restituer en français quelques traits spécifiques de l’univers prosodique original. Les deux orientations mentionnées ont connu une expression concrète dans les traductions produites en France durant l’époque romantique. Toutefois, la seconde voie semble la plus annonciatrice de changements. Encore imperceptibles dans l’écriture poétique, ils s’amorcent dans une pratique de la traduction qui se veut de facture plus ‘littéraliste’, c’est-à-dire qui tend davantage à maintenir les rapports linguistico-sémantiques perçus dans l’original. C’est en effet la traduction poétique qui a probablement absorbé jusqu’à un certain point les premiers coups portés à l’édifice de la prosodie et de la métrique françaises traditionnelles, précisément parce qu’on ne voyait en elle qu’un genre d’écriture périphérique où la marge de tolérance du lectorat était relativement plus grande. Les tout premiers essais de vers libres ou de vers accentués en traduction sont ainsi sans doute passés presque inaperçus, de même que l’absence de rimes dans les traductions à chanter fut presque acceptée comme un mal nécessaire, largement compensé, au demeurant, par la présence de la ligne musicale. Pourtant, il faut bien voir dans les premières traductions ‘littéralistes’ de cette époque, une sorte de banc d’essai où s’éprouvaient déjà des ressources poétiques nouvelles. Les résultats concrets de ces expérimentations encore clandestines devaient apparaître au grand jour dans la seconde moitié du XIXe siècle. Alors, la tentation d’écrire de la poésie en recourant à des procédés déjà testés, depuis au moins deux

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

décennies, par des traducteurs innovants, se fit plus pressante. Elle devait finalement faire voler en éclats la hiérarchie, reçue depuis le Classicisme, entre création originale et traduction. Ce fut, pour ainsi dire, le point d’aboutissement d’une dynamique initiée par Gérard de Nerval dans les années 1830 : après des siècles où seule l’imitation semblait jouir d’une certaine faveur, la traduction pouvait enfin prétendre obtenir une légitimité poétique égale à celle de la création en langue française. Les échantillons de poésie allemande traduite collectés dans diverses revues parues durant le Romantisme permettent d’illustrer ces amorces de renouvellement. En raison des contraintes formelles considérables qui pèsent, à cette époque encore, sur l’activité poétique au sens large, les exemples d’innovation que l’on a pu identifier demeurent limités, ce qui expliquera un éventail peut-être réduit de cas. En effet, déroger aux lois traditionnelles de la rime, mieux, écrire des vers qu’en l’absence de toute métrique perceptible, seule la typographie permet d’identifier comme tels, était encore, dans la première moitié du XIXe siècle français, perçu comme une audace inouïe. L’apport des traducteurs francophones des frontières, plus indépendants car plus éloignés des pôles littéraires parisiens est, à ce titre, d’autant plus à prendre en compte. On se permettra une brève incursion dans le début des années 1860 afin de citer les expérimentations originales du Suisse Henri-Frédéric Amiel, sans doute l’un des premiers traducteurs, avec le Belge André van Hasselt, à avoir consciemment travaillé à importer la métrique accentuée germanique dans les traductions et les poèmes écrits en langue française. Raison pour laquelle, dans la dédicace qui ouvre son recueil Les Etrangères, il prend d’ailleurs garde d’avertir son lecteur sur la présence de « rythmes inusités dans notre versification. »70 L’annexe à cet ouvrage qui offre des traductions de Bürger, Goethe, Uhland, etc., contient en particulier des suggestions très valables sur la façon de traduire les vers blancs étrangers en français. Partant du constat que vers rimés et vers blancs cohabitent dans un même alexandrin (le premier hémistiche d’un vers plus long étant toujours un vers blanc aux yeux d’Amiel), Amiel propose en traduction d’englober les vers blancs étrangers à l’état d’hémistiche dans des vers français de plus grand format, un moyen astucieux d’économiser des rimes, tout en conservant le rythme des différents petits vers. Ainsi, incorporant plusieurs vers de 3, 4, ou 5 syllabes, on donnerait naissance, dans cette perspective, à un vers plus long, pourvu de nouvelles coupes. Cette structure se prêterait bien, selon Amiel, à la traduction des livrets d’opéra en français « en diminuant le nombre des pauvretés verbales qu’amènent inévitablement les tout petits vers rimés et consécutifs ».71 Du vers imparissyllabique au vers ‘équimétrique et équirythmique’ pour reprendre l’expression d’Amiel, en passant par le vers libéré, le vers libre ou l’aban-

70 71

H. F. Amiel. Les Etrangères. Neuchâtel, Sandoz, 1876. H. F. Amiel (1876). P. 261.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

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don du mariage traditionnel rime masculine/rime féminine, la traduction offre indéniablement à l’écriture poétique un intéressant réservoir d’aménagements et de renouveau potentiels.

Le vers impair court Le vers impair n’est pas une nouveauté en France. Bien avant Verlaine qui en fit l’un des phares de son art poétique, il est attesté dans la poésie française depuis le XIIe siècle. Progressivement supplanté par l’alexandrin et le rythme pair, on le retrouve toutefois utilisé en version longue (ennéa- ou endécasyllabe) chez Victor Hugo mais aussi chez Marceline Desbordes-Valmore. La traduction de nombreux poèmes allemands au XIXe siècle en fait usage sous une forme écourtée (penta- ou heptasyllabe). Dans la série formée par la succession des unités syllabiques, le nombre impair étant indivisible, la position des ictus n’est pas fixée d’avance, ce qui a pu jouer en faveur de l’usage d’un mètre impair pour traduire les poètes d’outre-Rhin. Le nombre de syllabes entre les temps forts (‘Hebungen’) étant un effet lui-même souvent variable en poésie allemande (‘freie Senkungsfüllung’), il se crée une sensation de ‘flou’, d’aérien, qui peut être rendue en français par un vers imparissyllabique où l’égalité des ‘sous-vers’ qui le composent n’est plus immédiatement perceptible. Ci-après, l’exemple d’un poème traduit entièrement en vers de cinq syllabes (un vers que les poètes français utilisaient normalement en composition, rarement pour lui-même) : Der Schmied Ich höre meinen Schatz, Den Hammer er schwinget, Das rauschet, das klinget, Das dringt in die Weite, Wie Glockengeläute, Durch Gassen und Platz. Am schwarzen Kamin, Da sitzet mein Lieber, Doch geh ich vorüber, Die Bälge dann sausen, Die Flammen aufbrausen Und lodern um ihn. (L. Uhland)

Le Forgeron Droit près de l’enclume, Il mouille, il allume Le charbon qui fume Au vent du soufflet. Il pense à sa belle… L’ardente étincelle Bientôt lui rappelle Que le fer est prêt ; Son œil noir scintille, Car le métal brille, Rugit et pétille Hors du feu qui luit. Son lourd marteau broie La barre qui ploie ; L’étincelle ondoie Rouge autour de lui. (Traduction N. Martin72)

72 72

L. Uhland. Le Forgeron. In : N. Martin. Les Poètes contemporains de l’Allemagne. Paris, Renouard, 1846.

118

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

De tels vers offrent une assez riche palette d’expression. Est-ce un hasard si on les retrouve durant la période romantique chez la poétesse Marceline DesbordesValmore, dont on a parfois rapproché l’écriture de l’inspiration simple et naïve d’un Uhland ou d’un Kerner ?

Rime et vers La majorité des traducteurs romantiques n’avait pas l’intention de renoncer à la rime, qu’elle soit sémantique ou bien purement phonétique.73 Toutefois, à l’école des poésies allemandes qui n’en font pas nécessairement usage, cette question fut l’objet de vifs débats. On rappellera ce propos de Henri Blaze sur certaines versions françaises de Lieder par le poète Emile Deschamps : A propos de Lied, nous ne pardonnons pas à M. Emile Deschamps cette partie de son volume qu’il appelle Lieder de Schubert. […] Qu’est-ce par exemple que ceci : « Des rayons diaphanes/M’attiraient avant l’heure/C’étaient des feux profanes,/Voilà pourquoi je pleure » ? Depuis quand des féminines qui s’entrelacent peuvent-elles former une strophe ? Où nous mènera-t-on avec une semblable prosodie ?74

La disparition de l’alternance traditionnelle rime masculine/rime féminine dans la strophe semble encore impensable pour les critiques des années 1840. Pourtant, d’autres traducteurs ont aussi eu recours à ce procédé, comme Amiel qui propose une traduction du Roi des Aulnes de Goethe entièrement en rimes masculines : Qui galope encor si tard par le vent ? Un père à cheval avec son enfant. Il cache l’enfant sous son lourd manteau Son bras le tient fort, son coeur le tient chaud. – Pourquoi donc trembler, mon fils, dans mes bras ? – Père, vois le Roi des Aulnes là-bas ! La couronne au front, méchant de regard. – Je ne vois, mon fils, qu’un pli du brouillard. […]75

Le poète suisse s’en explique très clairement : C’est par soumission à la musique, et par fidélité à l’original, que la pièce a été traduite toute en vers masculins, contrairement aux usages de notre versification.76

73

74 75 76

Sur cette distinction, cf. J. Albrecht. Rime et traduction. In : R. Sauter et C. Lombez. Transfer(t) – Travaux de traductologie franco-allemands. Université de Montpellier 3, 2004. H. Blaze. Poètes et romanciers modernes de la France. MM E. et A. Deschamps. In : Revue des Deux-Mondes, 1841, T. 3. P. 554–555. H. F. Amiel. La Part du rêve, nouvelles poésies et traductions. Genève, Cherbuliez, 1863. H. F. Amiel (1863). P. 107.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

119

On ne retrouve en effet ici aucune des caractéristiques de la règle présidant à la distribution des rimes. Même si l’audace manifestée n’est en rien comparable à celle d’un Jules Laforgue par exemple, il semble y avoir en germe une prise de distance avec le carcan souvent trop rigide de ce que Verlaine a pu appeler un « bijou d’un sou/Qui sonne creux et faux sous la lime ».77 Certains traducteurs n’ont pas hésité d’ailleurs à s’en passer complètement, ouvrant ainsi la voie au vers blanc et au vers libre. Un des exemples les plus parlants de cette libération précoce est la traduction du Fridolin de Schiller par Elise Voïart en 1829.78 Dès l’Avertissement de l’ouvrage, l’éditeur met en garde ses lecteurs : La traduction de cette ballade […] est d’une fidélité scrupuleuse, puisque l’auteur a toujours traduit vers par vers, et que dans deux endroits seulement il a déplacé leur ordre pour obéir à la construction de la phrase française. […] Une version littérale et exacte donne une plus juste idée d’un poète étranger que les plus élégantes interprétations.79 Fridolin oder der Gang nach dem Eisenhammer

Fridolin

« Ein frommer Knecht war Fridolin, Und in der Furcht des Herrn Ergeben der Gebieterin, Der Gräfin von Savern. Sie war so sanft, sie war so gut ; Doch auch der Launen Übermut Hätt’er geeifert zu erfüllen Mit Freudigkeit, um Gottes willen. […] »

« C’était un pieux serviteur que Fridolin, Elevé dans la crainte de Dieu Par sa dame et maîtresse, La comtesse de Saverne. Elle était si douce, elle était si bonne ! Mais eût-elle eu les caprices de l’orgueil, Il se fût efforcé de les satisfaire Avec joie et pour l’amour de Dieu. […] »

(F. Schiller)

(Traduction E. Voïart)

Bien que l’original allemand suive un schéma de rimes bien précis (ababccdd), le français n’en tient aucun compte. Que la traductrice ait pu prendre l’initiative de sacrifier délibérément la rime, un élément de poéticité encore considéré comme fondamental dans le système littéraire des premières décennies du XIXe siècle, représente à cette époque un geste d’une très grande hardiesse. Mais la nouveauté la plus remarquable que l’on découvre dans certaines traductions de l’époque romantique est sans conteste l’usage d’un vers caractérisé par l’absence de référence à un même mètre de base et par la disparition de la rime, un vers

77 78 79

P. Verlaine. Art poétique. In : Jadis et Naguère (1884). Paris, Gallimard, 1979. Fridolin, ballade de Schiller, traduction littérale par Mme Elise Voïart. Paris, Audot, 1829. Fridolin. P. 7–8.

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

120

où le mètre tend à se diluer dans la syntaxe et dont la liberté prosodique semble presque totale, autrement dit : un vers libre. A l’instar de Mme Voïart, certains traducteurs ont suivi cette nouvelle tendance, même s’ils demeurent relativement isolés dans un contexte encore très attaché aux règles traditionnelles de la versification. En 1846, Le Magasin pittoresque publie une traduction de deux poèmes de Chamisso, annoncée comme une traduction « littérale, vers par vers » : Die alte Waschfrau

La Vieille Blanchisseuse

Du siehst geschäftig bei dem Linnen Die Alte dort in weißem Haar, Die rüstigste der Wäscherinnen Im sechsundsiebenzigsten Jahr. So hat sie stets mit sauerm Schweiß Ihr Brot in Ehr und Zucht gegessen, Und ausgefüllt mit treuem Fleiß Den Kreis, den Gott ihr zugemessen. […]

Vois-tu, penchée sur le lavoir, Cette vieille femme aux cheveux blancs, La plus active des blanchisseuses, A l’âge de soixante-seize ans ? D’un pain honnêtement gagné Elle s’est toujours nourrie ; Elle a parcouru laborieusement Le cercle que Dieu lui avait tracé. […]

(A. von Chamisso)

(Traduction anonyme)80

80

Der Bettler und sein Hund

Le Mendiant et son Chien

Drei Taler erlegen für meinen Hund! So schlage das Wetter mich gleich in den Grund! Was denken die Herrn von der Polizei? Was soll nun wieder die Schinderei? […]

Trois écus d’amende pour mon chien ! Que plutôt le tonnerre m’écrase à l’instant ! A quoi songent messieurs de la police ? Que signifie cette exaction nouvelle ? […]

(A. von Chamisso)

(Traduction anonyme)81

81

On admettra que seuls les retours à la ligne permettent de classer ce texte parmi les traductions versifiées. Les propos de Voltaire n’en semblent que plus justifiés : Nous avons un besoin essentiel du retour des mêmes sons pour que notre poésie ne soit pas confondue avec notre prose.82

S’ils apportent quelques arguments supplémentaires aux théories sur la nécessité de la rime, indispensable pour pallier la faiblesse d’accentuation en français, de tels exemples, très rares pour l’époque, n’en sont pas moins révélateurs des changements, aussi profonds que souterrains, qui traversent le système littéraire français à la période romantique.

80 81 82

A. v. Chamisso. La Vieille Blanchisseuse. In : Le Magasin pittoresque, 1846. P. 214. A. v. Chamisso. Le Mendiant et son chien. Ibid. Voltaire. Œdipe, Préface. Paris, 1718.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

121

Henri Blaze, dont on a pu enregistrer l’intransigeance vis-à-vis d’Emile Deschamps au sujet de ses traductions de Lieder, recourra pour sa part ponctuellement à des vers mêlés pour traduire la poésie allemande. Der Edelknabe und die Müllerin

Le Page et la Meunière

EDELKNABE Wohin? Wohin? Schöne Müllerin! Wie heißt du?

LE PAGE Où donc, où donc… Belle meunière, Dis-moi ton nom.

MÜLLERIN Liese.

LA MEUNIERE Lise.

EDELKNABE Wohin denn? Wohin, Mit dem Rechen in der Hand?

LE PAGE Où donc, ma chère, Vas-tu, ce râteau dans la main ?

MÜLLERIN Auf des Vaters Land, Auf des Vaters Wiese.

LA MEUNIERE A la terre, Au champ de mon père.

EDELKNABE Und gehst so allein?

LE PAGE Et seule ainsi par le chemin !

MÜLLERIN Das Heu soll herein, Das bedeutet der Rechen. Und im Garten daran Fangen die Birnen zu reifen an, Die will ich brechen […]

LA MEUNIERE On doit rentrer le foin ; voilà Ce que le râteau signifie. Les poires mûrissent déjà, Et je veux les cueillir […] 83

(J.W. von Goethe)

(Traduction H. Blaze)

83

Même si l’hétérométrie des vers, frappante, n’est pas sans rappeler les répliques d’un texte de théâtre, même si les rimes sont relativement instables (assonance ‘nom/donc’, pas de rime à ‘Lise’), l’impression de rupture vis-à-vis des lois poétiques est toutefois bien moins nette ici que dans les exemples précédents. La traduction par A. Darnault du Féroce Chasseur de Bürger est un cas particulièrement spectaculaire d’affranchissement de la rime, signe que cette tendance a perduré jusque très avant dans le siècle (1849) :

83

Cf. H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. Première partie. In : Revue des DeuxMondes, T. 3, 1841.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

Der wilde Jäger

Le Féroce Chasseur

Der Wild- und Rheingraf stieß ins Horn: « Hallo, hallo zu Fuß und Roß ! » Sein Hengst erhob sich wiehernd vorn ; Laut rasselnd stürtzt’ihm nach der Troß; Laut klifft’ und klafft’es, frei vom Koppel, Durch Korn und Dorn, durch Heid’ und Stoppel. […]

Le Wild-et-Rhingrave a soufflé dans son cor : En chasse ! en chasse ! Que tout le monde soit sur pied ou à cheval ! En tête s’est dressé son coursier hennissant ; A grand bruit se précipitent après lui les chasseurs ; Klifft Klafft… aboient les chiens découplés A travers les blés et les buissons, à travers les champs et les bruyères […]

Das ist des wilden Heeres Jagd, Die bis zum Jüngsten Tage währt, Und oft dem Wüstling noch bei Nacht Zu Schreck und Graus vorüberfährt. Das könnte, müßt er sonst nicht schweigen, Wohl manches Jägers Mund bezeugen. (A. G. Bürger)

C’est la grande chasse infernale Qui durera jusqu’au dernier jour ; Et souvent encore, dans la nuit, les hommes dissolus La voient passer avec une salutaire épouvante ; Plus d’un chasseur pourrait, s’il osait parler, Le témoigner de sa bouche.84 (Traduction A. Darnault)

84

Dans son souci visible de fournir une traduction parfaitement ‘littérale’, Darnault n’a pas hésité à transgresser la plupart des lois de la versification qui avaient encore cours à son époque. Pourtant, le traducteur nantais, qui est aussi poète, est loin de se permettre les mêmes libertés dans son œuvre. Si, pour traduire la poésie de Bürger, des vers aux rimes aléatoires lui paraissent adéquats, en revanche, pour ses propres créations qui figurent à la suite de ses traductions, ses choix demeurent visiblement traditionnels. Preuve a fortiori que dans l’esprit des écrivains de ce temps, la traduction garde décidément un statut bien à part dans l’économie de la ‘création’ poétique et du système littéraire. On n’en sera que plus conforté dans l’hypothèse déjà formulée plus haut, selon laquelle le statut alors encore ambigu de la traduction permettait probablement au traducteur ce genre d’écart sans redouter trop de conséquences. Toutefois, la familiarité de certains traducteurs avec la poésie lyrique allemande les a amenés presque naturellement à rechercher plus de souplesse dans les vers traduits.

Le vers accentuel : rythme, prosodie et métrique Au fur et à mesure que l’on avance dans le XIXe siècle, on rencontre un certain nombre de traducteurs qui ne se contentent plus de restituer en français un vague contenu poétique aperçu chez les poètes lyriques d’outre-Rhin. Ils prêtent désormais davantage d’attention aux éléments constitutifs de l’‘expression’ des textes

84

A. Darnault. Le Cantique des cantiques de Salomon, La Lénore, Le Féroce chasseur de Bürger, traduction littérale. Nantes, 1849.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

123

à traduire. Recréer un schéma rythmique cohérent pour faire passer l’expression lyrique allemande en français concentre de plus en plus les efforts de toute une génération de traducteurs. Face aux vers de la poésie allemande, où la présence d’accents forme la base même du rythme, les traducteurs français sont en quête de solutions de substitution. L’alexandrin se voit fréquemment délaissé au profit de vers plus courts et plus nerveux, comme le décasyllabe ou l’octosyllabe, voire même des vers de quatre ou cinq syllabes. Certains traducteurs iront même jusqu’à essayer de reproduire en français la prosodie accentuelle des vers allemands. Emile Deschamps affirmait déjà avoir « conservé la forme lyrique des romances en ayant soin de varier continuellement les rythmes comme les tons. »85 Si cette affirmation venait d’un écrivain qui ne maîtrisait que bien moyennement l’allemand, ce sont, dans la grande majorité des cas, des traducteurs d’un bon niveau linguistique, comme H. Blaze, A. van Hasselt, E. Wacken et F. Amiel, ou bien un poète comme Gérard de Nerval, qui réussissent à relever ce défi. La Berceuse du ruisseau est l’un des grands moments dramatiques du cycle de la Belle Meunière du poète Wilhelm Müller. Désespéré, le jeune meunier se jette dans le ruisseau qui, l’ayant englouti, lui chante une émouvante berceuse. Pour la restituer, le spécialiste du Lied, H. Blaze, cherche, encore au moyen de vers mêlés, l’équivalent mélodique du vers allemand : 86 Des Baches Wiegenlied

Berceuse du ruisseau

Gute Ruh, gute Ruh ! Tu die Augen zu ! Wanderer, du müder, du bist zu Haus. Die Treu ist hier, Sollst liegen bei mir, Bis das Meer will trinken die Bächlein aus.

Bon repos, bon repos, Que tes yeux se tiennent clos! Voyageur, ton pied touche enfin au seuil propice Ici la foi Repose en moi Jusqu’à ce que la mer à son tour m’engloutisse.

Will betten dich kühl, Auf weichem Pfühl, In dem blauen, kristallenen Kämmerlein. Heran, heran, Was wiegen kann, Woget und wieget den Knaben mir ein! […]

Etends-toi désormais Sur un coussin humide et frais, Dans ma chambre d’azur où tout est transparence. A l’œuvre ici, Tout ce qui berce et qui balance; Qu’on me berce à loisir cet enfant endormi […]

Gute Nacht, gute Nacht ! Bis alle wacht, Schlaf aus deine Freude, schlaf aus dein Leid ! Der Vollmond steigt, Der Nebel weicht, Und der Himmel da oben, wie ist er so weit !

Adieu, adieu! Jusqu’au réveil de Dieu Endors ta joie, endors ta peine. La lune monte pleine, Le nuage fuit peu à peu Et le ciel, qu’il est grand là-haut! Comme il est bleu! 86 (Traduction H. Blaze)

(W. Müller)

85 86

E. Deschamps (1828). P. LX. Revue des Deux-Mondes, 1841. P. 845–46.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

L’adaptation qu’Henri Blaze propose est bien rythmée et l’on sent que cela seul a compté pour lui. Peu importent en effet la relative pauvreté des rimes (‘adieu/ Dieu’, ‘peu/bleu’, etc.), et l’aspect plutôt rhétorique de certains vers (« ton pied touche enfin au seuil propice », « Je veux tout à l’entour faire écumer mon onde ») qui rappellent encore le XVIIIe siècle. Sans rechercher la virtuosité des rimes et avec un minimum de chevilles, Blaze parvient à restituer la mélodie propre du vers allemand de quatre et deux accents. Il recrée ainsi une prosodie qui, cohérente en français, reste malgré tout proche de l’original. On notera par exemple l’efficacité des accents dans le premier quatrain : Gute Ruh, gute Ruh ! Tu die Augen zu ! Wanderer, du müder, du bist zu Haus. Die Treu ist hier, Sollst liegen bei mir, Bis das Meer will trinken die Bächlein aus.

Bon repos, bon repos, Que tes yeux se tiennent clos! Voyageur, ton pied touche enfin au seuil propice Ici la foi Repose en moi Jusqu’à ce que la mer à son tour m’engloutisse.

Le premier vers comporte en allemand quatre syllabes accentuées (« Gute Ruh, gute Ruh ! »), il est important de noter que le traducteur réussit à en reproduire l’alternance (« Bon repos, bon repos », « Ici la foi/ Repose en moi »). Grâce au maintien du rythme dans la traduction, c’est toute la sensation de berceuse populaire qui se retrouve en français. De toutes ses forces, Blaze a tenté d’en préserver quelques touches, comme par exemple avec l’expression « qu’on me 87 berce… cet enfant » qui fait écho au datif éthique de l’allemand, très fréquemment utilisé dans le langage courant (en français aussi, du reste), pour souligner une implication affective de l’énonciateur : « Woget und wieget den Knaben mir 88 ein ! ». On regrettera peut-être que la même tonalité affective présente dans l’expression « meinem Schläfer » (littéralement : ‘mon (cher) dormeur’) pour désigner le jeune mort n’ait pas trouvé d’écho en français. Mais on soulignera l’excellente traduction ‘Endors ta joie, endors ta peine’ qui, par sa concision, la structure répétitive et le rythme ïambique, renoue fort opportunément avec la tonalité de berceuse évoquée plus haut. La traduction par Edouard Wacken du poème de Uhland, Le Chant du prisonnier, est l’exemple même d’une acclimatation tout autant réussie du point de vue rythmique. Elle confirme sa volonté de « rendre à la fois la pensée et le rythme de l’original »,89 dans le respect de ‘l’harmonie’ et du ‘nombre’ :

87 88 89

Nous soulignons. Nous soulignons. E. Wacken. Avant-propos. P. 10.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction Lied des Gefangenen

Le Chant du Prisonnier

Wie lieblicher Klang ! O Lerche ! dein Sang, Er hebt sich, er schwingt sich in Wonne. Du nimmst mich von hier, Ich singe mit dir, Wir steigen durch Wolken zur Sonne.

Vive alouette, Ta chansonnette Monte et s’épanche en mille accords joyeux. Mon âme folle Chante et s’envole, D’un même essor nous planons vers les cieux.

O Lerche ! du neigst Dich nieder, du schweigst, Du sinkst in die blühenden Auen. Ich schweige zumal Und sinke zutal, Ach ! tief in Moder und Grauen. (L. Uhland)

125

Vive alouette, Déjà muette, Tu redescends dans la prairie en fleur. L’âme épuisée Tombe, brisée, Dans son abîme, au fond de sa douleur.90 (Traduction E. Wacken)

90

Le rythme est alerte et enlevé, l’hétérométrie crée un pas sautillant bien en accord avec le vol de l’oiseau. Wacken a tiré parti au maximum du vocalisme d’‘alouette’ qui lui permet d’introduire à la rime un diminutif (« chansonnette ») et de jouer sur la sonorité de l’adjectif ‘muette’. Cette homophonie crée une tonalité joyeuse et populaire, derrière laquelle se cache néanmoins la grande tristesse d’un chant de prisonnier. C’est ce mélange subtil de vitalité et de Sehnsucht bien dans l’esprit du Lied que Wacken a réussi à saisir et à réinterpréter en français. L’abandon de l’alexandrin au profit de structures plus variées (vers de 4 ou de 10 syllabes) choisies pour rendre les vers de 2 et 3 accents chez Uhland révèle ici de manière éclatante des alternatives possibles qui peuvent stimuler de véritables nouveautés d’écriture. Les trois versions de la Sérénade de Méphistophélès, extraite du Faust de Goethe, signées à partir des années 1840 par Gérard de Nerval, Henri Blaze et Edouard Wacken, témoignent elles aussi, à différents degrés, de la prise de conscience réelle du rôle que joue le rythme dans la perception du texte traduit :

90

E. Wacken. P. 63.

126

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

Faust, I, 2e partie Was machst du mir Vor Liebchens Tür Kathrinchen hier Bei frühem Tagesblicke ? Lass, lass es sein ! Er läßt dich ein Als Mädchen ein Als Mädchen nicht zurücke. Nehmt euch in Acht ! Ist es vollbracht, Dann gute Nacht Ihr armen, armen Dinger ! Habt ihr euch lieb Tut keinem Dieb Nur nicht’s zu Lieb’ Als mit dem Ring am Finger.

Que fais-tu de la sorte, Catherine, au jour nouveau, Toute seulette à la porte Du damoiseau ? Laisse faire, laisse faire, Il va te laisser à plaisir Entrer fille, ma chère, Mais non fille sortir. Gardez-vous de leurs paroles, C’est fait – Alors bonne nuit. Pauvres filles, pauvres folles, Comme on vous séduit ! Aux fripons, aux drilles, Qui vous parlent de foi, Ne cédez rien, jeunes filles, Si ce n’est la bague au doigt. (Traduction H. Blaze)91

(J. W. v. Goethe) Devant la maison De celui qui t’adore, Petite Lison, Que fais-tu dès l’aurore ? Au signal du plaisir, Dans la chambre du drille Tu peux bien entrer fille, Mais non fille sortir.

Le tendre amant Qui chante, ment Comme un serment, Catherine l’écoute. Tu le suivras, Tu reviendras, Et tu perdras, Ta vertu par la route.

Il te tend les bras, A lui tu cours bien vite ; Bonne nuit hélas ! Bonne nuit, ma petite ! Près du moment fatal, Fais grande résistance, S’il ne t’offre d’avance Un anneau conjugal !

L’amant moqueur Prend votre coeur Et court vainqueur A d’autres épousailles ! Pour votre bien, N’accordez rien Qu’en tenant bien L’anneau des fiançailles.

(Traduction G. de Nerval).92

(Traduction E. Wacken).93

91

91 92

93

92

93

J. W. v. Goethe. Faust. (« Chanson morale »). Paris, Charpentier, 1848. P. 267–268. Traduction de Henri Blaze. La première édition de cette traduction date de 1840. J. W. v. Goethe. Faust. Paris, Lévy frères, 1868. P. 171. Traduction de Gérard de Nerval. Il existe plusieurs éditions antérieures de cette traduction : la première date de 1827, suivie d’une seconde en 1835. En 1840 Nerval publiera une version augmentée de scènes du Second Faust. Sérénade de Méphistophélès. In : E. Wacken. P. 119.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

127

La composante musicale du texte allemand devrait faire l’objet d’une attention toute particulière de la part du traducteur. Dans l’original, Méphistophélès ne chante-t-il pas en s’accompagnant d’une guitare ? De cet exercice, ce sont Nerval et Wacken qui semblent s’être le mieux acquittés. Les choix de traduction effectués par E. Wacken répondent plutôt à des raisons mnémotechniques : majorité de vers courts bien scandés qui reproduisent l’original et structures souvent parallèles faciles à mémoriser (« Tu le suivras, / Tu reviendras, / Et tu perdras ») sont bien dans le ton d’une chanson. La juxtaposition de plusieurs syllabes atones dans un même syntagme (« Tu le suivras/ tu reviendras/et tu perdras » – le marquage en gras signale les voyelles nettement accentuées) va également dans le sens d’une recherche du langage parlé. Il en résulte un rythme enlevé qui donne à la traduction une allure spirituelle, renforcée par des expressions de style populaire : « tu perdras / Ta vertu par la route ». Est-il nécessaire de souligner que la Belgique, pays d’origine de Wacken, répugnait au XIXe siècle beaucoup moins à l’innovation en matière de traduction poétique que la France ?94 Confronté aux mêmes difficultés, G. de Nerval fait, pour sa part, des choix quelque peu différents. L’ensemble, plus narratif, suit incontestablement de moins près son modèle que celui de Wacken. L’organisation symétrique des deux huitains (le premier quatrain de chaque strophe est composé de vers de 6 et 5 syllabes disposés en rimes croisées, le deuxième ne comporte que des vers de 6 syllabes et des rimes embrassées) crée un schéma rythmique parfaitement perceptible. De véritables trouvailles de poète viennent le rehausser. Ainsi, le choix du prénom Lison, un diminutif à connotation fortement populaire, a le mérite de mieux sonner à l’oreille que le trop banal ‘Catherine’.95 On ne manquera pas de relever par ailleurs l’expression « Fais grande résistance » qui renforce efficacement le caractère oral du texte. Le mot ‘drille’, terme d’argot militaire désignant un mauvais sujet, ne pouvait ici être mieux trouvé. Il déploie toute sa palette sonore sur deux vers en permettant la rime avec ‘fille’, et son écho se prolonge même dans le vers suivant. Le procédé offre ainsi à la phrase des allures de sagesse populaire : Dans la chambre du drille Tu peux bien entrer fille, Mais non fille sortir.

94 95

Voir à ce sujet l’étude de Lieven D’hulst. Erlkönig en français : une traduction intersémiotique par A. van Hasselt et J.B. Rongé. In : Textyles, n° 17–18, 2000. H. Lichtenberger pour sa part propose ‘Catherinette’ dans sa version de 1920 – exacte traduction de Katherinchen.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

En reprenant à quelques mots près la même solution pour sa traduction de 1840, H. Blaze ne fait, somme toute, que reconnaître la supériorité poétique du ‘maître’. Sa propre traduction n’est pourtant pas dépourvue de qualités poétiques. Un mélange étonnant d’écriture soutenue (« au jour nouveau », « ma chère »), de langage populaire (« toute seulette », « aux fripons, aux drilles », « c’est fait ») et ‘troubadour’ (« à la porte du damoiseau ») confère à l’ensemble un caractère singulier. Pas plus qu’aux deux autres traducteurs, l’importance du rythme n’a échappé à Blaze, comme en témoigne l’usage de répétitions (« laisse faire, laisse faire »), structures symétriques (« aux fripons, aux drilles ») et d’allitérations (« pauvres filles, pauvres folles »). Cependant, l’intrusion de séquences narratives plus ‘prosaïques’ (« que fais-tu de la sorte », « gardez-vous de leurs paroles », « ne cédez rien, jeunes filles ») vient ponctuellement altérer l’allure de la chanson. Blaze n’a visiblement pas pu – ou pas su – tenir jusqu’au bout le pari de l’unité prosodique de la Sérénade de Goethe. Il n’est sans doute pas un hasard que Berlioz ait choisi le texte de Nerval lorsqu’il composait son opéra La Damnation de Faust en 1845–1846. Sa mise en musique par Berlioz contribua d’ailleurs grandement à la popularité de cette traduction. A la même époque, surtout lors de la traduction de poèmes destinés au chant (les Lieder, par exemple), certains traducteurs n’ont pas hésité à adapter en français des vers rythmiques sur le modèle allemand. Ces écrivains sont le plus souvent issus de régions ou de pays traditionnellement en contact avec la prosodie germanique (Alsace, Suisse, Belgique, etc.). Comme cela est souvent le cas, c’est la ‘périphérie’ du système littéraire, pour reprendre les termes de l’Ecole de Tel-Aviv,96 qui se montrera plus réceptive à des influences exogènes que le ‘centre’, entravé par les contraintes de traditions séculaires. Les auteurs et les traducteurs de chansons populaires ou de ballades, genres encore périphériques alors que règnent en maître les poèmes cultivés des salons parisiens, seront parmi les premiers à se montrer perméables à l’apport formel de la lyrique allemande. On en veut pour preuve les expérimentations de l’Alsacien Edouard Schuré, des Belges Edouard Wacken et André van Hasselt, ou celles d’Henri-Frédéric Amiel en Suisse qui, à l’époque, amorcent une nouvelle recherche poétique. Edouard Schuré par exemple ne s’était pas caché qu’il avait souvent pris des libertés dans ses traductions françaises de Lieder au cours des années 1850 : Je ne me suis point astreint dans toutes les traductions aux règles de la prosodie française dont quelques-unes, soit dit en passant, sont très arbitraires […]. Quand j’avais à présenter une bergère, je ne l’ai pas habillée en princesse […] Il m’est arrivé […]

96

Cf. I. Even-Zohar. The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem. In : Literature and Translation. Louvain, Acco, 1978.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

129

de me contenter de simples assonances, ou même de ne rimer qu’une fois sur quatre vers. En somme, j’ai plus insisté sur le rythme que sur la rime.97

L’exemple ci-après confirme le primat que le traducteur accorde au rythme sur la rime : 98 Zu Straßburg auf der Schanz, Da ging mein Trauern an; Das Alphorn hört’ ich drüben wohl anstimmen, Ins Vaterland mußt ich hinüberschwimmen, Das ging ja nicht an.

Au rempart de Strasbourg Mon malheur commença. Le cor alpestre vint à chanter ! Vers ma patrie il m’a fallu nager, Là-bas ! Là-bas ! 98

Dans son anthologie de poésies allemandes, Edouard Wacken propose pour sa part des traductions souvent tentées par la régularité accentuelle. Dans les octosyllabes de facture irréprochable qui suivent, la présence d’accents crée un rythme nettement perceptible : Der weisse Hirsch

Le Cerf Blanc

Es gingen drei Jäger wohl auf die Pirsch, Sie wollten erjagen den weißen Hirsch.

Trois chasseurs allaient se parlant, Ils allaient chasser le cerf blanc.

Sie legten sich unter den Tannenbaum, Da hatten die drei einen seltsamen Traum. […]99

Couchés sous un pin dans le bois, Ils eurent un rêve tous trois. […] 100

(L. Uhland)

(Traduction E. Wacken)

99

100

La répartition soigneusement contrôlée des accents dans la traduction (vv/v/vv/, vv/v/v//)101 ou (v/vv/vv/, v/vv/vv/), si elle ne crée pas de vers syllabotonique au sens strict, va tout de même dans le sens d’une volonté de restituer un rythme comparable à celui du poème de Uhland. Comme en témoignent certaines versions de poèmes allemands qu’il a données, en indiquant lui-même hors-texte leur schéma rythmique, le compatriote de Wacken, A. van Hasselt, a procédé en toute conscience à des traductions en vers accentuels (même si ces derniers ne correspondent pas nécessairement à ceux de l’original allemand), en suivant pour ce faire les règles syllabotoniques courantes en Allemagne :

97 98 99 100 101

E. Schuré. Histoire du Lied. Paris, Fischbacher, 1876. P. 131 (note). E. Schuré. P. 160. L. Uhland. Gedichte. München, Winkler, 1980. E. Wacken. P. 65. On notera avec le signe v une syllabe prosodiquement non proéminente, avec le signe / une syllabe prosodiquement proéminente. Pour l’emploi de ce terme et son champ d’application, voir P. Verluyten. Recherches sur la prosodie et la métrique du français. Thèse de doctorat, Université d’Anvers-UIA, 1982.

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

130

Mois des fleurs, ô mois charmant, Mois vermeil des roses, Sous le toit du bois dormant Toutes sont écloses […]102

/v/v/v/ /v/v/(v) /v/v/v/ /v/v/(v)

En route ! En route ! Mot charmant, En route ! Rester en place, amer tourment, En route ! Mauvais meunier qui reste coi Et sans se dire un jour : ‘Ma foi, En route !’[…]103

v/v/v/v/ v/(v) v/v/v/v/ v/(v) v/v/v/v/ v/v/v/v/ v/(v)

Henri-Frédéric Amiel, parmi les premiers à avoir proposé une traduction se donnant comme ‘équimétrique et équirythmique’ d’un poème allemand, La Cloche de Schiller, constitue un autre cas à retenir : La présente traduction s’est proposée de reproduire l’œuvre de Schiller avec la plus rigoureuse fidélité poétique ; elle serre le texte et le rythme non seulement vers pour vers, mais littéralement syllabe pour syllabe.104

Il fait par là même la démonstration qu’un vers calqué sur la mesure de l’original allemand est bel et bien possible, quoique la nécessité de certains aménagements (chevilles, réorganisation ponctuelle des groupes intramétriques, oubli de certains accents qui figurent dans l’original allemand) risque de renforcer la technicité au détriment du naturel. Il n’empêche, la lecture de la première strophe donne le ton d’une traduction assez bien rythmée. Die Glocke 1

5

Fest gemauert in der Erden, Steht die Form, aus Lehm gebrannt. Heute muß die Glocke werden, Frisch, Gesellen ! Seyd zur hand. Von der Stirne heiß Rinnen muß der Schweiß, Soll das Werk den Meister loben, Doch der Segen kommt von oben. […] (F. Schiller)

La Cloche 1

5

Dans le moule en brique rouge Que, sous terre, nous fixons, On va couler, mes garçons La grand’cloche ! Or çà ! qu’on bouge! Aujourd’hui, fondeurs ! C’est jour de sueurs ! Jour d’honneur, aussi ! Courage ! Et Dieu bénisse l’ouvrage ! […] (Traduction H. F. Amiel)

Amiel traduit bien l’oralité propre au poème de Schiller et la souligne même au moyen de sous-vers courts qui rendent l’affairement et l’ardeur à la tâche du 102 103 104

« Frühlings Erwachen » (poème d’un auteur anonyme). Cité par E. Duméril. Vol. 2. P. 150. W. Müller. Le Meunier voyageur (« Wanderschaft »). Cité par E. Duméril. P. 151. H. F. Amiel. Les Etrangères. Paris, Fischbacher, 1876. P. 272 (notes). La traduction date en fait du début des années 1850.

La poésie allemande traduite en français – Situations et options de traduction

131

maître d’œuvre. La vivacité de ces vers se voit renforcée, comme aux vers 3 et 4, par des juxtapositions d’accents : 1

5

Nehmet Holz von Fichtenstamme, Doch recht trocken laßt es seyn, Daß die eingepreßte Flamme Schlage zu dem Schwalch hinein. Kocht des Kupfers Brei, Schnell das Zinn herbei. Daß die zähe Glockenspeise Fließe nach der rechten Weise […].

1

5

Entassez, qu’il en déborde, Le sapin bien sec ! Je veux, Dans la fournaise aux flancs creux, Qu’un feu clair flambe et se torde ! Bon ! le cuivre bout ; L’étain se dissout ! Sous l’ardeur du feu, la fonte Sourdement se masse et monte ! […]

L’enchaînement de séquences courtes à l’intérieur d’un même vers crée un effet de ‘parlé’ qui manque souvent aux traductions en alexandrins ou en octosyllabes. A noter également, au vers 7, l’allitération « du feu, la fonte », renforcée dans son expressivité par l’identité du schéma rythmique v/v/ qui trouve sa rime exacte à la fin du vers suivant « se masse et monte » (v/v/). La comparaison de cette traduction avec une des toutes premières versions françaises du même poème, se passe presque de commentaire : Fortement muré dans la terre Le moule est prêt : cuisons l’airain […]105

Tout comme cette traduction, signée par un contemporain d’Amiel : Du moule fait en terre cuite Et dans la fosse assujetti Doit surgir la cloche bénite ; Courage, amis, et qu’aujourd’hui Nos sueurs la fassent paraître […]106

La réalisation concrète du calque métrique voulu par Amiel n’est pas sans défaut et il ne parvient pas à des résultats comparables à ceux de Van Hasselt. La nécessité que le traducteur s’impose de suivre la prosodie de Schiller le contraint souvent à introduire dans la traduction des accents aprosodiques et à faire porter l’accent sur des monosyllabes qui, en français, ne seraient jamais en position proéminente. Amiel ne laisse toutefois aucun doute sur sa volonté de rénover la métrique française en lui ouvrant d’autres horizons, jusque-là interdits ou tenus pour incompatibles : Je crois ces nouvelles formes admissibles et utiles : admissibles, car elles sont en harmonie avec les principes de notre versification ; utiles, car elles nous permettraient de lutter à armes moins inégales avec les deux autres systèmes de vers interdits à notre langue, je veux dire le système métrique et le système rythmique.107

105 106 107

O. J. Massot. Chanson de la Cloche de Schiller. Krefeld, 1817. F. Schiller. Le Chant de la cloche, traduction en vers français par Ch. Passerat de la Chapelle. Metz, 1853. H. F. Amiel (1876). Appendice. P. 245.

132

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

Le XIXe siècle fut une période particulièrement riche en débats autour du rythme et du principe syllabique dans la prosodie française.108 Il n’est pas interdit de penser que la pratique de la traduction a joué un rôle de révélateur en formant l’oreille des traducteurs à d’autres rythmes, d’autres phrasés. Ces quelques exemples révèlent tous l’existence d’une véritable recherche métrique d’un nombre croissant de traducteurs francophones de la poésie allemande.

2. De l’orthonymie, de l’orthologie et de l’orthosyntaxe dans la traduction de poésie allemande Dans leur ouvrage largement illustré par des extraits de traductions littéraires en plusieurs langues, Jean-Claude Chevalier et Marie-France Delport109 ont montré que le traducteur n’est pas toujours libre de ses choix, qu’il est déterminé par ses représentations sur la langue et par celles de toute une communauté, lecteurs et éditeurs, ce qui revient à concevoir la traduction comme lieu où s’observent les tendances d’une collectivité en matière linguistique. Ainsi qu’a pu l’écrire Antoine Berman : La résistance culturelle produit une systématique de la déformation qui opère au niveau linguistique et littéraire, et qui conditionne le traducteur, qu’il le veuille ou non.110

Autrement dit, des schémas discursifs intériorisés selon les langues ou les groupes de langues interviennent dans le processus de traduction et vont jusqu’à privilégier les mêmes solutions ou les mêmes options. Un constat similaire est formulé par J. L. Cordonnier qui souligne que pour ‘faire français’, le traducteur est souvent amené à modifier la ponctuation, bouleverser le rythme, enlever les répétitions du texte original : On redistribue les phrases et les paragraphes. On rationalise ce qui heurte trop la raison française. On clarifie. On détruit les réseaux signifiants. On désystématise. On efface les connotations culturelles que le lecteur français ne ‘comprendrait’ pas, ou qui risqueraient de le choquer. […] En un mot donc : on désécrit.111

108

109 110 111

Cf. J. M. Gouvard. Le vers français : de la syllabe à l’accent. In : Poétique, n° 106. avril 1996. Voir également de L. D’hulst. Les études rythmiques d’André van Hasselt : une tentative d’émancipation de la poésie belge au XIXe siècle. In : Vives Lettres, n° 10. Université de Strasbourg, 2e semestre 2000. J.-Cl. Chevalier, M.-F. Delport. Problèmes linguistiques de la traduction. L’Horlogerie de saint Jérôme. Paris, L’Harmattan, 1995. A. Berman. L’Epreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Paris, Gallimard, 1984. P. 18. J. L. Cordonnier. Traduction et culture. Paris, Didier/Hatier, 1995. P. 162.

De l’orthonymie, de l’orthologie et de l’orthosyntaxe

133

Il existerait donc des ‘figures de la traduction’ parfaitement identifiables, comme on parle des figures de rhétorique. Ces figures si prégnantes dans l’esprit du traducteur, au nombre de trois, sont, pour Chevalier et Delport, l’orthologie, l’orthonymie, et l’orthosyntaxe. Tout locuteur français a en tête un certain ordre des mots qu’il juge le plus correct, le plus naturel. Cependant, le registre d’un texte étranger impose parfois un ordre différent, plus simple et spontané, sans doute jugé plus oral. Ressenti comme un écran, cet ordre se verra corrigé, ‘redressé’ pour ainsi dire (c’est le sens du préfixe ‘ortho’) dans le sens de l’usage en vigueur au sein de la langue d’accueil. On parlera alors d’orthologie. Le cas du refus de la parataxe112 en traduction est un bon exemple d’orthologie. Bien qu’elle soit caractéristique du discours oral, la parataxe se retrouve fréquemment dans les textes poétiques. Ainsi les traducteurs de poésie allemande des années 1820–1850 se trouvent-ils souvent confrontés à la parataxe, dans une langue qui en fait un usage assez soutenu.113 Par ailleurs, les partisans de la pureté du discours lyrique n’ont pas hésité à exiger en poésie la construction parataxique, où la juxtaposition des phrases l’emporte sur les indications des connecteurs argumentatifs. C’est le cas notamment pour le Lied : Les Lieder ne présentent pas la même sensibilité, à l’égard de toutes les conjonctions. Les conjonctions causales et finales semblent exercer l’effet le plus déplaisant […] Rien n’est pourtant plus approprié qu’une simple parataxe. […] L’objection selon laquelle ce genre de parataxe relèverait spécialement du style romantique n’est justifiée que dans la mesure où le romantisme allemand marque, dans la littérature mondiale, une apogée du lied et donc aussi de la poésie lyrique la plus pure.114

Nombre de poèmes allemands traduits en français durant le Romantisme révèlent que les traducteurs de cette époque, aussi divers soient-ils, ont plutôt eu tendance à refuser la parataxe et à la remplacer dans leurs traductions par l’hypotaxe, autrement par la coordination logique des propositions. Les raisons qui président à ce refus ne sont pas formulées. S’agit-il du sacro-saint ‘génie de la langue’ ou de la ‘clarté’115 française requérant un type de construction hypotaxique tenu pour plus directement adéquat ?

112

113 114

115

On désigne usuellement par ‘parataxe’ une construction de deux propositions par juxtaposition, sans la présence d’un mot de liaison (à la différence de l’‘hypotaxe’) pour indiquer la nature du rapport entre les phrases. Quand la parataxe prédomine, le style semble plus heurté. Voir A. Malblanc. Stylistique comparée du français et de l’allemand. Paris, Didier, 1968. E. Staiger. Les Concepts fondamentaux de la poétique. Bruxelles, 1990 [Grundbegriffe der Poetik. Zürich, Atlantis, 1946]. Cité par A. Rodriguez. In : Le Pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective. Sprimont, Mardaga, 2003. P. 228. Cf. W. von Wartburg. Evolution et Structure de la langue française. Berne, A. Francke, 1946.

134

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

Les exemples de ces redressements sont nombreux et des plus parlants. Ainsi, dans sa traduction en prose du Roi de Thulé en 1830, Nerval ajoute en français sans hésiter la conjonction de coordination et pour suppléer à une parataxe allemande ressentie comme trop rude : Es war ein König in Thule Gar treu bis an das Grab Dem sterbend seine Buhle Einen goldnen Becher gab […]

Il était un roi de Thulé qui fut fidèle jusqu’au tombeau, ET 116 à qui son amie mourante fit présent d’une coupe d’or […]

116

Nicolas Martin fait appel à la même solution, puisque, dans sa version des Deux jeunes filles de Uhland, il ajoute entre les deux quatrains du sonnet un ‘puis’ pour assurer une liaison logique, inexistante dans l’original. Ce qui a pour effet de donner au poème une tournure plutôt narrative, qui l’éloigne également du naïf tableau champêtre composé par Uhland : Die zwo Jungfrauen

Les deux jeunes filles

« Zwo Jungfrauen sah ich auf dem Hügel droben, Gleich lieblich von Gesicht, von zartem Blaue; Sie blickten in die abendliche Graue, Sie saßen traut und schwesterlich verwoben.

« Deux jeunes filles sont là-haut sur la colline, Pareilles par la grâce et la frêle beauté; Leurs yeux plongent en bas vers le lac argenté; Leur col paraît un col de cygne qui s’incline.

Die eine hielt den rechten Arm erhoben, Hindeutend auf Gebirg und Strom und Aue; Die andre hielt, damit sie besser schaue, Die linke Hand der Sonne vorgeschoben. […]

PUIS l’une étend sa main blanche sur la ravine Pour indiquer au loin le torrent irrité; L’autre arrondit son bras sur son front velouté, Pour soutenir l’éclat du soleil qui décline. […]

(L. Uhland) (Traduction N. Martin)

Deux autres cas évidents d’orthologie par coordination sont identifiables dans la traduction du poème de Salis Das Grab par Xavier Marmier :

116

L’insertion du ‘et’ permet de surcroît à Nerval de fabriquer un octosyllabe qui vient se joindre aux autres du premier paragraphe. Je remercie le Professeur J.-L. Backès de m’avoir fait apercevoir ce détail.

De l’orthonymie, de l’orthologie et de l’orthosyntaxe

135

Das Grab

Le Tombeau

Das Grab ist tief und stille, Und schauderhaft sein Rand ; Es deckt mit schwarzer Hülle Ein unbekanntes Land. Das Lied der Nachtigallen Tönt nicht in seinem Schooß ; Der Freundschaft Rosen fallen Nur auf des Hügels Moos. […]

La tombe est terrible et profonde, Rien qu’à la voir chacun a peur; CAR sous son voile de douleur Elle nous cache un autre monde. Jamais sous la terre de deuil Le chant de l’oiseau ne résonne, ET les fleurs que l’amitié donne Ne germent point sur le cercueil. […]117

(J.C. von Salis-Seewitz)

Ces quelques exemples sont révélateurs de la tendance constante du français à l’articulation, à l’explicitation des liens sémantico-logiques. Il y à là, indéniablement, un bon cas de ce résidu énonciatif laissé par la voix du traducteur dans le texte traduit. 117 La parataxe se voit également redressée en français par l’usage de la subordination. Il n’est par rare, en effet, que sur deux propositions juxtaposées en allemand, l’une devienne en traduction une subordonnée, signe ici encore d’un recul instinctif des traducteurs devant ce procédé syntaxique : Der Blumenstrauss

Le Bouquet

[…] So brach ich wohl mit Grund in meinem Garten Die Blumen aller Farben, aller Arten Und bring sie dir, zu wildem Strauß gereihet […]

[…] J’ai bien fait de cueillir des fleurs de toute sorte Et de toute couleur, QUE, tremblant, je t’apporte Dans ce bouquet sans art et d’où mon âme sort […]

(L. Uhland)

(Traduction N. Martin)

Même dans la traduction pour le chant, où le calque de l’original est souvent nécessaire afin de suivre la mélodie déjà présente, on retrouve ce même trait d’orthosyntaxe : Die Forelle

La Truite

[…] Ich stand an dem Gestade Und sah in süsser Ruh’ Des muntern Fischleins Bade, Im klaren Bächlein zu. […]

[…] Moi souvent sur la rive, Je me glissais soudain ; POUR voir la fugitive Bondir joyeuse au bain […]

(C. F. Schubart)

(Traduction Sivol)

117

J.C. v. Salis. Das Grab. Traduction de X. Marmier. In: Revue de Paris, 1843, Tome 20. P. 139.

136

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

Vers la moitié du XIXe siècle, cependant, certaines traductions ne refusent plus systématiquement l’absence de lien entre propositions présente dans le texte allemand. Ainsi, la traduction par Sébastien Albin de La Chapelle de L. Uhland est très clairement marquée par la parataxe : Die Kapelle

La Chapelle

Droben stehet die Kapelle, Schauet still ins Tal hinab, Drunten singt bei Wies’ und Quelle Froh und hell der Hirtenknab’.

Là-haut est une chapelle, elle regarde en silence dans la vallée. Là-bas, dans la prairie, le pâtre chante gaiement près du ruisseau.

Traurig tönt das Glöcklein nieder, Schauerlich der Leichenchor ; Stille sind die frohen Lieder, Und der Knabe lauscht empor […]

La clochette tinte tristement, les cantiques funèbres retentissent. La joyeuse chanson se tait ; le pâtre lève la tête […]

(L. Uhland)

De même, la Berceuse du ruisseau dans la version de Henri Blaze ne cherche plus à déranger la charpente syntaxique du poème de W. Müller : Des Baches Wiegenlied

Berceuse du ruisseau

[…] Schlaf aus deine Freude, schlaf aus dein Leid ! Der Vollmond steigt, Der Nebel weicht, Und der Himmel da oben, wie ist er so weit !

[…] Endors ta joie, endors ta peine. La lune monte pleine, Le nuage fuit peu à peu Et le ciel, qu’il est grand là-haut […]

(W. Müller)

A la lumière de ces quelques exemples, et en analysant la manière dont les traducteurs français abordent le problème de la parataxe, on pourrait développer toute une critique de la traduction autour de la ‘marge énonciative’ ou ‘l’ombre portée’ du traducteur sur les textes qu’il traduit. Dans le cas de la parataxe, on notera les signes d’une adaptation progressive des traducteurs qui en font de plus en plus usage. Ces changements sont liés sans doute à une fréquentation devenue plus régulière de la poésie d’outre-Rhin, qui émousse au fil du temps la sensation d’étrangeté d’une telle tournure. Les poètes des générations ultérieures et, en particulier, ceux du XXe siècle, accorderont dans leurs œuvres une plus large place aux parataxes :

De l’orthonymie, de l’orthologie et de l’orthosyntaxe

137

Il est probable que la prédilection moderne pour la parataxe est surtout à rattacher à la tendance générale à revenir à ce qui est naturel, à rapprocher le langage écrit du langage parlé et à le délivrer du fardeau de la structure périodique. […]118

Cette recherche du langage commun en littérature et d’un certain degré d’oralité souvent approprié aux textes poétiques, ne serait-elle pas finalement l’héritage des écrivains romantiques, eux-mêmes ‘initiés’ à la poésie populaire par les nombreuses traductions de ballades anglaises, allemandes, ou du folklore méditerranéen ? On se gardera d’oublier parmi les autres schémas discursifs récurrents et intériorisés par les traducteurs, le cas – assez révélateur – d’une orthonymie plus spécifiquement poétique consistant à transformer fréquemment un adjectif allemand en substantif français. Exemples pris dans deux traductions françaises du poème de Salis, Das Grab : Das Grab ist tief und stille, Und schauderhaft sein Rand

Le silence et l’horreur habitent sur les bords du tombeau (Traduction N. Martin)

Es deckt mit schwarzer Hülle Ein unbekanntes Land.

Car sous son voile de douleur Elle nous cache un autre monde (Traduction X. Marmier)

La version donnée par Jean-Jacques Ampère du poème de Chamisso Le Château de Boncourt procède de même. Le traducteur y opère par deux fois la transformation de l’adjectif en substantif : Schloss Boncourt

Le Château de Boncourt

[…] Es schauen vom Wappenschilde Die Löwen so traulich mich an […]

[…] Les lions des armoiries semblent me regarder avec tendresse […]

Sei fruchtbar, o theurer Boden, Ich segne dich mild und gerührt […]

Sois fertile, sol bien-aimé, je te bénis avec émotion et tendresse […]

Ce phénomène est d’autant plus significatif que Chamisso lui-même, dans la traduction qu’il réalise de son propre poème, passe spontanément de l’adjectif allemand au substantif français, prouvant qu’il a également ressenti la nécessité de cette ‘métamorphose’ :

118

A. Rynell. Parataxis and Hypotaxis as a Criterion of Syntax and Style. Lund, K. Gleerup, 1952. P. 47. Notre traduction.

138

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français

Hoch ragt aus schattgen Gehegen Ein schimmerndes Schloss hervor

Du sein d’une mer de verdure S’élève ce noble château

Ce procédé, qui n’est pas une obligation induite par la langue française elle-même, semble chaque fois avoir pour effet de renforcer la note lyrique du texte. Le passage au substantif apporterait-il donc un supplément de ‘substance’ poétique ? Pour un traducteur de 1830, dire ‘tendrement’ était-il moins ‘poétique’ que l’expression ‘avec tendresse’ ? La réponse est au moins aussi hasardeuse que la perception même que l’on peut avoir du degré de poéticité d’un texte à un moment donné de l’histoire littéraire. Reste que l’existence de ces cas de redressement confirme que tout traducteur littéraire a des réflexes de traduction comme on peut avoir ses manies d’écriture. Ils sont autant de tendances irrépressibles, révélatrices de clichés, de représentations sur la langue (ce qui est ‘beau’, ‘correct’) qui se réfléchissent ensuite sur sa manière de traduire, laissant dans le texte l’empreinte indélébile de l’énonciation traduisante.

3. Traduction et retraductions d’une ballade allemande – Le cas Lénore L’émergence d’une conscience nouvelle dans la pratique française de la traduction de poésie au cours des décennies 1820–1850 trouve une parfaite illustration avec le cas de la Lénore de G. A. Bürger, en raison de l’engouement que ce poème connut en France au début du XIXe siècle, mais aussi du nombre exceptionnel de variantes françaises dont il fut l’objet dans une période de temps relativement restreinte. La vue d’ensemble de ces traductions offre un aperçu de premier ordre des permanences et des développements de la traduction poétique en français, qu’elle soit en prose ou en vers.

3.1 La Lénore de Bürger en français – Options de traduction entre 1814 et 1849 Une bonne trentaine de versions différentes de Lénore a été recensée119 au XIXe siècle. On a pu remarquer cependant que dans ce volume considérable de reprises, la majorité des traductions intervient entre 1814 et 1849, avec une pointe tout à fait significative de cet effet de mode pendant une dizaine d’années. Les vingt-deux versions du poème de Bürger parues de 1820 à la fin des années 1840 sont autant de tentatives sans cesse renouvelées par les traducteurs d’adapter Lé-

119

Cf. L. D’hulst. Le dossier des traductions françaises de Lénore. In : Linguistica antverpiensia, XXIII, 1989. P. 51–81.

Traduction et retraductions d’une ballade allemande – Le cas Lénore

139

nore en français. Elles nous permettent de reconstituer une image assez précise des problèmes que posait un texte alors perçu comme très original et atypique,120 ainsi que des nécessaires concessions/évolutions de la pratique traductive pour acclimater ce texte en France. La majorité des traductions de Lénore qui retiendront ici l’attention s’échelonnent entre 1827 et 1849. Il est pourtant indispensable de rappeler l’une des toutes premières traductions françaises, en date de 1814. Il semblerait par ailleurs, en l’état actuel des recherches, qu’il n’y ait pas eu de traduction de Lénore entre 1814 et 1827. La ‘mode Bürger’ aurait donc bel et bien commencé sous la Monarchie de Juillet.121 L’observation qui s’impose de prime abord est d’ordre typologique : il y a autant de traductions en vers qu’en prose. Vers 1814 Bradi 1827 Pévrieu 1829 D* de S* 1829 Nerval 1829 Fontaney 1830 Nerval 1834 Lehr 1842 La Bédollière 1848 Nerval 1849 Darnault

Prose 1827 Flocon 1830 Mortemart-Boisse 1830 Nerval 1831 J.B.G. 1833 Falconnet 1834 Falconnet 1834 Neurether 1840 Nerval 1841 Albin

Cet équilibre est toutefois mis en cause par l’examen des traductions de Lénore sur l’ensemble du XIXe siècle, qui atteste que plus des trois quarts des versions publiées sont en vers. Le choix de traduire en vers est peut-être une réponse à peine consciente au désir de voir « canonisé », pour reprendre les termes de la théorie systémique, un texte ressenti comme susceptible d’appartenir à la tradition endogène. Ainsi que le suggère Lieven D’hulst : Les traductions versifiées […] sont davantage, et souvent étroitement, associées à des modèles français existants ou en voie de formation.122

120

121 122

On renverra au commentaire de Mme de Staël par exemple, qui, à propos de Lénore, se déclare frappée par « toutes les images, tous les bruits, en rapport avec la poésie : les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. » (Cf. Mme de Staël (1968). P. 239). L’échantillon retenu ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité et ne préjuge en rien de la découverte éventuelle d’autres versions françaises parues de 1830 à 1850. L. D’hulst (1989). P. 66.

140

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

La traduction en vers serait donc une manifestation de la volonté de s’approprier en français le texte de Bürger et d’en faire un bien ‘national’, ce qui expliquerait également la frénésie de traduire dont il fut l’objet. D’autre part, il est tout aussi clair que la minorité de traductions en prose est un signe tangible d’un changement des points de vue sur la traduction ou, tout au moins, de perception du texte traduit et des modalités de son insertion dans la culture d’accueil. Peu de textes littéraires étrangers peuvent se prévaloir de tellement de versions françaises dans un laps de temps si court, à plus forte raison de deux à trois durant une même année (trois traductions en 1829 et trois en 1834). Les cas de doublets, autrement dit la publication de plusieurs traductions par le même traducteur, sont également symptomatiques car ils offrent un témoignage précieux sur les réalités de l’édition au début du XIXe siècle et sur les aménagements qu’un traducteur était amené à faire afin de placer son texte dans plusieurs revues à la fois.123 Il est évident que cette fréquence inhabituelle signale l’existence d’une forte demande éditoriale. Notons encore le cas extrême de Gérard de Nerval qui signera pour sa part cinq traductions de Lénore en vingt ans, trois en vers et deux en prose. L’inventaire des multiples tentatives pour traduire Lénore livre un aperçu presque exhaustif des différentes solutions de traduction qui eurent cours dans le domaine poétique : versions en prose se voulant platement fidèles, traductions en vers, libres adaptations, traductions diminutives ou augmentatives, traduction soucieuse de l’expression et du rythme, ou même traduction en vers libres à vocation de calque. Les options faites par les traducteurs successifs pour l’ensemble du texte se dessinent dès les vers d’ouverture. Dans l’analyse qui suit, on a donc choisi de faire apparaître, à partir de l’étude de la première strophe de Lénore, les divers choix opérés par les traducteurs. L’ordre chronologique est apparu le plus approprié afin de retracer en diachronie le développement des propositions de traduction.

123

Le traducteur lyonnais Ernest Falconnet est l’auteur de deux versions de Lénore presque identiques qu’il publie à un intervalle de temps très bref (1833 et 1834) dans une revue parisienne, La France Littéraire, et dans une revue provinciale, La Revue du Midi.

Traduction et retraductions d’une ballade allemande – Le cas Lénore

141

G. A. Bürger, Lenore (v. 1 à 8)124 Lenore fuhr ums Morgenrot Empor aus schweren Träumen : « Bist untreu, Wilhelm, oder tot ? Wie lange willst du säumen? » Er war mit König Friedrichs Macht Gezogen in die Prager Schlacht Und hatte nie geschrieben, Ob er gesund geblieben.

1814 Pauline de Bradi Lénore, poème imité de l’allemand de Bürger. Paris, Michaud. Léonore, accablée, oubliant ses douleurs, Vers la fin de la nuit a fait trêve à ses pleurs. Depuis quelques instants Léonore sommeille ; Bientôt un songe affreux l’agite et la réveille. « Cher amant, ô Wilhelm ! Hélas ! Combien de temps Dois-je voir loin de toi prolonger mes tourments ? Dieu ! Peut-être la mort, peut-être l’inconstance De te revoir jamais m’ont ravi l’espérance ! » Ainsi l’infortunée a gémi sur son sort. Affrontant les périls et méprisant la mort, Loin d’elle son amant, trop avide de gloire, De son sang achetait l’honneur et la victoire ; De Frédéric à Prague il a suivi les pas. Quel sera son destin parmi tant de combats ? Quels seront ses succès, ses revers ? Léonore Craint et pleure déjà des malheurs qu’elle ignore.

A remarquer : Les 16 vers de ce début de la traduction doublent en fait la surface de l’original (8 vers). Il s’agit là d’un exemple particulièrement clair d’augmentation dans le cadre d’une adaptation libre. Le choix de l’alexandrin, l’allure précieuse qui en découle (« accablée », « l’infortunée », etc.) marque la volonté de P. de Bradi de réaliser une imitation, et non une traduction – chose par ailleurs clairement annoncée par la traductrice dans son avant-propos : On dira que je n’ai pas imité assez scrupuleusement l’original : j’avoue que je n’ai pas eu le courage de faire ‘danser les morts’ ni de détailler les dernières scènes de Léonore ; le goût français s’y oppose. […]125

124 125

G. A. Bürger. Lenore. In : Anthologie bilingue de la poésie allemande. Edition établie par Jean-Pierre Lefebvre. Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993. P. de Bradi. Lénore, poème imité de l’allemand de Bürger. Paris, Michaud, 1814. Avant-propos.

142

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

1827 Jean-Baptiste Pévrieu Lénore, dans Etudes poétiques. Toulouse, J.M. Corne. Après les horreurs de la guerre, Qu’il est beau de voir l’olivier Remplacer le sanglant laurier Dont l’ombrage couvrait la terre !

A remarquer : Ce premier quatrain d’octosyllabes en rimes embrassées est en fait l’ajout personnel du traducteur qui n’hésite pas à intervenir de la même manière à plusieurs reprises dans tout le texte. Ainsi, il n’hésitera pas à transformer le nom de Wilhelm en Herman, à consonance tout aussi germanique, mais sans doute mieux amené pour rimer avec ‘amant’… ! Comme la version de P. de Bradi en 1814, cette traduction est à classer parmi les cas de libres adaptations, solution parmi les plus répandues à l’époque.

1827 Ferdinand Flocon Lénore, dans Ballades allemandes, tirées de Bürger, Körner et Kosegarten. Paris, A. Henry. Aux premières lueurs du matin, Lénore, fatiguée de rêves lugubres, s’élance de son lit. Es-tu infidèle, Wilhelm, ou es-tu mort ? Tarderas-tu longtemps encore ? — Il avait suivi l’armée du roi Frédéric à la bataille de Prague, et n’avait rien écrit pour rassurer son amie.

A remarquer : Ayant ouvertement annoncé, dans la préface de son ouvrage, des intentions ‘pédagogiques’, l’auteur de l’anthologie promet une traduction au plus près du texte. Il s’agit d’un assez bon exemple de traduction-information en prose, essentiellement destinée à restituer le contenu sémantique du texte, mais d’où les inexactitudes ne sont pas absentes.

1829 Théophile Dondey (alias Philothée O’Neddy, alias D* de S*) La Lénore de Bürger mise en rimes françaises par D* de S*, ancien journaliste, dans Poésies posthumes. Paris, Charpentier. Au premier rayon matinal, Lasse d’un long rêve infernal, De son lit s’élance Lénore : – Oh Wilhelm ! ô mon fiancé ! Es-tu parjure ou trépassé ? Puis-je, hélas ! t’espérer encor ? –

A remarquer : Le traducteur est un habitué des cercles littéraires en contact avec les nouveautés poétiques du temps. Sa traduction n’est pas dépourvue d’une certaine exaltation romantique.126 Le schéma rimique de la strophe traduite (aabccb, rimes plates et rimes embrassées) rappelle de loin celui de Bürger (ababccdd, rimes croisées et rimes plates). On pourrait en déduire l’existence d’une recherche formelle plus affinée de

126

L. D’hulst (1989). P. 63.

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la part du traducteur. L’ensemble du poème traduit en français relève finalement plus de l’adaptation que d’une traduction respectueuse de l’original.

1829 Antoine Fontaney Lénore, dans Ballades, mélodies et poésies diverses. Paris, Hayet. Quand du vieux château d’Ethelnore Le soleil vint dorer la tour, Depuis longtemps déjà Lénore Du jour attendait le retour.

A remarquer : Avec ses 352 vers contre 256 dans l’original, il s’agit là de la version qui, avec celle de P. de Bradi, a connu l’augmentation textuelle la plus importante. Cette traduction est à ranger parmi les traductions adaptations les plus libres et les plus ‘hasardeuses’ à la fois, tant les remaniements sont nombreux. L’action de la Guerre de Trente Ans se voit transposée au Moyen-Age, faisant de la ballade initiale un récit qui répond au goût troubadour de l’époque, avec châteaufort au bord de la mer, belle dame scrutant l’horizon depuis sa tour, etc. L’aspect néo-gothique ainsi que la facture Walter Scott semblent d’ailleurs être confirmés par le changement du prénom du héros qui, du Wilhelm germanique, devient l’anglo-saxon William. La consonance du nom ‘Ethelnore’ est sans doute également interprétable dans le même sens. Le riche répertoire de poncifs anglais perceptible est probablement à rattacher au fait que le poème est originellement issu de la littérature nordique médiévale et que le relais britannique eut son importance dans la diffusion de la ballade de Bürger en France.127 Ici encore, on ne saurait sous-estimer le poids du triangle Angleterre-Allemagne-France dans le domaine des contacts poétiques au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.

1829 Gérard de Nerval Lénore, Ballade allemande imitée de Bürger, dans La Psyché, T. IV. Le point du jour brillait à peine que Lénore Saute du lit : – Guillaume, es-tu fidèle encore, Dit-elle, ou n’es-tu plus ? – C’était un officier Jeune et beau, qui devait l’épouser ; mais la veille Du mariage, hélas ! le tambour le réveille De grand matin, il s’arme et part sur son coursier.

A remarquer : Les enjambements récurrents que l’on retrouve aux vers pairs de la strophe créent un effet de surprise et de vivacité d’autant plus remarquables que Nerval a choisi un alexandrin bien posé où les césures concordent majoritairement avec les coupes. On peut même voir dans le quatrième vers « Jeune et beau, qui devait l’épouser ; mais la veille » un bon exemple de tétramètre. Décrit avec solennité, le départ du fiancé pour la guerre la veille des noces introduit un

127

La version de William Robert Spencer, parue en 1796, servit d’intermédiaire à la première traduction française publiée dans le Mercure étranger en 1811 et signée par S. A. D. de la Madelaine sous le titre Léonora, traduite de l’anglais.

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élément dramatique dans cette adaptation encore fort libre que Nerval a inventée de toutes pièces et qu’il remaniera encore dans les versions suivantes. Pour certains analystes, cette version en vers rappelle le XVIIIe siècle.128 Il est vrai qu’on y observe une nette tendance à inscrire la ballade allemande dans le cadre d’un modèle français plus familier, celui de la romance où l’officier est toujours jeune et beau, le coursier valeureux, et où le mariage est au centre de toutes les histoires. Wilhelm s’est d’ailleurs francisé en Guillaume et donne ainsi une impression plus autochtone. Cette traduction présente par ailleurs un certain nombre de coupes ; les blasphèmes et les allusions de l’original au ‘lit nuptial’ (‘Brautbett’), par exemple, y ont été supprimés. Bon exemple d’adaptation diminutive, le texte, qui compte 105 vers (octosyllabes et alexandrins), a été considérablement allégé (l’original allemand en compte 256).

1830 Baron de Mortemart-Boisse Lénore, dans Revue des Deux-Mondes, T. IV, octobre-novembre. Le soleil se levait radieux, et Lénore s’éveillait après un songe pénible… Wilhelm, où es-tu ? dit-elle. Les plaines de Prague te voient-elles victorieux, ou la cruelle mort t’at-elle frappé ?

A remarquer : Bien que réalisée en prose, cette version présente plusieurs caractéristiques communes à une traduction en vers : rimes internes (‘radieux/victorieux’), recours à la métonymie (« les plaines de Prague » pour désigner la guerre), et un passage au style direct (« les plaines de Prague te voient-elles victorieux, ou la cruelle mort t’a-t-elle frappé ? ») là où l’original se bornait à un constat descriptif. Le reste du texte confirme cette tendance à la réécriture, d’autant plus à relever qu’elle contredit la vocation de ‘littéralité’ usuellement associée aux traductions en prose. Il s’agit d’un mélange étonnant de traduction-information et de libre adaptation, qui témoigne de l’indécision du traducteur sur la méthode de traduction à suivre.

1830 Gérard de Nerval La Lénore, nouvelle traduction littérale […], dans La Psyché, T. XXIII. Lénore au matin de chez elle Sort pleurante, elle a mal dormi : « Est-il mort ? Est-il infidèle, Reviendra-t-il, mon doux ami ? » Wilhelm était parti naguère Pour Prague, où le roi Frédéric Soutenait une rude guerre, Si l’on en croit le bruit public.

A remarquer : En dépit de sa recherche affirmée de littéralité, Nerval semble tiraillé entre deux aspirations contradictoires : d’une part, la persistance d’une certaine mièvrerie (« sort pleurante » ; « mon doux ami »), d’autre part, la vivacité du rythme créée par les questions qui se succèdent et qui tendent vers une inspiration plus populaire, davantage dans l’esprit de la ballade. La précision « tra-

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Cf. E. Duméril, vol. 2. P. 34.

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duction littérale » confirme bel et bien que le poète s’achemine de plus en plus vers la traduction de l’expression, abandonnant au fil du temps l’option de la libre adaptation. A la différence de la version de 1829, ce texte a été remembré en 32 strophes de huit vers (256 vers) en respectant rigoureusement l’ampleur de l’original allemand. Cette version, retravaillée par Nerval en 1848 (date de sa dernière traduction en vers) avec la même forme strophique octosyllabique, fut retenue pour figurer dans l’Anthologie bilingue de la poésie allemande parue en Pléiade.

1830 Gérard de Nerval Lénore, dans Poésies allemandes. Paris, Bibliothèque Choisie. Lénore se lève au point du jour, elle échappe à de tristes rêves : « Wilhelm, mon époux, es-tu mort ? Es-tu parjure ? Tarderas-tu longtemps encore ? » Le soir même de ses noces il était parti pour la bataille de Prague, à la suite du roi Frédéric, et n’avait depuis donné aucune nouvelle de sa santé. (Même version reprise en 1840)

A remarquer : Si l’on compare cette variante avec la version du Baron de Mortemart-Boisse, – également en prose – parue cette même année, on constate que Nerval poursuit sur sa lancée ‘romanesque’ en imaginant une histoire qui se développe autour de la thématique du mariage. Cette fois-ci, la tension dramatique s’est déplacée dans le temps : le mariage a eu lieu et « le soir même de ses noces, il était parti pour la bataille de Prague ». Cet ajout n’a de raison d’être que de créer une dramatisation supplémentaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une nouvelle concession à la bienséance. C’est ce que soulignait déjà Mme de Bradi en 1814 : Lénore ne peut décemment suivre dans la nuit que quelqu’un avec qui elle est mariée ou à qui, du moins, elle est déjà promise ! Cette traduction en prose, plus proche en fait d’une libre adaptation que d’une traduction-information précise, signale, une fois de plus, le désir du poète de répondre autant à des exigences d’ordre sémantique qu’esthétiques.

1831 J. B. G. (Jean-Baptiste Glück) Lénore, ballade de Bürger […], dans Nouvelle Revue germanique, T. VIII Agitée par de sombres rêves, Lénore se réveilla en sursaut vers l’aube du jour : « Estu infidèle, Wilhelm, ou es-tu mort ? Combien longtemps tarderas-tu encore ? » Il était parti pour la bataille de Prague avec l’armée du roi Frédéric, et n’avait pas écrit s’il était resté en bonne santé.

A remarquer : Cette version réalisée par un germaniste confirmé suit parfaitement les exigences de la traduction en prose. Si elle existe, la recherche de style est souvent sacrifiée à la fidélité au texte qui est rendu avec tout le scrupule de la littéralité (on notera l’expression ‘se réveilla en sursaut’, traduction exacte du verbe ‘emporfahren’ que J. B. G. a été l’un des rares à apercevoir). C’était le programme du traducteur qui annonçait lui-même dans son avant-propos : « une traduction fidèle et exacte de [la] ballade ».

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1833 Ernest Falconnet LENORE. Ballade […], dans La France littéraire, T. V. Lénore se leva de ses pénibles songes en même temps que les premières lueurs du soleil. Wilhem, es-tu parjure ou mort ? Combien de temps encore tarderas-tu ? Il était allé avec l’armée du roi Frédéric à la bataille de Prague ; il n’avait pas écrit s’il était sain et sauf. (Version reprise en 1834 dans La Revue du Midi)

A remarquer : Due au spécialiste des questions de littérature allemande dans La France littéraire et La Revue du Midi, cette version appartient à la même famille que la traduction de J. B. G., dont il n’est pas impossible qu’elle se soit inspirée. La recherche de la littéralité détourne l’esprit du discours original en lui conférant un caractère narratif appuyé qui, loin de celui de la ballade, semble plutôt l’apparenter au conte.

1834 Paul Lehr Lénore, traduite en vers […] dans Nouvelle Revue germanique, T. XVIII D’un songe affreux Lénore poursuivie Au point du jour se réveille soudain. « Mon cher Wilhem, as-tu perdu la vie ? Es-tu parjure, ou te verrai-je enfin ? » Sous Frédéric il partit pour l’armée, Et combattit à Prague en bon hussard ; Mais depuis lors sa bien-aimée Ne reçut plus de lettres de sa part.

A remarquer : E. Duméril129 signale que la traduction de P. Lehr est citée comme exemple dans le Dictionnaire Larousse à l’article ‘Ballade’, preuve, à ses yeux, qu’il s’agit d’une version répondant aux attentes d’un lectorat avisé et exigeant. L’amplification du texte traduit et la liberté de traitement de certains passages de la chevauchée, par exemple, renforcent pourtant l’impression que l’on a plus affaire à une adaptation qu’à une traduction littérale. A noter toutefois, dans la suite du texte, le recours ponctuel à des vers hétérométriques, signe d’une recherche d’expression et de rythme auxquels l’Alsacien P. Lehr a dû être sensible dans l’original de Bürger.

1834 Neurether (?) Lénore, dans Illustration des classiques allemands. Paris, Engelmann. Lénore surgit en tressaillant, réveillée au matin par des rêves pénibles. – Guillaume, estu infidèle ? ou bien es-tu mort ? Combien de temps tarderas-tu encore ? – Guillaume était parti avec les troupes du roi Frédéric, avait assisté à la bataille de Prague, et n’avait pas écrit ce qu’il était devenu.

A remarquer : Cette nouvelle version en prose, remarquable de précision, est sans doute le meilleur exemple réalisé de traduction à priorité sémantique. Seule concession à la culture d’accueil : la francisation de « Wilhelm » en ‘Guillaume’ – ce que Nerval avait déjà proposé en 1829. 129

E. Duméril. P. 40.

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1841 Sébastien Albin (alias Hortense Cornu) LENORE, dans Ballades et chants populaires de l’Allemagne. Paris, Gosselin. Vers le matin, des songes affreux réveillent Lénore. « Guillaume ! Guillaume ! Es-tu mort ou infidèle ? Combien de temps faut-il attendre encore ? » Avec l’armée de Frédéric il était allé à la bataille de Prague ; depuis, pas de nouvelles, s’il est ou non en santé.

A remarquer : Dans le recueil de Sébastien Albin, la ballade de Bürger n’est pas traitée comme un texte d’exception ou isolé. En prose, comme les autres quatre cents poèmes choisis, cette version répond globalement au programme d’une traduction à priorité sémantique qui est encore de règle dans le cadre de l’anthologie littéraire.

1842 E. de La Bédollière Lénore. Paris, Curmer. Les rêves ont troublé le sommeil de Lénore ; Triste, elle s’est levée avant l’aube du jour : « Es-tu mort ou parjure, ô Wilhelm, mon amour ? Tarderas-tu longtemps encore ? »

A remarquer : La note de l’éditeur qui précède cette version ne manque pas d’intérêt : L’opinion de plusieurs littérateurs allemands familiarisés avec la littérature française nous a convaincus que M. E. de la Bédollière a rendu fidèlement le texte et lui a conservé la couleur qui brille si éminemment dans l’original.

Cette déclaration révèle que désormais, une traduction en vers peut prétendre à la ‘fidélité’, alors que jusqu’à présent c’était à la prose qu’il revenait d’être le plus proche de l’original. Visiblement, la notion même de fidélité évolue et change de teneur ; il ne s’agit plus seulement d’une question de contenu sémantique mais aussi d’une bonne transmission des connotations, de « la couleur qui brille si éminemment dans l’original ». Par ailleurs, l’utilisation de l’alexandrin qui imprime au vers une facture classique, induit le risque de glisser dans la mièvrerie : Lénore est « triste », ce que Bürger ne dit pas explicitement, le curieux pléonasme « l’aube du jour » et l’exclamation « ô Wilhelm, mon amour » entraînent plus le lecteur dans le registre d’une romance sentimentale que dans celui de la ballade originale. L’appréciation de l’éditeur citée plus haut demande donc à être lue avec une certaine réserve.

1848 Gérard de Nerval Lénore. Ballade, dans L’Artiste, 15 juin. Lénore au point du jour se lève, L’œil en pleur, le coeur oppressé ; Elle a vu passer dans un rêve, Pâle et mourant son fiancé. Wilhelm était parti naguère Pour Prague, où le roi Frédéric Soutenait une rude guerre, Si l’on en croit le bruit public.

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A remarquer : Dans les deux derniers vers de la strophe, G. de Nerval reprend la cheville « Soutenait une rude guerre/Si l’on en croit le bruit public » qu’il avait déjà utilisée en 1830 afin de trouver une rime à ‘naguère’ et à ‘Frédéric’. Le même procédé est mis en œuvre aux vers 3 et 4. Nerval glose le « schwere Träume » de Bürger et invente une histoire de rêve prémonitoire qui, outre son côté fantastique, permet d’obtenir la rime adéquate à ‘lève’ et ‘oppressé’.

Cette ultime adaptation signée par Nerval en 1848 révèle à quel point les contraintes de la versification pèsent encore sur la poésie française. 1849 Alphonse Darnault Lénore, traduction littérale […], dans Le Cantique des Cantiques de Salomon, traduit littéralement de l’ hébreu et précédé de considérations sur la poésie biblique. La Lénore, Le Féroce Chasseur de Bürger, traduction littérale. Poésies. Nantes, Guéraud. Lénore s’est levée aux premières rougeurs du matin ; Elle sort de rêves pénibles : « Es-tu infidèle, Wilhelm, ou mort ? Combien de temps tarderas-tu ? » Il était parti, avec les armées du roi Frédéric, Pour la bataille de Prague, Et n’avait jamais écrit S’il était resté sain et sauf.

A remarquer : Comparée à toutes les « traductions littérales » précédentes, cette version présente une nouveauté radicale : l’hétérométrie des vers associée à une absence de rimes. Il s’agit d’une tentative de traduction poétique en vers libres, ce qui, en 1849, est encore fort rare. On remarque tout de même que le traducteur, lui aussi poète, ne se permet pas les mêmes libertés lorsqu’il écrit ses propres poèmes.

3.2. Nerval traducteur de Lénore – Quelques remarques Le poète Gérard de Nerval traduit ‘en poète’. La mise en comparaison des cinq versions de Lénore qu’il a données livre des renseignements précieux sur son cheminement intellectuel, la mentalité et la philosophie du praticien de la traduction qu’il fut, notamment entre 1829 et 1848, – date de la dernière traduction qu’il réalisa. La version de 1829 est un mélange étonnant de prosaïsme et de ‘style XVIIIe siècle’. Nerval, qui la considère comme une imitation, intervient au niveau même de la matrice du texte et remanie, dans la plus parfaite tradition des ‘Belles Infidèles’. L’invention d’un nouveau dénouement (le cauchemar) fausse de toute évidence le caractère tragique du texte. Par ailleurs, certains éléments rythmiques sont déjà présents, avec l’usage de vers courts figurant de manière vivante le dialogue et, surtout, la description de la chevauchée nocturne, riche en vers nominaux. L’hétérométrie sert également la rapidité du texte et crée des effets

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de surprise ou d’enchaînements efficaces qui cassent la monotonie narrative des premières strophes. En 1830, comme il l’annonce lui-même lors de sa parution dans le tome XXIII du journal La Psyché, le poète a voulu livrer une traduction ‘littérale’ en vers. Cette fois, le style est plus familier, moins chargé de traits d’écriture hérités du siècle précédent. La monotonie d’ensemble remarquée par Duméril tient probablement à la succession sur 32 strophes du même schéma de rimes croisées. Dans l’original, les vers étaient distribués ababaabb, ce qui contribuait à créer un rythme plus enlevé (avec de surcroît le changement de 4 à 3 accents dans les deux derniers vers de la strophe allemande). Les rimes obligent encore et toujours le traducteur à recourir à des chevilles. La traduction de 1830 combine des éléments empruntés à l’original et des traits textuels caractéristiques des nouveaux choix de l’époque. La stratégie du traducteur Nerval semble ainsi rejoindre certaines innovations poétiques de son temps. En ce sens, on peut s’interroger sur la portée ‘subversive’ de ce type de traductions qui entrent en concurrence avec les nouvelles créations poétiques romantiques, comme en témoigne, par exemple, un compte rendu critique sur la traduction en vers par Vigny du More de Venise de Shakespeare, contemporaine de celle de Nerval : Shakespeare est beaucoup moins dans notre colère que M. de Vigny. Sous cette modeste annonce de traduction, il ne cache rien moins que l’essai d’une langue poétique plus vive, plus colorée que celle des successeurs de Voltaire, d’une langue qui va faire paraître encore plus terne et plus mat [sic] une certaine poésie à laquelle nous tenons.130

Ici encore, comment ne pas s’interroger sur l’impact, aussi souterrain que réel, de la traduction dans le renouvellement du langage poétique français au cours de ces années ? Pour la première fois, dans la version de 1848, Nerval qualifie sa traduction de ‘ballade’. Il épouse la forme originale de la ballade allemande, formée de strophes de huit vers, évitant ainsi le poème classicisant et la romance en quatrains qui était à cette époque le choix le plus fréquent des traducteurs. Utilisant les mêmes ressources que dans sa traduction des Lieder de Faust, Nerval mélange registre élevé (« ce corps vient de mourir au monde ») et registre d’écriture familier (« Dieu sait où l’âme s’en ira ! »). Dans ce qui est un véritable travail poétique, Nerval a intuitivement su rendre l’alternance de tons qui est la clé du texte de Bürger. Sur une période de vingt ans, qu’il s’agisse de vers ou de prose, on assiste à un long processus de libération du poète traducteur vis-à-vis de son original. Au fil des ans, Nerval se rapproche de plus en plus du ‘discours’ sous-jacent au

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C. M. In : Le Globe, 28 octobre 1829. P. 683. Cité par L. D’hulst (1987). P. 153.

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poème de Bürger, qu’il fait sien. Les changements qui interviennent sur deux décennies de traductions successives témoignent à la fois du désir de Nerval de s’incorporer la prosodie de la ballade allemande et, pour ce faire, d’aller vers une autonomie plus grande dans le domaine poétique qui lui est propre. Son traitement des onomatopées131 de Lénore est ici des plus significatifs. Si, en 1829, G. de Nerval n’en conserve qu’un minimum et les francise, en retenant surtout celles qui sont le plus facilement adaptables en français, ou pour lesquelles il existe déjà un équivalent, en revanche, dans sa version en vers de 1830, il n’hésite plus à conserver des « husch », « hui », « trapp » à côté de transcriptions françaises (‘hou ! hou !’). Une tendance qui se confirmera puisque dans son ultime traduction en 1848, Nerval reprendra plusieurs audaces qu’il avait déjà tentées en 1830 et 1840, cette fois dans des versions en prose, plus autonomes dans le système littéraire de l’époque. Peu d’auteurs se sont à tel point acharnés sur le même texte dans une échelle de temps aussi longue. En même temps qu’elle (r)éveillait le goût de Nerval pour un poème à la fois fantastique et populaire, bien dans la vogue romantique et son goût exacerbé du macabre, la ballade de G. A. Bürger représentait pour lui un défi sans précédent : percer, par la traduction, les secrets de la fascination exercée par Lénore sur toute une génération132 et faire de ce long processus de traduction/retraduction l’occasion d’une initiation littéraire. Toutes les versions proposées révèlent qu’à l’évidence, Lénore fut, pour Nerval aussi, une véritable école d’écriture grâce à laquelle il mit au jour des ressources poétiques inexplorées, bagage des générations de poètes à venir.

4. La traduction poétique à l’épreuve du Lied L’étude des traductions françaises destinées au chant n’a pas suscité jusqu’ici l’intérêt de beaucoup de commentateurs,133 qu’il s’agisse d’historiens de la littéra-

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Cf. C. Lombez. Onomatopées et traduction poétique : les onomatopées allemandes dans les premières versions françaises de la Lénore de Bürger. In : TTR, vol. XVI n° 2, 2e semestre 2003. Cette fascination se marque à des détails assez inattendus. Ainsi L. D’hulst nous apprend que le titre de la notice nécrologique du journal L’Artiste était pendant quelques temps « les morts vont vite », citation du vers fameux de Lénore « Die Toten reiten schnell »… ! (Cf. L. D’hulst (1989). P. 52). L’Albertus de Théophile Gautier (1831) porte également la marque de cette lecture. On renverra toutefois à l’ouvrage très technique et documenté, plutôt consacré à l’opéra, de Gottfried Marschall (Métrique et musique en allemand. Lille, Presses du Septentrion, 2002), à l’article de Peter Low (Translating Poetic Songs. In : Target, 15:2, 2003), ainsi qu’à l’étude plus ancienne de J. Boyer (Traductions à chanter. In : Revue de l’enseignement des langues vivantes, mai 1923. P. 204–209). Au cours de son livre sur le Lied, E. Duméril consacre également des pages instructives à ce problème.

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ture ou de musicologues. Il n’est que trop facile d’‘oublier’ ces traductions. La faible qualité souvent réelle de certaines d’entre-elles explique sans doute la réserve dont elles ont été l’objet. Si elle peut apparaître comme un cas atypique, la traduction des textes destinés à être chantés n’en est pas moins très représentative des enjeux de la traduction poétique. Eu égard à l’importance prise par le Lied en France au XIXe siècle, on ne saurait l’exclure d’une étude consacrée à la traduction de la poésie allemande en français.

4.1 La traduction pour le chant. Repères théoriques Si, de nos jours, le public assiste à des représentations données en version originale, au XIXe siècle, en revanche, traduire en français les livrets d’opéras ou de chansons était de rigueur. L’usage le plus commun consistait en effet à offrir la version française des textes devant être chantés, qu’il s’agisse d’opéra ou de ‘mélodies’ pour solo ou duo. Parce que, d’un point de vue strictement musical, les Lieder allemands s’étaient déjà rendus populaires en France dès les années 1830, la question de la version française des poèmes de Goethe, Heine, etc., accompagnés de musique devint très vite d’actualité. Or traduire un texte poétique lié à une partition, autrement dit, produire une traduction destinée à être chantée, constitue une des épreuves les plus redoutables qui soit. Les contraintes de la ligne mélodique, qui viennent se superposer à celles, déjà importantes, du poème, font de cet exercice de version « une des tâches les plus ingrates auxquelles puisse se consacrer un linguiste ».134 Dès 1833, les traducteurs des premiers Lieder de Schubert se voient confrontés à ce défi. L’époque est, aussi bien en Allemagne qu’en France, particulièrement sensible à l’art musical, au point que l’on ne peut que rejoindre le constat que Le Romantisme français est un siècle-son. Il s’enquiert modérément du sens des termes, et le déforme sans trop de scrupules s’il s’agit de l’intérêt supérieur du son.135

En pratique, la tâche des premiers traducteurs de Lieder en français s’avéra d’autant moins facile qu’aucun principe n’avait été formulé, à cette période, dans ce domaine. Les questions d’ordre théorique que les premiers traducteurs de Lieder n’ont pas manqué de se poser ne peuvent être évaluées qu’à rebours, à partir du regard que l’on porte aujourd’hui sur ce type de traduction très spécifique. Afin de rendre compte des problèmes posés par les traductions à chanter, Katharina Reiss a introduit dans sa typologie, à côté des textes ‘informatifs’, ‘expressifs’ ou ‘appellatifs’, la notion de texte ‘scripto-sonore’, applicable notamment aux livrets d’opéra et au Lied. Toutefois, sa description ne prend pas en compte 134 135

J. Boyer. P. 204. M. Beaufils. Musique du son, musique du verbe. Paris, Klincksieck, 1994. P. 27.

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les cas, certainement les plus complexes, de textes à haute valeur littéraire. Le dilemme du traducteur sera en effet d’autant plus important lors de la traduction en français d’authentiques poèmes, comme le Kunstlied où sont mis en musique les vers de Goethe, Schiller, Heine, etc. Bien qu’on ait pu affirmer que « la musique n’atteint à son effet maximum que dans l’union avec la poésie »,136 le plus souvent, cette dernière s’est vue sacrifiée sur l’autel de la ligne mélodique. Dans ce face-à-face de deux mondes, celui du verbe et celui du son, les avantages semblent en effet des plus inégalement répartis : […] avant même de s’attaquer au monde du verbe, la musique en dispose par tout un ordre de souverainetés absolues et préalables. […] La musique met à nu, comme rêvant tout haut, la véritable réalité intérieure de la poésie. […] Un paysage de fonctions tonales, dynamiques, rythmiques, s’installe, qui constituera pour le texte une somptueuse, une impitoyable prison. […] Tout est dit avant qu’il ait rien dit […].137

Du pouvoir d’évocation de l’univers musical dans lequel, pour reprendre les mots du critique, « tout est dit », résulte, dans la terminologie d’Efim Etkind, un ‘conflit’ permanent en français entre le son (ou la nécessité de produire une traduction adaptée au rythme et aux accents de la mélodie), et la lettre du poème original. Certains analystes vont jusqu’à penser que le décalage est tel entre la richesse musicale et les possibilités réelles de la langue française que « le vers français ne peut revendiquer l’équivalence : à l’opposé du grec, de l’allemand, du russe, ou même du latin. »138 Y aurait-il donc des langues plus favorisées que d’autres pour travailler avec la musique ? Incontestablement, lors de la traduction pour le chant, un véritable rapport de force s’instaure. La prosodie naturelle de la langue, commandée par les lois d’accentuation, fait face à la métrique poétique, régie par des schémas de rythme et d’intensité. S’ajoute un troisième niveau, celui de la mise en musique, où s’appliquent les règles de la métrique musicale. A ces trois niveaux se rattachent, selon G. Marschall,139 trois types de syntaxe que toute traduction est obligée de combiner : la ‘syntaxe langagière’ dictée par la grammaire de la langue, la ‘syntaxe poétique’, régie par les contraintes métriques, et la ‘syntaxe musicale’ qui suppose le respect d’une harmonie. Conscient de la nécessité de trouver, dans la traduction, la meilleure adéquation possible du langage et du vers, du vers et de la musique, du langage et de la musique, et, enfin, du langage, du vers et de la musique, le traducteur, selon son degré de ‘logocentrisme’ (autrement dit, une tendance à favoriser le texte) ou de ‘musicocentrisme’140 (privilégiant la musique) évoluera sur une échelle allant de l’an-

136 137 138 139 140

J. G. Sulzer. Encyclopédie des Beaux-Arts. Leipzig, 1771. Cité par M. Beaufils. P. 149. M. Beaufils. P. 62–63. M. Beaufils. P. 118. Cf. G. Marschall (2002). P. 260–261. Ces expressions sont de D. L. Gorlée. Intercode Translation : Words and Music in Opera. In : Target, 9:2, 1997. P. 237 et sq.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

153

tagonisme opposant le verbe et la musique au compromis entre les deux instances. Parvenir à l’harmonie de toutes ces composantes sera évidemment le signe des très ‘grandes’ traductions. Musique et texte sont-ils alors vraiment compatibles ? Si l’on en croit l’apport théorique de Roman Jakobson141 et de son disciple Nicolas Ruwet,142 ils le seraient souvent. Avec sa notion de ‘traduction intersémiotique’ (par exemple, la mise en musique du Faust de Goethe par Berlioz), le célèbre linguiste a conféré un élargissement au concept de traduction. Autrement dit, puisqu’une œuvre comme le Faust de Goethe est susceptible d’être ‘traduite’ en musique par Berlioz, on en vient à conclure que la musique, elle-même un langage, est capable de recueillir les termes de la littérature. L’opération de traduction serait donc tout à fait possible et même à double sens. Robert Schumann ne voyait-il pas personnellement le Lied comme un poème traduit dans un matériau musical plus raffiné que le matériau verbal ?143 L’existence d’un ‘signe musical’, semblable à un ‘signe linguistique’, rend ce genre d’analogie inévitable. Allant plus loin que le simple rapprochement entre poésie et musique, certains musicologues144 n’ont pas hésité à parler d’un lien de consubstantialité entre la traduction littéraire et l’interprétation musicale. La même exigence de fidélité145 et de virtuosité, le même statut d’interprète non reconnu et la même compétition permanente avec l’‘auteur’ ou le compositeur s’attachent à la démarche du traducteur ou de l’interprète. Brouillant davantage les pistes, les notions d’expansion phonologique ou sémantique, voire de grammaire musicale soulignent l’appartenance de la musique et de la poésie à des univers très proches. E. Benveniste ne s’est pourtant pas fait faute de souligner à quel point il s’agissait là de partenaires fort inégaux.146 Au-delà de toute approche sémantique, cette ‘inégalité’ se manifeste avec le maximum de clarté dans le cas très concret de la traduction pour le chant (qu’il s’agisse de Lieder stricto sensu ou bien d’airs d’opéra traités comme tels), tenue de servir à la fois le poète et le compositeur pour remplir sa fonction première : être chantable.

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146

R. Jakobson. Essais de linguistique générale. Paris, Ed. de Minuit, 1986. N. Ruwet. Langage, musique, poésie. Paris, Seuil, 1972. Cf. R. Dalmonte. The Concept of Expansion in Theories Concerning the Relationships Between Music and Poetry. In : Semiotica, vol. 66, 1/3, 1987. P. 111–128. Cf. A. Bentoiu. De la traduction en littérature, comparée à l’interprétation musicale. In : Cahiers roumains d’Etudes littéraires, 1989. P. 136–155. La fidélité du librettiste est toutefois de deux ordres : il doit certes rendre le texte original dans la langue d’arrivée, mais aussi produire une traduction qui soit ‘chantable’, ce qui présuppose des connaissances précises sur les techniques du chant, de la respiration, etc. E. Benveniste. La sémiologie du langage. In : Problèmes de linguistique générale. Paris, Gallimard, 1966–1974.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

Le problème de la fonctionnalité du texte à chanter a conduit Peter Low147 à proposer aux traducteurs, dans le prolongement de la Skopostheorie148 de H. J. Vermeer, plusieurs stratégies, selon que la traduction s’adresse à un chanteur qui, pour répéter, a seulement besoin d’une version interlinéaire (‘performer’s crib’), selon qu’il s’agit d’un texte devant figurer par exemple dans le livret d’un disque en version bilingue (‘recording insert’) ou sur un programme de concert (‘programm text’), où bien même d’un texte destiné à être lu à haute voix par le chanteur avant d’être représenté en ‘version originale’ (‘spoken text’). Le degré maximum de difficulté est ici représenté par la traduction ‘chantante’, selon les termes de P. Low, c’est-à-dire par un texte destiné à être traduit, publié et chanté. En effet, idéalement, ce texte-cible devra sonner comme si la musique avait été écrite pour lui, bien qu’elle ait été composée sur un texte original étranger. Il n’est donc pas un hasard qu’à ce stade se rencontrent les problèmes de traduction les plus aigus.149 Ainsi qu’Arthur Graham, chanteur lui-même, a pu le souligner, « le chanteur a besoin de mots qui puissent être chantés avec sincérité […]. La plupart des traductions ne rendent pas un son authentique comme textes […]».150 Devant ces réalités d’une traduction à but essentiellement pratique, comment les premiers traducteurs des Lieder de Schubert entre 1830 et 1850 se sont-ils acquittés de leur tâche ?

4.1.1 Essai de chronologie des premières traductions du Lied schubertien (1833–1851) F. Noske situe les débuts de la traduction des Lieder en France dans les toutes premières années du XIXe siècle, avec, en particulier, en 1802, l’adaptation de Lieder du Wilhelm Meister de Goethe par Charles-Louis de Sévelinges151 sur des mélodies du compositeur allemand Reichardt, ami de Goethe et de Achim von Arnim. Pourtant, il semblerait qu’avant la Monarchie de Juillet, le Lied, que l’on appelait encore ‘romance’, soit demeuré pratiquement ignoré des cercles musicaux de l’époque.152 En effet, la recherche l’atteste, « aucun Lied allemand ne fut publié en France sous l’Empire et la Restauration ».153 Il n’est pas à exclure que ce manque d’intérêt soit dû à une concurrence réelle entre la ro-

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Cf. P. Low (2003a) Cf. K. Reiss et H. Vermeer (1984). Cf. également P. Low. Singable Translations of Songs. In : Perspectives, vol. 11, n° 2, 2003. A. Graham. A New Look at Recital Song Translation. In : Translation Review, n° 29, 1989. P. 35. C. L de Sévelinges. Alfred. Paris, F. Louis, 1802. F. Noske. La Mélodie française de Berlioz à Duparc. Paris, PUF, 1954. P. 22–23. F. Noske. Ibid.

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mance à tradition bien française et le Lied germanique, comme en témoigne ce dialogue parodique :154 La Romance : je suis éminemment française et je viens vous prier de me protéger, de prendre mon parti. 1841 : Contre qui ? Le Lied : Parplé ! Contre moi, qui fiens prendre sa blace. Ché suis faporeux comme elle et plis qu’elle ; che plis de naïfeté qu’elle. Ché été le Binchamin de Schubert et ché lé suis à présent te Proch et te Dessauer. 1841 : C’est bien, c’est bien. Malgré votre accent, nous vous accordons droit de bourgeoisie chez nous, en attendant que vous vous fassiez naturaliser. Le Lied : Che feux pas me naturaliser, che feux rester allemand 1841 : Eh bien, restez allemand. Le Lied : Mais che feux habiter Paris, chanter tans Paris, et enchanter Paris. 1841 : Eh bien ! Habitez Paris, chantez dans Paris et habitez Paris Le Lied : Mais che feux pas que la romance mé disse qu’elle m’a tonné le chour, que che fiens d’elle. 1841 : Oh, quelle tête carrée ! Arrangez-vous ensemble. Mariez-vous, il ne peut résulter de votre union que quelque chose de joli. Le Lied : Elle est trop fieille.

La découverte de l’œuvre vocale de Schubert fit connaître les premiers Lieder en France vers le milieu des années 1830. Les Lieder de Mendelssohn feront leur apparition à la fin des années 1840, tandis que Schumann constituera, dans le domaine du Lied, la grande révélation musicale du Second Empire, avant la déferlante wagnérienne des années 1880. Les Lieder mis en musique par Schubert connaîtront sous la Monarchie de Juillet un succès considérable, auquel la voix et la personnalité exceptionnelles d’Adolphe Nourrit, peut-être le plus grand chanteur français de l’époque romantique si l’on en croit de nombreux témoignages,155 ont largement contribué. Il est évident que c’est la musique de Schubert qui fut à l’origine de cette impulsion à traduire les paroles du Lied en français. A l’automne de 1833 paraît chez Richault à Paris un premier recueil de Six mélodies célèbres de Schubert […]156 contenant La Poste, La Sérénade, Au bord de la mer, La Fille du pêcheur, La jeune fille et la mort et Berceuse traduites en français par Bélanger. A la même période, le même éditeur publie séparément, en faisant appel au même traducteur,157 Le Roi des Aulnes. En 1835, c’est Prillip 154 155

156 157

H. Blanchard. Révolution dans les salons. In : Revue et Gazette musicale de Paris, 1840, T. 7. P. 647. C’est notamment l’avis de d’Henri Blaze : « Si le poète manquait, il traduisait luimême le texte allemand, et parfois réussissait à merveille. Mais la véritable traduction de cette poésie harmonieuse, c’était sa voix qui la faisait. » (Cf. H. Blaze. Musiciens contemporains. Paris, Lévy frères, 1856. P. 229). Voir, également, la biographie de L. Quicherat. Adolphe Nourrit. Paris, 1867, 3 volumes. Six mélodies célèbres de Schubert avec paroles par M. Bélanger. Paris, Richault, 1833. J.W. v. Goethe. Le Roi des Aulnes. Paroles de Bélanger. Paris, Richault, s.d.

156

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

qui fait paraître quatre nouvelles mélodies158 avec des textes mis en français par Sivol : Alinte, La petite truite, La clochette des agonisants, et Le voyageur. S’ajoute un grand nombre de titres qui sortent à partir de 1840 : un recueil de quarante mélodies choisies est publié chez Brandus,159 et chez Richault, durant cette même décennie, paraissent plusieurs centaines de Lieder de Schubert160 signés par Bélanger. Notons par ailleurs que d’autres partitions de Lieder allemands à succès sont également publiées à la même époque, comme celles de Heinrich Proch ou de Joseph Dessauer.161 Traduire, transposer, adapter et ajuster des paroles à une musique tient parfois plus du défi que d’un simple exercice de translation linguistique. Rares sont les traducteurs français qui se sont trouvé une ‘vocation’ de parolier. Cela s’explique probablement d’un côté par l’ingratitude réelle de la tâche, mais aussi par un souci de réputation des traducteurs (surtout s’ils sont poètes), qui ne tiennent guère à attacher leur nom à des textes exposés dès le départ à des critiques de toute nature, venant aussi bien des chanteurs que des auditeurs : C’est un vrai travail d’habitude […] que les vers d’opéra, travail qu’on peut appeler mécanique, travail sans gloire, mais non sans difficultés, travail d’autant plus ingrat, d’autant plus rebutant que nul ne l’appréciera, nul n’en saura le moindre gré à l’auteur.162

Et encore moins, sans doute, au traducteur. Pour la période allant de 1830 à 1850, Bélanger, Deschamps et Sivol sont les trois noms que l’on retrouve le plus souvent liés à la traduction des Lieder en français. Il est grand temps de réévaluer ce patrimoine littéraire encore trop méconnu. Bien qu’il soit l’auteur de plusieurs centaines de traductions de Lieder entre 1830 et 1850, Bélanger demeure, pour ainsi dire, un ‘traducteur-fantôme’. Aucune information biographique précise, en l’état actuel des recherches, ne semble avoir été conservée sur son compte et il est impossible de réaliser son portrait intellectuel. C’est lui pourtant qui prépara pour l’éditeur Richault la première édition, exhaustive pour l’époque, des mélodies de Schubert en quatre volumes,163 comprenant 367 titres. Se dépeignant lui-même comme « un traducteur des paroles consciencieux »,164 il accorde beaucoup d’importance à la rime mais n’hésite pas

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Quatre mélodies de Schubert. Traduction de M. Sivol. Paris, Prilipp, 1835. Quarante mélodies choisies de Schubert. Paris, Brandus, 1851. Le traducteur français de ce recueil est le poète romantique Emile Deschamps. F. Noske en dénombre 367. L. D’hulst attire aussi l’attention sur la version que deux paroliers belges, André van Hasselt et Jean-Baptiste Rongé ont donné du Roi des Aulnes dans les années 1860, jusqu’ici non répertoriée. Voir sur ce point L. D’hulst (2000b). Les vers d’opéra. In : Le Cabinet de lecture, journal politique et littéraire de la ville et de la campagne, 20 décembre 1836. P. 22. Mélodies de Schubert. Paroles françaises de Bélanger. Paris, Richault, s.d. Séance de musique instrumentale et religieuse par Bélanger. In : Revue et Gazette musicale de Paris, 3/01/1836, T. 1. P. 6.

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à sacrifier en de nombreux endroits la valeur littéraire à la musique. Bélanger est certainement le modèle du librettiste adroit, ce qui lui a valu de nombreux compliments en son temps : « Les paroles de Bélanger sont devenues indispensables à cette délicieuse musique »,165 affirme le prospectus publicitaire pour l’édition complète de Richault. On notera cependant que les versions du librettiste ne faisaient pas l’unanimité parmi les chanteurs. Parfois, ne se satisfaisant pas des traductions de Bélanger, Adolphe Nourrit y apportait des modifications, allant jusqu’à traduire lui-même directement certains textes166 afin de mieux les adapter à son chant. Parmi les rares poètes français d’une certaine renommée qui s’employèrent à traduire des Lieder, on compte E. Deschamps. Outre ses œuvres poétiques qui le consacrèrent parmi les membres du Cénacle romantique, E. Deschamps fut l’auteur des versions françaises d’un recueil de douze mélodies de Schubert paru en 1839–1840,167 ainsi que des Quarante mélodies choisies de Schubert publiées en 1851. Librettiste, Deschamps demeure avant tout poète, comme en témoigne sa volonté de conserver en traduction des vers répondant d’abord aux exigences prosodiques du français. Sa méconnaissance de l’allemand le faisait procéder à partir de versions intermédiaires en prose, dont Henri de Latouche était l’auteur, et qu’il versifiait ensuite. Ce travail ‘en équipe’ afin d’arriver à la meilleure version chantable était loin d’être rare à l’époque, comme en témoigne encore le cas d’Adolphe Nourrit qui, on l’a vu, retouchait les traductions de Bélanger en se faisant aider de conseils d’amis germanistes.168 Tout comme dans le cas de Bélanger, aucune indication n’est encore disponible sur la vie et l’œuvre de Sivol, qui fut l’auteur de quatre traductions de Lieder de Schubert parues en 1834 ou 1835 (Alinte, La petite truite, La clochette des agonisants, Le voyageur). L’absence d’éléments biographiques sur ces traducteurs prouve à quel point, à l’époque, leur notoriété restait minime, et combien la musique, plus que le texte, primait aux yeux du public. Fort heureusement, cela ne gêne en rien le regard du chercheur littéraire. Historiens et critiques littéraires s’accordent, aujourd’hui, à reconnaître que l’effet consécutif à la découverte de l’œuvre de Schubert en France au XIXe siècle a été assez largement sous-estimé : Si l’on ne saurait plus de nos jours borner aussi radicalement Schubert au domaine du Lied, l’arrivée de ce genre inconnu en France, dans les années 1830–1840, intro-

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Cahiers Franz Schubert, n° 8. P. 150. Noske fait état d’une traduction du Lied La Jeune Religieuse signée par Adolphe Nourrit en 1835 (Cf. Noske. P. 26). Oeuvres musicales de Schubert. Paroles françaises d’E. Deschamps. Paris, Schlesinger, 1839–1840. Nous n’avons pu localiser cette édition. E. Deschamps reproduira le texte de douze de ces Lieder dans les Poésies de E. et A. Deschamps (Paris, Delloye, 1841). Cf. F. Noske. P. 26.

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duisit un bouleversement dont on mesure encore difficilement l’ampleur. On aurait trop tendance, en effet, à minorer l’impact que cette découverte put avoir sur le romantisme français, tant littéraire que musical. […]169

Il est probable que cette appréciation est liée non seulement à l’oubli dont les librettistes romantiques français « tenus en lisière par l’impérieuse musique »170 ont fait l’objet, mais aussi à notre incapacité d’imaginer l’ampleur réelle qu’a pris le Lied dans la vie culturelle française au XIXe siècle, avant qu’il ne tombe en désuétude. L’exigence absolue de faire cadrer les versions françaises avec les compositions musicales, initialement pensées pour un poème allemand, ne pouvait que favoriser un contact direct entre la langue française et les structures prosodiques et syntaxiques de l’allemand. Cette épreuve fut-elle sans profit ? Cette rencontre dont les traductions destinées au chant étaient le cadre n’a-t-elle pas pu amener elle aussi quelques assouplissements dans la versification française, contrainte par la musique à des aménagements souvent inacceptables pour les partisans de la tradition poétique héritée des Classiques ?

4.2 La traduction du Lied : quelques variantes françaises Dans le Kunstlied, la ligne musicale écrite pour le poème allemand met à nu de la façon la plus concrète et la plus immédiate la structure de sa prosodie. C’est elle qui a d’abord dicté sa loi au compositeur ; c’est elle encore qui va s’imposer au traducteur. Il ne saurait pour lui être question, en effet, de plaquer ex abrupto des paroles françaises à ce tout organique, produit d’une autre structure de pensée et de langue. De quelles ressources un traducteur dispose-t-il pour recréer le ‘cosmos’ d’un Lied original, autrement dit, pour faire parler avec le souffle de la prosodie allemande des mots français entraînés par la mélodie de Schubert ? Est-il un ‘pentathlète’ en compétition, comme le suggère Peter Low ?171 Si tel est le cas, le traducteur-librettiste devrait pouvoir affronter cinq épreuves principales : l’adéquation de la traduction au chant, la traduction du sens, la préservation d’un phrasé naturel, la reprise du rythme original, et enfin, le problème de la rime. Toute la stratégie du traducteur consistera à définir ses priorités : rime ou ‘chantabilité’ ? Naturel ou sens ? Face à la difficulté d’avoir à concilier les exigences du Lied et celles de la versification française, les traducteurs désireux de s’acquitter de leur tâche avec le maximum d’honnêteté se voient dans l’obligation de consentir, comme P. Low

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Cité dans Revue critique : le Lied schubertien et sa réception en France. In : Cahiers Franz Schubert, n° 9, oct. 1996. P. 49–51. J. Boyer. P. 204. Cf. P. Low (2003 a). Peter Low parle à ce sujet de ‘Pentathlon Principle’.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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l’indique, à un certain nombre de compromis et non des moindres. La rime, en particulier, sans laquelle, à cette époque, on ne saurait parler de vers français, est un des obstacles les plus immédiatement visibles. La conserver à tout prix fait courir le risque que la traduction ne s’adapte plus du tout à la partition. C’est pourquoi les cas de réécriture totale sont si nombreux, avec pour résultat un texte qui n’a aucun rapport, même lointain, avec l’original. Les exemples du choix de la facilité sont légion. Plus révélatrices nous semblent, en revanche, les options de traduction allant du compromis ponctuel à l’abandon total des lois qui règlent l’usage des rimes (qualité, alternance masculine/féminine). Certains traducteurs n’ont pas hésité à aller jusqu’à l’infraction envers les règles de la versification traditionnelle afin de se rapprocher le plus possible du modèle allemand. Selon le musicologue belge F. J. Fétis, la succession de plusieurs rimes féminines dans une même strophe a permis, par exemple, de « produire des mélodies plus libres et plus élégantes ».172 La libération de la métrique française vis à vis du carcan imposé aux vers a sans doute commencé avec ces aménagements que la traduction rendait nécessaires. Cela n’alla pas sans débats, comme en témoigne le jugement des plus critiques porté par Henri Blaze, qui dénonçait avec ironie les options de traduction d’E. Deschamps : « Depuis quand des féminines qui s’entrelacent peuvent-elles former une strophe ? Où nous mènera-t-on avec une semblable prosodie ? »173 Ce commentaire sans appel d’un éminent connaisseur du Lied en France est doublement révélateur de la persistance des principes régissant la création poétique française ‘authentique’ et du peu de concessions que cette dernière semble disposée à faire, même au nom du lyrisme, à la Muse germanique : Qu’on enfile des rimes à la suite les unes des autres dans l’intention de populariser chez nous un grand maître étranger, personne au monde ne saurait y trouver à redire, il y a même là un louable désintéressement de la poésie vis-à-vis de la musique ; toutefois le désintéressement ne doit pas être poussé plus loin, et reproduire seules, au milieu de poésies légitimes, ces choses faites pour servir de prétexte à la musique, c’est oublier la gravité de l’art et offenser gravement la Muse.174

Il est vrai que l’insertion par Emile Deschamps de la traduction de La Rose de F. Schlegel (mise en musique par F. Schubert) dans son recueil de poésies personnelles175 avait, à l’époque, de quoi laisser perplexe. N’était-elle pas écrite en

172

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F. J. Fétis. Sur la coupe des vers lyriques, et sur la disposition des paroles des divers morceaux de musique dramatique. In : Revue musicale, 1829. Cité par L. D’hulst (1987). P. 141. H. Blaze. Poètes et romanciers modernes de la France. MM. E. et A. Deschamps. In : Revue des Deux-Mondes, 1841, T. 3. P. 554–555. H. Blaze. Ibid. E. Deschamps. Poésies de E. et A. Deschamps. Paris, Delloye, 1841.

160

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rimes féminines (sauf la dernière strophe), dérogeant à la règle de l’alternance rime féminine/rime masculine ? Die Rose

La Rose

Es lockte schöne Wärme, Mich an das Licht zu wagen, Da brannten wilde Gluten; Das muß ich ewig klagen. […]

Des rayons diaphanes M’attiraient avant l’heure: C’étaient des feux profanes… ! Voilà pourquoi je pleure. […]

Es kam die Morgenröte, Da ließ ich alles Zagen Und öffnete die Knospe, Wo alle Reize lagen. […]

L’aurore avec délices M’enivra de ses larmes, Et j’ouvris mon calice, Où se voilaient mes charmes […].176

(F. Schlegel) 176

Coûte que coûte, et contre toute tradition, E. Deschamps a suivi à la lettre l’original allemand dont les voyelles finales sont exclusivement féminines. Dans sa version française du Chant de la caille de S. F. Sauter, publiée dans le même recueil, il n’hésitera pas davantage à contrevenir encore à la règle traditionnelle du mariage rime masculine/rime féminine en ne conservant cette fois que des finales masculines, tout comme dans le poème allemand : Der Wachtelschlag

Le Chant de la Caille

Ach ! mir schallt’s dorten so lieblich hervor : Fürchte Gott, fürchte Gott ! Ruft mir die Wachtel ins Ohr. Sitzend im Grünen, von Halmen umhüllt,

Qui fait ouïr ce refrain si touchant ? Aimez Dieu ! – C’est la caille au monotone chant. Dans les grands blés, invisibles pour nous, Elle nous dit par ce refrain si doux : Aimez Dieu, le pasteur et le père de tous!

Mahnt sie dem Horcher am Saatengefild: Liebe Gott, liebe Gott ! Er ist so gütig, so mild. (S. F. Sauter) 177

Aux coeurs émus ce doux chant dit encor: Louez Dieu ! sous le chaume ou sous les lambris d’or.177

Pour les paroles françaises du Roi des Aulnes de Goethe, Bélanger ne se prive pas non plus de faire quelques entorses à la rime en français afin de rester au plus près du complexe poésie-musique original. Mais, comme on l’a noté, si elles sont critiquables dans le cas d’un poète, ces licences sont admises pour un librettiste qui ne fait pas un usage ‘littéraire’ de son texte : Mon père ! Mon père ! Entends, entends Du spectre entends les sombres accents ! Mon enfant, c’est la tempête ; Et le vent siffle au fond des bois.178

176 177 178

F. Schlegel. La Rose. Trad. E. Deschamps. In : Poésies de E. et A. Deschamps. P. 78. S. F. Sauter. Le Chant de la caille. Trad. E. Deschamps. P. 73. J. W. v. Goethe. Le Roi des Aulnes, mélodie de Schubert, paroles de Bélanger. Paris, Richault, s.d.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

161

L’exigence d’épouser le rythme du poème allemand afin de suivre la musique de Schubert le conduira à recourir dans ses traductions à des vers hétérométriques, ou à des vers faux, autrement dit, à des vers qui dérogent à la régularité métrique d’une strophe. Si l’on chiffre le nombre des syllabes que comptent les vers dans les huit strophes de cette version du Roi des Aulnes, on aura une preuve visible de leur manque de régularité : 1e str. 2e str. 3e str. 4e str. 10 (9)* 10 (10) 8 (8) 10 (11) 10 (9) 9 (9) 8 (9) 9 (10) 10 (9) 9 (9) 10 (9) 7 (9) 8 (9) 8 (8) 11 (10) 8 (9) *(entre parenthèses, le nombre de syllabes

5e str. 6e str. 8 (9) 11 (11) 10 (10) 10 (9) 11 (11) 9 (9) 6 (11) 8 (10) chez Goethe)

7e str. 12 (12) 11 (11) 10 (11) 10 (9)

8e str. 11 (10) 11 (10) 8 (8) 11 (9)

Le malaise du traducteur français est évident devant la souplesse de la métrique allemande qui, dans le vers purement tonal, ne tient compte que des syllabes accentuées, le nombre de temps atones entre les accents restant à la discrétion du poète. Contrairement à cette ‘freie Senkungsfüllung’ (ou libre remplissage du nombre de temps non accentués), la prosodie française repose sur le compte de toutes les syllabes qui ne sont pas élidées. Le librettiste consciencieux et soucieux du rythme ne pourra ainsi pas éviter de repousser, au premier vers, la césure du décasyllabe à la position 6 (au lieu de 4), ce qui, strictement proscrit par les règles classiques, a du moins le mérite de suivre le texte du Lied : Voyez ce cavalier hâtant le pas Il tient son fils qu’il réchauffe en ses bras. La nuit est noire : au loin gronde l’orage Le vent mugit avec fracas.

En dépit de cette césure peu orthodoxe, de l’ajout de syllabes nécessaires aux vers 1, 2 et 3 (10 en français au lieu des 9 de l’original) et peut-être, aussi, de sa teneur poétique discutable, cette première strophe tient compte du rythme de l’original. L’abbé Scoppa avait déjà souligné la prééminence du rythme dans le discours poétique et musical : Supposons qu’il soit très facile de composer des vers et des poèmes parfaitement rythmiques : est-il permis aux poètes de les mettre en pleine exécution ? Je réponds que cela est permis, et même nécessaire dans les vers qu’on destine à la musique, parce qu’il s’agit de les associer et de les unir à un art dont l’essence est le rythme. Voilà pourquoi les poètes lyriques qui connaissent bien leur devoir s’efforcent de donner à leurs vers un rythme parfait ; quoique, attendu la difficulté de le faire, ils n’y réussissent pas toujours, même en Italie.179

179

Abbé Scoppa. Des Beautés poétiques de toutes les langues. Paris, F. Didot, 1816. P. 86.

162

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

Parce qu’elles sont entièrement soumises à la musique, des traductions composées d’après ces principes deviennent chantables, alors que certaines versions françaises, peut-être plus réussies sur d’autres plans, auraient été tout à fait inutilisables. Dans de nombreux cas, les connaissances insuffisantes que les librettistes avaient de la technique tant musicale que vocale ont d’ailleurs conduit les artistes lyriques à chanter des partitions prosodiquement défectueuses. De ce conflit entre la parole et le chant, Castil-Blaze,180 célèbre en son temps, donne un exemple savoureux : Pour faire marcher librement et d’aplomb les vers sous le chant vocal, il est absolument nécessaire que ces vers existent, et nos paroliers leur donnent trop souvent de la prose consonante, de la prose sans rythme, cadence ni mesure […]. Mme Damoreau nous avait gracieusement chanté plus de cent fois le décamoilon, décamoilon, décamoilon du Dieu et la Bayadère, mot grec que nous croyions égaré dans un opéra complètement indien, avant que nous eussions deviné ce que la charmante bayadère voulait nous dire. Le livret imprimé vint ensuite nous donner les éléments divers dont ce mot bizarre se composait : Dès qu’à moi l’on a recours…181

Le ‘décamoilon’ qui fait tant sourire Castil-Blaze n’est rien d’autre qu’une faute prosodique du librettiste, qui, sans sourciller, a fait porter artificiellement l’accent sur le pronom sujet ‘on’, l’isolant de ce fait du syntagme verbal dont il n’aurait jamais dû être séparé. Pour que les paroles d’un chant soient intelligibles, il faut que les ictus musicaux et les accents linguistiques concordent. Sans cela, le jeu des premiers déforme les mots en jetant des accents sur certaines syllabes qui n’en ont que faire, en dépouillant d’autres syllabes de leur accent (ou en affaiblissant l’accent des mots placés à des endroits musicalement faibles). Les exemples de ces accents aprosodiques (c’est à dire qui contrarient la prosodie naturelle de la langue) sont nombreux dans les traductions françaises des Lieder.182 On en trouvera de multiples exemples, chez E. Deschamps notamment. Quand il traduit les Lieder de Schubert en français, il arrive souvent que ce poète ne sache pas éviter de faire porter l’accent artificiellement sur des mots prosodiquement faibles (notamment monosyllabiques). Ainsi, dans le Lied La jeune fille et la Mort, pour traduire la supplication de la jeune fille : «Und rühre mich nicht an! Und rühre mich nicht an!» Deschamps propose une traduction littérale : ‘Oh ! ne me touche pas ! Oh ! ne me touche pas !’,183 qui, faisant coïncider l’accent placé sur la première syllabe du verbe allemand (rühre) avec la particule négative atone ‘ne’, provoque une mise en relief pour le moins ar-

180

181 182 183

François-Henri Castil-Blaze (1784–1857) fut à la fois compositeur d’opéras et de pièces orchestrales, critique et musicologue. On lui doit notamment L’Académie impériale de musique (Paris, 1855). Il est également le père du traducteur de l’allemand Henri Blaze. F. H. Castil-Blaze. Cité par F. Noske. P. 49–50. Cf. E. Duméril. P. 268 et sq. E. Deschamps (1841). P. 80.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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tificielle de cette dernière. De même, dans Impatience, le poète traducteur français n’hésitera pas à accentuer un ‘e’ sourd, afin de décalquer le rythme du vers allemand : «Ich schnitt es gern in alle Rinden ein» est rendu par ‘je veux tracer sur tous les arbres’. Le caractère douteux de la chute de l’accent sur une finale féminine est renforcé par la présence dans l’immédiat voisinage d’une vocalise (ici sur la première syllabe ‘d’arbres’). Parce qu’il était lui-même poète, autant respectueux de la qualité poétique du texte étranger que des règles de la versification française, E. Deschamps se trouva placé devant un dilemme. Comment concilier ces deux exigences, souvent contradictoires ? Les variantes qu’il ne cesse de donner à ses traductions témoignent bien de l’insatisfaction permanente qui l’habite. Si l’on confronte les quinze Lieder rassemblés dans son recueil de poésies qu’il publie en 1841184 aux mêmes textes traduits dix ans plus tard pour un éditeur de musique, il apparaît que très peu nombreux sont les poèmes que Deschamps n’a pas retouchés, retravaillés, voire complètement remaniés. Les deux versions que le poète traducteur a donné du Roi des Aulnes, l’une très augmentative, l’autre essayant de s’adapter davantage aux contraintes de la musique, sont une bonne illustration de ces repentirs du traducteur poète. 1841

1851

Le Roi des Aulnes

Le Roi des Aulnes

Qui donc passe à cheval dans la nuit et le vent? C’est le père avec son enfant. De son bras crispé de tendresse Contre sa poitrine il le presse, Et de la bise il le défend.

Qui passe à cheval dans l’ombre et le vent ? Ah ! c’est le père avec son enfant ! Son bras le presse avec tendresse Et contre le froid il le défend !

- Mon fils, d’où vient qu’en mon sein tu frissonnes ? - Mon père…là… vois-tu le Roi des Aulnes, Couronne au front, en long manteau?… - Mon fils, c’est un brouillard sur l’eau.

« Mon fils, d’où vient qu’en mon sein tu frissonnes ? » - Vois-tu, mon père, le Roi des Aulnes, Avec sa couronne et son grand manteau ? « Mon fils, c’est un brouillard sur l’eau »

« Viens, cher enfant, suis-moi dans l’ombre : Je t’apprendrai des jeux sans nombre ; J’ai de magiques fleurs et des perles encor, Ma mère a de beaux habits d’or. »

- Viens, cher enfant, suis-moi dans l’ombre Je veux t’apprendre des jeux sans nombre ! J’ai là des fleurs et des perles encor’, Ma mère a de beaux habits d’or !

- N’entends-tu point, mon père (oh! que tu te dépêches !) Ce que le roi murmure et me promet tout bas ? - Endors-toi, mon cher fils, et ne t’agite pas ; C’est le vent qui bruit parmi les feuilles sèches.

- Mon père, mon père, ô n’entends-tu pas Ce que le Roi me promet là tout bas ? « Sois calme, que tes peurs soient bannies : C’est le vent dans les feuilles jaunies ! »

184

E. Deschamps (1841). Ibid.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

« Veux-tu venir, mon bel enfant ? Oh! Ne crains rien! Mes filles, tu verras, te soigneront si bien ! La nuit, mes filles blondes Mènent les molles rondes… Elles te berceront, Danseront, chanteront… » - Mon père, dans les brumes grises Vois ses filles en cercle assises ! - Mon fils, mon fils, j’aperçois seulement Les saules gris au bord des flots dormant. « Je t’aime, toi; je suis attiré par ta grâce ! Viens, viens donc ! Un refus pourrait t’être fatal ! » - Ah ! mon père ! mon père ! il me prend…il m’embrasse… Le roi des Aulnes m’a fait mal ! »

- Veux-tu venir, bel enfant, oh viens ! Mes filles te soigneront si bien ! Mes filles blondes la nuit mènent les rondes Et te berceront, danseront, chanteront ! - Mon père, mon père, dans ces brumes grises Vois-tu ses filles en cercle assises ? « Mon fils, mon fils, je vois seulement Les saules tout gris sur les flots dormants ! » - Je t’aime, toi ; je suis attiré par ta grâce : Viens donc ? Un refus pourrait t’être fatal ! - Mon père, mon père, voilà qu’il m’embrasse ! Le Roi des Aulnes m’a fait du mal ! Le père frémit, il galope plus fort ; Il tient dans ses bras l’enfant qui pleure ; Tremblant il frappe à sa demeure… Entre ses bras l’enfant était mort !

Et le père frémit et galope plus fort ; Il serre entre ses bras son enfant qui sanglote… Il touche à sa maison : son manteau s’entrouvre et flotte… (Traduction E. Deschamps185) Dans ses bras l’enfant était mort ! (Traduction E. Deschamps186) 185 186

On remarquera dans la version de 1841 la présence de séquences plus développées et narratives qui la rapprochent plutôt d’un poème épique. L’alexandrin n’y manque pas. Dix ans plus tard, la recherche rythmique du poète traducteur semble s’être précisée : le texte, plus resserré et plus dense, s’oblige à mieux suivre la ligne musicale de Schubert en regard. Pour autant, Deschamps n’a pas renié totalement l’ensemble de sa mouture initiale. Le fait même qu’il a repris tels quels des vers de sa première version révèle qu’en 1851, il dispose désormais d’un recul suffisant afin de distinguer le meilleur du moins bon. Certaines séquences qui pouvaient sembler assez inexplicables dans la version de 1841 et qui laissent craindre que la partition originale de Schubert ait été altérée ad hoc, ont disparu dix ans plus tard. C’est notamment le cas à la première strophe de « Et de la bise il le défend », un vers surnuméraire qui transformait de manière assez surprenante le quatrain attendu en quintil. De même, les vers les plus longs, notamment les alexandrins (mais aussi les vers de 11 et même de 13 syllabes), ont été revus à la baisse dans la nouvelle traduction. « Ce que le roi murmure et me promet tout bas » est devenu un décasyllabe : « Ce que le roi me promet là tout bas ». « Il serre entre ses bras son enfant qui sanglote », réécrit en « Il tient dans ses bras l’enfant qui pleure », calque cette fois

185 186

J.W. v. Goethe. Le Roi des Aulnes. Trad. E. Deschamps (1841). P. 68–69. Quarante Mélodies choisies (1851).

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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exactement les neufs syllabes du vers de Goethe. Quant à l’alexandrin liminaire ‘Qui donc passe à cheval dans la nuit et le vent ?’, il devient ‘Qui passe à cheval dans l’ombre et le vent ?’, soit un vers rythmiquement beaucoup plus adéquat au célèbre « Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? ». On constate également que dans la deuxième édition du Lied, Deschamps s’est montré plus soucieux d’éviter la présence de trop nombreux accents aprosodiques, comme en témoignent ses multiples remaniements. Si le second vers du deuxième quatrain porte en 1841 « Mon père… là… vois-tu le Roi des Aulnes », dix ans plus tard on peut lire « Vois-tu, mon père, le Roi des Aulnes » : le traducteur s’est arrangé pour que les accents en français tombent sur les mêmes mots qu’en allemand (sur ‘Vater’ et sur ‘du’), évitant ainsi d’avoir à introduire artificiellement un adverbe de lieu (‘là’) qui, s’il sert l’oralité du texte, contribue tout de même à son allongement (10 syllabes en 1841, 9 en 1851 et 9 chez Goethe). Un autre exemple encore, dans l’avant-dernière séquence : afin d’éviter l’accentuation d’un mot prosodiquement faible (« il me prend, il m’embrasse »), Deschamps tourne autrement, et l’accent trouve sa bonne place (« voilà qu’il m’embrasse »). A noter toutefois le vers « Le Roi des Aulnes m’a fait mal » (avec une légère variante dans la deuxième version : « Le Roi des Aulnes m’a fait du mal ») : à chaque fois, le traducteur ne peut éviter la juxtaposition d’accents sur ‘le’ et sur ‘Roi’, qui correspond en fait à la double accentuation musicale du composé Erlkönig, où Schubert fait suivre une blanche (sur Erl-) d’une noire pointée suivie d’une croche (sur -könig). Cet exemple tiré de l’activité poétique et de l’expérience de parolier d’E. Deschamps nous renforce dans l’idée qu’en dépit de leur marge de manœuvre des plus étroites, les choix des traducteurs sont variés et imaginatifs. Ainsi, on pourra souvent admirer l’ingéniosité et la diversité des solutions proposées par les paroliers successifs face à la même difficulté d’un texte. Même si les options de traduction sont diverses – et parfois inattendues –, on remarquera toutefois que la pratique de librettistes professionnels se distingue assez nettement de celle des poètes, librettistes à leurs heures. Cette touche du ‘spécialiste’ des traductions à chanter face à l’amateur apparaît en pleine lumière quand on confronte leurs différentes versions d’un même Lied.

4.2.1 Trois traductions françaises de La Truite Ce très célèbre Lied de F. Schubert sur un poème de l’Allemand C. F. D. Schubart a donné lieu dans les années 1840 à trois versions françaises concurrentes : celle de Bélanger,187 celle de Sivol188 et celle de Deschamps en 1841. Notons

187 188

Quarante Mélodies de Schubert. Paroles françaises de Bélanger. Paris, Richault, s.d. Quatre mélodies de Schubert. Traduction de M. Sivol. Paris, Prilipp, 1835.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

que la version de Deschamps et celle de Bélanger, parues à la même époque, sont strictement identiques. Le plagiat semble avéré, même si, en l’absence de date dans l’édition de Bélanger, il est difficile de définir avec certitude qui a reproduit qui. Malgré tout, la nouvelle traduction de Deschamps en 1851, radicalement différente de la première, laisse à penser qu’au début de sa carrière de librettiste, le poète romantique s’est sans doute permis de décalquer les paroles françaises de Bélanger. Comme on a déjà pu le constater, de telles appropriations étaient, à cette époque, presque courantes. Die Forelle In einem Bächlein helle, Da schoß in froher Eil’ Die launische Forelle, Vorüber wie ein Pfeil. Ich stand an dem Gestade Und sah in süsser Ruh’ Des muntern Fischleins Bade, Im klaren Bächlein zu. (C. F. D Schubart)

Dans un ruisseau limpide, La truite comme un trait, D’un aileron rapide, Evitait tout filet ; Moi souvent sur la rive, Je me glissais soudain ; Pour voir la fugitive Bondir joyeuse au bain […] (Traduction Sivol)

Pareil au trait qui vole, Au fond d’un ruisseau clair, La truite alerte et folle Passa comme un éclair ; Moi j’étais sur la rive, Suivant au loin des yeux Dans l’onde pure et vive, Tous ses ébats joyeux […] (Traduction Bélanger)

Dans le cristal limpide D’un torrent écumant, La truite rapide Se balançait gaiement ; Assis près du rivage, Je contemplais heureux De sa course volage Les élans gracieux […] (Traduction Deschamps)

Ces deux premières strophes du poème de Schubart sont composées de vers de six syllabes et comportent trois accents : In einem Bächlein helle, Da schoß in froher Eil’ Ich stand an dem Gestade, etc.

Si les trois paroliers ont respecté le compte des six syllabes de l’original, on remarquera cependant qu’Emile Deschamps est celui qui semble se tirer le plus maladroitement d’affaire. Il doit recourir artificiellement à la diérèse au vers 3 (‘truite’) afin d’échapper au piège du vers faux. La diérèse sur ‘truite’ – qui correspond chez Schubert à une croche pointée prolongée d’une double croche – met l’oreille à l’épreuve. Par comparaison, Bélanger, en bon technicien de l’art vocal, n’a fait porter le phonème [ui:] que sur la croche pointée, laissant, à la faveur de l’élision du ‘e’ muet, le ‘a’ de l’adjectif ‘alerte’ tomber sur la double croche. Il évite ainsi de devoir recourir à la diérèse. Quant à Sivol,

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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il a également pris la peine de ménager ses chanteurs en anticipant le moment où ‘truite’ doit être prononcé : il fait figurer le substantif dès le deuxième vers à une place naturellement favorable (une croche pointée au temps fort de la mesure) et laisse mourir le ‘e’ sourd sous une double croche que l’on entend à peine. Bien que l’on rencontre des accents aprosodiques chez Sivol (‘aileron’, ‘souvent’, ‘évitait’, etc.) et aussi – mais en moindre proportion – chez Bélanger, c’est tout de même E. Deschamps qui remporterait ici la palme de la négligence. Un cas parmi d’autres, relevé au vers 2, est un bon exemple de ‘calque prosodique’ mal compris. La musique oblige en effet le traducteur à accentuer le groupe ‘Torrent écumant’, à l’encontre de la prosodie naturelle oxytonique de ces mots : Dans le cristal limpide D’un torrent écumant, La truite rapide Se balançait gaiement

Au-delà des deux premières strophes qui n’en manquent pas, la suite du Lied présentera elle aussi de telles anomalies. Exemple dans le troisième quatrain : Sur la rive opposée, Un pêcheur froidement De la bête rusée Suit chaque mouvement

On soulignera dans ce passage la tendance répétée à allonger plus qu’il ne faut les désinences féminines du type -ée (qu’il faut dès lors chanter é-e, comme dans le groupe ‘sur la rive opposée’), où la voyelle finale doit tenir le temps d’une noire et d’une croche ! On regrettera par ailleurs que Deschamps n’hésite pas à faire tomber à plusieurs reprises un ‘e’ sourd sur un temps fort, comme dans l’expression ‘bête rusée’ où le ‘e’ final de « bête » est placé à l’attaque d’une croche (correspondant à la première syllabe accentuée de l’adjectif dans le syntagme ‘kaltem Blute’, ce qui, en allemand, est tout à fait cohérent). Rien de tel chez les deux autres traducteurs qui semblent avoir davantage pensé que Deschamps aux conditions matérielles d’exécution de leur opus. Il faut toutefois mettre au crédit de ce poète une véritable recherche concernant les rimes, souvent riches comme ‘froidement/mouvement’ ; ‘limpide/rapide’, etc. Toutefois, il est incontestable que ce vrai travail de poète s’est effectué, ici encore, au détriment de la fonctionnalité de l’ensemble. Dans le Lied chanté, la rime, parfois débordée par la ligne musicale, n’occupe de surcroît qu’une place secondaire. C’est ce dont prendra conscience au fil du temps un nombre de plus en plus important de librettistes, qui ne reculeront plus devant l’usage du vers blanc, voire même du vers libre, si ces derniers leur permettent de sauvegarder le rythme de l’ensemble musique-texte poétique.

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

A force de travail, le parolier E. Deschamps a pris peu à peu le pas sur le poète. Toutefois, il est à craindre que ses moindres compétences en allemand189 ne l’aient empêché de vraiment ressentir intimement la prosodie propre aux poèmes qu’il traduisait. Ce qui n’est pas le cas chez Henri Blaze, germaniste et musicologue averti, qui a spontanément essayé de transposer en français la pulsation rythmique si propre aux maîtres des Lieder d’outre-Rhin.

4.2.2 Suleika dans la version d’Henri Blaze de Bury Objet d’un vif engouement à l’époque de Louis-Philippe, le Lied n’est pas qu’une affaire de mélomanes. Il a su se faire connaître et adopter bien au-delà des couches les plus cultivées de la société. Le fait que dans son numéro de mars-avril 1839, un périodique aussi généraliste que La Revue de Paris publie la partition de Suleika, poème tiré du Divan occidental-oriental de Goethe, parle en faveur de la popularité du Lied. Cette œuvre du compositeur allemand Meyerbeer présente aujourd’hui un grand intérêt car elle fait figurer côte à côte le texte de Goethe et sa version française signée par H. Blaze. Elle permet ainsi très opportunément de mieux cerner les choix de traductions opérés par un très bon connaisseur des Lieder. 190

191

Suleika

Suleika

Wie mit innigsten Behagen Lied gewahr’ich deinen Sinn Liebevoll scheinst du zu sagen Dass ich ihm zur Seite bin.

Avec quel nouveau délire Lied je te chante aujourd’hui plein d’amour tu sembles dire que je suis auprès de lui

Dass er ewig mein gedenket seiner Liebe Seeligkeit immerdar der Treuen190 schenket die ein Leben ihm geweiht (ter)

qu’il répand sa douce flamme et l’ardeur de ses amours, aux pieds de la jeune femme qui l’adore et pour toujours (ter)

Ja mein Herz es ist der Spiegel Freund worin du dich erblickst Diese Brust wo Deine Siegel Kuss auf Kuss herein gedrückt

Mon coeur est l’eau cristalline où tes traits sont retracés et je garde en ma poitrine comme un sceau de tes baisers

süsses dichten, lautre Wahrheit, fesselt mich in Sympathie ! rein verkörpert Liebesklarheit im Gewand der Poesie (ter)

vraie et douce fantaisie, tu me berces dans tes bras l’amour dans la poésie s’est incarnée ici bas (ter) 191

(J. W. v. Goethe)

189 190 191

Cf. P. Lévy. La Langue allemande en France : pénétration et diffusion des origines à nos jours. Lyon, I. A. C., 1950–1952, 2 vol. Une autre version porte ‘Fernen’ au lieu de ‘Treuen’. Suleika. Lied de Goethe, mis en musique par Giacomo Meyerbeer. In : Revue de Paris, mars–avril 1839, non paginé.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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Dans la mesure du poème allemand, les vers comportent trois accents. Exemples : « Wie mit innigsten Behagen/Lied gewahr’ich deinen Sinn ». La musique épouse ce rythme en attaquant la première syllabe du premier vers sur une noire pointée, équivalent mélodique de la longue ‘wie’. Même remarque pour ‘Behagen’ (double croche pointée), ‘Lied’ (noire tenue), ‘Sinn’ (blanche). On retrouve dans les autres strophes du poème de Goethe les mêmes procédés utilisés quand il s’agit de souligner musicalement la partie accentuée d’un trochée. Notons également l’alternance syllabe atone/syllabe accentuée en fin de vers qui contribue à l’harmonie du phrasé et que Meyerbeer rend musicalement en alternant lui-même les séquences double croche pointée-noire/blanche ou noire pointée. On ne peut que noter l’effort fait par le traducteur pour restituer en français la ligne prosodique du poème original tout en restant parfaitement respectueux des règles de la versification classique. Blaze tente ainsi de recréer une mesure analogue à celle de l’allemand : «Avec quel nouveau délire/Lied je te chante aujourd’hui/plein d’amour tu sembles dire/que je suis auprès de lui». Le traducteur a également eu souci de conserver certaines constructions anaphoriques à forte valeur rythmique comme ‘Lied’ ou ‘plein d’amour’ mis en évidence au début des vers 2 et 3 dans la première strophe. Cette partition publiée en version bilingue où la traduction de Blaze a typographiquement la préséance sur le texte de Goethe ne permet toutefois pas de savoir avec certitude si la musique a été écrite à partir du texte allemand ou bien directement composée sur les mots français. Ainsi, par exemple, la séquence ‘je te chante’ n’est pas impeccablement prosodiée en français avec la double croche initiale ; en revanche, l’expression ‘plein d’amour’ avec l’ornement sur le [da] paraît plus à sa place en français que sur le [bö] de « Liebe »… Bien que la version d’Henri Blaze rende compte de l’idée générale du poème de Goethe, elle est toutefois déclinée avec un bonheur relatif. La forme se voit certes sauvegardée, mais on se rend bien compte cependant que cette fidélité a un coût : le discours intrinsèque du texte de Goethe qui acquiert, en français, une certaine préciosité (‘délire’ pour « Behagen », ‘l’ardeur de ses amours’ pour « Liebe Seeligkeit », etc.). Bon exemple de compromis : la dernière strophe qui suit bien le rythme musical tout en ne rendant que très approximativement le poème allemand. Elle garde malgré tout plus de sens que la version ultérieure de Victor Wilder,192 à propos de laquelle Duméril se demande s’il ne vaudrait mieux pas vocaliser le passage plutôt que d’articuler des paroles dont le seul mérite est épouser parfaitement le rythme du poème de Goethe :

192

Cf. E. Duméril, vol. 2. P. 269.

170

Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

L’eau reflète ton image Et l’écho répond pour toi, Jusqu’au ciel, les jours d’orage, Qu’il te pleure comme moi.

Si Blaze semble restituer de manière assez fidèle un rythme, c’est toutefois au prix d’effets secondaires souvent surprenants. En effet, tout comme ses prédécesseurs, il se voit aussi amené à faire porter l’accent sur des syllabes qui, en principe, n’ont aucune valeur prosodique (‘où’, ‘retracés’, etc.), ou même sur des mots atones (‘mon’, ‘que’, ‘de’). Les contraintes de l’expression et de l’adéquation du texte avec les intentions musicales de Meyerbeer (si l’on admet l’hypothèse selon laquelle le compositeur a travaillé à partir du texte en VO) ont donc amené le traducteur, qui était, à n’en pas douter, conscient des règles élémentaires de la prosodie française, à procéder à des aménagements importants. La perception même du vers a-t-elle pu s’en ressentir ?

4.2.3 Erlkönig : un exemple de ‘traduction française rhythmée’ par A. van Hasselt et J. B. Rongé A la fin des années 1850, les Belges André van Hasselt et Jean-Baptiste Rongé relèveront le défi d’une traduction à chanter parfaitement rythmique pour rendre en français Le Roi des Aulnes (‘Erlkönig’).193 Il s’agit d’une version juxtalinéaire du poème de Goethe, qui joint au critère de la fidélité textuelle celui de la fidélité musicale. Publiée de surcroît en Allemagne,194 cette traduction semble ainsi tacitement bénéficier de l’aval du pays originaire. Pas plus que Bélanger, les paroliers n’ont pu éviter d’accepter des concessions à la rime qui vont de l’homographie ponctuelle à l’assonance, voire à l’absence d’homophonie : Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ? – Siehst, Vater, du den Erlkönig nicht ? Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif ? Mein Sohn es ist ein Nebelstreif. […]

Mon fils pourquoi te cacher dans mes bras ? - Mon père, vois ce spectre là-bas, Le roi des aunes (sic) qui suit nos pas ! Mon fils, la brume flotte au vent […] (Traduction A. van Hasselt et J. B. Rongé)

De même, les traducteurs ont été contraints de faire varier ponctuellement la longueur des vers. Toutefois, ils vont bien plus loin que les librettistes français en tentant cette fois d’adopter dans l’organisation de leurs vers le principe de la

193 194

Voir l’analyse de L. D’hulst (2000b). Mélodies de F. Schubert, traduction française rhythmée par A. van Hasselt et J. B. Rongé. Braunschweig, H. Litolff Verlag, s.d.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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‘freie Senkungsfüllung’. Ne seront comptées, dès lors, comme en allemand, que les syllabes fortes : Wer reitet so spät durch Nacht und Wind? Es ist der Vater mit seinem Kind. Er hat den Knaben wohl in dem Arm, Er fasst ihn sicher, er hält ihn warm. […]

Qui passe à cheval au bruit du vent ? C’est lui, le père et son jeune enfant. Il tient son fils bien chaud sur son coeur, L’enfant malade, tremblant de peur. […]

Le calque tant syllabique que rythmique est réussi. A la prouesse technique indéniable d’une telle traduction, s’ajoute une réelle compétence musicale : Les accents de la mélodie venant se joindre à ceux des paroles, il résultera de ces deux actions combinées une plus grande force rythmique, une plus grande énergie dramatique, et ces deux arts, se complétant l’un l’autre, sembleront l’œuvre d’un même auteur, tout à la fois poète et musicien.195

On notera cependant entre les deux textes des divergences sensibles sur le plan prosodique. S’il s’agit effectivement d’une « traduction française rhythmée », cette recherche du rythme se traduit dans la seule équivalence des temps forts musicaux et des syllabes accentuées du texte. La prosodie des groupements intramétriques chez Goethe se voit ponctuellement réaménagée en français, avec, au besoin, des déplacements d’accents au fil du texte. Mais cela ne nuit en rien à l’équilibre de l’ensemble. La version d’Erlkönig par A. van Hasselt et J. B. Rongé révèle bien l’ambivalence des paroliers belges vis-à-vis de l’objet-traduction. Si ces derniers sont visiblement désireux d’introduire dans la versification française quelques innovations rythmiques significatives, ils ne peuvent manquer d’ignorer toutefois que leur recherche de fidélité textuelle condamne ordinairement de telles traductions à être dépourvues de fonctions littéraires dans le système littéraire d’accueil. Bien qu’il demeure encore limité à un type de traduction où la musique couvre en général les éventuelles défaillances du librettiste, un tel exercice aura certainement été bénéfique au vers français. Face aux exigences de la musique, calquée au plus près de la forme étrangère, et au contenu des poèmes allemands, l’épreuve de la traduction des Lieder a été pour les librettistes français une mise en contact direct des structures de la langue française avec celles de la prosodie allemande.196 On peut ainsi émettre l’hypothèse que certaines distorsions que 195 196

J. B. Rongé. Le Monde musical, janvier 1863. Cité par L. D’hulst (2000b). P. 132. Que l’art vocal entretienne des liens de consubstantialité – à ses risques et périls – avec la prosodie du français a été remarqué en son temps par Camille Saint-Saëns, lorsqu’il dénonce les effets néfastes que l’opérette a pu avoir sur la prosodie française, ce d’autant plus que son maître, Jacques Offenbach, était d’origine allemande. Dans La Poésie et la musique (In : Harmonie et Mélodie. Paris, Calmann-Lévy, 1885), SaintSaëns cite à l’appui de ses propos un extrait de la Belle Hélène : « Et VOI-là comme / Un GA-lant homme / Evite tout désagrément »

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l’on a observées chez les paroliers de Schubert, rendues nécessaires en traduction pour suivre et le texte et la mélodie originale, ont contribué à perméabiliser la versification française traditionnelle à d’autres mélodies, d’autres phrasés. Les traducteurs ne se rendaient-ils pas compte à l’usage qu’un vers uniquement construit sur le rythme était malgré tout viable, et que la sacro-sainte rime ne se révélait pas aussi indispensable qu’on le croyait jusque-là ? L’interrogation formulée par Duméril n’en est que plus opportune : Qui pourra mesurer l’influence diffuse, mais certaine, qu’ont dû exercer les traductions destinées au chant des Lieds de Schubert et de Schumann ou des drames lyriques de Wagner sur la genèse du mouvement symboliste et la libération du vers?197

Même s’il n’est pas exclu que la période poétique symboliste soit, en effet, la véritable héritière de ces amorces de renouveau proposées par les traductions destinées au chant, il a indéniablement existé en France, dès la première moitié du siècle, des signes parlant en faveur d’un début de changement. On peut supposer que l’action poétique des Lieder sur la poésie française aurait même été beaucoup plus forte, et plus rapidement visible, si la majorité des textes traduits n’avaient pas été accompagnés, à l’époque, d’une si déplorable réputation de médiocrité ou d’insuffisance. Le débat que certains théoriciens de l’époque romantique (l’Abbé Scoppa, L. Bonaparte, L. M. Quicherat) ont lancé sur la possibilité d’exploiter l’accent dans l’écriture poétique française nous semble en tout cas avoir accompagné de très près cette mise en contact des deux prosodies, allemande et française, par l’intermédiaire des traductions pour le chant.

5. Les traducteurs de la poésie allemande en français dans la première moitié du XIXe siècle Qui, hors des cercles restreints de la critique universitaire, se souvient encore d’Henri Blaze, de Xavier Marmier, d’Emile Deschamps, de Nicolas Martin, etc. ? S’attacher à remettre dans une juste lumière ces ‘petits maîtres’ souvent déjà éclipsés en leur temps par les astres de l’Ecole romantique peut sembler dérisoire… Sans qu’il soit question d’une quelconque réévaluation de leur talent poétique, force est pourtant de constater que très peu d’études critiques leur ont été consacrées.

197

où il fait remarquer, sans noter l’intention parodique d’Offenbach, que l’accent français devrait en fait tomber sur ‘comme’ et sur ‘homme’ (P. 263). E. Duméril. P. 273–4.

La traduction poétique à l’épreuve du Lied

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5.1 Les traducteurs de la poésie allemande et leurs compétences linguistiques On a souvent déploré le faible niveau en langues étrangères – notamment la méconnaissance de l’allemand – que les grands auteurs du Romantisme français donnaient à connaître. Sainte-Beuve qui s’amusait dans ses Nouveaux Lundis à brosser le portrait de ses collègues en littérature n’a pas oublié ce détail : Aucun des grands poètes romantiques français ne savait l’allemand ; et parmi ceux qui les approchaient, je ne vois que Henri Blaze, très jeune alors, mais déjà curieux et au fait, et aussi Gérard de Nerval, qui de bonne heure se multipliait et était comme le commis voyageur littéraire de Paris à Munich. Victor Hugo, par moments si Espagnol de génie, lisait beaucoup moins d’auteurs espagnols que l’on ne le croirait […] Lamartine, parfaitement étranger à l’Allemagne, savait l’Italie et comprenait ses harmonieux poètes […] Il lisait Byron, soyez-en sûr, bien moins dans le texte anglais que dans ses propres sentiments […] Alfred de Musset causait avec Henri Heine à la rencontre, bien plus qu’il ne le lisait. Il savait l’italien et l’anglais, c’est tout : pas un mot d’allemand…198

Notons toutefois que Sainte-Beuve lui-même n’était apparemment pas davantage versé dans la langue de Goethe.199 Si les ‘grands’ Romantiques ne connaissaient visiblement pas l’allemand, on ne peut pas pour autant affirmer que les ‘petits’ avaient tous un niveau de langue irréprochable. Sur les traductions d’Emile Deschamps, par exemple, dont W. Reymond souligne qu’il fut « l’un de ceux qui empruntèrent le plus grand nombre d’inspirations aux littératures germaniques »,200 Henri Blaze affirme que « si l’esprit n’est pas compris, en revanche la lettre ne l’est guère mieux ».201 Adalbert von Chamisso, qui ne goûtait que très moyennement les articles que Xavier Marmier lui consacrait dans la presse française, n’hésite pas à exprimer des doutes sur les capacités de germaniste du traducteur : Nous avons vu l’article de Marmier dont tu me parles, je lui dois des remerciements pour la bienveillance qu’il me témoigne, cependant il n’est entré bien avant ni dans notre littérature ni dans notre langue ni dans nos mœurs, et nous avons chez vous de meilleurs interprètes.202

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C. A. Sainte-Beuve. Nouveaux Lundis IV. P. 453. Cité par Paul Lévy. Les romantiques français et la langue allemande. In : Revue Germanique, 1938, T. 29. P. 226. Cf. E. Eggli. Schiller et le romantisme français. Paris, Gamber, 1927. Cité par E. Duméril. P. 35. W. Reymond. Corneille, Shakespeare et Goethe. Etude sur l’influence germanique en France au XIXe siècle. Berlin, Lüderitz, 1864. P. 154. H. Blaze. Revue des Deux-Mondes, 1841, T. 3. P. 554. Lettre citée par R. M. Pille. In : Adalbert von Chamisso vu de France 1805–1840. Genèse et réception d’une image. Paris, CNRS Editions, 1993. P. 69.

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Et ailleurs : Comment donc ce jeune littérateur réussit-il à vous faire tant de poussière […] ? Il a si souvent prouvé que le peu d’allemand qu’il sait, il ne le sait que de travers.203

Gérard de Nerval, dont nul ne contestera la familiarité profonde avec le Gemüt germanique, faisait aussi l’objet de jugements divergents sur sa maîtrise de la langue allemande, qu’il qualifiait lui-même de « vieille forêt inextricable ».204 Paradoxalement, et en dépit d’une connaissance majoritairement assez lacunaire de la langue et de la culture allemandes, ce sont justement ces minores qui, les premiers, se sont appropriés dans leurs œuvres la nouvelle matière, la transfusant ainsi goutte à goutte, pour ainsi dire, dans la création poétique française. La critique s’est longuement attachée à démontrer, par exemple, que l’intérêt porté par Hugo à la littérature allemande205 était en grande partie imputable à la médiation de Charles Nodier, bien que la bibliothèque de ce dernier ne comportât aucun titre allemand… On retrouverait l’empreinte de Nodier, notamment de Smarra et de Trilby, et du fantastique germanique, dans les Ballades, écrites entre 1824 et 1828. A Trilby, Le lutin d’Argail et La Ronde du Sabbat ne lui sont-ils pas explicitement dédiés ? Même s’il est probable que « Hugo n’a pas attendu Charles Nodier pour lire des œuvres de la littérature allemande, […] l’influence de son aîné l’y a aidé. »206 Charles Nodier, qui est au nombre de ces poètes romantiques traducteurs, comme en témoigne, dès 1805, la présence de La Violette de Goethe en version française dans ses Essais d’un jeune barde, a pu, en effet, jouer un rôle important d’intermédiaire parmi les poètes du premier Cénacle, qui comptait aussi parmi ses membres Emile Deschamps et Gérard de Nerval. On a pu remarquer à loisir que Henri Blaze, Nicolas Martin, Xavier Marmier, tous poètes et tous traducteurs, s’étaient impliqués de manière incontestable – avec des résultats de qualité inégale – afin de familiariser la France avec les réalités culturelles allemandes. Il est indéniable que la qualité de leur médiation fut surtout fonction de leurs coordonnées personnelles. Nicolas Martin, par exemple, qui était d’origine allemande et apparenté au poète Simrock, jouissait d’une autorité certaine sur toutes les questions germaniques. Même remarque pour Henri Blaze qui avait réussi la prouesse de traduire les deux Faust de Goethe avec un minimum de contresens…

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R. M. Pille. Ibid. G. de Nerval. Notice sur les Poètes allemands. In : Choix de ballades et de poésies. Paris, Gosselin, 1840. Cf. G. Defaux. Renaissance poétique nationale et influences allemandes dans les Odes et Ballades. In : Revue de l’Université d’Ottawa, 1971. C. Dédéyan. Victor Hugo et l’Allemagne. Paris, Minard, 1964. P. 147.

Les traducteurs de la poésie allemande en français dans la première moitié

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Cependant, il ne faut pas pour autant sous-estimer l’importance de la sympathie qui a pu exister entre certains poètes et/ou intellectuels et l’Allemagne, comme le montrent notamment le cas de Nerval et, avant lui, dans le domaine critique au sens large, celui de Mme de Staël. Si l’ignorance de la langue n’implique pas nécessairement désintérêt, par ailleurs, les connaissances linguistiques resteront toujours insuffisantes pour qui ne ressent pas en lui-même un appel, ou qui n’est pas sensible à un signe lancé depuis l’autre rivage. Le recours nécessaire à des traductions, à une époque où il n’existait pas encore d’enseignement régulier et officiel des langues vivantes, et encore moins de chaire d’allemand, a sans doute suscité des vocations de traducteurs chez des écrivains qui, attirés par les créations d’outre-Rhin, ont préparé de la sorte l’introduction de la littérature allemande en France.

5.2 La médiation poétique des traducteurs suisses A l’instar des traducteurs venus d’Alsace ou de Belgique, il est naturel que les Suisses, eux-mêmes issus d’un pays en situation de diglossie, se soient appliqués à l’activité de traduction.207 La vocation médiatrice de la Romandie, déjà bien mise en exergue, fait de la traduction des poètes allemands une activité naturelle, familière à l’écrivain romand, et parfaitement compréhensible : Fort de sa double appartenance à l’esprit latin et à l’esprit germanique, convaincu de sa mission médiatrice au sein de l’Europe, ne va-t-il pas exceller dans cette pratique de passeur à laquelle il semble prédestiné de toute éternité ?208

On ne saurait mieux dire la complexité des liens qui unissent la Suisse francophone et la Suisse alémanique. Qui donc, mieux qu’un poète, un critique, un écrivain, un traducteur suisses, sera à même de se faire le ‘passeur’ de l’esprit poétique allemand en français ? Si Gustave Roud, Philippe Jaccottet, PierreLouis Matthey s’y sont employés au XXe siècle, cette tradition remonte à plus loin encore. On en trouve les premiers signes marquants vers le milieu du XVIIIe siècle, lorsque le Zürichois J. J. Bodmer209 fait connaître en France quelques extraits de la Messiade de Klopstock.210 Avec son ami et compatriote J. J. Breitin-

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A noter, de surcroît, que la majorité des traductions francophones de l’anglais vers le milieu du XVIIIe siècle furent effectuées et publiées en Suisse ou en Hollande. Les protestants français ‘réfugiés’ jouèrent un rôle de premier ordre. C. Jacquier. Gustave Roud et la tentation du romantisme. Lausanne, Payot, 1987. J. J. Bodmer (1698–1783), écrivain suisse de langue allemande, traducteur de Milton, connu pour sa controverse avec Gottsched, fut un représentant de marque du courant de l’Aufklärung. Dans son ouvrage sur L’Influence allemande en France au XVIIIe et au XIXe siècle (Paris, Hachette, 1922), Louis Reynaud fait également état d’une traduction de La Messiade

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ger, il oppose à l’hégémonie des lettres françaises en Allemagne, incarnée par l’érudit Gottsched à Leipzig, une littérature conçue comme création ‘individuelle’. C’est encore de Suisse que viendront Les Alpes d’Albrecht von Haller (1729) et les Idylles de Salomon Gessner (1756). Les deux œuvres de ces poètes suisses alémaniques, exaltant la contemplation de la nature et la vie naturelle, ont trouvé un écho profond chez Jean-Jacques Rousseau, et par-delà, dans la France du XVIIIe siècle confusément en quête d’un nouveau souffle poétique. A cette époque charnière, la Suisse fut incontestablement un vrai relais, apportant en France les premiers signes d’un changement radical de la perception de l’objet poétique. Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, on ne peut ignorer ni sous-estimer l’influence littéraire, exercée, précisément depuis la Suisse, par Madame de Staël, proscrite du régime napoléonien. Dans la première moitié du XIXe siècle, les intermédiaires venus d’Helvétie sont nombreux. Suivant l’impulsion donnée par De l’Allemagne, ils offriront au public français parmi les premières traductions des poètes lyriques allemands. Certains de ces passeurs seront eux-mêmes des poètes, connus ou moins connus : Henri-Frédéric Amiel, Isabelle de Gélieu alias Madame Morel,211 Marc-Monnier,212 Maurice de Vattel,213 Alexandre Vinet,214 Jules Vuÿ…215 Si la vague de traductions de l’allemand se voit relativement ralentie en France aux lendemains de la défaite de 1870, il n’en va pas de même en Suisse où Marc-Monnier, Amiel, etc., continuèrent à traduire les poètes allemands en français, confirmant de la sorte l’‘exception culturelle’ suisse que Virgile Rossel exprimait ainsi pour lui-même : Appartenant à une nation qui a toujours servi d’intermédiaire entre la pensée française et la pensée germanique, et où les deux races et les deux langues se mêlent de-

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en 1765 par un autre Suisse, le pasteur Petitpierre de Neuchâtel (P. 48, note n° 2). Isabelle de Gélieu (1779–1834), femme du pasteur Morel, est l’auteur d’un Choix de poésies fugitives de Schiller (Le Normant, 1825). Marc-Monnier (1829–1885), écrivain suisse d’expression française, fut tout à la fois écrivain, dramaturge, poète et traducteur. On lui connaît une traduction de Faust en vers (1871) et des versions françaises de poèmes de Heine, Herwegh, Geibel, Uhland, Lenau publiées dans le recueil Poésies de Marc-Monnier (Paris, Lemerre, 1872). Maurice de Vattel, apparaissant également sous les lettres C.A.M. de V…l, est l’auteur d’une traduction française de La Cloche et de l’Hymne à la Joie de Schiller. Cf. F. Schiller. La Cloche, imitation libre. Paris, Renouard, 1808 ; F. Schiller. Hymne au plaisir. In : Morgenblatt füt gebildete Stände, 17 fév. 1809. Le théologien protestant Alexandre Vinet (1797–1847) a signé une version française de La Cloche de Schiller, ainsi que des Stunden der Andacht d’H. D. Zschokke. J. Vuÿ (1815–1896) a traduit des poètes allemands (Chamisso, Eichendorff, Geibel, Kerner, Lenau, Uhland, etc.) qui figurent dans son recueil Echos des bords de l’Arve (Genève, Cherbuliez, 1850).

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puis des siècles sans se confondre, j’étais assez bien placé pour écrire une histoire des échanges intellectuels entre la France et l’Allemagne. […]216

Sont également à prendre en compte les intellectuels, critiques et autres lettrés qui tout au long du XIXe siècle, sur les traces de Madame de Staël, ont aussi oeuvré à faire connaître en France les meilleurs textes littéraires allemands. Outre celui de Virgile Rossel, on retiendra ainsi les noms de William Reymond,217 de Victor Tissot,218 d’Eugène Borel,219 ou bien encore d’Albert Stapfer,… de quoi enrichir considérablement un Dictionnaire des traducteurs de poésie allemande. On peut mesurer dans l’écriture de certains écrivains suisses romands l’impact exercé par la poésie allemande. Le cas d’Etienne Eggis220 est à ce titre très révélateur de possibles échanges poétiques s’opérant entre l’Allemagne et la France via la Suisse. Jules Janin ne qualifiait-il pas Eggis de « poète gallo-allemand » ?221 V. Rossel partageait lui aussi cette impression, que confirment les poèmes d’Eggis lui-même : Je n’avais pour tous biens qu’une pipe allemande, Les deux Faust du grand Goethe, un pantalon d’été […] Je lisais, en passant, des vieilles cathédrales Les lieds marmoréens par les siècles écrits, Puis, au bord des forêts, dans les lueurs astrales, Des chroniques des burgs j’épelais les sanscrits.222

V. Rossel cite encore le nom d’autres compatriotes dont l’œuvre serait fortement imprégnée, selon lui, d’« atmosphère poétique allemande » : F. Monneron, Henri Blanvalet, Paul Gautier, Marc-Monnier, etc. Si l’on se réfère aux poètes traducteurs Gustave Roud ou Philippe Jaccottet, dignes héritiers de leurs compatriotes du XIXe siècle, et dont l’œuvre personnelle

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V. Rossel. Histoire des relations littéraires entre la France et l’Allemagne. Fischbacher, 1897. Avant-propos. Dans son avant-propos à l’ouvrage de W. Reymond, Sainte-Beuve a pu écrire : « La Suisse française, Genève et notre chère Lausanne, m’ont toujours paru de parfaits belvédères pour nous bien observer et nous étudier dans nos vrais rapports avec l’Allemagne. » (P. IX) Victor Tissot (1845–1917), journaliste suisse, effectua de nombreux voyages dans l’Allemagne d’après 1870. Ses descriptions souvent élogieuses (cf. L’Allemagne amoureuse. Paris, E. Dentu, 1884) le firent traiter de ‘mauvais français’ par Maurice Barrès. Citoyen suisse, un temps professeur de français à Stuttgart avant d’être nommé Procureur Général à Neuchâtel, Eugène Borel est l’auteur d’une Grammaire française à l’usage des Allemands et d’une importante anthologie de poèmes allemands en traduction, les Echos lyriques (Cotta, Stuttgart, 1840), publiée en Allemagne, et qui passa pratiquement inaperçue en France. Cf. E. Eggis. En causant avec la lune, 1852 ; Voyages au pays du cœur, 1852. V. Rossel a pu le qualifier de « cerveau germanisé à fond » (P. 231). E. Eggis. Bohème. In : M. Nicoulis et M. Colliard. Etienne Eggis, poète et écrivain 1830–1867. Fribourg, La Sarine, 1980. P. 19.

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porte à l’évidence la trace de ces fréquentations germaniques,223 on conviendra que la médiation culturelle suisse reste encore d’actualité.

5.3 Pour un Dictionnaire des ‘intercesseurs’ oubliés de la poésie allemande en français au XIXe siècle Nombre de traducteurs français de l’allemand dont la signature s’impose dans les années 1820–1850 en France étaient eux-mêmes poètes, de ces minores dont le nom s’est effacé avec le temps. Il s’ensuit que l’absence de ces poètes dans l’historiographie littéraire française est, pour ainsi dire, le maillon manquant dans une chaîne qui, par ailleurs, a toute sa cohérence. Les répertorier et les insérer dans un dictionnaire viendrait compléter fort à propos la réflexion sur la traduction en remettant à leur juste place l’œuvre et surtout l’action culturelle d’écrivains aujourd’hui en majorité oubliés. La difficulté à retracer le parcours de certains auteurs retombés dans l’oubli explique les nombreux problèmes posés à qui souhaite les faire revivre. Des instruments de travail bibliographiques tels que la Biographie universelle des contemporains d’Alphonse Rabbe (Paris, 1836), la Biographie Michaud (A. Thoisniers-Desplaces, Paris, 1843), la Nouvelle Biographie Universelle (Firmin Didot, Paris, 1852–1866), le Dictionnaire universel des contemporains de Vapereau (Hachette, Paris, 1861), l’Index biographique français (Saur, München, 2004), entre autres, se révèlent cependant de précieuses sources d’information. Toute élaboration de dictionnaire ou de répertoire suppose un certain nombre de préalables d’ordre méthodologique. Les tentatives déjà effectuées dans le passé224 signalent le caractère plus qu’indispensable de telles précautions. Un tel ouvrage ne doit pas, en effet, se résumer à une simple énumération de noms, pas plus qu’il ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Que doit-on faire figurer dans une entrée de dictionnaire des traducteurs de poésie ? On s’attend légitimement à ce que chaque notice comporte un double volet biographique et bibliographique où les personnalités répertoriées seront traitées en tant que traducteurs et dans leur rapport à la traduction uniquement. Cette précision a son importance pour des auteurs comme Gérard de Nerval qui,

223 224

C. Lombez. Transactions secrètes – Philippe Jaccottet poète et traducteur de Rilke et de Hölderlin. Arras, Artois Presses Université, 2003. Cf. H. Van Hoof. Dictionnaire universel des traducteurs. Genève, Slatkine, 1993 ; cf. également le ‘Répertoire des traducteurs’ dans le Patrimoine littéraire européen (sous la direction de J. C. Polet. De Boeck, 1992–2003), ainsi que la rubrique ‘Notices biographiques’ de l’Histoire de la traduction, CD-Rom multimedia Didak conçu et réalisé par J. Delisle et G. Lafond. Ecole de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa, Ottawa, version 2003.

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outre leur activité importante de traduction, se sont rendus célèbres, de leur vivant, par leur œuvre littéraire personnelle. Dans leur version optimale, les biographies des traducteurs devront rassembler tous les éléments pertinents rendant compte de l’activité de traduction ainsi que du cadre de son exercice. On y trouvera des renseignements sur leurs compétences linguistiques, leur horizon intellectuel, leurs contacts avec des auteurs étrangers, etc. D’autres éléments peuvent également s’avérer importants pour une meilleure compréhension de la pratique de la traduction. Ainsi, certains points forts de leur trajectoire socio-culturelle personnelle (enseignement, journalisme, ou, au contraire, fonctions plus éloignées du monde littéraire : avocats, diplomates, militaires, etc.) peuvent aider à mieux situer la personne évoquée dans la réalité de son époque. Il serait souhaitable que la partie consacrée à la bibliographie des traductions réalisées fasse l’objet, tout autant que les considérations biographiques qui la précèdent, d’un certain nombre de mises au point liminaires. Les références bibliographiques sur les traductions publiées doivent être, du moins en principe, les plus complètes possibles. Faudra-t-il alors indiquer tous les titres recensés, au risque de se perdre, dans le cas de traducteurs plus prolifiques, dans une interminable énumération ? Ces titres seront-ils ordonnés chronologiquement ou bien par auteur traduit ? La décision n’est pas sans conséquence. Si, dans la première hypothèse, c’est une évolution de la pratique de la traduction qui se trouvera mise en relief, dans la seconde, les préférences des traducteurs apparaîtront plus nettement. Souhaitant mettre en exergue la dynamique de la trajectoire des traducteurs, nous-même avons fait le choix de présenter les traductions publiées dans leur contexte chronologique. Cet ordre nous a paru en effet le plus approprié afin de retracer le développement des propositions de traduction. D’autre part, une telle orientation est susceptible d’éclairer, à nos yeux, l’affinement progressif des connaissances sur la littérature étrangère en France, ainsi que l’émergence, chez les traducteurs, d’une conscience plus ‘moderne’ des exigences de la traduction poétique. Il est bien évident que dans ce qui se veut, pour l’instant, une simple simulation, nous n’avons pas tenu compte d’éventuelles exigences éditoriales. Dans le contexte idéal d’une liberté de rédaction totale, une partie critique recensant les références de commentaires publiés sur telle ou telle traduction pourrait également être envisagée comme composante de la rubrique bibliographique. Les traducteurs de poésie allemande en France ne sont pas tous des poètes de langue française. Ils arrivent de divers milieux : de l’enseignement, de la presse ou de la bohème dorée et intellectuelle du Paris des années 1820–1850. Il est pourtant vrai qu’en raison d’un marché des traducteurs de l’allemand plutôt restreint, ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent lorsqu’il est question de poésie allemande traduite : les poètes Henri Blaze, Emile Deschamps, Xavier

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Marmier, Nicolas Martin, le chroniqueur littéraire Saint-René Taillandier, mais aussi Sainte-Beuve, et, bien sûr, Gérard de Nerval. Il n’est peut-être pas fortuit que ces poètes resurgissent dans le contexte d’une étude sur la traduction, activité qui est elle-même ordinairement assez peu prise en compte par la critique. Pourtant, l’œuvre poétique de ces écrivains porte très fortement la marque du ‘transfert poétique’ auquel ils ont contribué, plus nettement encore que celle des auteurs devenus des classiques (tels Hugo, Vigny, Musset, etc.) qui, ne connaissant pas ou peu l’allemand pour la plupart, furent justement sensibles à la poésie allemande par leur intermédiaire.

ESSAI DE DICTIONNAIRE L’aperçu proposé ci-après, bien entendu non exhaustif, se verra affiné par des données plus complètes qui seront apportées au fil des recherches.225 ALBIN, Sébastien (alias Hortense Cornu) (1809226–1875).

Dans son enfance compagne de jeux du futur Napoléon III, elle fut élevée en Allemagne auprès d’Hortense de Beauharnais, ex-Reine de Hollande, qu’elle aida plus tard pour la rédaction de ses mémoires. Sous le nom de son mari, le peintre Sébastien Cornu, elle s’établit à Paris à partir de 1835. Ses connaissances très étendues de l’allemand lui font entreprendre la traduction de poèmes destinés à son anthologie de ballades et chants populaires allemands. Elle traduisit en français la correspondance entre Goethe et Bettina von Arnim (1843) et fut, par ailleurs, l’auteur d’un essai sur l’histoire des arts en Italie, publié, en 1848, dans le volume XVIII de L’Encyclopédie Moderne. BIBLIOGRAPHIE : Ballades et chants populaires de l’Allemagne. Paris, Gosselin,

1841. AMIEL, Henri-Frédéric (1821–1881)

Né à Genève, il fit une partie de ses études en Allemagne avant de devenir professeur d’esthétique et d’histoire de la philosophie à l’Académie de Genève. Poète lui-même, il traduisit la poésie de divers pays, en particulier celle d’outre-Rhin. Les vers de Bürger, Chamisso, Goethe, Heine, Schiller, Uhland, etc., comptent parmi ses préférences. On lui doit également une version ‘équimétrique et équirythmique’ du poème La Cloche de F. Schiller. BIBLIOGRAPHIE : Les Etrangères. Paris, Fischbacher, 1876 ; F. Schiller, La Cloche. Genève, Georg, 1860 (¹1859).

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Pour des raisons de lisibilité et de cohérence générale avec le sujet de l’étude, ne figurent pas dans la rubrique Bibliographie les références de traductions d’œuvres allemandes autres que poétiques éventuellement réalisées par certains traducteurs français de cette même liste. Le Dictionnaire de biographie française de Letouzey (Paris, 1975) donne 1812 comme date de naissance d’H. Cornu.

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BLAZE DE BURY, Henri (1813–1888).

Sa maîtrise de l’allemand et sa volonté de faire connaître la poésie d’outre-Rhin en France furent exemplaires. Lamartine le désigna d’ailleurs, en 1848, comme ministre plénipotentiaire en Hesse-Darmstadt. Collaborateur depuis 1834 à La Revue des Deux-Mondes, ses contributions témoignent d’une excellente connaissance de la création poétique allemande. Il fut le premier à livrer une version complète (en prose) des deux Faust de Goethe. Sa prédilection pour le Lied, « cette fleur qui ne vient qu’en Allemagne », l’impose comme un des premiers introducteurs de cette forme poétique en France. Blaze compte parmi ces ‘petits romantiques’ qui ont oeuvré en faveur de la poésie allemande en France, aussi bien par leurs articles que dans leur œuvre propre. La plupart de ses études seront d’ailleurs reprises dans un ouvrage de synthèse intitulé Ecrivains et poètes de l’Allemagne et publié en 1846. BIBLIOGRAPHIE : Poètes et musiciens de l’Allemagne. Uhland et Dessauer, Revue des Deux-Mondes, 1835 ; Suleika, lied de Goethe, mis en musique par G. Meyerbeer, Revue de Paris, 1839 ; Faust, traduction intégrale. Paris, 1840 ; De la poésie lyrique en Allemagne, Revue des Deux-Mondes, 1841–1842 ; Friedrich Rückert, Revue des Deux-Mondes, 1845 ; De la poésie lyrique en Allemagne – Edouard Mörike, Revue des Deux-Mondes, 1845 ; Ecrivains et poètes de l’Allemagne, Paris, 1846. BUCHON, Max (1816–1869).

Après quelques voyages en Suisse et en Allemagne, M. Buchon publia un recueil d’essais sur la poésie illustrés par son ami Gustave Courbet (1839). Th. Gautier le traita de « Courbet de la poésie, très réaliste, mais aussi très vrai, ce qui n’est pas la même chose. » En dépit de qualités lyriques, le poète connut une renommée assez controversée. Son intérêt marqué pour la poésie de sa région natale, la Franche-Comté, lui valut d’être accusé de « fagoter la Muse en vachère franc-comtoise. » Socialiste et proche de Proudhon, il dut s’exiler en Suisse après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, où il vécut en traduisant de l’allemand jusqu’en 1857. Il voua une amitié particulière au poète et pasteur alémanique Johann Peter Hebel qu’il contribua à faire connaître en France. Cette relation privilégiée faisait dire à Victor Hugo qu’il existait entre eux une « similitude de génie ».227 Son anthologie de poésies allemandes publiée en 1846 contient, outre les œuvres de Hebel en version française, des traductions de Körner, Uhland et Heine. BIBLIOGRAPHIE : Essais poétiques. Besançon, 1839 ; Poésies allemandes. Salins,

Cornu, 1846. DESCHAMPS, Emile (1791–1871).

Né dans une famille gagnée aux idées romantiques, membre du premier Cénacle, E. Deschamps fonda avec Victor Hugo la revue La Muse Française en 1823. Sa préface aux Etudes françaises et étrangères en 1828 fit voir en lui un des ‘maîtres à penser’ du Romantisme français naissant. Ouvert aux littératures étrangères, il a notablement contribué à élargir l’horizon littéraire français. On lui doit des traductions de l’anglais (Shakespeare), de l’allemand (Goethe, Schiller, Uhland, et même d’un nombre important de Lieder de Schubert), de l’espagnol (le Romancero), ou même du russe.

227

Cf. Dictionnaire de biographie française. T. 8. Entrée ‘Buchon, Max’.

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BIBLIOGRAPHIE : Etudes françaises et étrangères. Paris, Canel, 1828 ; Oeuvres mu-

sicales de Schubert, paroles françaises d’E. Deschamps. Paris, Schlesinger, 1839–1840 ; Poésies de E. et A. Deschamps, 1841 ; Quarante Mélodies choisies de F. Schubert traduites par E. Deschamps, Paris, 1851. LAGRANGE, Edouard de (1796–1876)

Issu de la vieille noblesse française, il fut secrétaire de légation à Karlsruhe ainsi que secrétaire d’ambassade à Vienne sous la Restauration. Membre de l’Académie des Belles-Lettres, il est l’auteur de plusieurs traductions de l’allemand, dont l’une des premières versions françaises des poésies de H. Heine. BIBLIOGRAPHIE : Etudes littéraires sur l’Allemagne, Revue des Deux-Mondes, 1832 ; La

Mer du Nord, H. Heine, 1834 ; Poésies de Henri Heine, La France littéraire, 1835. LOEVE-VEIMARS, Adolphe de (1801–1854)

Né à Paris dans une famille d’origine allemande, il se fit connaître par ses articles sur la littérature allemande et ses chroniques dans la presse littéraire. On lui doit d’avoir introduit en France le nom d’E. T. A Hoffmann dont il traduisit les œuvres complètes. Il fut également le premier traducteur français de Heinrich Heine en 1832. En 1825, il fait également paraître un Résumé de l’histoire de la littérature allemande qui est en fait la traduction de l’ouvrage de l’historien allemand Bouterwerk. On lui attribue aussi la paternité du recueil des Poésies de Goethe publiées par Mme Panckoucke en 1825. BIBLIOGRAPHIE : Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Ecosse

(par W. Scott, Th. Moore, et alii). Paris, Renouard, 1825 ; Excursion au Blocksberg et dans les montagnes du Harz. Traduit de l’allemand de H. Heine, Revue des DeuxMondes, 1832. MARMIER, Xavier (1808–1892)

Esprit cosmopolite, X. Marmier eut toute sa vie une prédilection pour la culture nordique, où l’Allemagne tient une place de premier plan. Professeur de littérature étrangère à la faculté de Rennes (1839), il fut rédacteur en chef de la Revue Germanique. Ses déplacements outre-Rhin lui vaudront des contacts intéressants avec plusieurs poètes allemands de son temps : Chamisso, Schwab et Uhland. Il traduisit également des nouvelles de Zschokke, Chamisso, Hauff, etc. Dans différentes revues, La Nouvelle Revue Germanique, mais aussi La Revue des Deux-Mondes, et La Revue de Paris, il publie des pages élogieuses et admiratives sur l’Allemagne et des comptes rendus de ses découvertes culturelles et littéraires. BIBLIOGRAPHIE : Souvenirs d’Allemagne, Revue germanique, 1831 ; Traductions, Nouvelle Revue germanique, 1833 ; Ludwig Uhland, Nouvelle Revue germanique, 1834 ; Etudes sur Goethe. Strasbourg, Levrault, 1835 ; Hermann et Dorothée. Paris, Heideloff, 1837 ; F. Schiller. Bruxelles, Hauman, 1841 ; Poésies, Revue de Paris, 1843 ; Lettres sur l’Islande et poésies. Paris, Delloye, 1844 ; Poésies de Schiller. Paris, Charpentier, 1854. MARTIN, Nicolas (1814–1877)

Apparenté au poète allemand Simrock, né en Allemagne, il reçut une éducation parfaitement franco-allemande. Chargé d’une mission littéraire en Allemagne sur l’épopée

Les traducteurs de la poésie allemande en français dans la première moitié

183

germanique, son rapport fut publié dans les pages du Moniteur et certains éléments furent repris dans son ouvrage sur les poètes contemporains de l’Allemagne. Moins connue peut-être que celle de ses confrères Blaze et Marmier, sa signature revient toutefois régulièrement dans la traduction de poésie allemande. Sa connaissance réelle et authentique de la langue allemande en faisait en effet un connaisseur fiable, qualité qui était loin d’être l’apanage de tous les germanophiles de l’époque. BIBLIOGRAPHIE : Sonnets et chansons, Revue de Paris, 1840–1841 ; Les Poètes

contemporains de l’Allemagne, Paris, 1846. NERVAL, Gérard de (1808–1855)

Nerval fut l’un des meilleurs introducteurs du lyrisme allemand en France. Traducteur de la première partie du Faust de Goethe en 1827 – fait qui lui valut les éloges de l’auteur –, Nerval, ayant une conscience très claire des services que pouvait rendre la traduction à la poésie française, s’employa également à faire connaître d’autres poètes. Auteur de deux anthologies de poésie allemande, il augmenta sans cesse le nombre de poètes allemands contemporains qui commençaient à être introduits en France : Nikolaus Lenau, Anastasius Grün, les poètes de l’Ecole souabe, et surtout Heinrich Heine. En effet, pour la postérité, le nom de Nerval est à jamais lié à celui de Heine dont, sur la volonté de ce dernier et avec sa collaboration, il traduisit une partie de l’œuvre. BIBLIOGRAPHIE : Faust. Paris, Dondey-Dupré, 1828 ; Poésies allemandes. Paris, Bibliothèque choisie, 1830 ; Faust de Goethe, suivi du Second Faust. Choix de ballades et poésies de Goethe, Schiller, Bürger, Klopstock, Schubart, Koerner, etc. Paris, C. Gosselin, 1840 ; Les poésies de Henri Heine, Revue des Deux-Mondes, 1848 ; G. de Nerval, Poèmes d’outre-Rhin, éd. et préface par J.-Y. Masson. Paris, Grasset, 1996 ; G. de Nerval, Lénore et autres poésies allemandes, éd. établie par J.-N. Illouz. Paris, Poésie Gallimard, 2005. STAPFER, Albert (1766–1840)

Issu d’une famille de diplomates suisses, il fut l’auteur d’une des premières traductions du Faust de Goethe en 1823 et d’une Notice sur Goethe comportant la traduction d’une vingtaine de poèmes extraits de Faust. Il traduisit en outre plusieurs œuvres dramatiques du même auteur et déploya également une intense activité critique dans la presse des premières années du XIXe siècle en collaborant aux Archives littéraires de l’Europe (1804–1807), aux Mélanges de littérature étrangère, ou à la Bibliothèque Allemande. BIBLIOGRAPHIE : J. W. von Goethe, Faust. Paris, 1823 ; Oeuvres dramatiques de J.

W. von Goethe, traduites de l’allemand ; précédées d’une note biographique et littéraire sur Goethe, 4 vol. Paris, Sautelet, 1825 ; Notice sur Goethe. Paris, Sautelet, 1828. TAILLANDIER, René, dit Saint-René Taillandier (1817–1879)

Il fréquenta en 1840 l’Université de Heidelberg avant d’être nommé professeur de littérature française à Montpellier en 1843. Il publia à la Revue des Deux-Mondes pendant plus de vingt ans des articles sur l’Allemagne et ses écrivains. Il sera le ‘maître’ des affaires allemandes à cette revue pendant plusieurs décennies. Il fut un traducteur passionné de Heine et on lui doit une des premières versions françaises du Voyage d’Hiver. BIBLIOGRAPHIE : De l’état de la poésie en Allemagne, Revue des Deux-Mondes,

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

1843 ; De la littérature politique en Allemagne – Les Poésies nouvelles de Henri Heine, Revue des Deux-Mondes, 1845 ; Poètes contemporains de l’Allemagne. Franz Dingelstedt, Revue des Deux-Mondes, 1845. VAN HASSELT, André (1806–1874)

Très influencé par Lamartine et par V. Hugo, ce poète belge traduisit en français des poèmes de Uhland, Rückert, Lenau, Eichendorff. Il compte parmi ceux qui furent tentés de reproduire la métrique tonique de l’original allemand afin de rendre le vers français plus proche de la musique. BIBLIOGRAPHIE : Poèmes, paraboles, odes et études rythmiques, Paris, 1860 ; Poésie et Prose. Bruxelles, Labroue, 1876.

Pour une synthèse La traduction de la poésie allemande a eu pour effet une dynamisation effective de l’approche de la traduction en général, peut-être même plus que la traduction des autres genres de la littérature. La spécificité de la poésie dans son rapport à la langue, les contraintes et les attentes spécifiques dans la traduction poétique, la manière dont la traduction de poésie oblige le traducteur, pour ainsi dire, à se faire ‘le poète du poète’, font de la traduction du texte poétique un observatoire privilégié des conditions de la construction du sens. Etudier le glissement de la poésie d’une langue à une autre et sa reterritorialisation dans une nouvelle culture permet une approche concrète des mécanismes de la traduction. Elle permet également de porter un regard plus global sur la façon dont ‘l’objet poétique’ a pu être perçu au fil des siècles dans des civilisations et des cultures diverses. Le critique ne saurait être trop prudent devant, notamment, une périodisation clé en main qui tendrait à faire du XIXe siècle, au nom de la recherche de l’authenticité et des réalités historiques à l’opposé de la période classique, le siècle de la ‘fidélité’ en traduction. On se rend bien compte qu’il n’en est rien. Comme a pu le souligner José Lambert, le XVIIIe siècle n’est pas seulement le siècle des ‘Belles Infidèles’ et le XIXe siècle comporte, y compris chez les traducteurs romantiques, de fortes survivances de traduction ‘ethnocentrique’ : Il n’est pas difficile d’alléguer des témoignages postérieurs à 1830 qui critiquent violemment la carence des traducteurs. Xavier Marmier […] est sèchement pris à partie par ses collègues de la Revue du Nord […]. Même des périodiques spécialisés, telles la Revue Germanique et la Revue Britannique, insistent sur la distance entre le vrai Hoffmann ou le vrai Walter Scott et celui que lisent les Français.228

228

J. Lambert. La traduction en France à l’époque romantique. A propos d’un article récent. In : Revue de Littérature comparée, T. 3, 1975. P. 399–400.

Les traducteurs de la poésie allemande en français dans la première moitié

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Le parcours effectué à travers divers supports éditoriaux des années 1820–1850 confirme ce point de vue. Sans avoir la prétention de tirer un bilan définitif à partir d’un nombre de publications volontairement restreint, on peut tout de même dégager quelques constantes. Qu’elle soit en prose ou en vers, la traduction de poésie y est représentée sous toutes ses facettes. Traduction-adaptation (augmentative ou diminutive), traductions cachées ou non déclarées, traduction destinée au chant, traduction en prose explicative ou juxtalinéaire, traduction rythmique, etc., constituent les traits récurrents d’une activité aux visages multiples et toujours en recherche d’elle-même. L’étude des conditions de traduction du texte poétique allemand constitue un prisme révélateur de pratiques d’écriture souvent indécelables, mais qui ont notablement contribué à alimenter et à enrichir la poésie en langue française, ce en dépit de l’avis de certains spécialistes qui soutiennent que notre littérature devrait finalement assez peu à la création poétique d’outre-Rhin.229 De fait, les marques d’insatisfaction répétées des traducteurs, la prise de conscience progressive du cas particulier représenté par la traduction poétique, une volonté de plus en plus affirmée de ‘fidélité’, sont autant d’indices témoignant de l’émergence d’un questionnement de la traduction sur sa vocation profonde. Enfin, s’il est vraisemblable et même vérifiable que les traductions plus tournées vers la restitution de thèmes ou de motifs ont permis l’acclimatation rapide d’un imaginaire typiquement germanique dans la création poétique française, on peut, de même, formuler l’hypothèse que les tentatives de certains traducteurs pour assouplir les contraintes de la versification française et pour exploiter les ressources d’un vers accentué français se rapprochant de la prosodie tonique allemande ne sont pas totalement restées sans écho.

229

Pour le Suisse Virgile Rossel, la France aurait ‘germanisé’, plus qu’elle ne se serait germanisée. (V. Rossel. P. 211). D’autres études critiques comme celle des comparatistes Joseph Texte ou André Monchoux vont dans le même sens. Ces jugements doivent sans doute être relativisés et replacés dans un contexte de production spécifique (l’après 1870 pour J. Texte et V. Rossel, l’après 1945 pour A. Monchoux), peu propice à la reconnaissance d’une ‘dette littéraire’ française envers l’Allemagne. Voir J. Texte. Les Origines de l’influence allemande dans la littérature française du XIXe siècle. Paris, A. Colin, 1898, et A. Monchoux (1953).

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Orientations de la traduction de la poésie allemande en français entre 1820 et 1850

IV. Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique française au XIXe siècle – Eléments pour une réévaluation L’importance du corpus de textes poétiques allemands traduits en français jusque vers le milieu du XIXe siècle suscite quelques interrogations sur l’empreinte ou le poids que cet arrivage massif de traductions a pu exercer sur la création des poètes français de l’époque romantique. Peut-on se contenter d’enregistrer de simples échos ou les indices d’une vraie influence exercée par la poésie allemande sur la poésie française ? Et si cette dernière hypothèse s’avère juste, à quel niveau de la démarche poétique l’impact de la poésie lyrique allemande peut-il être identifié ? Peut-on aller jusqu’à parler de ‘transfert’ de thèmes, de procédés ou de moyens d’expression ? Autant de questions qui ne peuvent manquer de se poser dans la perspective d’une évaluation de l’apport poétique allemand chez les poètes français dans la première moitié du XIXe siècle. Des éléments de réponse à ces interrogations ont été trouvés à tous les niveaux de notre investigation, le corpus de textes lyriques allemands en français ayant aussi bien fourni des indices macroscopiques facilement repérables, qu’une matière à analyse microscopique riche en données susceptibles de nourrir l’argumentation. L’activité intense de traduction que connaît le XIXe siècle en France a eu pour effet immédiat de mettre en contact le lecteur français avec des littératures et des formes littéraires jusque-là peu connues ou ignorées. L’impact fut double : faisant connaître la littérature des autres pays ou cultures, elle a su éveiller par la même occasion une vive curiosité à l’égard d’un lyrisme autochtone encore très méconnu. Afin de circonscrire plus précisément la nature d’un possible échange poétique de l’Allemagne vers la France à l’époque romantique, il nous a paru indispensable de prendre en compte, dans un premier temps, les aspects les plus visibles de ce dialogue. Ainsi, la notion de ‘poésie fugitive’ nous a semblé fort révélatrice, à une période où la manière française était répandue et imitée dans toute la littérature européenne. Plus appropriée à nos yeux que la seule étude des genres littéraires et des catégories esthétiques qui les accompagnent, une réflexion autour de la ballade romantique et du Lied nous a semblé une bonne manière d’aborder les ‘aspects macroscopiques’ de la construction du discours poétique et d’examiner ce qu’ils doivent à l’étranger. L’étude de certains éléments d’iconographie littéraire nous a encore davantage renforcée dans la conviction que ballades et Lieder, non content

Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ?

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d’avoir fait découvrir ou redécouvrir en France de nouveaux modèles poétiques, ont également amené avec eux tout un stock de thèmes et de motifs spécifiques. L’impact de l’inspiration germanique chez les créateurs français de ballades et de Lieder n’est que plus visible dans leurs tentatives pour acclimater et faire fructifier ce nouveau capital poétique. L’analyse ‘microscopique’, qui donne à voir ce qui échappe d’habitude au lecteur, est également un moyen efficace pour comprendre les mécanismes et les ressorts du discours poétique. L’usage de vers libérés, de vers accentuels, la découverte du poème en prose sont autant de nouveautés qui nous semblent témoigner d’un changement de perception de l’énonciation et de la signifiance poétiques, où la pratique de la traduction a pu jouer un rôle. Si une attention plus particulière a été ici accordée aux problèmes de métrique, c’est bien parce que cette dernière, spécifique au discours poétique en général, délimite les contours d’une posture énonciative qui doit beaucoup, semble-t-il, à la découverte de nouvelles ressources lyriques trouvées chez les poètes d’outre-Rhin. En s’acheminant dans les directions qui viennent d’être esquissées et en prenant appui sur des faits littéraires avérés, on tentera donc de mettre en exergue certains traits saillants, à nos yeux, de l’impact des traductions de la poésie lyrique allemande sur la construction de nouveaux modèles poétiques en France. Le phénomène fut certainement facilité par la présence de nombreux traducteurs de l’allemand qui, souvent poètes eux-mêmes, ont pu distiller par le biais de leur œuvre personnelle de nouvelles suggestions à la poésie en langue française.

1. Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ? Comment une poésie légère dite ‘fugitive’, produit typique des salons et de la sociabilité française au XVIIIe siècle, a-t-elle pu désigner, au début du siècle suivant, une écriture de type lyrique, en particulier allemande ? Ce changement de perception et le nouveau sens à donner à un genre d’écriture poétique devenu, en quelques décennies à peine, de pur produit de l’esprit français, un terme synonyme de poésie d’outre-Rhin, s’avère être un retournement plus riche en signification qu’il n’y paraît. Un tel cas de déplacement sémantique ne peut que susciter l’intérêt des spécialistes d’histoire culturelle, ou de ceux qui scrutent les conditions de possibles transferts. Si l’on se place dans cette dernière perspective, on conviendra que l’exemple de la poésie fugitive, telle qu’elle est perçue au XIXe siècle, relève d’un transfert assez singulier. Se voit en effet introduite dans l’espace culturel national, sous une forme très française, une réalité poétique nouvelle d’inspiration allemande. La ‘poésie fugitive’ puise ses racines dans cette littérature qui, au XVIIIe siècle, était plutôt tournée vers l’agrément et les distractions légères. L’écrivain et poète mondain C. J. Dorat explique :

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Parmi les genres où nous excellons, la poésie légère est un de ceux que nous avons le plus perfectionnés. On a vu naître depuis quarante ans une foule de pièces fugitives qui sont devenues le charme et l’amusement de la société.1

Selon le même commentateur, ce qui caractérise le mieux les poésies fugitives serait « les grâces tantôt badines, tantôt voluptueuses, […] la gaîté franche, […] la peinture vive des mœurs et ce cachet d’originalité qui doit en être le principal caractère […] ».2 On est ici dans le registre de la ‘petite poésie’, par opposition à la ‘grande’, représentée alors par les genres dramatique et épique. Il n’est pas inutile à ce propos de rappeler que la notion de ‘poésie fugitive’ recouvre des ‘micro-genres’3 aussi divers que la chanson, l’élégie, l’ode, le madrigal, le sonnet, etc. Dans les Pièces fugitives de Monsieur S***4 les textes se succèdent dans l’ordre suivant : discours en vers, épîtres, églogues, épithalames, odes, stances, sonnets, madrigaux, rondeaux, fables, contes, épigrammes, chansons, élégies, etc. Or, ce sont précisément eux qui furent le plus souvent rassemblés, faute de mieux, sous un label ‘lyrique’ dont les contours, au XVIIIe siècle, étaient encore plus qu’indistincts. La poésie fugitive est une création qui, par définition, échappe à son auteur, car, selon le Dictionnaire de Littré,5 elle est « exposée à disparaître au bout de peu de temps » à cause de sa petitesse. Exemple : Présents de la seule Nature, Amusements de mon loisir, Vers aisés, par qui je m’assure Moins de gloire que de plaisir ; Coulez, enfants de ma paresse : Mais si d’abord on vous caresse, Refusez-vous à ce bonheur. Dites qu’échappés de ma veine Par hasard, sans force et sans peine, Vous méritez peu cet honneur.6

1 2 3 4

5

6

C. J. Dorat. Discours sur les pièces fugitives. In : Œuvres. Paris, 1776, T. 2. P. 16– 17. C. J. Dorat. Ibid. Cf. Marc Fumaroli. La Conversation. In : Trois Institutions littéraires. Paris, Gallimard, 1994. Pièces fugitives de Monsieur S***. Editeur non précisé, 1775. Il s’agit en fait des poésies de Sedaine. Voir N. Masson. La Poésie fugitive au XVIIIe siècle. Paris, Champion, 2003. Cf. Dictionnaire de Littré, édition de 1872. C’est de 1704 que date la première mention de la poésie fugitive dans le Dictionnaire de Trévoux. A l’entrée ‘fugitif ’, le Dictionnaire de l’Académie française suggère, pour sa part, dans son édition de 1740 : « pièce fugitive […] ouvrage soit manuscrit, soit imprimé, qui, par la petitesse de son volume, est sujet à se perdre aisément. » La Fare. Sur les vers. In : Bibliothèque poétique, ou Nouveau choix des plus belles pièces de vers en tout genre, T. 3. Paris, Briasson, 1745. P. 346–347. Cité par N. Masson. P. 277.

Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ?

189

Si l’on en croit les études dont elle a fait l’objet, ce genre poétique significatif bien qu’‘insignifiant’, pour reprendre les termes de Walter Moser,7 ne saurait être jugé hors de la pensée sensualiste française qui trouva dans l’argumentaire du philosophe Condillac8 l’un de ses principaux défenseurs. Selon ce dernier, pour qui la capacité de l’être humain à connaître et à objectiver le monde est le fruit de sa perception sensorielle, aucun meilleur exemple que les pièces fugitives où seules comptent la sensation, l’occasion saisie, la fugacité de l’instant, bref, ce fameux ‘carpe diem’ aussi cher à Horace qu’à Ronsard. La conscience de plus en plus aiguë du temps qui s’écoule, autrement dit, de l’expérience individuelle et de la prééminence de l’humain, privilégie une esthétique de la fragilité et du fugace : Bien que ces poètes ne cherchent pas à faire de la poésie ‘sérieuse et profonde’, le lecteur peut percevoir des accents sérieux dans le ton léger de leurs ouvrages. Ce sont justement les trois adjectifs ‘fuyant’, ‘insaisissable’ et ‘inexistant’ qui expriment les appréhensions personnelles et collectives contenues dans leurs poèmes.9

Dans le discours ‘fugitif ’, l’exaltation du moment présent prend souvent des accents plus graves, perceptibles en arrière-plan. Une inquiétude s’insinue dans ce qui ne se voulait initialement qu’une poésie de circonstances. Est-ce là cet esprit survivant à nous-mêmes ? Il naît avec nos sens, croît, s’affaiblit comme eux : Hélas ! Périrait-il de même ?10

Voltaire rencontre ici cette ‘uneasiness’ décrite par Locke et reprise par Goethe qui, sensible à la même tendance, n’hésita pas à affirmer qu’il n’y a de poésie que de ‘circonstances’.11 Mais la Gelegenheit allemande n’est en rien synonyme du fugitif français. Chez Goethe, la circonstance poétique (objet, saison, couleur, promenade, etc.)

7

8 9

10 11

W. Moser. De la signification d’une poésie insignifiante : examen de la poésie fugitive au XVIIIe siècle et de ses rapports avec la pensée sensualiste en France. In : Studies on Voltaire, 94, 1972. P. 277–415. E. de Condillac (1715–1780), disciple du philosophe anglais John Locke, est notamment l’auteur du Traité des sensations (Paris, 1754). W. Moser. De la signification d’une poésie insignifiante. Examen de la poésie fugitive au XVIIIe siècle, et de ses rapports avec la philosophie sensualiste en France. Zürich, J. Druck, 1972. P. 13. Voltaire. Epître à M. De la Faluère de Génonville. Cité par N. Masson. P. 166. « Alle meine Gedichte sind Gelegenheitsgedichte, sie sind durch die Wirklichkeit angeregt und haben darin Grund und Boden. » (voir J. P. Eckermann. Gespräche mit Goethe. Insel taschenbuch 500, 1981. P. 44). Goethe à ses débuts avait lui-même pratiqué la ‘poésie fugitive’ à la française. Voir F. Baldensperger. L’anacréontisme du jeune Goethe et la ‘poésie fugitive’. In : Travaux de la Société polonaise pour les études sur l’Europe orientale et l’Extrême-Orient, Vol. 4, Varsovie, 1933.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

est un miroir des états d’âme du moi. Pensons au poème Wanderers Nachtlied, ou à cette phrase rapportée par Eckermann : Le sentiment vivant des situations et l’aptitude à l’exprimer font le poète.12

En France, après une Révolution et la chute d’un Empire, certains genres hérités de la littérature du XVIIIe siècle entrèrent dans une phase de mutation. Symboles de l’Ancien Régime, « les divers genres de la poésie fugitive, par exemple, disparaissent ensemble avec d’autres formes du discours social des salons », remarque Lieven D’hulst.13 S’il paraît fort compréhensible que le genre soit abandonné, le terme de ‘poésie fugitive’ ne disparut pas pour autant définitivement. On retrouve en effet cette expression en usage dès les années 1810 mais force est de constater que son sens a changé. De manière inattendue, la ‘poésie fugitive’, catégorie générique réduite à l’état de coquille vide, se voit ‘réinvestie’ et réutilisée à d’autres fins par la génération littéraire montante. Ainsi, dans son ouvrage sur les relations littéraires franco-allemandes entre 1814 et 1835, André Monchoux remarque que « le fantastique, la poésie fugitive, la philosophie idéaliste, ont été pris souvent pour des marques essentielles de l’esprit allemand. »14 Ce point de vue général résume bien les nouveaux termes du problème. Ce qui ne pourrait être qu’un propos abusif de critiques rétrospectifs se voit aussi confirmé par des témoignages contemporains de l’époque. Dans son ouvrage sur l’Allemagne, Mme de Staël n’évoque-t-elle pas Goethe qui, dit-elle, « ébranle toutes les cordes de l’imagination par ses poésies fugitives » ?15 Goethe, dont on retrouve ici le nom, semble bien avoir joué, bon gré, mal gré, un rôle important dans ce changement de perception. Benjamin Constant pour sa part, dont on ne peut mettre en doute la bonne connaissance de la langue et de la culture d’outre-Rhin, exprimait dans son Journal son admiration pour les ‘poésies fugitives’ allemandes, les jugeant « d’une toute autre profondeur que les nôtres »,16 qui n’offrent pas « ce vague, cet abandon qui, depuis que je connais la poésie allemande, me paraît le caractère essentiel de la véritable poésie. »17 A peu près à la même époque, Charles Nodier écrivait dans ses Mélanges de littérature et de critique (1820) qu’était venu le temps de la poésie ‘fugitive’, c’est-à-dire, selon lui, de la poésie allemande qui introduirait dans une poésie française affadie un élément de terreur ou de mélancolie régénérateur ! A l’évidence, Français et Allemands ont une perception bien différente du genre ‘fugitif ’. Si le qualificatif a pu être initialement réutilisé par les Français, tels Mme de Staël, pour désigner un type bien

12 13 14 15 16 17

J. P. Eckermann. Gespräche mit Goethe. P. 150. Notre traduction. L. D’hulst (1987). P. 79. A. Monchoux. P. 262. Mme de Staël. P. 67. B. Constant. Journal intime. Melegari, 1895. P. 7. B. Constant. Ibid.

Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ?

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précis de poésie allemande (les poèmes de Goethe ou de Schiller par exemple), l’expression ‘poésie fugitive’ va de plus en plus s’imposer comme synonyme de la poésie lyrique d’outre-Rhin dans sa globalité.18 Les commentaires, présentations et articles critiques dans la presse littéraire d’alors révèlent par ailleurs cette étrange tendance à ne plus voir dans la poésie fugitive que la marque de l’esprit allemand. Ils en oublient ainsi qu’une poésie fugitive typiquement française avait connu jadis une belle carrière. La Revue française de 1830 publie à son tour un commentaire fort significatif sur la nature de cette ‘nouvelle’ poésie fugitive, confidence qui « peint les âmes, non les mœurs » : Point d’autre sujet que l’auteur lui-même. […] Ce genre tire donc surtout son prix de sa merveilleuse attitude à réfléchir une âme, à la peindre dans mille états divers, à en suivre les vicissitudes, les agitations, les progrès […].19

La trajectoire de la poésie fugitive depuis sa définition par Dorat un demi-siècle plus tôt est tout aussi considérable qu’inattendue. Le même propos de La Revue française prend un relief encore plus particulier lorsqu’on note que ces éloges concernent non une création française romantique, mais au contraire les poésies de l’Allemand Ludwig Uhland ! Prise dans ce contexte, la réactivation de la notion de poésie fugitive sous l’influence de la lyrique allemande est par trop évidente : Lorsqu’on voudra écrire une véritable histoire de notre temps, il faudra consulter la poésie fugitive aussi bien que Le Moniteur. Aussi dévouée à vivre d’individualité et de sympathie, la poésie fugitive ne pouvait manquer d’abonder dans cette Allemagne, où, faute de vie publique et d’esprit national, l’existence privée, le développement intérieur tiennent tant de place, et où les âmes sont toujours si disposées à tout mouvement, à toute émotion. Là même réside, il faut le dire, la vraie supériorité de l’Allemagne en fait de poésie. […]20

Le critique ira jusqu’à affirmer qu’« en fait de poésie fugitive […], l’Allemagne peut défier avec orgueil les autres pays ; nul n’a mieux qu’elle et nul n’a autant. »21 Le renversement de perspective est total lorsque, pour finir, Uhland se voit décerner le titre de ‘poète fugitif ’ par excellence, dans lequel « on gagne de trouver réunis, dans un seul des poètes allemands, tous les traits du caractère national. »22 Au fond, ce qui était jadis futile et insignifiant sera avec l’assimilation du lyrisme germanique la garantie même de la ‘poésie’. Le genre ‘fugitif ’ se voit désormais réhabilité, grâce à son assimilation avec les poésies venues d’outre-Rhin.

18 19 20 21 22

« Le charme particulier de la poésie fugitive allemande » trouve-t-on ainsi sous la plume d’un critique (anonyme) de la Revue française (1830, T. 16. P. 88). Poésies de Louis Uhland, sans nom d’auteur. In : Revue française, 1830, T. 16. P. 62. Poésies de Louis Uhland. P. 68–69. Ibid. Ibid.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Dans un article du Magasin pittoresque consacré aux poésies de Schiller on rencontrera, de même, cette remarque : Les drames, les poèmes épiques, les romans, voilà ce qu’on connaît d’abord des littératures étrangères ; les autres ouvrages ne viennent que plus tard, et parmi les derniers on doit placer les poésies fugitives, ces chants intimes les plus intraduisibles de tous, peut-être.23

En dépit de la tentation de faire de la poésie fugitive un produit culturel étranger, comme en témoigne la mention de son intraduisibilité, on notera que la critique, épousant sans doute la tendance de son temps, n’hésite pas pour autant à réattribuer très vite le qualificatif de fugitive à la poésie française moderne. « La poésie fugitive allemande, comme celle de la France contemporaine […] »24 trouve-t-on sous la plume d’un critique de l’époque romantique, qui cite dans la foulée, sous le mode de l’association d’idées, les noms de Lamartine et d’Alfred de Vigny. Fugitif semble donc désormais devenu, en France, synonyme de ‘lyrique’. Peut-on retracer les étapes du processus qui a amené ce redéploiement de la notion de poésie fugitive des deux côtés du Rhin ? Il est très probable qu’un développement progressif d’une autre perception des ‘circonstances’ a pu amener la poésie fugitive à se reconnaître presque naturellement dans une sensibilité propre aux littératures ‘nordiques’, notamment à l’Angleterre et à l’Allemagne. Le besoin d’un renouveau poétique ressenti en France sous la Restauration, associé aux propositions de poésie nouvelle venues d’Allemagne, – elle-même transfigurée en terre de la sensibilité lyrique –, facilitait une réappropriation du qualificatif ‘fugitif ’. C’est probablement ainsi que se vit accueillie avec enthousiasme une création poétique riche en connotations sensibles ressenties comme spécifiquement allemandes. La poésie fugitive, investie d’un contenu plus lyrique que léger, était bien dans l’air du temps. L’empreinte laissée par le Romantisme sur la poésie française est telle qu’un lecteur moderne pensera peut-être, encore aujourd’hui, que la ‘poésie fugitive’ regarde essentiellement la sensibilité romantique… ! On a donc ici affaire à un cas de figure singulier où une catégorie littéraire bien française, d’abord utilisée pour désigner, par extension, un type de poésie étrangère, regagne ensuite sa patrie culturelle d’origine en qualité de synonyme de ‘poésie lyrique d’outre-Rhin’. La situation est d’autant plus inattendue que l’expression ‘poésie fugitive’ n’existe ni de près ni de loin en langue allemande,25 ce qui coupe la voie à toute spéculation sur un possible emprunt lexical.

23 24 25

Poésies de Schiller, auteur anonyme. In : Le Magasin pittoresque, 1836. P. 350. Nous soulignons. Revue française, 1830. P. 69. On parlerait plutôt d’‘anakreontische Dichtung’ pour désigner en Allemagne un objet équivalent. Le terme ‘fugitive poems’ existe toutefois en anglais. C’est même le titre d’un recueil du poète Thomas Campbell, publié en 1825.

Une ‘poésie fugitive’ venue d’Allemagne ?

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Un tel retournement compte parmi les indices de l’ascendant qu’avait pris la mode littéraire allemande dans les années 1820–1830, et son haut degré d’influence dans les milieux critiques et cultivés de cette époque. De tels phénomènes, si ténus qu’ils demeurent le plus souvent indécelables, permettent parfois d’appréhender l’existence de zones de ‘perméabilité’ poétique restées jusque-là inconnues. Cette étrange réappropriation est révélatrice de l’état d’esprit d’une opinion en demande d’un frisson poétique nouveau. Que l’Allemagne ait pu répondre, un temps, à ce besoin, mieux, qu’elle ait pu avoir, pour des poètes avides de changement, le visage de la poésie pure, a laissé des traces indiscutables dans l’écriture des poètes français. Preuve a fortiori que la poésie, ce « bien commun de l’humanité »,26 comme le dirait Goethe, transcendant toute frontière linguistique, est toujours communicable, et peut-être même traduisible.

2. Poésie lyrique allemande et renouveau poétique français – Quelques aspects ‘macroscopiques’ La traduction de la poésie allemande, au même titre que d’autres traductions poétiques, a grandement enrichi l’univers poétique français dans la première moitié du XIXe siècle. Toutefois, cet enrichissement ne fut ni automatique ni immédiat. Un certain décalage peut souvent être constaté entre la date exacte à laquelle une traduction a été effectuée et le moment de sa réception par le lectorat. Ainsi, la Lénore de Bürger, traduite en français dès 1811,27 ne fut réellement enregistrée comme événement littéraire qu’une bonne quinzaine d’années plus tard, soit vers 1830, quand cette ballade connut un véritable engouement. Evaluer certains aspects macroscopiques du dialogue poétique franco-allemand consistera tout d’abord à considérer les genres du discours poétique et les thématiques qui les utilisent. A la différence de la tradition allemande, les genres sont liés en France à des thèmes et à un style précis qui les constituent comme tels.28 Si la confusion des genres est un péché mortel pour les auteurs classiques français, la poétique allemande accepte le mélange et des genres et des styles. C’est ce que soulignait déjà Goethe29 dans son Divan lorsqu’il distinguait les trois ‘vraies formes naturelles’ (« echte Naturformen ») de la poésie – l’épique (« Epos »), le lyrique (« Lyrik ») et le dramatique (« Drama ») –, insistant

26 27 28 29

J. P. Eckermann. P. 211. Léonora. Traduction de l’anglais, par S. A. D. de la Madelaine. Paris, Janet et Cotelle, 1811. Cf. J. L. Backès. L’Impasse rhétorique. Paris, PUF, 2002. Cf. J. W. v. Goethe. Noten und Abhandlungen zu besserem Verständnis des Westöstlichen Divans. Stuttgart, Cotta, 1819. P. 379–385. Cf. Également P. Böckmann. Formgeschichte der deutschen Dichtung, Vol. 1. Hamburg, Hoffmann und Campe, 1949 (ch. VI).

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sur la possibilité de leur association (‘zusammenwirken’). La ballade allemande, qui combine des traits d’écriture lyrique, épique et dramatique, est sans doute le meilleur exemple de cette souplesse créative. C’est surtout à partir des années 1840 que l’on peut vraiment commencer à identifier les signes de source allemande qui marquent l’expression poétique française. Les nouveaux genres de la ballade et du Lied y popularisent des thèmes qui, associant souvent dans un même poème la tonalité lyrique et épique (Lénore), lyrique et dramatique (Le Roi des Aulnes), sont ressentis comme spécifiquement germaniques. On mettra ainsi en évidence l’existence, dans la poésie française entre 1820 et 1850, de tout un répertoire de poncifs romantiques venus d’outre-Rhin, devenus, au fil du temps, de véritables repères du Romantisme européen. Cette conquête de la sensibilité romantique30 de souche allemande, évidente sur le plan des images littéraires et de la thématologie, a eu pour corollaire une dénaturation des genres importés qui, souvent privés de l’authenticité d’une ‘sève poétique’ originale, sont peu à peu devenus des coquilles vides. Le Lied mais aussi la ballade ont subi ce processus d’acculturation, comme en témoignent les exemples d’écriture que l’on a pu identifier en France vers la moitié du siècle. Néanmoins, leur découverte n’a pas été vaine. En dépit des nombreuses et profondes altérations que subissent généralement les objets culturels lors de leur déterritorialisation du milieu initial, puis de leur reterritorialisation, ils contribuent bien souvent à introduire dans la littérature d’accueil des éléments de nouveauté parfois inattendus qui se voient assimilés au terme d’un lent processus de transfert. Ainsi, comme on va le voir, la ballade et le Lied ont-ils laissé des traces visibles non seulement dans la poésie française mais aussi à l’échelle de la littérature européenne.

2.1 Découverte et /ou redécouverte des genres littéraires : la ballade et le Lied Dans les années 1820, grâce aux ouvrages d’un A. de Loève-Veimars,31 d’un C. Fauriel32 et, ultérieurement, d’E. Schuré33 et de C. Asselineau,34 la ballade connut un destin nouveau. Cela est dû, théoriquement parlant, tout autant au contact des ballades écossaises, grecques et allemandes en traduction qu’à la re-

30 31

32 33 34

Cf. A. Monchoux. P. 265. Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Ecosse par Walter Scott, Thomas Moore, Campbell, etc. Préface d’A. de Loève-Veimars. Paris, Renouard, 1825. C. Fauriel. Chants populaires de la Grèce moderne. Paris, 1824–1825. E. Schuré (1876). C. Asselineau. Histoire de la Ballade. In : Le Livre des Ballades. 60 ballades choisies. Paris, Lemerre, 1876.

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découverte des vertus poétiques de l’ancienne ballade française sous l’impulsion des recherches effectuées par la jeune génération d’écrivains. Si la ballade est, en dernière analyse, une redécouverte, le Lied allemand fut une révélation, même si l’on a eu tendance à l’assimiler tout d’abord à une forme endogène bien enracinée, la romance.35

2.1.1 La ballade : la régénération d’une forme endogène par la traduction Genre d’origine populaire, la ballade revient en faveur chez les poètes allemands et anglais à partir du XVIIIe siècle. Ce type de poème à caractère narratif, exploitant tout ce qui peut contribuer à créer une atmosphère de mystère, de fantastique, apparaît comme l’exemple même de la poésie nordique et suscite dans les années 1830 la vive curiosité des milieux littéraires français. Dans sa version romantique, la ballade germanique n’a que peu en commun avec celles de François Villon ou de Clément Marot. Mme de Staël dans De l’Allemagne mettait déjà en garde les futurs traducteurs de ballades allemandes : « Il serait difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de bizarre n’est naturel. »36 Selon J. L. Backès, le terme de ‘ballade’ recouvre en français d’une part, en anglais et en allemand d’autre part, deux constructions du discours poétique sensiblement différentes : Ce qu’il désigne est absolument étranger à la forme cultivée pendant les derniers siècles du Moyen Age, en France notamment, et qui se définit uniquement par la versification : strophes, refrain, envoi. La ballade romantique […] est, au moins à l’origine, une chanson en strophe, mais de forme simple, et de nombre indéterminé. Le mot, dans ce sens, est utilisé en Angleterre, puis en Allemagne ; il désigne presque toujours un poème de caractère narratif, non dénué d’analogie avec ce qu’en France, à la même époque, on appelle ‘complainte’. Goethe, Schiller, Wordsworth, Coleridge, et beaucoup d’autres avant le jeune Hugo, consacrent le genre, le font entrer dans la haute littérature.37

Ce retour de la ballade à l’époque romantique s’opère suite à une longue période d’indifférence, voire de discrédit. Molière ne mettait-il pas dans la bouche de Trissotin les vers suivants : La Ballade à mon sens est une chose fade, Ce n’en est plus la mode, elle sent son vieux temps.38

35 36 37 38

Cf. J. Mongrédien. Anthologie de la Romance française. Paris, Durand, 1994. Mme de Staël (1968). P. 240. J. L. Backès. Musique et Littérature. Essai de poétique comparée. Paris, PUF, 1994. P. 201. Cité par F. Flocon. In : Ballades allemandes, Préface. Paris, A. Henry, 1827.

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Retrouvée à partir de la deuxième décennie du XIXe siècle, la ballade française ne possède aucun des caractères de la forme qu’elle a connue traditionnellement. Les différences sont tellement visibles qu’il s’agit presque là d’un cas d’homonymie. Tous les témoignages de l’époque concordent pour souligner cet étrange phénomène. Ainsi E. Géraud, auteur en 1827 d’une traduction de la Lénore de Bürger,39 put-il écrire à ce sujet : Aujourd’hui, à l’exemple des Anglais et des Allemands, on entend par le mot de ballade un récit populaire rappelant quelque événement tragique, ou quelque tradition merveilleuse. Déshéritée du droit de raconter, la romance doit se borner maintenant à exprimer des plaintes amoureuses, ou à peindre une situation de l’âme, tandis que la ballade, son heureuse rivale, nous représente encore ce qu’était autrefois la ‘nouvelle’ ou le ‘fabliau’.40

Dès les premières années du XIXe siècle, Charles Millevoye, auteur fort apprécié d’élégies et de poèmes, rappelle pour sa part que : la Ballade, telle qu’on la chante encore dans les montagnes d’Ecosse, n’a, comme on sait, aucun rapport avec les ballades que Marot fit fleurir. Cette sorte de composition, si connue des peuples du Nord, semble parmi nous tout à fait abandonnée ; on la retrouve à peine dans un petit nombre de nos anciennes romances. Pourquoi ne pas tenter de rajeunir quelques genres vieillis, quand ils ont de la grâce et du charme ? Sommes-nous trop riches et trop variés ?41

A noter par ailleurs que même entre les auteurs français, les approches de la ballade dans sa version renouvelée sont très différentes. Aux poètes désireux de rajeunir la poésie, Millevoye semble conseiller l’imitation, encouragé en cela par le courant critique d’Auguste Jullien qui prône clairement l’ouverture aux nouveautés : Si l’un de nos jeunes poètes, après avoir senti toutes les beautés de ces ballades anglaises, s’essayait à les reproduire dans notre langue, je doute qu’un censeur même rigide pût condamner plus longtemps le genre auquel elles appartiennent.42

A la même époque, E. Géraud, quant à lui, marque ses distances et relativise la ‘nouveauté’ des formes poétiques importées. Il compte au nombre de ceux qui se montreront plus que circonspect vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme une marque de snobisme littéraire et ne manque pas de le souligner :

39 40 41 42

G. A. Bürger. Lénore, traduction d’Edmond Géraud. In : La Ruche d’Aquitaine, 1827, T. III. P. 447 et sq. Cité par L. D’hulst (1989). P. 59. C. Millevoye. Ballades. In : Oeuvres complètes, T.1. Paris, Ladrange, 1837. P. 160. A. Jullien. Magasin encyclopédique XXVII. P. 859 et sq. Cité par G. Wüscher. Der Einfluß der englischen Balladenpoesie auf die französische Literatur von 1765–1840. Zürich, 1891. P. 53.

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Cette petite révolution, inaperçue parmi d’autres changements d’une bien autre importance, est due, comme on le voit, à la bizarre fantaisie d’emprunter aux étrangers jusqu’aux dénominations de certains genres, que déjà nous possédions aussi bien qu’eux, quoique sous des noms différents.43

Dans son Histoire de la Ballade, Charles Asselineau laisse entendre que la controverse découlerait d’un malentendu reposant lui-même sur une étymologie mal comprise : Si les uns et les autres [il s’agit de Goethe, Schiller, Bürger] ont quelquefois donné pour sous-titre à leurs poèmes le mot ballade, c’est un effet de la même confusion qui a fait attribuer vulgairement ce nom à de certaines cantilènes ou complaintes populaires, par exemple à la complainte du Juif-Errant ; et c’est une fantaisie qui n’engage à rien en français. Et voilà comment une bouffée d’air allemand poussée par les vents du Rhin est venue chez nous obscurcir une question d’étymologie et a effacé du répertoire poétique un des plus anciens genres nationaux.44

Dans sa version anglo-saxonne, la ballade est, à la différence des anciennes ballades françaises, un poème narratif, parfois long, le plus souvent composé sur un sujet d’inspiration dramatique, et écrit dans une langue populaire qui ne répugne pas plus aux répétitions qu’aux onomatopées ou aux traits de langage parlé. On ne saurait minimiser l’importance du rôle joué par les poèmes du supposé barde écossais Ossian, dont la vogue européenne dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle fut assez extraordinaire.45 Ils furent un révélateur dans une France où, depuis le XVIIe siècle, la poésie érudite avait nettement pris le dessus sur la veine populaire. Mis en contact avec les innovations poétiques d’outre-Manche et d’outre-Rhin à la faveur de circonstances d’ordre personnel ou par l’Histoire, certains écrivains français se sont fait tout naturellement, par leurs prises de position dans la presse ou, mieux, par leurs traductions, le relais d’une conscience poétique nouvelle. Ainsi, Madame de Staël remarque la stérilité dont la littérature française est, selon elle, menacée, et souligne l’importance qu’il y a à retrouver la source des ‘grandes beautés’.46 Aussi conseille-t-elle à ses compatriotes de prendre pour modèle ce genre nouveau, et, pour les y inciter, traduit elle-même dans son essai des ballades et des extraits de Bürger, Goethe, Schiller, etc.

43 44 45

46

Cité par L. D’hulst (1989). P. 59. C. Asselineau. P. XIII–XIV. Cf. M. Bellot-Anthony et D. Hadjadj. Traduction et prose poétique : le cas d’Ossian (1760–1777). In : N. Vincent-Munnia, S. Bernard, R. Pickering. Aux Origines du poème en prose. Paris, Champion, 2003. Mme de Staël. Du principal défaut qu’on reproche en France à la littérature du Nord. In : Œuvres de Mme la Baronne de Staël-Holstein, vol. 2. Paris, Lefèvre, 1838. P. 263.

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Le Franco-allemand Adolphe de Loève-Veimars, bien connu pour être l’un des introducteurs de l’œuvre hoffmanienne en France, a été aussi l’un des premiers à traduire en 1825 un recueil de ballades anglaises précédé d’une introduction qui fait le point sur cette floraison poétique alors observable au Nord : Comment nommer cette apparition qui s’est récemment laissée entrevoir à notre horizon littéraire ? Est-ce le vieux rondelet français, la romance espagnole ou la complainte populaire de l’Angleterre, revêtus de formes nouvelles ? […] L’Espagne est peut-être le pays natal de la ballade. C’est sous cette molle latitude […] que dut naître en Europe la poésie populaire […]. Aujourd’hui, la ballade a cessé d’être du goût des classes cultivées de l’Espagne, comme en général de celles de tout le midi ; et il faut passer dans le nord pour retrouver ce genre de poésie en honneur […].47

L’analyse est complète. On peut à sa suite convenir que le modèle anglais, relayé par les Allemands qui s’en sont souvent inspirés (comme le révèle la reprise par Herder dans ses Volkslieder48 des Reliques of Ancient English Poetry de Percy49), migra enfin vers la France dans la première décennie du XIXe siècle. La ballade nordique, acclimatée dans une France désormais à la recherche d’authenticité et d’originalité, devient, dans les années 1820–1830, une réalité littéraire nouvelle parée de tous les attraits de son origine septentrionale : Décidément, les ballades sont à la mode, elles affluent de toutes parts, bonnes ou mauvaises, grandes ou petites, romanesques ou dévotes ; mais toujours puisées dans le Moyen-Age et le fantastique, toujours inspirées de loin par l’Allemagne […].50

Dans les anthologies de poésies allemandes traduites en français, le genre de la ballade (Bürger, Hölty, Goethe, Schiller, etc.) est très fortement représenté, comme s’il symbolisait à lui seul toute la poésie lyrique d’outre-Rhin. Il n’est d’ailleurs pas rare que le mot même de ‘ballade’, tel un argument de vente, figure dès le titre de nombreux florilèges : Ballades allemandes, tirées de Bürger, Körner et Kosegarten pour F. Flocon (1827), Ballades, mélodies et poésies diverses selon A. Fontaney (1829), Choix de ballades et de poésies proposés par G. de Nerval (1840), Ballades et chants populaires de l’Allemagne traduites par S. Albin (1841), etc. Cette assimilation trop rapide, voire erronée, entre le genre poétique de la ballade et l’idée même que l’on se faisait de la poésie allemande s’accompagnera aussi d’une confusion entre Lied et ballade, de plus en plus perceptible au fur

47 48 49 50

Ballades, légendes et chants populaires […]., Introduction d’A. de Loève-Veimars. P. I et sq. J. G. Herder. Stimmen der Völker in Liedern. Volkslieder [1778–1779]. Stuttgart, Reclam, 1975. T. Percy. Reliques of Ancient English Poetry. London, J. Dodsley, 1765, 3 vol. Revue française, 1830, T. 16. P. 230 (article critique sur les Romances, ballades et légendes de M. Boucher de Perthes).

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et à mesure que le Lied ira supplantant la ballade dans les préférences poétiques des Français.51 Asselineau s’en fait l’écho dans sa synthèse : Remarquons en passant que ces prétendues Ballades allemandes s’appellent proprement des Lieds (Lieder), mot qui se traduirait exactement en français par celui de Lai […]. Les Ballades de Goethe sont des Lieder ; celles de Bürger s’appellent simplement Poésies (gedichte [sic]) ; celles de Schiller sont ou des Lieder ou des Chants (gesange [sic])52

Par ailleurs, la distinction importante faite par les Allemands entre ‘Volksballade’ et ‘Kunstballade’, essentielle à toute critique du genre, ne sera presque jamais perçue en France. Ceci est remarqué par un collaborateur du Globe à propos des Ballades de Loève-Veimars : Cependant, on se tromperait si l’on croyait trouver dans sa traduction des chants vraiment populaires : il a recueilli de préférence les compositions des poètes modernes faites d’après les thèmes anciens, et il n’a pas distingué avec assez de soin ce qui est antique et original.53

A la recherche de l’élément populaire, authentique, plus que du fantastique ou du merveilleux, le signataire de l’article fait ici à Loève-Veimars le même reproche que Clemens Brentano et Achim von Arnim avaient eu à entendre lorsqu’ils compilaient leur recueil de chansons populaires Des Knaben Wunderhorn.54 Il est ainsi fort probable qu’en Allemagne même, au tout début du XIXe siècle, la différence entre ‘Volksballade’ et ‘Kunstballade’ n’était déjà plus aussi nettement perçue. En dépit d’un flou terminologique sans doute réel à l’époque, et des aperçus différents, d’un point de vue strictement littéraire, portés sur la présence du genre ballade dans les publications de la période, la traduction de la ballade allemande s’impose au chercheur (historien ou comparatiste) comme une évidence. Au tout début, les tentatives d’acclimater la ballade allemande en français furent plutôt timides. Ainsi, même si l’esprit germanique y demeure perceptible, les ballades d’Emile Deschamps se signalent encore par leur académisme plutôt froid et rigoureux : Les Présages Ballade Minuit frappait à la grande pendule, Et la grand-mère avait les yeux fermés ;

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Elle l’est d’ailleurs encore chez E. Duméril qui qualifie souvent la ballade de ‘liedhaft’. C. Asselineau. P. XIII. Cité par G. Wüscher. P. 54. Des Knaben Wunderhorn (‘Le Cor enchanté de l’enfant’). Ce recueil de chants populaires allemands établi par Achim von Arnim et Clemens Brentano fut publié à Heidelberg entre 1805 et 1808.

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Mais l’ombre est chère au coeur tendre et crédule, Et vous veillez, Jeanne, car vous aimez ! Vos longs regards, perdus dans une étoile, Y vont chercher des regards enflammés ; Mais quoi ! Déjà le bel astre se voile… Jeanne, aime-t-il celui que vous aimez ? Les chants d’un cor ont percé la nuit sombre, Un doux frisson court dans vos sens charmés ; Mais quoi ! Là-bas les chiens hurlent dans l’ombre… Jeanne, vient-il celui que vous aimez ? Et puis soudain s’arrête la pendule, Les deux flambeaux s’arrêtent consumés ; Tout est présage au coeur tendre et crédule ! Jeanne, est-il mort celui que vous aimez ?55

Annoncé comme une ‘ballade’, ce texte ne mérite sans doute cette appellation que par son allure vaguement germanique (le canevas de Lénore semble bien être à l’arrière-plan), et non par une réelle recherche formelle. Il s’agit là d’une tentative manquée d’apporter ce renouveau de l’écriture poétique que Deschamps appelait par ailleurs de ses vœux. Charles Brugnot, lui-même poète et traducteur, est l’auteur en 1833 d’un long poème narratif présenté – sans doute pour répondre à une ‘mode’ – comme une « ballade populaire, telle que l’a conçue Bürger » :56 […] Au hameau qui nous avoisine, Il y avait une cousine Et son cousin ; Matin et soir, toujours ensemble ; Bel âge et coeur, tout se ressemble, Tout est voisin. […]57

Quels seraient donc les traits distinctifs du poème permettant de conclure si clairement à une telle filiation ? Pour le poète, comme pour le lecteur français de l’époque, tous les ingrédients dramatiques et fantastiques de la ballade germanique étaient bel et bien présents dans le texte : promesse de mariage contrariée par la mort de la jeune fille, oubli par le jeune homme de sa promesse de ne jamais se réengager, vengeance du spectre de la morte sur l’épouse en titre qui met au monde un enfant mort-né. Mais ici, ces motifs attendus sont accompagnés aussi d’une rupture avec les prescriptions de Boileau. En effet, 55 56 57

La France littéraire, janvier-avril 1833, T. 5. P. 197–198. C. Brugnot. La Messe de Minuit. In : Poésies. Dijon, 1833. P. 251. C. Brugnot. Notes.

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C. Brugnot ne répugne plus à l’utilisation du hiatus : dans la séquence « Au hameau qui nous avoisine,/Il y avait une cousine/Et son cousin », ‘il y avait’ est une petite révolution poétique ! Ici encore, les deux sources d’innovation demeurent la littérature allemande, plus particulièrement Bürger, et le patrimoine français du ‘bon vieux temps’. Il ne fait pas de doute qu’une connaissance plus affinée des traditions poétiques étrangères a pu susciter chez le poète traducteur la remarque suivante, pleine de découragement et d’envie : En anglais et en italien, les rimes masculines et féminines sont inconnues : prodigieux asservissement de moins.58

A la différence de la ballade traditionnelle française, très fortement codifiée, les ballades anglaises et allemandes ne recourent obligatoirement ni à la rime ni à des strophes fixes. Chez Schiller, Brentano, Uhland, Heine, etc., on trouve également des vers blancs groupés dans des séquences à géométrie variable. Instruits de cette réalité, les auteurs de ballades romantiques françaises se mettent eux aussi à prendre quelques libertés, comme en témoigne cette ballade de Charles Millevoye : La Feuille du Chêne Cette aventure rappelle un conte ancien, sur les grues qui firent reconnaître le meurtrier du poète Ibicus. Reposons-nous sous la feuille du chêne. Je vous dirai l’histoire qu’autrefois, En revenant de la cité prochaine, Mon père, un soir, me conta dans les bois : (O mes amis, que Dieu vous garde un père ! Le mien n’est plus.) De la terre étrangère, Seul dans la nuit, et pâle de frayeur, S’en revenait un riche voyageur. Reposons-nous sous la feuille du chêne. Un meurtrier sort du taillis voisin. O voyageur ! ta perte est trop certaine ; Ta femme est veuve, et ton fils orphelin. « Traître, a-t-il dit, nous sommes seuls dans l’ombre ; Mais près de nous vois-tu ce chêne sombre ? Il est témoin : au tribunal vengeur Il redira la mort du voyageur ! » Reposons-nous sous la feuille du chêne. […]59

58 59

C. Brugnot. Ibid. C. Millevoye. Ballades. In : Oeuvres complètes, T 1. P. 166–168.

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Le poète a volontairement concentré tous les traits distinctifs de la nouvelle ballade : présence d’un narrateur intradiégétique populaire, strophes de huit vers et vers décasyllabiques qui font pendant au pentamètre ïambique des ballades anglo-saxonnes, refrain accentuant le côté ‘chanson’ du poème. Millevoye s’inspire ici tacitement (« cette aventure rappelle un conte ancien ») de la fameuse ballade de Schiller Die Kraniche des Ibycus (Les Grues d’Ibycus), dont elle reprend vaguement la trame du meurtrier démasqué et la forme strophique du huitain. Grâce à l’introduction de strophes, la ballade permet de s’affranchir d’une forme épique plus abrégée que l’on pratiquait encore au XVIIIe siècle. La charpente rythmique gagne en légèreté et offre au poète une plus grande palette de tons. Charles Millevoye, toutefois, semble répugner ici aux rimes plates en vigueur chez Schiller et s’en tient à un schéma classique de rimes croisées. Fin connaisseur des ballades allemandes, Nicolas Martin est proche de leur facture narrative traditionnelle et du mélange de tons fantastico-lyrique, comme en témoignent par exemple les vers de son recueil Louise : Louise Aimes-tu la ballade aux naïves paroles, Cachant un sens profond sous de riants symboles ? La ballade conteuse aime surtout le nord ; Elle peuple le Rhin de l’un à l’autre bord. […] Il fallait cette terre à la lyre fidèle De la ballade simple et naïve comme elle ; Il lui fallait ces bois, ces collines, ces flots, Ces coeurs pleins du passé, ces vallons pleins d’échos, Ces vagues horizons où l’âme et les yeux plongent, Et ces grêles sapins dont les ombres s’allongent, Et ces tours en ruine où les soupirs des vents Semblent la voix des morts qui répond aux vivants […].60

On remarquera par ailleurs que les poètes renoncent de plus en plus fréquemment au vers noble, l’alexandrin, pour recourir à des vers hétérométriques ou des vers mêlés. Dans le poème Les Papillons des Premières Odelettes, Nerval alterne ainsi les strophes de huit vers en octosyllabes avec des sizains où octosyllabes côtoient des vers courts, presque brisés, de trois syllabes. Si, dans la première moitié du XIXe siècle, les ‘petits maîtres’ de la poésie française furent, en général, perméables à l’apport poétique allemand, surtout s’ils étaient eux-mêmes traducteurs, ils n’ont toutefois pas été les seuls à pratiquer la ballade romantique à la manière allemande. Gérard de Nerval, pour ne citer qu’un nom parmi les ‘grands’, a si bien imité les ballades d’outre-Rhin que,

60

N. Martin. Louise. Paris, Masgana, 1841. P. 47.

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selon Théophile Gautier,61 ses propres poèmes pouvaient aussi passer pour des traductions de poètes allemands ! Gautier ne se trompe pas car parfois, il s’agit bel et bien de traductions.62 Plus, peut-être, que tout autre, dans le même esprit qu’un Herder ou qu’un Arnim, G. de Nerval s’est engagé en faveur de la poésie populaire et de sa redécouverte. On ne peut douter du regret qu’il exprime quand il écrit : Aucun chant des vieilles provinces où s’est toujours parlée la vraie langue française ne nous a été conservé. C’est qu’on n’a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe ; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près […] mais elle porte un cachet d’ignorance qui révolte l’homme du monde, bien plus que ne fait le patois.63

On ne manquera pas de noter toutefois que Nerval n’oublie jamais de rappeler les références allemandes qui accompagnent sa réflexion et sa propre recherche poétique. Ainsi, après avoir cité un extrait d’une vieille chanson populaire, il ajoute : « Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes »64 et, à propos d’une complainte de Saint Nicolas, il s’exclame de même : « N’estce pas une ballade d’Uhland, moins les beaux vers ? »65 Le jeune Victor Hugo n’échappa pas davantage à ce phénomène de réactualisation des traditions littéraires anciennes, et de la ballade en particulier. Lui aussi a lu Madame de Staël, lui aussi est persuadé de la nécessité de revivifier la poésie nationale. En dépit d’affinités certaines avec la poésie lyrique allemande, sa lecture de la ballade demeurera toutefois très personnelle, ainsi qu’en témoigne sa préface de 1826 aux Odes et Ballades : Les pièces qu’il intitule Ballades ont un caractère différent ; ce sont des esquisses d’un genre capricieux : tableaux, rêves, récits, légendes superstitieuses, traditions populaires. […] L’auteur, en les composant, a essayé de donner quelque idée de ce que pouvaient être les poèmes des troubadours du Moyen Age, de ces rhapsodes chrétiens qui n’avaient au monde que leur épée et leur guitare, et s’en allaient de château en château, payant l’hospitalité avec des chants.66

Ainsi, Victor Hugo tente une synthèse entre l’inspiration des troubadours français67 et les thèmes choisis dans les ballades anglaises et allemandes, re-

61 62 63 64 65 66 67

Cf. T. Gautier (1991). P. 135. Rappelons que c’est le cas de La Malade qui n’est, ni plus ni moins, qu’une version française (non signalée comme telle par Nerval !) du célèbre Ständchen de Ludwig Uhland. G. de Nerval. Les vieilles ballades françaises. Article publié dans La Sylphide le 10 juillet 1842. In Nerval (1989). P. 754. G. de Nerval. P. 757. G. de Nerval. P. 758. V. Hugo. Odes et Ballades. Préface de l’édition de 1826. In : Oeuvres poétiques, T. I. Paris, P. Ollendorf, 1882. P. 9. Sur le lien entre la ballade romantique et les thématiques d’inspiration médiévale, voir I. Durand-Le Guern. Le Moyen Age des Romantiques. PU Rennes, 2001.

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traités de manière à les fondre dans une soi-disant tradition nationale. Hugo ne recherche pas l’exotisme en puisant dans des sources germaniques : ses ‘imitations’ se révèlent être en fin de compte des créations profondément originales. La ballade demeure très importante dans l’économie de l’œuvre de Hugo, et peut-être de la poétique romantique en général, parce qu’elle offre une alternative valable aux contraintes de l’ode, genre classique par excellence. Le recueil des Odes et Ballades constitue tout un programme de rénovation poétique dont Victor Hugo fut le grand promoteur. De l’avis unanime des critiques, des poèmes comme Le Pas d’Armes du Roi Jean, A un Passant ou La Fiancée du Timbalier rappellent plus ou moins l’imagerie ‘germanique’. Léonor n’est-il pas le nom d’une des dames présentes dans la lice de la Ballade Douzième (Le pas d’armes du Roi Jean) ? En revanche, le répertoire fantastique de Lénore n’interpelle en rien l’univers du grand poète français. La Chasse du Burgrave présente pour sa part des traits stylistiques assez proches de la chasse décrite par Bürger dans Le Féroce Chasseur. On trouvera là un exemple très frappant de la volonté du poète français d’introduire un effet d’oralité populaire dans un texte qui rappelle justement (de manière parodique ?) la prosodie si particulière des ballades de Bürger : Der wilde Jäger

La Chasse du Burgrave

Der Wild- und Rheingraf stieß ins Horn: « Hallo, hallo zu Fuß und Roß ! » Sein Hengst erhob sich wiehernd vorn ; Laut rasselnd stürtzt’ihm nach der Troß; Laut klifft’ und klafft’es, frei vom Koppel, Durch Korn und Dorn, durch Heid’ und Stoppel. […]

En chasse, amis ! je vous invite. Vite ! En chasse ! allons courre les cerfs, Serfs ! […] En chasse ! – Le maître en personne Sonne. Fuyez ! voici les paladins, Daims. […]

(A. G. Bürger)

(V. Hugo)

Ce poème ainsi que d’autres (Les deux Archers, La Ronde du Sabbat, La Légende de la Nonne) confirment que dès le milieu des années 1820, Victor Hugo s’était assimilé – y compris sur le mode ironique – un certain nombre de motifs venus pour la plupart de l’autre côté du Rhin, dont les ballades de Goethe, Schiller et Bürger étaient alors les modèles. Aussi bien dans les Odes et Ballades que dans Les Contemplations, Victor Hugo retravaillera ponctuellement des images germaniques, ce dont témoigne le poème A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt : La nuit était fort noire et la forêt très sombre Hermann à mes côtés me paraissait une ombre. Nos chevaux galopaient. A la garde de Dieu ! Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres.

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Les étoiles volaient dans les branches des arbres Comme un essaim d’oiseaux de feu. […]68

La chevauchée nocturne, la présence d’Hermann – patronyme germanique s’il en est –69 cavalier à l’allure fantomatique, la forêt obscure et l’image fantastique des étoiles « essaim d’oiseaux de feu », orientent la lecture de ce poème vers le déchiffrage de sources d’inspiration germaniques. Ici aussi, l’écho des poèmes de Bürger ne semble-t-il pas habiter l’horizon d’écriture du poète français ? Auteur d’une traduction réussie du célèbre Rideau de ma voisine d’après Goethe,70 ainsi que de celle du Lied Rappelle-toi,71 Alfred de Musset n’a pas davantage été insensible à l’inspiration lyrique allemande. Ses vers conservent parfois la trace fugitive de l’influence du Lied et de la ballade. Sa Ballade à la lune concentre volontairement – et de manière parodique – des traits textuels perçus sans doute alors comme les plus caractéristiques de cette ‘nouvelle ballade’ : Lune, quel esprit sombre Promène au bout d’un fil, Dans l’ombre, Ta face et ton profil ? […] N’es-tu rien qu’une boule, Qu’un grand faucheux bien gras Qui roule sans patte et sans bras ? Es-tu, je t’en soupçonne, Le vieux cadran de fer Qui sonne L’heure aux damnés de l’enfer ? […] Est-ce un ver qui te ronge Quand ton disque noirci S’allonge En croissant rétréci ? Qui t’avait éborgnée, L’autre nuit ? […]72

On trouvera une confirmation éclatante à plus long terme de ce phénomène de ‘migration’ des topoï poétiques chez Verlaine, dans les Poèmes saturniens par exemple, où l’oralité propre à la chanson se marie parfois à un registre plus inquiétant, proche de Bürger ou de Faust :

68 69 70 71 72

V. Hugo. Les Contemplations [1856]. Paris, Flammarion, 1995. P. 207. Hermann est la transcription allemande du nom du chef germain Arminius, héros de la bataille de Teutoburg qui vit la défaite des légions romaines de Varus en l’an 9. Cf. A. de Musset. Poésies nouvelles. Paris, Poésie Gallimard, 1976. Cf. T. Johannot, A. de Musset, et alii. Voyage où il vous plaira. Paris, Hetzel, 1843. A. de Musset. Ballade à la lune. In : Premières poésies. Poésie Gallimard, 1976.

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Cauchemar J’ai vu passer dans mon rêve – Tel l’ouragan sur la grève – D’une main tenant un glaive, Et de l’autre un sablier, Ce cavalier Des ballades d’Allemagne Qu’à travers ville et campagne, Et du fleuve à la montagne, Et des forêts au vallon, Un étalon Rouge-flamme et noir d’ébène, Sans bride, ni mors, ni rêne, Ni hop ! ni cravache, entraîne Parmi des râlements sourds Toujours ! toujours ! […]73

Les supports éditoriaux, notamment les revues (qu’elles soient généralistes ou d’orientation plus culturelle), permettent de mesurer l’impact et la popularité de la ballade dans l’écriture de poètes plus ou moins connus qui soumettent leurs textes aux comités de lecture. En 1838, un de ces anonymes publie dans La France littéraire un poème dont la facture ne manque pas de retenir l’attention : Les Grenouillettes Ah! Petites fillettes, Sur les bords des marais N’allez jamais, jamais Cueillir les grenouillettes… On m’a dit autrefois, Autrefois…! et j’y crois, Que cette fleur petite Comme une marguerite, Sous un parfum de miel Cache un poison mortel. Ah! Petites fillettes, Sur les bords des marais N’allez jamais, jamais Cueillir les grenouillettes ! […]74

73 74

P. Verlaine. Poèmes saturniens [1866]. Paris, Livre de Poche, 1979. La France littéraire, auteur anonyme, mai-août 1838, T. 6. P. 98–99.

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Ce sont des quatrains d’hexasyllabes à rimes embrassées qui forment ici le refrain, alternant avec des sizains écrits en rimes plates, comme on les trouve chez Goethe ou Schiller. L’usage des rimes plates joint à des vers courts de six syllabes permet au poème de concilier efficacement le caractère de narration propre au conte fantastique et la rapidité dramatique de l’action, le tout sur un ton très enlevé, fort proche de la ballade. Cette belle performance est celle d’un vrai poète, protégé par le voile de son anonymat. Durant les premières décennies du XIXe siècle en France, de nombreux poètes apportèrent donc leur réponse personnelle à la manière d’acclimater en français cette ballade d’un type nouveau. L’adoption d’une imagerie des plus reconnaissables, le détachement plus ou moins sensible de la forme traditionnelle codifiée avec strophes fixes, rimes et refrains pour un genre poétique et narratif plus souple, mêlant les ressources lyriques, dramatiques et épiques de l’écriture versifiée, se font pour ainsi dire l’écho du modèle germanique, à l’exemple des traductions qui l’ont vulgarisé dans le plus large public. Même s’il dépasse largement les bornes du XIXe siècle ici à l’étude, on ne saurait manquer d’évoquer le poète Paul Fort.75 En effet, et en dépit de leur inspiration bien française, les nombreuses ballades dont il est l’auteur semblent parfois renvoyer à des gravures allemandes et garder le souvenir de l’univers septentrional, comme en témoigne, notamment, le Chasseur perdu dans la forêt : Quand le son du cor s’endort, gai chasseur ne tarde — Déjà les sentiers regardent avec l’œil creux de la mort passer l’avalanche des hauts chevaux sous les branches. Cavalier, quel beau squelette enfourche ta bête ? Adieu chasse, adieu galops ! — Alors s’élève indistincte puis s’enfle la plainte de l’étang rouge aux oiseaux.76

De même, Guillaume Apollinaire publiera La Loreley dans son recueil Alcools (1913), ballade tardivement démasquée par la critique comme la traduction d’un poème de Clemens Brentano. Bon connaisseur de la poésie d’outre-Rhin et authentique poète lui-même, Apollinaire prouve avec virtuosité que la ballade allemande peut naturellement exister en français. Ce faisant, il réduit pour toujours au silence les considérations émises sur l’impossibilité de traduire la poésie lyrique d’outre-Rhin en vers français. Tous ces exemples confirment combien la ballade française s’est ‘ressourcée’ au contact de son homologue germanique et à quel point la poésie française a pu profiter en profondeur, à la faveur de processus d’écriture conscients ou involontaires, de l’inspiration poétique allemande.

75 76

Paul Fort (1872–1960), sacré ‘Prince des Poètes’ en 1912, est l’auteur des Ballades françaises dont la publication en 40 volumes s’échelonna entre 1922 et 1951. P. Fort. Chansons pour me consoler d’être heureux [1913]. In : Ballades françaises 1897–1960. Paris, Flammarion, 1963. P. 150. Ce poème a été mis en musique par Arthur Honegger en 1916.

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Aussi originale soit-elle et en dépit de son caractère désormais bien français, la ballade romantique n’a jamais cessé, dans les premières décennies de son acclimatation en France, de revendiquer son ascendance allemande. La présence dans les publications des années 1830 du mot ou du sous-titre ‘ballade’ écrit et imprimé en caractères gothiques n’est en rien anodine. Le clin d’œil typographique souligne l’origine bel et bien septentrionale de ce type de poème. C’est aussi ce dont témoigne l’univers nocturne de la mythologie du Nord, si cher à Charles Nodier, formant une galerie de tableaux du genre ‘frénétique’ :77 Clairs de lune, châteaux en ruine hérissant les monts, lacs mystérieux hantés par les Elfes, chevaliers-fantômes surgissant, visière baissée, dans l’oratoire des châtelaines, coursiers infernaux emportant au galop les amants parjures, amoureuses Ondines tapies dans les roseaux, spectres, apparitions, vampires, échos fallacieux, couvents profanés, chasseurs aventureux trouvés morts un matin dans la clairière, Dieu sait de quelle faveur vous avez joui de 1820 à 1835 ! Dieu fait le compte des têtes que vous avez tournées, des coeurs que vous avez faits battre, et aussi avec quelle ardeur tu as été courtisée et poursuivie de roc en roc, le long de ton vieux fleuve, toi, Lorelei ! fée capricieuse et fugitive des bords du Rhin, Muse de la BALLADE ALLEMANDE ! Tout fut ballade alors […].78

L’homologie entre cette ‘ballade’ d’un type nouveau et le programme qui s’y rattache est bien évidente. Elle confirme le point de vue de Goethe, qui, confessant la «Formlosigkeit» de la poésie allemande, ne voit pas que les Français puissent guère emprunter à leurs voisins autre chose que des ‘motifs’ («Stoff»).79 Les traits spécifiques de la ballade germanique ne sont toutefois pas uniquement d’ordre iconographique. Répétition de mots, voire de strophes entières, présence fréquente d’un narrateur populaire qui ‘raconte’ l’histoire, recherche de l’oralité avec la présence de refrains, d’apostrophes qui se rapprochent du chant, onomatopées, sont autant de traits constitutifs de la nouvelle ballade que les poètes français vont s’empresser d’imiter et de reproduire. Ces derniers ne retiendront par ailleurs de la ballade populaire venue d’outre-Rhin que sa version lyrique, ignorant au passage la forme sans doute la plus vivace de la ballade, celle de caractère satirique à tendance politique et sociale que pratiquèrent Heine, Herwegh, Freiligrath, etc. Preuve a fortiori que l’engouement des poètes français pour la poésie allemande était des plus sélectifs. La mode de la ballade trouvera naturellement ses limites.80 Lorsque l’enrichissement des ‘genres ambivalents’81 concordera avec leur rapprochement progressif

77 78 79 80 81

Cf. J.-L. Steinmetz. La France frénétique de 1830. Phébus, 1978. C. Asselineau. P. XII. Cf. J. P. Eckermann. P. 115. C. Asselineau lui-même donne les années 1820–1835 comme phase maximale de la mode de la ballade. Cf. C. Asselineau. P. XI. Cette expression désigne des modèles français non-canoniques réactivés au contact de systèmes exogènes (ou étrangers), notamment par l’intermédiaire de la traduction.

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des normes du nouveau centre poétique romantique et que son caractère de nouveauté littéraire s’estompera, la ballade deviendra bien moins attractive pour les poètes. Peu à peu, elle occupera de nouveau sa place aux côtés de la romance et de la chanson populaire. Vers les années 1840, c’est le Lied qui prendra le relais comme nouvel objet symbolique de la poésie lyrique allemande. Aussi bien dans le cas de la ballade que dans celui du Lied, il est incontestable que la diffusion de poésies traduites et la pratique de la traduction elle-même ont joué un rôle de premier plan pour la sélection de nouveaux modèles exogènes et le développement d’interférences intersystémiques dans le domaine poétique.

2.1.2 Le Lied : traduction et acclimatation d’un nouveau genre poétique Le Lied français82 – genre poétique à l’origine allemande bien identifiable – estil un simple décalque du Lied allemand ?83 Si elle s’effectua d’abord par le biais de la traduction, l’importation dans la littérature française de cette forme poétique spécifique a révélé à la poésie française de nouvelles possibilités d’expression qu’à son tour, elle a cherché à s’approprier et à exploiter. Dans quelle mesure, en répondant à la demande d’un public dont la perception poétique était en train de changer, la traduction du Lied a-t-elle pu contribuer à accompagner, voire à susciter, le développement d’une nouvelle conscience poétique française ? Dès les années 1840, le Lied s’impose en France comme le poème lyrique germanique par excellence. Les traducteurs rivalisent de talent, de stratégie et d’intelligence littéraires afin de faire passer en français ce pur produit de la sensibilité allemande. La presse littéraire de l’époque relaie cet intérêt. De multiples aperçus s’expriment sur le sujet, à l’exemple de Henri Blaze qui fait paraître dans La Revue des Deux-Mondes une importante série d’articles84 qui lui sont exclusivement consacrés. L’ambiguïté – jamais entièrement levée – réside d’emblée dans le terme lui-même, le mot ‘Lied’ désignant en allemand aussi bien une poésie destinée à être chantée que la mélodie elle-même. Les propos des divers traducteurs ou simples commentateurs témoignent, ne serait-ce qu’en négatif,

82

83 84

C’est la sphère non-canonique du système littéraire qui offre en règle générale la plus grande perméabilité aux influences extérieures. (Cf. L. D’hulst (1987). P. 80). On retiendra ici surtout les poèmes se plaçant explicitement par leur appellation sous le patronage du Lied, sans ignorer pour autant que les Lieds à la française présentent un certain nombre de traits communs avec les chansons, les romances, et autres genres légers de l’époque. Marcel Beaufils n’a-t-il pas pu écrire : « ‘Lied romantique’ et ‘allemand’ : tautologies » ? Cité par P. Brunel. In : Les Arpèges composés. Paris, Klincksieck, 1997. P. 47. H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. Première partie. In : Revue des DeuxMondes, 1841, T. 3. P. 821 et sq.; H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. Justinus Kerner. In : RDM, 1842, T. 1. P 853 et sq.; H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. J. Kerner. Dernière partie. In : RDM, 1842, T. 2. P. 615 et sq.

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de la difficulté à intégrer dans la poésie française ces petites pièces de lyrisme intimiste au caractère si spécial : En France, nous n’avons rien qui puisse donner une idée de cette poésie […]. L’essence de cette poésie est le vague, l’indéfinissable […]. Il me semble que ce genre mériterait d’être connu chez nous. Mais de quelle manière s’y prendre pour l’acclimater sous notre ciel ? Traduire ? Ici la difficulté se présente. Qui osera se charger de cet emploi ? Quels doigts trouverez-vous assez délicats, assez fins, pour toucher sans la briser à cette bulle de savon ?85

Dépourvus de l’appui d’un modèle endogène, les traducteurs se voient dans la situation de devoir inventer, pour ainsi dire ex nihilo, un genre nouveau tenant compte aussi bien des exigences lyriques que musicales propres au Lied. L’ouvrage devenu classique d’E. Duméril consacré à la traduction des Lieder en France regorge d’exemples illustrant la perplexité des traducteurs français du XIXe siècle face à cette création spécifique de l’expression lyrique allemande. Or certains traducteurs ne se sont pas contentés de traduire des Lieder. Ils ont voulu en créer eux-mêmes. Le cas d’Edouard Schuré,86 poète et traducteur, auteur d’un ouvrage de référence sur le Lied, est un bon exemple des liens pouvant se tisser entre l’écriture poétique personnelle et la pratique assidue de la traduction. Pensant au Lied allemand, il souligne : La poésie littéraire devrait se rapprocher de la vraie poésie populaire, pour y chercher ce qui lui manque trop souvent à elle-même : la sincérité de la pensée, la sobriété de la forme, et le tour musical. Plagier serait folie, mais non s’inspirer.87

On notera toutefois que dans la majorité des cas, les Lieder français ont perdu tout lien avec la musique. C’est plutôt de poésies à la manière du Lied dont il s’agit. Leur spécificité allemande s’estompe visiblement au fil du temps. Les poèmes aujourd’hui oubliés d’E. Schuré portent la trace des incitations offertes par le Lied, forme qu’il avait abondamment pratiquée en traduction. Il fait ainsi la démonstration que le français est parfaitement capable de s’assimiler l’univers du Lied allemand : […] D’où venez-vous, sœurs florissantes, Si lumineuses par nos bois ? D’où venez-vous, ô sœurs chantantes, Dont si douce est la voix ?

85 86 87

H. Blaze. De la poésie lyrique en Allemagne. In : Revue des Deux-Mondes, 1841. P. 821–828. Edouard Schuré (1841–1929), essayiste, poète alsacien, est l’auteur de plus d’une centaine de traductions de Lieder et de poèmes très influencés par la forme du Lied. E. Schuré. P. 497.

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– Nous venons des montagnes vertes Où nichent merle et rossignol, Nous descendons, deux sœurs alertes, Du bleu, du bleu Tyrol […].88

L’intime relation entre la traduction et l’écriture poétique chez Schuré89 est ressentie également chez le poète belge André van Hasselt, lui-même traducteur des paroles de Lieder de Schubert. Au sein de l’espace culturel francophone, il n’a pas manqué de sacrifier à l’écriture d’une poésie toute en nuances et en musicalité, autour d’une thématique fortement imprégnée par les topoï allemands : Au Bord du Rhin Qu’il fait doux au matin le dimanche Au bord du Rhin, Quand l’aurore sourit toute blanche Au flot serein ! […] Et l’on voit dans la calme vallée, Le fleuve errant, Où s’en va quelque barque effilée Au vert courant […].90

De même, les Nouvelles poésies de Van Hasselt doivent visiblement beaucoup à son expérience de librettiste et à sa familiarité avec les vers accentuels allemands. Dans ce recueil, le poème Rêverie en pleine mer semble faire un écho direct à l’œuvre de H. Heine, l’incontestable maître du Lied, sous le patronage duquel, il se voit très explicitement placé :91 Rêverie en pleine mer La mer dans son flot qui déferle, La mer dans son flot va roulant, La nacre où tu brilles, ô perle, Joyau de l’abîme hurlant. La nuit, de splendeurs diaprée Et d’astres et d’astres encor,

88 89 90 91

E. Schuré. P. 91. Cf. E. Duméril. P. 254 et sq. A. van Hasselt. Poèmes, paraboles, odes et études rythmiques. Paris, A. Goubaud, 1860. P. 193. Cf. A. van Hasselt. Nouvelles poésies. Paris, Droz, 1857. Le poète fait précéder son poème de l’épigraphe suivante : « Das Meer hat seine Perlen / Der Himmel hat seine Sterne » (‘La mer a ses perles / Le ciel a ses étoiles’. Notre traduction). Les six strophes de ce poème sont construites en français sur le même schéma rythmique.

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Emaille sa voûte azurée, Etoiles, de votre trésor […]92

Conséquence directe de l’intense activité des traducteurs, le Lied s’introduit imperceptiblement dans la sphère poétique en langue française. Lorsqu’il évoque la possibilité que soit « lié à la vogue du lied allemand, diffusé dans toute l’Europe, le succès incontestable d’une forme de poèmes brefs qui enchaîne un petit nombre de quatrains en vers égaux »,93 Jean-Louis Backès semble avoir trouvé l’objet littéraire le plus parfait pour illustrer ce que l’on peut considérer comme un ‘transfert’ de forme poétique. Certains poètes romantiques, et non des moindres, comme Victor Hugo ou Théophile Gautier, mais aussi plus tardivement Paul Verlaine ou Gabriele d’Annunzio, auraient été touchés par cet engouement dans un espace poétique devenu, de fait, européen. Dans ses Emaux et Camées, Théophile Gautier n’a pas reculé devant un intitulé alors programmatique. Il a visiblement appliqué à la lettre et en toute conscience le protocole d’écriture du Lied à l’allemande : Lied Au mois d’avril, la terre est rose, Comme la jeunesse et l’amour ; Pucelle encore, à peine elle ose Payer le printemps de retour. Au mois de juin, déjà plus pâle Et le coeur de désir troublé, Avec l’Eté tout brun de hâle, Elle se cache dans le blé. Au mois d’août, bacchante enivrée, Elle offre à l’Automne son sein, Et roulant sur la peau tigrée, Fait jaillir le sang du raisin. En décembre, petite vieille, Par les frimas poudrée à blanc, Dans ses rêves elle réveille, L’Hiver auprès d’elle ronflant.94

La brièveté de la forme strophique ainsi qu’un subtil mélange de douceur et de douleur où la nature joue le rôle de contrepoint émotionnel concourent à créer une intimité diffuse qui n’est pas sans rappeler le lyrisme de l’Intermezzo de Hei-

92 93 94

A. van Hasselt (1857). P. 303. J. L. Backès (1994). P. 204–205. T. Gautier. Emaux et Camées. Paris, E. Didier, 1852.

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ne, en écho au souhait exprimé notamment par Gérard de Nerval de « suivre l’exemple que [les étrangers] nous ont donné, en étudiant profondément nos poètes primitifs, comme ils ont fait des leurs ».95 Moins illustres que Gautier et Nerval, nombreux furent les poètes qui se montrèrent sensibles au Lied, signe que cette faveur s’étendait aussi hors des meilleurs cercles littéraires. Ainsi, le poète Francis Pittié, traducteur à ses heures de Goethe, Heine, Uhland, germanophile convaincu, écrit autour de 1850 des poèmes souvent très imprégnés par l’inspiration allemande, et notamment par le Lied : Lied Mai, sur l’épaule des collines Répand les fleurs comme un décor. Cloches, ô cloches cristallines, Cloches du coeur, sonnez encor. Juillet a mûri les javelles : Gai, les longs soirs et les beaux jours ! Volez vers les amours nouvelles, Ailes du coeur, toujours, toujours ! L’hiver vient ; la nuit va descendre ; Novembre embrume les sommets. Flammes du coeur, faites-vous cendre ! L’amour est mort, et pour jamais.96

Il n’est pas inutile de remarquer, d’autre part, que l’intérêt porté au Lied à l’allemande dépasse de loin le milieu parisien. Dans le Midi de la France, le Toulonnais Ch. Poncy est aussi devenu un poète de «Lieds»: En relisant dernièrement les belles poésies de Goethe, publiées par M. H. Blaze, j’eus la pensée d’essayer de traduire, ou pour mieux dire, d’imiter, en vers français, quelques-unes de celles qu’il a appelées Lieds.97

Même si son recueil décline toute une variété de ces ‘Lieds’, d’inspiration légendaire, élégiaque, etc., Charles Poncy souligne clairement son désir de conserver ce qui en fait, à ses yeux, la séduction essentielle, le ‘sentiment’ humain : Mais rendons vite le Lied à son élément : à l’amour sérieux et sincère. […] Ecoutez cet appel à la dame absente :

95 96 97

G. de Nerval. Introduction au choix des poésies de Ronsard. In : Oeuvres complètes (1989). P. 282. F. Pittié. A travers la vie, poésies. Paris, Lemerre, 1885. Ce recueil reprend comme un ‘testament poétique’ des poèmes écrits à partir des années 1850. C. Poncy. Lieds. Fragments du bouquet de marguerites. Toulon, 1851.

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Oui, je te sais absente, enfant, pour bien des jours… Mais je te cherche encore, Tant nos adieux en pleurs retentissent toujours Dans mon sein qui t’adore. C’est ainsi qu’au matin, le regard du passant Cherche en vain l’alouette, Qui, dans le bleu du ciel perdue et s’effaçant, Chante comme un poète. […]98

On se rend bien vite compte que le mot même de ‘Lied’ désigne ici tout autre chose que son homonyme allemand, dont il tente d’imiter la brièveté et l’inspiration amoureuse. La mièvrerie de la plupart de ces poèmes les place aux antipodes de l’écriture des Lieder et il est probable que Poncy a, par le titre de son recueil, surtout voulu exploiter la touche exotique du genre. Le Marseillais Alfred Gabrié s’est aussi essayé au Lied au cours des années 1860. Ses Lieds d’Amour sont une suite de poèmes légers, où malheureusement seule la dimension sentimentale établit encore un lien avec les Lieder germaniques. Encore autour des années 1930, on verra un autre poète toulonnais, Léon Vérane,99 écrire des Lieds, signe de la persistance de cette forme poétique parmi les écrivains du Sud de la France. La réception de réalités culturelles étrangères met en jeu, dans le milieu d’accueil, des processus linguistiques et sémiotiques expliquant, comme dans le cas des termes ‘romantisme’, ‘ballade’, ‘Lied’, d’inévitables inadéquations dissimulées sous une apparente homonymie. Acclimaté en France et regrammaticalisé (‘Lieds’ ou lieu de ‘Lieder’), le mot ‘Lied’ connaîtra souvent un destin surprenant. L’expression ‘Lieds d’amour’ que l’on trouve chez A. Gabrié serait, aux yeux d’un germanophone, presque un pléonasme, tant la polysémie du mot allemand est riche. Par ailleurs, lorsque La Revue des Deux-Mondes évoque l’existence de ‘Lieds bretons’,100 ne peut-on pas parler à bon droit d’un cas d’autochtonisation pure et simple d’un produit exemplaire de l’esprit allemand ? Importé dans la langue française, le Lied se rapprocha en effet du concept de chanson populaire légère (parfois même régionaliste), en s’éloignant inéluctablement de son modèle d’origine. Malgré tout, au tournant des XIXe et XXe siècles, l’intérêt pour le Lied semble avoir perduré. Dans ses Lieds de France, Catulle Mendès101 reprendra le mot 98 99

100 101

Ce poème est en fait une réécriture très libre du poème de Goethe An die Entfernte (‘A l’absente’). Cf. les Lieds que l’on retrouve dans deux recueils de Léon Vérane notamment, Le Livre des passe-temps (Paris, Emile-Paul Frères, 1930) et Avec un bilboquet (Solliès-Pont, Edition des Facettes, 1954). Revue des Deux-Mondes, 1846, T. 2. P. 134. C. Mendès. Lieds de France. Paris, Flammarion, 1892. E. Duméril signale, par ailleurs, que C. Mendès a également signé une traduction de Goethe (‘Ma voisine’) en 1859.

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pour proposer des poèmes en prose rythmée accompagnés de partitions. Gustave Kahn l’utilise dans ses Palais nomades102 comme titre d’une série de poèmes de longueur variable qui conjuguent une imagerie moyenâgeuse, germanique et orientale. Camille Mauclair en écrit également,103 qui seront mis en musique par Ernest Chausson.104 Le degré maximum de déterritorialisation du Lied est, semble-t-il, atteint lorsque, plus tardivement encore, on rencontre dans l’œuvre de Georges Courteline une rubrique Lieds de Montmartre,105 composée de deux séquences en prose (Les Météores et Panthéon-Courcelles), sans plus aucun rapport cette fois avec une quelconque inspiration lyrique d’outre-Rhin. Le ‘transfert’ du Lied en France nous fait assister à un phénomène assez proche de celui observé dans le cas de la poésie fugitive. Adopté par les poètes français qui plaquent sur ce nom une réalité bien différente de l’original allemand, le Lied naturalisé français change de qualité, tout comme l’élément ‘fugitif ’, plaqué sur la poésie allemande revint au début du XIXe siècle en France porteur d’un sens nouveau. La reterritorialisation d’objets culturels déterritorialisés n’est en effet possible, dans la majorité des cas, qu’au prix d’altérations souvent importantes du spectre qui était le leur dans le contexte culturel d’origine. S’il est arrivé, au cours du XIXe siècle, que des mélodies françaises (composées plus tardivement sur des poèmes français par E. Chabrier, par exemple, E. Chausson ou par C. Franck) prennent le titre de ‘Lied’, ce ne sera que pour toujours mieux reconnaître à quel point « le Lied germanique diffère profondément de la mélodie française ».106 Cet ‘autre chose’ irréductible propre au Lied demeura toujours plus perceptible aux musicologues, aux compositeurs ou aux librettistes français qu’aux poètes uniquement désireux de reproduire une forme accompagnée d’un ton plus ou moins chargé de lyrisme.

2.2 De la ‘veine nordique’ dans la poésie française au début du XIXe siècle Un aperçu macroscopique sur la traduction de la poésie lyrique allemande en français ne se résume pas à enregistrer des changements au plan de la fréquentation ou de l’adoption des genres poétiques. Il est également fort utile pour reconstituer une image d’ensemble des tendances culturelles de telle ou telle époque. Ainsi voulons-nous comprendre comment, culturellement parlant, dans la première moitié du XIXe siècle, la traduction a participé à cette rupture avec les

102 103 104 105 106

G. Kahn. Les Palais nomades. Paris, Tresse et Stock, 1887. P. 114–122. C. Mauclair. Emotions chantées. S.l., 1926. E. Chausson. Trois Lieder de Camille Mauclair, opus 27. G. Courteline. Théâtre, contes, romans et nouvelles, philosophie, écrits divers et fragments retrouvés. Paris, Laffont, 1990. P. 303–313. P. Brunel. P. 79.

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catégories et les contraintes du Classicisme, et à l’émergence d’autres questionnements (tout particulièrement ceux qui nourrissent le Romantisme) qui donnent le primat à l’imagination comme expression de la liberté humaine. Dans une Europe où les ‘nations’ commencent de plus en plus à s’affirmer, la France romantique et post-napoléonienne fait preuve d’une ouverture culturelle sans précédent qui se manifeste par un intérêt croissant pour la diversité des expressions artistiques, voire poétiques, venues de l’étranger. Ainsi s’explique sans doute la véritable vogue que connurent en France les poésies populaires écossaise, anglaise, allemande, scandinave, mais aussi grecque, serbe, etc., dont le catalogue de la Bibliographie de la France témoigne amplement. S’il est vrai que les références poétiques venues de l’Europe tout entière se multiplient dans la vie littéraire pendant la Restauration, l’attention pour la veine ‘nordique’, et surtout allemande, prend une ampleur particulière. A cette époque, justement, la communauté d’Allemands vivant à Paris est en plein essor. Sur les traces du baron Grimm, du docteur Mesmer, du manufacturier Oberkampf, du poète Heine ou du musicien Offenbach, environ sept mille Allemands vivent dans la capitale française au début du règne de Louis-Philippe, y constituant la première communauté étrangère. Les aristocrates français revenus de leurs années d’émigration ainsi que les anciens proscrits du régime napoléonien qui avaient souvent trouvé outre-Rhin une terre d’asile se font, de surcroît, les relais de ce regain d’intérêt de la France pour l’Allemagne. Trop souvent méconnus, les acteurs principaux de cette démarche en France furent tout d’abord les traducteurs de l’allemand, souvent poètes eux-mêmes, à une époque où, signe d’un certain modernisme, la valeur ajoutée de la référence allemande dans la littérature française était incontestable. On ne se privait d’ailleurs pas de la mettre en exergue. Ainsi, lorsque Philarète Chasles présente dans La Revue de Paris sa traduction d’un extrait du Titan de Jean Paul, il prend soin de préciser qu’il a conservé « l’étrangeté des locutions allemandes ».107 Dans la même revue, les poèmes écrits par Nicolas Martin ou Henri Blaze sont loués pour avoir su conserver l’« esprit allemand »108 ou « la grâce tout allemande de la pensée et de la forme ».109 De manière moins ostentatoire, d’autres poèmes portent en épigraphe une citation de Goethe, de Schiller, etc., rendant hommage à leur filiation. En effet, les motifs ressentis comme germaniques présents dans l’écriture de poètes français à l’œuvre entre 1820 et 1850 révèlent la notoriété dont jouit alors le lyrisme d’outre-Rhin. De l’importance qu’avait acquis cet univers durant plusieurs décennies de paix retrouvée témoignent, nous l’avons vu, les périodiques

107 108 109

Revue de Paris, mars–avril 1834, nouvelle série, T. 3. P. 235. Revue de Paris, juillet–août 1840, T. 19. P. 133. Revue de Paris, mars–avril 1842, 4e série, T. 4. P. 280.

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culturels, les anthologies littéraires ou les nombreux volumes de poésies publiés à cette époque : Depuis quelques années surtout, une tendance instinctive nous porte à tourner nos regards, nos espérances vers le sol germanique. Il se fait dans la poésie, dans la philosophie, les deux branches les plus intimes de l’esprit humain, un ébranlement irrésistible, spontané. […] De là ce parfum de sentiment, cette quiétude, cette contemplation d’esprit, cette souffrance méditative, cette vague rêverie, naturelle à toutes nos poésies […]110

Bien qu’émanant d’un collaborateur sérieux et plutôt averti de La France littéraire, une telle description, qui n’est d’ailleurs pas une exception à l’époque, fait visiblement une large part aux poncifs. Cette tendance à associer la germanité au ‘vague’ et à la ‘rêverie’, à faire de l’Allemagne, notamment, la terre du songe et de la poésie, s’est insensiblement imposée en France dans le prolongement des réflexions de Mme de Staël. Elle est, à n’en pas douter, un signe incontestable du malentendu, relayé par les nombreuses traductions de la littérature allemande, qui tend à s’installer de plus en plus solidement parmi les préférences du public français romantique. Si l’on reprend les expressions employées par le critique (‘sentiment’, ‘contemplation d’esprit’, ‘souffrance méditative’), ne trouve-t-on pas là, condensé, le programme de ce que l’on désigne communément en France par le terme de ‘Romantisme’ ? L’apport à la création littéraire française d’une imagerie littéraire conçue, à tort ou à raison,111 comme venant d’outre-Rhin, va nourrir l’inspiration des poètes romantiques et renforcer aussi bien la veine fantastique, morbide, voire macabre que la veine idyllique de leurs œuvres. Ils se rapprochent ainsi considérablement de modèles poétiques anglogermaniques, pour la plus grande fortune d’une poésie française alors en quête d’un souffle nouveau. Les références littéraires d’un Charles Nodier, par exemple, révèlent un univers très marqué aussi bien par le monde écossais que par le courant ‘werthérien’, auxquels l’essayiste dédie d’ailleurs deux cycles entiers de ses Contes112 et un texte consacré au fantastique en littérature.113 Incontestablement, à l’époque romantique, la France a assimilé et métamorphosé nombre de suggestions et de solutions poétiques étrangères dont elle a pris connaissance par le biais de la traduction. La littérature du nord de l’Europe, de l’Allemagne notamment, joua un rôle prépondérant dans les préférences des poètes, au point que des commentateurs accusèrent certains d’entre eux d’avoir voulu « dénationaliser la Muse » :

110 111

112 113

E. Falconnet. In : La France littéraire, 1834, T. 16. P. 28. On ne manquera pas de se reporter à l’analyse ironique par Heinrich Heine des effets de la ‘mode’ fantastique en France. Cf. H. Heine. L’Ecole romantique. Paris, Cerf, 1997. P. 103 et sq. Cf. C. Nodier. Contes. Paris, Flammarion, 1979. Cf. C. Nodier. Du Fantastique en littérature. In : Revue de Paris, novembre 1830.

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L’esprit littéraire ne resta pas suffisamment français ; on oublia que notre poésie ne peut guère se baigner dans le Rhin sans s’y noyer.114

Le ‘petit maître’ romantique Frédéric de Reiffenberg a le même aperçu : Mais ce n’est pas assez : il faut rester Français, De la France partout respecter le génie, Et ne point transporter la rude Germanie Dans les convulsions d’un vers prétentieux. D’un goût faux et bizarre essais pernicieux ! […] N’allez pas vous heurter contre le dur rocher Qui des sources du Rhin vous défend d’approcher, Et ne versez jamais, dût-elle être moins pleine, Les glaçons du Volga dans l’urne de la Seine: Tel est l’arrêt du goût. […]115

En dépit des réserves exprimées à plusieurs reprises sur la compatibilité entre le goût ou les préférences littéraires français et allemands, la ballade d’inspiration germanique ou même le Lied ont bel et bien pris pied dans la poésie française, s’y sont sédimentés, avant d’être restitués à l’Europe toute entière grâce à l’œuvre d’un Victor Hugo, d’un Gérard de Nerval ou d’un Paul Verlaine. Qu’ils fussent traducteurs ou non, nombre d’écrivains français de l’époque romantique se virent touchés de près ou de loin par ce réel engouement de la France des années 1820–1830. L’analyse de leurs créations le souligne souvent de manière inattendue, confirmant le changement de perception du poétique et de la poésie en France à cette période. Charles Nodier souligne lui-même explicitement avoir été parmi les premiers à pressentir ce tournant : Ce que je cherchais, plusieurs hommes l’ont trouvé depuis ; Walter Scott et Victor Hugo, dans des types extraordinaires mais possibles, circonstance aujourd’hui essentielle […] ; Hoffmann, dans la frénésie nerveuse de l’artiste enthousiaste, ou dans les phénomènes plus ou moins démontrés du magnétisme ; Schiller, qui […] avait déjà fait jaillir des émotions graves et terribles d’une combinaison encore plus commune dans ses moyens, de la collusion de deux charlatans de place, experts en fantasmagorie.116

Dès le début, l’œuvre des traducteurs de poésie allemande a favorisé la diffusion d’un certain nombre d’incitations poétiques et de clichés. Sans aucun doute, leur contribution fut l’un des vecteurs privilégiés du courant germanique dans les milieux littéraires français plus ouverts que jamais à la poésie lyrique d’outre-Rhin. Ces ‘petits maîtres’ se sont révélés des médiateurs d’autant plus importants que les

114 115 116

P. Limayrac. Revue littéraire. In : Revue des Deux-Mondes, 1844, T. 3. P. 1008. F. de Reiffenberg. Epître sur la Traduction. In : Poésies diverses. Paris, Dondey-Dupré, 1825. C. Nodier. Préface à la deuxième édition de Smarra (1832).

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auteurs consacrés, peu au fait des langues étrangères, furent sensibles à la littérature étrangère justement par leur intermédiaire. Ce fut notamment le cas d’Henri Blaze, de Xavier Marmier ou de Nicolas Martin qui, en outre, mettaient à profit leur activité dans la presse culturelle de l’époque pour faire connaître leurs créations au plus large public. Pas plus Blaze que Marmier ou Martin n’hésitèrent en effet à publier dans diverses revues des textes poétiques exaltant ouvertement une thématique à couleur allemande. Les pièces de lyrisme intimiste, voire idyllique, rappelant la forme du Lied, ou bien les ballades et leur univers de rêve et de fantasmagorie firent ainsi école dans l’œuvre de petits poètes germanistes qui, eux, avaient pu les connaître et les apprécier en version originale. Il n’est sans doute pas fortuit que dans sa rubrique « Sonnets et Chansons » de La Revue de Paris,117 les propres poèmes de Nicolas Martin figurent parmi ses traductions de Uhland. On y retrouve la même tendance à la forme courte, la même inspiration champêtre voire bucolique, et l’attention portée au spectacle de la nature et des saisons, qui rappellent bien les Frühlingslieder118 de Uhland, et que l’on retrouve aussi chez Wilhelm Müller, Eichendorff ou Heine : Don de l’aurore […] Cette aurore qui fit s’entr’ouvrir le bouton, Et le brouillard épais d’où sort le frais vallon, Sous un rayon de flamme, A dans mon coeur glacé fait éclore l’ardeur, Le rêve dans ma tête, et l’espoir dans mon coeur, Et cette chanson dans mon âme.119

Une pratique de décalque plus ou moins discret de la poésie lyrique allemande a pu jouer, par ailleurs, en faveur de la diffusion, imperceptible mais bien réelle, d’une veine poétique exaltant sous toutes ses formes une inspiration fantastico-morbide devenue très appréciée en France depuis l’introduction des romans ‘gothiques’ à l’anglaise (‘Gothic Novels’) et la traduction des premières versions françaises de l’œuvre d’E. T. A. Hoffmann vers 1830, notamment ses Contes fantastiques. Outre le cas, bien connu, de Charles Nodier qui fut très réceptif à cette nouvelle sensibilité, on relève les signes de la même imprégnation chez Henri Blaze, très au fait de la poésie d’outre-Rhin. Il est ainsi l’auteur de Rosemonde, un long poème traversé par l’imagerie nocturne de Faust et de Lénore. C’est une inspira-

117 118

119

Cf. Revue de Paris, juillet–août 1840, T. 19 ; Revue de Paris, novembre-décembre 1840, T. 24. Cf. Frühlingsahnung : « O sanfter, süßer Hauch ! / Schon weckst du wieder / Mir Frühlingslieder, / Bald blühen die Veilchen auch » (L. Uhland. Gedichte, vol. 1. Winkler. P. 31). Revue de Paris, novembre–décembre 1840, T. 24. P. 195–196.

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tion fort voisine qui se rencontre dans Claire,120 poème que le même Blaze publie dans La Revue de Paris et qu’il place explicitement sous le patronage de Schiller. L’épigraphe « Ich habe genossen das irdische Glück / Ich habe geliebt und gelebet » (‘J’ai joui du bonheur terrestre / J’ai aimé et j’ai vécu’121) donne le ton d’un texte de 31 strophes à la physionomie hétérogène, mêlant séquences discursives et sizains. Les images s’enchaînent dans un ensemble plutôt kitsch pour un regard critique. « Fille du souvenir et du pressentiment », Claire, la protagoniste, partie puiser de l’eau à la rivière, incarne la mélancolie. Soudain : Voilà que sur les eaux tout à coup apparaît Une couronne blanche, violette et rose, Si fraîche qu’elle semble au sein des flots éclose. […] On dirait que le fleuve, à force de bercer Cette image si douce, et si pure, et si blonde, Pour elle s’est épris d’un violent désir, Et qu’à cette heure, hélas ! d’adieux et de mystère, Sur ses bords enchantés il veut la retenir.

L’image du fleuve amoureux ou jaloux rappelle, – clin d’œil de l’auteur ? –, les contes germaniques et les légendes du Rhin, le fleuve mythique par excellence, peuplé de créatures surnaturelles et maléfiques, dont les Nixes. Selon l’iconologie encore en vigueur à l’époque, la couronne qui apparaît sur l’eau se voit par sa couleur violette associée à la mort.122 Laissant présager l’issue fatale,123 elle renforce l’atmosphère fantastique du poème. Ensorcelée et ensorcelante, cette couronne n’est pas sans jouer avec le souvenir d’un poème de Uhland, Die versunkene Krone, qui développe une image assez proche. Toujours dans la Revue de Paris, Xavier Marmier, ancien rédacteur en chef de La Revue germanique, publie lui aussi un poème qui revendique haut et fort son inspiration allemande : Légende d’Allemagne Louis doit quitter sa jeune Claire, Qui pleure en le voyant partir; Adieu, dit-il, adieu, ma chère, Bientôt j’espère revenir. Tiens garde cette violette, Garde-la jusqu’à mon retour ;

120 121 122 123

H. Blaze. Poésies. In : Revue de Paris, mars–avril 1842, 4e série, T. 4. P. 280. Notre traduction. Dans son Dictionnaire, exemple de J. J. Rousseau à l’appui, Littré précise que l’expression ‘les violettes’ désigne ‘la teinte livide de la mort’. Pensons ici à la couronne synonyme de mortalité (‘Sterblichkeit’) que donne la Mort à la jeune fille dans le poème Der Tod und das Mädchen im Blumengarten du recueil Des Knaben Wunderhorn de Brentano et Arnim.

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C’est la fleur timide et discrète, Le symbole de notre amour. Et puis il part, et son voyage Dure longtemps, oh ! bien longtemps. La pauvre fille, avec courage, Attend l’hiver et le printemps. Il revient, il cherche sa Claire ; Alors la violette, hélas ! Fleurit au bord du cimetière, Et Claire dort un peu plus bas.124

Chaque strophe de cette ‘légende’ utilise des motifs devenus déjà des poncifs qui rappellent Des Knaben Wunderhorn de C. Brentano et A. von Arnim : séparation du couple d’amoureux avec promesse de se revoir, violette symbolique donnée en souvenir, vaine attente de la jeune fille, retour du jeune homme qui ne retrouve qu’une tombe… Au final, Marmier n’oubliera pas d’introduire un autre topos, familier aux romantiques anglais et allemands, abondamment exploité par les Français aussi : le cimetière. La mort est ainsi omniprésente jusqu’à l’euphémisme du dernier vers : « Claire dort un peu plus bas ». Tout nous rappelle la trame similaire de la ballade Robert et Clairette de Tiedge traduite par Nerval, qui aurait pu servir d’inspiration au poème de Marmier : […] La source du bocage coule et coule toujours […]. Le bien-aimé ne revient pas […]. Un an écoulé, Robert revint […]: sa bien-aimée n’est plus, il l’apprend et s’en va reposer auprès d’elle.125

L’engouement pour l’univers lyrique allemand ne se borna toutefois pas à toucher les spécialistes ou des germanistes parfois poètes à leurs heures. L’œuvre d’écrivains aujourd’hui méconnus ou oubliés, mais qui jouirent en leur temps d’une certaine notoriété intellectuelle, en porte également la trace. Certains, parmi les Romantiques français qui tentèrent d’acclimater dans leurs œuvres le fantastique hoffmannien, donnèrent dans le genre ‘frénétique’.126 Le phénomène est particulièrement visible dans les nombreuses réexploitations de l’histoire de Lénore que l’on trouve en France au cours des années 1830–1840. Emile Deschamps ou Pierre Baour Lormian, parmi d’autres, se sont complus dans cette veine :

124 125 126

Revue de Paris, novembre–décembre 1840, T. 24. P. 121. G. de Nerval (1996). P. 256. Cf. le ‘cycle frénétique’ dans les Contes de Charles Nodier. Voir l’essai de J. L. Steinmetz (1978).

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La Nuit des Morts C’était la nuit des morts, cette nuit redoutée Où dans son lit étroit la vierge épouvantée S’émeut au moindre bruit qui trouble son sommeil ; Tandis que, s’échappant de sa froide demeure, Quand l’airain du clocher sonne la douzième heure, Apparaît le Vampire ivre d’un sang vermeil. […]127 La Noce de Léonor Roule galop !… Roule, folle tempête ! J’entends le coq ! – Allons, sans qu’on s’arrête, Allons ! c’est là-bas votre fête ! Là-bas, les noces de l’enfer !128

A la faveur surtout des traductions de Lénore, les topoï fantastiques ou macabres de l’imaginaire nordique commencèrent également à se diffuser dans la province française, y compris dans le Midi, bien loin des cénacles parisiens ou des milieux alsaciens naturellement plus proches de l’Allemagne. C’est ce que révèle, dans la Revue du Midi, Les Noces d’un squelette sous la signature d’I. Latour,129 poème qui reprend le thème médiéval, connu surtout par l’intermédiaire de nombreuses gravures allemandes,130 de la jeune fille courtisée par la Mort.131 Les ‘chansons’ de la Mort, qui interrompent ponctuellement le récit, rappellent souvent la figure méphistophélique dans Faust : Les Noces d’un squelette […] Pauvre jeune fille égarée, Qui viens ici toute parée Au lieu de te couvrir de deuil ; Quitte la robe nuptiale, Pour revêtir le linceul pâle, Pour te coucher dans le cercueil.

127 128

129 130 131

P. Baour-Lormian. La Nuit des morts. Ballade. In : Légendes, ballades et fabliaux, vol. 1. Paris, Delangle frères, 1829. E. Deschamps. La noce de Léonor. In : Oeuvres complètes, Poésie (2e partie). Paris, Lemerre, 1872. P. 63–64. Dans ce poème, le dialogue entre le spectre et la mariée est tout à fait dans le prolongement de la Lénore de Bürger. I. Latour. Les Noces d’un squelette. In : La Revue du Midi, juillet–décembre 1833, T. 3. P. 205–206. Cf. L’Homme et la Mort, danses macabres de Dürer à Dali. Paris, Goethe Institut, 1985. Cf. P. Ariès. Essai sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Age à nos jours. Paris, Seuil, 1975.

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Si l’importation d’un fantastique ‘septentrional’, au sens le plus général du terme, est bien réelle, c’est malgré tout l’expérience allemande qui, suscitant un très vif intérêt des Français durant le Romantisme, éveilla en eux le désir de retourner aux sources populaires de leur propre inspiration poétique. Dans ce prolongement se virent alors réexploités des genres jusque-là un peu délaissés tels que la légende ou le fabliau. Ainsi, la recherche d’une poésie populaire typiquement française, à l’égal des chansons allemandes, fut un point de convergence supplémentaire des grandes signatures poétiques de l’époque avec le lyrisme d’outre-Rhin : On ne donnerait pas du romantisme une idée inexacte si on le décrivait comme une glorification de la chanson populaire. Un genre vivace, mais quelque peu méprisé, fait son entrée dans la littérature et y produit nombre d’effets.132

On notera que chez Sainte-Beuve, Charles Nodier, Victor Hugo, Gérard de Nerval, pour ne citer que quelques noms importants, le courant lyrique venu d’Allemagne avec les poèmes de Bürger, les poètes souabes (Uhland notamment) et H. Heine, compta parmi les incitations décisives pour se réapproprier un patrimoine poétique populaire presque tombé dans l’oubli en France depuis la Renaissance. Il est évident qu’au contact de la poésie allemande traduite, la poésie française a emprunté et développé non seulement des thèmes mais aussi de nouvelles catégories esthétiques. Le morbide, l’idyllisme, le sentimentalisme sont pour les contemporains du Romantisme des ‘labels outre-Rhin’, au même titre que l’image des margraves, des burgraves, des conseillers auliques et autres blondes Gretchen. On trouvera même, chez Xavier Marmier133 et Nicolas Martin,134 l’inclusion de mots allemands au milieu de vers qui demeurent par ailleurs de facture plutôt classique. Avec la causticité qui le caractérise, et dont il a donné à plusieurs reprises de brillants exemples, Alfred de Musset ne se privera pas d’en sourire : Mais Cotonet, par-dessus tout, préfère trois mots dans la langue moderne. […] Le premier de ces mots est : morganatique ; le second, blandices, et le troisième… le troisième est un mot allemand.135

Au-delà de l’ironie, l’observation de Musset est révélatrice du fond de réalité dont elle se fait l’écho. Il est vrai que sous l’impulsion de toute une frange cultivée de la société, souvent mise en contact avec la production intellectuelle allemande à la faveur de contingences historiques, l’Allemagne a pris dans la France de la Restauration et de la Monarchie de Juillet une place culturelle de tout 132 133 134 135

J. L. Backès (1994). P. 199. Cf. X. Marmier. Chansons aux bords du Rhin. In : Nouvelle Revue germanique, 1834, T. 17. P. 77. Cf. N. Martin. Sonnets et chansons. In : Revue de Paris, 1840, T. 17. P. 133 et sq. A. de Musset (1854). P. 286.

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premier plan. Les Belles-Lettres, mais aussi les sciences humaines au sens large, en portent la trace évidente.136 Pour certains poètes français de la première moitié du XIXe siècle, la référence germanique, qu’elle s’effectue sous forme d’allusions, de motifs ou de mots allemands importés tels quels, est progressivement devenue garante d’une haute teneur poétique. La poésie de l’époque est peut-être le domaine de la littérature où l’empreinte allemande rencontra l’écho le plus profond. En effet, s’il a inspiré de nombreux écrivains en recherche de nouveaux sujets et thèmes littéraires à une époque cruciale de transition, le souffle lyrique des poètes allemands a su aussi travailler en profondeur et en finesse les arcanes de l’écriture des poètes français.

3. L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle – Quelques aspects ‘microscopiques’ L’engouement pour l’Allemagne dans les années 1820–1850 s’accompagne d’une forte demande éditoriale, qu’il s’agisse de comptes rendus d’ouvrages parus outreRhin, d’articles informatifs sur des sujets ciblés sur l’Allemagne, ou de traductions. Cette nécessité de répondre aux demandes croissantes d’un lectorat intéressé par les réalités intellectuelles allemandes met la langue française au défi. Parvenir à des solutions de traduction inédites est le résultat d’un effort constant des traducteurs pour restituer une expression poétique souvent très éloignée de leur propre tradition. La poésie française pouvait d’autant moins rester imperméable à ce flux d’apports poétiques qu’elle était elle-même en quête d’un nouvel élan lyrique. Outre les convergences thématiques ou iconographiques volontairement évoquées ici de la manière la plus brève en raison du nombre d’études déjà existantes,137 l’apport de la traduction de la poésie allemande à la poésie française est également identifiable à un autre degré de profondeur, dans les zones plus imperceptibles de la construction lyrique qui ont souvent échappé au regard de la critique littéraire. Dans quelle mesure les évolutions indiscutables qu’a connu la poésie du XIXe siècle français peuvent avoir été suscitées par l’importation de poètes étrangers en traduction ? Un si grand volume de textes traduits aurait-il pu ne pas laisser de traces, ne pas inspirer de réactions en France ? Il semble bien au contraire

136 137

Cf. M. Espagne (1997). Cf. C. Dédéyan. Victor Hugo et l’Allemagne. Paris, Minard, 1964 ; C. Dédéyan. Gérard de Nerval et l’Allemagne, 3 vol. Paris, SEDES, 1957. Cf. également M. Schneider. L’Ombre perdue de l’Allemagne. Paris, Grasset, 1999.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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que sur de nombreux plans, la fréquentation des lyriques allemands, pour ne s’en tenir qu’à ce cas précis, ait joué un rôle non négligeable dans une nouvelle approche des poètes et de la poésie. Que l’on n’ait pas pris le temps jusqu’ici de s’arrêter sur l’activité des traducteurs peut paraître d’autant plus surprenant que pour certains poètes du XIXe siècle déjà, la traduction et l’importation en français de thèmes poétiques étrangers étaient vécues en conscience comme d’importants facteurs de renouvellement. Emile Deschamps n’allait-il pas jusqu’à affirmer que jusqu’à ce qu’il se présente un ‘génie inventeur’, les traducteurs devaient avoir la parole ? Gérard de Nerval tenait des propos similaires : Les jugements tout faits n’avancent rien en littérature ; des traductions fidèles peuvent, je crois, davantage.138

Quels sont donc ces ‘pouvoirs’ de la traduction ? Des innovations significatives sont-elles identifiables dans les œuvres poétiques des écrivains ayant fréquenté la traduction ? Acteurs essentiels de la vie littéraire durant la période romantique, ces traducteurs comptèrent parmi les instigateurs d’un renouveau poétique sans précédent et se rallièrent sans hésitation à Victor Hugo qui annonçait alors avec solennité l’arrivée de temps nouveaux : […] l’âge de l’épopée touche à sa fin. […] Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.139

De fait, vers libérés, vers accentuels, poèmes en prose s’installent dès la première moitié du XIXe siècle dans la pratique des poètes comme des solutions nouvelles et poétiquement valables. Il n’est pas interdit de penser que la traduction poétique a pu favoriser certaines de ces innovations.

3.1 Des vers mêlés aux vers libérés Les vers dits ‘libérés’ se caractérisent par une relative liberté prosodique. Toutefois, ils sont employés dans des ensembles où des schémas de rimes demeurent et où le mètre des vers compte parmi les types les plus connus (décasyllabe, octosyllabe, alexandrin). Bien avant Rimbaud, Verlaine ou Mallarmé qui en firent usage, dans les années 1840, des poèmes entiers sont écrits en vers libérés, comme en témoigne l’exemple suivant :

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G. de Nerval (1989). P. 264. V. Hugo. Préface de Cromwell. In : Oeuvres complètes, T. V. Paris, P. Ollendorf, 1882. P. 5.

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Si des autres les os allaient tomber sur elle, Dans sa maison construite sans truelle ; Si pour la voir encor j’allais être obligé De chercher dans ces os, son corps inanimé Qui ne répondrait plus A mes cris, à mes larmes ; […] Si je ne reconnaissais pas sa bouche ! Si sa figure était farouche ! Si déjà ses traits étaient ravagés ! Si ses beaux yeux étaient rongés ! Si ses dents étaient serrées ! Sous ses lèvres crispées ; Ses lèvres grimaçant, ses dents grinçant d’horreur ! Si sa poitrine était ouverte, Et sa langue découverte, Par son cou déchiré, pendant, Et sa gorge saignant ! Je crois que j’aurais peur.140

Xavier Forneret (1809–1884), l’auteur du poème, compte au nombre de ces minores de la lyrique française, qui, tels Petrus Borel, Philothée O’Neddy, Jules Lefèvre-Deumier, et bien d’autres, bien plus que les poètes consacrés, ont souvent été dans un contact très proche avec les littératures étrangères. Si la description macabre – non dénuée d’ironie – est, on l’a vu, assez peu originale pour l’époque, l’intérêt de ce poème réside dans ses audaces métriques qui l’éloignent des canons traditionnels de la versification française. Séquences de longueur inégale, rimes irrégulières (plates pour la plupart) réservent quelques surprises. Au vers 13 par exemple, la rime à ‘horreur’ se fait attendre pendant cinq vers ; le ‘mariage’ rime féminine/rime masculine est globalement respecté, sauf aux vers 3–4–5 et aux vers 16–17–18. Des alexandrins côtoient assez imprévisiblement des octosyllabes, des décasyllabes, des vers de 6 ou 7 syllabes. Certes, Corneille ou La Fontaine, et le chevalier de Parny au XVIIIe siècle, avaient déjà expérimenté en leur temps un procédé assez proche.141 Lamartine et Musset142 s’y essayeront également. Plus audacieux ici – et justifiant peut-être le terme de vers ‘libérés’ – est l’usage de vers identiques du point de vue syllabique, mais divergents métriquement. Ainsi, le décasyllabe au vers 2 est-il coupé 4–6, quand le décasyllabe au vers 7 « Si je ne reconnaissais pas sa bouche ! », n’a pas de cé-

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X. Forneret. Vapeurs, ni vers ni prose. Paris, Duverger, 1838. On parlait durant le Classicisme de ‘vers mêlés’. Signalons que dans ses longs poèmes en alexandrins (Octave, Namouna, Le Saule), à l’exemple de La Fontaine qu’il admire, Alfred de Musset ne s’impose pas davantage un schéma de rimes précis. Cf. A. Vaillant. Pour une poétique de la parole versifiée. In : Alfred de Musset – Poésies. Société des Etudes Romantiques, SEDES, 1995.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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sure du tout. C’est bel et bien un vers libre, isolé dans l’ensemble relativement homogène des vers réglés. On comprend dès lors mieux le titre du recueil de Forneret dont est extrait ce poème : Vapeurs, ni vers ni prose. Cet entre-deux, voire cette indécision entre le vers et la prose, font l’originalité et la modernité d’une œuvre singulière, pratiquement oubliée aujourd’hui. On pourrait presque penser qu’un tel texte passerait facilement pour la traduction d’un poème anglais ou allemand. Ainsi qu’on a déjà pu le constater, des traducteurs de la poésie lyrique d’outre-Rhin comme Elise Voïart ou Alphonse Darnault, pour ne pas parler de nombreux anonymes, ont souvent déployé des stratégies d’écriture qui s’apparentent au vers libéré ou au vers libre pour traduire tel poème de Schiller ou de Bürger. Alors traduction ou poème original ? La question paraît aujourd’hui légitime car, nous l’avons vu à plusieurs reprises, l’incertitude sur la nature même des textes poétiques publiés était alors assez fréquente.143 Le couplage chez X. Forneret d’une métrique hétérogène avec une thématique où l’on peut reconnaître la touche des romans noirs anglais et des ballades fantastiques allemandes laisse à penser que l’influence nordique, et plus spécifiquement germanique, était déjà suffisamment répandue à cette date (1838), dans les milieux littéraires français, pour exercer quelque influence sur le choix de ressources métriques inhabituelles afin d’accompagner ce renouveau. De même, le regain d’attention dont jouit le vers accentuel durant cette période peut être interprétable comme une conséquence possible de la traduction de la poésie étrangère, notamment allemande.

3.2 Un vers accentuel français ? L’intérêt pour le vers accentuel (c’est-à-dire dont la scansion ne repose plus sur le compte des syllabes) remonte en France à la Renaissance, quand certains poètes voulurent imiter la prosodie des vers grecs et latins.144 Ils s’étaient toutefois heurtés à un problème de taille en traitant la quantité vocalique des syllabes en usage dans la métrique antique (où seule importe la longueur ou la brièveté d’une syllabe) comme un schéma d’accentuation, à la manière des langues anglaise, allemande, italienne, russe, etc. Etant donné que la simple combinaison de longues et de brèves à l’image du latin ou du grec ne saurait être fonctionnelle en français où la quantité vocalique n’est pas un principe discriminant,145 la tenta143 144

145

Cf. T. Gautier (1991). P. 135. Agrippa d’Aubigné, Antoine de Baïf, Jodelle et même Clément Marot avaient alors tenté de sortir de la versification française syllabique pour explorer de nouveaux mètres. Cf. E. Etkind. P. 134. En dépit d’oppositions phonologiques encore pertinentes à certaines époques et dans certaines régions de France qui rendent problématique la notion de ‘français’ en général.

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tive avait tourné court.146 Pourtant, s’il ne s’appuyait pas sur un savoir linguistique théorique, Baïf semblait bien avoir eu une intuition qui paraît tout autant valable pour la langue de son temps que pour la nôtre :147 le fait que l’accent tonique existe en français, même s’il ne peut donner lieu, dans la conversation courante, qu’à des réalisations plus ou moins discrètes.148 Au XIXe siècle, le débat autour du vers accentuel n’est pas absent de la scène poétique. Plusieurs traités de métrique paraissent dans les premières décennies du siècle, qui développent des théories favorables à l’hypothèse d’un vers accentuel français.149 A la fin des années 1840, Louis Quicherat aborde à son tour le problème dans un ouvrage de synthèse, pour constater que ce type de vers n’est pas du tout impossible en français. Si l’on distingue soigneusement l’‘accent’ de la ‘quantité’, autant le vers ïambique ou trochaïque que la strophe saphique seraient, à ses yeux, adaptables dans la langue de Voltaire : Malgré le peu de fixité de la prosodie française, on peut faire dans cette langue des vers hexamètres, pentamètres, saphiques, etc., comme les autres langues modernes en font. En effet, si par le mot prosodie, on a voulu désigner les accents, les accents de la langue française sont aussi fixés que ceux des autres langues modernes, et ceux des langues grecques et latine ; on sait que tous les mots français ont l’accent sur la dernière, à l’exception des mots terminés par un e muet, qui l’ont sur la pénultième. Si par le mot prosodie on a voulu désigner la durée respective des syllabes, on peut faire à ce sujet une observation bien simple : la prosodie des langues italienne et espagnole est, au moins, aussi peu fixée que celle de la langue française ; mais en italien et en espagnol, on peut faire des vers hexamètres, etc. ; donc, on pourra en faire de même en français […].150

Ce texte constitue une mise au point qui répond par avance aux objections formulables sur la nature de l’accent en français (qui n’est pas phonologique, à la différence d’autres langues modernes comme l’italien ou l’espagnol) et sur les contraintes prosodiques de notre langue. En dépit de l’exhortation lancée à ses contemporains que l’accent joue, dans les vers mesurés, le rôle de la quantité,

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Des tentatives analogues sont également observables en espagnol où des poètes du XVIe–XVIIe siècle, tel Manuel de Villegas (1589–1669) tentent d’acclimater la strophe saphique (‘estrofa sàfica’), et en italien, où Giosué Carducci (1835–1907) reprenant la tendance de la Renaissance italienne à la ‘Poesia metrica’, développa une poésie dite ‘Poesia barbara’. (Cf. H. Blank. Kleine Verskunde. Heidelberg, Carl Winter, 1990. P. 58.) Cf. J. L. Backès. Peut-on faire passer une frontière à une forme métrique ? In : Frontières et passages. Les échanges culturels et littéraires. Etudes de Littérature Générale et Comparée, PU Rouen, 1999. Le commentaire d’E. Littré dans la définition que son Dictionnaire donne du mot ‘accent’ ne souffre, pour sa part, d’aucune ambiguïté : « Le français, quoi qu’on en ait dit, a un accent très marqué. […] Le vers français, comme le vers italien, anglais ou allemand, est fondé sur l’accent aussi bien que sur le nombre des syllabes. » Cf. J.-M. Gouvard (1996). L. M. Quicherat. Traité de versification française. Paris, Hachette, ²1850.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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on regrettera que Quicherat, en 1850, ne cite aucun exemple qui vienne illustrer cette possibilité. N’est-il pas possible d’en trouver au moins quelques indices chez certains poètes de l’époque romantique ? L’apport du récitatif italien depuis Lully, la redécouverte des chansons populaires traditionnelles et des poètes du XVIe siècle, la traduction des poètes anglais ou allemands en France ont, en effet, grandement contribué à faire prendre conscience de possibilités encore inexploitées de la prosodie française.151 L’intérêt pour la forme poétique de la chanson coïncide dans la première moitié du XIXe siècle, chez plusieurs poètes, avec une recherche autour du principe accentuel dans le vers français. Cela n’est pas de nature à nous surprendre : la question du vers tonique engage en effet constamment celle du ‘lyrisme’ tout entier dont elle est fondamentalement solidaire comme élément d’une indissoluble synthèse.152 Si certains spécialistes du vers français153 ancrent leurs analyses dans un cadre essentiellement isosyllabique, l’hypothèse de l’existence d’un vers accentuel en français demeure encore aujourd’hui une question d’actualité abondamment débattue par linguistes et/ou métriciens,154 voire même par les traducteurs.155 Certaines prises de position diffèrent ainsi sensiblement du discours le plus communément répandu : Sans doute est-il possible de donner à chaque syllabe en français une valeur presque égale, mais la syllabation n’a rien de poétique. Le vers syllabique devient harmonieux quand il est aussi un vers rythmique.156 […] Rien n’empêche, par conséquent, de revenir au vers métrique ni de scander de façon métrique la plupart de nos vers dits syllabiques. La structure rythmique effective de telles dictions reste un champ d’études pratiquement inexploré.157

Dans les années 1960, l’Allemand Theodor Elwert158 se bornait à constater l’échec des tentatives d’écriture de vers quantitatifs en France au XVIe siècle. Mais quelques décennies plus tard, son compatriote Hugo Blank159 croit utile de se de-

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J. L. Backès (1999). P. 25. Cf. S. Coculesco. Essai sur les rythmes toniques du français. Paris, PUF, 1925. Cf. J. Tamine. Sur quelques contraintes qui limitent l’autonomie de la métrique. In : Langue Française, n° 49, 1981 ; J. M. Gouvard. La Versification. Paris, PUF, 1999. Cf. B. de Cornulier. Théorie du vers : Rimbaud, Verlaine, Mallarmé. Paris, Seuil, 1982 (not. p. 285–287) ; B. de Cornulier. La place de l’accent, ou l’accent à sa place : position, longueur, concordance. In : Le Vers Français : Histoire, théorie, esthétique. Textes recueillis par Michel Murat. Paris, Champion, 2000. On renverra ici aux traductions d’André Markowicz qui a traduit tout Catulle en vers mesurés à l’antique. Voir Le Livre de Catulle, traduit et présenté par A. Markowicz. Lausanne, L’Age d’Homme, 1985. B. Dupriez. Gradus. Les procédés littéraires. Paris, Ed. 10/18, 1984. P. 471. B. Dupriez. P. 468. T. Elwert. Traité de versification française des origines à nos jours. Paris, Klincksieck, 1965. H. Blank. P. 55 et sq.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

mander plus clairement si le vers des langues romanes a un rythme nettement défini. Cette fois, la réponse est plus précise : Si le vers des langues romanes ne présente pas de rythme fixe, cela ne signifie pas pour autant que les quatre rythmes fondamentaux, l’iambe, le trochée, le dactyle et l’anapeste, lui soient étrangers. Tout au contraire : ces rythmes fondamentaux sont partout présents.160

Les exemples proposés par H. Blank, pris à dessein chez Boileau, Racine, ou même La Fontaine, semblent mettre en évidence l’existence de patrons rythmiques dans les vers français classiques, qui donnent lieu à des effets stylistiques non dénués d’intérêt. A propos de La Fontaine, et même s’il souligne que le cas doit être lu avec beaucoup de réserve, Blank relève tout au long de sa lecture de la fable Le Corbeau et le Renard, des parallélismes de rythme et d’accent qui, selon lui, ne sont pas dus au hasard.161 Ce point de vue rejoint celui de Roger Pensom,162 métricien anglais qui a étudié dans un ouvrage fort documenté la fonction stylistique de l’accent en français, qu’il croit découvrir aussi bien dans les vers de Racine que chez Verlaine.163 En réponse aux remarques de J. M. Gouvard sur le caractère ‘non-métrique’ du vers libre, R. Pensom apporte des arguments troublants en faveur de l’existence en français d’un accent ‘intraphrasal’ (différent de l’accent de fin de groupe syntaxique) qui constituerait « le principe structurant du vers français »,164 y compris dans le cas des vers sans césure. Son analyse approfondie du rapport entre la limite de mot et celle de la syllabe dans les chansons de geste et dans un corpus de près d’un millier d’hémistiches pris au hasard dans l’œuvre de Racine étaye avec conviction l’hypothèse d’une « identité prosodique »165 du mot en français, fondée sur le principe d’un accent alternant sous-jacent.166 Roger Pensom n’a pas été le seul à attirer l’attention des spécialistes sur la possibilité d’une analyse accentuelle des vers français. Lui-même se place sous le

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H. Blank. P. 58. Notre traduction. Faut-il rappeler ici que, tout au long du XIXe siècle, les professeurs allemands qui enseignaient le français scandaient dans leurs classes de façon rythmique les vers de Racine, Voltaire, etc., qu’ils donnaient à lire à leurs élèves ? (Cf. H. P. Thieme. Rhythm. In : Mélanges d’histoire littéraire générale et comparée offerts à F. Baldensperger [1930]. Genève, Slatkine, 1972, vol. 2. P. 178. R. Pensom. Accent and Metre in French. Berne, Peter Lang, 2000. R. Pensom. The Stylistic Function of Metre in Some Imparisyllabic Lyrics of Verlaine. In : French Studies, n° 49, 1995. R. Pensom (2000). P. 121. R. Pensom (2000). P. 18. L’hypothèse émise par R. Pensom d’une alternance de l’accent se fonde sur une étude approfondie de textes choisis dans des époques différentes (la chanson de geste, Racine) et sur des textes mis en musique (Quinault et Lully, Verlaine et Fauré), où l’accent intraphrasal et l’ictus musical (temps fort de la mesure) entrent en exacte corrélation.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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patronage du linguiste belge Paul Verluyten dont la thèse a précisément eu pour objet le postulat de l’existence d’un accent intraphrasal. Sans aller aussi loin que son collègue britannique qui tend à promouvoir l’accent prosodique au rang d’accent métrique, Verluyten distingue très nettement le niveau prosodique du niveau métrique, tout en affirmant l’existence d’une intime corrélation entre les deux, s’il est vrai que toute catégorie métrique a son équivalent dans une structure prosodique de la langue. Autrement dit, la métrique d’un texte n’est perceptible à l’auditeur que quand elle dérive des structures prosodiques de la langue telle qu’elle est parlée. Ce qui revient à dire que c’est la prosodie qui dicte sa loi à la métrique et non l’inverse. L’apport de Paul Verluyten d’une part et de Roger Pensom d’autre part est susceptible de réévaluer en profondeur les études sur le vers français. L’approche de Verluyten a d’ailleurs suscité un vif intérêt international dans le milieu des linguistes et des métriciens.167 Toutefois, force est de reconnaître que de nos jours encore, les travaux de R. Pensom demeurent peu connus en France et ceux de P. Verluyten sont à peine moins ignorés. Jean-Louis Backès n’a pas manqué de s’interroger sur les raisons d’être de cette ‘résistance’ : Il y a d’intéressantes recherches à faire, pour un comparatiste, sur le jeu des idéologies dans une discipline apparemment aussi innocente que la poétique. La métrique elle-même n’est pas pure de toute politique, loin s’en faut.168

Il semblerait pourtant que dans d’autres littératures, notamment allemande, la métrique soit ‘naturellement’ comprise comme une réalité multiple, susceptible de revêtir des aspects divers selon les œuvres, voire selon les périodes d’écriture d’un poète. Le cas de Goethe est ainsi des plus révélateurs. N’a-t-il pas écrit des vers libres, des vers accentuels purs (c’est-à-dire où seul le nombre des accents est fixe, le nombre de syllabes atones restant à la discrétion du poète), des hexamètres homériques, des vers dits ‘syllabotoniques’ (qui fixent également le nombre des syllabes atones) comme le pentamètre ïambique ? La poésie allemande présente d’autres illustrations de cette souplesse métrique, comme en témoigne l’exemple de Hölderlin, aussi à l’aise dans le vers saphique, la strophe asclépiade que dans le pentamètre ïambique ou l’hexamètre.169 Sans prétendre ici étayer ou relativiser l’hypothèse générale de l’existence d’un accent rythmique intraphrasal en français, il s’agira plutôt de mettre en lumière les effets qu’une situation de décentrement linguistique provoquée par la traduction a pu avoir dans la prise de conscience des possibilités poétiques de l’accent

167 168 169

Cf. Métrique française et métrique accentuelle. In : Langue Française n° 99, 1993. J. L. Backès. Poétique comparée. In : Précis de littérature comparée. Paris, PUF, 1989. P. 90–91. On trouverait des exemples analogues chez Pouchkine et dans d’autres traditions littéraires, pas seulement européennes.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique française au XIXe siècle

chez certains poètes français au XIXe siècle. En effet, il n’est pas sans intérêt de noter que nombre de poètes ‘expérimentateurs’ vers les années 1850 étaient euxmêmes des traducteurs ayant eu un contact assez proche avec la poésie allemande ou avec d’autres métriques. Or la question du lien pouvant exister entre la pratique de la traduction des poètes à l’époque romantique et le questionnement sur l’accent comme réalité prosodique et métrique n’a jamais été vraiment soulevée par les commentateurs, alors même que certains indices concrets tendent à accréditer son existence. Les traducteurs français de la période romantique ont-ils pu confusément susciter de nouvelles orientations poétiques ? L’hypothèse que, telle un catalyseur, la traduction ait pu faire surgir dans l’œuvre de certains d’entre eux des traits plus ou moins conscients de métrique accentuelle est d’autant plus tentante que pratiquement au même moment, on l’a vu, des linguistes et des métriciens170 s‘interrogeaient sur la possibilité d’un tel type de vers en français. C’est ainsi qu’André van Hasselt, à la fois poète et traducteur belge francophone, est apparu particulièrement soucieux de réactiver le principe accentuel dans la prosodie française et d’écrire des vers suivant à la lettre les règles syllabotoniques. Il est probable que les Belges, de même que les Suisses ou les Alsaciens, ont eu, par leur culture et leur intense activité de traduction, une proximité réelle avec la poésie allemande qui a fait d’eux des médiateurs de premier plan. La recherche métrique de Van Hasselt n’en est que plus significative. Elle confirme de manière éclatante le rôle que la traduction est susceptible d’avoir eu sur l’écriture d’un poète, qui, devenu familier de la prosodie allemande, a à son tour tenté d’apporter des solutions de renouvellement à la versification française.171 On se tromperait grandement en supposant que les poètes belges francophones étaient seulement connus d’un cercle d’initiés outre-Quiévrain. Faut-il rappeler que, par exemple, l’anthologie de poésie allemande d’E. Wacken se trouvait dans la bibliothèque de Victor Hugo avec lequel, par ailleurs, Van Hasselt lui-même entretenait une correspondance suivie ? Il est assez troublant d’apprendre que lors de ses visites fréquentes à Paris, Van Hasselt a tenté d’initier le grand poète

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171

Cf. M. F. C. Vaultier. Analyse rythmique du vers alexandrin en français. In : Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres, Caen, 1840 ; E. du Méril. Essai philosophique sur le principe et les formes de la versification. Paris, 1841 ; L. Quicherat. Traité de versification française. Paris, Hachette, 1850 (reprend et actualise le Petit Traité de versification française paru chez Hachette en 1833). Van Hasselt revendique lui-même sa dette germanique, soulignant que « si beaucoup [des sujets de ses poèmes] m’appartiennent en propre, beaucoup d’autres sont des reproductions plus ou moins modifiées d’idées recueillies à droite et à gauche dans mes voyages, à travers les pays d’outre-Rhin ou à travers les littératures étrangères. » (A. van Hasselt. Le Livre des paraboles. Namur, Wesmael-Charlier, 1872. Cité par L. D’hulst. 2000b. P. 135). Cf. également M. Reichert (1933).

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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français aux vertus de la prosodie accentuelle. Admirant l’harmonie des poésies du XVIe siècle, il y trouve des raisons rythmiques : […] partout la 3e syllabe du vers de 7 syllabes est longue ; et cela doit être ; c’est une règle de la prosodie allemande, règle fondée sur l’harmonie […] J’ai eu l’occasion, lors de mon voyage à Paris, de faire cette observation à Hugo, en lui montrant une pièce de mon recueil dans laquelle le vers de 7 syllabes a toujours la 3e longue.172

On peut donc supposer que fréquentant V. Hugo (qu’il aidera notamment lors de son passage en Belgique sur le chemin de Jersey), André van Hasselt jouissait au moins d’une certaine notoriété dans des cercles littéraires qui ont ainsi pu connaître quelques-unes de ses ‘expérimentations’. Dans ses Oeuvres, André van Hasselt,173 « convaincu de l’impérieuse nécessité d’une réforme radicale dans le vers lyrique »,174 publie des traductions de poésie allemande pour lesquelles il a lui-même prévu un schéma syllabotonique strict.175 Il se différencie ainsi de son compatriote E. Wacken, par exemple, qui, lorsqu’il traduit, se contente surtout, pour sa part, de jouer ponctuellement sur des effets de variation rythmique. Van Hasselt confirmera sa volonté d’explorer le vers accentuel en proposant aussi des poésies écrites suivant un schéma de vers dont il précisera chaque fois le paradigme : Chanson de Printemps v/vv/v v/vv/ (deux amphibraques) Les fleurs sont écloses, Les fleurs du printemps. Hélas ! mais ses roses Ne durent qu’un temps. O terre des hommes, Où rien n’est certain,

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A. van Hasselt. Lettre à L. Alvin (1877). Citée par L. D’hulst. 2000a. P. 15. Il est l’auteur de traductions diverses (Goethe, W. Müller, Oettinger, Fr. Kind, etc.) qui sont rassemblées dans Oeuvres : Poésie et Prose (Bruxelles, 1876). A. van Hasselt (1860). Préface. P. 4. « Ma guitare douce et tendre /v/v/v/(v) Chante et pleure aussi /v/v/ Viens, ma belle, viens l’entendre /v/v/v/(v) Puis descends ici… » /v/v/ (L. Rellstab. Cf. le texte original : / « Leise flehen meine Lieder / Durch die Nacht zu dir; / In den stillen Hain hernieder, / Liebchen, komm zu mir ! […] »)

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Comme elles, nous sommes Des fleurs d’un matin. La rose s’effeuille Sous l’aile des vents. La tombe recueille Le bruit des vivants. Tout passe, tout change, La nuit suit le jour. Tout meurt, ô mon ange, Mais non mon amour.176

A voir leur inspiration souvent très nettement germanique, on supposera que ces poèmes de Van Hasselt ont pu profiter aussi de la longue expérience acquise par l’auteur comme traducteur de l’allemand : Le Chasseur tyrolien vv/vv/vv/v vv/vv/ (trimètre anapestique + deux anapestes) Ma montagne, mon chaste royaume, Où je vis dans l’azur, Où les brises répandent leur baume Leur parfum le plus pur, Oh ! que j’aime à gravir sur tes cimes, A marcher sur tes crêtes sublimes Où le bruit de la terre finit, Mais où l’aigle a son nid !177

Même si le schéma accentuel n’est plus indiqué dans d’autres recueils poétiques de Van Hasselt, les poèmes continuent souvent à obéir à une régularité rythmique qui les rapprochent de la musique : L’orchestre du printemps Pour fêter le mois des fleurs Blanches pâquerettes Vous avez, charmantes sœurs, Mis vos collerettes. Les oiseaux sont tous en voix. Leur orchestre chante au bois Hâtez-vous, fleurettes […]178

176 177 178

vv/v/v/ /v/v/(v) vv/v/v/ /v/v/(v) vv/v/v/ vv/v/v/ /v/v/(v)

A. van Hasselt (1860). P. 206–207. A. van Hasselt (1860). P. 223. A. van Hasselt. L’Orchestre du printemps. In : Nouvelles poésies. Paris, Droz, 1857. P. 292–293.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

235

Bien qu’ils ne comptent pas au nombre des chefs-d’œuvre de la poésie lyrique, ces poèmes méritent attention car ils permettent de juger les ressources poétiques du français, volontairement placé hors du cadre syllabique strict habituel. Ils signalent de plus qu’autour de 1850, on peut s’attendre à rencontrer en poésie certains des procédés qui, jusque-là, n’étaient utilisés que dans les traductions les plus innovantes de la poésie allemande. L’exploration de structures métriques accentuelles dans la poésie française, conçue comme conséquence dérivée de l’activité de traduction, est une hypothèse séduisante. Il est possible, en effet, que l’action souterraine, pour ne pas dire subconsciente, que la traduction est susceptible d’avoir exercé chez les traducteurs, poètes ou non, ne soit pas qu’une vue de l’esprit. Qui dira assez l’importance du rôle que la fréquentation de l’Allemagne poétique a pu avoir dans la démarche d’écriture d’un poète tel que Gérard de Nerval – même s’il ne s’est jamais exprimé en métricien –, en particulier dans sa recherche d’une poésie authentiquement lyrique, au plein sens du terme ? Doit-on conclure que l’exception que représentent les essais poétiques de Van Hasselt est de nature à confirmer une règle non écrite selon laquelle le vers accentuel serait impossible en français ? Certes, c’est à partir du vers libre que la notion d’accent deviendra plus significative pour la poésie française. L’analyse du vers libre, souvent déclaré non-métrique, se voit, de fait, offrir de nouveaux horizons dans la perspective d’une analyse de sa structure accentuelle. R. Pensom ira même jusqu’à parler de ‘rime métrique’ à propos de la répétition d’une même série de figures rythmiques dans des poèmes de Jules Laforgue.179 L’hypothèse d’une structure accentuelle permet de mettre en évidence des « continuités esthétiques et techniques »180 qui font de ces vers un tout organique bien ancré dans une tradition poétique : Les poètes qui affectionnaient le vers libre ne s’étaient point engagés à se couper du passé. […] Ils retrouvaient tout simplement la réalité fondamentale d’une métrique basée sur l’alternance accentuelle qui puise son origine dans les formes parlées de la langue française.181

Il est vrai qu’en l’absence de tout mètre de référence et/ou du retour de rimes, les vers dits ‘libres’ font d’autant plus usage de schémas rythmiques identifiables qui les constituent comme ‘métriques’. C’est ce dont témoignent, par exemple, les vers suivants, dus au poète symboliste Georges Lafourcade : Et pourtant c’est moi qui te prends par la taille Te montrant dehors que l’automne est venu Et qui mets la cape à tes blanches épaules Et qui dis tout bas les paroles d’adieu. 182

179 180 181 182

Cf. R. Pensom. 2003. P. 126. R. Pensom. 2003. P. 127. R. Pensom. Ibid. G. Lafourcade. Cité par P. Guiraud. La Versification. Paris, PUF, 1970. P. 19.

236

Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Ici l’abandon de la rime et la coupe impaire (5/6) de l’hendécasyllabe font d’autant plus ressortir la rythmique du vers. Des poètes de la génération post-romantique ont su profiter de ces recherches. Même si sa démarche poétique a eu un cours bien différent, Verlaine183 n’ignorait pas les expérimentations d’André van Hasselt sur la prosodie tonique. Il n’est pas fortuit que dans son Art poétique, il ait suggéré aux poètes de s’ouvrir à l’expressivité musicale du vers impair. Charles Bally ne disait-il pas de Verlaine qu’il était « celui des poètes français qui fait le plus penser à l’indétermination de certains poèmes allemands » ?184 Verlaine travailla tant dans son écriture à rapprocher le lyrisme poétique de la musique (« De la musique avant toute chose »), que Duméril put aller jusqu’à affirmer que « les préceptes de Verlaine sont exactement […] ceux que nous pourrions tirer de l’analyse d’un vers germanique » !185 Pourtant, Verlaine n’a pas écrit de vers libres stricto sensu, et encore moins de vers syllabotoniques. Mais, bien que sa poésie demeure fondamentalement syllabique, il n’a pas manqué de noter que le vers français pouvait également s’organiser à partir d’une distribution réglée de pieds métriques et produire ainsi certains effets stylistiques : Ariette VIII […] Le ciel est de cuivre Sans lueur aucune On croirait voir vivre Et mourir la lune […]186

v/vv/(v) vv/v/(v) vv/v/(v) vv/v/(v)

En sourdine […] Fondons nos âmes, nos coeurs Et nos sens extasiés, Parmi les vagues langueurs Des pins et des arbousiers. […]187

183 184 185 186 187

v/v/vv/ vv/v/v/ v/v/vv/ v/vv/v/

Cité par E. Etkind. P. 137 et sq. Cité par H. Meschonnic. De la langue française. Paris, Hachette Pluriel, 2001. P. 348. E. Duméril. P. 335. P. Verlaine. Ariette VIII. In : Romances sans paroles. Fêtes galantes. Paris, Garnier Flammarion, 1993. P. Verlaine. En sourdine. In : Fêtes galantes. Paris, Garnier Flammarion, 1993.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

237

Un regard plus attentif remarquera ici l’identité rythmique des vers 1 et 3 (déjà reliés par la rime) ainsi que la symétrie inversée des vers 1 et 2, où le deuxième vers reprend ‘en miroir’ le schéma du premier. Si F. Vielé-Griffin a pu voir dans P. Verlaine un précurseur de Jules Laforgue, l’un des maîtres incontestés du vers libre, ne faut-il pas se demander dans quelle mesure l’œuvre de ce dernier a pu, elle aussi, exploiter les effets stylistiques de la rythmique ? Jules Laforgue,188 un temps lecteur de l’impératrice allemande Augusta, aurait-il pu se familiariser, lors de son année passée à Berlin en 1881, avec la prosodie des poètes d’outre-Rhin ? Cette question reste sans réponse. Mais dans l’économie de son écriture, le rythme se révèle, chez lui aussi, un élément central : Litanies des premiers quatrains de la lune Lune bénie, Des insomnies

/vv/ v/v/

Blanc médaillon Des Endymions

/vv/ v/v/

Astre fossile Que tout exile

/vv/(v) v/v/(v)

Jaloux tombeau De Salambô

v/v/ v/v/

Embarcadère Des grands mystères

v/v/(v) v/v/(v)

Madone et miss Diane-Artémis […]189

v/v/ /vv/

Il est visible que Laforgue utilise ici un même schéma rythmique pour le groupe formé par les trois premiers distiques, puis un autre dans le cas des trois distiques suivants. Cette distribution en alternance se vérifie à bien d’autres endroits dans son œuvre.190 On ne saurait affirmer, en toute rigueur, que la volonté d’innovation de certains poètes a uniquement découlé de l’importation en français de la création lyrique étrangère. Mais, bien qu’elle ne soit sans doute pas le seul facteur de ces développements, la traduction nous semble néanmoins avoir joué son rôle dans

188 189 190

Cf. E. Dujardin. Les Premiers poètes du vers libre. Paris, Mercure de France, 1922. J. Laforgue. Litanies des premiers quatrains de la lune. In : Derniers vers, Poésies complètes. Paris, L. Vanier, 1894, p. 155. Cf. R. Pensom (1998) et (2003).

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

la prise de conscience que d’autres voies d’exploration étaient possibles, notamment autour du rythme et de la ‘métricité’ d’un poème. D’aucuns ont prétendu191 que c’est surtout au cours de la période symboliste que l’impact de la poésie lyrique d’outre-Rhin sur la poésie française se fit sentir le plus nettement, soit avec un décalage d’une cinquantaine d’années approximativement. Le Symbolisme français fut en effet, semble-t-il, beaucoup plus proche du Romantisme allemand, dans son sens le moins restrictif, que la génération des Victor Hugo, Alfred de Musset, Emile Deschamps, Xavier Marmier, etc., dont la vision de l’Allemagne romantique relevait plus souvent de l’image d’Epinal ou de la caricature. La compréhension du mouvement symboliste aurait cependant tout à gagner à intégrer les ouvertures poétiques rendues possibles par la pratique de la traduction au cours du demi-siècle précédent. Car c’est bien dans la première moitié du XIXe siècle que se sont ébauchés des changements qui ont déterminé le cours littéraire des décennies suivantes, y compris celui du XXe siècle. Il ne nous semble pas exagéré de voir dans la traduction en français des poètes étrangers un des moteurs importants de ces évolutions.

3.3 La prose poétique et le ‘poème en prose’ français au XIXe siècle L’hypothèse d’une porosité de l’écriture poétique française aux apports formels de la traduction en prose a été présentée par le traductologue Anthony Pym dans le contexte d’une importante étude critique sur l’historiographie de la traduction.192 Ce qu’il appelle la ‘prose-effect hypothesis’ est à ses yeux un argument-clé pour étayer son argumentation selon laquelle loin de n’être que réception passive, les traductions peuvent, au contraire, se faire créatrices de changement. Tout comme les expérimentations effectuées sur le vers, l’éclosion de la prose dans les poèmes à partir des années 1830–1840 pourrait bien être une autre conséquence possible de la pratique de la traduction de poésie en général et de la poésie allemande en particulier. Les arguments de Roger Zuber193 qui avait, pour sa part, déjà mis en évidence le fort impact de la traduction sur la constitution d’une ‘prose d’art’ en France au XVIIe siècle, viennent conforter cet aperçu. On peut également estimer que tout au long des siècles, la frontière entre la pratique de la traduction de poésie étrangère réalisée en prose et l’écriture de poètes dont certains furent eux-mêmes des traducteurs n’a jamais été vraiment étanche.

191 192 193

Cf. E. Duméril (1933). A. Pym. Shortcomings in the Historiography of Translation. In : Babel, vol. 38, n° 4, 1992. P. 221–235. Cf. R. Zuber. Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique. Paris, Albin Michel, 1995 (¹1968).

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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Il revient à un poète du milieu du XXe siècle d’avoir pris conscience de l’existence de cette « poésie particulière, née des vers traduits en prose » au XIXe siècle : Il est certain que sur la poésie romantique, en un temps où l’on traduisait en France la poésie étrangère comme aujourd’hui les romans américains, les traductions ont eu sur nos poètes une influence à laquelle les critiques auraient tort de ne pas s’attarder. […] Une poésie particulière, née des vers traduits en prose, apparaît aux heures de la réflexion romantique en France. Elle convainc les poètes que le vers n’est pas toute la poésie. On considère généralement Charles Baudelaire comme l’introducteur du poème en prose dans notre langue, et qui peut mesurer l’importance, dans la genèse de ces textes mystérieux […], du fait que Baudelaire ait traduit Edgar Allan Poe ? […]194

Le souhait de renouveau qui animait les poètes romantiques français autour de 1830 offrait par ailleurs un contexte particulièrement favorable à un recadrage radical. Victor Hugo n’affirmait-il pas déjà dans la préface de 1822 à ses Odes et Ballades : […] Les beaux ouvrages de poésie en tout genre, soit en vers, soit en prose, qui ont honoré notre siècle, ont révélé cette vérité, à peine soupçonnée auparavant, que la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes. La poésie, c’est ce qu’il y a d’intime dans tout.195

Dans son allusion à un ‘auparavant’ pour lui dépassé, Victor Hugo semble renvoyer son lecteur aux deux siècles de Classicisme français qui, selon l’avis des censeurs romantiques, virent s’écrire des milliers de vers sans que, l’on puisse y trouver vraiment de la ‘poésie’. Où doit-on donc chercher la ‘poésie’ ? Pas plus dans le vers que dans la prose selon Hugo, qui pose ainsi en principe l’autonomie du poétique vis-à-vis de toute forme de discours. Mais l’on peut supposer que la traduction de la poésie étrangère, effectuée traditionnellement en prose pour des raisons de ‘fidélité’, a renforcé le souhait des poètes français de pouvoir recourir à la prose pour écrire leur poésie. En rendant cette dernière indépendante de la ‘forme des idées’, Hugo condamne de facto l’usage du seul vers comme unique moyen de l’expression poétique. Peut-on alors considérer qu’en France, les traductions de poésie en prose seraient les premiers essais de poèmes en prose ? Reste toutefois la question de savoir dans quelle mesure traduire la poésie en faisant appel à la prose a pu contribuer à faire évoluer dans l’esprit des poètes la formule ‘poésie = forme versifiée’. Pour Charles de Rémusat, dans les années 1840, l’assimilation de la poésie au vers n’allait plus de soi :

194 195

L. Aragon. Chroniques du Bel Canto. Paris, Les Editeurs français réunis, 1979. P. 101–102. V. Hugo. Oeuvres complètes, T. I. P. 4.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

La question particulière, mais qui touche de si près à la question générale, celle de savoir s’il n’y a de poésie qu’en vers, demeure entière […].196

La prose des traductions de poésie étrangère semble avoir faussé aussi bien l’idée de poésie que celle de traduction. En témoigne le nombre important de pseudotraductions qui paraissent à l’époque romantique. Afin de démontrer à quel point la prose est un bon véhicule pour la ‘poésie’, un nombre important de poètes prend la traduction comme prétexte à l’écriture, affirmant ce faisant, même sous forme de déni, l’importance de la traduction dans la constitution du nouvel objet poétique qui est en train de prendre forme. C’est le cas des Chansons madécasses197 du Chevalier de Parny, qui se veulent des traductions de poèmes malgaches, c’est aussi celui des soi-disant ‘chansons indiennes’ en prose que Chateaubriand insère dans Atala.198 Quelques années plus tard, en 1827, Mérimée recourra au même subterfuge avec La Guzla.199 Se substituant aux vers de la poésie étrangère, la prose est ainsi devenue ‘poétique’. Elle semble même offrir un espace de liberté pour les poètes français. Sans aller jusqu’à dire qu’elle peut renfermer plus de ‘poésie’ que le vers, on peut toutefois avancer l’idée qu’elle a permis à certains écrivains, par le biais de la pseudotraduction par exemple, d’expérimenter les ressources qui étaient traditionnellement celles du vers : images, métaphores, parallélismes, rhétorique des affects, mais aussi recherche de rythme et d’effets poétiques ont ainsi migré de l’expression versifiée habituelle vers une nouvelle forme poétique que l’on appellera finalement ‘poème en prose’. Le texte qu’Alphonse Rabbe intitula Le Centaure et qui figure dans l’Album d’un pessimiste200 compte à nos yeux parmi les exemples les plus significatifs. Présenté comme la traduction « d’un manuscrit grec récemment découvert dans les archives du Vatican par l’Abbé Angelo Mado » – cas, donc, classique de pseudotraduction –, ce poème fit école. D’après ses exégètes, il aurait même été à l’origine d’une ‘petite cavalcade de Centaures’ dans la littérature française (chez Maurice de Guérin et Barbey d’Aurevilly notamment). Dans sa préface critique, J. R. Dahan considère d’ailleurs Rabbe comme un des rares pionniers français du poème en prose.

196 197 198 199

200

C. de Rémusat. Passé et présent, mélanges, T. 1. Paris, Ladrange, 1847. P. 221. E. Parny. Chansons madécasses, traduites en français, suivies de poésies fugitives. Londres et Paris, Hardouin et Gattey, 1787. F. R. de Chateaubriand. Atala [1801]. In : Oeuvres romanesques et voyages I. Paris, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1969. P. Mérimée (alias Hyacinthe Maglanovitch). La Guzla, ou Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Bosnie, la Croatie et l’Herzégovine [1827]. Paris, Kimé, 1994. A. Rabbe. Album d’un pessimiste [1835]. Paris, Corti, 1991. Edition établie, présentée et annotée par Jacques-Rémi Dahan.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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Les six ‘poèmes en prose’ de l’Album d’un pessimiste recourent à la métaphore, aux images et au rythme, entre autres figures de style que l’expression poétique en vers utilise habituellement. Les séquences des poèmes plus amples ont été numérotées en un découpage analogue à celui que l’on retrouve par exemple dans la version française de l’Intermezzo de Heine due à Gérard de Nerval. Une réminiscence de l’univers musical si cher aux Romantiques ? I Le doux sommeil, depuis si longtemps étranger à mes paupières, cette nuit avait enfin, par une courte trêve, suspendu mes maux. La fièvre brûlante qui consume mes jours et ma jeunesse s’était endormie, désarmée de sa férocité. II Tout à coup, je me suis senti saisi d’une main puissante et, sous les ailes d’un guide mystérieux, inconnu, j’ai franchi l’espace des airs. Après un temps, il s’est abattu vers la terre comme un aigle rapide qui vient de manquer sa proie et je me suis trouvé dans une vaste plaine, parmi des ossements, des cadavres, des ruines et des tombeaux […].201

Qu’il s’agisse de traduction authentique ou de pseudotraduction, la tendance à vouloir métamorphoser le texte en prose en ‘poème’ semble s’être progressivement élargie à l’écriture originale des écrivains et des poètes français. Déjà Jean-Jacques Rousseau n’en faisait personnellement aucun mystère lorsqu’il évoquait l’impact qu’avait eu sur lui la découverte des Idylles de Gessner dans la traduction en prose de Michael Huber et Turgot.202 Le Lévite d’Ephraïm de J. J. Rousseau se verra qualifié par son auteur de « manière de petit poème en prose ».203 L’effet de la traduction poétique en prose a-t-il vraiment laissé des traces dans la production des poètes français en général ? Selon N. Vincent-Munnia, la traduction est […] la source de changements profonds dans l’expression poétique, changements formels, stylistiques et thématiques, qui concourent à affranchir la poésie française des contraintes de la versification. Les phénomènes d’écriture qu’entraîne la traduction participent ainsi fortement à la modification profonde du sentiment poétique […]. Ces transformations du goût et de la sensibilité littéraires contribuent à l’acceptation d’une poésie en prose et à sa réalisation.204

201 202 203

204

A. Rabbe. P. 161. S. Gessner. Idylles et poèmes champêtres. Trad. M. Huber. Lyon, J. M. Bruyset, 1762. J. J. Rousseau. Les Confessions [1782–1789]. In : Oeuvres complètes, T. 2. Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1964. P. 1205 (projet de Préface). A mettre en perspective de l’aperçu suivant : « Rousseau fait agir sur la littérature française encore plus de facteurs étrangers qu’on ne l’a pensé habituellement. Et peut-être sa prose, fenêtre ouverte sur la France, laisse-t-elle entrer des murmures qui ne sont point d’ici, le frisselis des feuillages du Harz ou le bruit rythmé des vagues du Pô. » (S. Coculesco. P. 33). N. Vincent-Munnia. Les Premiers poèmes en prose : généalogie d’un genre. Paris, Champion, 1996. P. 69.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Cette acceptation n’a toutefois été ni totale ni immédiate. On voit peu de poètes qui font explicitement appel à la prose avant Baudelaire et son Spleen de Paris.205 Si Gérard de Nerval fait porter dans le titre des Petits Châteaux de Bohême la mention « prose et poésie », on ne peut cependant pas dire qu’il ait écrit lui-même de poème en prose au sens strict (exception faite, bien sûr, de ses traductions). Xavier Forneret refuse quant à lui de choisir, préférant, comme on l’a vu, l’entre-deux du ‘ni vers ni prose’. Ce ne fut pas le cas d’Aloysius Bertrand dont l’option fut sans équivoque. Gaspard de la Nuit, recueil de poèmes en prose, bien qu’écrit au milieu des années 1830, ne sera publié que dix ans plus tard, après la mort de son auteur. C’est sans doute dans l’usage que ce poète fait de la prose qu’il faut chercher les premières traces formelles concrètes d’une évolution de la pratique poétique directement imputable à la traduction. Il n’est pas innocent de rappeler la remarque de Sainte-Beuve à propos des poèmes de Gaspard de la Nuit qu’il qualifie de « petites ballades en prose ».206 Le modèle de la ballade étrangère arrivé par le biais de la traduction se voit implicitement convoqué comme arrière-plan littéraire, voire comme intertexte. Que la forme strophique de la ballade germanique à laquelle se réfère très certainement Sainte-Beuve ait pu inspirer A. Bertrand n’est pas douteux : M. le Metteur en pages remarquera que chaque pièce est divisée en quatre, cinq, six, et sept alinéas ou couplets. Il jettera de larges blancs entre ces couplets comme si c’étaient des strophes en vers.207

En dépit de son choix de la prose, Bertrand pense encore en versificateur. La terminologie utilisée (pièce, couplets, strophes) et la typographie qu’il indique ne sont-elles pas celles d’un poème en vers ? L’arrière-plan germanique transparaît d’autre part dans le titre complet que le poète donne à son texte : Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. On se souviendra en effet des Phantasiestücke d’E. T. A. Hoffmann qui se placent également sous le patronage de Callot,208 et d’où dériva en français par une traduction abusive le mot ‘fantastique’. Il semble que Bertrand reproduise ici la même erreur en associant ses Fantaisies à une imagerie tout à fait hoffmannienne, avec ses sorcières, ses magiciens et ses Ondins. Et justement Ondine est le titre et le sujet d’un poème en prose placé sous les auspices d’une

205 206 207 208

C. Baudelaire. Le Spleen de Paris [1869]. In : Oeuvres complètes I. Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954. A. Sainte-Beuve. Aloysius Bertrand. In : Revue de Paris, 24 juillet 1842. A. Bertrand. Gaspard de la Nuit. Paris, Poésie Gallimard, 1980. Avant-propos du poète destiné au ‘metteur en pages’ de son éditeur. P. 301. Cf. E. T. A Hoffmann. Fantasiestücke in Callot’s Manier. Blätter aus dem Tagebuche eines reisenden Enthusiasten. Avec une préface de Jean Paul. Bamberg, Kunz, 1814– 1819.

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citation de Charles Brugnot (détail probablement non dépourvu d’importance), connu dans les cercles romantiques justement pour avoir signé quelques traductions de poésies allemandes. Ondine – Ecoute ! – Ecoute ! C’est moi, c’est Ondine qui frôle de ces gouttes d’eau les losanges sonores de ta fenêtre illuminée par les mornes rayons de la lune ; et voici en robe de moire, la dame châtelaine qui contemple à son balcon la belle nuit étoilée et le beau lac endormi. – Chaque flot est un ondin qui nage dans le courant, chaque courant est un sentier qui serpente vers mon palais, et mon palais est bâti fluide, au fond du lac, dans le triangle du feu, de la terre et de l’air. – Ecoute ! – Ecoute ! Mon père bat l’eau coassante d’une branche d’aulne verte, et mes sœurs caressent de leurs bras d’écume les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc et barbu qui pêche à la ligne ! […]209

Xavier Forneret, l’auteur du recueil Vapeurs. Ni vers ni prose, déjà évoqué pour ses expérimentations poétiques, clarifie encore plus nettement sa position dans le volume Temps perdu (1840). Intitulé Un Rêve (hommage au poème homonyme d’Aloysius Bertrand ?), l’un des textes de cet ouvrage offre au lecteur une prose de tonalité fantastique où la recherche rythmique est très présente, introduisant même ponctuellement le vers libre : Un Rêve Le soleil disparaît. La chambre était noire et rouge. Je m’éveille… Il est deux heures moins le quart du matin. La chouette chante les cadavres sur l’appui de ma fenêtre. Son cri me met du froid partout. De l’eau coule sur moi. Je m’affaiblis. Je me rendors. Et je vois Du vert-de-gris au fond d’un vase. Et je vois Des lumières qui s’éteignent et se rallument comme des yeux qui se ferment et se rouvrent […]210

Répétitions (« Et j’entends », « Et je sens », « Et je vois » qui accentuent à chaque fois l’intensité de la sensation), images saisissantes (« le soleil a des yeux mourants »), découpage typographique, tout paraît tiré du répertoire de la création poétique. Rien n’est laissé au hasard par l’auteur qui précise dans une note d’avant-propos que « cette espèce de livre […] veut du blanc dans ses pages. »211

209 210 211

A. Bertrand. P. 149. Poème mis en musique par M. Ravel (1908). X. Forneret. Temps perdu. Paris, E. Duverger, 1840. P. 6. X. Forneret. Non paginé.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique

Un vers du poème (faut-il déjà parler de verset ?) retiendra plus particulièrement l’attention : il comporte en effet une originalité stylistique de taille : Et je vois dans l’air Quatre hommes à manteaux, avec chapeaux grands, avec bâtons gros.212

Dans la phrase « avec chapeaux grands, avec bâtons gros », l’adjectif devrait se trouver antéposé au nom qu’il qualifie. Comment alors interpréter les expressions « chapeaux grands » et « bâtons gros » qui sonnent si peu idiomatiques ? Doit-on penser à Mallarmé qui, quelques décennies plus tard, tentera d’imprimer à la langue française un peu de la souplesse de la langue anglaise en y greffant certaines de ses structures grammaticales ou syntaxiques ?213 Jules Lefèvre-Deumier compte aussi parmi les pionniers de ces audaces poétiques. Dans Les Vespres de l’Abbaye du Val,214 la partie intitulée ‘prose’ rassemble des textes de longueur variable qui correspondent parfaitement à l’idée que l’on peut se faire aujourd’hui d’un poème en prose. D’inspiration globalement philosophique (Les quatre âges, Un Souvenir, L’Athéisme, Le Passé, Rien ne passe, etc.), ces textes exploitent au maximum le répertoire du lyrisme romantique : Un Souvenir Le lac était tranquille, la nuit pure et limpide. Tout dormait dans les airs, au fond des eaux et sur la rive. La lune blanche et ronde montait à l’horizon, et la campagne s’argentait au loin d’une neige de lumière. Nous étions deux pèlerins qui glissions sur l’onde, les âmes jointes, les mains entrelacées. Notre barque se frayait des allées à travers une forêt de lis d’eau, qui s’épanouissaient là comme les étoiles dans le firmament et formaient autour de nous comme une voie lactée odorante, une voie de fleurs qui semblaient avoir pris racine dans ce blanc sillon du ciel que les flots assoupis réfléchissaient. Nous n’étions plus de la terre, à moins que le paradis n’y fût descendu. Nos regards échangeaient de saintes promesses, et nos lèvres ne parlaient qu’en s’approchant. Oh ! la belle nuit qui n’est pas revenue ! Car qu’est-ce qui revient en ce monde, excepté ce qui fait souffrir, excepté ce qui fait pleurer ?215

La lecture d’un tel texte semble bien confirmer que la prose, dans sa quête d’un statut poétique, devient le lieu d’expression de sentiments et d’émotions personnelles que le vers n’était plus habilité à traduire à lui seul.216 Cette ‘prose-poème’ nous ramène aux réflexions du Victor Hugo des Odes et Ballades : de quel droit une forme littéraire, fût-elle prose ou vers, peut-elle être

212 213

214 215 216

X. Forneret (1840). P. 8. Dans certains de ses poèmes en prose surtout (Le Nénuphar blanc, La Pipe), S. Mallarmé a appliqué un étrange goût de l’inversion des mots peut-être hérité de la langue anglaise. J. Lefèvre-Deumier. Les Vespres de l’Abbaye du Val. Les Presses Françaises, 1924 (posth.). J. Lefèvre-Deumier. P. 122. Cf. N. Vincent-Munnia. P. 189.

L’impact des traductions de la poésie allemande sur la poésie française du XIXe siècle

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vraiment garante de la poésie ? C’est encore Lefèvre-Deumier, fin connaisseur de la littérature allemande et traducteur averti de la poésie d’outre-Rhin,217 qui tentera de nous éclairer. Ses Leçons de littérature allemande,218 ouvrage de synthèse dont il est l’auteur, sont structurées selon une classification sui generis qui en dit long : 1) Narrations historiques ; 2) Narrations lyriques ; 3) Fables et apologues ; 4) Paraboles et allégories ; 5) Descriptions et tableaux ; 6) Philosophie morale ; 7) Inspirations religieuses ; 8) Morceaux oratoires ; 9) Caractères – Portraits. L’absence des génériques ‘poésie’ ou ‘poème’ dans cet enchaînement de ‘genres’ est des plus saisissantes. En fait, tout comme chez Hugo, pour Lefèvre-Deumier la ‘poésie’ est perceptible partout où elle peut trouver une place : dans les notations lyriques, les descriptions et tableaux, ou les morceaux oratoires. Ce groupement rappelle à s’y méprendre les sommaires des éditions de l’œuvre de Goethe, Schiller, etc., ou ceux des anthologies pédagogiques constituées par des auteurs allemands. C’est le même émiettement qui trahit une perception poétique souvent bien différente de celle des Français. Ainsi, la fameuse Sérénade de Uhland se voit ici classée dans la catégorie « Inspirations religieuses »… ! Ce seul fait contredirait la tendance, héritée depuis le Romantisme, à voir dans la poésie lyrique ‘toute’ la poésie. L’œuvre personnelle de Lefèvre-Deumier et ses Leçons de littérature allemande révèlent que l’acceptation de la prose comme ‘discours poétique’ était déjà en cours dans les années 1840. On peut juger significatif que ces Leçons aient été publiées bien plus tard, en 1893, époque où le poème en prose avait enfin gagné ses galons de genre littéraire et où la référence allemande était redevenue d’actualité, dans les milieux intellectuels et artistiques tout au moins, en dépit de la longue période de crise qui l’avait précédée.219

217

218 219

Sous le titre de ‘narrations lyriques’, il publie la traduction (en prose) de Lénore et du Féroce chasseur (Bürger), du Plongeur (Schiller), du Roi des Aulnes (Goethe), du Cimetière (Pfeffel), de La Belle Sicglinde (Uhland), etc. J. Lefèvre-Deumier. Leçons de littérature allemande. Morceaux choisis. Paris, F. Didot, 1893 (posth. L’ouvrage date probablement des années 1840). Cf. C. Digeon. La Crise allemande de la pensée française (1870–1914). Paris, PUF, 1959.

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Traduction de poésie allemande et nouvelle perception poétique française au XIXe siècle

Pour une conclusion

Dans l’afflux massif de traductions au cours de la première moitié du XIXe siècle en France, la poésie lyrique allemande a occupé, on l’a longuement souligné, une place de choix. Le corpus de poésies allemandes constitué, bien plus important qu’on aurait pu a priori se l’imaginer, s’est révélé une matière de recherches extrêmement riche. Elle a rendu possible l’analyse d’une diversité de solutions de traduction, renvoyant une image assez fidèle des métamorphoses de la trajectoire suivie par l’activité de traduction pendant près d’un demi-siècle en France. Elle a également mis en exergue le rôle déterminant joué par les poètes, les enseignants et autres intellectuels traducteurs de la poésie allemande qui, sous la Monarchie de Juillet tout particulièrement, ont effectué un travail d’intercesseurs extrêmement soutenu et efficace entre l’Allemagne et la France. Le regard que l’on a pu porter sur les aspects ‘macroscopiques’ et ‘microscopiques’ de cet échange, sur la sélection des textes et des auteurs proposés au lectorat français, a permis de saisir l’affinement progressif de la connaissance des réalités poétiques d’outre-Rhin dans les décennies 1820–1850. Le volume de textes poétiques allemands traduits en français, aussi bien que le nombre conséquent des traducteurs et leur activité inlassable ont suscité, on l’a vu, quelques interrogations sur l’empreinte ou le poids que cette demande massive de traductions a pu exercer sur la création des poètes français de l’époque romantique. En effet, il est fort probable que dans le contexte de repositionnement de la poésie et du discours lyriques en France après le Classicisme, la traduction de la poésie lyrique allemande et la confrontation qu’elle suppose avec la densification de nouvelles marques propres au lyrisme a permis de faire connaître des ressources inédites d’expression poétique bénéfiques à la littérature française. On peut naturellement penser que ce climat a pu, au moins en théorie, assurer les conditions d’une forte interaction culturelle entre l’Allemagne et la France, y compris dans le développement de la création littéraire. La poésie française s’est-elle enrichie de thèmes et de nouveaux modèles ? A-t-elle vraiment pu bénéficier de l’activité laborieuse et souvent invisible des traducteurs de la poésie allemande ? Loin d’être un domaine étanche, séparé de la création littéraire originale, la littérature traduite est, en effet, une expression à part entière en perpétuelle interaction avec elle.

Pour une conclusion

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Les orientations théoriques proposées par les travaux de l’Ecole dite ‘de TelAviv’1 ont ouvert d’importantes pistes de réflexion, susceptibles de renforcer ce point de vue. La théorie du ‘polysystème’ développée depuis le milieu des années 1970 accorde à la traduction une place importante comme vecteur d’interférences entre les cultures, qu’on les considère d’un point de vue diachronique ou synchronique. A partir de l’idée que la ‘culture’ est composée d’une multiplicité de sous-systèmes en constante interaction, la recherche des polysystémistes s’intéresse aux corrélations complexes qui se nouent entre eux, en faisant des conditions et des modes de contact intersystémiques des objets d’analyse. C’est ainsi qu’ils posent, à l’intérieur d’un système donné, l’existence d’une couche ‘canonique’ et d’une couche ‘non-canonique’, d’un ‘centre’ et d’une ‘périphérie’ du système, cette dernière étant la plus perméable à des apports exogènes. C’est justement là, dans le système littéraire, qu’intervient la littérature traduite : par ses contacts avec la périphérie non-canonique du système littéraire, elle va progressivement se rapprocher du ‘centre canonique’, allant même dans certains cas jusqu’à établir elle-même une nouvelle norme. L’exemple du roman, apparu en France comme un genre non-canonique aux XVIIe et XVIIIe siècles, puis recevant peu à peu, notamment grâce aux traductions massives des romans anglais, un statut canonique au XIXe siècle, est des plus révélateurs.2 Le même phénomène est observable en poésie, dans le cas de la ballade romantique française. Après son entrée dans la littérature française comme un genre marginal issu de la traduction de l’anglais et de l’allemand entre autres, la nouvelle ballade devient très rapidement un genre d’écriture poétique à part entière, comme en témoigne le nombre de poètes qui la pratiquent durant l’époque romantique. Ce dialogue – ou cette confrontation – à l’intérieur du système littéraire ne sont jamais neutres. Au-delà d’un cercle forcément restreint de lecteurs polyglottes qui peuvent avoir accès directement à des originaux étrangers, c’est le texte traduit qui demeure pour la majeure partie d’une communauté linguistique le moyen essentiel de la connaissance de l’autre. Or, si elle est une fenêtre nécessaire, la médiation du traducteur se révèle souvent problématique au point de parfois devenir un véritable écran. C’est enveloppé de ce ‘halo’ – trace du traducteur-réénonciateur – que nous arrive tel texte ou poème. Qui dira assez à quel point le travail d’un traducteur tel que Loève-Veimars, par exemple, a construit en France une représentation de l’univers hoffmannien ad hoc dont on est, encore aujourd’hui, tributaire ? Seul l’abandon d’une perspective exclusivement ethnocentrique peut permettre de prendre conscience de tels phénomènes,

1

2

Cf. I. Even-Zohar. The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem. In : Literature and Translation. Louven, Acco, 1978 ; G. Toury. In Search of a Theory of Translation. Tel-Aviv, The Porter Institute, 1980 ; G. Toury. Descriptive Translation Studies and Beyond. Amsterdam, John Benjamins, 1995. Le roman aurait ainsi progressivement supplanté l’épopée. Cf. L. D’hulst (1987).

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si ténus qu’ils en demeureraient facilement indécelables. Comment parler de l’‘influence’ des œuvres d’Hoffmann en France sans interroger le prisme intellectuel du traducteur-introducteur qui les a rendues populaires au XIXe siècle ? Manifestement, il y a là une Weltanschauung spécifiquement hoffmannienne qu’au-delà de toute approche intertextuelle, au-delà de toute analyse de réception littéraire, l’étude des ‘transferts’ pourrait permettre de mieux objectiver. L’identification, puis l’évaluation de procédés littéraires assimilés, tant stylistiques que formels, permettent en effet de mettre en évidence des cas d’intégration réussie où le processus d’acclimatation n’a laissé, pour ainsi dire, aucune ‘trace’ dans le système littéraire d’accueil. Certains éléments de la culture-source se sont vus en effet si bien ‘transplantés’ dans la culture-cible qu’ils ne revendiquent même plus leurs origines. Comment rendre alors compte, par la seule analyse de leur présence, de processus qui ne disent plus leur nom ? Les investigations que l’on a ici menées sur les traductions de la poésie allemande en français nous paraissent avoir mis en exergue quelques exemples de ce phénomène. On a pu ainsi constater que la ballade allemande s’est peu à peu ‘autochtonisée’ en France. Certes, il est évident que cette ballade rénovée, en vogue dans les premières décennies du XIXe siècle – qui n’a plus rien de commun, hormis le nom, avec la ballade française traditionnelle –, n’a pas pu ou pas voulu, au début, s’acculturer totalement. La persistance des imitations de ballades d’inspiration nordique ou septentrionale témoigne de la volonté des poètes français d’exploiter l’‘étrangeté’ mais aussi l’origine étrangère de cette nouvelle forme poétique. Imprimer le mot ‘ballade’ en caractères gothiques, comme on le rencontre fréquemment dans la presse ou dans les recueils, ne revient-il pas, dans les faits, à délibérément empêcher tout processus d’autochtonisation afin de conserver son caractère d’‘importation’ ? Pourtant, le type de narration populaire épico-lyrique qui est la marque même de la ballade allemande semble avoir introduit dans la poésie française la conscience de nouvelles possibilités d’écriture, que l’on retrouvera exploitées, par exemple, dans l’œuvre de Gérard de Nerval, Théophile Gautier ou bien Victor Hugo, pour ne pas parler d’autres écrivains moins connus qui ont saisi les suggestions et les inspirations de modèles littéraires arrivés d’outre-Rhin. Après les années 1840, la ballade romantique, une fois (re)devenue un genre poétique presque banal, cessera généralement d’afficher son origine allemande. Les Lieder sont-ils également à ranger parmi des exemples de transfert littéraire ? Cette question semble délicate. On ne peut nier que, par la traduction, le Lied est réellement entré dans un processus de transformation de la littérature française, ainsi qu’en témoignent l’apparition de ‘Lieds’ en français tout au long du XIXe siècle. Pourtant, si le mot Lied a fait école en France, c’est surtout parce qu’il y apportait la touche d’exotisme bienvenue que suppose sa consonance germanique, en continuant ainsi à afficher clairement son origine d’outreRhin. C’est sans doute la raison pour laquelle, avec la dégradation progressive

Pour une conclusion

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des relations franco-allemandes, il ne se pérennisera pas réellement dans la poésie française.3 Si, au-delà du vocable même, certains traits du modèle poétique du Lied semblent s’être diffusés chez les poètes français, on peut comprendre que devant sa Weltanschauung si spécifique, – mélange subtil de sentiment et de nostalgie, d’élan et de désespoir tellement bien illustré par Heine –, ce soit surtout la sobriété et la brièveté de la forme qui aient retenu le plus durablement l’intérêt des poètes. Il est sans doute vrai que cette succession d’un petit nombre de strophes en vers égaux propre au Lied a pu contribuer à créer en France les conditions d’une nouvelle conscience de l’ampleur à donner à un poème, bien loin des Odes et Cantates de Jean-Baptiste Rousseau, des Iambes d’André Chénier et même des Méditations lamartiniennes. D’autre part, les essais de versification syllabotonique que l’on a pu identifier, aussi bien dans les traductions françaises de poèmes allemands que dans les créations originales d’un poète comme André van Hasselt, relèvent, à nos yeux, d’un ‘transfert poétique’. Toutefois, il demeure envisageable qu’un élément exogène – en l’occurrence le système métrique allemand – ait pu transformer une certaine perception du vers par des poètes et/ou traducteurs français plus familiarisés avec lui grâce à la pratique de la traduction. Certes, on peut juger que van Hasselt fait plutôt figure d’exception par sa volonté de mettre en œuvre consciemment dans l’écriture poétique française des règles d’écriture spécifiques, valables pour la poésie allemande. La réussite de ses ‘expérimentations’ démontre toutefois qu’elles ne sont pas impossibles. C’est sans doute ce qu’avaient confusément pressenti d’autres poètes français – pas uniquement romantiques – en exploitant à leur manière la valeur expressive de certains schémas rythmiques ou en faisant varier la place des accents à l’intérieur même d’un vers. Indéniablement, une réflexion sur l’importance des traductions dans le système littéraire français ne saurait se cantonner à l’étude d’un seul genre d’écriture, pas plus qu’aux productions d’une seule langue. De telles investigations doivent désormais avoir une véritable respiration européenne, grâce à des recherches universitaires menées en miroir, et simultanément, dans plusieurs pays, sur la traduction d’œuvres non seulement poétiques, mais aussi narratives et dramatiques de la Weltliteratur. Par ce biais uniquement, les diverses littératures peuvent espérer obtenir une image vraiment panoramique des moments culturels et des orientations de l’expression littéraire qui constituent leur bien commun, un héritage culturel inaliénable qu’elles ont en partage avec les autres peuples de l’Europe et du monde entier.

3

L’exemple du poète Francis Pittié nous semble bien illustrer ce retournement. Poète français amoureux de l’Allemagne, il deviendra après 1870 un germanophobe déclaré et virulent et cessera de publier ses ‘Lieds’ (Cf. F. Pittié. A travers la vie. Poésies. Paris, Lemerre, 1885).

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Des travaux comparables pourraient en effet se voir réalisés pour d’autres littératures, d’autres périodes, d’autres genres. Force est pourtant de constater qu’à ce jour, le couple franco-allemand a sans doute été le champ d’investigations le plus exploité.4 Pour ce qui est de la poésie européenne, on ne peut qu’espérer voir fleurir à l’avenir des études sur l’impact de ses traductions dans la littérature en France. Les expressions poétiques allemande, anglaise, italienne, grecque, etc. se verraient ainsi l’objet d’un ‘coup de projecteur’ porté sur des périodes choisies et/ou ressenties comme au plus haut point significatives pour la compréhension du phénomène de la traduction poétique ou de sa place dans la sphère littéraire française. Menée aussi bien dans une perspective de bibliographe que d’historien littéraire, une telle recherche trouvera sa place naturelle dans le contexte d’études comparatistes afin d’étayer l’hypothèse de départ sur le rôle joué par la traduction de la poésie étrangère en France. Qui peut dire en effet ce que des investigations plus poussées sur les traductions françaises des poètes étrangers pourraient révéler ? Bon nombre de synthèses rhétoriques sur lesquelles se fonde l’historiographie littéraire française s’en trouveraient, sans doute, profondément transformées. Si la poésie française a eu un impact incontestable sur le devenir de la création poétique européenne moderne, la réciproque n’en est pas moins vraie ni moins vérifiable. Pourtant, une enquête plus importante sur l’empreinte laissée par les voix poétiques venues d’ailleurs dans l’écriture des poètes français reste encore à mener. Ces investigations devront s’attacher à déceler les thèmes nouveaux qui ont enrichi l’univers du lecteur de poésie français, mais aussi les formes inédites d’expression qui ont fait leur apparition par l’intermédiaire de la traduction poétique. Le volet des études formelles (sur les genres, la métrique, et les styles du discours poétique) est susceptible d’ouvrir une réelle perspective de rapprochement entre l’analyse linguistique et le souhait du comparatiste de construire une image cohérente du fait littéraire dans sa diversité, sa richesse et son historicité.

4

Cf. entre autres F. Weinmann. ‘Traduit de l’allemand’. La traduction en français d’œuvres en prose de langue allemande entre l’Aufklärung et le romantisme (1754–1814). Thèse de doctorat, Université de Paris IV, 2000 ; Isabelle Kalinowski. Une Histoire de la réception de Hölderlin en France (1925–1967). Thèse de doctorat. Université de Paris XII, 1999. Voir également C. Lombez (2003) et (2004a).

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Bibliographie

1. Périodiques dépouillés1 (classement par ordre chronologique de parution) Le Spectateur français au XIXe siècle (1805–1810) Lycée français ou mélanges de littérature et de critique (1820) Le Conservateur littéraire (1821) La Muse française (1823–1824) Le Globe (1824–1832) La Revue britannique (1824–1850) La Bibliothèque allemande (1826) La Revue germanique (1827–1829 ; 1835–1837) Le Cabinet de Lecture, journal politique et littéraire de la ville et de la campagne (1829–1846) La Nouvelle Revue germanique (1829–1834) La Revue de Paris (1829–1845) La Revue des Deux-Mondes (1829–1848) La Revue française (1830) La France littéraire (1832–1848) La Revue du Midi (1833–1838 ; 1843–1845) Le Magasin pittoresque (1834–1846)

2. Autres sources Albin, Sébastien (alias Hortense Cornu) : Chants populaires (anciens et modernes) de l’Allemagne. Paris, C. Gosselin, 1841. Amiel, Henri-Frédéric : La Part du rêve, nouvelles poésies et traductions. Genève, Cherbuliez, 1863. – Les Etrangères : Paris, Fischbacher, 1876. Asselineau, Charles : Histoire de la Ballade. In : Le Livre des Ballades. 60 ballades choisies. Paris, Lemerre, 1876. Ballades, légendes et chants populaires de l’Angleterre et de l’Ecosse par Walter Scott, Thomas Moore, Campbell, etc., préface d’Adolphe de Loève-Veimars. Paris, Renouard, 1825. Baour-Lormian, Pierre : Encore un mot, 2e satire. Paris, 1826.

1

Les dates indiquées ne correspondent pas toutes aux termes de parution des périodiques. Elles respectent avant tout les bornes chronologiques fixées à cet ouvrage pour l’étude des traductions de la poésie allemande en français (1820–1850).

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Index

Albin, Sébastien (alias Hortense Cornu) 46, 47, 48, 55, 57, 136, 139, 147, 180, 198, 238 Albrecht, Jörn 55,62, 90, 118, 176 Amiel, Henri-Frédéric 45, 116, 118, 123, 128, 130, 131, 176, 180 Ampère, Jean-Jacques 67,137 Apollinaire, Guillaume 30, 85, 207 Aragon, Louis 240 Arndt, Ernst Moritz 2, 47, 69, 73, 76 Arnim, Joachim von 29, 47, 155, 199, 203, 220, 221 Asselineau, Charles 195, 197, 199, 208 Aubigné, Agrippa d’ 227 Babou, Hippolyte 19, 88 Backès, Jean-Louis 194, 195, 212, 223, 228, 229, 231 Baïf, Antoine de 227 Baldensperger, Fernand 2, 190, 231 Bally, Charles 236 Banville, Théodore de 62 Baour-Lormian, Pierre 79, 222 Barante, Prosper de 84 Barbey d’Aurevilly, Jules 241 Barbier, Frédéric 35, 80 Bark, Joachim 58 Baudelaire, Charles 10, 18, 83, 239, 242 Bechstein, Ludwig 47 Bélanger 156, 157, 161, 166, 167, 170 Bentoiu, Annie 153 Benveniste, Emile 153 Béranger, Pierre-Jean 78 Berlioz, Hector 128, 153, 154 Berman, Antoine 14, 19, 22, 132 Berquin, Arnaud 109 Berthier, Patrick 29, 73 Bertrand, Aloysius 18, 242, 243 Bihl, Liselotte 9, 31, 37, 38 Blank, Hugo 229, 230 Blanvalet, Henri 177

Blaze (de Bury), Henri 5, 6, 9, 10, 17, 25, 36, 39, 45, 48, 64, 66, 67, 68, 76, 78, 79, 84, 85, 118, 119, 121, 123, 124, 126, 128, 136, 155, 159, 160, 168, 169, 170, 172, 173, 175, 180, 181, 183, 209, 211, 213, 217, 219, 220 Bodmer, Johann Jakob 19, 175 Boileau, Nicolas 16, 230, 230 Bonaparte, Lucien 172 Borel, Eugène 39, 45, 104, 177, 178 Borel, Petrus 226 Börne, Ludwig 4 Bouterwerk, Friedrich 182 Bradi, Pauline de 139, 141, 142, 143, 145 Brentano, Clemens 29, 47, 64, 85, 199, 201, 207, 221 Brot, Alphonse 8 Brugnot, Charles 200, 201, 243 Brunel, Pierre 210, 216 Buchon, Max 37, 42, 48, 49, 57, 60, 103, 181 Buloz, François 65 Bürger, Gottfried August 18, 29, 32, 33, 35, 37, 38, 41, 54, 56, 60, 61, 70, 73, 74, 75, 79, 84, 89, 91, 93, 116, 122, 123, 138, 139, 140, 141-150, 180, 183, 193, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 204, 205, 223, 227 Castil-Blaze, François-Henri 39, 76, 162 Celan, Paul 7 Chabrier, Emmanuel 215 Chamisso, Adalbert von 3, 46, 64, 67, 71, 78, 120, 137, 173, 177, 180, 183 Chartier, Roger 34, 35, 78 Chasles, Philarète 72, 216 Chateaubriand, François-René de 17, 72, 87, 240 Chênedollé, Charles de 3, 8, 10, 15, 33, 40, 45, 51, 107, 109

Index

266 Chevalier, Jean-Claude 132, 133 Claudius, Matthias 54 Coculesco, Pius Servien 230, 241 Condillac, Etienne Bonnot de 189 Constant, Benjamin 2, 63, 190, 224, 247 Cordonnier, Jean-Louis 132 Cornu, Hortense (voir Albin, Sébastien) 6, 46, 147, 180 Courteline, Georges 215 Cousin, Victor 36 D’hulst, Lieven 5, 19, 32, 128, 132, 138, 139, 151, 157, 159, 190, 210, 232, 247 Dacier, Anne 15 Dahan, Jacques-Rémi 240 Darnault, Alphonse 121, 122, 139, 148, 227 Dédéyan, Charles 175, 225 Delavigne, Casimir 29 Delille, Jacques (abbé) 17, 90 Delport, Marie-France 132, 133 Desbordes-Valmore, Marceline 117, 118 Deschamps, Emile 8, 15, 16, 29, 42, 45, 56, 81, 86, 105, 106, 118, 121, 123, 156, 157, 159, 160, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 173, 174, 180, 182, 199, 200, 221, 223, 225, 238 Diez, Friedrich 75 Dingelstedt, Franz von 49, 67, 184 Dolet, Etienne 14 Dondey, Théophile (alias Philothée O’Neddy) 142 Dorat, Claude Joseph 188, 191 Du Bellay, Joachim 27 Dujardin, Edouard 238 Duméril, Edmond 41, 45, 51, 81, 131, 146, 149, 169, 172, 200, 210, 215, 236, 239 Durand-Le Guern, Isabelle 203 Durantin, Armand 112 Eckermann, Johann Peter 27, 190, 193, 208 Eggis, Etienne 177 Eichendorff, Joseph von 1, 45, 51, 60, 79, 177, 184, 219 Elwert, Theodor 229 Epting, Karl 9, 31, 37, 38 Erlach, F. C. von 47 Ermeler, C. F. 52, 71 Ernst, Alfred 29

Espagne, Michel 3, 5, 55, 58, 224 Etkind, Efim 22, 88, 90, 91, 94, 115, 152, 227, 236 Falconnet, Ernest 73, 74, 75, 79, 139, 146, 217 Fallersleben, Hoffmann von 49, 76 Fétis, François-Joseph 159 Folkart, Barbara 88 Fontaney, Antoine 139, 143, 198 Forneret, Xavier 226, 227, 242, 243 Fort, Paul 207 Freiligrath, Ferdinand 47, 49, 67, 208 Fumaroli, Marc 26, 188 Gabrié, Alfred 214 Gautier, Paul 177 Gautier, Théophile 48, 50, 94, 101, 110, 150, 181, 203, 212, 213, 227, 248 Geibel, Emmanuel 3, 67, 76, 176 Genette, Gérard 18, 83 Géraud, Edmond 196 Gessner, Solomon 6, 11, 24, 44, 45, 176, 241 Gleim, Johann Wilhelm Ludwig 52, 61 Glück, Jean-Baptiste 145, 220 Goerres, Johann Joseph 46 Goethe, Johann Wolfgang von 1, 4, 6, 16, 17, 18, 19, 24, 26, 31-34, 3640, 42, 43, 45, 51, 54, 56, 60, 61, 67, 69, 70, 71, 73, 75, 76, 79, 89, 90-94, 97, 105, 107-109, 111-113, 116, 118, 121, 126, 128, 151-154, 162, 165, 168-171, 173, 174, 177, 180, 181-183, 189-191, 193, 195, 197-199, 205, 207, 208, 213, 217, 231, 245 Gorlée, Dinda 152 Gottsched, Johann Christoph 19, 176 Gouvard, Jean-Michel 132, 229, 230 Graimberg, Charles de 1, 2 Grammont, Maurice 29 Grandmont, Dominique 8, 9 Gray, Thomas 6, 10, 77, 83 Grimm, Friedrich Melchior 46, 216 Grün, Anastasius 50, 60, 61, 183 Guérin, Maurice de 240 Hagedorn, Friedrich von 52 Halévy, Léon 8, 42, 111, 112 Haller, Albrecht von 16, 176 Hallez, Léonce 64, 102, 104 Hartmann, Moritz 67

Index Hebel, Johann Peter 46, 49, 60, 64, 79, 106, 107, 181 Hedwig, Herman (et Donatzi) 53 Heine, Henri 2, 27, 29, 30, 43, 45, 49, 51, 54, 58, 60, 66, 67, 71, 74, 76, 78,79, 85, 92, 94, 97, 99, 112, 113, 151, 152, 173, 176, 181-184, 201, 208, 211, 213, 216, 218, 219, 223, 241, 249, Hengers, Lambert 58 Herder, Johann Gottfried von 29, 41, 46, 61, 67, 198, 199, 203 Hermann, M. 52, 54 Herwegh, Georg 49, 176, 209 Hoffmann, E. T. A. 4, 66, 69, 72, 182, 185, 128, 129, 242, 243, 248 Hölderlin, Friedrich 1, 32, 45, 48, 52, 70, 80, 178, 231, 250 Hölty, Ludwig Christoph Heinrich 45, 46, 54, 198 Horguelin, Paul, 11, 15 Huber, Michael 1, 3, 29, 36, 41, 48, 117, 173, 174, 180, 181, 184, 195, 203, 204, 212, 218, 223-225, 229, 232, 233, 238, 239, 244, 245, 248 Hugo, Victor 1, 3, 29, 36, 41, 48, 117, 173, 174, 180, 181, 184, 195, 203, 204, 212, 218, 223-225, 229, 232, 233, 238, 239, 244, 245, 248 Humboldt, Wilhelm von 75 Jaccottet, Philippe 8, 30, 45, 175, 177, 178 Jacobi, Friedrich Heinrich 33 Jakobson, Roman 114, 153 Jean Paul (voir Richter) 66, 68, 216 Jeanblanc, Helga 5, 34 Jodelle, Etienne 228 Johannot, Tony 4, 206 Jordan, Camille 3, 34, 38 Jullien, Auguste 196 Junker, Georg Adam 15, 16, 25, 31 Kalinowski, Isabelle 250 Kerner, Justinus 17, 35, 51, 60, 64, 67, 76, 77, 80, 118, 177, 209 Kittel, Harald, 55, 58-60, 62, 63 Kleist, Ewald von 19, 24 Kleist, Heinrich von 33, 69 Klopstock, Friedrich Gottlieb 6, 25, 32, 33, 38, 40, 43, 44, 54, 55, 60, 61, 68, 73, 91, 94, 101, 176, 183 Klossowski, Pierre 88

267 Körkel, Anna 13 Körner, Theodor 37, 38, 41, 43, 47, 49, 56, 69, 70, 73, 142, 182, 198 Kosegarten, Gotthard Ludwig 37, 41, 70, 142, 198 La Bédollière, Emile de 139, 147 Laforgue, Jules 119, 235, 237 Lagrange, Edouard de 66, 74, 98, 100, 182 Lamartine, Alphonse de 72, 173, 181, 184, 192, 226 Lambert, José 5, 31, 184 Latouche, Henri de 157 Le Bas, Philippe 4, 52, 53 Lefevere, André 61, 88 Lefèvre-Deumier, Jules 226, 244, 245 Lehr, Paul 69, 71, 139, 146, 147 Lenau, Nikolaus 45, 51, 60, 67, 177, 183, 184 Lerminier, Eugène 65, 66 Lessing, Gotthold Ephraim 24, 54, 61 Lévy, Paul 37, 168, 174 Limayrac, Paulin 218 Littré, Emile 75, 115, 188, 220, 228 Locke, John 189 Loève-Veimars, Adolphe de 4, 5, 65, 66, 69, 94, 182 ? 194, 198, 199, 247 Lombez, Christine 6, 28, 82, 118,150, 178, 250 Longfellow, Henry Wadsworth 10, 82 Lord Byron 6, 101, 173 Lorenz, Otto 6, 31 Louis-Philippe (roi des Français) 1, 3, 72, 75, 168, 216 Low, Peter 150, 154, 158 Lully, Jean-Baptiste 229, 230 Mallarmé, Stéphane 225, 229, 244 Marc-Monnier 176, 177 Marmier, Xavier 5-7, 17, 29, 36, 37, 39, 64-66, 69, 71, 76, 77, 79, 81, 134, 137, 173, 174, 180, 182, 183, 185, 219-221, 223, 238 Marot, Clément 195, 196, 228 Marschall, Gottfried 150, 152 Martin, Nicolas 9, 29, 45, 50, 64-66, 69, 71, 76, 77, 79, 81, 134, 137, 173, 174, 180, 182, 183, 185, 219-221, 223, 238 Masson, Jean-Yves 56, 183 Masson, Nicole 188, 189 Matthisson, Friedrich von 33, 61, 71

Index

268 Mauclair, Camille 215 Mazure, Alphonse 73 Ménage, Gilles 10 Mendelssohn, Félix 155 Mendès, Catulle 214 Mérimée, Prosper 240 Meschonnic, Henri 23, 57, 236 Meyerbeer, Giacomo 4, 67, 168-170, 181 Michelet, Jules 1, 3, 66 Michiels, Alfred 46, 56 Millevoye, Charles 13, 29, 109, 196, 201, 201 Milton, John 6, 17, 19, 87, 175 Molinié, Georges 100 Morel, Mme (alias Isabelle de Gélieu) 34, 37, 45, 77, 176 Mörike, Edouard 67, 76, 79, 181 Mortemart-Boisse, Baron de 139, 144, 145 Moser, Walter 189 Mozart, Wolfgang Amadeus 105 Müller, Wilhelm 35, 49, 60, 64, 76, 78, 123, 130, 136, 219, 233 Musset, Alfred de 31, 79, 173, 180, 205, 223, 226, 238 Napoléon III (alias Louis-Napoléon Bonaparte) 4, 5, 48, 180 Nerval, Gérard de 1, 3, 5, 6, 8, 10, 17, 18, 33, 35, 36, 37, 39, 43-45, 53, 55-57, 60, 62, 66, 68, 72, 76, 78, 82-84, 94, 96, 97, 99, 100, 101, 110, 116, 123, 126-128, 134, 139, 140, 143-145, 147-150, 173-175, 178, 180, 183, 198, 202, 203, 213, 218, 221, 223,225, 235, 241, 242, 248 Neurether 139, 147 Nicolai, Friedrich 52 Niemeyer, August Hermann 54 Nodier, Charles 11, 12, 15, 16, 105, 174, 190, 208, 217-219, 223 Nordemann, Wilhelm 13 Noske, Frits 154, 156, 157, 162 Nourrit, Adolphe 155, 157 Novalis (alias Friedrich von Hardenberg) 19, 32, 46, 67, 69, 70, 79 Offenbach, Jacques 4, 171, 216 Ossian (James Macpherson) 21, 197 Papion du Château, Frédéric 8, 101 Parny, Evariste, chevalier de 109, 226, 240

Pensom, Roger 230, 231, 235, 237 Percy, Thomas 41, 198 Pévrieu, Jean-Baptiste 139, 142 Pfeffel, Gottlieb Konrad 52, 56, 70, 245 Pille, René-Marc 173, 174 Pittié, Francis 213, 249 Platen, August von 49, 51 Poe, Edgar Allan 239 Poncy, Charles 213, 214 Pope, Alexander 19 Pouchkine, Alexandre 231 Proch, Heinrich 155, 156 Proudhon, Pierre Joseph 181 Pupil, François 109 Pym, Anthony 29, 59, 238, Quicherat, Louis-Marie 155, 172, 228, 229 Quinault, Philippe 230 Quinet, Edgar 1, 3, 36, 65, 66, 72 Quintilien 15 Rabbe, Alphonse 178, 240, 241 Racine, Jean 19, 230 Ramler, Karl Wilhelm 52 Régnier, Adolphe 4, 52, 53, 66 Reichardt, Johann Friedrich 154 Reichert, Madeleine 82, 232 Reiffenberg, Frédéric de 83, 84, 218 Reiss, Katharina 14, 87, 96, 100, 101, 151, 154 Rémusat, Charles de 239, 240 Renouard, Charles-Augustin 12, 49, 50, 117, 176, 182, 194 Reymond, William 173, 177 Reynaud, Louis 175 Richter, Jean-Paul 46, 56, 57 Rilke, Rainer-Maria 23, 178 Rimbaud, Arthur 225, 229 Rodriguez, Antonio 133 Rongé, Jean-Baptiste 127, 156, 170, 171, 226 Ronsard, Pierre de 189, 213 Rossel, Virgile 176, 177, 185 Roud, Gustave 7, 30, 45, 175, 177 Rousseau, Jean-Baptiste 18, 44, 249 Rousseau, Jean-Jacques 176, 220, 241 Rowe, Paul 69, 72 Rückert, Friedrich 46, 60, 67, 69, 71, 73, 76, 77, 81, 181, 184 Ruwet, Nicolas 153 Rynell, Alarik 137

Index Sachs, Hans 72, 74, 75 Sainte-Beuve, Augustin 8, 65, 81, 102, 173, 177, 180, 223, 242 Saint-René Taillandier 66, 67, 68, 74, 76, 180, 183 Saint-Saëns, Camille 171 Salis, Johann Gaudenz von 33, 54, 64, 79, 95, 96, 134, 135, 137 Savoye, Henri 53, 54 Scheffer, Ary 4 Schiller, Friedrich 6, 7, 17, 19, 21, 24, 32, 33, 34, 35, 37, 38, 40, 42, 43, 44, 45, 46, 51, 54, 55, 56, 60, 61, 64, 66-69, 70, 71, 75, 77, 78, 79, 84, 87, 89, 90, 91, 102, 103, 104, 110, 112, 119, 130, 131, 152, 173, 176, 180-183, 191, 192, 195, 197, 198, 199, 201, 202, 204, 207, 216, 218, 220, 227, 245 Schlegel, August Wilhelm 2, 15, 21, 32, 33, 40, 52, 61, 75, 91, 159, 160 Schreiber, Michael 88, 94, 104 Schubart, Christian Friedrich Daniel 43, 44, 55, 56, 135, 166, 183 Schubert, Franz 118, 151, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 164, 165, 166, 170, 172, 181, 182, 211 Schumann, Robert 153, 155, 172 Schuré, Edouard 128, 129, 194, 210, 211 Schwab, Gustav 45, 70, 79, 182 Scoppa, abbé Antoine 161, 172 Scott, Walter 12, 143, 182, 184, 194, 218 Seidl, Johann Gabriel 47, 61 Sévelinges, Charles-Louis de 110, 111, 154, Shakespeare, William 42, 149, 173, 181, Simrock, Karl 47, 49, 174, 182 Sirinelli, Pierre 13 Sivol 135, 156, 157, 165, 166, 167 Spencer, William Robert 29, 143 Staël, Germaine de 2, 3, 5, 18, 20, 21, 22, 25, 27, 29, 31, 32, 33, 36, 38, 39, 40, 41, 43, 45, 51, 55, 57, 60, 73, 89, 90-94, 109, 139, 175, 176, 177, 190, 195, 197, 203, 217 Staiger, Emil 133 Stapfer, Albert 6, 8, 34, 37, 45, 56, 110, 111, 177, 183 Steinmetz, Jean-Luc 208, 221 Stoeber, Ehrenfried 35, 53, 110 Suckau, Wilhem de 52

269 Tamine, Joëlle 15, 229 Tardif, Alexandre 33, 37, 41 Texte, Joseph 185 Thieme, Hugo 230 Thomson, James 19 Tieck, Ludwig 61, 69, 72, 74 Tiedge, Christoph August 33, 61, 70, 221 Tissot, Victor 177 Toussenel, Théodore 56 Treuenthal 37, 38, 53, 54 Turgot, Anne-Robert 24, 241 Uhland, Ludwig 10, 17, 23, 43, 45, 46, 49, 51, 56, 59, 60, 61, 64-67, 69, 70, 71, 73, 75-78, 79, 82, 83, 94, 95, 102, 105, 110, 114, 116, 117, 118, 124, 125, 129, 134, 135, 136, 176, 180, 181, 182, 184, 191, 201, 203, 213, 219, 220, 223, 245 Uz, Johann Peter 54 Vaillant, Alain 226 Van Hasselt, André 82, 83, 116, 123, 127, 128, 129, 131, 132, 156, 170, 171, 184, 211, 212, 232-236, 249 Van Hoof, Henri 19, 178 Vanderbourg, Charles 3 Vattel, Maurice de 176 Vaultier, François 18, 232 Vérane, Léon 214 Verlaine, Paul 117, 119, 205, 206, 212, 218, 225, 229, 230, 236, 237 Verluyten, Paul 129, 231 Vigny, Alfred de 49, 149, 180, 192 Villers, Charles de 2, 3, 25 Villon, François 29, 41, 195 Vincent-Munnia, Nathalie 197, 241, 244 Virgile 6, 13, 15, 90 Voïart, Elise 6, 119, 120, 227 Voltaire (François-Marie Arouet, dit) 120, 149, 189, 228, 230 Von Haller, Albrecht 16, 176 Voss, Johann Heinrich 32, 33, 46, 54, 61, 69, 91 Vuÿ, Jules 176 Wacken, Edouard 10, 32, 36, 50, 51, 55, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 232, 233 Wackenroder, Wilhelm Heinrich 32 Waldor, Mélanie 107, 108, 109 Weinmann, Frédéric 14, 25, 32, 58, 250

Index

270 Weisse, Christian Felix 54 Werner, Michael 4, 54, 58 Wieland, Christoph Martin 24, 32, 33, 45, 54, 68, 270 Wilder, Victor 169 Willm, Joseph 69 Wüscher, Gottlieb 196, 199

Zachariae, Friedrich Wilhelm 25, 52 Zedlitz, Johann Christian 49, 71 Zschokke, Heinrich 176, 182 Zuber, Roger 238