Aspects du Vormärz. Société et Politique en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle 9782878547733, 9782878549294


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Table of contents :
AVANT ‑ PROPOS

Joseph Rovan
De la restauration à la révolution de 1848
Où l’on voit l’Allemagne entrer dans l’ère industrielle

Marc Thuret
La crise du Rhin et le malentendu franco-allemand (1839-1841)

Marie-Claire Hoock-Demarle
L’expression de la condition ouvrière dans la littérature du Vormärz

Gilbert Guillard
Portrait de classe avec paysans
Étude sur le film de Volker Schlöndorff La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach

Michel Hubert
La population allemande de 1830 à 1848
Les prémices d’une révolution démographique

Gilbert Krebs
Universités, professeurs et étudiants en Allemagne dans la première moitié du xixe siècle.
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 9782878547733, 9782878549294

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Aspects du Vormärz Société et Politique en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle

Gilbert Krebs (dir.)

Éditeur : Presses Sorbonne Nouvelle Lieu d'édition : Paris Année d'édition : 1984 Date de mise en ligne : 14 mars 2018 Collection : Monde germanophone ISBN électronique : 9782878547733

http://books.openedition.org Édition imprimée ISBN : 9782878549294 Nombre de pages : 228 Référence électronique KREBS, Gilbert (dir.). Aspects du Vormärz : Société et Politique en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1984 (généré le 14 juin 2018). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782878547733.

© Presses Sorbonne Nouvelle, 1984 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

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Institut d’Allemand d’Asnières Université de la Sorbonne Nouvelle Centre de recherches sur la société allemande aux XIXe et XXe siècles

ASPECTS DU «VORMÄRZ»

Société et politique en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle

Études publiées par Gilbert KREBS

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Université de la Sorbonne Nouvelle Publications de l’Institut d’Allemand (PIA) Responsable: Gilbert KREBS

PIA n° 4

Édition originale Publications de l’Institut d’Allemand 1984

ISSN : 0751-1418

2e édition revue et corrigée (édition numérique)

Presses Sorbonne nouvelle 2007

Tous droits réservés

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AVANT - PROPOS Les six études réunies ci-dessous sont consacrées à quelques aspects de la société allemande entre le traité de Vienne de 1815 et la révolution de 1848. À première vue, la principale caractéristique de cette période de l’histoire allemande parait être l’absence d’événements de premier plan, de guerres, de grands bouleversements sociaux ou politiques. Naguère encore rudement secoués par la tourmente des guerres de la Révolution et de l’Empire, les États allemands semblaient être tombés, la paix revenue, dans une profonde léthargie, dont ils seront tirés brutalement par l’explosion populaire de 1848. Mais sous le calme apparent de ces décennies – un calme en grande partie factice, obtenu par la censure et la répression policière – l’Allemagne changeait : elle se préparait à faire son entrée dans l’ère industrielle et à prendre sa place parmi les grandes nations du monde. Cette période a été longtemps négligée par l’histoire, précisément parce qu’elle était pauvre en événements. Mais aujourd’hui les historiens s’attachent davantage à l’analyse des réalités sociales et aux lentes évolutions qui se produisent dans ce domaine qu’à la description des batailles. Aussi la recherche historique marque-t-elle un intérêt croissant pour la première moitié du XIXe siècle. Après l’histoire sociale et politique, l’histoire littéraire, à son tour commence à la considérer comme une unité, sans ignorer, bien entendu, la diversité des courants parfois contradictoires qui s’y sont manifestés1. Dans ce contexte, le terme même de Vormärz connaît aujourd’hui une fortune nouvelle. De plus en plus, il est employé pour dénommer la période de 1815 à 1848 dans sa totalité, alors que des notions comme Biedermeier, Restauration, Junges Deutschland n’en désignent plus que des aspects particuliers2. Ses connotations ont cessé d’être négatives - Vormärz ne signifie plus seulement une période dépassée, rétrograde, condamnée à disparaître sous peu, comme c’était encore le cas au début de notre siècle, mais surtout une période de transition, de gestation, de préparation des temps nouveaux. En se référant aux événements révolutionnaires qui débutèrent en mars 1848, la notion de Vormärz (littéralement « l’avant mars ») place la période 18151848 dans une perspective prérévolutionnaire. Cela ne signifie nullement qu’elle implique une vision finaliste de l’histoire et qu’elle postule le caractère inéluctable de cette révolution. L’article de Joseph Rovan, par lequel s’ouvre ce recueil, trace un tableau d’ensemble, aux multiples facettes, de l’Allemagne entre Restauration et Révolution. Il en analyse la situation et l’évolution politique, évoque les problèmes économiques, sociaux et démographiques, sans négliger les aspects culturels. On peut ainsi saisir, d’entrée de jeu, toute la complexité des phénomènes en train de se produire dans une Allemagne, qui sous un immobilisme de surface change beaucoup plus qu’on ne croit. Si les Français avaient alors été plus attentifs et mieux informés, ils auraient été moins 1

2

Cf. par exemple H.A. GLASER (Hg) Deutsche Literatur. Eine Sozialgeschichte (Rowohlt). Le tome 6. édité par B. Witte, est intitulé « Vormärz » et traite de la période de 1815 à 1848 Sur ces problèmes, voir en particulier Peter STEIN. Epochenproblem «Vormärz » (18151848), Stuttgart, Metzler. 1974.

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4 surpris de voir, à la fin du siècle, l’Allemagne unifiée sous la conduite de la Prusse réclamer avec force sa « place au soleil ». Ce qui s’est préparé pendant le Vormärz c’est moins la révolution de 1848 que l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II. Les illusions françaises à l’égard de l’Allemagne sont bien mises en évidence dans l’étude de Marc Thuret consacrée à la « crise du Rhin » de 1839-1841. Ni Madame de Stael, ni la fréquentation des réfugiés allemands de Paris n’avaient préparé les Français aux manifestations de chauvinisme qui se produisirent à cette occasion. Aux chants guerriers et patriotiques, de facture et d’inspiration très traditionnelles, qui ont été écrits en cette circonstance, Marie-Claire HoockDemarle oppose un autre type de littérature : celle qui fut inspirée par la question sociale. En prenant pour thème la condition ouvrière et en entreprenant de décrire et de dénoncer la misère du prolétariat naissant, ces œuvres firent également éclater les formes connues et assignèrent à l’art de nouvelles fonctions. C’est de cette même fonction de l’art que se réclame l’œuvre analysée par Gilbert Guillard dans l’article suivant. Elle a pour thème la misère paysanne en Hesse dans les années 1820, bien qu’il s’agisse d’un film réalisé en 1970. Rien ne pourrait mieux illustrer cette « actualité du Vormärz » évoquée ci-dessus, que ce bond de 150 ans. Il est amplement justifié par la qualité et la valeur documentaire de ce film qui présente, dans sa noirceur, un tableau véridique de la situation régnant à cette époque dans une des régions les plus déshéritées de l’Allemagne. Une des principales causes de cette misère était la situation démographique de l’Allemagne. C’est elle que Michel Hubert analyse dans son article. Des nombreux tableaux et graphiques et des analyses très fouillées qu’on y trouve, il ressort que dans ce domaine aussi le Vormärz n’était pas une période d’immobilisme, un de ces moments où l’histoire semble reprendre son souffle. Au contraire, on voit s’amorcer à cette époque des développements qui iront s’amplifiant jusqu’à la fin du siècle. La démographie allemande sera un des facteurs essentiels de sa puissance au XXe siècle. Un autre facteur de cette puissance, reconnu très tôt, fut l’excellence du système éducatif et universitaire allemand. Le dernier article du recueil retrace dans ses grandes lignes l’histoire de l’université en Allemagne. Il met l’accent tout particulièrement sur le rôle qu’elle a joué dans les premières décennies de cette période, malgré son relatif isolement ou peut-être précisément à cause de cela, dans la vie politique d’une nation allemande qui se cherchait encore. L’université humboldtienne reposait entre autres sur le principe de l’étroite association de la recherche et de l’enseignement. D’une certaine manière, en entreprenant l’ouvrage que nous présentons ici au lecteur, nous avons été fidèles à cette exigence. Car il est directement issu de l’enseignement donné dans le cadre du programme d’agrégation de 1984. C’est pourquoi nous voudrions associer ici à cette entreprise collective l’ensemble de ce qu’on appelait du temps de Humboldt « die akademische Gemeinschaft ». Asnières, le 15 mars 1984

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SOMMAIRE

Avant-propos

3

Joseph ROVAN, De la Restauration à la Révolution de 1848. (Où l’on voit l’Allemagne entrer dans l’ère industrielle)

6

Marc THURET , La crise du Rhin et le malentendu franco-allemand 1839-1841

27

Marie-Claire HOOCK-DEMARLE , L’expression de la condition ouvrière dans la littérature du Vormärz

41

Gilbert GUILLARD, Portrait de classe avec paysans. Étude sur le film de Volker Schlöndorff, « La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach »

54

Michel HUBERT , La population allemande de 1830 à 1848. Les prémices d’une révolution démographique

81

Gilbert KREBS , Universités, professeurs et étudiants en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle NB : Cette pagination est différente de celle de la version originale. Elle ne s’applique qu’à la réédition numérique

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De la restauration à la révolution de 1848 Où l’on voit l’Allemagne entrer dans l’ère industrielle

Joseph ROVAN Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Entre 1816 et 1855 la population de l’Allemagne (dans les limites qui seront celles du Second Empire après 1871, mais sans l’Alsace-Lorraine) passera d’environ 23,5 millions à 34,5 millions, ce qui représente en moins de quarante ans une croissance de près de 50%, sans exemple dans toute l’histoire antérieure. Ce mouvement se poursuivra tout au long du siècle quoiqu’en se ralentissant vers la fin : en 1914, au bout de cent ans, la population allemande avec près de 68 millions d’âmes aura pratiquement triplé. Aucun phénomène de l’histoire événementielle n’égale en importance cette véritable explosion démographique, d’autant plus digne de retenir notre intérêt que, pendant la même période, la croissance française sera beaucoup plus lente : de 10 millions à peine, puisque nous passons de 33 millions d’habitants (sans l’Alsace-Lorraine) à 44 millions. Le phénomène démographique allemand aura une importance capitale pour les rapports du peuple allemand avec ses voisins, et notamment avec la France, dont l’essor depuis le haut moyen Age avait été intimement lié à la prépondérance du nombre de ses habitants : au XIVe siècle avec 20 millions d’habitants, la France comptait à elle seule le tiers de la population européenne ; à l’époque de Louis XIV – après l’hécatombe de la Guerre de Trente ans – il y avait deux fois plus de Français que d’Allemands. En 1816, même en comptant les Allemands d’Autriche, les Allemands restaient inférieurs en nombre aux Français, mais un siècle plus tard il y a deux fois plus d’Allemands en Europe que de Français. Le rapport s’est inversé. Même si l’opinion n’est pas consciente alors de toute l’ampleur de ce phénomène – mais peu à peu elle le devient et vient à nourrir un mépris croissant à l’égard des Français décadents qui n’ont plus d’enfants, par égoïsme et par imprévoyance – il est évident qu’une augmentation aussi rapide du nombre des membres de la communauté manifeste un dynamisme et une vitalité dont les effets se feront sentir nécessairement dans beaucoup de domaines de l’existence individuelle et collective. On peut présumer un rapport entre le sentiment qui commence à se répandre dans le peuple allemand d’être perpétuellement victime d’injustices et de traitements qui ne l’acceptent pas au niveau de sa véritable valeur, et ce dynamisme vécu : un mélange surprenant et désagréable de plaintes et d’auto-commisération d’une part, de prétentions et de présomption d’autre part, commence à se manifester dans la mentalité allemande à l’époque que nous étudions à présent.

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Les causes des grands mouvements démographiques sont toujours multiples et toujours en partie obscures. Devant l’importance fondamentale de ce qui se passe au XIXe siècle en Allemagne dans ce domaine, il parait cependant nécessaire de rechercher ce qu’il est actuellement possible d’énoncer de ces causes. Il me semble qu’une des plus considérables est la longue période de paix que les peuples allemands connaîtront après 1816. À l’exception de la brève parenthèse de la guerre contre le Danemark en 1848/49, à laquelle ne participe en fait que l’armée prussienne, et de la guerre franco-autrichienne de 1859, qui ne met en jeu que la minorité d’Allemands qui habitent l’Autriche, l’immense majorité du peuple allemand vivra en paix pendant 50 ans, de 1815 à 1866. Les campagnes de pacification qui se déroulent dans le Pays de Bade, au Palatinat, en Saxe dans la phase finale de la Révolution de 1848/49 ne laissent guère de traces matérielles et les grandes guerres de 1859, 1864, 1866 et 1870/1871 se dérouleront elles-mêmes presque exclusivement à l’étranger. Il en sera de même en 1914/18. Le sol allemand, les habitants, les installations économiques ne seront pratiquement pas touchés par la guerre entre 1815 et 1942. Quand on songe aux pertes humaines et aux ravages matériels que la guerre n’avait cessé de produire pendant toute l’histoire antérieure, on ne sera pas tenté de sous-estimer le sentiment de sécurité et de durée qui va se développer dans une Allemagne ainsi épargnée, appelée à connaître les fruits d’une tranquillité sans pareille. Même si de tels phénomènes ne font pas l’objet d’une appréhension directe par la conscience, ils sous-tendent certainement les comportements qui se développent au long des décennies de paix. Une autre cause de l’essor démographique peut être identifiée dans l’amélioration de l’hygiène publique et privée. L’administration des monarchies éclairées a la volonté et les moyens de s’occuper sérieusement de ces problèmes. La lutte contre les épidémies connaîtra des succès décisifs après la dernière grande poussée du choléra au début des années 1830. La qualité des études médicales, la recherche médicale et l’extension des services médicaux progressent dans une interaction de plus en plus efficace. Épargnés par la guerre, les épidémies et les famines (qui se font plus rares – la dernière grande famine tueuse de pauvres gens aura lieu en 1847) les hommes vivent plus longtemps, les femmes sont mieux soignées pendant leurs maternités, la mortalité infantile commence à reculer. Il est vrai que les éléments de progrès sont en partie contrebalancés par les effroyables conditions de vie des classes pauvres dans les entreprises et dans les villes du capitalisme naissant (et parfois aussi dans les régions rurales où domine le travail industriel à domicile), mais pour l’ensemble on peut présumer une prévalence des facteurs positifs : en 1845 près de 75% de la population prussienne, c’est-à-dire de l’État le plus industrialisé, vit encore à la campagne, et quand l’urbanisation entrera dans la voie d’une progression plus accélérée, les conquêtes de la santé publique l’accompagneront dans une large mesure. Des études récentes ont pu d’autre part montrer les rapports étroits qui ont existé dans l’Allemagne de la première moitié du XIXe siècle entre la législation sur le mariage et la croissance de la population. En Prusse, où les réformes de l’époque Stein-Hardenberg ont rendu le mariage entièrement

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libre, la croissance entre 1816 et 1865 a été beaucoup plus élevée que dans les États du Sud où la politique consista longtemps à soumettre le mariage à une autorisation qui n’était accordée que si les futurs conjoints étaient économiquement en état d’entretenir une famille. En Prusse occidentale la croissance a été de 121% en 50 ans contre 35% en Bavière, en Poméranie de 111% contre 21% au Tyrol. Le retard démographique autrichien est saisissant : 49% de croissance moyenne, toutes provinces réunies, contre 87% en Prusse. La démographie précède et explique ainsi en partie la défaite autrichienne de 1866. La victoire de Sadowa a été gagnée dans les berceaux prussiens. Je suis porté à m’étonner de ce que l’économie allemande ait été en mesure de nourrir, sans crise vraiment grave, une population en croissance aussi rapide. On peut penser que le développement de la production agricole en Prusse, conséquence des réformes entreprises entre 1807 et 1819, a joué un rôle capital dans ce parallélisme, satisfaisant quand on regarde de loin et n’observe que les grandes lignes. Il a dû en être de même de la liberté d’entreprendre là où elle a été accordée largement comme en Prusse. La création de vastes espaces économiques, propices aux échanges grâce à la suppression des douanes intérieures et extérieures a certainement contribué également à la disparition du fantôme de la famine par l’essor du commerce et, partant, de la production. Dès 1818 un des plus puissants esprits de l’Allemagne du XIXe siècle, le ministre prussien du commerce, Motz, obtient l’abolition des douanes intérieures : de Königsberg à Trèves, la Prusse est un ensemble économique d’un seul tenant. En 1834 se fonde le Zollverein, l’Association douanière qui groupe autour de la Prusse et sur son initiative les deux Hesse, la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe et les petits États de Thuringe. Le Grand-Duché de Bade suit en 1836. Le Hanovre est le seul grand État du territoire du futur Reich à rester en dehors de l’Union jusqu’en 1851. Ainsi se réalise l’unification économique d’une « petite Allemagne » dont l’Autriche reste exclue, d’abord à cause de ses propres craintes, l’État autrichien ne se sentant pas en mesure de supporter les conséquences d’une large ouverture de ses frontières. Ensuite, quand l’Autriche voudra à son tour adhérer, la Prusse qui domine économiquement l’Association s’opposera à l’entrée de l’Empire, qui ne peut évidemment envisager une adhésion partielle, limitée aux seuls territoires membres de la Confédération germanique (ce qui excluait notamment la Hongrie, la Dalmatie et la Pologne autrichienne). Un grand Zollverein comme l’Autriche le préconise après l’échec des mouvements révolutionnaires de 1848, de Hambourg à Trieste, n’aurait pas seulement eu des conséquences graves pour l’agriculture allemande du fait de la concurrence hongroise (les conditions sociales particulièrement arriérées permettant aux propriétaires hongrois de produire à moindre frais), elle aurait surtout mis fin à hégémonie économique prussienne, seul domaine où entre 1830 et 1860 l’État prussien avait réellement marqué des points dans la rivalité qui l’opposait, directement ou indirectement, à l’Autriche pour la primauté en Allemagne. Quoi qu’il en soit de ces développements, le Zollverein en favorisant les échanges entre les quatre cinquièmes de

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l’Allemagne non autrichienne a certainement contribué à rendre possible la croissance démographique. Dans le même sens agira la construction d’un réseau ferroviaire qui mettra fin à l’isolement des bassins économiques particuliers, tout en fournissant une formidable incitation au développement de l’industrie lourde et en absorbant une partie de la main-d’œuvre rendue disponible par la suppression de nombreuses exploitations paysannes et par l’augmentation de l’excédent des naissances. Commencé en 1835 par la ligne Nuremberg-Fürth le système des chemins de fer allemands atteint déjà une extension considérable lors de la Révolution de 1848. En 1860, il aligne 11 600 kilomètres et l’interconnexion entre les différentes régions est réalisée. L’aspect politique national et militaire de l’édification du réseau ferroviaire est évident – l’État, notamment la Prusse, a parfois dû suppléer l’insuffisance du système bancaire, qui cependant profitera largement de l’intensification générale de l’activité économique induite par cette gigantesque entreprise qui provoquera aussi l’afflux d’importants capitaux étrangers. Le chemin de fer établira des relations de plus en plus étroites et complexes entre les opérateurs économiques de toute l’Allemagne ; il créera des solidarités et des interdépendances nouvelles et facilitera l’écoulement des produits des grands domaines agricoles de l’Est vers les nouveaux centres urbains et les agglomérations industrielles du centre et de l’ouest. En favorisant le rapide déplacement des personnes et du courrier, le chemin de fer intensifie la circulation des idées et de l’information. En 1848 on s’apercevra que les gares joueront le rôle de véritables « bourses des nouvelles » où les gens viendront apprendre et discuter les derniers événements d’une Révolution se développant parallèlement dans la plupart des capitales allemandes. Des esprits aussi différents que Friedrich List, économiste, banquier, publiciste et ardent patriote qui préconise un protectionnisme national pour favoriser l’essor d’une industrie allemande, et Helmut von Moltke, penseur sévère et puissant d’une stratégie moderne, futur chef d’État-major et organisateur des victoires prussiennes de 1864, 1866 et 1870/71, s’intéressent aux chemins de fer comme instruments de l’action politique. L’approfondissement, la diversification et l’extension des terrains de la gestion et de l’intervention publiques grâce à une bureaucratie plus nombreuse, et surtout plus instruite, issue des universités nouvelles ou rénovées, très consciente de ses prérogatives, mais aussi de ses responsabilités, sera en fin de compte l’élément essentiel sur lequel pourra prendre appui l’expansion économique grâce à laquelle la croissance démographique ne débouchera pas sur la famine et l’épidémie. En Prusse notamment l’idéalisme libéral qu’une partie de la haute administration est allée puiser dans l’enseignement de Kant s’allie, non sans heurts, à l’idéologie de la toute puissance de l’État, raison incarnée, professée par Hegel à l’Université de Berlin. De l’un et de l’autre courant se déduit une conception de l’État dépositaire de l’intérêt général au-dessus des conflits et ambitions des intérêts partiels. Cette vision non dépourvue de grandeur et de noblesse morale est le plus souvent aveugle devant les faits qui font de l’État l’instrument et l’enjeu des conflits entre les classes et catégories de la société ; elle assimile un ordre historique actuel dans lequel une ou plusieurs minorités

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trouvent les moyens d’établir et de maintenir des possessions et des privilèges, à un ordre objectif absolu et immuable. Il n’empêche que pour la première fois dans l’histoire allemande la plupart des États allemands vont posséder les moyens de connaître, de soutenir, de contrôler et d’orienter le développement économique dans toute sa multiplicité. Les déceptions de 1815 et la répression qui sanctionnera après 1820 les tentatives de reprise du mouvement national démocratique dont les volontaires des Guerres de Libération avaient été pour une large part les porteurs, paralysent l’élan politique. L’État est la possession des princes et de leur bureaucratie – les dynamismes, ambitions et espérances des jeunes Allemands qui ne peuvent ou ne veulent le servir dans de telles conditions sont de ce fait déportés vers les champs de la culture et de la science d’une part, de l’action économique d’autre part. L’énergie des novateurs ne peut se satisfaire des méthodes et des rythmes de la bureaucratie, la vie parlementaire n’existe encore que dans certains États du Sud, et à l’état embryonnaire. La science allemande, de la philologie à la chimie, prend alors un essor formidable ; très vite elle donnera des modèles au monde entier. De tous les pays civilisés les étudiants affluent à Heidelberg ou à Göttingen, à Berlin ou à Bonn. À Berlin encore et à Vienne, en Haute-Silésie, en Saxe, en Rhénanie et en Westphalie l’industrie moderne, celle qui construit et utilise les machines, constitue ses premiers pôles de développement. Sauf en Silésie où la haute noblesse prend une part importante à l’essor des charbonnages et de la métallurgie, le monde industriel et bancaire comme celui des universités appartient aux bourgeois qui constituent ainsi à côté de la grande propriété foncière, de l’armée et de la haute administration, en majorité réservées à la noblesse, de nouveaux pôles de pouvoir. Des artisans ingénieux et obstinés comme Borsig à Berlin ou Krupp dans la Ruhr, de petits industriels comme Harkort dans le Siegerland, des banquiers comme Camphausen, Hansemann et Mevissen pour la Rhénanie sont les maîtres d’œuvre d’une première phase rapide et orageuse de la construction du capitalisme en Prusse. En 1848 la Révolution leur donnera une première fois le pouvoir politique qu’ils partagent avec les grands universitaires. Ils ne sauront pas le conserver, mais vingt ans plus tard Bismarck parviendra à asseoir la construction de son nouveau Reich sur l’alliance-compromis entre l’ancienne noblesse foncière et la nouvelle aristocratie de la banque et de l’usine. Entre 1815 et 1848 l’économie constitue sans doute le chapitre le plus intéressant de l’histoire allemande. Depuis sa terrible mais fugace apparition au XVIe siècle, lors de la Grande Guerre des Paysans, le peuple, les masses, ceux qui ne sont ni nantis ni privilégiés, n’ont guère fait apparition dans les événements retenus par l’historiographie allemande. Le peuple est la matière première de l’histoire, mais ses noms n’y surgissent que rarement et ses aventures ne sollicitent pas souvent l’attention. Le regard de l’écrivain est généralement attiré par l’exceptionnel, le peuple est rarement romantique. Les grands parce qu’ils dépassent la mesure ordinaire ont par-dessus le marché, au-dessus de tous leurs autres avantages, celui de fournir le contenu de la mémoire commune officielle (et même de la légende populaire). Quand on était du peuple, il

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fallait être brigand pour devenir célèbre sans quitter le peuple. Maintenant, après la Révolution française et la victoire remportée par les forces de restauration, victoire qui ne rassurera jamais complètement les possédants, qui laisse subsister le souvenir de l’explosion révolutionnaire et la crainte qu’elle ne vienne à se reproduire, le peuple rentre dans l’histoire allemande, moins par ce qu’il est effectivement que par la peur qu’il suscite avant même qu’elle soit justifiée. Quelques années à peine après que Leopold von Ranke, grand-maître et grand-père de l’historiographie allemande moderne aura écrit « ce sont les hommes qui font l’histoire », Karl Marx disciple indirect de Hegel posera les fondements du matérialisme historique. Le peuple fait peur parce que sa misère, qui a toujours été grande, se déroule maintenant devant des yeux devenus attentifs. La sécurité et le bien-être procurés aux privilégiés par la paix, par les progrès de l’administration et de la santé, par le développement du commerce et de l’industrie font apparaître encore plus grands, plus scandaleux et plus redoutables les contrastes avec la situation des non-possédants, rendue plus dramatique encore par la disparition de ce qu’il y avait aussi de protecteur pour eux dans l’ancien ordre social, à la campagne comme en ville. Les premières vingt années qui suivent la fin des guerres de Libération sont une période de grande misère et de terribles souffrances populaires : la réouverture de l’Europe continentale aux produits de l’industrie anglaise, après la levée du blocus napoléonien, ruine une partie importante des entreprises locales que le blocus avait favorisées ou fait naître. Nous avons déjà mentionné la perturbation de la société rurale dans les provinces de l’Est, qui fait perdre aux paysans, par le biais de la suppression du servage, une grande partie des exploitations précédemment entre leurs mains. Dans les États où les corporations ont été abolies, la libre concurrence produit une démultiplication des entreprises artisanales sans rapport avec les besoins et les moyens dont dispose l’éventuelle clientèle. Cette « explosion artisanale » est évidement liée à la rapide croissance démographique. Dans les États où le système corporatif sera maintenu plus longtemps avec des éléments à la fois restrictifs vis-à-vis du monde des impétrants du dehors et protecteur pour les « heureux » membres du dedans, les compagnons, de plus en plus nombreux, ont de moins en moins de chances, non seulement de devenir maîtres à leur tour, mais de gagner ce qui est indispensable à leur subsistance et à celle d’une famille. L’agriculture connaît une crise de surproduction provoquée par la fin des troubles dus à la guerre, et aussi par les « corn laws » anglaises qui gênent terriblement les exportations allemandes (jusqu’à leur abolition en 1846) et de cette crise ainsi que des rigueurs de quelques hivers très durs sortira de 1827/28 une période de famine populaire. Pour les possédants et les privilégiés, la Révolution de Juillet sonne l’alerte : la menace n’est pas conjurée, les masses plébéiennes sont toujours à l’affût, guettent les tenants de l’ordre. Seule une combinaison efficace de religion et de contrôle policier, l’Église exerçant la police des âmes et enseignant par le catéchisme les devoirs d’obéissance et de résignation, permet de contenir les classes dangereuses. Que le péril soit réel : les barricades berlinoises et viennoises le montreront en 1848, celles de Dresde en 1849. Mais la facilité avec laquelle les tenants de l’Ordre viendront à bout de

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ces soulèvements avec le soutien actif ou tout au moins la tolérance passive des bourgeoisies, montre aussi qu’il reste très limité. Rien de comparable avec les « journées » de 1830, 1832, février 1848, juin 1848 ne se produira en Allemagne. Le héros porte-parole du peuple en Allemagne, entre 1815 et 1848 et même après, c’est le pitoyable Woyzeck, sorti de l’observation exacte et hallucinée du jeune Georg Büchner. Écrasé, trahi, anéanti, Woyzeck tue son amour sans imaginer de pouvoir s’en prendre à ceux qui sont les artisans de son malheur. Depuis les pamphlets de Luther et les poésies militantes de Hutten, rien – sinon peut-être la révolte de Karl Moor chez le jeune Schiller – n’a été écrit de plus insurrectionnel en langue allemande. Mais Büchner, après avoir semé le vent de la contestation dans le Hessische Landbote, feuille presque confidentielle, dénonciatrice d’injustices et d’oppressions, mourra à 26 ans : sa dernière œuvre grandiose, La Mort de Danton n’appelle plus la Révolution, mais découvre dans celle-ci l’éternelle dimension tragique de l’existence. Avec certaines pages de Heine c’est ce que l’Allemagne du Vormärz (la période d’avant la révolution de mars 1848) a produit de plus durable dans le domaine de la parole. En fait, avant 1848, les menaces contre l’ordre de la Restauration ne proviennent guère des masses profondes du peuple. Les troubles de la faim et du chômage ne dépassent pas le niveau des jacqueries locales. Quand elles se font violentes et sanglantes comme, en 1844, le mouvement des tisserands à domicile silésiens contre les patrons des manufactures employant des métiers mécaniques, l’impression est d’autant plus grande que de tels faits sont rares. Heine a pris cette révolte pour thème d’une de ses poésies les plus célèbres et cinquante ans plus tard le souvenir de ces sanglants excès provoqués par le désespoir fournira encore le sujet du grand drame « naturaliste » de Gerhart Hauptmann qui porte le même titre simple et accusateur que le poème : Les Tisserands. Les travailleurs de l’industrie ne sont pas encore nombreux ; entre les compagnons artisans qui n’ont pas assez d’ouvrage pour nourrir leurs familles et les ouvriers salariés des manufactures, les frontières sont incertaines et mouvantes ; la « conscience de classe » reste profondément marquée par les aspirations, les expériences, la morale du travail artisanal : sous réserve de ce qui vient d’être dit quant au caractère fluctuant des frontières, les statistiques donnent pour la Prusse en 1847 : 457 000 maîtres artisans, 385 000 compagnons et 550 000 ouvriers salariés. Sur l’ensemble du territoire du Zollverein, elles comptent 1 208 000 ouvriers d’usines travaillant dans 148 000 entreprises dont la plupart étaient donc fort petites. Les conditions de vie dans une « usine » ayant une quinzaine de salariés ne devaient pas encore être très différentes de celles qui régnaient dans un atelier où le maître travaillait avec 3 ou 4 compagnons et 1 ou 2 apprentis. Dans la Révolution de 1848, contrairement à ce qui se passe en même temps en France, contrairement à ce qui se passe dans le mouvement chartiste anglais, les ouvriers d’usine, les « prolétaires » dont Marx élabore la définition, ne joueront qu’un rôle tout à fait secondaire. C’est le spectacle de la France et surtout de l’Angleterre qui orientera les recherches

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de Marx, dont les découvertes et les spéculations s’appliqueront toujours difficilement aux réalités allemandes. Les premiers groupements dont sortira un jour un mouvement ouvrier allemand naissent parmi les compagnons, dont les déplacements, les « tours », élargissent le champ de vision tout en facilitant les contacts à travers l’Allemagne toute entière, voire l’Europe. Les créateurs de la socialdémocratie dans les années 60 seront à peu près tous des compagnons ou des maîtres artisans, à l’exception de quelques intellectuels comme Ferdinand Lassalle et Wilhelm Liebknecht. À l’étranger, des artisans, des ouvriers qualifiés, des employés sont au contact des organisations révolutionnaires nationales et internationales, de la « Jeune Europe » de Mazzini, des groupements socialistes français, clandestins ou semi-clandestins, selon les mouvements. En Allemagne comme à l’étranger, des associations de solidarité, des associations culturelles, des caisses d’entraide sont au point de départ d’activités politiques ayant plus nettement le caractère de conspirations révolutionnaires, en même temps qu’elles demeurent des sociétés de pensée et de discussion. C’est ainsi que se formera en Suisse et à Paris dans les années 40 la « Ligue des Justes » qui deviendra sous l’impulsion de Marx la « Ligue des Communistes ». Dans cette généalogie du mouvement ouvrier, l’universitaire Marx remplace et marginalise l’ouvrier Wilhelm Weitling. Marx lui-même, quand il se lance pour la première fois dans l’action politique en publiant la Rheinische Zeitung (en 1842), fait partie de la gauche radicale bourgeoise et s’adresse à cette frange radicale et démocrate des classes privilégiées. Ses commanditaires et ses lecteurs sont des commerçants, des entrepreneurs, des fonctionnaires, des universitaires. Les « travailleurs » ne comptent que par la peur qu’ils inspirent. La dialectique de la vie politique met aux prises les défenseurs de l’ordre établi, conservateurs, réactionnaires, légitimistes, traditionalistes et les partisans du mouvement, du changement, constitutionnels, libéraux, démocrates, les uns et les autres divisés entre modérés et radicaux, les uns et les autres ressortissants de catégories privilégiées. La Confédération germanique (Deutscher Bund), née à Vienne en 1815, est au fond une Confédération rhénane dont feraient partie cette fois-ci les deux « superpuissances » allemandes. La résistance des petits et moyens États, appuyés par les puissances extérieures, a aisément triomphé des velléités de restauration de l’Empire à laquelle Metternich lui-même n’était guère attaché. Le Deutscher Bund est une Confédération d’États, son organe central, le Bundestag qui siège à Francfort est comme l’ancien Reichstag de Ratisbonne une assemblée d’ambassadeurs, présidée par le représentant de l’Autriche. La Confédération, théoriquement au moins, n’est pas dépourvue de compétences : elle a des forces militaires, des villes fortifiées (« forteresses fédérales »), elle peut mener une politique commerciale et douanière commune, elle fixe des règles générales à l’organisation interne des États, chacun doit donner à ses sujets une constitution basée sur le principe de la représentation des « états » (Stände), des catégories sociales ; elle peut déclarer la guerre, recevoir les ambassadeurs des pays étrangers, prendre des mesures contre la subversion intérieure.

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Cependant la plupart de ces compétences restent purement formelles (ce sont les armées des États qui fournissent les contingents et les garnisons), voire théoriques – la politique douanière commune ne sera pas réalisée dans le cadre de la Confédération mais dans celui du Zollverein, sous la direction de la Prusse. La Confédération, en fait, ne peut fonctionner que si les « superpuissances », la Prusse et l’Autriche, sont d’accord. Chacune des deux est en mesure de s’opposer à une tentative de majorisation que l’une entreprendrait avec ses amis aux dépens de l’autre. On disait avant 1789 que chaque fois que la Prusse et l’Autriche se mettaient d’accord, la survie du Reich était menacée. À présent les choses sont inverses : il n’y a plus d’autorité commune à défendre ou à maintenir. L’Autriche et la Prusse négocient, se mettent d’accord et imposent leur décision aux autres membres du « Club » allemand, qui ne peuvent qu’entériner les décisions des « Grands ». Et quand leur entente se brise, la Confédération n’est plus en état de fonctionner. La Confédération durera 51 ans, trois ans de plus que le Reich bismarckien qui lui succédera (il est vrai qu’elle sera comme suspendue, sans être juridiquement dissoute, pendant les événements de 1848/49). Son histoire est bien avant tout celle des relations austro-prussiennes. Au départ et pendant longtemps, la Prusse se considère et se trouve considérée comme inférieure. Elle est moins étendue, moins peuplée que l’Autriche ; le rétablissement d’un royaume de Hanovre en 1815 coupe en deux l’État prussien, ses deux provinces orientales, Rhénanie et Westphalie, sont séparées des six autres par une bande de territoires hanovriens. Jusqu’à l’avènement de Bismarck en 1862, la Prusse, mise au pied du mur, cède chaque fois devant la menace d’un conflit avec l’Autriche, qui mettrait l’Allemagne à feu et à sang, comme cela avait été le cas au XVIIIe siècle, du temps de la Guerre de Sept Ans. Dans les années 1850, alors qu’il représente son Roi au Bundesrat à Francfort, Bismarck dira un jour au ministre d’Autriche : ou vous nous reconnaîtrez l’égalité de droits en Allemagne – ce serait le partage en deux zones d’influence –, ou ce sera le conflit. Structure sans panache, mais d’une réelle utilité, la Confédération germanique fournit provisoirement une réponse assez satisfaisante à la question allemande : comment organiser une nation qui englobe deux grandes puissances, quatre royaumes, cinq grands-duchés et une foule d’États de moindre importance ? Chemin faisant, la Confédération résout aussi le problème central des rapports de l’Allemagne avec l’Europe environnante : pays trop vaste, situé au centre, trop peuplé pour que l’existence d’un État allemand unique et fort puisse être tolérée par les autres États du continent. Le nouveau royaume des Pays-Bas participe à la Confédération avec sa province luxembourgeoise (qui englobe les deux Luxembourg actuels, le Grand-Duché et la province belge), le Roi d’Angleterre est aussi Roi de Hanovre, le Roi de Danemark, duc de Holstein et de Lauenbourg (un petit duché à l’est et au sud-est de Hambourg). Inversement la province prussienne de Posen (Poznan) ne fait pas partie de la Confédération germanique – sa population est en grande majorité polonaise. Si la Hongrie, la Dalmatie, la Galicie, parties intégrantes de l’Empire autrichien restent en dehors du Deutsche Bund, la Bohême, la Moravie, la Silésie autrichienne,

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pays à majorité slave, Trieste et Trente – villes italiennes de langue et d’esprit – appartiennent à la Confédération. Les Grandes Puissances européennes sont garantes de l’ordre établi à Vienne comme la France et la Suède avaient été garantes des dispositions des Traités de Westphalie qui, déjà, avaient donné à l’Europe une sorte de constitution. La Confédération est ainsi profondément insérée dans le tissu de l’Europe, la Bundesakte, l’Acte constitutif de la Confédération germanique, est dans un certain sens une « constitution de paix », elle conjure la peur que l’Allemagne pourrait faire naître chez les autres peuples et garantit en même temps la nation allemande contre les convoitises des autres grands. Son principal défaut, mais celui là est de taille, est qu’elle déçoit les patriotes qui voulaient une Allemagne grande, unie et libre et qu’elle laisse à la France les terres allemandes acquises au XVIIe et XVIIIe siècle – de même qu’elle laisse hors de la Confédération le Duché de Schleswig, dont la population est en majorité allemande. Le Schleswig et l’Alsace seront, cinquante ans plus tard, l’enjeu de deux guerres extérieures, et le problème polonais sera de même, mais en sens inverse, un des enjeux majeurs de la première guerre mondiale. La dialectique des passions nationales déclenchée par la Révolution Française fera voler en éclats l’ordre restauré de 1815. Cependant cinquante ans de paix, cent ans de stabilité au moins relative ne sont pas de minces valeurs dans l’aventure humaine tissée de « bruit et fureur ». Du bruit, les jeunes patriotes déçus vont en faire pas mal, à quoi répondra, démesurée en apparence, la fureur de la répression. De retour dans les universités (qui en comparaison avec les nôtres sont des institutions toutes petites où tout le monde connaît tout le monde), les volontaires des Guerres de Libération et leurs frères plus jeunes encore manifestent leur dépit de voir la patrie frustrée de son unité et eux-mêmes des libertés civiques espérées et même promises. Une sorte de national-radicalisme qui s’exprime et se vêt en « rétro » (la face politique et nationale du romantisme) se développe parmi les étudiants, formulé et favorisé par certains professeurs. La « Teutschtümelei » (une manière exagérée et même puérile d’affirmer la germanité, son ancienneté, sa grandeur, sa vocation universelle) est plus qu’une simple mode : le « T » veut marquer la continuité historique, l’ensourcement et l’enracinement dans les passés germaniques lointains, que les historiens et les philologues universitaires sont en train d’exhumer scientifiquement. « Teutsch » signifie une manière plus prononcée, plus voulue d’être allemand, que le prosaïque « Deutsch » qui correspond moins bien à l’originel « tiu(t)sch » lequel désignait le peuple à la fois en tant que communauté de destin, et par opposition au monde latin des clercs. Des sociétés de pensées et de débats, des conspirations plus ou moins confidentielles n’auraient guère de quoi inquiéter les autorités si celles-ci, si près encore de l’explosion révolutionnaire, ne vivaient pas dans un état de permanente inquiétude. Plus grave, parce que mouvement général s’étendant à la quasi-totalité des universités, apparaîtra le rassemblement national et populaire des étudiants qui se constitue sous le nom de Burschenschaft. Le Bursche, c’est le jeune homme, l’adolescent capable de porter les armes et de chercher

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l’aventure ; le terme est vieillot comme les habits que les Burschen empruntent volontiers au moyen-âge ou à la grande époque allemande que fut le e XVI siècle. Les écrits de Ernst Moritz Arndt et ceux plus excitants encore de Friedrich Ludwig Jahn, l’apôtre de la gymnastique comme fondement de l’éducation (ses « gymnastes » avaient été un des viviers du mouvement des Volontaires de 1813/14), inspirent ces groupements qui, dépassant les anciennes associations régionales qui s’étaient constituées dans les universités, veulent réunir tous les jeunes Allemands destinés à devenir l’élite dirigeante de la nation. L’entraînement à l’usage des armes (aboutissant au duel obligatoire, la Mensur, où se mesurent le courage et la « virilité » des hommes), les grandes beuveries imitées des mœurs que Tacite attribue aux anciens Germains, la haine des Français, ennemis héréditaires et porteurs de l’idéologie rationaliste, l’antisémitisme et un christianisme peu dogmatique qui n’est souvent qu’une sorte de déisme naturaliste et nationaliste, caractérisent la Burschenschaft en même temps que l’aversion contre la tyrannie des princes et de leur bureaucratie, sèche et rationaliste, pâles imitations du modèle versaillais haïssable, étranger et tyrannique. Leur idéal politique, ce n’est pas une démocratie parlementaire, rhétorique, d’avocats et de notaires, mais une démocratie selon le cœur et les mœurs des anciennes tribus germaniques, communauté de vie et de mort, association de guerriers qui désigne ses chefs par acclamation et prend ses décisions en assemblée comme le font encore les peuples restés fidèles à l’ancienne liberté allemande, par exemple dans certains cantons suisses. Le monde d’un Metternich, grand seigneur francophone, sceptique et plein de mépris pour les idéologies, leur est plus étranger et leur parait plus détestable encore que celui des Jacobins français. Dans les conceptions des Burschenschafter apparaissent beaucoup d’éléments que – renforcés, systématisés et parfois dévoyés – nous retrouverons dans le national-socialisme, dont le chant officiel célèbre en même temps le souvenir des camarades assassinés par le Front Rouge et par la Réaction. Metternich et ses associés ne s’y tromperont pas : dans les universités monte un mouvement révolutionnaire. Qu’il s’inspire des vieux Germains plutôt que de Rome ou de Sparte, peu importe à ceux que l’idéologie et l’intérêt dressent contre tout changement. En 1817 les Burschenschaften frappent un grand coup : plusieurs milliers d’étudiants se réunissent en octobre au château historique de la Wartburg en Thuringe pour y célébrer à la fois le trois-centième anniversaire de l’acte révolutionnaire de Luther (que l’on voit sous les couleurs d’un libérateur national) et le troisième anniversaire de la bataille de Leipzig, première grande victoire allemande sur les armées de Napoléon. Des discours enflammés succèdent aux chants : à la fin un groupe particulièrement excité livre au bûcher avec les symboles de la réaction – la queue de perruque du bureaucrate et le bâton du sous-officier prussien – un certain nombre de livres mal vus des jeunes extrémistes. Le bûcher de la Wartburg imite mal le Réformateur brûlant la Bulle du Pape ; nous savons aujourd’hui qu’il inspirera d’autres flammes symboliques qui dévoreront en 1933 d’autres livres considérés comme antinationaux. Là aussi ce seront des étudiants qui reprendront la tradition.

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Quant à la Wartburg – où Luther avait trouvé refuge à son retour de la Diète de Worms en 1521 – elle évoque aussi les grandes œuvres de la poésie médiévale allemande et leurs auteurs qui venaient s’affronter ici dans des joutes mémorables, ces joutes dont le souvenir constituera la toile de fond du Tannhäuser de Richard Wagner. Le combattant des barricades de Dresde en 1849, l’auteur d’écrits antifrançais et antisémites, l’évocateur des lointains passés germaniques légendaires et médiévaux, le musicien d’une bourgeoisie dont le romantisme tardif lit les cours de la bourse dans des fauteuils en peluche de velours, le Wagner pseudo-chrétien, syncrétique, au déisme nationaliste, résume en les conduisant à des aboutissements tantôt géniaux et tantôt grotesques la Weltanschauung du mouvement étudiant de 1817. Le lecteur n’aura pas trop de peine à découvrir d’autres correspondances idéologiques et morales avec le mouvement étudiant des années 1960, avec le Mouvement de Paix des années 1980. Entre 1815 et 1820 les gouvernements de la Restauration paraissent hésiter sur la voie à suivre. L’Acte confédéral, les proclamations du Roi de Prusse, les textes constitutionnels dans les États du Sud promettent ou semblent promettre un certain degré de représentation des citoyens et un certain degré de liberté de la presse. L’influence de hauts fonctionnaires d’esprit libéral est encore puissante. Cependant les princes guettent les conspirateurs, les jacobins, les fondateurs de sociétés secrètes. En 1819 un exalté, Carl Sand, ancien volontaire de 1813, tue d’un coup de poignard l’écrivain Kotzebue qui passe pour un agent du Tsar de Russie. Maintenant, Metternich tient un prétexte. Après s’être entendu avec la Prusse, il impose au Bundestag un certain nombre de mesures de répression : l’épuration des universités, l’interdiction des Burschenschaften, l’établissement d’une censure préventive, la création d’une instance centrale de recherche et d’enquête contre les menées révolutionnaires. Les souverains sont tenus à n’accorder aux « états » (c’est-à-dire à une représentation de type ancien, semblable aux « états généraux » d’avant la révolution) que des droits limités et révocables. Les décisions appelées « de Karlsbad », du nom de la ville d’eaux en Bohême où Metternich avait élaboré, avec les représentants des gouvernements les plus sûrs, les textes qui furent ensuite votés par le Bundestag, seront exécutées avec une rigueur inégale, le plus durement en Prusse où de nombreux « démagogues » sont emprisonnés, alors que le Roi renonce à convoquer une représentation nationale, et en Autriche où la prédominance de la police devient écrasante dans l’administration. Pour une vingtaine d’années, la vie politique allemande se rétrécit sur quelques centres où subsistent difficilement des tendances libérales : dans le Grand-Duché de Bade où le juriste Karl von Rotteck publie le grand Dictionnaire des Sciences politiques, véhicule de l’influence libérale bourgeoise ; en Rhénanie où restent vivants des souvenirs de la période française et en Prusse Orientale où l’enseignement de Kant continue à se faire sentir. Un grand nombre d’universitaires et d’écrivains sont contraints à l’exil en Suisse et en France, où ils se nourrissent des idées du libéralisme radical. En Allemagne même, la vie politique, à peine née, est en grande partie réduite au silence. L’idéal de Metternich est une société où il ne se passe rien, un État qui n’a que des problèmes extérieurs. Cet idéal d’immobilité a rarement été plus

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près d’une réalisation complète que dans l’Allemagne de la décennie 1820-1830. À l’extérieur aussi l’ordre établi doit s’établir selon les vues de l’homme d’État viennois dans un statu quo immuable. Pendant quelques années, appuyé sur la Russie et la Prusse, Metternich tient en échec partout en Europe les partisans du changement. À Naples, au Piémont les troupes autrichiennes anéantissent des mouvements révolutionnaires ; en Espagne, la France de Louis XVIII se charge de cette besogne (c’est la grande idée de Chateaubriand comme ministre des Affaires étrangères). Cependant sous le ministère de Canning, après 1822, l’Angleterre abandonne la solidarité avec les puissances conservatrices. En Méditerranée orientale elle appuie la révolte des Grecs contre leur souverain « légitime », le Sultan ; en Amérique Latine, Canning soutient les colonies espagnoles soulevées contre leur Métropole. Après la Révolution de juillet, la France, dont la politique extérieure est à nouveau pour une large part inspirée par Talleyrand, forme avec l’Angleterre un groupe pro-libéral, qui s’oppose souvent à l’alliance conservatrice des trois « puissances orientales ». La solidarité de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche jouera pleinement lors du soulèvement polonais de 1830 contre le Tsar Nicolas. En mobilisant une forte armée, la Prusse notamment empêche les insurgés de se créer un « sanctuaire » dans les régions polonaises prussiennes. De cette crise date en Prusse le début d’une politique antipolonaise. Jusque-là l’administration prussienne n’avait pas systématiquement combattu la langue et la culture polonaises ; désormais on se méfiera de la loyauté des sujets polonais, et les idées nationalistes se répandent dans les nouvelles générations des deux communautés. Les affaires de Pologne se recouvrent partiellement avec les problèmes catholiques. L’Église n’est-elle pas depuis la disparition de l’État polonais le principal, l’unique défenseur de l’identité nationale ? Les rapports avec le catholicisme polonais ne constituent cependant qu’un aspect partiel des relations que l’État prussien doit entretenir avec l’Église catholique. Grâce aux acquisitions territoriales réalisées à l’Est (partages polonais) et à l’Ouest (rattachement de la Rhénanie après 1814), la Prusse compte maintenant un bon tiers de ressortissants catholiques dont le sort religieux reste à régler. La Prusse, pas plus que les autres États devenus souverains après la dislocation du Saint-Empire, n’a conclu avec Rome un concordat. Protestante, nationaliste, libérale ou absolutiste, l’Administration prussienne (mais la même observation vaut pour le Grand-Duché de Bade, le royaume de Wurtemberg et même en partie pour la Bavière) ne peut admettre qu’un pouvoir étranger s’interpose entre le Roi et une partie de ses sujets. Qu’il s’agisse des limites des diocèses, de la formation des prêtres, de la gestion des biens d’Église, de l’inspection scolaire, du contenu des sermons ou des mariages mixtes entre catholiques et protestants, l’État entend édicter règles et règlements, en limitant le plus possible les relations de « ses » catholiques avec le Saint-Siège. De plus, dans le monde de la culture, le catholicisme passe pour une survivance attardée qui est en train de s’éteindre. En dehors de la Bavière, de l’Autriche, des principautés de Hohenzollern et de Liechtenstein, toutes les dynasties régnantes sont maintenant protestantes (les Rois de Saxe sont catholiques, il est vrai, mais leur

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État est resté luthérien). Aucun évêque n’a pu être nommé, sauf en Autriche, en Bavière et dans les provinces annexées par la France, depuis les sécularisations de 1803 que Rome n’a pas admises. De ce fait beaucoup de diocèses se trouvent privés de pasteurs, les curés ne sont plus inspectés, les séminaires fermés, les nouveaux curés sont nommés par les gouvernants protestants. Il n’y a plus d’universités catholiques, et peu de professeurs croyants et pratiquants. Le catholicisme subit alors un retard culturel qu’il n’a pas encore tout à fait rattrapé de nos jours. La situation est paradoxale : dans une Allemagne placée sous le signe de la Restauration, l’Église catholique, puissance essentiellement traditionaliste reste sur la touche. Peu à peu cependant les gouvernements constatent que le peuple catholique demeure attaché à sa foi et à son Église et qu’une politique systématiquement anticatholique prive l’Ordre d’une catégorie importante de défenseurs possibles. À Rome, aussi, dans l’intérêt commun de la lutte contre la révolution, on est enclin aux compromis. Vers la fin des années 20, les accords de forme et de nature diverses organisent pour les divers États à population catholique un modus vivendi acceptable. Ces textes soumettent à un contrôle très strict les relations des évêques avec Rome ; ils réajustent les diocèses aux nouvelles frontières, créent dans les universités des facultés catholiques, assurent au clergé des rémunérations publiques et, en Prusse notamment, établissent au profit de l’Église un « impôt ecclésiastique » qui est censé représenter un dédommagement pour les biens d’Église sécularisés. Pour la survie et la défense de leur Église, les catholiques s’organisent, s’unissent. Des associations se créent, des publications se fondent. Dans les États où se développe une vie parlementaire, des députés catholiques sont élus dans les régions annexées après 1803. Ainsi s’ébauche une vie politique et parlementaire de la minorité catholique, qui se concrétisera dans les années 50 par la naissance du parti catholique le Zentrum. Pour survivre après la destruction de l’ancienne Reichskirche (l’Église du Reich), les catholiques allemands cherchent à équilibrer la pesanteur de l’État hostile en prenant appui sur le Saint-Siège. Longtemps largement indépendant autour de ses princes-évêques, le catholicisme allemand se fait maintenant ultramontain, Les arrangements conclus entre 1825 et 1830 ne règlent cependant pas tout le contentieux. En Prusse, un premier Kulturkampf, une lutte pour l’âme du peuple éclate en 1837 à propos des mariages mixtes, le gouvernement royal ayant décidé que les enfants devront être élevés dans la religion du père. Le Saint-Siège enjoint alors aux prêtres catholiques de refuser la bénédiction nuptiale aux couples mixtes qui ne promettraient pas d’élever tous leurs enfants dans la religion catholique. Pour sanctionner le refus d’obéissance du clergé, le Roi fait arrêter et interner les archevêques de Cologne et de Posen. La réaction populaire est véhémente et puissante. « L’événement de Cologne » fait naître dans le peuple catholique une forte conscience de son identité. Parmi les intellectuels, laïcs ou clercs, renaît la confiance dans les valeurs et les formes de vie catholiques. On ne subit plus sans réagir les prétentions du protestantisme et de la philosophie des lumières. Joseph Görres, dans sa jeunesse partisan de la Révolution, en 1813/1815 chantre de la renaissance nationale, publie en 1838 le pamphlet

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Athanase, qui exalte la grandeur du catholicisme et défend la liberté de conscience. En 1840 le nouveau Roi de Prusse, chez qui la foi chrétienne se mêle à une vision romantique du passé national, fait libérer les archevêques et met fin au conflit. Quelques temps après, il décide de reprendre et d’achever la construction de la cathédrale catholique de Cologne, immense projet abandonné depuis la fin du moyen-âge. Le catholicisme retrouve sa place dans la culture allemande, mais les conflits ne sont pas définitivement apaisés. Ils connaîtront une nouvelle et forte poussée dès la création du Deuxième Reich dans le second Kulturkampf déchaîné par Bismarck. Condamnant le monde moderne dont les deux pôles sont la Révolution et le libéralisme, l’Église catholique allemande s’est habituée à contester l’autorité séculière, elle en viendra à édifier une théorie catholique de la société, une Katholische Soziallehre qui rejette dos à dos le socialisme révolutionnaire et le capitalisme libéral pour prôner la solidarité des groupes naturels et historiques, les familles et les corporations. La lutte contre l’État protestant et libéral contraint ainsi le catholicisme allemand à une fécondité intellectuelle rejoignant le mouvement qui se dessine en France, à la même époque autour de Lamennais, de Lacordaire et de Montalembert. En Allemagne, alors que le catholicisme politique populaire du Sud trouvera d’éloquents tribuns parlementaires, un savant prêtre d’origine aristocratique Wilhelm von Ketteler, deviendra à la fois le théoricien de la Soziallehre et l’organisateur de puissantes structures de masse pour la défense de l’Église. En traitant des affaires du catholicisme allemand, mon récit a pris de l’avance, il nous faut revenir en arrière pour voir l’Allemagne, les Allemagnes, sous le coup de la Révolution française de juillet. Le monde civilisé, le seul qui a conscience de l’univers humain, et qui le domine de plus en plus, en est encore à vivre au rythme des pulsions françaises. Certes l’Allemagne est solidement tenue par le système Metternich, mais sur ses frontières, à l’Ouest comme à l’Est, l’Ordre restauré ou institué en 1815 est furieusement secoué. La révolution belge fait voler aux éclats la structure artificielle, sans fondements historiques récents, du royaume des Pays-Bas. Un soulèvement où convergent des éléments libéraux, catholiques, nationaux populaires et bourgeois connaît le succès grâce aux soutiens rivaux de la France et de la Grande-Bretagne, au grand dam des puissances conservatrices. Comme la nouvelle Belgique s’annexe la partie occidentale, francophone, du Luxembourg, autour d’Arlon, la Confédération germanique obtient en échange le rattachement du Duché de Limbourg qui reste sous la domination du Roi de Hollande. La cité de Luxembourg, érigée en place forte fédérale, reçoit une garnison prussienne. L’insurrection polonaise à l’Est ne connaîtra pas d’aussi heureux aboutissements. L’entente des puissances copartageantes triomphe de la volonté de résurrection nationale ; l’échec du mouvement, nous l’avons vu, marquera à l’intérieur de la Prusse le départ d’une politique d’assimilation et de germanisation à laquelle s’opposera pendant quelques décennies encore la polonophilie de l’opinion libérale : jusqu’à ce qu’en 1848 et dans les années suivantes le libéralisme bourgeois commence à se rendre compte qu’il n’y a

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pas entre les aspirations nationales de peuples voisins et imbriqués l’un dans l’autre, cette harmonie préétablie dont Herder avait été le penseur et le chantre. À l’intérieur des Allemagnes, la Révolution de juillet ne suscite que des mouvements limités et épars; à Braunschweig, où le Duc absolutiste est remplacé par son frère qui accorde une constitution sur le modèle des États du Sud ; en Hesse électorale, en Saxe, dans le royaume de Hanovre, qui obtiennent également des constitutions comportant en général une deuxième chambre où la masse paysanne a des représentants et qui concourent à la législation. Si ces mouvements sont fragmentaires, c’est que la bourgeoisie libérale, au sein de laquelle les fonctionnaires jouent un rôle déterminant, s’est maintenant habituée au cadre des nouveaux États et que l’aspiration à l’unité nationale passe au second rang, derrière le désir d’obtenir les libertés politiques élémentaires. Un peu partout elle parvient d’ailleurs à desserrer au moins partiellement et pour un certain temps l’étau de la censure. Des revues de haute tenue et d’esprit très divers répandent dans les différentes strates de la bourgeoisie le débat d’idées. Une pensée révolutionnaire radicale s’exprime pendant plusieurs années (1838-43) dans les Annales de Halle pour la science et l’art allemand (Hallische Jahrbücher für deutsche Wissenschaft und Kunst) où écrivent les hégéliens de gauche, Ruge, Feuerbach, Bauer dont l’influence sera considérable sur toute une génération intellectuelle à commencer par le jeune Karl Marx ; en face, la Feuille hebdomadaire politique berlinoise (Berlinisches politisches Wochenblatt) exprime, à partir de 1837, l’opinion conservatrice militante qui s’inspire de la pensée traditionaliste historisante et romantique du bernois Karl Ludwig von Haller avec l’approbation et la sympathie du prince héritier, du futur Frédéric-Guillaume IV. Une nouvelle génération d’écrivains, héritiers à la fois de la littérature classique (Goethe meurt en 1832 très peu de temps après avoir achevé le second Faust, où se décèlent les influences les plus modernes, celle du Saint-Simonisme notamment) se veut investie d’une mission politique : Georg Büchner dont le Messager du Pays Hessois, le Hessische Landbote, paraît en 1834, Heinrich Heine, Ludwig Börne – ces deux derniers apportant à la littérature allemande la ferveur et l’inquiétude de la première génération juive entrée dans « l’assimilation », qui aiguise son esprit critique au tranchant des difficultés qu’elle y rencontre –, seront rapidement contraints à l’exil, mais la censure bavaroise laissera paraître dans le Journal d’Augsbourg (Allgemeine Zeitung), les stimulantes lettres du jeune Heine. Le groupe littéraire du Junges Deutschland, la « Jeune Allemagne », est porteur d’une critique radicale, à la fois politique, esthétique et morale qui s’attaque aux fondements de la société. Au Staatslexikon du professeur fribourgeois Karl von Rotteck, qui joue un rôle important au Landtag de Bade et répand dans la bourgeoisie éclairée des conceptions nourries de Montesquieu et de Rousseau, la philosophie politique des droits de l’homme (à partir de 1834), fait face la réflexion de l’historien Fr. Christophe Dahlmann qui enseigne à Göttingen un libéralisme basé sur une théorie historique du droit et des droits. Grâce aux progrès de

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l’instruction, à la multiplication des publications et à l’amélioration des communications, l’intérêt pour les idées politiques commence à pénétrer dans les milieux populaires, dans les masses petites bourgeoises et artisanales. Des manifestations s’organisent qui ne sont plus seulement le fait de quelques centaines d’étudiants : en mai 1832 plus de 30 000 personnes participent aux grandes fêtes de Hambach dans le Palatinat où s’affirment des idées radicales démocratiques et nationales ensemble avec un grand élan de fraternité et de solidarité avec les exilés polonais. À la manifestation de Hambach, suivie d’une tentative assez ridicule de putsch étudiant à Francfort, Metternich, appuyé par les forces réactionnaires de tous les États allemands, réplique par une nouvelle mouture des décisions de 1819/20 : renvoi de professeurs et de fonctionnaires trop libéraux, fermeture d’universités, dissolution des Diètes trop revendicatrices, renforcement nouveau de la censure. L’atmosphère cependant a bien changé par rapport à la première phase de répression vers 1820. De l’extérieur l’Angleterre et la France protestent en tant que puissances cosignataires des Traités de Vienne. À l’intérieur, des personnalités célèbres comme Rotteck dénoncent l’absurdité des mesures réactionnaires et réclament un régime constitutionnel garantissant les libertés. En 1837 le nouveau Roi de Hanovre, Ernst August qui succède à son frère Guillaume IV en vertu de la loi salique (alors qu’en Angleterre la succession revient à sa nièce, la Reine Victoria), révoque la constitution relativement libérale de 1833. Sept professeurs célèbres de l’université de Göttingen, dont Dahlmann et le fameux philologue Jakob Grimm ainsi que l’historien Gervinus, protestent au nom du serment qu’ils ont prêté à l’ancienne constitution : ils sont immédiatement contraints à l’exil. Les « Sept » de Göttingen, du coup, revêtent la dignité de héros nationaux. Leur prise de position confère à l’université une fonction de conscience commune pour toute la nation allemande. Décidément l’absolutisme ne peut plus être ce qu’il avait été. Alors que les émotions soulevées par les mesures anticatholiques en Prusse et par le conflit entre le Roi et les universitaires en Hanovre ne sont pas encore calmées, un grand sursaut nationaliste va secouer en 1840 l’opinion allemande, ne laissant de côté – comme s’ils appartenaient à un autre monde – que les milieux officiels, gouvernementaux. C’est pourtant la politique des cabinets qui est à l’origine de l’excitation violente qui dressera l’une contre l’autre une grande partie des opinions formulées, exprimées, publiées en France et en Allemagne. L’indépendance de la Grèce n’avait pas mis fin aux convoitises des grandes puissances qui guettent les soubresauts de l’Homme malade, de l’Empire ottoman, chacune tentant à la fois de s’assurer des avantages dans cette succession qui s’ouvre avant décès et d’empêcher les autres de s’en attribuer. L’Allemagne n’est qu’indirectement mêlée à l’affaire par l’intermédiaire de la Prusse qui n’a pas d’intérêts dans les Balkans et en Méditerranée orientale, mais qui est l’alliée de la Russie et de l’Autriche fortement engagées dans ces régions. La France au contraire en s’appuyant sur le Vice-Roi d’Égypte contre son suzerain d’Istamboul joue gros jeu dans les

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affaires d’Orient au point de se séparer de l’Angleterre avec laquelle elle a souvent mené depuis 1830 une politique commune de soutien aux forces libérales. Imprudent et hasardeur, Adolphe Thiers veut échapper aux contradictions intérieures qui affaiblissent la Monarchie de Juillet en mobilisant, avec les souvenirs de la « grandeur » napoléonienne, un chauvinisme néojacobin. Il provoque ainsi la constitution d’un front uni de toutes les autres puissances qui tiennent à prolonger l’agonie de l’Empire Turc et ne veulent pas que se substitue à lui en Orient un nouveau pouvoir fort. La France se voit exclue du règlement de la question d’Orient, mais le Roi ne veut pas d’une guerre perdue d’avance qui replacerait la France dans l’isolement qui avait été le sien après Waterloo. Thiers sera contraint à se retirer, mais la réaction des faiseurs d’opinion est intense. Curieusement, le ressentiment très vif des « nationaux » français se tourne contre les États allemands, la Prusse et l’Autriche, davantage que contre l’Angleterre. Les traités de 1814/15 ont, dit-on, laissé la France avec de mauvaises frontières, à la merci de voisins hostiles. Dans la presse chauvine on redécouvre ainsi la question du Rhin et des « frontières naturelles », beaucoup plus apte que la Méditerranée Orientale à galvaniser les foules. Thiers a créé un climat belliqueux, il a alimenté le désir de revanche essentiellement dirigé contre les vainqueurs de Waterloo, la Prusse qu’on identifie avec l’Allemagne et l’Angleterre. En Allemagne les luttes pour les libertés politiques intérieures avaient fait passer au second plan, après 1815 et surtout après 1830, les problèmes extérieurs. La plupart des partisans du changement, libéraux modérés ou démocrates radicaux voyaient l’Allemagne comme une nation saturée. La France libérale, démocrate, socialiste était redevenue un modèle pour la gauche allemande. N’était-elle pas la patrie des grands principes, la patrie de la liberté ? La crise de 1840 va mettre fin à cette idylle qui a correspondu en France pendant ces mêmes années à un intérêt très vif pour la culture allemande. Une véhémente émotion nationale se répand à travers les États allemands : l’opinion libérale retrouve les accents antifrançais des Guerres de Libération, et les milieux officiels, toujours effrayés devant les manifestations d’une volonté politique, se croient obligés d’emboîter le pas. Les deux Grandes Puissances renouvellent leurs accords militaires, les dispositions de la Constitution fédérale relatives à la défense sont modernisées. L’on entonne des chants antifrançais comme La Garde sur le Rhin. La lutte contre les princes et les gouvernements réactionnaires se donne à nouveau des accents nationalistes. Le « chemin particulier » de l’histoire allemande se précise : la liberté est inséparable de l’unité, et celle-ci ne pourra sans doute être obtenue sans un conflit avec la France, qui ne voudra jamais se résigner à l’apparition d’une puissante Allemagne unie, bien plus forte que ne le sont séparément depuis 1815 la Prusse et l’Autriche, même alliées. Un jour prochain la liberté suspectée d’être d’origine française, d’être une liberté à l’occidentale, viendra à être subordonnée à l’unité, pour être ensuite carrément rejetée. Les décisions rendues nécessaires par la menace de guerre avec la France, c’est un nouveau Roi de Prusse qui a dû les prendre. En Autriche le changement de règne s’est fait plus tôt, en 1835, mais le nouvel empereur,

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Ferdinand Ier, est un débile, d’une intelligence médiocre ; le pouvoir réel est exercé par un Conseil d’État au sein duquel l’autorité de Metternich reste grande, mais point exclusive. Frédéric-Guillaume IV, le nouveau Roi de Prusse, vient en 1840 de succéder à son père ; il n’a pas l’esprit sec, sobre et court de ce bureaucrate couronné qui ne s’exprimait que par monosyllabes. Le nouveau souverain est un émotionnel, romantique, sentimental, mystique, à la fois hésitant et obstiné. Son idéal, c’est la société du moyen-âge, telle du moins qu’il l’imagine, basée sur des liens de fidélité et de loyauté réciproques entre seigneurs et sujets, un ordre corporatif et solidaire où chacun sert le bien commun sans esprit de lucre, une culture illuminée par la Foi en un Dieu qui assigne à chacun sa place à sa naissance. S’il déteste la bureaucratie rationaliste et répressive, le nouveau Roi n’est pas un libéral, mais un traditionaliste aux idées confuses s’enivrant de belles paroles et de nobles pensées confuses. Il suscitera de grands espoirs et sèmera la déception. Il souffrira terriblement de voir méconnus son immense bonne volonté et l’amour qu’il porte à ses sujets. Désireux d’être aimé, il libère les prisonniers et rappelle les bannis. Les archevêques catholiques retrouvent leurs cathédrales et les professeurs victimes des épurations successives leurs chaires. La censure s’adoucit ; à côté des militaires et des administrateurs la Cour accueille des savants illustres et des artistes. Mais les années passeront sans que rien de décisif ne se produise. Pendant ce temps la bourgeoisie des entrepreneurs, de la banque et de l’industrie, dont le rôle social et économique ne cesse de croître, continue à se voir exclue du pouvoir politique. Peu à peu un fossé se creuse entre le Roi hésitant et l’opinion libérale, même modérée, légaliste, qui ne souhaite que l’établissement d’un ordre constitutionnel avec l’élection d’un parlement représentatif. Après moult atermoiements et péripéties, pressé par la nécessité de lancer un grand emprunt pour financer la construction de la ligne ferroviaire Berlin-Königsberg, dont l’importance politique et militaire est grande, mais qui n’est pas une bonne affaire du point de vue économique et ne trouve donc pas de financement privé, le Roi convoque en février 1847 une « Diète réunie », qui comprendra tous les membres des huit Diètes provinciales et reproduit la structure par ordres (haut et petit clergé, noblesse, bourgeois, paysans) qui prévaut dans celles-ci. Mais les paysans ne sont représentés que dans les provinces occidentales. Investie du droit de voter l’impôt et l’emprunt, la Diète réunie refuse de jouer le jeu du Roi : elle exige la périodicité régulière des réunions, l’élection directe des représentants, la participation à l’élaboration et le vote des lois. Au sein de la Diète, les libéraux, en majorité bourgeois rhénans, hauts fonctionnaires et intellectuels de Prusse orientale, dominent nettement. Personne ou à peu près personne parmi ces banquiers, ces industriels, ces grands commis, ces médecins et avocats ne songe à une révolution, mais le conflit entre la majorité de la Diète et le Roi, sur l’arrière-plan de la première « Révolution industrielle » qui s’accélère et des crises-famine qui sévissent dans certaines régions, débouchera sur la Révolution de 1848. La Prusse, par les espoirs que le Roi a fait naître, par l’intensité de sa vie intellectuelle, par les rapides progrès de son économie, attire à nouveau les regards de l’Allemagne toute entière. Dans les États du

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Sud, le libéralisme arrache d’ores et déjà aux gouvernements des concessions importantes dans la voie qui mène à un système constitutionnel et parlementaire digne de ce nom. Une opinion publique commune se forme, qui transcende les frontières des États. Une grande agitation intellectuelle s’exprime dans la multiplication des journaux et des revues. Les courants politiques se précisent. Libéraux constitutionnels modérés, démocrates radicaux, petits cercles socialistes-communistes, mouvements catholiques populaires, conservateurs militants, élaborent leurs visions idéologiques et leurs programmes pratiques. Dans la mesure où les associations politiques restent interdites, l’aspiration libérale et nationale se reporte sur le domaine culturel : les philologues spécialisés dans la « germanistique », l’étude de la langue et de la littérature nationales, se rassemblent en 1846 et 1847 dans de grands congrès qui, réunissant des hommes venus de toutes les régions allemandes, sont de véritables parlements de l’esprit. L’amour si répandu pour la musique a fait naître un peu partout des Gesangvereine ou Sängerbünde, associations de chant choral qui deviennent des forces d’exaltation nationale. Une grande « Fête universelle des chanteurs allemands », qui se tient à Lübeck se transforme en une éclatante manifestation de l’esprit unitaire. L’Allemagne des citoyens s’exprime soudain sans se préoccuper davantage des cours, des grands seigneurs et des bureaucrates. Le mouvement des « Tireurs », des Schützen fort du rôle qu’il a joué contre Napoléon au Tyrol en 1809, en Prusse en 1813, affirmant les valeurs de santé, de vigueur physique et la nécessité d’une préparation populaire à la défense commune, possède un caractère plus directement politique. Son action est reprise et en quelque sorte doublée par les « Gymnastes », les Turner, eux aussi organisateurs de grandes et excellentes joutes où s’exalte l’esprit national. Enfin, encouragés par l’atmosphère générale et les concessions arrachées à leurs gouvernements, les élus libéraux des parlements du Sud passent aux actes : à Heppenheim en Hesse, ils se rencontrent avec des représentants du libéralisme modéré de Rhénanie pour débattre des conditions de l’élection d’une assemblée nationale commune à toute l’Allemagne. Déjà, sur leur gauche, des « radicaux » ouvertement républicains et partisans d’une révolution violente se regroupent de leur côté, en liaison étroite avec les exilés et avec les mouvements révolutionnaires étrangers, notamment français. Mais c’est de France que viendra, encore une fois, en février 1848, le signal qui sera perçu dans toute l’Europe, et plus particulièrement en Allemagne, comme le début d’une ère nouvelle. BIBLIOGRAPHIE Handbuch der deutschen Geschichte, herausgegeben von O. BRANDT, A.D. MEYER, L. JUST. Frankfurt a.M. : Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion Bd. 3. Ia : K. von RAUMER et M. BOTZENHART , Deutsche Geschichte im 19. Jahrhundert. Deutschland um 1800 : Krise und Neugestaltung von 1789 bis 1815 (1980)

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Bd. 3 Ib : K.G. FABER, Deutsche Geschichte im 19. Jahrhundert. Restauration und Revolution von 1815 bis 1851 (1979) NIPPERDEY, Thomas. Deutsche Geschichte 1800-1866. Bürgerwelt und starker Staat. München : C.H. Beck. 1983 HUBER, E.R. Deutsche Verfassungsgeschichte seit 1709. Stuttgart, W. Kohlhammer Bd. 1: Reform und Restauration 1789-1850 (2e éd. 1975) Bd. 2: Der Kampf um Einheit und Freiheit (2e éd. 1978) Lehrbuch der deutschen Geschichte. Berlin (DDR) : Deutscher Verlag der Wissenschaften. Bd. 5 : J. STREISAND. Deutschland von 1789 bis 1815 [5e éd.1981) Bd. 6 : K. OBERMANN, Deutschland von 1815 bis 1849 (1972) CONZE. W. (Hrsg.) Staat und Gesellschaft im deutschen Vormärz 1815-1840, Stuttgart, Klett, 3e éd. 1978 FENSKE. H. (Hrsg), Vormärz und Revolution 1840-1849 Darmstadt Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976 [Quellen zum politischen Denken der Deutschen im 19. und 20. Jahrhundert. Bd IV] ROSENBERG, H.. Politische Denkströmungen im Vormärz. Göttingen, 1972 BUCHHEIM, K Deutsche Kultur zwischen 1830 und 1870, Frankfurt Akademische Verlagsgesellschaft. Athenaion, 1966 HUBER. E.R. und W. (Hrsg.) Staat und Kirche im 19. und 20. Jahrhundert, 2 Bde (1800-1890) 1973/76 MEINEKE , Friedrich, Weltbürgertum und Nationalstaat, München u. Berlin, 1908, rééd. JOACHIMSEN, P. Vom deutschen Volk zum deutschen Staat. Eine Geschichte des deutschen Nationalbewusstseins, Göttingen. 3e éd. 1956. HENNING, F.W. Wirtschafts - und Sozialgeschichte. Bd.2 : Die Industrialisierung in Deutschland 1800-1914, Paderborn, F. Schöningh, 1978. HENISCHER, V. Deutsche Wirtschafts- und Sozialpolitik 1818-1945. 1980 PÖLS, W. (Hrsg.) Deutsche Sozialgeschichte. Dokumente und Skizzen 1.: 1815-1870, München. C.H. Beck. 1976 SCHIEDER,W. Anfänge der deutschen Arbeiterbewegung. Stuttgart, 1963 MEINEKE , Fr. Die Entstehung des Historismus. 2 Bde, 1936, rééd. 1959 SRBIK. Heinrich von, Geist und Geschichte des deutschen Humanismus bis zur Gegenwart, 2e éd. 1964. STREISAND, Joachim (Hrsg.) Die deutsche Geschichtswissenschaft vom Beginn des 19. Jahrhunderts bis zur Reichseinigung, Berlin (DDR) 1963 HUCH. Ricarda. Alte und neue Götter. Die Revolution des 19. Jahrhunderts in Deutschland. Berlin, Zürich. 1930 rééd. 1948 HUCH. Ricarda, Die Romantik. Ausbreitung, Blütezeit und Verfall, Tübingen, Wunderlich, 5e éd. 1979.

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La crise du Rhin et le malentendu franco-allemand (1839-1841) Marc THURET Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

La Triersche Zeitung publiait, à la fin de l’été 1840, un poème intitulé : Der deutsche Rhein, œuvre d’un dilettante inconnu, Nikolaus Becker, 31 ans, stagiaire au tribunal de Bonn : Sie sollen ihn nicht haben, Den freien deutschen Rhein...

Ces quelques strophes, un peu courtes et répétitives, faillirent devenir la Marseillaise des Allemands (on leur trouva un titre, La Colognaise, mais non la mélodie apte à les transformer en hymne national). Les manuels d’histoire omettent rarement de les citer ; elles fournissent aujourd’hui encore l’inévitable référence littéraire de toute évocation du passé francoallemand, et son auteur, qui n’a rien laissé d’autre à la postérité, jouit grâce à elles d’une étonnante célébrité... Der deutsche Rhein apparaît comme la première manifestation du chauvinisme cocardier qui va hypothéquer le dialogue entre les deux nations pendant plus d’un siècle. La chanson de Becker a scandalisé les Français en leur révélant l’existence d’un sentiment national allemand jusque-là ignoré ou sous-estimé. Elle traduit une profonde évolution de ce sentiment et correspond à une césure importante dans l’histoire du Vormärz : ce coup de clairon nationaliste a réveillé l’Allemagne de son sommeil Biedermeier et promulgué les revendications nationalistes et libertaires dont la poésie et la presse retentiront jusqu’à l’échec de la révolution. À l’origine de ce nouvel état d’esprit, se situe la crise diplomatique que l’on a appelée « crise du Rhin », événement central dans l’histoire de l’Allemagne de la première moitié du siècle, épisode lourd de conséquences et de signification pour toute l’Europe du XIXe siècle. De la crise d’Orient à la crise du Rhin Par un de ces retournements dont l’histoire offre maint exemple, la crise du Rhin est née sur les rives orientales de la Méditerranée, d’une constellation à laquelle l’Allemagne est d’abord étrangère : les divisions de l’Empire ottoman, les jeunes ambitions coloniales de la France et l’opposition de l’Angleterre à l’expansion d’une rivale en Afrique et en Orient. La France, présente en Algérie depuis 1830, était devenue partie prenante dans les affaires d’Orient et suivait attentivement, comme l’Angleterre, la Russie et l’Autriche, l’interminable décadence de l’Empire ottoman, aussi mal remis de ses six années de lutte contre les soulèvements grecs que de l’intervention des grandes puissances en 1827. Ces événements avaient renforcé les forces centrifuges. Mehemet Ali, lieutenant du Sultan et pacha d’Égypte depuis

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1806, s’estimant mal dédommagé des sacrifices consentis pour aider son suzerain contre les Grecs, s’était retourné contre lui, l’avait battu à trois reprises, en 1831, 1832 et 1839 et s’était emparé de sa flotte. Les succès du pacha d’Égypte créaient un dangereux dualisme et menaçaient le fragile statu quo auquel, pour des raisons différentes, tenaient l’Angleterre, l’Autriche et la Russie. La France, au contraire, soutenait Mehemet Ali, que la presse et les récits des voyageurs français peignaient sous les traits d’un monarque éclairé, ami des réformes et de la modernité. Le gouvernement voyait en lui un allié précieux dans sa politique méditerranéenne, espérant sans doute en secret que le pacha d’Égypte préférerait un jour être le vassal d’un roi de France que celui d’un sultan de Constantinople... La question d’Orient était devenue un facteur de division entre les deux principaux signataires de la quadruple alliance, conclue en 1834 entre l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal : les monarchies constitutionnelles de l’ouest de l’Europe se démarquaient des monarchies conservatrices d’Europe centrale et orientale, Prusse, Autriche et Russie, l’ancien noyau de la Sainte Alliance, soudé une nouvelle fois par la nécessité d’opposer un front commun aux pulsions révolutionnaires venues de France, de Belgique et de Pologne. Ce partage diplomatique de l’Europe en deux blocs, l’un libéral, l’autre absolutiste, correspondait – et c’était une nouveauté – aux frontières idéologiques comme à la vision des opinions publiques, qui situaient clairement le progrès démocratique et libéral à l’Ouest, la réaction à l’Est (et la voyaient sous des couleurs d’autant plus sombres que l’on s’approchait de SaintPétersbourg). L’unité des États constitutionnels, en renforçant le prestige des idées libérales, compliquait la tâche des monarchies absolutistes, les obligeant à miser toujours davantage sur la compétence de leurs organes de censure et de police. Le prestige des institutions libérales adoptées à Londres et à Paris avait même tempéré les susceptibilités nationales des Allemands : la « Jeune Allemagne » avait créé dans les États de la Confédération germanique un fort courant de francophilie. La fascination qu’exerçaient, sur un pays en grande partie muselé par la censure, les débats d’une presse libre et d’une opinion pluraliste, faisait oublier la contestation, toujours vivace, des traités de 1815 et les revendications territoriales de l’opposition bonapartiste, républicaine ou libérale. La politique d’«entente cordiale» encourageait un certain manichéisme : les lumières et la liberté étaient à l’Ouest, l’obscurantisme et la répression à l’Est. Le rayonnement de la France, le prestige de ses révolutions, sortaient grandis de cette constellation. C’est contre cet état des choses que le tsar Nicolas 1er, soutenu par son beau-père, Frédéric-Guillaume III de Prusse, puis, à la mort de celui-ci (6 juin 1840) par son beau-frère, FrédéricGuillaume IV, entendait lutter. L’imbroglio oriental, en facilitant un rapprochement avec l’Angleterre, allait permettre au tsar de briser le front des puissances occidentales et d’isoler Louis-Philippe, l’indigne roi des Barricades, honni à Berlin et à Saint-Pétersbourg. La conférence ouverte à Londres en 1839 pour le règlement de la question d’Orient réunissait des représentants des cinq puissances : Angle-

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terre, France, Prusse, Autriche et Russie. La France défendait les prétentions du pacha d’Égypte à la domination de la Syrie jusqu’à la côte. Palmerston, le chef de la diplomatie anglaise, voulait isoler l’Égypte du reste de l’Empire « par toute l’étendue du désert », position à laquelle se rallièrent tous les membres de la conférence, sauf la France, qui s’exposait ainsi à l’isolement. Le délégué du tsar (von Brunnow) persuada Palmerston de transformer cette position de faiblesse en déroute diplomatique. À la faveur du silence des sabbats victoriens, les délégués de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse préparèrent, à partir de juin 1840, sans consulter le représentant de la France (Guizot), le traité signé le 15 juillet : les quatre puissances garantissaient l’Empire ottoman « contre toute attaque venue de la mer », équilibraient et répartissaient leurs forces dans la région des détroits et s’engageaient, dans un protocole secret, à chasser Mehemet Ali de Syrie par la force s’il n’obtempérait pas aux décisions du traité. Lord Palmerston eut beau répéter que le traité ne remettait pas en question « l’entente cordiale », toute la France, son gouvernement et son opinion publique, se sentit trahie par son alliée, ramenée à la situation de 1815, seule contre toute l’Europe coalisée, humiliée, comme au moment de l’écrasement de la révolution polonaise, en 1831, jugée trop faible et pusillanime pour défendre par les armes un ami lointain. Le gouvernement de Louis-Philippe (présidé depuis mars par Thiers) n’avait pas les moyens de sa politique en Orient : ses navires de guerre, en nombre insuffisant, ne quitteront pas Toulon pour affronter l’armada des bâtiments russes et anglais croisant devant les côtes syriennes. Compenser par la véhémence du verbe la faiblesse des moyens matériels, c’est le réflexe des faibles. Ce fut celui des Français en 1840, de leur parlement, et surtout de leur presse qui, dès le lendemain du traité, se répandit en déclarations tonitruantes. Les journalistes, puis certains députés parlèrent de guerre sur le Rhin, propos imprudents, mais gratuits, car même les plus étourdis la savaient impossible : « La Prusse est en état de mettre en quelques semaines 500.000 hommes sur pied ; la France ne dispose que de trois ou quatre cent mille soldats, voilà ce qui préserve les provinces rhénanes de toute tentative d’invasion », constatait Jacob Venedey 1. Mais dans les articles de l’été et de l’automne 1840, ce sont les campagnes que la France a gagnées, et non pas celles qu’elle va mener, que l’on évoque. On tentait d’intimider l’adversaire en réveillant le spectre des armées révolutionnaires de 1793, on se consolait des humiliations présentes en se remémorant les victoires de l’Empire (ce que fait Alfred de Musset également dans sa fameuse réponse à Nikolaus Becker). Les envolées du premier ministre, les tirades pathétiques des journalistes étaient toutes étrangement tournées vers le passé. C’est néanmoins dans ce contexte que la presse se mit à évoquer la honte des traités de 1815 et les frontières naturelles perdues. Le National, organe de la gauche bonapartiste, publiait en août la déclaration suivante : « Savez-vous ce qu’aurait fait un gouvernement digne de ce pays ? La mobilisation serait faite ; une armée de cent mille hommes irait chercher son champ de bataille sur le Rhin ; Ancône serait dans nos mains, cinquante mille hommes camperaient aux Alpes... La révolution, c’est notre nationalité même 1

Jakob VENEDEY, p. 4.

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et c’est elle aujourd’hui qu’il faut invoquer, ce sont ses principes qu’il faut répandre, c’est sa foi qu’il faut prêcher » 2.

Malgré l’emploi du conditionnel, ce n’est pas de fiction qu’il s’agit, c’est du passé que l’on rêve (Hoche sur le Rhin, Bonaparte en Italie). Ce n’est ni à l’Allemagne, ni à l’Autriche que l’on déclare la guerre, c’est à la monarchie de Louis-Philippe, jugée incapable de mener la politique étrangère digne de la France : « Oseriez-vous, seulement pendant deux jours, dégarnir Paris ? » demande encore Le National. « Vous tremblez pour votre existence et vous parlez de guerre !...Non, non vous ne la ferez pas ; la France est exposée avec vous à tous les outrages » 3 L’emphase de telles déclarations rendait le malentendu inévitable. Mais l’opinion allemande s’y est-elle vraiment trompée ? A-t-elle vu dans le panache arrogant (mais nostalgique) des déclarations françaises une manifestation d’agressivité propre à inquiéter ? Est-elle passée à l’attaque pour s’être sentie menacée ? C’est l’impression que l’on retient face à la contreoffensive poétique menée en Allemagne par ces lecteurs de journaux, par ces poètes dilettantes saisis de passion pour la cause nationale. Mais la presse allemande elle-même n’emboîte le pas qu’assez tard et avec moins de fougue. L’Augsburger Zeitung du 25 octobre admet que la France a des raisons de se trouver offensée par un traité qui brise son système d’alliances4. Le Preußischer Staatsanzeiger remarque avec raison que « tout homme sensé qui aura lu les rodomontades des propagandistes et les menaces jetées par les journaux français aux provinces du Rhin, sait de quel côté a été, jusqu’ici, la modération »5. Des voix s’élèvent même, dans la presse et dans la littérature, pour condamner l’esprit de la campagne antifrançaise. L’ancienne « Jeune Allemagne » et les jeunes hégéliens critiquent vivement la chanson de Becker et ses imitations. Une partie de la presse libérale tente de retourner la polémique contre la politique de restauration, contre les choix diplomatiques de la Confédération. Le jeune Engels, minimisant la portée et la résonance de la campagne de presse en France (« das alberne Geschrei einiger Journalisten nach der Rheingrenze »), s’indignant au contraire des réactions qu’elle a suscitées en Allemagne (« man kann kein Zeitungsblatt in die Hand nehmen, ohne der franzosenfressenden Wut zu begegnen, die neu erwacht ist »), remarque, en février 1841, que les Allemands se trompent d’adversaire : « Das stabile Prinzip Englands und das System Rußlands, das sind die Erbfeinde des europäischen Fortschrittes, nicht aber Frankreich und seine Bewegung » 6. Herwegh objecte avec ironie que le Rhin pourrait être plus libre que ne le proclame Becker et tente, avec d’autres publicistes libéraux, d’engager la polémique sur le terrain des libertés 2 3 4 5 6

de GUICHEN, p. 302. op. cit. p. 343. voir Sagnac. 1919 p. l02. de Guichen, p. 331. Extrait d’un article du Telegraph de Gutzkow dans : Schriften der Frühzeit, 1920, p.150-152. cité par J. Hermand. p. 140. Ces considérations n’empêchent pas Engels d’aller plus loin encore que Becker et ses émules : « Allerdings ist es eine fixe Idee bei den Franzosen, daß der Rhein ihr Eigentum sei, aber die einzige des deutschen Volkes würdige Antwort auf diese anmaßende Forderung ist das Arndtsche ‘Heraus mit dem Elsaß und Lothringen’! »

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Singt alle Welt : Der freie Rhein ! So sing’ doch ich : Ihr Herren, nein ! Der Rhein, der Rhein könnt freier seinSo will ich protestieren.7

Heine fera même dire au vieux « Vater Rhein » de son Wintermärchen à propos de la chanson de Becker : Das dumme Lied und der dumme Kerl ! Er hat mich schmählich blamiert, Gewissermaßen hat er mich auch Politisch kompromittiert. Denn kehren jetzt die Franzosen zurück, So muß ich vor ihnen erröten, Ich, der um ihre Rückkehr so oft Mit Tränen zum Himmel gebeten.8

L’Allemagne officielle se montra mesurée dans ses déclarations et singulièrement unanime dans ses actes. Frédéric-Guillaume IV de Prusse prit sur lui de coordonner la défense des membres de la Confédération : signature d’un traité préalable avec l’Autriche définissant une stratégie commune en cas de guerre, en août, mobilisation des troupes de Rhénanie, en octobre, missions du colonel de Radowitz à Vienne et dans les petites cours allemandes, création d’un comité de liaison et ouverture des pourparlers sur la construction de places fortes à Ulm et Rastatt en décembre... autant de mesures qui ravivèrent les cris de guerre dans l’opinion française et décidèrent les partis à accepter le programme des fortifications de Paris défendu par Thiers devant la Chambre, en février 1841. Ces remparts et ces places fortes, nés de la crise, étaient pourtant promis à une existence plus éphémère que les préjugés nationalistes, les rancœurs et les blessures d’amour-propre, même si l’émotion semblait être retombée, un an plus tard, quand la question d’Orient fut une nouvelle fois réglée, conformément aux vœux des quatre puissances, par un traité au bas duquel la France apposait cette fois sa signature, le 15 juillet 1841. Les origines de l’antagonisme franco-allemand En 1840, les Allemands avaient découvert une France incorrigiblement attachée aux objectifs du césarisme napoléonien. Ses revendications territoriales leur apparurent non seulement comme une menace pour l’identité nationale des Rhénans, mais aussi pour l’existence et l’indépendance de l’Allemagne toute entière. L’analyse faite par E.M. Arndt dans son libelle sur le Rhin (Der Rhein, Teutschlands Strom und nicht Teutschlands Grenze, 1813) gardait, à leurs yeux, toute sa pertinence : la revendication des frontières naturelles n’était qu’un prétexte. Tout portait à penser, vingt-cinq ans après la chute de l’empereur, que cette politique resterait la même, quel que soit le monarque : les frontières naturelles avaient été revendiquées par les 7

Protest. Herwegh. p. 31 ; voir aussi le poème Der Rhein de Robert Prutz : Wer hat nun Recht. zu sagen und zu singen Vom Freien Rhein. dem Freien deutschen Sohn ? O diese Lieder. die so mutig klingen. Beim ew’gen Gott, sie dünken mich wie Hohn. cité d’après HERMAND. p.132. 8 Wintermärchen. Kaput V.

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Bourbon, soucieux de donner des signes de leur attachement à la grandeur nationale, prêts à s’allier à la Russie pour profiter d’un nouveau partage du monde (Constantinople allant au tsar, la rive gauche du Rhin au roi de France) ; elles avaient été revendiquées, après la chute de Charles X, par les libéraux, au nom de la tradition révolutionnaire, et avec l’objectif déclaré d’affaiblir le camp absolutiste ; ces revendications réapparaissaient en 1840, teintées de nostalgie, mais répercutées par un mouvement massif de l’opinion. On peut même se demander pourquoi ces prétentions obstinées à arrondir les frontières françaises aux dépens de l’Allemagne ne provoquèrent l’indignation des Allemands qu’en 1840. Elles n’avaient certes jamais été aussi bruyamment exprimées, mais ce tumulte même était une manifestation d’impuissance et jamais, sans doute, elles n’avaient été aussi purement verbales. Pourquoi les Allemands se montrèrent-ils soudain si susceptibles sur la définition des frontières d’un État national toujours inexistant ? N’avaient-ils pas, dix ans plus tôt, acclamé une insurrection polonaise dont le succès aurait pourtant inévitablement entraîné d’importants remaniements territoriaux aux dépens des États allemands ? N’avait-on pas, à la fête de Hambach, en 1832, acclamé les patriotes français et polonais malgré les menaces que leurs revendications faisaient peser sur les contours de l’Allemagne future ? La crise du Rhin révéla à l’Europe que, sous la paisible apparence du Biedermeier, de profondes transformations s’étaient accomplies dans la mentalité des masses allemandes, désormais unies par un sentiment national global, dynamique, offensif et, en partie, tourné contre la France. L’opinion et les partis français, des légitimistes aux républicains, avaient toujours refusé d’admettre l’existence de ce sentiment. De nombreux médiateurs, Allemands réfugiés à Paris, Alsaciens ou voyageurs clairvoyants, s’étaient vainement employés à instruire la nation du véritable état de l’opinion publique en Allemagne. « Prenez garde !... » écrivait Heine en conclusion de sa série d’articles sur l’Allemagne publiée dans la Revue des Deux Mondes en 1834, « on ne vous aime pas ! » 9. « Les provinces rhénanes sont pays allemand », prévenait Jean-Henri Schnitzler10. « La patrie avant tout, et, hélas, s’il le faut, aux dépens de la liberté ! Voilà l’idée dominante de toute l’Allemagne », objectait Jakob Venedey aux Français qui croyaient qu’une nouvelle croisade révolutionnaire serait bien accueillie en Allemagne11. Rien n’était plus répandu, en France, après 1830, que le missionarisme révolutionnaire et l’illusion que les peuples soumis aux monarchies d’Europe centrale comptaient sur la France pour se libérer du despotisme. La nostalgie des masses françaises pour l’Empire, imprudemment encouragée par Louis-Philippe (le retour des cendres de Napoléon couronnera, le 15 décembre 1840, la période d’agitation bonapartiste et nationaliste), imposait l’idée simpliste que le passé impérial éveillait, partout où les institutions françaises avaient eu le temps de faire leurs preuves, les mêmes souvenirs qu’en France. On croyait fermement que les monarchies restaurées par la 9

HEINE. De l’Allemagne. p. l00. WENGER, p. l12. 11 VENEDEY. La France, l’Allemagne et la Sainte Alliance des Peuples, cité par SAGNAC, 1920, p. 113.

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Confédération germanique au mépris des personnalités culturelles, en dépit des aspirations à la liberté et à la modernité, faisaient regretter la présence française, voire même, dans les régions autrefois annexées, la nationalité française. « La rive gauche du Rhin est restée française », écrivait en 1842 Victor Hugo 12, que son voyage en Rhénanie n’avait décidément pas plus instruit que la crise de l’année précédente. L’intelligentsia française était tentée de nier l’existence du nationalisme allemand parce qu’elle n’en saisissait pas la nature, ou plus exactement, parce qu’elle n’en avait, jusque-là, perçu qu’une face : celle que présentaient les émigrés de Paris, celle qui se dégageait des revendications libérales de la bourgeoisie cultivée. Pouvait-on dissocier nationalisme, libéralisme et francophilie ? La France était la patrie des nouvelles valeurs, le foyer de l’aspiration des peuples à disposer de leur identité, de leurs frontières et de leurs institutions. On ne pouvait pas lui emprunter ces principes et la haïr. Les Alsaciens parlaient un dialecte germanique ; leurs traditions et leur culture les rapprochaient des Allemands ; les conquêtes sociales et institutionnelles de la Révolution en avaient pourtant fait des patriotes français. Pourquoi leurs voisins septentrionaux auraient-ils réagi autrement ? Les Rhénans subissaient depuis le congrès de Vienne la domination d’une monarchie protestante, militariste, attachée par des liens dynastiques et idéologiques à la Russie, modèle honni de tous les despotismes rétrogrades. Ce rattachement, décidé pour des raisons stratégiques (implanter l’armée prussienne sur les bords du Rhin afin de garantir la Confédération germanique de l’expansionnisme français et de la contagion révolutionnaire), transformait la Rhénanie en zone occupée. Les Rhénans avaient lutté pour conserver une partie des institutions héritées de l’administration française : le statut des communes, les jurys d’assises, les législations sur la propriété et sur la famille issues du Code du Commerce et du Code civil... Quelles raisons auraient-ils eues de préférer la domination prussienne à la française ? Les Français de 1840 n’en voyaient aucune. L’historiographie conservatrice entretiendra cet aveuglement jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, en s’employant, chaque fois que l’occasion s’en présentait, à réveiller les vieux projets annexionnistes13. Les passions nationales en 1840 Le sentiment national des Français, à l’heure où éclate la crise du Rhin, a gardé le caractère rationnel et fonctionnel qui lui vient de ses origines ; il est né de la contestation du système féodal, il doit le jour à l’esprit des lumières, il n’offre, à son apparition, qu’une version sécularisée et roturière des objectifs du despotisme éclairé : créer l’unité par l’adhésion à des principes, à des institutions, à une communauté d’intérêts, à l’intérieur de frontières définies par la nature et par l’histoire, dans un État préexistant. Le sentiment national français, situe ses points de ralliement à l’extérieur des individus. Il est porté par l’enthousiasme des citoyens pour des principes qui affranchissent, 12 13

Le Rhin. I.p.503, cité par WENGER, p. 117. C’est le sens de l’étude de Philippe Sagnac publiée en l919 dans la Revue des Études napoléoniennes.

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anoblissent et créent une identité définissable en termes objectifs. Le nationalisme allemand que la France découvre en 1840 est au contraire un sentiment enfoui dans le secret des consciences, fait de nostalgie pour le passé le plus lointain, de réminiscences folkloriques et de rêves d’avenir... Pulsation obscure, contradictoire, romantique, il est incompréhensible aux Français depuis qu’il s’exprime au grand jour et massivement. Cherchant des précédents à ce phénomène, ils retrouvèrent les imprécations de 1813, les chants belliqueux de Körner, Arndt, Rückert, les libelles de Jahn et de Görres, cris excessifs poussés dans l’élan de la première bataille, et dont l’écho n’avait été qu’assez faiblement perçu dans les provinces occidentales d’Allemagne. Le chauvinisme obtus du « Turnvater » Jahn et la teutomanie estudiantine, c’était donc cela qui s’opposait aux croisades de l’État français ? Après n’avoir perçu que la face cosmopolite et libertaire du nationalisme allemand14, on ne voulut plus voir en France que sa face chauvine et vindicative. On continuait aussi à méconnaître la complexité du sentiment national qui s’était formé à l’intérieur de la Confédération germanique. On ignorait à la fois sa maturité et les conditions dans lesquelles il avait grandi : les progrès des communications, du savoir, des modes d’information, des échanges commerciaux avaient créé chez les Allemands une nouvelle perception de leur espace géographique et de leur groupe humain. Cette perception condamnait les particularismes au dépérissement, renforçait l’identité collective et le besoin d’unité. La longue frustration des années de réaction avait, par ailleurs, contribué à décourager les élans de la génération romantique, à dessécher les idéaux de la résistance au despotisme napoléonien, à durcir sa composante chauvine. À ce point de son évolution, la crise de 1840 offrait au nationalisme allemand l’occasion de mesurer sa force à celle du nationalisme voisin. L’exceptionnelle constellation de l’année 1840, sa richesse en événements et en commémorations hautement symboliques, donnera à cette confrontation ce caractère retentissant qu’en a retenu l’histoire, ce panache, qui nous paraît aujourd’hui ridicule, mais qui a si durablement marqué les préjugés nationaux des deux pays. De juillet à octobre, l’actualité et son écho journalistique entretiendront, dans les deux pays, l’exaltation nationaliste à son plus haut niveau : inauguration de la Colonne de Juillet, à Paris ; quatrième centenaire de l’imprimerie (Gutenberg-Fest), à Leipzig le 25 juillet, puis dans la plupart des grandes villes allemandes ; fondation du « Dombauverein » pour l’achèvement de la cathédrale de Cologne, en août ; cérémonies de Königsberg (10 septembre) puis de Berlin (15 octobre) pour l’intronisation du nouveau roi de Prusse... Au cours des mêmes semaines, la flotte anglo-russe bombardait Beyrouth (11 septembre), Louis-Napoléon tentait de débarquer à Boulogne (6 octobre), le prince de Joinville levait les cendres de Napoléon à Sainte-Hélène (8 octobre), Darmès attentait aux jours de Louis-Philippe (15 octobre), Thiers donnait sa démission (28 octobre)...

14

ROCHAU, p. 75 (voir les remarques faites à ce sujet par F. MEINECKE dans : Weltbürgertum und Nationalstaat.

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Nation et princes allemands Parmi les événements de cette année 1840, il en est peu qui eurent, en Allemagne, autant de retentissement que ceux qui accompagnèrent l’avènement du nouveau roi de Prusse. Les cérémonies données en son honneur à Königsberg, Berlin et Cologne focalisaient tous les espoirs de la nation allemande sur des gestes riches de promesses et de valeurs symboliques. « ...der Thronwechsel in Preußen bewirkte, daß das öffentliche Interesse sich wieder mehr den deutschen Zuständen zukehrte, für deren organische Umgestaltung im Sinne der Nationalwünsche und Nationalbedürfnisse sich jetzt neue Aussichten zu eröffnen schienen. »

Les discours du nouveau roi de Prusse ne promettaient certes que peu de nouveauté, et il ne font jamais allusion au conflit opposant la France et l’Allemagne, si ce n’est pour affirmer l’attachement de la Prusse à la paix. Mais le roi parlait, communiquait avec les foules, sollicitait leur adhésion. C’était une innovation spectaculaire. Les souverains prussiens avaient toujours été avares de discours. La tradition monarchique ne prévoyait que des formes codifiées et rigides de représentation, ne ressemblant en rien aux effusions chaleureuses du nouveau roi, porté par la jubilation des foules, et par son propre tempérament, à une ivresse enthousiaste qui semble, un moment s’être communiquée à tous ses sujets, mêmes rhénans. Il avait, dès son accession au trône, fait libérer l’archevêque de Cologne, Klemens von Droste zu Vischering (arrêté sous Frédéric-Guillaume III pour avoir refusé la législation prussienne sur les mariages mixtes) ; il avait, peu après (le 10 août), amnistié les sujets poursuivis pour leur appartenance aux corporations d’étudiants ou aux sociétés patriotiques. Ces mesures, promettant une ère d’ouverture et de réconciliation, balayèrent les derniers obstacles idéologiques à l’union entre les Rhénans et leur puissance tutélaire. Leur antagonisme avait été fortement érodé déjà par une longue coexistence économique et administrative, par le succès de l’Union douanière, l’amélioration des échanges et la réorientation des intérêts commerciaux vers l’est du continent. Les événements, les cérémonies et les discours de cette intronisation réveillaient chez les Rhénans l’espoir d’une intégration prochaine au sein d’un vaste État national réalisé avec le soutien des princes. Les initiatives de la Prusse pour un renforcement de la capacité défensive de la Confédération encouragèrent ces illusions. De façon générale, les manifestations nationalistes en Allemagne furent alors d’autant plus hardies que les sujets allemands les croyaient encouragées par leurs princes. « Zum ersten Male seit unvordenklichen Zeiten war die deutsche Nation mit ihren Fürsten ganz einig, und Metternich, der jetzt im Alter die Dinge bequem zu nehmen liebte, meinte zufrieden, diese nationale Bewegung sei ganz unberührt von den revolutionären Gedanken der Befreiungskriege » 15.

Depuis le retour à la paix et depuis la réorganisation de l’Allemagne, en 1815, petits et grands monarques semblaient s’être ingéniés à décevoir, à irriter, à dresser contre eux la jeunesse des universités et l’intelligentsia libérale ; mais ils pouvaient toujours compter sur les vivats des foules, sur leurs marques de soumission et de respect. On avait beau maudire leur 15

TREITSCHKE, p. 87.

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manque de parole, leurs idées rétrogrades, leurs mesures tatillonnes, ils restaient auréolés du prestige de leurs ancêtres, de leur pouvoir, de l’éclat de la vie de cour. Grillparzer, de passage à Berlin en 1826, note le 6 septembre dans son journal : « Wie bald die Preußen ihre Konstitutionslust verloren haben ! Sie vergöttern ihren König, als ob er nicht mehr der von anno 1806 wäre und als ob sie alles erhalten, was sie im Jahre 1816 so heiß zu wünschen schienen. »16

Ce que Heine écrivait des Allemands de 1806 était en grande partie valable pour ceux de 1840 : « Kein Volk hegt mehr Anhänglichkeit für seinen Fürsten wie das deutsche... Das ganze deutsche Volk glich [1806] jenen treuherzigen alten Dienern in großen Häusern, die alle Demütigungen, welche ihre gnädige Herrschaft erdulden muß, noch tiefer empfinden als diese selbst, und die im Verborgenen ihre kummervollsten Tränen weinen, wenn etwa das herrschaftliche Silberzeug verkauft werden soll... »17

Les conflits n’avaient pourtant pas manqué depuis 1816, soulevés, le plus souvent, par la question constitutionnelle, problème-clé de toute l’histoire du Vormärz : incapables de se soumettre aux usages constitutionnels, le duc Charles de Brunswick, en 1830, puis l’électeur Guillaume de Hesse, en 1831, avaient abdiqué au profit de leurs héritiers. Ernest Auguste, roi de Hanovre, abroge, le 1er novembre 1837, la constitution octroyée par son prédécesseur, déclenchant ainsi la retentissante affaire des « Göttinger Sieben » : sept professeurs (parmi lesquels Jakob et Wilhelm Grimm) destitués pour avoir rappelé leur attachement à la constitution abrogée. La solidarité manifestée par l’opinion aux victimes de l’arbitraire royal ne déboucha pas pour autant sur une contestation globale du pouvoir monarchique. Frédéric-Guillaume IV réparera l’outrage fait aux sept professeurs de Göttingen en nommant, en 1841, les frères Grimm à l’Université de Berlin : un roi leur avait ôté leur chaire, un autre la leur rendait. Le pouvoir monarchique réparait les fautes du pouvoir monarchique. Les Allemands critiquaient leurs princes et plaçaient en eux tous les espoirs. La gauche française révélait qu’elle ignorait tout de l’Allemagne quand elle s’imaginait qu’on attendait, outre-Rhin, que la France délivre les peuples du despotisme. Mais comment concevoir, à Paris, que c’était à une révolution venue d’en haut que la plus grande partie des Allemands aspirait ? Comment prévoir que cette révolution nationale allait en effet leur être octroyée, trente ans plus tard, « par le fer et par le sang », à l’avantage du roi de Prusse, aux dépens de la France ? Faut-il mettre l’obstination des Allemands dans leur attachement à la monarchie sur le compte de leur immaturité politique ? Étaient-ils, sur ce point, plus en retard que les Français qui, huit ans plus tard, allaient massivement élire « le neveu du grand empereur » à la présidence de la République ? Certainement pas. Mais le chaos sanguinaire de la révolution française, stylisé en épopée héroïque à Paris, avait inspiré aux Allemands 16

Tagebuch auf der Reise nach Deutschland : voir aussi les remarques de Heine dans ses Lettres de Berlin en 1822. « Es ist einer der schönsten Züge im Charakter der Berliner, daß sie den König und das königliche Haus ganz unbeschreiblich lieben. » 3. Brief aus Berlin. 17 HEINE, Romantische Schule.

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une horreur durable des révolutions venues d’en bas. Et les insatisfaits du Vormärz, s’ils avaient quelque chose à perdre, feront le nécessaire, en 1848, pour qu’elle n’ait pas lieu. Nation, langue et tradition La crise de 1840 fit apparaître, parmi les caractéristiques du nationalisme allemand, des traits conservateurs qui bouleversaient les idées reçues. Les patriotes français ne reconnaissaient plus, dans l’application que leurs voisins en faisaient, les leçons que la France avait données. Les cocardes, les drapeaux, les sociétés, les fêtes patriotiques, c’était pourtant le folklore révolutionnaire, adopté, semblait-il par les Allemands. Les revendications constitutionnelles, nationales, libertaires, pour l’Allemagne et pour les peuples opprimés, c’était l’esprit de 1789 qui soufflait sur les États de la Confédération... Mais le nationalisme allemand, en reprenant à son compte l’universalité des principes révolutionnaires, puis en s’opposant aux abus de l’occupant français, s’était cherché une définition nouvelle, fondée sur la sensibilité romantique. À l’union fonctionnelle proposée par la Révolution, puis par l’Empire, les pères du nationalisme allemand avaient opposé leur vision d’une nation organique, indissociable de ses racines : ethnie, histoire, culture, langue et caractère nationaux. La langue surtout leur semble être un critère naturel irréfutable. « Die einzige gültige Naturgrenze macht die Sprache », postule Arndt dans son pamphlet anti-français de 181318. L’amère expérience de l’aliénation linguistique subie pendant la départementalisation avait renforcé, chez les Rhénans plus encore que chez les autres Allemands, l’attachement à la langue maternelle comme le rappelle Jakob Venedey dans une brochure de 1840 destinée à éclairer les Français sur la situation allemande : « Non seulement les hommes d’élite, non seulement la jeunesse des universités, mais la masse du peuple elle-même a le sentiment de sa nationalité allemande et le pressentiment de son malheur si elle était forcée d’appartenir à la France, le pressentiment, et, disons-le aussi, le souvenir de ce malheur, car elle a déjà appartenu à la France et, si elle a appris à estimer les Français, elle sait aussi combien est dure la position d’un peuple qui est obligé de se servir d’une langue étrangère pour parler à ses juges et à ses administrateurs, qui ne les comprend pas et ne peut pas se faire comprendre d’eux »19.

L’idée que c’est la langue qui fait la nation ne quittera plus les consciences allemandes et s’imposera peu à peu à toute l’Europe du XIXe siècle, nourrissant la plupart de ses conflits, conditionnant les politiques culturelles, sociales ou coloniales de presque tous les pays. Malgré les difficultés de définition, malgré l’impossibilité de cerner avec précision l’aire de la germanophonie, le nationalisme allemand ne renoncera que très tard au projet de faire coïncider le domaine national et l’aire linguistique de l’allemand. Von der Maas bis an die Memel, Von der Etsch bis an den Belt..

Ce ne sont que quatre jalons de l’aire linguistique des dialectes germaniques que Hoffmann von Fallersleben plante dès la première strophe de son 18 19

ARNDT, p, 7. VENEDEY, p, 43.

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Lied der Deutschen, écrit en 1841, en écho aux chants patriotiques de la crise du Rhin, mais ils englobent l’aire du néerlandais et ne situent une barrière à l’extension de l’Allemagne que là où commencent les aires du lituanien, de l’italien et du danois. Après la communauté de langue viennent aussitôt celle du sang, celle du caractère et celle de la culture, ce que Hoffmann von Fallersleben suggère une fois de plus par l’énumération de quatre termes chargés de valeur symbolique: Deutsche Frauen, deutsche Treue, Deutscher Wein und deutscher Sang...

Ce n’est qu’à la troisième strophe qu’apparaissent les grands principes issus du mouvement d’idées de la période révolutionnaire Einigkeit und Recht und Freiheit für das deutsche Vaterland...

L’identité nationale est d’abord ressentie comme liée aux particularités les plus intimes de chaque Allemand. Elle est inscrite dans son hérédité, dans son caractère et dans sa langue maternelle. Was ich bin und was ich habe, Dank ich dir, mein Vaterland.20

La nation allemande ne doit pas sa grandeur aux principes qu’elle a conquis, mais à ce qu’elle a toujours été : constituée par la communauté des descendants d’Arminius, elle s’identifie aux valeurs des guerriers qui résistèrent à la conquête étrangère. Elle est constituée par une union d’hommes et de femmes qui n’ont jamais adopté la langue de l’envahisseur latin, qui ont toujours rejeté l’aliénation de leur conscience, qui n’ont jamais renié leurs valeurs essentielles. Ces mythes de l’agitation anti-napoléonienne, loin de disparaître avec la présence française, s’étaient, depuis 1815, progressivement infiltrés dans l’inconscient collectif des Allemands. L’insatisfaction dont souffraient les générations du Vormärz avait entretenu leur actualité. La crise du Rhin révélait que ces mythes s’étaient intégrés au sentiment national allemand, au grand dépit des Français qui espéraient récolter d’autres fruits là où ils avaient cru semer les excellents principes de 1789. La crise du Rhin offre un premier exemple des rivalités nationales de l’ère moderne. Cette tension collective, entretenue par les média, exploitée par les gouvernements, ce renforcement de préjugés exaspérés par la propagande des partis, c’est déjà l’état d’esprit qui permettra le déclenchement de la guerre franco-allemande et des deux guerres mondiales. On assiste pour la première fois à l’expression de passions nationales portées par les foules, amplifiées par la presse, récupérées par la littérature. On voit les nationalismes se cristalliser autour de symboles simplificateurs, à la symétrie étonnante : le tricolore noir-rouge-or est brandi contre le bleu-blanc-rouge ; le Rheinlied de Becker, baptisé Colognaise, fait pièce à la Marseillaise, l’exhumation d’Arminius à celle de Napoléon... Mais on voit aussi les nationalismes adopter des valeurs qui leur sont propres et les enfermer dans des systèmes d’appréciation impénétrables à la nation adverse. La France et l’Allemagne se cantonnent dans des particularismes hermétiques, sans cesser 20

Hoffmann von FALLERSLEBEN : Mein Vaterland, 1ère strophe.

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de prétendre enseigner à l’autre des principes proclamés universels. Chacune des deux nations se sent investie, l’une par son histoire récente, l’autre par les qualités intrinsèques de sa langue, de sa littérature, de sa pensée, d’une mission globale, dont le succès est indispensable au bien de l’humanité. L’une se juge grande par sa Révolution, l’autre par sa tradition. Le sentiment national, né de la volonté d’émancipation des peuples, a érigé en 1840 les insurmontables barrières des susceptibilités collectives. L’exaltation chauvine des hymnes patriotiques et des articles incendiaires suscités par la crise apparaît alors comme une des conséquences inattendues de l’internationalisation des principes libéraux et démocratiques, comme un exemple supplémentaire du caractère imprévisible des événements historiques, de leur acharnement à contrarier les meilleures intentions, à inverser, dans les méandres de leur développement, le cours de l’histoire.

Bibliographie E. M. ARNDT, Der Rhein, Teutschlands Strom und nicht Teutschlands Grenze, Leipzig, 1813. Jakob VENEDEY, La France, L’Allemagne et les provinces rhénanes, Paris, 1841. Joseph GÖRRES , Politische Schriften, Werke Bd. l, Leipzig, 1854. A. L. von ROCHAU, Geschichte Frankreichs 1814-1852, Leipzig 1858. Heinrich von TREITSCHKE, Deutsche Geschichte im 19. Jahrhundert, Leipzig, 1927. Friedrich MEINECKE, Weltbürgertum und Nationalstaat, Studien zur Genesis des deutschen Nationalstaates, München, 1911. A. HASENCLEVER, Die orientalische Frage 1838-1841, Leipzig, 1914. Ph. SAGNAC, « La crise de l’Occident et la question du Rhin », Revue des Études napoléoniennes N° 16 et 17, 1919, 1920. Vicomte de GUICHEN, La crise d’Orient de 1839 à 1841, Paris, 1921. Irmline VEIT-BRAUSE, Die deutsch-französische Krise von 1840, Studien zur deutschen Einheitsbewegung Dissertation, Köln, 1967. Max von BOEHN, Biedermeierdeutschland 1815-1847, Berlin, 1921. ECHTERMEYER, Deutsche Gedichte, Düsseldorf, 1950 H. HEINE, De l’Allemagne, Paris, 1979 G. HERWEGH, Werke in einem Band. Berlin u. Weimar, 1967. M. G. GORIELY, « L’Allemagne et l’idée nationale ». Centre national d’étude des problèmes de sociologie et d’économie européennes : Sentiment national en Allemagne et en Belgique aux XIXe et XXe siècles, colloque des 25 et 26 avril 1963, Université libre de Bruxelles Christoph PRIGNITZ , Vaterlandsliebe und Freiheit, Deutscher Patriotismus von 1750 bis 1850, Wiesbaden, 1981

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Hambacher Fest 1832-1982, Katalog der Ausstellung des Landes Rheinland-Pfalz, 1982 Der deutsche Vormärz, Texte und Dokumente, hrg, von Jost HERMAND, Stuttgart, 1978. Klaus Rudolf WENGER, Preußen in der öffentlichen Meinung Frankreichs 1815-1870, Göttingen, Frankfurt u. Zürich, 1979 Raymond POIDEVIN, Jacques BARIÉTY, Les relations franco-allemandes 1815-1975, Paris, 1977. Pierre AYÇOBERRY, Marc FERRO, Une histoire du Rhin, Paris, 1981.

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L’expression de la condition ouvrière dans la littérature du Vormärz Marie-Claire HOOCK-DEMARLE Université Denis Diderot Paris 7

Leipzig, 29 Juni 1844 « In der Anlage übersende ich das Lied, welches die schlesischen Weber sangen, während sie die Fabriken demolierten. Es ist zwar holperig und ohne Kunst zusammengeleimt, aber wenn man bedenkt, dass es von den wütenden Volkshaufen gebrüllt wurde und dass diese ihre Klagen darin fanden, so ist es allerdings schauerlich »1.

L’année 1840 n’est pas seulement un tournant politique, l’avènement en Prusse d’un nouveau roi ou le déclenchement d’une crise franco-allemande, c’est aussi le point de départ d’une prise de conscience des changements sociaux. C’est en effet le moment précis où l’on passe de la notion de « pauvre », familière encore à Georg Büchner, à celle de « prolétaire », employée certes dès 1835 par le philosophe Franz von Baader, mais qui ne conquiert droit de cité que dans les années quarante, époque à laquelle elle investit tous les domaines, y compris celui de la littérature2. Dans quelle mesure la littérature d’un Vormärz, réduit ici sciemment à la période 18401848, fait-elle sa place à la réalité sociale ? Dans quelle mesure s’en trouvet-elle modifiée dans ses contenus et ses modes d’expression ? De la réponse à ces questions dépend la possibilité d’une définition autre de la littérature : assiste-t-on à la naissance d’une littérature opérative, puisant à des sources traditionnelles, en découvrant de nouvelles, soucieuse avant tout de s’impliquer totalement dans l’exploration et l’expression du social avant même d’être révolutionnaire ?

1. De la littérature du Vormärz En 1846, dans un style qui est devenu celui du Vormärz, J.M. von Radowitz, militaire et diplomate prussien, pouvait écrire « Das Proletariat steht in riesengrosser Gestalt da und mit ihm öffnet sich die blutende Wunde der Gegenwart, der Pauperismus »3.

Et de fait, le terme, importé d’Angleterre, est à la mode. Présent dès 1820 dans les innombrables « Questions » mises au concours par les académies et

1

Literarische Geheimberichte. Protokolle der Metternich-Agenten, Hg H. Adler. Köln, 1981 p, 40 2 F. von BAADER, Über das dermalige Missverhältnis der Vermögenslosen oder Proletairs zu den Vermögen besitzenden Klassen der Societät, München 1835. 3 Cité in W. CONZE, « Vom Pöbel zum Proletariat », in : Vierteljahrschrift für Sozial- u. Wirtschaftsgeschichte. Bd. 41. 1954. Sur le personnage de Radowitz, cf. R. HUCH, Alte und neue Götter, 1930.

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gouvernements, il fait en 1840 son entrée dans les encyclopédies avec une telle force que Ersch-Gruber prévient son lecteur : « Eine Geschichte des Pauperismus hier aufzustellen würde die Grenzen dieses Artikels überschreiten ».4

De très sérieuses revues, comme la Deutsche Vierteljahresschrift s’intéressent au problème et lui consacrent de nombreux articles5. Parallèlement, la littérature spécialisée connaît une véritable inflation. Les bibliographies modernes sur ce sujet tentent bien de la recenser mais s’avouent non exhaustives6. L’augmentation est très nette de 1844, avec 12 titres, à 1847, avec 35 titres et 1848 avec 86 titres. Si l’étude thématique de ces ouvrages ne s’impose pas ici, il reste intéressant de noter le large éventail qu’offre l’origine sociale des auteurs, dans la mesure où ils ne restent pas anonymes, phénomène de plus en plus fréquent à partir de 1845. L’analyse montre que l’aristocratie n’est pas indifférente aux problèmes de l’époque puisqu’elle fournit en 1842 37,5%, en 1843 28,5% des contributions. Ceux-là même qui sont directement concernés ne se retranchent pas toujours derrière un prudent anonymat, on trouve ainsi des artisans, nombre d’aubergistes, des associations locales et même un « Proletär » conscient de l’être. La grande majorité des auteurs se recrute dans la classe bourgeoise, industriels tels Harkort ou Schlöffel, fonctionnaires tels A. Schneer ou J.G. Hoffmann, le directeur du Bureau prussien des statistiques, médecins tel R, Virchow, journalistes comme F. Grieb, E. Dronke ou A. Wöninger, professeurs, écrivains d’obédience locale ou émules de mouvements littéraires importants tels T. Mundt ou K. Gutzkow. Enfin, l’apport le plus significatif vient de ceux que leurs opinions politiques ou idéologiques ont obligé et obligent encore à prendre le chemin de l’exil, de H. Heine à F. Freiligrath, K. Grün, G, Herwegh, K. Marx, F. Engels, A. Ruge, G. Weerth, W. Weitling, la liste, non exhaustive, est impressionnante. La présence de ces quelques noms apporte un premier élément de réponse à ceux qui se demandent en quoi les écrits sociaux du Vormärz font encore partie du domaine de la littérature. Aux tenants d’un littéraire étroitement défini, les contribution de Heine, Herwegh ou Weerth sont une garantie de qualité et la preuve que l’on peut être auteur et même grand auteur tout en traitant de thème aussi terre à terre que la misère ouvrière, le travail, la faim ou l’exploitation de l’homme par l’homme. De même, les genres littéraires traditionnels ne sont pas systématiquement rejetés. Le théâtre certes fait bien piètre figure, mais pour la prose ou le lyrisme, les lois du genre sont sauves. Les titres peuvent étonner les esprits quelque peu classiques : Eisen, Gold und Geist, Weisse Sklaven oder die Leiden des Volkes, romans d’E. Willkomm, ou encore Polizeigeschichten et Aus dem Volke, recueils de nouvelles d’E. Dronke. 4

5

6

ERSCH-GRUBER, Allgemeine Enzyklopädie, Dritte Sektion, Leipzig 1840. article « Pauperismus » p. 239-269. Numéro III, 1844 : « Le paupérisme et comment le combattre ». Numéro IV, 1844 : « Les émeutes dans les fabriques ». Bibliographies actuelles : A. K UCZYNSKI, Die Geschichte der Lage der Arbeiter, Berlin 1960, Bd.9, registre établi par R. HOPPE de 1820 à 1850 (407 titres) et JANKTE-HILGEN, Die Eigentumslosen, Fribourg, 1965 (308 titres de 1795 à 1850 dont une dizaine de « Questions mises au concours »).

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Pour des raisons évidentes, le lyrisme est roi : facilité de la communication orale, organes de transmission tout trouvés en la personne des artisans et compagnons, sans oublier une censure plus facilement déjouée. Ce lyrisme rejette toute contrainte esthétique et renoue délibérément avec la tradition du Volkslied remise en honneur, avec quelques remaniements, par le romantisme. Mais ira-t-on jusqu’à créer des genres nouveaux, plus adaptés aux thèmes et contenus qui font leur apparition ? La question se pose d’emblée devant l’abondance des ouvrages de facture documentaire et d’écriture journalistique, qui constitue un véritable phénomène de l’époque. En 1840, l’alphabétisation est, en Allemagne et plus singulièrement en Prusse, assez développée jusque dans les milieux ouvriers pour que se soit formé un public de lecteurs attentifs aux articles et récits divers paraissant dans les journaux et gazettes7. Toute une littérature, au sens large du terme, s’articule à travers ces organes de presse. Et ce mode d’expression est loin d’être négligé par les auteurs eux-mêmes qui sont, pour la plupart collaborateurs, voire rédacteurs de journaux importants8. N’est-ce pas là, pour la période du Vormärz, un des agents essentiels de la prise de conscience du processus social ?

L’émergence du thème ouvrier dans la littérature du Vormärz La condition ouvrière La constatation de la présence d’une masse ouvrière dans l’Allemagne des années quarante se fait pas sans un certain étonnement et, au niveau de l’écriture, sans quelques balbutiements. Rien, par exemple, du tableau de la ville tentaculaire tel qu’elle apparaît dans les Promenades dans Londres de Flora Tristan (1839) ou dans la description de Manchester faite par Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845). La condition ouvrière est, en Allemagne, un phénomène encore mal défini, l’ouverture économique amorcée par le « Zollverein » de 1834 est encore trop récente, la montée vers les villes encore peu discernable. L’Allemagne de 1840 est et reste essentiellement agraire. Il n’est donc pas étonnant de voir figurer, dans ce qui apparaît vers cette époque comme l’ébauche d’écrits sociaux, l’artisan dans sa diversité ou le paysan de régions défavorisées aux côtés de l’ouvrier de manufacture ou de celui qui représente le plus fidèlement le type ouvrier de l’époque, l’ouvrier à domicile, le « Heimarbeiter »9. Ce sont là en partie, ceux à qui Büchner adressait son Hessischer Landbote (1835) et qui communient encore dans une même exigence de respect et de dignité humaine « Ehrt doch den Handwerksmann 7

8

9

En 1822, 1 500 000 jeunes fréquentaient 1’école (12% des habitants en Prusse) cf. Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch I (1815/1870) Hg. W. FISCHER, München 1962. Ce sont eux qui, la trentaine passée, constituent le public des nouveaux journaux. Cf. Marx, rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung, puis avec Heine, Ruge, Engels, des Deutsch-Französische Jahrbücher. Heine a collaboré à 1a Augsburger Zeitung puis au Vorwärts. La Neue Rheinische Zeitung réunit en 1848 Marx, Engels, Dronke, Freiligrath, Weerth, Wolff. Cf aussi les nombreuses revues éditées par Herwegh (Europe), Ruge (Hallische Jahrbücher) ou Pfau (Eulenspiegel). Les « Handwerksburschenlieder » restent une constante de cette littérature, cf. le recueil de Weitling portant ce titre (1842) et toujours sous le même titre, celui de Weerth (1847).

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Und auch den Bauersmann, Arm oder reich ! Gleich gebaut, wie auch ihr, Und von derselben Zier... » 10

L’industrialisation n’apparaît ici que sous des dehors très généralisés, voire largement conventionnels : la faim, la misère familiale, les rapports patrons-ouvriers. Ces derniers, s’ils s’avèrent parfois difficiles, s’articulent moins en termes de revendications qu’en plaintes sur l’injustice qui fait du riche un nanti du quotidien et du pauvre un oublié de Dieu : « Herr, hätt’ ich doch zu essen Von Deinem Brod und Fisch ! Hast Du mich denn vergessen An Deinem grossen Tisch ? » 11

Quelques thèmes traduisent une inquiétude plus profonde : la hantise de la mendicité, de la prison, du vagabondage, conséquences premières de la prolétarisation12. De même la peur de la mort, la tentation du suicide marquent le début du déracinement. Vient s’y ajouter le thème de l’émigration massive, une des manifestations précoces de l’aggravation de la situation13. L’industrialisation en ce début de décennie se résume donc surtout au phénomène de la « Heimindustrie » et concerne essentiellement le textile. La littérature s’occupe très tôt du sort de ces anciens « paysans libérés » devenus par la force des choses des ouvriers livrés à l’arbitraire des entrepreneurs, les « Verleger », qui les paient à la pièce et distribuent à leur gré la matière première, quitte, si besoin est, à rattraper sur les salaires les écarts de prix. Mais là encore, les premières ébauches littéraires n’échappent guère au conventionnel : pauvre tisserand, famille nombreuse, enfants affamés sur fond de printemps éclatant et de pâles consolations dans l’au-delà : « Ist farblos unser Leben So ohne Frühlingsschein Gott wird einst Frühling geben, Wir alle warten sein ».14

Vers 1843-1845 de nouveaux thèmes apparaissent, comme l’urbanisation et la paupérisation. À l’inverse des premières descriptions encore marquées par un certain sentimentalisme, c’est désormais le souci de la réalité sociale prise sur le vif qui l’emporte. Une littérature-document commence à s’exprimer avec le dernier chapitre de Ce livre appartient au roi de Bettina von Arnim et Berlin I et II d’E. Dronke. Là, l’ouvrier émerge peu à peu de la masse indistincte des pauvres, une classe ouvrière en pleine gestation se dessine, qui n’a pas encore conscience de sa force :

10

L. Wagner, Schreiner aus Giessen, 1836. D’autres poèmes traitent des vignerons (Weerth/ Dronke). 11 N. MÜLLER, « Morgenlied eines Handwerksburschen », in : K. GÖDEKE, Deutschlands Dichter von 1813 bis 1843 (872 Charakter-Gedichte), Hannover, 1844. 12 Par la « Loi sur les pauvres » du 3/0/1842, le gouvernement prussien tente d’améliorer la situation des pauvres et des vagabonds dont la charge incombait jusque-là à leur communauté d’origine. Cf, H. SCHINKEL, « Armenpflege und Freizügigkeit in der preussischen Gesetzgebung vom J. 1842 » in : Vierteljahresschrift f. Sozial- u. Wirtschaftsgeschichte, 50, 1963. 13 1832 : 10 000 cas d’émigration pour les USA ; 1840 : 30 000 et en 1847 : 75 000 cas. 14 H,von FALLERSLEBEN. Der arme Damastweber.

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« Vor dem Hamburger Tore, im sogenannten Vogtland, hat sich eine förmliche Armenkolonie gebildet. Man lauert sonst jeder unschuldigen Verbindung auf. Das aber scheint gleichgültig zu sein, dass die Ärmsten in eine grosse Gesellschaft zusammengedrängt werden, sich immer mehr abgrenzen gegen die übrige Bevölkerung und zu einem furchtbaren Gegengewichte anwachsen » 15.

Les valeurs sûres du passé, la qualification, la spécialisation souvent transmises de père en fils n’ont plus cours. Dérisoires vestiges, elles masquent mal le déclassement social : « 92 b Stube 59 ! An der Tür steht angeschrieben : ‘Webermeister Künstler’. In der Stube ist ein Spulrad an der Stelle des Webstuhles ».16

Mais l’isolement est rompu, la solidarité s’instaure, l’entraide ouvrière pallie les carences du système de l’administration des pauvres et refuse, non sans fierté, pitié et charité : « Witwe K. beklagt sich darüber, dass man sich zu sehr erniedrigen müsse, wenn man etwas von der Armendirektion erhalten wolle »17.

E. Dronke, tout en reprenant largement les conclusions de Bettina – qu’il cite – a pour lui un avantage incontestable, celui d’avoir vécu entre temps la révolte des tisserands silésiens de Juin 1844 : « Früher hatte sich die wohlgeordnete Gesellschaft um das Proletariat gar nicht gekümmert ; es waren in den Augen der Besitzenden ‘einzelne Fälle’... sie wussten nur, dass sie von diesen einzelnen nichts zu befürchten hatten, jetzt belehrte sie dieser Schrei aus dem schlesischen Gebirge, dass es eine gefahrdrohende Masse sei, welche zur Verzweiflung getrieben werde ».18

Dans le climat social du Vormärz, la littérature joue un rôle non négligeable, véhiculant d’une part le changement à travers toute l’Allemagne, aidant d’autre part à donner forme à ce qui n’est encore qu’une masse et déjà une menace. Grâce à elle, l’image de l’ouvrier isolé, physiquement et moralement abattu, résigné à son sort, s’efface. Dans la prise de conscience qui s’opère au début de la décennie, deux éléments pèsent de tout leur poids, la révolte des tisserands silésiens et l’orchestration littéraire de cet événement. De la conjonction des deux naît enfin en Allemagne une littérature spécifique au Vormärz, de moins en moins tributaire de la tradition libérale à caractère politique des années 1830-1840, de plus en plus à la recherche de moyens d’expression adéquats.

De l’ouvrier au prolétaire « Der schlesische Aufstand beginnt damit, womit die französischen und englischen Aufstände enden, mit dem Bewusstsein über des Wesen des Proletariats » 19

Les textes consacrés au bref épisode, durement réprimé, de juin 1844 sont divers et nombreux. Dans le seul domaine du lyrisme, on en recense plus de treize variantes émanant d’auteurs connus (Freiligrath, Heine, H. von Fallersleben, Weerth, Dronke) de femmes (L. Aston, L. Otto-Peters) ou de 15

Bettina von ARNIM, Dies Buch gehört dem König. In : Werke und Briefe, Hg. G. Konrad. Köln 1959 Bd. 3-4, p. 227. 16 Id. p. 239. 17 Id. p. 240. 18 E. D RONKE, Berlin I, p. 298. 19 K. MARX, « Aufsatz über das ‘Blutgericht’» in : Schriften zur Literatur und Kunst.

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collectifs anonymes. Parmi ces derniers, un poème a particulièrement retenu l’attention et de K. Marx et des agents de Metternich, le célèbre « Blutgericht », dont les 25 strophes constituent une description détaillée de la révolte silésienne. L’univers y apparaît comme coupé en deux, avec d’un côté les « Herren Zwanziger » qui resteront dans la mémoire ouvrière et, de l’autre, la masse encore indéfinie des tisserands. La difficulté de vivre ne s’exprime plus seulement à travers les symboles habituels, mais se concrétise singulièrement, invoquant tour à tour les crises agraires, le manque de pommes de terre par exemple20, l’absence de tout bien propre (« Hab und Gut ») et de tout salaire (« Lohn »). Le thème de l’hypocrisie de la religion fait son apparition ; les tisserands ne sont plus dupes de consolations futures promises par ceux qui ne croient ni à Dieu ni au Diable. Le temps de la pitié est révolu, les comptes (« Rechenschaft ») sont exigibles ici-bas. Sont de même dénoncées avec lucidité les pratiques de baisse des salaires, de concurrence déloyale, de provocation permanente : « Und hat einer noch den Mut Die Wahrheit nachzusagen, Dann kommt es so weit, es kostet Blut, Und dann will man verklagen ».

L’affrontement est désormais entre ceux qui sont de par la « grâce de Dieu » et ceux qui se veulent de par la « colère de Dieu ». Si au « Ihr » parfaitement identifiable ne s’oppose pas encore un « wir » organisé, on sent peu à peu émerger la conscience collective d’une force qui se cherche et l’appel qui, avec la nostalgie de la simplicité relative de jadis, clôt la longue plainte des tisserands est déjà une invitation à s’unir : « Sind ja noch welche, die der Schmerz Der armen Leute beweget, ... Die müssen, von der Zeit gedrängt, Auch in das Gleis einlenken ».

La formulation du « wir » est plutôt le fait des écrivains de métier, tel Heine qui emploie dans son poème « Die schlesischen Weber » une formule empruntée aux guerres de libération, « Mit Gott, König und Vaterland ». L’intention politique est évidente, il s’agit d’une part d’éveiller un écho chez des individus qui ont été en leur temps des combattants du roi, mais aussi d’inscrire la révolte silésienne dans une tradition de soulèvement populaire allemand. L’émergence des thèmes ouvriers dans la littérature du Vormärz se fait donc par étapes, mais après 1844 la figure de l’ouvrier n’est plus la même. La trilogie artisan-ouvrier-paysan se décante au profit d’une image idéaltypique qui est celle du « prolétaire ». Toute la symbolique s’inverse en un élan irrésistible, en une thématique du « Vorwärts », du « Auf, Proletarier ! », du « Von unten auf ! » 21 C’est du reste le titre d’un poème de 20

Sur l’importance de la pomme de terre, nourriture du pauvre, les témoignages sont nombreux : par exemple A. SCHNEER, Über die Noth der Leinenarbeiter in Schlesien und die Mittel, ihr abzuhelfen (1844) : « Die missratenen Ernten der Kartoffeln, namentlich in den beiden letzten Jahren. haben sie [die Weber] auf die billigeren wilden oder Viehkartoffeln zur Nahrung angewiesen ». 21 C’est le titre donné à un recueil de poèmes du Vormärz édité par F. DIEDERICH : Von unten auf. Ein neues Buch der Freiheit, Berlin 1911, cité in W. ROER, Die soziale Bewegung von

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Freiligrath qui se termine par l’apothéose du mécanicien, qualifié de « Machinist-Proletär », méditant au fond du bateau à vapeur transportant le roi de Prusse en son Burg rhénan : « Wir aber steigen feuerfest aufwärts ans Licht aus unserer Gruft ! Wir sind die Kraft ! Wir hämmern jung das alte morsche Ding den Staat, Die von Gottes Zorne sind bis jetzt das Proletariat ».22

Les attitudes changent et se radicalisent. La violence devient un thème permanent et le leitmotiv du sang versé omniprésent. La malédiction tissée dans la toile-linceul en est la variante la plus connue mais elle n’est pas unique, le fil se fait corde, l’enclume forge l’épée ou le marteau, l’outil, symbole de l’enchaînement au travail, devient instrument de libération sans perdre de sa précision technique. Sa nouvelle fonctionnalité, en le concrétisant, le rend parfois menaçant, il se fait arme. Curieusement il n’est jamais question ici de destruction des machines, thème familier à la réalité et à la littérature ouvrières anglaises23. Il s’agit plutôt d’un détournement de fonction, d’une appropriation de l’outil de travail pour la violence. La même attitude se dessine face à la religion, mise elle aussi au service de la colère ouvrière : « Reisst die Kreuze aus der Erden ! Alle sollen Schwerter werden, Gott im Himmel wirds verzeihen ».24

C’en est donc bien fini des Unpolitische Lieder et autres Glaubensbekenntnisse des années quarante. Désormais les recueils s’appellent Ça ira !, Armensünderstimmen, Stimmen der Zeit, Soziale Gedichte25. L’ouverture internationale est un phénomène nouveau et non négligeable. Par les exilés, l’Angleterre n’a cessé de fournir des points de repère. Engels, Weerth, Freiligrath, Harring, Weitling ont, à des degrés divers, souligné la solidarité qui unit par exemple l’Allemand et l’Irlandais et Weerth fait tenir à son « Vieil aubergiste du Lancashire » le langage de ses frères tisserands, tandis que les chartistes anglais saluent la révolte de 1844 : « Aus York und Lancashire Sie sangen aus rauhen Kehlen, Sie sassen bis zur Nacht Sie liessen sich erzählen Von der schlesischen Weberschlacht » 26

Ainsi se rejoignent le produit brut de la conscience collective et l’expression plus élaborée d’écrivains conquis par un mouvement social dont ils mesurent peu à peu la portée. Mais cette jonction ne se fait pas sans heurts. Certains auteurs, comme Heine, restent fidèles à une certaine esthétique. Ses tisserands sont aux dimensions de la misère et de la colère du monde et leur der Deutschen Revolution 1848 im Spiegel der zeitgenössischen politischen Lyrik, Münster 1933, p. 306. 22 F. FREILIGRATH, « Von unten auf ! » in : Ça ira ! 1846. 23 Cf le soulèvement des « Luddites » en Angleterre en 1811 et 1816, particulièrement à Nottingham. 24 G. HERWEGH, « Aufruf », Werke I, Berlin 1909 p. 38/39. 25 H.von FALLERSLEBEN, Unpolitische Lieder, 1840/41 ; F. FREILIGRATH, Glaubensbekenntnis, 1844 ; Ça ira ! 1846 ; E. DRONKE, Armensünderstimmen, 1846 ; L. PFAU, Stimmen der Zeit 1848 ; H. PÜTTMANN, Soziale Gedichte, 1845. 26 G. WEERTH, Lieder aus dem Lancashire, 1845.

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révolte s’inscrit dans la tradition de non-asservissement, de refus de l’humiliation qui a été, dix ans auparavant, celle des canuts lyonnais : « Im düstern Auge keine Träne, Sie sitzen am Webstuhl und fletschen die Zähne » 27

D’autres par contre, se déclarent prêts à renoncer à toute règle artistique, à s’effacer devant la puissance du fait social : « Mein Dichten und Trachten ist nun, etwas hinauszuschleudern, was die Menge packt und ergreift. Ein gelungenes Lied wäre hinreichend ; warum kann ich keine Marseillaise schreiben ? » 28

On est là au cœur d’une polémique qui traverse la littérature du Vormärz et concerne spécifiquement la conception du lyrisme et de l’engagement du poète. Heine se moque sans ménagement d’une poésie qu’il juge naïve et quelque peu illusoire et traite Herwegh de « eiserne Lerche » « Weil Du so himmelhoch dich schwingst Hast du die Erde aus dem Gesichte Verloren – nur in deinem Gedichte Lebt jener Lenz, den du besingst ! » 29

La question ici n’est pas de savoir si l’ironie de Heine s’exerce à juste titre mais d’accorder à la remarque de Herwegh toute sa valeur. En employant le terme de « Lied » et non de « Gedicht », Herwegh souligne en effet son souci de trouver une forme poétique plus accessible, plus diffusable aussi, qui mette l’accent sur la transmission du message bien plus que sur les états d’âme du poète. Le lied est-il la seule forme possible, la littérature du Vormärz n’a-t-elle pas inventé des formes à son usage, privilégié ses genres propres ?

III. L’éclatement des formes dans la littérature du Vormärz Le changement dans la tradition La littérature du Vormärz se situe dans une double tradition. Novatrice quant à ses thèmes, elle n’est pas totalement dégagée de la tutelle des genres littéraires classiques, roman, nouvelle, lyrisme sous ses aspects les plus divers, lied, ballade, ode ou poème satirique. Mais si l’on en observe de près les produits, on s’aperçoit que chacun de ces domaines bien définis y subit une sorte de glissement singulier. Le théâtre, si peu représenté qu’il soit en cette période où la censure se montre particulièrement attentive à ce qui se dit sur scène, a appris à l’école de Georg Büchner et de C.F. Grabbe30. Certes leurs émules ont laissé peu d’œuvres remarquables, mais un élément semble désormais faire partie de la dramaturgie, le peuple anonyme et collectif et son langage direct et cru. Il 27

H. HEINE, « Die schlesischen Weber » in : Zeitgedichte, 1844. G. HERWEGH, « Brief an seine Frau », cité in G. LUKACS, « Heine als nationaler Dichter » in : Deutsche Realisten des XIX. Jhts, 1935. 29 H. HEINE, Zeitgedichte. 1844. 30 G. BÜCHNER, Dantons Tod (1835), Woyzeck (paru en 1874). Les contemporains n’ont pas vu Dantons Tod sur scène et n’en connaissaient qu’une version édulcorée par les soins de Gutzkow, soucieux des réactions de la censure. La première représentation date de 1902 (Freie Volksbühne, Berlin). C,F. GRABBE, Napoleon und die hundert Tage (1830/31) : « Er ist reell und greift in die Zeit ».

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faudra certes attendre plus de trente ans pour que se concrétise sur scène cette tendance avec les Weber de G. Hauptmann, mais les succès de K. Gutzkow et ceux, plus satiriques, de J. N. Nestroy ne sont pas négligeables. Quant au roman, tributaire encore d’une tradition à la Wilhelm Meister, il cherche lui aussi dans la réalité immédiate nombre de ses inspirations. La voie a été tracée par K. Immermann qui, dans son roman Die Epigonen (1836), traite incidemment le thème de l’industrialisation, mais ses successeurs s’orientent délibérément vers un roman historique moderne : « Der moderne historische Roman ist keineswegs unbefangen. Der moderne Dichter ... spielt ein gewagteres Spiel, um so gewagter, je näher der Gegenwart ! Denn es ist sein Hass, seine Liebe ... oder vielmehr, nicht das seinige, sondern das seiner Zeit, dem er Worte leiht » 31

Mais est-ce force de la tradition ou insuffisance créatrice des auteurs, le. roman social tant espéré ne voit pas plus le jour que le drame politique, et l’énorme fresque de Gutzkow, Die Ritter vom Geist, n’échappe pas aux pièges de l’utopie. Seul le lyrisme est donc à même d’assumer le rôle de rénovateur, bien qu’il ne se défasse pas toujours d’un narcissisme dénoncé par les contemporains : « Die deutsche Lyrik ist grösstenteils eine eitle, sich selbst bespiegelnde Subjektivität langweiliger und oft unbedeutender Geister » 32.

Mais en renouant sciemment avec la forme populaire du Volkslied et sa variante la plus présente au cœur des masses, le chant religieux, le Geistliches Lied, le lyrisme élabore son expression spécifique. Refrain, répétition, mélodies simples et connues, tout ici est conçu pour que se grave dans les mémoires et se transmette une parole ouvrière33. L’expression y est certes parfois outrancière, l’image violente ou absurde, mais on y trouve aussi nombre de réminiscences puisées dans les contes et légendes, « Ich will’s mit Rübezahl versuchen. Wo bleibt er nur ? zum drittenmal : Rübezahl ! Er half so vielen schon vorzeiten. Grossmutter hat’s mir oft erzählt ! Ja, er ist gut den armen Leuten, Die unverschuldet Elend quält ! » 34

Certaines allégories semblent directement empruntées aux Contes de Grimm : « Es war einmal Bruder und Schwester : Der Reichtum und die Not » 35.

Ainsi à travers la communauté du langage s’affirme de plus en plus une mémoire collective où chacun se reconnaît dans une expression sans âge. 31

A. STAHR, « der politische Roman », in : Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst, Leipzig 1842. 32 K. GUTZKOW, Wissenschaft und Literatur, Frankfurt 1646. 33 Beaucoup de ces mélodies sont identifiées. Cf. B. JAMES, Glasbruch 1848, Luchterhand 1983. 34 F. FREILIGRATH, Aus dem schlesischen Gebirge, Sankt Goar, März 1844. 35 A. GLASSBRENNER, « Das Märchen vom Reichtum und der Not », in : Verbotene Lieder, 1843.

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C’est là un phénomène que la littérature allemande a connu lors de la guerre des paysans et dans le tourbillon de la Réforme et qu’elle retrouvera après 1918. Le lyrisme du Vormärz s’inscrit dans cette tradition, entre les cantiques détournés de leur fonction première et les créations de l’Agitprop. Il est intéressant de noter le succès d’un personnage historique comme Thomas Münzer, à qui Th. Mundt consacre un roman36, ou la mode des recueils de poèmes « du bon vieux temps », en l’occurrence celui de Luther37. Mais il est vrai que certains accents sont étonnamment proches : « Den Reichen sind die chasten vol, Dem arm sind si laere, Dem Povel wird der magen hol, Daz ist ein grozzes swere, Wan sie sehent weib und chind Vor Hunger gel gestellet, Die arm dez undurfftig sind Gar übel in daz gevellet. Tzuhant der povel samet sich Mit manigerhant waffen » 38.

L’émancipation de la prose S’il fallait s’en tenir aux seuls romans de l’époque, la prose ferait, à l’instar du théâtre, bien piètre figure. Aucun émule de Balzac, pas même un imitateur d’Eugène Sue, pourtant fort admiré en Allemagne en dépit des critiques que Marx et Engels adressent aux Mystères de Paris 39 ! En fait, la prose du Vormärz connaît une évolution particulière due en bonne part à l’accélération de l’information et à l’élargissement de sa diffusion. Une fois de plus, l’écrivain du Vormärz détourne à son usage une forme de prose existante, ici les comptes rendus de voyage, observations et récits qui ont fait le succès de la « Jeune Allemagne ». Mais loin de chercher leurs sujets à l’étranger, les auteurs se penchent sur la réalité immédiate, sur Berlin et ses classes populaires, sur les milieux ouvriers de régions en crise40. Certains puisent directement dans les journaux matière à nouvelles : « Siehe Allgemeine Zeitung vom 27. Juni 1845 »41

Il est évident que si ce type de prose connaît un tel succès, c’est qu’il échappe en partie à la censure et que, semblable en cela aux innombrables pamphlets et tracts qui fleuriront pendant la révolution de 1848, il atteint un public de plus en plus vaste. Cette littérature-reportage s’élabore par étapes. Elle apparaît déjà à la fin du livre de Bettina von Arnim, Ce livre appartient au roi, dont le dernier 36

T. MUNDT, Thomas Münzer, 1841 (3e édition). H. von FALLERSLEBEN, Politische Lieder aus der deutschen Vorzeit, 1843, et Geschichte des deutschen Kirchenliedes bis auf Luthers Zeit, 1832. 38 P. SUCHENWIRT, Von dem Kriege der Fürsten u. Reichsstädte (fin du XIVe) cité in M. BAEUMER, Sozialkritische u. revolutionäre Literatur der Reformationszeit, IASL 5/1980. 39 Cf. la critique des Mystères de Paris, MARX/ENGELS, in : La Sainte Famille, M.E.W. Bd 2, p. 55 et suivantes. 40 Cf A. GLASSBRENNER, Berlin wie es ist - und trinkt’ (1832-50) et E. DRONKE, Polizeigeschichten (1846). 41 Renvoi de H. PÜTTMANN, cité in K. GAFFERT, Die soziale Frage in Literatur und Kunst des XIX. Jhdts, 1973, Krit. Geschichte, 5/1-2.

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chapitre est le récit d’une enquête menée par un ami suisse, Grünholzer, dans la colonie des pauvres berlinoise, le Vogtland. La rigueur brutale des chiffres, l’énumération sans commentaires éplorés des drames quotidiens, la description aussi technique que possible de l’environnement, la précision des lieux, la sobriété des dialogues, sont des nouveautés que le lecteur perçoit d’autant mieux qu’un style autre, à vrai dire une absence de style, naît sous ses yeux, Cette première ébauche n’est pas unique. Weerth, dans son Fragment de roman42 et Dronke dans son Berlin, portent sur la réalité sociale de leur temps le même regard, renchérissant sur ses aspects concrets, prostitution, criminalité, déchéance physique et morale. Sous le poids du social, le style se fait de plus en plus transparent et l’auteur, en s’abstenant de toute considération personnelle, met l’accent sur la machine sociale et sa responsabilité. Avec ce type de littérature se pose pour la première fois le problème de l’authenticité du récit brut : « Meine Geschichten haben keinen anderen Zweck als Episoden aus dem wirklichen Leben zu geben »43.

Là est sans doute l’originalité de la littérature du Vormärz, point de départ d’une recherche à laquelle les moyens d’investigation et d’information modernes donnent aujourd’hui une toute autre dimension, reportages de G. Wallraff, « Werkkreisliteratur » ou « Protokolle » à la Maxie Wander : « Die Texte, die so entstanden sind – Vorformen von Literatur, deren Gesetze nicht unterworfen, der Versuchung von Selbstzensur nicht ausgesetzt – sind besonders geeignet, neue Tatbestände zu dokumentieren. » 44

Le reportage journalistique est aussi présent dans la littérature du Vormärz. Témoin de la révolte de juin 1844, W. Wolff dans Das Elend und der Aufruhr in Schlesien (1844), donne des événements un récit heure par heure, dans un style percutant, sans adjectifs ni commentaires. Aucun symbole, aucune allégorie, mais une visualisation pré-cinématographique du cortège des tisserands, de la mise en place du dispositif militaire et du massacre final : « Infolge dreier Gewehrsalven blieben sofort elf Menschen tot. Blut und Gehirn spritzte weithin. Einem Mann trat das Gehirn über dem Auge heraus… Bis jetzt sind überhaupt 24 schwer und tödlich Verwundete, ausser den obigen elf Toten, bekanntgeworden... »45

Plus proche de la Grève d’Eisenstein que du style épique des mineurs grévistes de Germinal, le texte de Wolff ne constitue pourtant pas encore la limite extrême de cette littérature documentaire. Et c’est encore Bettina von Arnim, « l’Enfant terrible » de l’histoire de la littérature allemande, qui tente l’impossible : faire du matériau brut, livré par la collectivité, un Livre des pauvres. Tentative certes vouée à l’échec car la censure veille : « Allein, den Hungrigen helfen wollen, heisst Aufruhr predi-

42

G. WEERTH, Fragment eines Romans, 1846/47, Sämtliche Werke. hg. von B. Kaiser, Aufbau-Verlag 1956. 43 E. D RONKE, Vorwort zu Aus dem Volke, 1846. 44 Christa WOLF, Vorwort zu Maxie WANDER, Guten Morgen, du Schöne. Frauen in der DDR. Protokolle, Luchterhand 1979. 45 W. WOLF, « Das Elend und der Aufruhr in Schlesien », paru dans Deutsches Bürgerbuch* (1845). Cf. F. Engels, Wilhelm Wolff, Artikelserie für : Die neue Welt, Leipzig 1876.

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gen »46 ; mais tentative intéressante par la documentation réunie et par le processus de l’écriture. Bettina fait paraître dans divers journaux47 un appel demandant qu’on lui adresse tous les renseignements concernant la situation ouvrière et ce en Mai 1844, un mois avant que n’éclate la révolte des tisserands. Quelques industriels, médecins et juristes lui répondent mais aussi des ouvriers, isolés ou regroupés, les listes s’accumulent, parfois publiées dans la presse, véritables cahiers de doléances que Bettina comptait éditer tels quels, avec une introduction48. Ce que ce Livre des Pauvres aurait pu être, deux passages du manuscrit le montrent. Dans la description de la vente des toiles aux halles de Waldenburg, un simple détail technique suffit à dénoncer la solidarité de caste des fabricants-acheteurs : « Die Leute schreien auf, sie wollen die Arbeit nicht hergeben für gar kein Verdienst. Sie müssen wohl, ein Zeichen in der Leinwand von der Hand des ersten Bieters weist die Käufer auf das erste Gebot an. Sie bleiben alle dabei. » 49

Dans l’autre une très vieille femme conte, en une interminable complainte ponctuée du même lancinant refrain, l’histoire de « l’argent qui fait des petits » Die Erzählung vom Heckebeutel 50 : « Die Steinalte hatte das Unmögliche versucht, um im 90. Lebensjahr noch mit eigenen Kräften eine unabhängige Existenz zu erwerben, diese langten nicht aus, das war vorauszusehen »51.

La référence stylistique au conte souligne désormais la dérision d’une situation sans issue, à l’inverse du monde féerique où il se trouve toujours une solution. À ce degré, l’écriture du Vormärz se distancie de ses premières ébauches sociales, met à nu les illusions du début de la décennie. Sans atteindre le « degré zéro de l’écriture » qui est absence de style, « écriture blanche » 52, il y a là un véritable processus de décantation au contact du fait social spécifique à cette décennie. « Wenn nun aber die literarische Masse noch mehr Terrain gewinnt, wenn ihr die Tatsachen und die Ereignisse zu Hilfe kommen, so wird man erfahren wie schnell sie sich zu dem Instinkt und den Bedürfnissen der Proletarier herablässt... Man wird keine genügenden Mittel besitzen, um die Intelligenz und die literarische Masse, die dieselbe repräsentiert, abzuhalten, den Staat und die Gesellschaft in ihrem Interesse zu exploitieren »53

Politique encore en 1840, la littérature du Vormärz s’oriente par étapes vers une expression originale de la réalité sociale, sans que, du moins avant 1847 et le Manifeste,, le facteur économique soit vraiment pris en compte. La misère de la condition ouvrière y est encore traitée de manière ponctuelle, la recherche de la forme adéquate reste un élément prépondérant. Mais, entre le 46

B, von ARNIM à A. Stahr. 27 Juin 1844. Journal de Cologne, Journal de Magdebourg Mai 1844. 48 W. VORDTRIED, « B. von Arnims Armenbuch » in : JB des deutschen Hochstiftes, Francfort 1962, et mon article, « Les écrits sociaux de B. von Arnim », Le mouvement social, n° 110, 1/1/1980. 49 B. von ARNIM, « Armenbuch », in : Jahrbuch les FDH, op. cit, p. 461. 50 Ce récit, indépendant du Armenbuch proprement dit, en est la suite et est publié in JB des FDH, p. 497 et suivantes. 51 Id. p. 506. 52 R. BARTHES, Le degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil 1953. 53 Literarische Geheimberichte, Protokolle der Metternich-Agenten, op. cit. BI, p.246.

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lyrisme politique et les pamphlets de 1848, son rôle est loin d’être négligeable. Marquée par la révolte des tisserands silésiens, elle est avant tout l’histoire d’une double prise de conscience, celle de la naissance d’un prolétariat ouvrier dont la force numérique incite à réfléchir sur ce qu’est réellement la condition ouvrière, celle aussi de l’élaboration d’une parole ouvrière qui revendique sa place dans une littérature à peine sortie de sa « Kunstperiode » et toute secouée encore des débats des années 1830-1840 sur l’engagement ou non de l’écrivain. En se mettant délibérément à l’écoute du social, la littérature du Vormärz tranche en faveur d’un engagement si total qu’elle finit par renoncer aux lois du genre, par plier son expression aux exigences du social. Ce faisant, elle crée des formes d’expression originales et joue consciemment un rôle déterminant dans le réveil de 1848. Thèmes et images de la condition ouvrière y trouvent définitivement leur place et c’est dans ce vivier que viendront puiser les tenants futurs de toute expression artistique opérative54. Trouvant sa raison d’écrire dans le présent, elle dépouille peu à peu les héritages, ne conservant que les modes d’expression les plus véhiculables et s’aventure parallèlement dans des voies (documentaire, reportage, enquête sociale) totalement inexplorées à l’époque et, dans une perspective actuelle, résolument modernes. L’échec de la révolution de 1848, le repliement sur soi et dans le « réalisme poétique » des écrivains de 1850, ont quelque peu occulté la singularité d’une production littéraire, parfois inégale, souvent raillée, volontairement étouffée. Destin à la mesure peut-être des espoirs déçus que concrétisent ces extraits de deux poèmes, l’un antérieur, l’autre postérieur à 1848 : « Stürzt Brüder, der Geduld Altäre, Traut nur des Armes Kraft, der kühnen Tat » 55 « Not und Armut hör’ ich sagen “Lerne kraftvoll uns ertragen Neide nicht des Reichen Glück. Doch die Seel’ hast du gerettet Und dein Leib ist stark und frisch” » 56

Marie-Claire HOOCK-DEMARLE

54

Un exemple entre autres, la série « Les tisserands si1ésiens » de K. Kollwitz, 1894. F.A. MUERCKER, poème écrit avant 1648. 56 Anonym, Der Proletarier, 1856. 55

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Portrait de classe avec paysans Étude sur le film de Volker Schlöndorff La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach

Gilbert GUILLARD Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

« Les paysans pèchent à la fois contre Dieu et contre les hommes. Ils ont plusieurs fois mérité la mort du corps et celle de l’âme, ils ne reconnaissent et ne respectent aucun droit, mais leur fureur se donne libre cours … Que l’autorité intervienne sans hésiter, qu’elle frappe en bonne conscience tant qu’elle peut remuer un muscle. » Martin LUTHER Contre la coalition des paysans pillards et meurtriers

« Les paysans constituent une classe aussi impuissante que celle des petits bourgeois, dont ils se différencient cependant heureusement par leur plus grand courage. En revanche ils sont totalement incapables de quelque initiative historique que ce soit. Friedrich ENGELS Les guerres de paysans en Allemagne En 1970 Volker Schlöndorff réalisa un film La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach qui marqua une nouvelle étape dans l’évolution du jeune cinéma allemand depuis les années soixante. Le scénario, qu’il rédigea en compagnie de son épouse Margarethe von Trotta, n’est autre qu’une adaptation à l’écran d’un rapport publié en 1825 par le secrétaire aux affaires criminelles Carl Franz, L’attaque de la chaise de poste à Subach1. Réimprimée en 1909 dans un journal local, cette vieille chronique fut redécouverte par un amateur d’histoire régionale. Elle raconte comment en 1821, lassés de leur misère, sept paysans et journaliers de Kombach, village situé dans le grand-duché de HesseDarmstadt, et un colporteur juif, décidèrent d’attaquer le transport de fonds chargé de convoyer la recette des impôts de Biedenkopf à Giessen. L’attaque 1

Der Postraub in der Subach aktenmässig bearbeitet von Kriminalgerichtssekretär Carl Franz, gedruckt 1825 bei Heinrich Hase, Giessen.

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devait avoir lieu sur la portion de territoire de la principauté de Hesse-Cassel qui coupait en deux le grand-duché. En raison de leur inexpérience, leur entreprise échoua cinq fois. Mais même lorsqu’ils eurent réussi, ils ne purent longtemps profiter de leur argent et furent bientôt arrêtés. À cette époque en effet, les paysans étaient si pauvres que la moindre dépense qu’ils pouvaient se permettre grâce à leur butin devait infailliblement attirer l’attention du juge d’instruction. Leur interrogatoire, en forme de lavage de cerveau, n’eut pas seulement pour but de leur faire avouer leur crime, mais aussi de les amener à une véritable autocritique, à reconnaître l’aspect « antisocial » de leur comportement qui remet en cause la sacro-sainte autorité. Condamnés à mort, ils subiront, à l’exception de deux d’entre eux qui préfèrent le suicide à l’exécution, leur supplice en sujets résignés, obéissants et repentants, ayant à nouveau accepté la morale de la société qui les opprime. Seul le colporteur juif instigateur de l’attaque échappera à la justice et émigrera aux États-Unis.

Situation du film dans le cadre du jeune cinéma allemand Tourné en Oberhessen et dans l’Odenwald, racontant une histoire du terroir, ce film fut salué à sa sortie par la critique comme une nouvelle forme de « Heimatfilm » 2. Il s’inscrivait effectivement dans une série d’œuvres réalisées par de jeunes cinéastes engagés, ayant pour héros le braconnier Jennerwein (Volker Vogeler) ou le bandit bavarois Mathias Kneissl (Reinhard Hauff) ou encore Michaël Kohlhaas (Schlöndorff lui-même, en 1969). Peut-être aurait-on dû au demeurant appeler ces films des « Räuberfilme », d’une part parce que l’ennui pesant secrété par les Heimatfilme disparaît ici au profit d’une réelle tension dramatique, d’autre part parce que ces films ne se rattachent à une tradition cinématographique que pour mieux la critiquer. Comme le note le regretté Alf Brustellin, journaliste et cinéaste, l’Allemagne n’a produit qu’un seul genre cinématographique qui lui soit vraiment spécifique, le Heimatfilm. Ce genre aurait pu précisément, puisque « le peuple » y est par définition le principal acteur du drame, être le lieu privilégié où les inférieurs, les gens du commun, les faibles, les exploités, les révoltés soient mis en scène dans leur espace historique et leur tradition propres3. En fait, le Heimatfilm a été dévoyé avant la guerre par la propagande nationale-socialiste et a dépéri après la guerre, ravalé au rang de dépliant touristique, de pilule euphorisante et de potion de l’oubli pour effacer un passé trop gênant. Schlöndorff, lui, n’a pas réalisé un Heimatfilm du type des années cinquante, qui nous présente des amours d’abord contrariés puis bénis du ciel et de l’Église, où la splendeur de paysages non pollués, le tintement cristallin des cloches et le charme pittoresque des costumes traditionnels nous rappellent à chaque image que nous sommes dans un monde sans fêlure, où Dieu, la nature et la société se fondent en une harmonieuse unité. Certes Michael Kohlhaas avec son faste, ses couleurs flamboyantes, son action sanglante, apparaît finalement comme un film d’aventures assez 2

Brigitte JEREMIAS, « Eine neue Art von Heimatfilm ». Frankfurter allgemeine Zeitung, 27/l/71. 3 « Die andere Tradition », article paru dans le Süddeutsche Zeitung, 8/2/71.

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banal, mais dans La soudaine richesse ... tout ceci s’efface au profit d’une rigueur, d’une distanciation, d’une recherche historique qui situent cette œuvre aux antipodes du Heimatfilm. L’idylle y devient un mirage, symbolisé par ce « Geldkärrchen » qui passe et repasse dans la forêt, accompagné des sons clairs et mélodieux d’une harpe et de flûtes. Le Heimatfilm est en outre placé sur le même plan que la « littérature pour paysans », dont quelques exemples sont cités dans La soudaine richesse..., mécanismes à fabriquer des illusions. Schlöndorff a utilisé ironiquement pour son film un titre qui évoque ceux des Moritaten de l’époque, des récits stéréotypés avec une conclusion moralisante, et il raconte l’histoire dans le style populaire des almanachs pour paysans. Le film est donc au confluent d’une tradition littéraire ancienne (la fable) et d’une tradition cinématographique récente (le Heimatfilm) qu’il reprend, démonte et critique. Si l’on s’interroge sur « l’actualité » du film, il y a là un premier parallèle clairement tracé entre le passé et le présent.

Une œuvre didactique Dans une interview au journal Le Monde, Schlöndorff déclarait : « On en est arrivé à démonter un mécanisme, à faire un film assez didactique, dialectique »4. Incontestablement, il ne s’agit pas d’un discours innocent, mais d’un discours savant, qui se manifeste par un choix, un découpage du réel. Quant à la construction générale du film, elle se caractérise par une structuration très forte et un plan dialectique en trois parties : la préparation de l’attaque et son exécution, l’enquête, l’arrestation et la condamnation, entraînant résignation ou résistance. Chaque partie est scandée par l’intervention du juif. Il propose aux paysans un moyen de se procurer de l’argent ; au mariage, il explique le rôle de l’argent ; à la fin il explique les raisons de l’échec des paysans. Devant une leçon sociologique aussi clairement exposée, se pose alors la question de savoir si elle ne débouche pas sur une réflexion politique actuelle. Schlöndorff s’est exprimé là-dessus de façon très nette. Dans l’interview déjà citée plus haut il déclare : « C’est un film strictement historique qui ne peut se comprendre que dans l’époque. Je m’étais trompé avec Michael Kohlhaas en essayant de traiter une situation d’aujourd’hui par l’intermédiaire du XIVe siècle. J’ai compris à ce moment-là les théories de Brecht : chaque situation est unique, déterminée par des forces qui ne se conjuguent qu’à ce moment précis : On ne peut pas non plus faire de films à double niveau. Je n’ai pas envie de faire des films pour l’élite » 5.

Interrogé à d’autres reprises sur « l’actualité » du sujet traité, il a répondu que l’on devait essayer d’apprendre et de comprendre l’Histoire de façon critique et qu’il était plus important et plus riche d’enseignement de laisser un tel épisode dans son époque plutôt que de l’actualiser, d’en tirer des parallèles ou des symboles, d’en faire une parabole, comme il l’avait fait en partie dans Michael Kohlhaas et Törless. Effectivement un tel film se différencie par exemple nettement du Niklasharter Fahrt de R.W. Fassbinder, où l’op4 5

Jean de BARONCELLI, « Un western dialectique », Le Monde, 10/12/71. Ibid.

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tion révolutionnaire du cinéaste rattache constamment le présent au récit. L’un des intérêts principaux du film réside dans cette honnêteté intellectuelle, dans le fait qu’il s’agit d’une situation historique réelle, non romancée et non « actualisée ». Schlöndorff ne prétend certes pas à une objectivité scientifique, d’ailleurs difficile à trouver en la matière, mais son film est mieux qu’une reconstruction, c’est un témoignage vivant. Il évite en effet de tomber dans des généralités historiques, il se limite à un petit cercle de personnes, vivant dans un petit village, ne connaissant des grands problèmes du temps que les conséquences immédiates pour eux, les effets et non les causes. Il se contente de raconter une histoire bien précise, sans la situer en permanence devant un arrière-plan historique, sans insister sur les signes précurseurs de troubles futurs, tout comme s’il ne connaissait rien du processus historique d’ensemble, qu’il laisse au spectateur le soin de découvrir. Or précisément le film acquiert ainsi non seulement un charme esthétique, qu’on évoquera plus tard, mais aussi une signification socio-historique qui va du détail authentique jusqu’au souffle de l’esprit du temps. Le spectateur perçoit aussi bien la condition misérable, la pauvreté matérielle et spirituelle des paysans de l’époque et l’étroitesse carcérale de leur univers que la révolte en germe du Vormärz – alors même que les paysans n’en ont eux pas encore conscience. À travers la ballade populaire de pauvres diables soumis à un régime féodal oppresseur, c’est un moment clé de l’histoire allemande qui nous est présenté.

Conditions historiques de l’époque Comme l’écrit Hans-Magnus Enzensberger dans son commentaire du Hessische Landbote, « le congrès de Vienne de 1815 avait à nouveau stabilisé l’ancien régime absolutiste en Allemagne. Pour les gouvernements leur principal devoir n’était pas de développer politiquement et économiquement leur pays, mais de faire en sorte que le statu quo y soit maintenu » 6.

Il n’y avait pas eu de révolution bourgeoise et les anciennes forces sociales continuaient de diriger à leur profit les différents États. Certes, il existait des foyers de résistance libéraux. Ainsi en Hesse, l’Université de Giessen, où enseigna notamment le juriste Karl Follen, qui prêchait l’abolition de la monarchie. Après l’assassinat de Kotzebue, les « Karlsbader Beschlüsse » imposèrent dans toute l’Allemagne le silence à cette opposition, qui dut se faire clandestine, mais n’en disparut pas pour autant de Giessen. À côté des organes politiques, l’appareil judiciaire était, lui aussi, totalement soumis aux forces conservatrices : « Die Justiz ist in Deutschland die Hure der Fürsten » écrivait Büchner dans son Hessische Landbote7. Sur le plan social toutefois, un pas important avait été fait avec l’abolition du servage et la libération des paysans, réalisées en Prusse en deux étapes, 1807 et 1810 (abolition du servage foncier). Outre l’aspect humanitaire, une 6

Der Hessische Landbote. kommentiert von Hans-Magnus Enzensberger, Insel Verlag (Frankfurt am Main 1965), p.38 7 Ibid, p.22.

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série de considérations économiques et politiques avaient amené le baron von Stein à prendre cette mesure. Il estimait que le développement économique de l’agriculture ne pouvait être assuré que si des hommes libres fournissaient un travail volontaire. En accord avec Gneisenau et Scharnhorst, il pensait également que seuls des citoyens libres, délivrés du servage et des dîmes et corvées, pouvant donc faire fructifier librement leur terre, seraient prêts à mourir pour elle et à former le noyau d’une armée nationale8. Toutefois, les autres États allemands suivirent avec un certain retard. En HesseDarmstadt, ce n’est qu’en 1820 que le servage fut aboli et dans le royaume de Hanovre et la principauté de Hesse-Cassel, l’ordre féodal avait en fait été rétabli en 1814. Il fallut attendre les événements révolutionnaires de 1830-31 pour que les princes consentent à libérer leurs paysans et à autoriser le rachat des charges seigneuriales. Au début du film, un récitant précise bien que le servage avait été aboli, mais il ajoute que « cela n’avait pas entraîné la liberté, mais une pauvreté accrue » 9. En effet, l’abolition avait été assortie d’une « régularisation » (Regulierung) de la situation des paysans, contraints d’indemniser les seigneurs dépouillés de leurs privilèges. La misère paysanne résulte en fait d’un ensemble de raisons sociales et économiques qui apparaissent dans le film : surpopulation, conditions précaires d’existence dues notamment aux conséquences de la régularisation, aux conditions de production et aux charges écrasantes, enfin exploitation d’une classe par une autre et soumission à une idéologie opprimante.

Paysannerie et surpopulation Le thème apparaît de trois façons différentes dans le film. Sophie et Heinrich ont un enfant illégitime ; le soldat Volk ne peut se marier avec la fille qu’il aime, car il doit verser une somme importante pour pouvoir l’épouser ; les paysans souhaitent émigrer en Amérique. E.W. Buchholz, dans son étude sur la population des campagnes à la naissance de l’ère industrielle, constate que la politique de peuplement (Peuplierung) pratiquée avec succès au XVIIIe siècle se transforme dans la première moitié du XIXe siècle en tentatives infructueuses de stabiliser certaines couches sociales qui se développent « exagérément » particulièrement dans les campagnes 10. On passe en effet d’une sous- à une surpopulation. La vague est particulièrement importante jusqu’en 1830, connaît une rupture en 1831/32 en raison d’une épidémie de grippe, repart avec un taux de croissance net de 1,2% par an jusqu’en 1837. Il y aura ensuite un léger ralentissement et les années 1847/48 marquent une nouvelle rupture en raison de la crise agricole. Les années suivantes verront à nouveau une recrudescence. 8

Cf. Heinrich BECHTEL Wirtschafts- und Sozialgeschichte Deutschlands, Verlag Georg Callwey, München 1967, p. 330 et suivantes. 9 Les citations du film sont extraites du scénario publié dans Reihe Filmtexte. Herausgeber Hoffmann und Schabert, Kommunales Kino, Frankfurt am Main, 1970. On notera toutefois que la version définitive du scénario présente certaines modifications par rapport à ce texte. 10 Ernst Wolfgang BUCHHOLZ, Ländliche Bevölkerung an der Schwelle des Industriezeitalters, Fischer, Stuttgart 1966.

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Cet accroissement subit concerne essentiellement la classe paysanne et il est en relation directe avec la libération des paysans. Il s’explique en effet moins par le recul de la mortalité (qui favorisait d’ailleurs encore plus les classes aisées) que par le développement des naissances. Jusqu’à sa libération, la population agricole demeurait en effet à peu près stable pour des raisons sociales. Le mariage dépendait en effet du consentement du grand propriétaire et était lié à des conditions économiques précises : il fallait être en état de subvenir aux besoins d’une famille. Celui qui n’héritait pas ou n’épousait pas une fille possédant des terres, demeurait la plupart du temps célibataire et travaillait comme domestique. Après la libération, les paysans n’avaient plus besoin d’une autorisation pour se marier et les mariages se multiplièrent. Avec la fin des conflits, moins d’hommes partirent au service militaire. On constate également un accroissement de la fécondité, Enfin la classe sociale la plus défavorisée, qui jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avait été limitée dans son développement par le double garde-fou des ressources insuffisantes et d’une morale contraignante, tend à s’émanciper de ces contraintes et à se reproduire « sans complexes ». Hegel avait déjà étudié ce processus de « développement de la plèbe » (Pöbel)11 et constaté qu’il débouchait sur un risque de révolution sociale, car « en dépit de sa trop grande richesse, la société bourgeoise n’est pas assez riche, ne possède pas suffisamment de biens propres pour obvier à la trop grande pauvreté et à la trop forte reproduction de la plèbe »12. La plèbe ne pouvant gagner son pain par son travail l’exigera comme un droit, droit qui ne peut être réalisé que par un bouleversement de la loi sociale. Ce développement fut favorisé par les transformations économiques amenées par la régularisation après l’abolition du servage et par l’accroissement de la surface de terre cultivable. Le nombre des fermiers et métayers fut ainsi multiplié par deux, ce qui permit à son tour un développement des couches de base de la société agricole. Ainsi la couche sociale paysanne la plus défavorisée, journaliers et valets, jusque-là fortement gênée dans sa reproduction par le droit civil, les mœurs et le service militaire, obstacles désormais abolis, trouvait de plus une possibilité d’insertion économique. Cette capacité d’absorption était cependant limitée et bientôt plusieurs régions allemandes se trouvèrent au bord d’une surpopulation catastrophique qui entraînait avec elle le développement du paupérisme. Seules les régions où l’ancienne structure sociale agricole subsistait, la Bavière par exemple, échappèrent à cette spirale infernale. En Hesse cette structure n’existant plus, le développement de cette couche sociale entraîna un déséquilibre avec les ressources proposées. Au début des années 1840, la paupérisation croissante de masses de plus en plus nombreuses se fit nettement sentir. Le pays étant encore dans un stade pré-industriel, la surcapacité en forces de travail ne fut pas absorbée par l’industrie, elle ne déboucha pas non plus sur le chômage, mais sur une diminution générale des revenus ; les terres se morcelèrent de 11

« Grundlinien der Philosophie des Rechts oder Naturrecht u. Staatswissenschaft » in : Grundrisse. §. 2~4, 245. Werke. Suhrkamp. Frankfurt 1971, 20 tomes, volume n° 7. 12 Werner CONZE. « Vom Pöbel zum Proletarlat », in : Moderne deutsche Sozialgeschichte. Herausgegeben von Hans-Ulrich Wehler, Neue Wissenschaftliche Bibliothek, Kiepenheuer und Witsch, Köln, 1973 p. 115. Article remarquable et très documenté.

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plus en plus, des familles occupant même de minuscules parcelles et « le monde retentit à nouveau des plaintes des propriétaires, jurant que la plus grande plaie de l’agriculture était le trop grand nombre de personnes vivant dans les campagnes et dont on ne savait que faire » 13. Si l’on prend par exemple les statistiques d’un pays à forte prédominance agraire comme le Lippe-Detmold, on constate que de 1784 à 1848 le nombre de « colons » (gros, moyens et petits propriétaires paysans) est passé de 5 700 à 7 600, tandis que celui des travailleurs agricoles est passé de 3 500 à 8 000 14. Ces chiffres montrent bien que ce fut surtout la couche la plus démunie qui progressa le plus vite. Cette évolution a été analysée par Werner Conze dans son article De la plèbe au prolétariat15. Le concept de plèbe (Pöbel) était lié à celui de limitation et non à celui d’expansion. Lorsque celle-ci sortit des limites assignées, le mot « Proletariat », hérité à travers le français du latin « proletarius », « qui ne compte dans l’État que par ses enfants », à peine utilisé jusqu’alors, s’imposa à partir des années 1830. La théorie des deux classes fut très tôt associée au mot prolétariat. Avant même qu’elle soit développée par les premiers théoriciens socialistes et mise en relation avec le phénomène d’industrialisation, cette division de la société en deux classes opposées apparut comme extrêmement dangereuse. En 1832, Carl Bertram Stüve décrivait ainsi ces deux forces opposées : « L’une vit de ses biens et de leurs fruits, l’autre doit d’abord, en utilisant ses forces, amener la première à lui abandonner une part suffisante de ses biens pour assurer sa propre subsistance »16.

Le développement foudroyant de cette classe ne manqua pas d’inquiéter les couches aisées. Ainsi le président von Wincke écrivait en 1824 dans un rapport sur le fractionnement croissant des propriétés : « Le bonheur de la société bourgeoise dépend de l’existence de nombreux hommes travailleurs, en bonne santé, forts, intelligents et ayant des principes moraux. Ce bonheur ne peut être conciliable avec l’existence d’une plèbe nombreuse et misérable. La législation ne doit donc pas prendre pour principe une croissance inconditionnelle de la population » 17.

De même peu avant sa mort, le baron von Stein mettait en garde contre les dangers résultant pour la classe bourgeoise de l’accroissement du nombre et des exigences des classes les plus défavorisées, évoquant notamment les journaliers et métayers dans les campagnes : « cette classe nourrit et porte en elle l’envie et la cupidité »18. Ces craintes se traduisirent en tentatives pour freiner cette prolifération des couches inférieures. Les solutions les plus radicales furent proposées par le médecin K.A. Weinhold, farouche partisan d’une rigoureuse contracep13

Wilhelm A BEL, Die drei Epochen der deutschen Agrargeschichte, Schafer, Hannover 1962. p. 100. 14 Herbert HITZEMANN, Die Auswanderung aus dem Fürstentum Lippe, Phil. Diss., Maschschr., Münster 1953, p.29. cité par Conze. p.116. 15 Ouvrage cité ci-dessus. 16 Carl Bertram STÜVE, Über die gegenwärtige Lage des Königreichs Hannover, Jena 1832. S.16. Cité par Conze, p.117. 17 Cité par Conze, p.116. 18 Déclaration du 14 janvier 1801 au Landtag de province, cité d’après Conze, p.116.

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tion, qui dans son ouvrage De la surpopulation en Europe centrale et ses conséquences sur les États et leur civilisation (1827) réclamait l’interdiction de procréer pour tous les mendiants et les hommes les plus pauvres non mariés, pour les invalides et les malades vivant grâce aux aides communales et pour tous les domestiques, apprentis, journaliers, qui ne devaient être autorisés à se marier que lorsqu’ils jouissaient de ressources suffisantes pour nourrir une famille. Quant aux théories de Malthus, elles étaient déjà répandues en Allemagne, avant d’être combattues par Marx et Engels. Ce sont les communes qui paraissaient le mieux armées pour appliquer des lois restrictives et nombre d’entre elles ne se firent pas faute d’interdire à la fois l’immigration venue d’autres États allemands et les mariages qui ne disposaient pas d’une base économique suffisante. Ainsi en 1821 dans le duché de Braunschweig, des mesures furent prises suite à un rapport adressé au gouvernement, déplorant que les journaliers puissent convoler avant d’avoir acquis un lit, des vêtements appropriés, les ustensiles de ménage nécessaires, ou avant d’avoir appris un métier qui puisse les nourrir, et regrettant que ces mariages soient plus féconds que ceux des classes aisées 19. Lorsque dans le film on voit Sophie se plaindre de devoir vivre dans le péché, faute d’argent pour pouvoir acquitter le droit au mariage (Receptionsgeld), on comprend la raison d’être de cette taxe : non seulement elle rapporte de l’argent à l’État, mais en outre elle limite (ou tente de limiter) le développement des classes inférieures. L’une des conséquences de cette surpopulation, entraînant la misère faute de structures économiques adéquates, fut l’émigration massive vers d’autres pays, en particulier les États-Unis. Schlöndorff signale que lors de ses recherches sur la vie des paysans en Hesse à cette époque, il s’est trouvé constamment confronté à ce thème. Près de 10% de la population a en effet émigré et dans la région du Westerwald et de la Rhön, des villages entiers se sont vidés de leur population. Une chronique du temps rapporte qu’émigrer vers le Brésil est devenu en Hesse-Darmstadt une sorte « d’épidémie morale, 40 000 citoyens s’y sont décidés ». Dans un ouvrage passablement orienté, paru en 1937, Renate Vowinckel (source citée par Schlöndorff), s’est efforcée de démontrer qu’il n’y avait pas réellement de surpopulation et que l’émigration fut surtout due à des raisons politiques. Certes dans le rapport de Friedrich List sur les causes de l’émigration, qui fut remis en 1817 au ministère de l’Intérieur du royaume de Württemberg, les raisons évoquées sont le manque de liberté et l’oppression dont souffraient jusqu’alors dans leurs conditions de vie les émigrants. La lenteur de la justice, la paperasserie administrative, l’arbitraire des gros propriétaires sont également cités à côté de facteurs économiques, comme les charges communales, les péages, les impôts trop lourds, les séquelles financières de la guerre, etc. Mais les idées personnelles de List l’avaient sans doute amené à « orienter » quelque peu son rapport. Vowinckel constate par contre à juste titre que lorsque certains gouvernements inquiets de l’hémorragie proposèrent d’interdire l’émigration, les dirigeants communaux s’y opposèrent, heureux de pouvoir à la fois se débar19

Cité d’après Conze, p.116.

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rasser de miséreux à la charge de la commune et acquérir à vil prix les terres des émigrants. Certains États allèrent, eux, jusqu’à racheter leurs terres à des communautés entières qu’ils envoyaient en Amérique, façon expéditive de se débarrasser d’une plèbe devenue encombrante et dangereuse. En tout cas en 1848, la raison invoquée pour cette émigration massive par la « Nationalversammlung » fut la surpopulation, au point qu’on adopta une résolution garantissant le droit à l’émigration : « La liberté d’émigrer n’est pas limitée par l’État. On ne saurait prélever de droits au départ. Tout ce qui concerne l’émigration est placé sous la protection et jouit de la sollicitude de l’Empire » 20.

Dans le film, il apparaît clairement que c’est leur misère matérielle qui amène les paysans à rêver de l’Amérique (au point de verser dans l’illusion de l’Eldorado, comme nous le verrons plus loin). Cette misère cruelle correspond bien à la réalité d’alors. Il est significatif qu’un écrivain politiquement engagé comme Ferdinand Freiligrath ne puisse, lorsqu’il veut adjurer ses compatriotes de renoncer à émigrer, trouver que des arguments esthétiques et sentimentaux. Ainsi, dans son célèbre poème les émigrants, il écrit : « Comme vous aurez la nostalgie Là-bas dans les forêts étrangères Des vertes montagnes du pays natal, Des champs de blé dorés et des coteaux d’Allemagne ! » 21

Ceci parait bien insuffisant face aux charges accablantes et à la faim dont souffraient ces émigrants dans le pays natal en question. On peut lire dans une demande d’autorisation d’émigrer remise par un apprenti boulanger d’Allendorf en 1822 : « Sans aucune perspective d’avenir, presque sans vêtements et sans même le pain quotidien, ma femme, mes deux enfants et moi-même nous retrouvons ici en pleurs et je constate qu’en Europe il n’y a point de salut pour nous ».22

Conditions d’existence des paysans Il faut d’abord se souvenir qu’en 1816 l’Allemagne était encore un pays agricole. 70% de la population vivaient dans les campagnes et la première source de production était la terre. Friedrich Engels écrivait dans Le Statu quo en Allemagne (1847) : « Tandis qu’en France et en Angleterre les villes dominent la campagne, en Allemagne la campagne domine la ville, l’agriculture domine le commerce et l’industrie. La raison en est que l’Allemagne est en retard d’une civilisation face aux pays occidentaux. Chez ces derniers ce sont le commerce et l’industrie qui sont la branche nourricière de la masse du peuple, chez nous c’est l’agriculture » 23.

20

Cité d’après Renate VOWINCKEL, Ursachen der Auswanderung im 18. und 19. Jahrhundert, Kohlhammer Verlag. Stuttgart Berlin 1939, p.114. 21 Freiligraths Werke, Deutsches Verlagshaus Bong, Leipzig, non daté, 3 volumes. tome 1. p.12. 22 Cité dans le dossier établi par la télévision sur le film. Hessischer Rundfunk - Information Fernsehen, 14/l/1971. 23 Der Status Quo in Deutschland, 1847, cité d’après Enzensberger, p.38.

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Ceci est particulièrement vrai pour le grand-duché de Hesse-Darmstadt. Il n’y avait que deux villes de plus de 20 000 habitants, Darmstadt et Mainz, et 85% de la population vivaient dans les campagnes. Mais en raison de l’explosion démographique du début du XIXe siècle, le pays comptait déjà plus de 700 000 habitants pour un territoire de 8 000 km2, soit une densité de population presque égale à 100 au km2. L’artisanat, encore prisonnier des corporations, ne jouera pas de rôle moteur avant le milieu du siècle et il en va de même pour l’industrie. Le régime constitutionnel établi depuis peu n’était en fait qu’une farce ; il y avait deux Chambres, l’une haute, avec des membres de droit ou désignés, l’autre basse, avec un système électoral à trois niveaux. Bien loin de répondre aux aspirations du peuple, elle ne satisfaisait même pas celles de la grande bourgeoisie. Le servage aboli depuis peu avait été remplacé par l’impôt direct et la régularisation. Celle-ci devait avoir pour les paysans des conséquences parfois catastrophiques. Certes, contrairement à la Prusse, pays de Gutsherrschaft, c’est-à-dire où le seigneur exploite directement sa terre, la Hesse était un pays de Grundherrschaft, où le propriétaire se contente de percevoir les revenus de son domaine. La régularisation prit donc une forme différente. Dans le premier cas, les paysans devaient céder une partie de leurs terres en échange de la suppression des privilèges seigneuriaux, en particulier des corvées : un tiers ou même la moitié, selon que le paysan était ou non « spannfähig » (pouvait fournir un attelage). Dans le second cas, ils pouvaient dédommager le seigneur sous forme de versements. Mais ce rachat des droits féodaux supposait des ressources financières dont ne disposait pas la grande majorité des paysans, obligés là aussi de vendre une partie de leurs terres ou de s’endetter à tel point que cette vente fut bientôt nécessaire. Beaucoup de paysans petits propriétaires devinrent ainsi simples fermiers ou journaliers. Nombreux furent ceux qui, même s’ils avaient conservé une partie de leurs terres, n’arrivaient plus à en tirer suffisamment pour assurer leur subsistance. On mesurera les conséquences historiques de cette mesure en se rappelant que, dans de nombreux cas, le processus de rachat dura pendant tout le XIXe siècle et ne fut terminé qu’à la veille de la première guerre mondiale ... Certes ce fut un avantage pour les paysans de n’avoir plus en face d’eux que deux créanciers, l’État pour les impôts et la banque pour les emprunts. Outre cette simplification, ils étaient désormais libres de leur personne et pouvaient disposer de leurs propriétés. Mais ils se voyaient par contre livrés sans protection aux aléas de la production et du marché, et nous verrons qu’ils étaient loin de disposer tant du capital que de la technique et de l’instruction nécessaires pour faire face à ces problèmes. Si les avis des historiens diffèrent singulièrement quant au degré de modification de la structure de la propriété foncière entraîné par la régularisation, tous s’accordent à y voir un bouleversement sociologique important : il y eut un effet positif de l’émancipation, qui profita aux paysans les plus riches, et négatif de l’endettement et de la perte de terres, amenant le développement d’une nouvelle classe de prolétaires agricoles. La misère et le mécontentement devaient ainsi croître dans l’ensemble de l’Allemagne rurale ; l’intérêt du

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film de Schlöndorff est de nous montrer pourquoi ils ne débouchèrent pas sur une révolution paysanne. Dans ce film nous voyons des paysans installés sur de minuscules parcelles, typiques pour la région centrale de l’Allemagne de l’Ouest. Ils sont confrontés à deux problèmes majeurs qui les condamnent à la pauvreté : des conditions de production extrêmement défavorables, des impôts et taxes écrasants. La production agricole a stagné de 1800 à 1820. Sur la base de prix constants et si l’on prend l’indice 100 en 1800, elle n’était qu’à l’indice 101 en 1820. Le décollage ne s’opérera qu’à partir de 1830. En 1816 notamment, il y eut une récolte catastrophique, la plus mauvaise depuis 1770, qui entraîna la famine. Des chevaux abattus et enterrés furent déterrés et mangés, on fabriqua du pain à partir de l’écorce des arbres. Le cheptel, déjà diminué de moitié par la guerre, souffrit cette même année d’épidémies et des pluies diluviennes, et baissa encore. Par contre, comme l’abandon de la jachère et la transformation de pâturages en terres cultivables avaient déjà amené l’offre à la limite de la demande en année normale, les récoltes surabondantes des années 1819 à 1821 entraînèrent un effondrement des cours faute de mécanismes régulateurs. Les paysans étaient pris entre deux feux : ou bien la terre trop aride ne rapportait pas suffisamment ; ce n’est qu’après les travaux de Justus von Liebig (né à Darmstadt) dans les années 1840, que la révolution décisive des engrais chimiques pénétra dans les campagnes. Dans le film, l’un des paysans affirme que la terre rapporte deux fois moins que ce qu’on y sème. Le commentaire dit que, comme tous les champs des pauvres gens, celui des Geiz se trouvait sur les hauteurs près d’une forêt, où le sol était plus sec et caillouteux. Ou bien la terre rapportait trop et l’effondrement des prix entraînait la ruine des paysans. Endettés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient procéder au remboursement que si les prix agricoles demeuraient élevés. Ce n’est qu’après 1830 que ces remboursements reprirent de façon normale ; entre temps, les paysans avaient épuisé toutes leurs économies, toutes leurs possibilités de crédit et nombre d’entre eux avaient dû vendre leurs terres. Le père Geiz déclare dans le film : « Un paysan qui fait des dettes est un homme perdu. Il y laisse tout, même sa chemise. On emprunte six, là où la terre ne rapporte que trois. Les intérêts deviennent plus importants que l’emprunt. La maison est gagée, ainsi que le bétail et que la récolte de l’année suivante. Et à la fin, les gendarmes viennent et te mettent, toi, ta femme et tes enfants, à la porte. L’intérêt à tout bouffé ; maintenant te voilà journalier... » 24

Les petits et très petits exploitants étaient contraints pour subsister d’assurer des activités annexes (travaux des champs à la journée, filage, coupes, etc.), d’autant plus que le partage des communaux lors de la régularisation leur interdisait désormais d’avoir du bétail, faute de pâturages suffisants. La production était en outre handicapée par les conditions techniques. Le remplacement de la faucille par la faux (qu’on voit au début du film et qui représente un investissement considérable pour le paysan) est en fait l’une des innovations les plus importantes. Contrairement à l’industrie, aucune 24

Scénario, p.9.

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énergie nouvelle ne vint remplacer le travail humain et animal dans les campagnes : la première charrue à vapeur n’apparaîtra que vers 1850 et Schlöndorff nous montre même des paysans attelés eux-mêmes à leur charrue – trop pauvres pour se payer des bœufs, « nicht spannfähig ». En outre l’introduction de machines, fort coûteuses, ne se justifiait que pour alléger les conditions de travail et non pour remplacer une main-d’œuvre surabondante et bon marché. Ce n’est que peu à peu au cours de cette première moitié du siècle qu’on passa du Moyen Age technique à l’époque moderne. Ainsi 1822, époque où se déroule le film, représente vraiment le creux de la vague en Hesse, puisqu’on sort tout juste des réformes néfastes aux paysans et qu’on n’utilise pas encore de nouvelles techniques. Il faut ajouter à cela le fait que les risques d’exploitation étaient beaucoup plus grands à l’époque. Le feu prenait facilement dans les fermes en bois, à toit de paille et à foyer ouvert. Le paratonnerre ne se développa qu’au cours du XIXe siècle. Les paysans étaient impuissants devant les épidémies et les variations climatiques trop fortes. Enfin l’absence de transports efficaces contribuait à leur isolement économique. Et Schlöndorff nous montre un journalier si pauvre qu’il n’a même pas assez d’argent pour aller battre le grain dans la région voisine... La liaison ferroviaire entre Darmstadt et Giessen ne fut réalisée qu’en 1852. Or le chemin de fer était un élément régulateur essentiel qui permettait non seulement d’écouler les produits, mais d’évacuer le trop-plein des campagnes. Ainsi dans son livre Le système ferroviaire allemand comme moyen de parfaire l’industrie allemande, l’union douanière et l’unité nationale (1841), Friedrich List le qualifiait de « société d’assurance contre la faim et la misère ». Les campagnes furent alors intégrées au cycle de croissance économique et leur excès de population vint fournir la main d’œuvre nécessaire au développement industriel. Produisant mal, endettés, les paysans souffraient en outre des nombreuses redevances qu’ils devaient verser. Ainsi dans le film, il est question de la « Receptionsgeld », impôt pour se marier ; du rachat, lorsque l’on a tiré un mauvais numéro pour le service militaire, de la « Fräuleinsteuer », impôt spécial levé lors des mariages princiers, etc. On conçoit dès lors la misère des paysans de l’époque, clairement exprimée dans le film par les hardes qu’ils portent, la pauvreté des demeures, du mobilier et des ustensiles, la frugalité des repas. La modestie même de leurs rêves en porte témoignage. L’un des héros déclare : « Quand je serai riche, j’irai dans un bon hôtel et j’aurai une assiette pour la soupe, une autre pour les pommes de terre, etc. J’aurai un verre pour l’eau, un pour le vin, un pour le schnaps » 25.

Cette misère est si grande que le juge d’instruction n’aura aucun mal à retrouver les coupables. Il lui suffit de tenir cyniquement le raisonnement suivant : « Si l’on prend en considération la pauvreté des paysans du cru, si l’on prend en considération en outre la sécheresse et la maigre récolte de l’année précédente, et également le fardeau supplémentaire que représente l’impôt spécial levé à l’occasion du mariage de notre princesse bien-aimée, on en conclut que toute dépense, fût-elle aussi minime, doit attirer nos soupçons ... Même 25

Version définitive du film

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s’ils sont extrêmement prudents, leur pauvreté ne leur permettra pas de celer ces trésors et l’usage qu’ils en feront les livrera au bras de la justice » 26.

Pour reprendre le titre d’un article sur le film : qui paie comptant à Kombach, passe en justice27.

La structure hiérarchique sociale et ses modifications Dès le début du film, la hiérarchie sociale existante avec la domination d’une classe sur l’autre apparaît clairement ; Jacob Geiz, jeune journalier, se fait rabrouer par son employeur, le maître de poste, parce qu’il ne coupe pas l’herbe assez courte. Peu importe à ce dernier que l’ouvrier risque de fêler sa faux, son gagne-pain ... La terre que possède la famille Geiz ne suffit pas à les nourrir et elle doit trouver des ressources complémentaires. La régularisation eut pour effet de modifier les rapports de propriété existants. Tandis que de nombreux petits paysans descendaient d’un cran l’échelle sociale en devenant journaliers, les gros propriétaires devenaient des seigneurs. En haut de la pyramide, la noblesse avait gardé sa suprématie ; à elle seule, elle possédait la quasi totalité des très grandes propriétés. Dans certains États, elle conservait même un droit de basse justice sur les paysans. Rappelons cependant que les nobles de l’Ouest de l’Allemagne, dont la Hesse, se considéraient toutefois plus comme des propriétaires mettant leurs biens en fermage que comme de véritables entrepreneurs agricoles, alors que le Junkertum de l’Est administrait de façon directe ses biens. De la célèbre formule de G.F. Knapp, selon laquelle la régularisation avait laissé « le propriétaire sans serviteur et le serviteur sans propriété », on ne retiendra en fait que l’obligation pour les seigneurs d’avoir recours à la couche sociale la plus défavorisée pour exploiter leurs terres. En raison des services qu’on attendait d’elle, cette couche sociale devenait plus que jamais nécessaire ; en effet, comme le note Günther Franz, alors que l’ancienne Gutsherrschaft reposait sur des paysans exploitants, la nouvelle Gutswirtschaft fait appel à des travailleurs agricoles. Après la disparition du servage, on voit ainsi se développer au XIXe siècle un nouvel « état », le Landarbeiterstand, qui atteindra en 1867 la moitié de la population agricole. Ce n’est pas une classe homogène et on pourrait distinguer quatre catégories : les « Insten », qui reçoivent un lopin de terre tout juste suffisant à leur subsistance et doivent en échange fournir un travail quotidien, presque des serfs ; les « Häusler », propriétaires de parcelles inférieures à quatre hectares et donc contraints de compléter leurs ressources par un travail supplémentaire ; les « Einlieger », sans aucune terre, simples locataires, travailleurs sans contrat, véritable sous-prolétariat des campagnes. Il s’agit là, selon Benckendorf, « la plupart du temps de personnes de faible constitution, et dans leur ensemble, elles constituent une société de vieilles femmes »28. Les personnes en question étaient à la limite du minimum vital. Et pourtant on constate que dès le plus léger accroissement des capacités de peuplement d’un village ou d’une région, ce sont eux qui en profitent et se 26

Scénario, p.20. Jörg ULRICH « Wer in Kombach bar bezahlt. kommt vor Gericht », article paru dans le Münchner Merkur, 6/2/71. 28 Carl-Friedrich BENCKENDORF, Œconomia Forensis, Berlin 1764, cité par Conze, p.114. 27

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développent le plus. Célibataires dans leur quasi-totalité au XVIIIe siècle, ils se marient de plus en plus au XIXe. Dernière catégorie enfin, qui est un peu à part, les domestiques ; aucune loi ni contrat ne réglemente leur temps de travail ni leur salaire. Ils doivent être « nuit et jour et sans faiblir au service de leurs maîtres », ils doivent « recevoir les ordres et les réprimandes avec respect et modestie » 29. Les maîtres peuvent les « tancer et leur faire subir des violences légères », et si les domestiques veulent quitter leur service sans raison légale, on peut les contraindre par la force à rester. Les seuls droits qu’on leur reconnaisse sont de recevoir une nourriture qui ne les rende pas malades (elle peut très bien être infecte, mais ne doit pas aller jusqu’à l’empoisonnement... ) et d’avoir à leur disposition le temps nécessaire pour suivre le dimanche l’office religieux. La domination financière des seigneurs et gros propriétaires s’accompagnait donc d’une domination quasi physique et l’abolition du servage ne changea en fait dans bien des endroits que peu de choses à la condition de nombreux paysans. Il y avait à tous points de vue entre la classe aisée et le gros de la paysannerie un formidable fossé. Le colporteur juif déclare dans la première scène du film pour illustrer la scène décrite plus haut – « La vie des gens de qualité est une longue journée de fête, ils vivent dans de belles maisons, ils portent de beaux habits, ils ont des visages bien nourris et ils parlent un langage qui leur est propre »30.

Il suffit d’inverser exactement cette description pour définir la condition paysanne. Il semble bien d’ailleurs que Schlöndorff ait repris là en pratiquant précisément cette inversion une phrase du Hessischer Landbote : « La vie des princes est une longue journée de fête ; le peuple, lui, est étendu devant eux comme l’engrais sur le champ. Le paysan marche derrière la charrue, l’employé du prince lui, marche derrière le paysan et le pousse, lui, son bœuf et sa charrue ; le prince prend le blé et laisse au peuple les chaumes. La vie du paysan est une longue journée de travail ; des étrangers dévorent ses champs sous ses yeux, son corps est couvert de cals, sa sueur est le sel sur la table du seigneur » 31.

Dans la première moitié du XIXe siècle, les choses ne devaient guère évoluer. Ce n’est que vers les années cinquante que la paysannerie put commencer à se constituer un capital d’exploitation suffisant, cela grâce à plusieurs facteurs : la disparition pour certains des dettes issues de la régularisation, la remontée et la réglementation des prix agricoles. La fondation de chambres de commerce agricoles fut un atout supplémentaire. Les États prirent conscience du fait que les pouvoirs publics devaient intervenir pour soutenir l’agriculture. Des coopératives de vente et d’achat, de production et d’exploitation furent fondées. Enfin des organismes financiers spécialisés dans l’aide aux paysans, aptes à développer leur épargne et à leur procurer des crédits, virent le jour. Leur création comblait une lacune qui avait coûté cher aux paysans, leur incapacité à traiter certaines questions d’argent. Dans

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Cité par Günther F RANZ in Handbuch der deutschen Wirtschafts- und Sozialgeschichte, herausgegeben von Hermann AUBIN und Wolfgang ZORN, Klett Verlag. Stuttgart 1976 (2 volumes), tome 2, chapitre 7 « Landwirtschaft l800-1850 », p.303. Ouvrage fondamental. 30 Scénario. p.1. 31 Hessische Landbote. p.20.

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la dernière scène du film, le juif explique l’échec des paysans par cette incapacité même : « Les paysans ne peuvent rien entreprendre avec de l’argent, car de toute leur vie ils n’ont eu que de la terre dans les mains ... Lorsqu’ils ont de l’argent dans les mains ils ne savent pas s’en servir. En outre ils ne doivent pas le montrer, car l’argent chez un paysan éveille les soupçons... »32.

La coopérative agricole financière Raiffeisen, du nom de son fondateur, fut créée après l’année terrible de 1847, qui vit le retour de la famine dans les campagnes, pour éviter la réapparition de tels événements. Mais 1847 montre bien que la paysannerie était encore à cette date une classe totalement soumise aux aléas du climat et de la conjoncture mondiale et ne disposant d’aucune garantie de ressources ni d’aide par qui que ce fût. On notera aussi que le développement du capitalisme dans l’agriculture allemande n’aboutit pas, faute de structures financières adéquates, à la création de capital susceptible de s’investir dans un autre secteur ; la seule contribution de l’agriculture au développement de l’industrialisation fut de mettre à la disposition des entreprises une population en surnombre et misérable. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir du milieu du siècle que commence l’exode rural vers les villes, point final pour de nombreux paysans de l’expropriation et de l’exploitation qu’ils avaient subies durant des décennies.

La soumission idéologique Au début du XIXe siècle, la majorité de la population paysanne ne savait ni lire ni écrire. Certains États avaient certes introduit l’obligation scolaire dès avant 1800, mais elle ne s’imposa que lentement dans le demi-siècle qui suivit. Günther Franz note qu’en 1848 parmi les hommes autour de vingtcinq ans 16%, parmi les femmes 40%, ne pouvaient signer leur contrat de mariage33. Pendant longtemps, l’autorité avait d’ailleurs jugé dangereuse l’éducation pour les paysans et en contrepartie, à vrai dire, une bonne part de la paysannerie la rejetait comme inutile. L’éducation progressa cependant peu à peu et l’on peut voir dans le film des enfants lire des textes sous la férule d’un maître d’école et réciter des fables sous les yeux admiratifs de leurs parents analphabètes. Signe irréfutable, on vit se développer rapidement les almanachs pour paysans puis les premiers hebdomadaires agricoles et des brochures de conseils pratiques pour les travaux des champs. Il nous faut là extrapoler quelque peu, car à l’époque où se déroule le film, tout cela commençait tout juste à apparaître. Ainsi c’est à partir des années 1820 qu’on assista à la fondation d’instituts agronomiques, d’ailleurs réservés aux gros fermiers. Des écoles agricoles (Ackerbauschulen) seront ensuite créées pour les fils de paysans, mais seulement vers la moitié du siècle. Quant aux associations, dont la fondation fut si vivement recommandée par le théoricien de la vie agricole Thaer parce qu’elles permettaient d’échanger le savoir et de rassembler des fonds d’aides, ce n’est qu’après 1820 qu’elles se développèrent. D’abord créées par les plus riches, elles ne s’étendirent que peu à peu à l’ensemble de la paysannerie. Dirigées le plus 32 33

Scénario, p.42. Op. cit. p. 282.

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souvent par un haut fonctionnaire, elles avaient pour but de favoriser le progrès dans les campagnes sous la conduite de l’État, en organisant notamment des expositions, des concours dotés de prix, en créant des bibliothèques, des journaux, en donnant des conseils. À partir de 1837, des délégués d’associations se réunirent sur le plan national. Dans le film on peut voir par la juxtaposition de trois générations les lents progrès accomplis en ce domaine. Les plus vieux sont encore enfoncés dans l’ignorance la plus noire et la superstition, les hommes dans la force de l’âge émergent péniblement des ténèbres, seuls les enfants ont accès au savoir. Gros plans émouvants de visages paysans où l’intelligence enfouie dans une gangue séculaire s’efforce de percer, phrases si pauvres en vocabulaire qui tentent de bâtir un raisonnement... Seul le colporteur juif qui est affranchi des limites étroites de la paroisse et a acquis ses connaissances au fil des routes est capable non seulement de comprendre, mais aussi d’expliquer et de tirer des plans. À cette misère intellectuelle vient s’ajouter une misère morale. Les paysans sont soumis au triple joug de la religion, de la superstition, de la morale sociale opprimante qui fait d’eux des sujets soumis. Comme le note Enzensberger, Ludwig Weidig, le pasteur co-auteur avec Büchner du Hessische Landbote, savait que, pour impressionner les paysans, il fallait des citations de la Bible, non des statistiques. Les autorités pour eux étaient Ezéchiel et Jérémie, non Robespierre et Babeuf34. La religion est omniprésente dans le film. L’épouse de Geiz rappelle les commandements, répète à tout bout de champ « Dass Gott erbarm! » Après un échec, les paysans louent le Seigneur de les avoir écartés du péché et tous écoutent attentivement la lecture de la Bible faite par un petit garçon. Sophie se désole de devoir vivre « dans le péché » sans le sacrement de mariage. Le postillon implore la Vierge et tous les saints lors de l’attaque. Enfin, les paysans avant leur exécution, demanderont à communier. La seule manifestation critique vient de la cadette Johanna, épouse de Johann : lorsque son mari après un nouvel échec déclare « Qui ne doit pas voler, ne doit pas voler. C’était un signe de Dieu », elle répond ironiquement « Amen » ce qui lui vaut aussitôt un soufflet brutal de son mari 35. On ne peut évidemment s’empêcher de penser aux principes luthériens de respect de l’autorité ; le prince étant le représentant de Dieu sur terre, la révolte contre le prince est une révolte contre Dieu, écrit Luther dans Von der weltlichen Obrigkeit - die treue Vermahnung an allen Christen sich zu hüten vor Aufruhr und Empörung. Les thèses de plusieurs historiens estimant que Luther a accentué l’oppression d’une partie de la population sur l’autre en la justifiant théologiquement sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. La situation dans laquelle se trouvent les paysans leur semble naturelle, voulue par Dieu. Même les catastrophes qu’engendrent les éléments ne sont que l’expression de son courroux. Il faut se souvenir des difficultés que rencontrait encore en 1840 la fondation de sociétés privées d’assurance contre les incendies, en butte aux attaques de la hiérarchie reli34 35

Op. cit., p. 51. Scénario, p.3.

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gieuse qui estimait qu’il fallait laisser aux soins de la Providence la protection des biens et à Dieu la possibilité de châtier ainsi les hommes. S’assurer, c’était contrecarrer le plan divin36. Moses Hess constatait, lui, dans la lignée de Feuerbach, que « l’aliénation religieuse n’est que l’expression idéologique de l’aliénation effective de l’essence humaine qui se produit en régime capitaliste » 37.

Soumis à la religion, les paysans le sont aussi à la superstition. La mère Geiz évoque les fantômes qui pourraient errer dans la maison. Sophie reproche à son mari de prononcer le nom de leur enfant avant son baptême, ce qui pourrait entraîner sa mort. La mère Geiz donne à son fils Johann une patte d’oie qui le protégera de toute blessure durant l’attaque, et Johann après leur succès s’agenouille et baise ce fétiche. L’une des voisines dénonce Heinrich parce qu’alors qu’elle prononçait son nom la clé placée dans la bible est tombée du livre, signe qu’il est coupable. Enfin une morale sociale à la fois simpliste et opprimante achève d’abêtir et d’écraser ces paysans. L’école et l’éducation réservée aux enfants en sont les véhicules privilégiés. Ainsi une scène nous montre un vieux couple attelé à une charrue et labourant avec peine un champ rocailleux, tandis qu’une classe de jeunes enfants récite le texte suivant, extrait du Meier Helmbrecht « Cultive ton champ, reste derrière ta charrue, Tu te rends ainsi suffisamment utile sur cette terre. Tu profites ainsi au pauvre et au riche. Contente-toi donc de cultiver ton champ Car assurément mainte gente dame Est embellie grâce au travail du paysan. Maint roi est couronné par le revenu des champs. Aussi fier que puisse être certain Son orgueil se transformerait en honte S’il n’y avait pas le paysan sur cette terre. Cultive donc ton champ, reste derrière ta charrue, Tu te rends ainsi suffisamment utile sur cette terre ».38

Cette scène (et d’après lui l’ensemble du film) a été inspirée à Schlöndorff par un passage de La Terre de Zola, où les paysans se lisent Les malheurs et le triomphe de Jacques Bonhomme : « Heureux laboureur ne quitte pas le village pour la ville, où il te faudrait tout acheter, le lait, la viande, les légumes, où tu dépenserais toujours au-delà du nécessaire à cause des occasions. N’as-tu pas au village de l’air et du soleil, un travail sain, des plaisirs honnêtes. La vie des champs n’a point son égal. Tu possèdes le vrai bonheur loin des lambris dorés. Si tu as la paix au cœur, ta fortune est faite » 39.

Les paysans de Zola se demandent avec juste raison si ce livre se moque d’eux. Il est vrai que depuis les Bucoliques de Virgile les poètes et écrivains ont toujours entretenu le mythe du paysan heureux. Chez les romantiques allemands, cette poétisation de la campagne est particulièrement accusée. Mais on trouve quantité d’autres exemples en un siècle, depuis les lettres du 4 et 10 mai dans Werther, jusqu’à Irrungen, Wirrungen. 36

Cf. G. Franz, p.302. Cité par F.G. DREYFUS, Histoire des Allemagnes, Paris, Armand Colin 1972. 38 Scénario, p. 20/21. 39 Émile ZOLA, La Terre, Le livre de poche, Paris, 1962 p.82/83.

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Dans l’Allemagne de l’époque, les paysans ne pouvaient évidemment se rendre compte de la façon cynique dont on évoquait leur sort dans les salons. D’où la technique utilisée par Schlöndorff : « J’ai réalisé une sorte de collage littéraire à l’intérieur d’une histoire totalement véridique »40. C’est ainsi qu’on trouve deux autres textes littéraires dans le film, tous deux récités par des enfants d’âge scolaire ; l’un de Jeremias Gotthelf, extrait d’un almanach pour paysans et qui conclut par cette phrase « C’est le cœur qui décide si l’argent rend heureux ou malheureux ». L’autre de Gellert, intitulé « Etre satisfait de son sort » et dont voici un extrait : « Jouis de ce que Dieu t’a donné, Renonce volontiers à ce que tu ne possèdes point. Chaque état a sa propre paix Chaque état a son propre fardeau ... Les richesses n’apportent jamais à l’homme de satisfaction, La véritable joie des âmes, c’est la vertu et la modestie ».41

Les paysans sont tellement bien endoctrinés par la morale et la hiérarchie régnantes qu’ils en reproduisent fidèlement les mécanismes au sein même de leur propre univers. Ils seront ainsi rapidement dénoncés par leurs voisins et cette absence de solidarité dans la révolte s’explique surtout par le respect fondamental du sacro-saint ordre établi. Les coupables eux-mêmes ne se contenteront pas d’avouer leur crime, ils reconnaîtront l’aspect sacrilège de leur acte et marcheront en sujets repentants et obéissants au supplice. Éduqués pour le servage, ils sont incapables de se rebeller. Le vieux Geiz dira lui-même « L’ordre doit régner, les bandits doivent expier leur trahison ». Ils s’en prendront avec violence à Heinrich qui refuse de partager leur attitude « Tu iras en enfer ! nous ne voulons que ton bien ! » Deux d’entre eux choisiront toutefois le suicide. Ce qui amènera un sermon du pasteur sur le vrai et le faux repentir. « Après avoir confessé votre crime, ils vous faut maintenant vous présenter devant votre prince et lui dire : nous nous repentons d’avoir attenté à vos lois et à votre ordre ».42

Et l’on entendra en commentaire après les aveux spontanés d’un des paysans cet extrait du protocole judiciaire : « C’est ainsi que la remontrance éternelle de sa conscience est plus pénible pour le criminel que le cachot, les fers et la mort. Pour se réconcilier avec l’humanité, qu’il a offensée, les lois qu’il a violées, il se jettera dans les bras de la justice, en réclamant comme une bénédiction le châtiment » 43.

Enfin les comportements autoritaires sont repris dans leur vie quotidienne. Tout le monde obéit au père, les femmes n’ont pas voix au chapitre (c’est d’ailleurs la plus vieille qui le rappelle aux autres) et sont giflées et troussées quand bon semble aux mâles, et si en face du maître de poste on ravale sa rancune d’exploité, on traite le juif en inférieur. On voit dès lors que ce difficile accouchement d’un embryon de révolte sera la lutte du pot de terre contre le pot de fer. D’un côté 40

Dossier télévision. « Zufriedenheit mit seinem Zustande ». Scénario p.16 et aussi Gellerts Dichtungen. Leipzig und Wien Bibliographisches Institut, 1891, p.264 in : Geistliche Oden und Lieder. 42 Scénario, p.38. 43 Scénario, p. 37.

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« de pauvres gens, que la superstition et la religion, les stupidités édifiantes apprises à l’école et une conception paternaliste de la justice ont transformé en lourdauds maladroits, à qui en outre on apprend à rire de leur propre malheur, à l’accepter comme voulu par Dieu »,

de l’autre « quelque chose qui par essence est réputé inattaquable. Ils vont enfreindre le tabou de l’autorité – l’autoritarisme est une sorte de déterminisme fataliste » (Schlöndorff).44

Rien d’étonnant donc à ce qu’ils cherchent leur salut dans l’irrationnel tant la réalité est pour eux sans espoir. Vouloir émigrer aux États-Unis ou attaquer un transport de fonds revient pour eux au même. L’aliénation des paysans apparaît jusque dans leur révolte même. Ils choisissent de perpétrer une attaque à main armée ; rien de politique làdedans, tout au moins à leur niveau. Si, vu de l’extérieur, leur acte pourrait apparaître comme un geste révolutionnaire en raison de l’objectif choisi (les impôts de l’État), eux-mêmes se considèrent comme des voleurs de grand chemin qui n’ont que la seule excuse de la nécessité de survivre ; sans cette nécessité ils ne passeraient pas à l’acte. Ils n’ont d’ailleurs pas conscience de la dimension de leur crime avant que la société ne leur en démontre « l’énormité ». Les paysans de Kombach ne songent nullement à remettre en question le principe d’ordre et d’autorité, à lui en substituer un autre. Ils souhaitent simplement profiter d’une maillon faible de cet ordre répressif pour s’assurer une place au soleil au sein de cet ordre même. Ils le tiennent en effet non seulement pour intangible, mais encore pour sacré. Ainsi après chaque tentative infructueuse, ils n’éprouvent pas seulement de la déception, mais aussi du soulagement. Et le poids de leur remords sera d’autant plus grand qu’ils n’ont jamais en fait songé à attenter aux principes fondamentaux. Le fait même que leur désespoir cherche un remède dans le vol est dû à l’existence d’un personnage qui ne fait pas partie de leur classe, le colporteur de bas et lingerie. Celui-ci étant israélite, certains ont accusé Schlöndorff d’antisémitisme. Ce juif apparaîtrait comme un individu retors et subversif, semant la graine du crime chez ces honnêtes gens, tirant ensuite pour lui les marrons du feu ; il sera en effet le seul à échapper à la rigueur de la loi. Cette interprétation est manifestement erronée. D’abord il semble qu’il y ait eu en fait une erreur de Schlöndorff due au nom (David Briel) relevé dans le document de 1829 ; il en a déduit qu’il s’agissait d’un juif, ce qui n’était pas le cas. Mais surtout ce personnage ne symbolise pas la puissance occulte juive, mais il explique a contrario pourquoi les paysans sont condamnés d’avance à l’échec. Lui seul n’est pas attaché à la terre, fixé à un village ; mobile de par sa profession, il échappe aux contrôles. Il l’explique lui-même à la fin du film lorsqu’on le voit s’éloigner dans la brume : « Le paysan ne peut aller là où on ne le connaît pas, parce que sa terre ne le suivra pas. Mais moi je suis libre et je n’ai ni maison ni terre qui me retienne... »45

44 45

Dossier télévision Scénario. p.42

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Lui seul a une capacité de réflexion et d’organisation : il propose ainsi d’utiliser à leur profit le morcellement de l’Allemagne en menant l’opération hors du territoire même du grand duché de Hesse-Darmstadt de façon à ce que le souverain puisse se faire rembourser par son voisin, le prince de HesseCassel, sans avoir à se payer sur ses propres sujets. Lui seul a le sens de l’argent, non seulement comme moyen d’assurer sa survie, mais comme source d’autres gains, comme capital à faire fructifier. Lui seul n’est pas aveuglé par les chimères dont se bercent les paysans. Ainsi il souhaite lui aussi partir aux États-Unis, mais pour d’autres raisons que ses comparses. A la fin du film on l’entend énumérer, telle une litanie de noms sacrés, les plus grandes villes américaines et il conclut : « des millions de gens qui ont besoin de bas... » L’Amérique n’est pas pour lui l’Eldorado, qu’il évoque pour raffermir le courage de ses complices, mais un marché à conquérir, un lieu où, nanti de la mise de fonds nécessaire, il pourra développer ses activités. Il apparaît en fait comme l’incarnation du capital mobilier triomphant au XIXe siècle face au capital immobilier jusque là dominant et qui va décliner, de la finance et de son expression industrielle face à la terre longtemps seule productrice. Il n’en reste pas moins qu’à travers le personnage de David Briel sont évoquées les relations ambiguës qui existaient entre juifs et paysans. Dans la scène où l’on voit la troupe rentrer après une tentative manquée, les hommes s’assoient aussitôt à table tandis que Briel reste debout dans un coin, sachant bien qu’il est considéré comme un inférieur. Et bien qu’il n’apparaisse pas directement dans le film, on ne peut s’empêcher de se remémorer les rapports financiers existant dans l’Allemagne de l’époque entre juifs prêteurs et paysans emprunteurs avec parfois l’épilogue dramatique du paysan trop endetté pour pouvoir rembourser et qui devait céder sa terre au créancier. Ce qui explique qu’en 1848 les paysans s’en prirent parfois aux Juifs, accusés de les exploiter par des taux usuraires, notamment dans le pays de Bade. Alors que jusqu’au début du XIXe siècle, les Juifs n’avaient pas le droit de posséder de terres, c’est dans les années 1820-1850 que naquit ainsi dans certaines régions allemandes chez la paysannerie un sentiment d’antisémitisme fondé non plus sur la différence religieuse, mais sur un problème économique, sentiment exploité cent ans plus tard par le national-socialisme. Pour les paysans, la carriole pleine d’or est une Fata Morgana, le rêve de richesse et de bonheur qu’ils poursuivent avec autant de naïveté (cf. leur comportement lors des attaques infructueuses et après leur succès), tout comme l’image qu’ils se font de l’Amérique. Ils lisent des lettres (authentiques) d’émigrants qui décrivent avec force affabulations la vie de cocagne qu’ils mènent là-bas « La terre est si bonne qu’elle n’a pas besoin d’engrais durant trente ou quarante ans ... Le lait et le miel coulent à pleins bords ... Nous mangeons davantage de viande que vous ne mangez de pain et nous buvons plus de café et de vin que vous ne buvez d’eau » 46.

Ils chantent en dansant la chanson des émigrants composée en 1832 par le maître d’école wurttembergeois Sauter. 46

Extraits de lettres d’émigrants de Milwaukee, 1822. cités dans le dossier télévision.

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« Il y a autant de pommes de terre que de massepain Chaque pied en donne trois boisseaux Le café pousse sur chaque buisson Et chacun peut en user librement... »47

Le film de Schlöndorff montre donc très clairement qu’en raison de leur misère intellectuelle, misère dont la structure sociale de l’époque est responsable et qu’elle entretient sciemment, les paysans de Kombach ne peuvent même envisager quelque révolte que ce soit, sinon celle qui se fourvoie en une action brève, violente et irréfléchie, vouée à l’échec. Comme le note justement Rudolf Stadelmann « une oppression n’engendre le mécontentement et la révolte que lorsqu’elle est perçue comme une injustice » et ce n’est pas la misère elle-même mais la prise de conscience de cette misère qui est une force révolutionnaire48. Comme nous le verrons, c’est aussi l’absence (à la différence des villes) de porte-paroles auprès des paysans, susceptibles d’expliquer et d’entraîner, et d’un programme, qui a fait que la dynamique révolutionnaire en puissance dans cette classe paysanne en raison de ses conditions d’existence, s’épuise en quelques rares mouvements sporadiques et sans portée.

Une classe sans maître On a vu que Schlöndorff souhaitait faire de son film avant tout un témoignage historique didactique. En tant que tel il ne se contente pas de nous présenter de la façon la plus concrète parce que visuelle la situation dramatique d’une classe sociale au début du XIXe siècle, il nous remémore certaines vérités de base la concernant et nous amène à nous poser quelques questions. L’isolement radical des paysans sur le plan social, économique et politique ressort admirablement de ce film. Ils étaient totalement coupés de la bourgeoisie libérale, qui voulait certes obtenir la direction de l’État, mais craignait de perdre ses biens et ses privilèges sociaux et se méfiait des actions menant trop loin. Les motifs « révolutionnaires » se ramenaient en fait pour les gros détenteurs de capitaux au désir de mener eux-mêmes leurs affaires et pour l’ensemble de la bourgeoisie à l’idéal d’une Allemagne unie – option objectivement, mais non subjectivement révolutionnaire, puisqu’elle renouait en fait avec la tradition de l’Empire. Seuls les étudiants, les apprentis et certaines fractions radicales de la petite bourgeoisie, inspirés par un petit groupe d’intellectuels (Gutzkow, Heine, Börne, etc ... ) allaient au-delà. Mais cette inspiration faisait assurément défaut à la classe paysanne paralysée par l’analphabétisme et le manque d’éducation politique. Engels écrit que dans les villages régnaient « un esprit de clocher borné, un étouffant fanatisme de bigoterie, de fidélité et d’honnêteté »49. Et en 1846 un haut fonctionnaire suisse notait :

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Die sämtlichen Gedichte des alten Dorfschulmeisters Samuel Friedrich Sauter. Creuzbauer und Hosper, Karlsruhe 1645. Ces poèmes, volontairement déformés de façon caricaturale, furent publiés par Ludwig EICHRODT dans les Fliegende Blätter de 1655 à 1857 sous le pseudonyme de Gottlieb Biedermaier – et devinrent le symbole de toute une époque. 48 « Soziale Ursachen der Revolution von 1848 » in : Moderne Sozialgeschichte. ouvrage cité, p.154. 49 Cité d’après Enzensberger. p. 42.

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« Qui constitue en Allemagne le parti Progressiste ? Ce sont des avocats, des médecins et des industriels. Ce ne sont ni les paysans ni les artisans... » 50.

L’erreur de Büchner fut précisément de croire que les paysans formaient une classe susceptible de renverser la hiérarchie sociale. Favorable à une remise en cause par la violence des rapports de propriété existants, il se méfiait des libéraux jugés trop conservateurs et des intellectuels auxquels il opposait la masse des non-possédants et des incultes. De 1830 à 1848 certains événements lui donnèrent en partie raison. Ainsi en 1830 dans le duché de Hesse-Darmstadt le mouvement populaire en faveur de réformes libérales et constitutionnelles, et pour l’abolition des privilèges féodaux débuta dans les campagnes. En septembre les paysans s’armèrent et la révolte dut être écrasée par l’armée. Deux cent paysans furent arrêtés, des dizaines condamnés à la prison. Dès 1817 la bourgeoisie libérale s’était réunie en sociétés de lecture et à la suite d’un rassemblement à Uberau, village situé près de Darmstadt, avait adressé un « Appel national » à la chambre, rédigé par le conseiller Beck, réclamant une véritable représentation ; ce texte fut imprimé et distribué par les étudiants de Giessen. Mais devant les troubles elle se rangea du côté du gouvernement et le chef de la députation libérale à la Chambre, Ernst Emil Hoffmann, fit distribuer un manifeste appelant à « l’obéissance aux autorités. » En 1834 éclatèrent plusieurs émeutes de la faim au cri de « Liberté, égalité ! » Des troupes de paysans en colère occupèrent certains gros bourgs, s’attirant ainsi la répression militaire, comme en septembre lors du « bain de sang de Södel ». Johann Georg Wirth dénonça dans la Deutsche Tribüne la lâcheté des libéraux. En 1848, c’est à nouveau dans les campagnes qu’éclatèrent les premiers troubles, parfois dès l’annonce de la révolution à Paris. En Hesse, et notamment dans la région de l’Odenwald, les paysans marchèrent sur les châteaux, brûlèrent les dossiers et les titres et reprirent le blé qu’ils avaient déjà dû verser. Là encore la bourgeoisie libérale prit aussitôt ses distances et F.G. Dreyfus rapporte ainsi qu’un des leaders libéraux déchira publiquement la lettre de concession accordée par un gros propriétaire à ses paysans. Le trait commun à tous ces mouvements est qu’ils se heurtent à chaque fois à l’hostilité de l’opposition libérale et qu’ils prennent très vite fin sans remettre en cause la structure même de la société, soit qu’ils fussent écrasés par la force, soit, comme en 1848, que les paysans se contentent de l’abrogation de certains impôts et droits, vestiges du régime féodal qui pesaient encore sur eux. Pratiquement tous les historiens qualifient ces mouvements de jacqueries et ne leur accordent qu’une importance des plus faibles comparée à celle des mouvements urbains. Il est intéressant de noter également qu’ils sont attribués non à une pénétration des idées révolutionnaires, mais à la misère matérielle du monde rural, alors que pour les révolutions urbaines c’est le raisonnement inverse qui prime. Ainsi Rudolf Stadelmann écrit que l’on a depuis longtemps abandonné l’idée que la Révolution de 1848 était due à une accumulation particulièrement importante de difficultés matérielles et à un accroissement des inégalités51. Les conditions de vie dans les villes 50 51

Cité d’après Dreyfus, p. 209 Op. cit., p.140.

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s’étaient améliorées depuis la fin du XVIIIe siècle – ce qui était beaucoup moins évident dans les campagnes. Si 1848 fut plus qu’une révolution bourgeoise, avec la participation de larges masses prolétaires dans les villes (ouvriers, compagnons, artisans), c’est en partie en raison de la pénétration des idées socialistes et communistes, même si l’écho était plus faible qu’en France. Les campagnes, elles, étaient restées à l’écart. Certes Marx consacra quatre des dix-sept points de son programme en 1848 aux problèmes paysans : abolition des charges féodales sans indemnité, transformation des domaines féodaux en propriétés d’État, ainsi que des hypothèques dont étaient grevés les biens des paysans, transformation des fermages en impôt. Mais ses écrits antérieurs étaient demeurés pratiquement inconnus des paysans. Quant à l’échec de Büchner et de son manifeste, il témoignait déjà de l’incapacité de cette classe à assimiler à cette époque une doctrine révolutionnaire. Sans chefs (comme les ouvriers) et en outre sans programme, les mouvements paysans étaient d’avance condamnés au mieux à un succès des plus limités (abolition d’une vieille redevance), au pis à un échec sanglant, comme à l’époque des guerres de paysans, un passé dont finalement les héros du film de Schlöndorff ne sont pas si éloignés. Au-delà de l’évocation historique précise, le film de Schlöndorff se révèle ainsi avoir d’autres dimensions. Il débouche d’abord sur une interrogation plus générale. Schlöndorff déclare dans une interview que ce qui l’intéresse, lui et de nombreux jeunes cinéastes allemands, c’est de savoir « pourquoi il n’y a pas eu de révolution dans mon pays ». Il se réfère aux nombreux films allemands récents qui prennent pour toile de fond le XIXe siècle. À travers une série d’épisodes fortement typés, le film montre également le difficile passage d’un monde archaïque à un monde moderne. Ce n’est donc pas seulement un moment historique, mais l’un des mécanismes même de l’Histoire qui apparaît ici, le fait que dans tout processus historique, chaque tentative de transformation des conditions existantes est d’abord suivie d’échecs. Enfin Schlöndorff a lui-même dit que, bien qu’il n’ait pas établi de liens directs avec le présent, le sujet était « actuel » : non en tant que parallèle direct à notre époque, mais parce qu’il suffit d’analyser le texte de la chronique pour comprendre comment une certaine structure sociale empêche les couches défavorisées d’appréhender directement leur situation et de la transformer en toute connaissance de cause. Cette chronique sert en fait de modèle du fonctionnement d’un système oppresseur. En ce sens le film n’est pas « sozialkritisch » mais « gesellschaftskritisch », c’est-à-dire qu’il ne dénonce pas des inégalités du XIXe siècle qui sont de toute façon abolies, mais il montre quelles forces et quels mécanismes se conjuguent dans une société pour exalter et perpétuer les conditions existantes ; c’est là selon Schlöndorff son actualité. Celui-ci précise, en insistant sur son objectif – « Kombach est fait sur des détails. J’y traite une situation historique comme telle et ainsi, indirectement, j’en apprends plus au public sur notre temps qu’en établissant des parallèles toujours un peu faux. Les spectateurs apprennent à voir les événements comme déterminés par une situation historique précise dans des rapports de force précis. Sur ces rapports, on peut

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agir : la société est le fait des hommes, elle peut donc être changée. Ce film est l’amorce d’une réflexion, d’un enchaînement de ces raisons qu’on se donne à soi-même et qui nous interdisent d’éluder un problème » 52.

Il nous rappelle ainsi la question que posait Büchner « Quels sont donc ceux qui ont créé cet ordre là, et qui veillent à maintenir cet ordre là ? »53

Une autre dimension mérite d’être soulignée nous assistons dans ce film à la fin de siècles d’oppression physique et spirituelle, à la naissance, au sein même d’une situation apparemment désespérée sur tous les plans, d’un processus, lent et pénible certes, qui mènera à une prise de conscience ; et en dépit de toutes leurs erreurs et illusions, ce processus est le fruit des espoirs ancestraux des paysans. Loin d’un manifeste théoricien sur la nécessité impérative d’une « éducation révolutionnaire », Schlöndorff exprime ainsi son respect devant l’existence des forces vives au sein du peuple, sa dignité et sa grandeur, comme le note Karl Korn54. D’où l’émotion manifestée par plusieurs critiques et suscitée par le sentiment d’appartenir à ce peuple venu du fin fond de la forêt et qui accède péniblement à la lumière. Constatons enfin (car le film de Schlöndorff a ceci de remarquable qu’il se développe en cercles concentriques poussant toujours plus avant la réflexion) que cette histoire de chasse au trésor, avec son mode de narration naïf qui met côte à côte la noce paysanne et l’échafaud sanglant, ce presque conte du « Knüppel im Sack », ces épisodes de « Märchen » et de « Schwärmerei », tout cela est aussi l’histoire éternelle de la chasse au bonheur et de son échec. Il faudrait dire un mot de l’esthétique du film qui traduit très précisément cette situation d’une classe qui semble prise entre le monde du conte et la découverte de l’autodétermination politique. Le talent de Schlöndorff a été de concilier l’inconciliable et de réaliser une œuvre jugée par certains critiques d’une lucidité heureusement dénuée de toute émotion superflue, et par d’autres d’un romantisme et d’une poésie issus des profondeurs de l’âme populaire. De ce point de vue le film se présente en effet comme une unité contradictoire. À la très forte structuration évoquée plus haut correspond une caméra phénoménologique. Les plans et le montage sont inspirés directement par l’action seule et non par une ré-vision subjective du réalisateur. Les personnages sont ainsi suivis pas à pas, version allemande de ce que la critique italienne appelait le « pedinamento dell’ personagie ». Le résultat est que d’une part chaque scène, chaque image analyse avec une précision chirurgicale les mécanismes et les effets de l’oppression : le commentaire dit en voix off, qu’il soit en accord ou en contradiction flagrante avec l’image, éclaire en permanence l’action et interdit au spectateur toute interprétation personnelle et passionnelle erronée, en révélant les causes et les rapports. Schlöndorff a en outre refusé d’utiliser la couleur « pour ne pas distraire le spectateur », ce qui ne l’a pas empêché de donner à ces images traitées en un noir et blanc velouté d’une mystérieuse douceur une extraordinaire beauté plastique. 52

Interview dans Télérama, n° 1142 Cité par Jörg Ulrich. 54 Karl KORN, « Der plötzliche Reichtum der armen Leute von Kombach », article paru dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, 8/2/71. 53

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Et pourtant, en dépit de ce style de récit néo-vériste, nous n’avons pas affaire à un cours du soir politique. La mise en scène des individus et du monde où ils vivent est à la fois trop concrète et par là-même d’une poésie trop authentique pour cela. De même le thème révolutionnaire n’est nullement affadi par le souci esthétique de l’auteur. Ce « western » dialectique allemand, pour reprendre une expression de l’auteur, ne nous montre pas seulement la révolte dérisoirement anarchique d’une classe face à un bouleversement social (la naissance de l’ère capitaliste moderne) et aux problèmes, insurmontables pour elle dans son état d’oppression, qu’entraîne ce bouleversement. Il témoigne aussi de la noblesse de l’éveil de consciences en lutte contre l’ignorance et l’endoctrinement, même si ce premier éveil est encore un échec faute d’un maître d’école.

Compléments bibliographiques On consultera également les ouvrages et articles suivants : Werner CONZE (Hrsg.) Staat und Gesellschaft im deutschen Vormärz 18151848. Klett-Verlag. Stuttgart, 1962. (Sept articles de T. Schieder, O. Brunner, R. Koselleck. W.Zorn, W.Fischer, E. Angermann, W.Conze). Walther SEITZ (Hrsg), Quellen zur deutschen Wirtschafts- und Sozialgeschichte im 19. Jahrh. bis zur Reichsgründung. Wissenschaftliche Buchgesellschaft. Darmstadt 1980. Karl ESSELBORN, Schriften zur Hessischen Geschichte, Landes- und Volkskunde. Verlag der « Litera », Darmstadt 1923 August LICHTNER, Landesherr und Stände in Hessen-Cassel 1797-1821, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen 1913 Aus alten deutschon Volkskalendern. Geschichten und Weisheiten mit einem Vorwort von Wilhelm Schäfer und einigen Betrachtungen von W.H. Riehl, J. Gotthelf und J.P. Hebel zum Nutzen der neuen Kalender. Berlin-Steglitz, Eckart-Verlag 1935. Articles de presse : Wolf DONNER, « Wenig Lärm um viel », Die Zeit, 5/2/71 « Postraub anno 1822 », Abendzeitung München, 1/11/70 (hs) Les photos d’illustration nous ont été aimablement fournies par la société BIOSKOP-FILM, München.

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La population allemande de 1830 à 1848 Les prémices d’une révolution démographique Michel HUBERT Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Moins de vingt années dans la vie d’un peuple, guère plus d’une demi génération, c’est là une séquence bien courte pour l’histoire démographique qui d’ordinaire préfère envisager le passé selon des perspectives plus vastes. Certes les événements de 1830 marquent pour bon nombre de pays européens le début d’une nouvelle période ; le choc des journées de juillet parvient en Allemagne au moment où les bouleversements nés de la Révolution française de 1789 et de l’époque napoléonienne paraissent surmontés. Le libéralisme économique – sinon politique – commence à s’affirmer, la Prusse fait progresser l’unification douanière et le pays entre peu à peu dans l’ère industrielle. En même temps, la population continue à croître, prolongeant un vaste mouvement qui, entamé en 1816, va permettre à l’Allemagne de doubler son potentiel démographique en soixante-quinze ans, de le tripler même en un peu plus d’un siècle. Toutefois, durant le Vormärz, le rythme global d’accroissement demeure irrégulier, le mouvement naturel reflète encore de façon cruelle les « accidents » (disettes, épidémies, troubles) qui depuis toujours rythmaient la vie des peuples. C’est seulement à quelques signes que l’on perçoit le début de processus irréversibles pour l’économie et la population. Ainsi, au moment où les taux moyens de mortalité commencent à fléchir, les mouvements géographiques de population (migrations intérieures et émigration) prennent de l’ampleur, manifestant ainsi qu’une révolution tant industrielle que démographique est désormais enclenchée.

Le mouvement général de la population La nécessité de replacer cette courte période de l’histoire démographique allemande dans un cadre de référence plus vaste et plus stable implique que l’on prenne quelques libertés avec les données politiques du moment, c’està-dire avec ce puzzle d’États et de morceaux d’États que constitue de 1815 à 1866 la Confédération germanique. Trois solutions se présentent à qui souhaite prendre en compte sur le plan statistique l’histoire de la population allemande durant cette période 18301848.

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La première consiste à s’appuyer sur les statistiques officielles du Royaume de Prusse1, statistiques régulièrement établies dès 1816 pour l’ensemble du territoire de la « nouvelle » Prusse née du Congrès de Vienne. Les données ainsi disponibles concernent environ la moitié de la future Allemagne impériale et révèlent une population sensiblement plus dynamique et plus féconde que dans le reste du pays. La seconde possibilité est d’utiliser les statistiques rassemblées (ou reconstituées) par W.G. Hoffmann 2 pour une Allemagne étudiée à partir de 1816 dans ses frontières de 1871. La troisième solution enfin s’appuie à la fois sur les données fournies par W.G. Hoffmann et sur les travaux de W. Koellmann3 ; dans ce cas l’Allemagne est envisagée depuis 1816 dans ses frontières de 1871, mais cette fois Alsace-Lorraine non comprise. C’est cette dernière méthode que l’on s’efforcera de retenir le plus souvent, sans écarter cependant les statistiques officielles du Reich 4 utilisées par Hoffmann et en s’attachant à signaler, chaque fois que cela s’impose, la spécificité des données prussiennes par rapport à celles de « l’Allemagne » ou des autres États la composant. L’accroissement total et les fluctuations dans le rythme d’accroissement De 1816 à 1871 la population de l’Allemagne5 est passée de 23,7 à 39,5 millions d’habitants, soit une augmentation globale de 65% à un rythme moyen de + 1‰ environ par an. Certes, des variations considérables se font jour dans ce rythme d’accroissement (cf. graphique 1). Ainsi, de 1816 à 1825, l’Allemagne connaît une véritable explosion démographique provoquée tout à la fois par le retour de la paix, l’amélioration générale des conditions de subsistance et l’abandon des anciennes structures féodales ; le taux moyen d’accroissement annuel de la population est de 19,5‰ entre 1816 et 1825 contre 6,5‰, soit trois fois moins, dans la période suivante : 1825-1855. En effet, les années 1830 et 1831 accusent un net fléchissement, suivi vers 1833 par une période de reprise et de consolidation de la croissance jusqu’en 1845 qui s’explique par l’arrivée à l’âge de la procréation des classes d’âge particulièrement nombreuses nées entre 1816 et 1825. C’est alors que la courbe de croissance s’effondre en 18461848 pour remonter ensuite momentanément, puis fléchir à nouveau de façon nette entre 1851 et 1855 sous l’effet de la première grande vague d’émigration vers l’outre-mer. À partir de 1855 la croissance repart et se fait 1

Ainsi Preussische Statistik, particulièrement vol.40 et 188. Berlin : Verlag des Kön. Stat. Bureaus. 2 HOFFMANN Walter Gustav, Das Wachstum der deutschen Wirtschaft seit der Mitte des 19. Jahrhunderts. Berlin-Heidelberg-New York : Springer, 1965, 2 vol. 842 p. 3 KOELLMANN Wolfgang, Quellen zur Bevölkerungs-. Sozial- und Wirtschaftsstatistik Deutschlands 1815-1875, vol. 1. Quellen zur Bevölkerungsstatistik Deutschlands 18151875, Boppard : Boldt. 1980, 346 p. 4 Statistik des Deutschen Reichs (StDR]. Berlin : Puttkammer et Mühlbrecht. Particulièrement vol. 44 (1892) 150 (1903) et 240 (1915). 5 Considérée dans ses frontières de 1871, moins l’Alsace-Lorraine.

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plus régulière, enregistrant simplement en 1866-1867 et en 1871 les contrecoups des guerres d’unification. Graphique 1 : L’accroissement général de la population allemande* (1817-1871)

Les variations du rythme d’accroissement selon les régions. Cependant, au-delà de cet accroissement général de la population, des disparités considérables peuvent être observées dans le rythme de croissance des différentes régions d’Allemagne. Les contraintes statistiques ne permettant pas de disposer pour tous les États de chiffres précis sur la période envisagée (1830-1848), on utilisera comme référence une période légèrement plus longue, à savoir 1825-1855, ce qui sur le plan de la population comme de l’économie présente d’ailleurs plusieurs avantages. 1825 marque incontestablement la fin des vastes mouvements consécutifs aux guerres européennes et aux réformes de structure, ceci étant surtout sensible dans la partie la plus agricole du pays. La période 1825-1855 reflète alors la situation démographique dans le stade préindustriel où se trouvent la plupart des régions, tandis que certaines d’entre elles enregistrent déjà un décollage économique susceptible de se répercuter au plan de la démographie, processus que l’on perçoit encore plus nettement après 1855 et surtout après 1871. Même si le cadre de cette étude ne permet pas de trop approfondir l’analyse6, il est possible d’observer, pour la période 1825-1855, cinq phénomènes distincts dans la croissance de la population allemande selon les régions. L’on note, tout d’abord, une croissance générale du royaume de Prusse par rapport à l’ensemble de l’Allemagne. Si, pour l’Allemagne toute entière, le taux moyen d’accroissement annuel est de 9,9‰ entre 1815 et 1871 et de 6,5‰ entre 1825 et 1855, il se situe, pour la Prusse, nettement au-dessus, soit respectivement 14,8‰ et 11,7‰. Cela s’explique essentiellement par le deuxième phénomène : la poussée démographique des régions du Nord-Est. Pendant plus d’un demi-siècle ces 6

Pour plus de précisions voir HUBERT Michel, La population allemande à l’ère industrielle 1815-1914. Thèse de doctorat d’État, Paris 1978, p. 169-189, ainsi que tableaux n° 19 et 20.

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régions vont enregistrer les taux de nuptialité et de natalité les plus élevés d’Allemagne et si, après l’extraordinaire « baby boom » de 1816 à 1825, un certain ralentissement intervient au début des années 30, le tassement dans la croissance de ces régions ne se manifestera clairement qu’après 1860 sous l’effet des premières grandes migrations intérieures de l’ère industrielle. Ces migrations sont d’ailleurs à l’origine du troisième phénomène : l’explosion démographique de Berlin. De toutes les villes allemandes comptant plus de 50 000 habitants en 1800, Berlin est la seule qui connaisse une telle expansion à partir de 1830. Sa population, 172 000 habitants en 1800, était passée à 198 000 en 1816 et 220 000 en 1825, soit une augmentation moyenne de 11,6‰ par an entre 1816 et 1825, ce qui reste encore inférieur à la croissance réalisée par la Prusse et par l’Allemagne toute entière. C’est à la fin des années 20 que le rythme d’accroissement de Berlin s’accélère à mesure que la ville gagne en importance politique, administrative et économique. Ainsi en 1855 Berlin compte 461 000 habitants, une augmentation en moyenne annuelle de 23,6‰ depuis 1825, soit deux fois le rythme de la Prusse et quatre fois celui de l’Allemagne. Parallèlement cinq régions témoignent durant la période considérée d’un accroissement sensiblement supérieur à la moyenne allemande (+ 6,5‰) : il s’agit des provinces prussiennes de Rhénanie, de Westphalie, de Silésie et du Brandebourg ainsi que du royaume de Saxe. Entre 1825 et 1855 la Rhénanie passe de 2 à 3 millions d’habitants, soit une augmentation moyenne de 12‰, par an, légèrement plus que la Prusse toute entière : cette province qui n’a guère été touchée par la poussée démographique de la décennie 1816-1825 va poursuivre sa croissance régulière jusqu’en 1871, pour connaître ensuite une formidable expansion sous le Reich. Il en va de même pour la Westphalie, essentiellement rurale jusqu’au milieu du siècle. Passant de 1,2 à 1,5 million d’habitants entre 1825 et 1855, la Westphalie augmente de 8,7‰ par an en moyenne, ce qui la situe à michemin entre le taux prussien et celui de l’Allemagne toute entière ; c’est seulement après 1855 que se précisera son décollage démographique, évidemment lié à l’industrialisation de la Ruhr. Le royaume de Saxe, au contraire, possède une tradition industrielle fort ancienne : cela explique que l’explosion démographique des années 18161825 ne l’ait guère touché (+ 11,9‰ en moyenne annuelle contre 28,7‰ en Prusse orientale et occidentale). En revanche, durant la période suivante marquée par un ralentissement tout relatif de la croissance, le royaume de Saxe témoigne d’une progression supérieure à la moyenne et sa population passe de 1 300 000 habitants en 1825 à 2 millions en 1855 soit + 14,1‰ par an. C’est seulement vers 1850-1860 que, comparée avec les nouvelles régions industrielles de l’Ouest, la Saxe se développera plus lentement, son essor reprenant au cours du IIe Reich après une reconversion économique. La Silésie, quant à elle, réalise entre 1825 et 1855 une croissance proche de la moyenne prussienne, passant de 2,3 à 3,2 millions d’habitants soit + 11‰ par an. Néanmoins derrière ce relatif équilibre se cachent des phénomènes plus complexes. De 1816 à 1825, cette province à la fois agricole et

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industrialisée a augmenté selon un rythme rapide (+ 17,7‰ en moyenne annuelle) ; puis, sous l’influence conjuguée de la concurrence anglaise et de celle des autres régions en cours d’industrialisation, la Silésie connaît des difficultés économiques, aggravées par les problèmes d’adaptation aux nouvelles formes d’artisanat et d’industrie. C’est pour cela que la Silésie sera particulièrement touchée vers le milieu des années 40 : mauvaises récoltes, hausse du prix des céréales, crise du secteur secondaire traditionnel (artisanat et travail à domicile), autant de raisons expliquant le recul des taux d’accroissement naturel de sa population tandis que s’ébauche même un mouvement d’émigration. C’est seulement vers la fin des années 60 qu’une reprise se dessinera, tant sur le plan économique que démographique. Le Brandebourg a également connu une croissance rapide de sa population entre 1816 et 1825 (+14,1‰ en moyenne annuelle). Or, durant la période 1825-1855, c’est la stabilité dans la croissance qui, en apparence, prédomine puisque la province passe de 1 200 000 à 1 800 000 habitants soit + 12,3‰ par an. Cependant on observe qu’ensuite, entre 1855 et 1871, ce taux diminue fortement pour n’atteindre que + 8‰ seulement ; on mesure ainsi la conséquence d’un phénomène spécifique et tout à fait nouveau dans son ampleur : depuis le début des années 40, il est clair que le Brandebourg se vide progressivement d’une partie de sa population au profit de Berlin. Le cinquième phénomène qui se fait jour à l’examen des taux de croissance démographique selon les régions d’Allemagne est l’existence d’un ensemble d’États dont l’accroissement entre 1825 et 1855 est nettement plus lent que la moyenne générale (+ 6,5‰). Ces États ou régions d’Allemagne forment un ensemble assez hétéroclite auquel il paraît, de prime abord, difficile de trouver de dénominateurs communs permettant d’expliquer valablement cette évolution. Sous cette rubrique se rangent, au Sud, la Bavière et le Wurtemberg (qui, ensemble, comptent autant d’habitants que la moitié de toute la Prusse), le grand-duché de Bade et le Palatinat. Dans l’Allemagne moyenne plusieurs territoires sont également dans ce cas, dont la Hesse-Nassau et les États de Thuringe et enfin, au Nord, le royaume de Hanovre, le grand-duché d’Oldenbourg, le Schleswig-Holstein, la ville de Lubeck ainsi que le Mecklembourg et le Brunswick. En dépit d’un tel éparpillement géographique et malgré les disparités considérables qui caractérisent les structures juridiques, politiques ou économiques de ces territoires7, on peut relever deux facteurs susceptibles d’avoir freiné leur croissance démographique : l’un concerne le mouvement naturel et l’autre le mouvement géographique.

7

Le cas de la ville de Lubeck demeure évidemment marginal, bien que fort intéressant ; la faible croissance de la population s’explique par un accroissement naturel anormalement faible (1,8‰ en moyenne annuelle entre 1841 et 1850 contre 3,4‰ à Hambourg et 8,8‰ à Brême) qui n’est pas compensé par un afflux migratoire suffisant : le solde migratoire de Lubeck n’est que de + 0,8‰ en moyenne annuelle durant la même période contre + 9,0‰ à Hambourg et + 4,4‰ à Brême. De multiples facteurs, essentiellement économiques, sont à la base de ce déclin.

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C’est surtout dans les États du Sud de l’Allemagne que la faiblesse de la croissance peut s’expliquer par un mouvement naturel nettement moins favorable que dans la moyenne du pays. Ainsi par exemple, la population bavaroise est-elle passée de 3,9 à 4,5 millions d’habitants entre 1825 et 1855, soit un accroissement annuel moyen de 4,5‰. Or l’on constaté qu’à la même époque l’accroissement du royaume par excédent des naissances est également très inférieur à la moyenne allemande (6,4‰ de moyenne annuelle en Bavière en 1841 et 1850, contre 9,4‰ pour toute l’Allemagne8. Dans la décennie suivante le phénomène s’amplifie encore : tandis que l’excédent des naissances de l’Allemagne se situe à 9‰ en moyenne annuelle entre 1851 et 1860, il est seulement de 5,5‰ en Bavière, de 6,3‰ dans le Wurtemberg et de 7‰ en Hesse. Toutes ces régions du Sud qui, après 1815 avaient certes enregistré comme le reste de l’Allemagne une forte croissance due aux naissances et aux mariages différés, ralentissent nettement leur progression démographique dès 18251830. En effet, dans ces régions rurales caractérisées par un régime de petite propriété, un taux de natalité très élevé est impossible, d’abord parce que sous de multiples formes subsistent des réglementations restreignant le mariage9, ensuite parce que le régime de transmission juridique des sols inspirés par le droit latin et français a des effets malthusiens10, et enfin parce que cette structure de petites exploitations empêchant une culture intensive accroît l’insécurité des paysans lors d’une baisse des cours ou à l’occasion de mauvaises récoltes. À cette natalité réduite s’ajoute une mortalité en général supérieure à la moyenne de l’Allemagne ; ainsi, entre 1841 et 1850, le taux moyen de mortalité est-il de 27,8‰ en Bavière contre 26,6‰11 dans l’Allemagne toute entière, phénomène qui procède selon toute vraisemblance d’un niveau d’hygiène, de santé et de subsistance moins favorable, mais aussi d’une structure par âges déjà perturbée par les migrations. Les mouvements géographiques de population, en l’occurrence une émigration de ces territoires vers d’autres contrées d’Allemagne ou vers l’Outremer, constituent, en effet, une seconde raison susceptible d’expliquer la moindre croissance de ces États. Pour la plupart, surtout dans le Sud, l’émigration était traditionnelle, tout comme l’immigration dans le cas des provinces orientales de la Prusse. Perturbé par les bouleversements des guerres européennes et masqué par le « rattrapage » démographique qui suivit, le phénomène d’émigration reprend dès le début des années 20 dans des régions comme le Wurtemberg, le pays de Bade, le Palatinat et même la Hesse. L’émigration en provenance de ces régions va progressivement s’amplifier après 1830, aidée par les progrès des 8

CONRAD Johannes, Grundriss zum Studium der politischen Oekonomie, Vol, IV : Bevölkerungsstatistik, Iena Fischer, 1925 ; p.196-199. 9 Les dernières dispositions en la matière ne seront abolies en Bavière et dans le Wurtemberg que peu avant 1870. 10 C’est d’ailleurs pour lutter contre cette parcellisation des terres provoquée ou aggravée par les dispositions du Code Napoléon que l’on remit en vigueur en Bavière (1855) et en Hesse (1858) le Höferecht (droit permettant de transmettre à un seul héritier 1a totalité d’une exploitation, les ayants droit recevant des dédommagements en espèce). 11 KEYSER Erich, Bevölkerungsgeschichte Deutschlands, Leipzig, Hirzel, 1938, p.407.

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transports fluviaux et terrestres. À partir de 1840 elle affecte de façon significative tous les États dont l’accroissement naturel demeure inférieur à la moyenne et tous les territoires dont l’excédent des naissances apparaît modéré, contribuant ainsi à ralentir d’autant la croissance ultérieure de la population. Cela met bien en lumière le lien qui existe entre l’accroissement naturel et le mouvement migratoire, (phénomènes qui seront analysés plus loin pour la période 1830-1848) ; l’émigration, lorsqu’elle se prolonge, affecte la structure par âge du pays d’origine en accentuant de ce fait le ralentissement de la croissance démographique. Ainsi, entre 1841 et 1850, le Hanovre enregistre un solde migratoire négatif de 4,6‰ en moyenne annuelle, le grand-duché d’Oldenbourg 4,2‰, la Hesse-Nassau 3,8‰, la Hesse-Darmstadt 5,7‰, le Wurtemberg 3,9‰, le grand-duché de Bade 5‰ ; pour la Bavière néanmoins cette émigration demeure plus modérée, puisque le solde migratoire n’est déficitaire qu’à concurrence de 2,6‰.

Évolution du mouvement naturel Mouvement naturel et mouvement géographique sont ainsi apparus comme les deux facteurs d’évolution dans le rythme d’accroissement de la population allemande entre 1830 et 1848, même si leur poids respectif demeure bien inégal. En l’absence d’immigration importante, c’est évidemment le mouvement naturel et ses composantes qui retiennent le plus l’attention. L’excédent des naissances et ses variations Graphique 2 : Évolution du mouvement naturel en Allemagne* 1817-1871 (natalité – mortalité – nuptialité)

Au cours de la décennie 1816-1825 le mouvement naturel avait connu en Allemagne une augmentation extrêmement forte, l’accroissement par excédent des naissances (différence entre naissances et décès) atteignant 15,5‰

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en 1820 et 17,9‰ en 1821 ; puis, à partir de 1825, un tassement relatif était intervenu, le taux d’accroissement naturel passant progressivement de 14,5‰ en 1825 à un peu moins de 10‰ en 1828. Tableau 1 : L’évolution démographique en Allemagne 1817-1871 (accroissement – mouvement naturel – bilan migratoire)

source : FISCHER, K RENGEL, WIETOG : Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch, vol. I, pp. 26-28

De 1830 à 1848 le mouvement naturel demeure avant tout marqué par une très grande irrégularité : au début et à la fin de la période considérée, l’accroissement démographique par excédent des naissances enregistre deux crises graves (en 1830-1832 et en 1844-1848), entre lesquelles se situe une période d’expansion relativement importante (+ 10‰ en moyenne) dont les variations (de + 7,2‰ à + 11,4‰) proviennent, pour l’essentiel, des fluctuations de la mortalité. Après 1848, l’excédent des naissances grandit à nouveau, il connaît en 1852-1855 un tassement consécutif à l’arrivée à l’âge adulte des classes d’âges moins nombreuses nées entre 1825 et 1832 ; il repart ensuite dans un mouvement à la fois plus ample et plus régulier qui – l’accident de 1870-

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1871 mis à part – ne se ralentira qu’à la veille de la Première Guerre mondiale pour s’effondrer ensuite (cf. graphique 3). Graphique 3 : Évolution démographique de l’Allemagne depuis 1850

Source : W. KOELLMANN, Bevölkerung in der industriellen Revolution, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1974, p. 29.

Les composantes du mouvement naturel Parmi les composantes du mouvement naturel, la nuptialité est traditionnellement le moins sujette à de grandes variations. Or, pour la période 18301848, l’évolution du nombre des mariages par rapport à la population totale reflète également l’existence des trois phases évoquées précédemment. Il apparaît ainsi (cf.graphique 2 et tableau 1) qu’après une forte expansion jusqu’en 1819-1820, le taux de nuptialité se stabilise légèrement au-dessus de 8‰. Une brusque césure intervient alors en 1829-1830, suivie par un retour à la stabilité entre 1832 et 1845, moment où s’amorce à nouveau un ralentissement net et durable des mariages. Le retour à une nuptialité régulière n’intervient que vers 1850, ou plutôt, compte tenu de la crise de 18521855, vers 1856. Cette constatation vérifie bien l’analyse précédente concernant l’évolution de l’excédent naturel, c’est-à-dire un solde des naissances et des décès. Tableau 2 : Le mouvement naturel en Prusse 1816-1864 (taux moyens pour 1000 hb)

Source : W. KOELLMANN, Bevölkerungsploetz, op. cit. pp. 22-23

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Tableau 3 : Le mouvement naturel en Allemagne 1841-1870

Source : W. KOELLMANN, Bevölkerungsploetz, op. cit. pp. 22-23

Si l’on s’efforce alors d’envisager globalement le mouvement de la natalité et de la mortalité durant la période 1830-1848 en le replaçant dans l’ensemble de l’évolution démographique de 1816 à 1871 (cf.graphique 2 et tableaux 2 et 3), on est frappé tout d’abord par le maintien des taux de natalité à un niveau très élevé. Une fois effacé le phénomène de « rattrapage » de l’après-guerre, ces taux oscillent autour de 40‰ pour la Prusse et de 37‰ pour l’ensemble de l’Allemagne. Chaque fois qu’intervient un mouvement sensible de la natalité il résulte, s’il est ascendant, d’une reprise de la nuptialité (ainsi en 1833-1834 et en 1849), et surtout, s’il est descendant, d’une brusque aggravation de la mortalité (ainsi en 1831, en 1847-1848 et, dans une moindre mesure en 1852). Cela met en lumière le rôle primordial joué par la mortalité dans chaque fluctuation importante du mouvement naturel. Or, dans les dernières années de la période considérée, s’esquisse un léger fléchissement du niveau général de la mortalité, phénomène qui, isolé des « accidents » conjoncturels (troubles, guerres, épidémies et famines), peut apparaître comme le premier signe d’une évolution ultérieure (cf. graphique 3). Une comparaison avec des pays comme la Grande-Bretagne ou la France12 pourrait à cet égard, démontrer combien l’Allemagne d’avant 1850 est encore en retard sur l’évolution suivie par ses voisins. L’examen de la fécondité entre 1830 et 1848 permet de vérifier – au-delà des crises passagères, le dynamisme de l’expansion démographique allemande. En 1831, le taux général de fécondité (nombre de naissances vivantes pour 1000 femmes âgées de 15 à 60 ans) est de 141 ; il passe à 143 en 1837, revient à 141 jusqu’en 1846, puis augmente sensiblement en 1858 (148), pour revenir à 142 en 1861 13. Le taux net de reproduction14, qui rend encore mieux compte du remplacement des générations, confirme cette expansion démographique, tout en permettant de vérifier que le recul de la mortalité générale, amorcé vers le 12

Sur ce point cf. REINHARD M., ARMENGAUD A. et DUPAQUIER J., Histoire générale de la population mondiale, Paris, Montchrestien, 1968, p. 358-359 et HUBERT Michel, op. cit. p.136 et suiv. 13 Cité par FISCHER Wolfram, KRENGEL Jochen et WIETOG Jutte, Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch. vol.l. Munich, Beck, 1982 , p.30 14 Le taux net de reproduction indique le nombre de naissances féminines qu’aurait, à la date choisie, une génération de femmes, à supposer que la mortalité demeure stable.

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milieu du siècle, agit à son tour dans le sens d’une augmentation de la fécondité (cf.tableau 4). Tableau 4 : Taux de fécondité nette de la population allemande

Source : DEPOID Pierre, La reproduction nette en Europe depuis l’origine des statistiques de l’état-civil, Paris, Imprimerie Nationale, 1941, p 39

Un dernier élément du mouvement naturel peut enfin retenir l’attention, c’est la structure par âge. Envisagée de façon globale, la structure par âge de la population allemande n’a guère subi de modification entre 1830 et 1848. Si, pour des raisons de cohérence statistique, l’on se réfère à la Prusse, il apparaît que les jeunes (moins de 15 ans) représentent 36,6‰ du total en 1831, 34,5‰ en 1840 et 34,8‰ en 1849 ; les personnes âgées de plus de 60 ans représentent 6‰ du total en 1831, 6,1‰ en 1840 et 5,9‰ en 1849. Quant à la tranche d’âge de 15 à 60 ans, elle n’augmente que légèrement sa part du total, passant de 57,4‰ en 1831 à 59,4‰ en 1840 et 59,3‰ en 184915. Compte tenu de l’accroissement global de la population, cela tendrait à indiquer un allongement de l’espérance de vie pour les jeunes générations, les progrès tout relatifs des subsistances, de l’hygiène et de la médecine ne permettant pas encore de faire régresser la mortalité des personnes âgées, ni surtout celle des enfants en bas âge. C’est durant le dernier tiers du XIXe siècle que des progrès décisifs interviendront à cet égard. L’on sait qu’entre 1815 et 1860 l’espérance de vie moyenne en Prusse se situe pour un nouveau-né autour de 27 ans, elle s’élève à 42 ans et demi pour un enfant ayant atteint l’âge de 5 ans et n’est plus que de 11 ans à 60 ans révolus. À ce sujet un clivage se dessine entre l’est et l’ouest de l’Allemagne. Si, durant la période 1815-1860 – et avec quelques variations selon les décennies, l’espérance de vie moyenne à la naissance est de 23,9 ans en Posnanie et de 24,7 ans en Prusse orientale ou occidentale, elle atteint déjà 29,8 ans en Rhénanie et 31 ans en Westphalie. Il existe donc suivant les régions des disparités inhérentes aux conditions générales d’existence. Or, avant 1870-1880, aucun progrès véritable n’intervient au niveau de la mortalité des plus jeunes. C’est ainsi que la mortinatalité (décès à la naissance) reste irrémédiablement stable autour de 40‰ jusqu’en 1875 environ. C’est très exactement le chiffre que Johann Peter Suessmilch avait calculé en 1750 ! Cela tendrait à prouver que, si en matière de médecine et d’hygiène quelques progrès ont été réalisés depuis le milieu du XVIIIe siècle, l’aggravation des conditions du 15

Chiffres cités par FISCHER, K RENGEL, WIETOG. op. cit.. p. 22-23.

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travail féminin qui va de pair avec l’industrialisation empêche vraisemblablement toute amélioration à cet égard. Il en va de même pour la mortalité infantile (décès de 0 à 1 an). Le taux général de mortalité infantile en Allemagne est certainement supérieur à 240‰ entre 1830 et 1848 et il ne baissera de façon sensible qu’à partir de 190016. Les statistiques régionales dont on dispose (cf. tableau 5) confirment une augmentation générale de ce taux entre 1821 et 1830, puis une stabilisation – à un niveau particulièrement élevé – pour la Saxe, la Silésie, Berlin et la Bavière, entre 1831 et 1841, et enfin deux nouveaux paliers dans les décennies suivantes. Il existe un lien évident entre ces phénomènes et les épidémies de choléra qui se succèdent dès la fin des années 20 (cf. infra). Mais un lien tout aussi indéniable existe entre la mortalité infantile et l’environnement économique. Tableau 5a : La mortalité infantile dans différents États d’Allemagne 1819-1870 Période

1821-30 1831-40 1841-50 1851-60 1861-70

Sur 1000 naissances vivantes décès à l’âge de 0 à 1 an En Prusse En Saxe (royaume) En Bavière Chiffres absolus

pourcentage

Chiffres absolus

pourcentage

Chiffres absolus

pourcentage

174 183 186 197 211

82,5 86,7 88,2 93,4 100,0

266 261 255 267

99,6 97,8 95,5 100,0

284 296 297 310 326

87,1 90,8 91,1 95,1 100,0

Source : FISCHER, KRENGEL, WIETOG, Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch, vol. I, p. 33.

Tableau 5b : La mortalité infantile dans les provinces prussiennes 1819-1870 Provinces prussiennes

Prusse Orientale Prusse Ocidentale Posnanie Poméranie Ville de Berlin Brandebourg Silésie Saxe Westphalie Rhénanie Hohenzollern

Sur 1000 naissances vivantes, décès à l’âge de 0 à 1 an 1819-33 171 180 182 140 217 159 227 175 136 154 -

1834-48 193 193 195 153 225 173 240 184 142 154 -

1849-63 208 216 217 164 251 187 244 197 137 158 -

1864-70 228 242 238 193 315 189 263 162 162 179 341

Source : FISCHER, KRENGEL, WIETOG, Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch, vol. I, p. 33.

16

Il est actuellement en RFA de 26‰ pour les garçons et de 20‰ pour les filles, soit environ dix fois moins qu’au milieu du XIXe siècle ...

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Dans le cas de la Bavière, essentiellement rurale, le taux élevé de mortalité infantile procède sans nul doute de mauvaises conditions d’hygiène liées à des difficultés de subsistance qui, on l’a vu précédemment – affectent de façon structurelle le sud-ouest de l’Allemagne. Cependant des taux élevés de mortalité infantile apparaissent également dans deux régions où le secteur secondaire est traditionnellement développé : la Silésie et la Saxe. Cela tendrait à prouver que les progrès de l’industrialisation et du machinisme, la mutation de l’artisanat et du travail à domicile ainsi que les conditions du travail féminin pèsent de plus en plus lourdement sur la démographie. D’ailleurs, le même processus frappera avec retard (après 1849 et surtout après 1864) les « nouvelles » régions industrielles de l’Ouest : la Rhénanie et la Westphalie. Le phénomène est encore plus marqué à Berlin où l’industrialisation progressive s’accompagne d’une urbanisation « sauvage » et d’un afflux de populations déracinées. Sur ce point un autre élément intervient qui, tout en expliquant les taux élevés de mortalité infantile, souligne encore si besoin était l’impact que peuvent avoir sur la démographie des structures économiques et sociales particulièrement inhumaines : il s’agit du taux des naissances illégitimes. Sachant qu’à cette époque la mortalité infantile est deux à trois fois plus élevée pour les enfants illégitimes17 on constate un parallélisme entre un taux élevé de naissances illégitimes et un taux important de mortalité infantile. Le phénomène tend d’ailleurs à s’aggraver entre 1820 et 1850, voire au-delà jusqu’à la fondation du Reich, ce qui confirme cette paupérisation croissante de larges couches de la population allemande. On observe enfin que cette augmentation de la mortalité infantile, si elle est particulièrement évidente dans les grandes villes (exemple à Berlin), est encore plus prononcée dans des régions industrielles bénéficiant encore d’un environnement rural (exemple la Silésie), et qu’elle culmine dans un pays manifestement agricole, la Bavière18.

Amplification des mouvements géographiques de population La conséquence logique d’une augmentation générale de la pression démographique en une époque de mutation économique et socioprofessionnelle est l’amplification des mouvements géographiques de population. Selon les régions, selon les années et selon le degré de paupérisation, cette mobilité géographique se traduit en migrations intérieures et en émigration, chacune d’intensité variable. 17

CONRAD J. (op.cit. p. 173) a observé la mortalité infantile dans la ville de Halle an der Saale (Prov. de Saxe) entre 1858 et 1862. Les résultats sont particulièrement révélateurs. Le quotient de mortalité infantile. c’est-à-dire la probabilité de décès entre la naissance et le premier anniversaire est, sur 100 naissances, de 13,04 pour des enfants appartenant aux classes dirigeantes, de 15,83 pour les enfants d’artisans, de 16,28 pour les enfants d’ouvriers, de 20,20 pour les enfants de fonctionnaires subalternes et de petites commerçants, mais de 56,67 pour les enfants illégitimes. 18 Ceci donne un relief particulier aux développements véhéments que Jean-Jacques Rousseau et ses apôtres de la Nature consacraient à l’immoralité des villes et à ses dangers pour 1’avenir de la population. Les mêmes thèses seront d’ailleurs remises au goût du jour 150 ans plus tard par les démographes allemands de l’entre-deux-guerres et spécialement de la période nazie. (cf. Friedrich Burgdörfer : « die Städte als Massengräber des deutschen Volkes ».)

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Le point de départ officiel du mouvement est l’Acte du 8 juin 1815 qui proclame pour la Confédération germanique la liberté de migration des personnes entre les différents États. Cet événement met fin aux diverses politiques d’« Ancien Régime » pratiquées en la matière. Nombreux, en effet, étaient au XVIIIe siècle les États qui tentaient d’attirer les sujets des pays voisins afin de peupler leurs marches coloniales, ainsi la Prusse en pays slave, la Russie en Ukraine, l’Autriche dans les Balkans. Plusieurs États d’Allemagne n’hésitaient pas à exporter « en bloc » leur potentiel humain qu’ils vendaient comme soldats à des nations en guerre. D’autres pays enfin, préfigurant, de façon il est vrai maladroite, la politique des régimes totalitaires modernes, prétendaient interdire toute émigration à leurs sujets et punissaient les contrevenants d’amende ou de prison, faute de pouvoir les enfermer derrière des frontières minées et électrifiées ... Légalisée à partir de 1815, la migration hors des limites du pays natal va se développer progressivement dans un climat que diverses réformes rendent par ailleurs favorable. La libération des paysans, réalisée pour l’essentiel dans la première moitié du XIXe siècle (en Prusse à partir de 1807-1811), rompt les attaches traditionnelles et, en même temps, rend fréquemment impossible le maintien des plus défavorisés dans leur terroir. L’abolition des corporations et la proclamation de la liberté de l’artisanat, de l’industrie et du commerce tendent également à favoriser la mobilité, une mobilité des hommes qui bientôt va de pair avec une mobilité des marchandises à mesure que tombent les barrières douanières intérieures19. C’est ainsi que débutent en Allemagne les premiers grands mouvements de migrations intérieures et que bientôt l’émigration outre-mer connaît sa première phase de grande amplitude.

Le début des migrations intérieures Si, en la matière, les lacunes statistiques ne permettent pas de chiffrer avec précision l’importance du phénomène comme on pourra le faire après 1871, il demeure que les migrations intérieures intervenant entre 1830 et 1848 revêtent quatre caractéristiques principales. (cf. tableau 6) Il s’agit, tout d’abord, d’un exode rural, plus ou moins important selon que les structures agricoles permettent ou non d’absorber l’excédent démographique qui ne cesse de s’accumuler à partir de 1816.

19

En 1815 est proclamée 1a liberté de navigation sur le Rhin. puis en 1821 sur l’Elbe et le Danube et en 1831 sur le Main. En 1818 la Prusse abolit les 67 tarifs intérieurs qui entravaient cette liberté de circulation sur son territoire, soit presque la moitié de l’Allemagne ; elle entreprend ensuite l’unification douanière dont la création du Zollverein (1834) sera une étape décisive.

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Tableau 6 : Soldes migratoires dans différentes régions d’Allemagne

(1817-1865)

1817-1825 1826-1834 1835-1846 1847-1848 1849-1851 1852-1856 1857-1865

Provinces prussiennes du Nord-Est 1 2 – 14 582 – 16 20 + 34 600 + 3 844 + 116 676 + 9 723 – 27 762 – 13 880 + 1 952 + 650 – 43 085 – 8 617 – 45 722 – 5 080

Royaume de Saxe 1 2 + 18 439 + 1 533 + 2 613 + 828 + 1 502 + 4 246

+ 129 074 + 18 932 + 5 225 + 2 484 + 7 508 + 38 212

1817-1825 1826-1834 1835-1846 1847-1848 1849-1851 1852-1856 1857-1865

Province de Saxe 1 2 + 26 777 + 2 975 + 2 048 + 228 + 31 572 + 2 631 + 201 + 100 – 13 153 – 4 384 – 29 409 – 5 882 – 40 576 – 4 508

1 + 49 430 + 38 302 + 67 493 – 10 840 – 13 521 – 9 264 +25 843

Rhénanie

1817-1825 1826-1834 1835-1846 1847-1848 1849-1851 1852-1856 1857-1865

Westphalie 1 2 + 6 669 + 741 + 17 695 + 1 966 – 9 842 – 820 – 8 544 – 4 272 – 14 453 – 4 818 – 21 658 – 43 332 – 16 066 – 1 785

1 + 24 058 – 8 076 – 23 088 – 15 710 – 4 6147 – 74 248 – 14 223

1817-1825 1826-1834 1835-1846 1847-1848 1849-1851 1852-1856 1857-1865

Wurtemberg 1 2 – 10 439 – 1 162 – 45 440 – 5 049 – 36 783 – 3 065 – 18 258 – 9 129 – 47 316 – 15 772 – 101 903 – 22 381 – 53 809 – 5 979

2 + 5 492 + 4 266 + 5 624 – 5 422 – 4 227 – 1 633 + 2 671 Bade 2 + 2 673 – 897 – 1 924 – 7 855 – 15 382 – 14 850 – 1 582

1 : en chiffres absolus 2 : en moyenne annuelle Source : Wolfgang KOELLMAN, Bevölkerung in der industriellen Revolution, op. cit. p. 70

Il est vrai que les régions du Nord-Est, après s’être légèrement dépeuplées lors de la mise en place des réformes (1817-1825), conservent un solde migratoire positif de 1826 à 184720, ce qui renforce leur dynamisme démographique en contribuant au doublement de leur population entre 1820 et 1870. Un examen de la répartition entre campagnes et villes (localités de + de 2 000 habitants) prouverait d’ailleurs que les campagnes se peuplent plus que les villes21.

20

L’apport principal dont bénéficient ces régions n’est vraisemblablement pas dû à une migration intérieure, mais provient, pour l’essentiel, d’une immigration originaire de la partie de Pologne annexée par la Russie depuis le Congrès de Vienne. L’existence de cette immigration entre 1829 et 1841 est confirmée par le solde migratoire global figurant au tableau 1. 21 À ce sujet, voir les analyses de Peter QUANTE. Die Abwanderung aus der Landwirtschaft, Kiel, Kieler Studien, 1958, p. 4 et suiv.

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Ces provinces prussiennes du Nord-Est constituent néanmoins une exception particulièrement évidente si l’on observe l’ouest et surtout le sud du pays. Durant toute la période considérée, et même dès 1817 pour le Wurtemberg et dès 1826 pour le pays de Bade, ces régions essentiellement rurales perdent un potentiel démographique croissant ; la même chose vaudrait pour la Bavière qui a été précédemment évoquée et dont les structures économiques ou démographiques sont analogues. En revanche, le royaume de Saxe bénéficiant d’une avance industrielle considérable – et, dans une moindre mesure, la province prussienne de Saxe, enregistrent régulièrement un solde migratoire positif. L’examen de la population urbaine complète cette observation et permet d’avancer une deuxième proposition : les migrations intérieures intervenant durant la période considérée sont à l’origine d’un mouvement d’urbanisation qui, pour la première fois dans l’histoire allemande, connaît une telle ampleur (cf. tableau 7) Sur ce point, l’essor de Berlin a déjà été évoqué, mais il faudrait également citer Munich dont la population quadruple en 50 ans, ou Cologne, Breslau et Nuremberg qui doublent le nombre de leurs habitants. Il s’agit là, dans la plupart des cas, d’une urbanisation par exode rural qui revient à transférer vers la ville la misère de la campagne22. À côté des grandes villes, le même processus intervient d’ailleurs pour les villes de petite et moyenne importance. En outre, une troisième caractéristique se fait jour, que le solde migratoire positif de la Saxe avait déjà illustrée : on perçoit de plus en plus une migration vers les centres industriels anciens ou nouveaux. Tableau 7 : La croissance urbaine en Allemagne* (1800-1850)

Source : Wolfgang KOELLMANN, Bevölkerungsplötz, op. cit. p. 24

C’est le cas pour l’agglomération berlinoise (cf. supra), mais aussi pour les petites villes industrielles de Silésie où, entre 1816 et 1844, Gleiwitz passe de 3 500 à 11 800 habitants, Beuthen de 2 400 à 12 800 et Ratibor de 4 800 à 13 40023. À l’Ouest, en revanche, si le phénomène tend à se développer, il demeure encore limité jusqu’en 1860 environ, les soldes migra22

Cette situation de misère rurale chassant l’excédent démographique dans les centres urbains est, on le sait, une des plaies actuelles des pays du tiers-monde. 23 Karl Erich BORN, Moderne deutsche Wirtschaftsgeschichte, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1966, p. 63.

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toires négatifs de la Westphalie et même de la Rhénanie avant 1857 en apportent la preuve. Certes, entre 1816 et 1844, Dortmund passe de 4 000 à 28 000 habitants et Bochum de 2 000 à 12 000 ; cependant, en Westphalie, le pourcentage de population urbaine par rapport à la population totale n’augmente que de façon relativement limitée, passant de 27,1% à 36,6% entre 1818 et 1858. En Rhénanie, la croissance des zones industrielles est légèrement antérieure, mais avant 1848 elle demeure encore modeste, comme le montre le tableau 8. On vérifie là un phénomène essentiel. En effet, la croissance globale de ce qui va constituer le bassin de la Ruhr s’effectue encore à un rythme assez lent, même si une accélération se dessine vers 1850. La région qui compte 244 500 habitants en 1825 en a 278 000 en 1834 (soit + 1,52% en moyenne annuelle), puis 359 000 en 1849 (soit + 1,95%) ; le véritable « décollage » intervient au milieu du siècle : la Ruhr compte 472 400 habitants en 1858 soit + 3,50% en moyenne annuelle entre 1849 et 185824. Tableau 8 : Évolution démographique de plusieurs agglomérations industrielles en Rhénanie de 1792 à 1850.

Source : Willy HORST, Studien über die Zusammenhänge zwischen Bevölkerungsbewegung und Industrieentwicklung, Essen, Essener Verlagsanstalt, 1937, p.22.

La dernière caractéristique de ces migrations intérieures entre 1830 et 1848 est enfin une faible amplitude du mouvement géographique contrastant avec les vastes déplacements de population (surtout le mouvement EstOuest) que l’on observera dans le dernier tiers du XIXe siècle. Lorsqu’il y a migration définitive de la campagne vers la ville et vers l’agglomération industrielle, il s’agit d’une migration à courte ou moyenne distance. L’Umland se dépeuple au profit de la métropole (cf. Brandebourg), la région montagneuse au profit des vallées industrielles ou commerçantes. L’Eifel commence à se vider vers la Rhénanie, voire vers le bassin lorrain25. Toutefois, la prédominance des migrations intérieures sur de courtes distances n’exclut pas, bien au contraire, l’apparition d’un mouvement géographique plus spectaculaire encore : celui de l’émigration outre-mer.

24 25

D’après Willy HORST, op. cit. p.25. Cf. Richard GRAEFEN, Die Aus- und Abwanderung aus der Eifel in den Jahren 1815-1955, Godesberg, Bundesanstalt für Landeskunde, 1961.

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L’essor de l’émigration outre-mer Alors que depuis des siècles l’émigration de populations allemandes était, pour l’essentiel, dirigée vers l’Europe centrale et orientale, le XIXe siècle inaugure, pour l’Allemagne comme pour la plupart des pays européens, une forme d’émigration nouvelle, tant par son ampleur que par sa destination : c’est l’émigration vers le Nouveau Monde qui emportera 20 à 25 millions d’Européens entre 1820 et 1900. En ce qui concerne l’émigration allemande, on peut, à défaut de statistiques précises portant sur les départs26, se référer également aux statistiques américaines, sachant qu’à cette époque les émigrants allemands se rendent dans leur quasi totalité aux États-Unis. Au lendemain des guerres de libération une première vague de départs provoquée en 1816-1817 par de mauvaises récoltes et des famines conduit vers le Nouveau Monde environ 20 000 Allemands, surtout originaires du Sud. Le mouvement d’émigration se ralentit ensuite très nettement entre 1820 et 1830 : moins de 30 000 Allemands émigrent en 10 ans. En revanche durant la période considérée (1830-1848), le mouvement prend un essor considérable : entre 1831 et 1840 plus de 170 000 Allemands émigrent, 153 000 s’installant aux États-Unis ; au cours de la décennie suivante (1841-1850) l’émigration est presque multipliée par trois : 470 000 départs environ correspondant à 435 000 entrées aux USA. Le mouvement doublera encore entre 1851 et 1860 (1 080 000 Allemands quittent leur pays et 980 000 entrent aux États-Unis), puis se stabilisera autour de 700 000 à 800 000 départs dans les deux décennies suivantes (1860 à 1880). Au total, plus de 2 500 000 Allemands ont émigré entre 1820 et 1870 dont près de 650 000 durant la période 1830-1848. Le mouvement d’émigration, après avoir essentiellement affecté le sud-ouest du pays, s’est progressivement étendu à l’Ouest et au Nord-Ouest, puis touchant à son tour le Nord-Est, il saisit finalement l’Allemagne toute entière. Les raisons expliquant cette vague brutale et nouvelle d’émigration sont évidemment complexes et multiples. De façon très générale, on peut expliquer un mouvement d’émigration aussi massif par des difficultés économiques profondes, occasionnellement par des persécutions politiques ou religieuses, ces diverses motivations se trouvant renforcées par une volonté de partir et d’atteindre un pays d’accueil dans lequel ces inconvénients n’existent ou n’existeraient pas. C’est ce que résume Maximilien Sorre lorsqu’il écrit27 : 26

Deux études essentielles existent à ce sujet : Friedrich BURGDÖRFER, « Die Wanderungen über die deutschen Reichsgrenzen im letzten Jahrhundert », in : Allgemeines statistisches Archiv 20 (1930), p.161-196, 383-419 et 537-551. Et Peter MARSCHALCK, Deutsche Überseewanderung im 19. Jahrhundert, Stuttgart, Klett 1973, 128 p. Le principal obstacle statistique réside dans le fait qu’avant 1850, voire 1871, les ports de Brême et Hambourg ne sont pas les plus fréquemment utilisés par les candidats à l’émigration : ceux-ci transitent souvent par Anvers et Le Havre, ce qui explique l’intérêt d’une référence aux statistiques d’« entrées » établies par les autorités américaines. 27 Maximilien SORRE , Les migrations des peuples. Essai sur la mobilité géographique, Paris, Flammarion, 1955, p. 28.

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« Les individus et les groupes humains sont quelquefois mis en mouvement par des pressions extérieures : cataclysme naturel, une guerre, la violence sous une forme ou sous une autre. Mais presque toujours, nous devons chercher l’origine de leurs déplacements dans leurs besoins, dans leur genre de vie, même dans leurs imaginations. »

L’histoire de l’émigration allemande entre 1830 et 1848, et plus largement entre 1815 à 1870, reflète ainsi ces diverses motivations, de même qu’elle rend compte à sa façon de l’évolution économique des différentes régions du pays. Or, dans cette histoire, trois étapes apparaissent. La première pourrait s’intituler : « de 1815 à 1845, Malthus a-t-il raison ? » La première grande vague d’émigration se produit en effet au lendemain des guerres napoléoniennes, surtout à la suite de l’hiver 1816-1817 dont les conséquences apparaissent catastrophiques pour l’agriculture allemande, particulièrement dans le sud du pays : des milliers d’agriculteurs prennent la décision d’émigrer. Dès ce moment, on voit se conjuguer les facteurs tant économiques et démographiques que religieux et politiques propres à favoriser ces départs. Ainsi, au cours de l’évolution du pays entre 1815 et 1870, cette conjonction de phénomènes naturels et de mouvements « idéologiques » souvent confus, une conjonction généralement riche en contradictions, favorise une hémorragie de populations dont le rythme désordonné ne prendra fin qu’avec le siècle, et ce, sous le double effet de l’expansion industrielle et de l’impérialisme démographique. Si, en 1816-1817, plus de 20 000 Allemands partent vers l’Amérique, c’est que leur pays se trouve dans l’impossibilité de les nourrir ; la plupart des émigrants proviennent des régions à forte densité démographique : le Wurtemberg qui en 1815 compte 72 habitants au kilomètre carré et le grandduché de Bade 66 habitants au kilomètre carré, contre seulement 46 habitants au kilomètre carré28 à l’échelle de l’Allemagne tout entière. Ce serait donc la surpopulation, ce péril d’apocalypse dénoncé par Malthus dix-huit ans auparavant, qui expliquerait un tel départ en vérifiant les thèses du prophétique pasteur. En réalité, la surpopulation est un fait difficilement mesurable en termes de densités démographiques comparées. À cette explication par la surpopulation, il faut préférer celle qu’impose la constatation d’une misère économique, une misère qui, dans cette Allemagne encore agricole, dépend certes de la prolificité, mais surtout du rendement des terres, de leur système de culture et aussi d’un régime de transmission juridique de la propriété ayant des effets déterminants sur la taille des exploitations. Ainsi, face aux disettes de 1816-1817, le sud du pays, plus vulnérable sur tous ces plans, sera davantage affecté. Mais deux facteurs supplémentaires favorisent ces départs. Tandis que disparaissent les entraves administratives et « idéologiques » à l’émigration, celle-ci se trouve encouragée par les progrès des transports et des communications.

28

Chiffres cités par Erich KEYSER, op. cit., p. 405.

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En effet, sur le plan tant politique que religieux prévaut, à cette époque, l’idée selon laquelle l’État et les hommes ne doivent pas s’opposer systématiquement au départ de ces « malheureux » qui, il faut bien l’admettre, simplifient d’autant par leur émigration la tâche des autorités en diminuant le nombre des nécessiteux à secourir. Dans les communes où, sous l’effet des réformes et de la « libération », disparaissent les structures (communaux, par exemple) et les institutions traditionnellement destinées à aider les pauvres et les marginaux, on considère avec une commisération mêlée de curiosité, sinon de soulagement, ceux qui ont été touchés par la grâce du départ, l’expression « Gottgewollte Schickung » (grâce issue de la volonté divine) étant couramment employée à ce propos. Les plus lucides néanmoins comprennent que ces ruraux, idéalisant le Nouveau Monde, sont souvent le jouet d’illusions au reste fort à la mode et, par ailleurs, concrètement profitables à ceux qui les diffusent. Les chroniques de l’époque citent tel armateur helvétique qui, ayant organisé un service sur le Rhin en direction des ports de la Mer du Nord, provoque dans le Pays de Bade un véritable vertige d’émigration et... fait fortune en quelques mois. Cependant, le mouvement s’apaise et, entre les années 20 et les années 30, les départs d’émigrants diminuent considérablement ; néanmoins, un courant régulier s’instaure bientôt entre l’Allemagne et les États-Unis grâce aux progrès de la navigation à vapeur qui accélère le passage outre-mer et en abaisse le prix29, mais aussi grâce à l’essor des communications postales permettant aux nouveaux Américains de vanter dans leur pays d’origine les bienfaits de leur terre d’accueil. Le deuxième grand moment que l’on pourrait intituler « List, Malthus et la misère » précède les convulsions politiques de 1848 : il est déclenché en 1844 par les difficultés économiques qui frappent à la fois les paysans et les artisans. Entre 1844 et 1847, des dizaines de milliers d’émigrants quittent le pays : de nouveau se pose la question de savoir s’il faut « laisser faire » l’émigration ou l’interdire. Une réponse existe depuis longtemps : c’est celle que Frédéric List avait commencé à formuler dès 1816, lorsque le roi de Wurtemberg l’avait chargé d’enquêter sur les motifs poussant ses sujets à émigrer. À l’époque, List avait surtout insisté sur la dureté du régime fiscal, sur les injustices de l’ordre social, sur l’arbitraire de l’administration. Quinze ans plus tard, il précise son diagnostic et constate déjà que ce n’est pas la surpopulation, mais bien la misère qui pousse les Allemands à partir outre-mer : comment, sinon, expliquer le départ de régions agricoles peu peuplées et, par contre, la sédentarité des populations urbaines là où 29

Comme le remarque Renate VOWINCKEL, Ursachen der Auswanderung gezeigt an badischen Beispielen aus dem XVIII. und XIX. Jahrhundert, Stuttgart, Kohlhammer, 1939, p.68, un processus cumulatif intervient : le nombre des émigrants incite les armateurs à construire des navires supplémentaires et, pour rentabiliser l’investissement, on fait appel à des « agents recruteurs » qui « provoquent » de nouveaux départs.

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prospère l’industrie ? La solution est alors pour List dans ... l’essor des chemins de fer qui faciliteront l’échange des hommes et des marchandises, tout en fournissant dans l’immédiat du travail aux plus malheureux ; la solution est aussi dans le développement des villes manufacturières qui progressivement feront passer l’Allemagne de l’âge agricole à l’âge industriel, deux solutions de nature à faire cesser l’émigration, tout en permettant à un plus grand nombre d’hommes de produire plus de richesses. Pour ce qui est de l’industrialisation et des chemins de fer, les vœux de F. List furent exaucés, mais l’émigration ne cessa pas pour autant. Toutefois, sous l’effet des événements qui secouent l’Allemagne et l’Europe, cette émigration prend une troisième forme : « 1848 ou l’émigration politique ». Une des décisions du Parlement de Francfort consiste, en effet, à ranger le droit à l’émigration parmi les droits fondamentaux de l’individu (§ 5, art. 1 des « Grundrechte der Freiheit »). Les premiers à bénéficier de ces nouvelles franchises seront justement les protagonistes de cette révolution après son échec. Dès 1849, on voit une nouvelle catégorie de migrants, en général des membres des couches supérieures de la société allemande, quitter le pays pour les États-Unis : ils ne sont pas mus par des raisons matérielles, c’est leur idéalisme qui les pousse à chercher en Amérique un refuge momentané, en attendant de pouvoir revenir – c’est du moins ce qu’ils espèrent –, dans une patrie conforme à leurs désirs30. À partir de 1850 le mouvement d’émigration devient irrésistible ; il double de volume par rapport à la décennie précédente (cf. supra), atteignant entre 1850 et 1854 un taux de 8,9‰ par rapport à la population totale de l’Allemagne. Au cours de l’année 1854, point culminant du phénomène, plus de 239 000 Allemands quittent leur pays. Ce phénomène, nourri par la pression démographique d’une Allemagne particulièrement dynamique, facilité par les progrès croissants des transports maritimes et ferrés, ne se tarira qu’au cours des années 1890-1895 lorsque se conjugueront deux facteurs : la fermeture progressive des États-Unis qui, par ailleurs, connaissent de violentes crises économiques, et l’essor prodigieux de l’industrie du Reich, désormais capable d’intégrer les migrants.

Évolution démographique et conjoncture Au terme de cette étude consacrée à la population allemande entre 1830 et 1848 une question se pose : la démographie reflète-t-elle les multiples événements qui ont pu affecter le pays durant ces quelque vingt années ? À plusieurs reprises une réponse a été esquissée, mais un bilan d’ensemble fait défaut. Pour caractériser le régime traditionnel, celui auquel la Révolution démographique a mis fin en Europe après des millénaires, Alfred Sauvy évoque 30

Sur ce sujet, on peut consulter la thèse de J.A. HAWGOOD (Heidelberg 1928) Politische und wirtschaftliche Beziehungen zwischen den Vereinigten Staaten von Amerika und der deutschen provisorischen Zentralregierung zu Frankfurt a/Main.

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les Trois Parques : la guerre, la disette et l’épidémie qui frappant tour à tour les populations faisaient en sorte qu’au mieux elles restassent stables. L’histoire de l’Allemagne avant 1815 illustre fort bien cette situation avec son alternance de guerres, de pestes et de famines compensées par des périodes de « récupération ». Or, après quatre siècles environ d’une stagnation globale découlant d’un tel régime démographique, il semblerait qu’entre 1830 et 1848 les Trois Parques aient encore frappé l’Allemagne, mais, en l’occurrence, pour la dernière fois selon les règles traditionnelles. Les trois périodes observées durant le Vormärz sont à cet égard bien instructives : on y trouve deux phases de crises, séparées par une douzaine d’années de convalescence. C’est tout d’abord vers 1830-1832, avec la première crise de la période considérée, que se combinent les trois éléments caractéristiques. L’Allemagne connaît des difficultés économiques provoquées tant par la transformation des techniques de production que par la concurrence de l’étranger. À mesure que grandit la pression démographique liée au « baby boom » d’après 1815, une crise de subsistances se fait jour dans l’agriculture, provoquant l’inévitable renchérissement des denrées agricoles classiques (seigle, blé)31. C’est alors qu’intervient un deuxième élément : l’épidémie. Il s’agit plus précisément de la première apparition en Europe du « choléra asiatique »32. Frappant une population évidemment non immunisée et déjà affaiblie par les disettes, le choléra exerce une influence manifeste sur le mouvement naturel (cf. graphique 2 et tableau 1). La mortalité augmente fortement, culminant en 1831-1832 33 ; la natalité, déjà freinée par un recul durable de la nuptialité consécutif aux difficultés économiques, accuse jusqu’en 1832 une baisse importante. En revanche, le troisième élément de cette crise, les troubles révolutionnaires de 1830-1831, ne joue vraisemblablement qu’un rôle accessoire dans le devenir de la population allemande. La phase suivante (1832-1844) est une période de relative récupération, encore qu’en la matière la situation de la population allemande n’apparaisse guère idyllique, émigration et mortalité infantile le prouvent amplement. Toutefois la nuptialité retrouve un niveau général élevé, en dépit d’un léger tassement vers 1836-1838. La mortalité se stabilise, elle diminue même très légèrement sur l’ensemble de la période : il n’empêche qu’elle demeure importante et fort sensible aux fluctuations des cours agricoles (remontée des prix vers 1836-1837). La natalité enfin, profitant de l’arrivée à l’âge adulte de la génération d’après 1815, reste à la fois forte et quasi stationnaire entre 1833 et 1845.

31

En Prusse, le boisseau de blé. dont le cours se situait autour de 50 groschen d’argent depuis le début des années 20, en atteint 78,2 en 1831 : le seigle est à 54,8 groschen en 1831 contre 37,5 en 1820 (Preussische Statistik, vol. 48 A. Berlin 1879 p.16 et suiv.) 32 Sept pandémies de choléra successives frapperont l’Europe entre 1827 et 1975. 33 Les provinces prussiennes du Nord-Est sont les plus cruellement touchées : en 1831 ces provinces comptant environ 3 150 000 habitants enregistrent un excédent des décès sur les naissances de 35 000. L’année suivante l’excédent des naissances sur les décès est encore inférieur à 2 000 (W. KOELLMANN, Bevölkerung in ..., op. cit. p. 66 et 94).

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1844 annonce la fin de cette période de stabilisation et le retour de plusieurs années de crise où se conjuguent à nouveau les trois éléments classiques précédemment évoqués. Le rythme de cette crise de 1845-1848 est tout d’abord marqué par une succession de mauvaises récoltes ; dès 1845 le seigle et le blé augmentent de 40 à 55% par rapport à l’année précédente ; cela empire en 1846 et culmine en 1847, le prix des céréales triplant parfois par rapport à 1844. À cela s’ajoute l’impossibilité d’utiliser d’autres nourritures de remplacement, la récolte de pommes de terre étant également catastrophique. La crise agricole se répercute sur les autres secteurs de l’économie à un moment où, par ailleurs, l’industrie et le commerce se trouvent profondément affectés par la crise cyclique de 1846 qui vient d’éclater en Angleterre. C’est alors que se propage la deuxième grande vague de choléra, n’épargnant cette fois aucune région d’Allemagne. Le troisième fléau intervient alors au printemps 1848 et se manifeste, à défaut de guerre, sous la forme de graves troubles politiques que l’on ne peut bien sûr dissocier des famines, de la crise économique et de la catastrophe sanitaire. Le phénomène est manifeste sur le plan démographique. Si la nuptialité apparaît moins sensible à la crise agricole (elle ne fléchit sensiblement qu’en 1847), la mortalité et la natalité effectuent un « mouvement de ciseaux » spectaculaire : entre 1846 et 1848 la mortalité augmente brutalement tandis que s’effondre la natalité (cf. graphique 1 et tableau 2). Cette brusque rupture de la croissance démographique est générale : la plupart des régions dont l’excédent naturel moyen se situait autour de 9,5-11,5‰ par an entre 1835 et 1846 voient celui-ci baisser jusqu’à 7,5‰ environ. Seule la Saxe paraît moins touchée : le royaume de Saxe conserve un excédent de 9,8‰ contre 10,7‰ auparavant et la province prussienne de Saxe un excédent de 9,8‰ contre 11,2‰. Comme pour la crise précédente (1830-1832) les provinces du Nord-Est sont particulièrement affectées : leur excédent des naissances de 11,6‰ entre 1835 et 1846 est brusquement suivi par un excédent des décès de 4‰. Dès la fin de 1848 une amélioration se dessine, les récoltes étant meilleures, les cours baissent à nouveau et si le choléra persiste encore jusqu’en 1850, il est clair que cette crise, vraisemblablement la plus grave du siècle pour l’Allemagne, se trouve désormais surmontée ; le rattrapage démographique qui intervient dès 1849 en apporte d’ailleurs la preuve. Certes les années suivantes verront le retour des épidémies et des mauvaises récoltes. Ainsi, en 1855, une brusque flambée de choléra accompagnée d’un renchérissement des céréales affecte encore le pays. Cependant la natalité repart en 1850 au rythme de l’essor industriel, tandis que la mortalité amorce un fléchissement que les guerres d’unification masquent à peine. Bientôt les fluctuations des cours agricoles perdront de leur importance, relayées par les crises cycliques de l’industrie.

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En effet l’Allemagne s’industrialise, l’Allemagne connaît dans son évolution démographique des disparités de plus en plus grandes selon les régions, l’Allemagne laisse toujours partir vers l’outre-mer son contingent d’exclus. Cependant au milieu du siècle un mouvement nouveau se dessine : au moment où se consolide le décollage industriel, et au moment où, par-delà la crise, les progrès de l’agriculture commencent à améliorer de façon profonde les conditions de subsistance, la population allemande amorce un changement de régime démographique qui, quelques décennies plus tard, apparaîtra comme une révolution. L’antique prière : « A peste, fame, bello, libera nos, Domine » est-elle pour autant devenue une incantation du passé ?

Bibliographie ABEL Wilhelm, Massenarmut und Hungerkrisen im vorindustriellen Deutschland, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1972, 83 p. BORN Karl Erich, Moderne deutsche Wirtschaftsgeschichte, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1966, 535 p. BURGDÖRFER Friedrich, « Die Wanderungen über die deutschen Reichsgrenzen im letzten Jahrhundert », in : Allgemeines Statistisches Archiv (20). 1930. CONRAD Johannes, Grundriss zum Studium der politischen Œkonomie. Iéna, Fischer, 1925, 235 p. DEPOID Pierre, La reproduction nette en Europe depuis l’origine des statistiques, Paris, Imprimerie Nationale, 1941. 42 p. FISCHER Wolfram, KRENGEL Jochen, WIETOG Jutta, Sozialgeschichtliches Arbeitsbuch. vol. 1. Munich, Beck, 1982. 254 p. GRAAFEN Richard, Die Aus- und Abwanderung aus der Eifel in den Jahren 1815-1955, Bad-Godesberg, Bundesanstalt für Landeskunde, 1961, 115 p. HAWGOOD John Arkas, Politische und wirtschaftliche Beziehungen zwischen den Vereinigten Staaten von Amerika und der deutschen provisorischen Central-Regierung zu Frankfurt am Main 1848-1849. Heidelberg, Thèse univ., février 1929. 75 p. HOFFMANN Walter Gustav, Das Wachstum der deutschen Wirtschaft seit der Mitte des 19. Jahrhunderts, Berlin/Heidelberg/New York, Springer. 1965, 642 p. HORST Willy, Studien über die Zusammenhänge zwischen Bevölkerungsbewegung und Industrieentwicklung, Essen, Essener Verlagsanstalt, 1937. 542 p. HUBERT Michel, La population allemande à l’ère industrielle 1815-1914. Thèse de doctorat d’État, Paris, décembre 1978. 676 P. KEYSER Erich, Bevölkerungsgeschichte Deutschlands, Leipzig, Hirzel, 1938, 459 p.

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KOELLMANN Wolfgang, Bevölkerung in der industriellen Revolution, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1974, 286 p. KOELLMANN Wolfgang, Bevölkerungsploetz. vol. IV. Wurzbourg Ploetz, 1965. 332 p. MARSCHALCK, Deutsche Überseewanderung im 19. Jahrhundert, Stuttgart, Klett, 1973, 128 p. PREUSSISCHE STATISTIK. Vol. 46 et 168, Berlin, Verlag des kön. stat. Bureaus. QUANTE Peter, Die Abwanderung aus der Landwirtschaft, Kiel, Kieler Studien, 1958, 221 p. REINHARD Marcel, ARMENGAUD André, DUPAQUIER Jacques, Histoire générale de la population mondiale, Paris, Montchrestien, 1968. 708 p. SORRE Maximilien, Les migrations des peuples. Essai sur la mobilité géographique, Paris, Flammarion, 1955. 265 p. STATISTIK DES DEUTSCHEN REICHS, Vol. 44, 150, 240, Berlin, Puttkammer & Mühlbrecht. VOWINCKEL Renate, Ursachen der Auswanderung gezeigt an badischen Beispielen aus dem 18. und 19. Jahrhundert, Stuttgart, Kohlhammer, 1939, 148 p.

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Universités, professeurs et étudiants en Allemagne dans la première moitié du XIXe siècle. Gilbert KREBS Université de Paris 3 Sorbonne Nouvelle

La part prise par les universités dans les événements révolutionnaires de 1848 en Allemagne et en Autriche est bien connue1. Un peu partout on a vu des professeurs et des étudiants au premier rang de ceux qui réclamaient – et parfois tentaient d’obtenir par la force – des transformations de l’État et de la société. Les premiers ont été les principaux porte-parole de la bourgeoisie allemande aspirant à l’unité nationale et à la liberté politique. L’ardeur juvénile des seconds les a souvent portés à rejoindre, dans la rue et sur les barricades, bourgeois et ouvriers aux prises avec les forces de répression. Dans plusieurs villes universitaires, les étudiants, armés et en uniforme, ont constitué des gardes civiques et ont fait régner l’ordre en lieu et place des autorités défaillantes. Il faut pourtant éviter deux erreurs dans l’appréciation du rôle politique des membres de la communauté universitaire en 1848. D’une part, cette communauté était loin d’être unanime et reflétait en réalité toute la diversité des opinions qui partageaient la société allemande, depuis le socialisme révolutionnaire jusqu’au conservatisme intégral, en passant par toutes les nuances du libéralisme et du constitutionnalisme. D’autre part, il ne faut pas non plus surestimer l’importance quantitative de cette participation aux luttes politiques : les universitaires n’étaient pas un groupe social très nombreux (environ 12 000 étudiants et 1 400 enseignants de tous grades vers le milieu du siècle) et de surcroît la majorité d’entre eux ne se sont jamais engagés activement dans la politique. Si, malgré cela, les universités apparaissent comme un facteur politique important dans l’Allemagne de la première moitié du XIXe siècle, c’est surtout à cause du rôle qu’elles ont joué pendant les décennies qui précédèrent la révolution. Grâce à leur statut privilégié dû surtout à la considération dont elles jouissaient dans l’opinion publique allemande les universités – malgré les contraintes et les contrôles auxquels elles étaient soumises, elles aussi – ont pu demeurer alors les principaux, parfois même les seuls, foyers d’une pensée politique indépendante et les sièges de mouvements d’opposition. Dans l’Allemagne de la Restauration et du « système Metternich », les universités étaient restées les gardiennes de la flamme d’espoir qui avait illuminé l’Allemagne pendant un court moment vers 1810-1813, lorsqu’il avait semblé que le sursaut national 1

On trouvera chez Heide THIELBEER, Universität und Politik in der Deutschen Revolution von 1848, Bonn : Verlag Neue Gesellschaft, 1983, 269 p. une analyse détaillée de ces événements. ainsi qu’une bibliographie sur la question.

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contre la domination étrangère portait aussi en lui la promesse d’une Allemagne nouvelle, unie et libre. Les universités allemandes du XIXe siècle sont filles de la philosophie idéaliste et de l’esprit de réforme qui imprégnaient les milieux intellectuels allemands ainsi que la haute administration prussienne autour de 1810. La plupart d’entre elles existaient bien auparavant, certaines depuis des siècles déjà, mais aucune n’a pu se soustraire au mouvement de réforme parti de la nouvelle université de Berlin. Progressivement, le modèle berlinois s’est étendu à toutes les universités, d’abord en Prusse, puis dans le reste de l’Allemagne. On a assisté ainsi à un renouveau de tout le système universitaire, concernant moins les structures des institutions ou la pratique de l’enseignement que la conception de la mission de l’université et de son rôle dans l’État et la société2. A la fin du XVIIIe siècle, les universités allemandes étaient très étroitement liées aux États territoriaux : elles avaient pour principale fonction de fournir à ceux-ci les fonctionnaires, pasteurs et enseignants dont ils avaient besoin. Certains États, par exemple la Prusse de Frédéric II, n’hésitaient pas à interdire à leurs citoyens, sous peine de sanctions, d’aller étudier dans une « université étrangère », c’est-à-dire, dans ce cas, non prussienne. L’Aufklärung, qui a réussi à faire admettre, dans certaines limites, la « libertas sophandi », n’a en revanche rien changé à cet état de choses : la mission des universités se déduisait directement des besoins des États et principautés (petits ou grands) qui les entretenaient. C’est donc une nouveauté lorsque Humboldt, dans son argumentation pour persuader le roi de Prusse de créer une nouvelle université à Berlin3, insiste sur le fait que ce devrait être autre chose qu’une Landesuniversität. La nouvelle université de Berlin devrait au contraire manifester aux yeux de toute l’Allemagne que la Prusse, malgré ses grands malheurs, était plus que jamais décidée à occuper la première place en Allemagne dans le domaine de l’esprit et de la culture, qu’elle ne renonçait pas à exercer une influence décisive sur l’évolution intellectuelle et morale de la nation toute entière4. Il semble faire écho aux paroles du roi lui-même, qui avait déclaré que la Prusse devait « remplacer en force spirituelle ce qu’elle avait perdu en force

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Un choix des principaux textes de Schelling, Fichte, Schleiermacher, Humboldt et Hegel concernant la réforme de l’université a été publié en français, à l’initiative du Collège de Philosophie, sous le titre : Philosophies de l’Université, Paris : Payot, 1979, 391 p. 3 La création d’une université à Berlin avait été envisagée depuis l’accession au trône de Frédéric Guillaume III (1797) et, dès 1799, un plan élaboré par le philosophe Engel avait été discuté par le Cabinet. Mais le projet rencontrait une forte opposition, qui n’était pas due uniquement à la crainte des désordres que pourrait entraîner l’installation d’une université à Berlin. L’institution universitaire se trouvait à ce point déconsidérée à la fin du XVIIIe siècle que, par exemple, le ministre prussien von Massow proposa en 1790 de créer des établissements d’enseignement supérieur spécialisés pour la formation des médecins, juristes ou enseignants et de se contenter, pour le reste, c’est-à-dire la culture générale, des Gymnasien, C’était, à peu de choses près, la voie suivie en France à cette époque. Mais après la Paix de Tilsitt qui, en 1807, avait scellé la défaite et le démembrement de la Prusse (qui perdit en particulier Halle et son université), la question se posait en d’autres termes. (cf., F. PAULSEN, Geschichte des gelehrten Unterrichts, rééd., de la troisième édition, de 1921, Berlin : W, de Gruyter, 1965, t. II p. 3 et 249. 4 Cf. PAULSEN, op. cit. p. 251.

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physique »5. Mais la mission que Humboldt assigne à la nouvelle université dépasse ce cadre. Ses rapports avec l’État et la société ne seront plus platement utilitaristes. L’université continuera certes à former les cadres de la nation, mais ce ne sera plus sa fonction essentielle ou unique. Avant d’avoir à tenir compte des besoins immédiats de la collectivité, l’université est au service de la science, de l’esprit, du progrès moral et intellectuel de la nation et de l’humanité. Cette conception idéaliste (dans tous les sens du mot) de la mission de l’université portait en germe bien des conflits : il n’est guère facile de servir ainsi deux maîtres, et les exigences de la vérité ne coïncident pas toujours avec celles de la politique. Ce sera le lot constant des universitaires allemands de devoir choisir entre ces deux loyautés. Il n’en reste pas moins remarquable qu’une telle conception de l’université ait pu être élaborée et adoptée à un moment où, par exemple, la France impériale suivait une voie totalement opposée, en multipliant les grands établissements spécialisés, étroitement liés aux besoins de la société, et en rejetant plus ou moins la pensée indépendante et la recherche désintéressée hors de l’université. L’université « humboldtienne » est bien le produit de l’esprit « réformateur » prussien, visant à réaliser l’idéal d’un Kulturstaat dont le rayonnement dépasserait de loin les limites territoriales et servirait de principe intégrateur à la nation allemande. L’université de Berlin ouvrit ses portes à l’automne 18106. Elle servira de modèle pour celle de Breslau (1811) et celle de Bonn (1818) et, par la suite, sera progressivement imitée par tous les États allemands. Le tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècle voit le paysage universitaire allemand se modifier profondément. Beaucoup d’universités disparaissent : Wittenberg, Erfurt, Helmstedt, Rinteln, Duisburg, Altdorf, Cologne, Mayence, Trèves, Paderborn, Fulda, Bamberg, Dillingen, Herborn. Beaucoup d’entre elles n’avaient déjà plus guère d’étudiants ; pour d’autres, leur disparition est causée par la suppression de l’État ou de la principauté ecclésiastique qui l’avait créée. Certaines universités sont regroupées ou déplacées : Francfort/Oder rejoindra la nouvelle université de Breslau ; Ingolstadt, d’abord déplacée à Landshut, deviendra en 1826 la nouvelle université de Munich. La situation ainsi créée ne se modifiera plus de façon notable avant la deuxième moitié du XXe siècle. Le seul changement important au cours du XIXe siècle sera (en dehors de la création de l’université allemande de Strasbourg en 1872) la multiplication des établissements d’enseignement supérieur technique (Technische Hochschulen)7. Plusieurs d’entre eux remontent au début du XIXe siècle, mais leur développement est surtout sensible à partir des années soixante et dépasse donc le cadre que nous nous sommes fixé ici. Les nouvelles universités se composent, comme celles du XVIIIe siècle, de quatre facultés (cinq lorsqu’il y a deux facultés de théologie, une catholique 5

ibidem, p,250 Cette inauguration ne donna lieu à aucune manifestation particulière. L’université comportait 24 chaires : 3 pour la faculté de droit, 3 de théologie protestante, 6 de médecine et 12 pour la faculté de philosophie. Dans les années précédentes, des cours publics avaient déjà eu lieu dans les différentes disciplines (Fichte y enseignait depuis 1801, Schleiermacher depuis 1807). 7 Cf. entre autres, Hans-Werner PRAHL, Sozialgeschichte des Hochschulwesens, München : Kösel-Verlag, 1973, p. 364-367.

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et une protestante) : théologie, droit, médecine et philosophie. Cette dernière regroupe toutes les disciplines relevant de ce qu’on pourrait appeler les sciences fondamentales et la culture générale, entre autres les différentes branches de la philosophie, l’astronomie, les mathématiques, la physique et la chimie, la philologie ancienne et moderne, l’histoire, etc. Traditionnellement, la faculté de philosophie était considérée comme une sorte de propédeutique devant amener les étudiants à un niveau de culture générale suffisant pour entreprendre des études spécialisées, de médecine, de droit ou de théologie. À présent, elle gagne en importance et en prestige, en même temps que ses différentes composantes se développent et se diversifient. Sa première mission est de « donner aux étudiants une formation scientifique générale qui doit être la base de toute formation particulière, ainsi que des connaissances générales indispensables pour l’étude de la théologie, de la jurisprudence et de la médecine »8. On retrouve ici la fonction propédeutique, mais approfondie, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’acquérir des éléments de culture et des connaissances de base, mais une véritable « formation scientifique » fondamentale. Les étudiants de toutes les facultés sont donc invités à suivre les cours de la faculté de philosophie. Mais il ne semble pas, à en juger par les plaintes des professeurs et les rappels à l’ordre des autorités universitaires, que les futurs juristes et médecins (on s’accorde à dire que les théologiens se montraient plus dociles en la matière) se soient pressés aux cours des philosophes et des philologues9. Sans doute estimaient-ils que l’enseignement qu’ils avaient reçu dans les Gymnasien (eux aussi réformés et prolongés) leur donnait une formation générale suffisante et que d’autre part la masse de savoir spécialisé qu’ils devaient acquérir dans leurs facultés propres ne leur permettait guère de muser. À cela il faut ajouter que, dans la pratique, l’enseignement des facultés de philosophie correspondait de moins en moins à cette fonction propédeutique : au lieu d’un enseignement de culture générale, on y trouvait, de plus en plus, des cours faits par des spécialistes pour de futurs spécialistes. En effet, la seconde mission que se donnaient les facultés de philosophie, « développer les sciences propres à la faculté et former des spécialistes dans ces sciences », prenait rapidement le pas sur la première. On peut le constater aussi dans l’évolution des formes d’enseignement : aux cours magistraux (publics ou privés, c’est-à-dire payants) s’ajoute le « séminaire », qui prend de plus en plus d’importance. C’est là que se fait le véritable travail scientifique : on n’y transmet pas un savoir fini, on y apprend aux étudiants à « produire de la science » suivant l’exigence de Fichte. Les séminaires seront ainsi des « Pflanzschulen des wissenschaftlichen Verstandesgebrauchs »10. Les étudiants y préparent sous la direction de leurs profes8

Cité d’après PAULSEN, op. cit., p. 267 PAULSEN (op. cit., p. 267-270) rapporte plusieurs documents révélateurs à cet égard. C’est ainsi qu’un texte remis à tous les étudiants s’inscrivant à l’université de Berlin (1818 et années suivantes) insiste sur la nécessité absolue des études classiques (en particulier de savoir lire et écrire le latin) pour toute formation scientifique et s’élève contre l’opinion « immorale » selon laquelle le savoir doit être un moyen pour gagner sa vie. 10 FICHTE : Deducirter Plan einer zu Berlin zu errichtenden höheren Lehranstalt (1807), cité par F. PAULSEN, op. cit. p. 256. On trouvera ce texte en traduction française in : Philosophies de l’Université, op. cit. pp. 165-252.

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seurs des travaux scientifiques, en particulier leurs thèses. De ces pépinières sortiront les grands savants qui illustreront la science allemande au XIXe siècle dans tous les domaines 11. Le séminaire réalise l’exigence fondamentale de la nouvelle université selon Humboldt : l’étroite union entre l’enseignement et la recherche. Ce principe ne sera jamais remis en question ; il reste aujourd’hui encore l’idéal auquel se réfèrent pratiquement tous les systèmes universitaires. Le second principe humboldtien, en revanche, celui de la « liberté d’enseigner et d’apprendre » (Lehr- und Lernfreiheit) connaîtra rapidement de sérieuses avanies. En tant qu’il était déduit du principe plus général de la liberté d’opinion et d’expression, il suivra forcément le sort que connaîtra dans l’Allemagne de la Restauration ce droit fondamental qu’avaient prôné les philosophes du e XVIII siècle, qui avait été inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et que les armées de la Révolution avaient porté à l’Europe entière. Attaqué, rogné, nié, il fut rapidement remplacé par un système de surveillance et de censure plus ou moins tatillonne suivant les moments et les endroits. En Prusse, paradoxalement, les écrits universitaires échappèrent à la censure plus longtemps que les autres publications. C’est seulement après les décisions de Carlsbad que les universitaires furent soumis pour leurs écrits à la règle commune. Ils virent arriver dans leurs cours des auditeurs attentifs, notant chaque parole, et découvrirent vite qu’il s’agissait d’informateurs de police chargés de rapporter d’éventuelles déclarations subversives. La première moitié du XIXe siècle est ainsi émaillée d’«affaires» où des enseignants sont sanctionnés pour les opinions qu’ils ont professées, soit dans leurs cours, soit dans leurs écrits. Les sanctions pouvaient aller du simple blâme à l’emprisonnement, en passant par la révocation et l’exil. Et pourtant les universités restèrent, malgré tout, des refuges de la liberté de pensée et de parole. Cela est dû en grande partie au fait que les autorités hésitaient souvent à sanctionner les professeurs à cause du prestige dont ils jouissaient dans la population (contrairement au journaliste ou à l’écrivain politique) et à cause des désordres qui risquaient de naître d’une sanction prise à l’égard d’un membre de la communauté universitaire. En effet, souvent, les étudiants et les autres professeurs, même s’ils ne partageaient pas les opinions du collègue sanctionné se solidarisaient par esprit de corps. Par ailleurs un professeur révoqué, surtout s’il s’agissait d’un savant de renom, retrouvait généralement un poste dans une autre université allemande, car l’appréciation du caractère subversif des opinions politiques variait d’un État à l’autre. Pour ces raisons et aussi à cause de la « circulation des élites » qui se faisait normalement entre les universités allemandes, celles-ci gardaient un statut privilégié. Chacune d’entre elles, prise isolément, était certes étroitement subordonnée aux autorités politiques locales, mais, prises globalement, elles constituaient comme un réseau, une sorte d’institution nationale, avant même que la nation allemande se trouvât unifiée. Elles préfiguraient une Allemagne qui n’existait pas encore. 11

Cf. Thomas NIPPERDEY, Deutsche Geschichte 1800-1866, Bürgerwelt und starker Staat, München : C. H. Beck, 1993 (p. 494 et suiv.) ou F. SCHNABEL, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert. 2e éd, Freiburg : Herder, 1950, t. 3 : Erfahrungswissenschaften und Technik, 500 p.

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Mais le principe de la Lehr- und Lernfreiheit signifiait aussi que chaque professeur déterminait librement les sujets des cours qu’il donnait, que chaque étudiant était libre de suivre les cours qui l’intéressaient et qui lui paraissaient importants. C’est également une conséquence logique de la conception humboldtienne : le professeur ne doit pas se laisser guider, pour le choix de ses sujets de cours, par des considérations utilitaristes, mais uniquement par des raisons scientifiques ; de son côté, l’étudiant est seul responsable de sa formation (Bildung) ; il doit la poursuivre seul et en toute liberté (in Einsamkeit und Freiheit)12. Moins politique, moins dangereuse par conséquent que la liberté de parole, cette forme de « liberté académique » s’est maintenue plus longtemps Pourtant elle a connu, elle aussi, une érosion constante par la multiplication des Studienordnungen édictées par les universités à la demande des ministères, et par une réglementation de plus en plus précise des conditions d’admission aux emplois publics et aux examens d’État (Staatsexamen). C’est ainsi que s’est établi un équilibre relativement satisfaisant entre les deux fonctions principales de l’université : donner une formation adéquate aux cadres intellectuels et administratifs de la nation tout en restant des établissements scientifiques de haut niveau et en fournissant à une pléiade de grands savants les moyens de poursuivre des recherches très spécialisées. Les nouvelles universités allemandes n’ont pas connu dans la première moitié du XIXe siècle de croissance importante : leur nombre, après avoir diminué considérablement au début du siècle, s’est stabilisé pour de longues décennies autour du chiffre de 20 universités (contre 39 à la fin du XVIIIe siècle). Le nombre des chaires occupées par des professeurs titulaires (Ordinarien) a diminué lui aussi, passant de 791 en 1796 à 605 en 186013. En revanche le nombre total d’enseignants augmente, car celui des professeurs non titulaires (Extraordinarien) passe dans le même temps de 141 à 433, tandis que celui des Privatdozenten connaîtra une croissance encore plus importante et passe de 86 à 459. Comme les universités sont moins nombreuses, le nombre moyen de professeurs par université augmente, de 26 à 73, entre 1796 et 1860. Cette augmentation concerne principalement les nontitulaires : les Ordinarien passent de 20 à 30, les Extraordinarien de 4 à 21 et les Privatdozenten de 2 à 22. Cette dernière catégorie pose un problème tout particulier puisqu’il s’agit d’enseignants « habilités » à donner des cours, mais n’ayant ni poste, ni traitement régulier (seulement les Kolleggelder: droits versés par les étudiants qui suivent leurs cours). Il ne faut pas perdre de vue, bien entendu, qu’il s’agit là de chiffres globaux et de moyennes : dans les différentes universités les situations pouvaient être très variables. Il n’en reste pas moins que, d’une manière générale la structure du corps enseignant des universités allemandes s’est modifiée de manière caractéristique. Dans l’université traditionnelle, les magister ou les professeurs formaient une corporation dont tous les membres avaient les mêmes droits et prérogatives ; à présent nous nous trouvons en présence 12

W. von HUMBOLDT, « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin » (1809-1910) in : Philosophies de l’Université, op. cit., p.319-329. 13 Chiffres d’après H. W. P RAHL, op. cit. p. 208-210.

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d’une structure hiérarchique dans laquelle une minorité dispose seule de la plénitude des droits et prérogatives et décide pour les autres. En effet, seuls les Ordinarien siègent dans le Conseil qui dirige en principe l’établissement et élit son recteur. Si on ajoute à cela les différences de revenus et de position sociale, on voit quel abîme s’ouvre entre l’Ordinarius, dont le prestige social égale celui des plus hauts fonctionnaires de l’État et le pauvre Privatdozent forcé de vivre d’expédients. Pourtant, si le pouvoir des professeurs titulaires est absolu lorsqu’il s’agit de juger de la valeur d’une thèse ou de décider d’un programme de recherche, il l’est en réalité beaucoup moins pour ce qui est de la gestion de leur université. Le Conseil des Ordinarien qui est censé diriger l’université, est tenu par l’État sous une surveillance étroite. Depuis 1819 au plus tard (décisions de Carlsbad), il y a dans chaque université un représentant du gouvernement doté de pleins pouvoirs (Bevollmächtigter) : celui-ci assiste aux délibérations, participe aux décisions et a le dernier mot en matière disciplinaire. Ces mesures de surveillance, auxquelles s’ajoute, dans la majorité des cas, la tutelle financière, ont encore été aggravées après 1833 et l’« affaire de Francfort ». Elles sont certes appliquées diversement suivant les États : le grand-duché de Saxe-Weimar, faisant preuve d’un grand libéralisme, a laissé vacant pendant de nombreuses années le poste de représentant du gouvernement à l’université d’Iéna ; dans d’autres cas, on a même remarqué que l’action du « curateur » plénipotentiaire avait été tout à fait positive et avait permis de combattre le conservatisme borné du Conseil des Ordinarien (c’est ce qu’on dit de Bethmann-Hollweg à Bonn) ; mais le plus souvent cette surveillance était exercée de façon pointilleuse et brutale, surtout lorsque le représentant du gouvernement était un commissaire de police ou le préfet de police lui-même (p. ex. à Göttingen après un « putsch des Privatdozenten » en 1831 et à Breslau). Il y eut également, au cours de ces décennies, des tentatives répétées des États pour modifier les statuts des universités afin de limiter les attributions du Conseil. Cette instance jugée trop lourde, manquant de souplesse et de dynamisme, souvent aussi trop peu docile, verra ses compétences réduites dans la plupart des cas. Le Conseil deviendra une assemblée délibérative déléguant la direction de l’université à une commission restreinte, le Sénat, dont les membres seront en partie nommés par l’État. Ainsi le principe de la Ordinarienuniversität, contesté par les non-titulaires, qui réclamaient une part du pouvoir, se trouvait aussi menacé par l’État, autorité de tutelle soucieuse de rogner l’autonomie des universités. Il est même arrivé que les deux forces se coalisent, l’État utilisant les revendications des non-titulaires pour imposer aux titulaires une limitation de leurs pouvoirs (p. ex. à Leipzig en 1850)14. La situation conflictuelle créée dans les universités par l’existence d’une catégorie de plus en plus nombreuse d’enseignants qui, tout en ayant pour l’essentiel les mêmes responsabilités que les titulaires, n’en avaient ni les avantages matériels ni les pouvoirs, se traduira, à la faveur des événements 14

H. THIELBEER (op. cit. p. 190-191) décrit en détail cette affaire, qui se terminera par un compromis entre les Ordinarien et l’État au détriment des non-titulaires ; ceux-ci restèrent exclus des instances de décision.

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de 1848, par un certain nombre d’actions et de revendications présentées de façon plus ou moins énergique15. La multiplication des non-titulaires correspond à diverses nécessités. Elle résulte d’une part de la diversification des enseignements : les spécialités et les disciplines nouvelles seront d’abord confiées à des Extraordinarien ; si elles s’imposent, on crée la chaire correspondante. Il en est de même des Privatdozenten, qui proposent généralement des enseignements très spécialisés en espérant que le succès qu’ils rencontreront auprès des étudiants justifiera leur promotion au rang d’Extraordinarius, voire même la création ou l’attribution d’une chaire. L’institution des enseignants non titulaires s’avère de ce fait tout à fait bénéfique pour la diversification des disciplines et le progrès des sciences. Mais en même temps c’est un moyen efficace pour contrôler et discipliner les jeunes enseignants. Ils dépendent des Ordinarien pour tout ce qui concerne les titres universitaires, la Promotion (doctorat) et l’Habilitation (procédure qui s’est instituée progressivement dans la plupart des facultés au cours de la première moitié du siècle et qui donne la venia legendi, le droit d’enseigner, notamment comme Privatdozent en attendant un poste). Mais pour obtenir un poste, ils dépendent surtout de l’État, qui nomme les professeurs et qui exerce cette prérogative souvent sans suivre les avis de la faculté et en tenant compte autant de critères politiques que de critères scientifiques. Cela ne pouvait manquer d’influer aussi sur les comportements politiques de ces enseignants. Si la majorité estimait sans doute que seule une totale soumission et un parfait conformisme politique pouvaient leur apporter rapidement la promotion désirée, d’autres trouvaient dans leur situation une raison de plus pour s’en prendre à un État qui ne savait pas reconnaître leurs mérites. Comme le dit un poème satirique anonyme de l’époque 16 Privatdozent ist krank und bleich an Hunger und an Durst nur reich weil ihn nicht zahlen tut der Staat wird er ein roter Demokrat.

Ce serait cependant une erreur de ramener le rôle politique des universités à ces considérations personnelles et d’attribuer les actions politiques des enseignants à leurs ambitions déçues. Ce serait oublier que les universités allemandes, pour la première fois dans leur histoire, se trouvent investies en ce début du XIXe siècle d’une fonction politique. Dans une Allemagne toujours morcelée, les universités réformées dans l’esprit de 1810 se considèrent plus ou moins comme des institutions « nationales », dépositaires du patrimoine culturel et garantes de l’avenir de la nation allemande. C’est un moment unique dans leur histoire ; il prendra fin avec l’échec de la révolution de 1848. Ainsi, s’il est vrai que la majorité des professeurs ne se sont guère engagés dans les controverses et les luttes politiques, préférant vivre exclusivement pour leur recherche et leur enseignement, que d’autres 15

En particulier à l’occasion d’une réunion qui regroupa en septembre 1848 à Iéna des représentants des enseignants de toutes les universités allemandes à l’exclusion des universités prussiennes. Pour les enseignants prussiens, une réunion fut convoquée à Berlin l’année suivante. Les principales revendications des non-titulaires concernaient leur participation à la gestion des universités et les problèmes d’avancement. CF. H. THIELBEER, op. cit. en particulier pp. 163-168, 176-178, 199-212. 16 Cité par THIELBEER, op. cit., p. 152.

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mettaient leur savoir, leur prestige et leur plume au service du pouvoir et combattaient farouchement toute velléité de réforme, il y avait aussi de nombreux professeurs qui se sont fait les porte-parole de toutes les aspirations au changement. Dans bien des cas, il s’agissait d’anciens membres des Burschenschaften de 1815-1819 restés fidèles à leur idéal de jeunesse. On les retrouvera, nombreux, au Parlement de Francfort. La dispersion de cette première assemblée nationale allemande marquera aussi la fin du personnage de « professeur politique » dans les universités allemandes. Le professeur politique17 n’est pas un révolutionnaire. Homme de science et du verbe, il veut convaincre et non contraindre. Après avoir soigneusement analysé les données du problème, il s’adresse à ses concitoyens et aux souverains pour les persuader de procéder aux réformes nécessaires pour que l’Allemagne prenne sa place parmi les nations modernes et pour que la bourgeoisie allemande puisse participer au vaste mouvement d’expansion économique qui est déjà en train de se développer dans les États voisins comme la France et la Grande-Bretagne. Juriste comme K. Th. Welcker, K. W. von Rotteck, K. J. Mittermaier, R. Mohl ou S. Jordan18, il a étudié les constitutions en vigueur dans d’autres pays et y a puisé les éléments du modèle qu’il propose pour l’Allemagne. Historien, comme G. Gervinus, G. Freytag ou F. G. Dahlmann 19, il cherche à faire prendre conscience aux Allemands de leur identité nationale, fondée sur un passé prestigieux, notamment sur le plan culturel. Le professeur politique ne se contente cependant pas d’être un homme de cabinet et un enseignant. Il s’adresse au grand public par ses ouvrages20. Lorsqu’il est citoyen d’un des États allemands bénéficiant déjà d’une constitution et d’assemblées représentatives, il se fait élire dans le Parlement local et défend ses idées du haut de la 17

Cf., Franz SCHNABEL, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, 2e éd., Freiburg, Herder, 1949, t. lI, p. 205 et suiv. Il montre en particulier que le « professeur politique » a joué en Allemagne un rôle analogue à celui de « l’avocat politique » dans d’autres pays. 18 Karl Theodor WELCKER (1790-1869) enseigna successivement à Kiel, Heidelberg, Bonn (1819) et Fribourg (1823). Son activité de professeur, de publiciste et d’homme politique libéral lui valut à plusieurs reprises d’être poursuivi et sanctionné. Il siégea au Landtag de Bade, puis au Parlement de Francfort. Karl von ROTTECK (1775-1840), Historien et Juriste à l’université de Fribourg, député au Landtag où il anime le parti libéral, il est chassé de sa chaire en 1832, en même temps que WELCKER, et se consacre ensuite avec celui-ci à la rédaction du Staatslexikon (1834-1844). Karl Joseph MITTERMAIER (1797-1867), Juriste à Landshut, Bonn puis Heidelberg, Il sera député au Parlement de Francfort. Robert von MOHL (1799-1875). Chassé de sa chaire à Tübingen en 1845 pour avoir critiqué le gouvernement : professeur à Heidelberg à partir de 1847. Après avoir siégé à Francfort en 1848, il fera une brillante carrière politique. Silvester JORDAN (1792-1861). Professeur de droit à Marbourg, il passera plusieurs années en prison entre 1839 et 1845 et siégera en 1848 à l’Assemblée nationale de Francfort. 19 Georg Gottfried GERVINUS (1805-1871). Son œuvre d’historien, en particulier son Histoire de la littérature nationale allemande (1835-1842) a beaucoup contribué au développement du sentiment national. Nommé professeur à Göttingen en 1835, il est révoqué en 1837. Il siégea au Parlement de Francfort en 1848. Gustav F REYTAG (1816-1895), dont l’œuvre littéraire reflète l’évolution de la bourgeoisie allemande au XIXe siècle, a fait une courte carrière universitaire comme Privatdozent à Breslau (1839-1844). Friedrich Christoph DAHLMANN (1795-1960), Historien, il a enseigné à Kiel, puis à Göttingen (1823-1837). Après sa révocation, il trouvera une chaire à Bonn en 1842 et jouera un rôle politique important après 1840. 20 Par exemple K. Th. WELCKER, qui publia en 1814 les Kieler Blätter avec F.C. DAHLMANN, puis à Fribourg Der Freisinnige, interdit en 1832.

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tribune. Mais, ce faisant, il s’expose et se trouve souvent en butte à la répression politique : il sera chassé de sa chaire (Rotteck, Wehler, Mohl, etc.), chassé de la ville (J. Grimm, Gervinus, Dahlmann, trois parmi les « Sept de Göttingen ») et parfois même emprisonné (p. ex. S. Jordan). Il trouve cependant presque toujours une compensation à ses malheurs et, en tout cas, il aura le réconfort de constater la solidarité que lui manifeste la communauté universitaire, professeurs et étudiants. Vis-à-vis de l’opinion publique, sa stature ne fait que grandir : aux lauriers du héros s’ajoute l’auréole du martyr. Dans les années quarante, on voit un autre type de professeur politique faire son apparition dans les universités allemandes. Pendant les années qui précèdent la révolution de 1848, c’est sur eux que se concentre l’attention du public et des autorités. Ce sont des hommes plus jeunes, qui n’ont pas encore fait beaucoup de chemin dans l’institution universitaire : ils sont Privatdozent ou, dans le meilleur des cas, Extraordinarius. Par leur âge comme par leur statut social, ils sont proches de leurs étudiants et exercent généralement sur ceux-ci une grande influence. Ils appartiennent à une génération qui n’a pas participé aux guerres de libération et qui n’a pas partagé les illusions de cette époque. On ne retrouve pas chez eux le pathos nationaliste qui caractérise la génération de 1815. Leurs conceptions sont beaucoup plus radicales, tant en matière politique et sociale qu’en matière philosophique et religieuse. Ils sont prêts à bouleverser l’ordre social et politique tout entier. Cette pensée prend sa source chez Hegel, réinterprété par les « hégéliens de gauche » ou « jeunes hégéliens » (le maître lui-même est mort en 1831). Leurs chefs de file sont D. F. Strauss, L. Feuerbach, Bruno Bauer21, Lorenz von Stein, Arnold Ruge22. Ils lisent les Hallesche Jahrbücher, admirent les écrivains de la Jeune Allemagne et les font connaître à leurs étudiants. Cela montre bien d’ailleurs que le centre de gravité de la vie politique et en particulier de l’opposition démocratique est en train de se déplacer au cours des années quarante : il passe des universités aux milieux littéraires et journalistiques23. La révolution de 1848 sera en quelque sorte le chant du cygne des universités allemandes dans le domaine politique. On verra alors les professeurs au Parlement de Francfort, les Privatdozenten aux côtés des étudiants dans les rues ou sur les barricades. Certains d’entre eux joueront un rôle important 21

David Friedrich STRAUSS (1803-1874). Le scandale provoqué par sa Vie de Jésus (1835) lui ferma définitivement les portes de l’université. Ludwig Andreas FEUERBACH (1804-1872). Privatdozent à Erlangen en 1828, il tente vainement pendant plusieurs années d’obtenir une chaire. En 1836, il quitte l’université, mais ses écrits continueront à y être lus et ardemment discutés. Bruno BAUER (1809-1882]. Privatdozent à Berlin en 1834, déplacé à Bonn en 1939, frappé d’interdiction d’enseigner en 1842, il déploya dès lors une intense activité littéraire et journalistique. 22 Arnold RUGE (1802-1880]. Ancien Burschenschafter, emprisonné de 1824 à 1830, Privatdozent à Halle de 1832-1841. Il exerça une grande influence avec ses Hallesche Jahrbücher (1837), qui devinrent en 1841 les Deutsche Jahrbücher, puis dans l’exil parisien, les Deutsch-Französische Jahrbücher, Ruge siégea au Parlement de Francfort à l’extrêmegauche. Lorenz von STEIN (1815-1890). Professeur d’économie politique et de droit constitutionnel, disciple de Hegel, il enseigna à Kiel de 1846 à 1851, puis à Vienne de 1855 à 1885, 23 Le cas de Karl MARX illustre parfaitement cette évolution. Dès la fin de ses études, il se tournera délibérément vers le journalisme (Rheinische Zeitung, Deutsch-Französische Jahrbücher, Vorwärts, Neue Rheinische Zeitung).

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dans les assemblées où l’on discutera de l’avenir des universités (p. ex. l’assemblée d’Iéna du 21 au 24 septembre 1848, celle de Berlin du 24 septembre au 12 octobre 1849 ou la réunion des Jeunes Hégéliens à Francfort du 27 au 29 août 1848)24. Au début du XIXe siècle, les effectifs d’étudiants fréquentant les universités allemandes ont atteint les chiffres les plus bas enregistrés depuis la Guerre de Trente Ans 25. Ils varient entre 5 000 et 6 000 pour les années 1796 à 1810 et tombent même en dessous de 5 000 entre 1811 et 1815 (au début du XVIIIe siècle il y avait encore près de 9 000 étudiants dans les universités allemandes). Après 1815, cependant, on enregistre une expansion rapide, qui culmine en 1830/31 avec 15 838 étudiants. Elle est suivie d’une régression tout aussi rapide, mais moins ample, puisque dès 1835 les effectifs se stabilisent autour de 12 000 environ. Ils resteront à ce niveau jusque dans les années soixante. Ces 12 000 étudiants sont répartis de façon très inégale entre les vingt universités allemandes, mais en aucun cas les effectifs des universités ne dépassent alors 2 000. En 1835, l’université la plus peuplée, celle de Berlin, compte 1 807 étudiants. Elle est suivie de Munich (1 417) et de Leipzig (1 016). Dans toutes les autres universités, les étudiants se comptent par centaines, Rostock devant même se contenter cette année-là de 88 étudiants. La répartition est inégale suivant les facultés. En 1830/31, sur 1 000 étudiants, 269 sont inscrits en théologie protestante, 114 en théologie catholique, 284 en droit, 148 en médecine et 185 en faculté de philosophie. Entre 1830 et 1860, cette répartition des étudiants subira des modifications. Faibles en amplitude, elles sont néanmoins significatives d’une évolution qui s’amorce alors et qui se poursuivra pendant toute la fin du siècle : baisse relative des effectifs dans les facultés de théologie et de droit, augmentation en médecine et surtout en philosophie. En 1908/09 cette dernière accueille la moitié des étudiants allemands26. La diversification des disciplines qui composent la faculté de philosophie est certainement une des raisons de ces glissements, surtout si l’on songe à l’essor considérable que les sciences exactes connurent à cette époque. La seconde raison est a voir dans le développement de l’enseignement secondaire : de plus en plus, les facultés de philosophie ont pour tâche principale de former ces maîtres, alors qu’au début du XIXe siècle ils étaient surtout formés dans les facultés de théologie. On ne possède pas de chiffres très précis et très sûrs quant à l’origine sociale des étudiants au début du siècle.27 Elles montrent cependant que l’accès aux universités devient au XIXe siècle de plus en plus un privilège réservé à l’aristocratie et à la bourgeoisie : la généralisation de l’exigence du baccalauréat, qui nécessitait des études secondaires longues et coûteuses au Gymnasium a été sans doute à cet égard un moyen beaucoup plus efficace que les « Edicte wider die Studiersucht der niederen Classen » pris au XVIIIe

24

Cf. H. THIELBEER, op. cit. p.163 et suiv. Source : H. W. PRAHL, op. cit. p. 370. 26 Source : Preussische Statistik, H, 235 Statistik der Landesuniversitäten für das Studienjahr Ostern 1911/1912. Berlin, 1913, p.33. 27 CF. H. W. PRAHL, op, cit. p. 277 et suiv., ainsi que : Peter LUNDGREEN, Sozialgeschichte der deutschen Schule im Überblick, T.1 : 1770-1918, Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1980, p. 108.

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siècle28. Les réformateurs de l’université avaient certes souhaité que celle-ci fût ouverte aux « talents de toutes les couches et classes ». Mais cela est resté dans une très large mesure un vœu pieux. Les chiffres montrent que plus de la moitié des étudiants étaient issus vers 1845 de familles d’Akademiker, c’est-à-dire que les pères de ces étudiants avaient eux-mêmes fait des études supérieures et occupaient des positions sociales élevées. L’autre moitié des étudiants était issue, pour près de 30% de la bourgeoisie aisée (Besitzbürger) et pour moins de 20% des classes moyennes (Mittelstand), c’est-à-dire de familles d’artisans, de fonctionnaires subalternes, de petits commerçants, etc. Les études universitaires jouent bien un rôle de promotion sociale, mais il est essentiellement limité à la bourgeoisie : elles permettent aux enfants issus de cette classe de progresser dans la hiérarchie sociale et même, dans une certaine mesure, de concurrencer la noblesse pour l’accès aux positions dirigeantes dans l’État et la société. La réglementation de plus en plus stricte des examens donnant accès aux emplois publics constitue sans aucun doute un élément d’égalisation des chances... pour ceux qui ont la chance d’accéder à l’université. Seules les facultés de théologie et, dans une proportion moindre, les facultés de philosophie permettent à un petit nombre d’enfants des couches populaires de sortir de leur condition et de faire une carrière dans l’enseignement ou dans le clergé. Ce sont là typiquement des métiers « plate-forme » pour l’ascension sociale : la seconde génération pourra ensuite prétendre aux plus hautes destinées. C’est dans les facultés de droit en revanche que la sélection sociale est la plus rigoureuse : les catégories sociales supérieures (Akademiker et Besitzbürger) y sont sur-représentées par rapport à la moyenne des étudiants. Ce recrutement social des étudiants n’a guère varié au cours de la première moitié du XIXe siècle. La période de stagnation des effectifs, qui a duré de 1830 à 1860 environ, a même accentué le caractère sélectif de l’accès à l’enseignement supérieur. C’est seulement vers la fin du siècle que les effectifs ont connu une croissance importante, plus forte que la croissance de la population. Parallèlement on verra augmenter la proportion d’étudiants originaires du « nouveau Mittelstand », c’est-à-dire de cette classe des techniciens et des employés, de plus en plus nombreuse dans une société en voie d’industrialisation rapide. Dans les décennies qui précèdent la révolution de 1848, les étudiants représentent au total une population peu nombreuse : en moyenne environ 0,025% de la population totale (soit 25 étudiants pour 100 000 habitants)29. Mais si l’on veut apprécier le statut social de ce groupe et l’importance du rôle qu’il a pu jouer dans les phénomènes de prise de conscience politique ou même dans les actions politiques concrètes, il ne faut pas se référer à ce chiffre abstrait. Il ne rend pas compte de la place réelle que le groupe social des étudiants a tenue dans son environnement social. En effet, la plupart des universités étaient situées dans des villes de moins de 30 000 habitants, certaines même dans de petites villes de moins de 8 000 habitants (p. ex. Iéna ou Göttingen). De ce fait, la population étudiante constituait souvent un 28

Selon H. THIELBEER, op. cit., p.240. il y avait au XVIIIe siècle dans les universités allemandes. environ 30% de « pauperes », Sur les efforts des autorités pour endiguer le flot des étudiants cf. F. PAULSEN op. cit. p. 94 et suiv. 29 Chiffres d’après H. THIELBEER, op. cit. p.15 et P. LUNDGREEN, op. cit., p.107.

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pourcentage relativement important de la population locale : jusqu’à 12% (Göttingen) et souvent autour de 5% (Bonn, Heidelberg, Giessen, Iéna)30. Ajoutons que les étudiants, malgré la mauvaise réputation que leur valaient leurs mœurs et leur morgue, jouissaient néanmoins d’un certain prestige social. D’une part, ils bénéficiaient de la considération dans laquelle était tenue l’institution universitaire dans son ensemble : ils étaient des « citoyens académiques », des « fils des muses » 31, avec un statut particulier et des privilèges hérités du moyen âge. D’autre part, c’était en grande majorité des fils de bonne famille, de « jeunes messieurs ». Ces privilégiés du savoir et de la naissance se sentaient donc tout spécialement appelés à jouer un rôle déterminant dans la vie de la cité. La vie associative a toujours été très active parmi les étudiants allemands et c’est surtout à travers leurs différentes associations qu’ils ont joué un rôle politique32. Il n’est pas aisé de donner un tableau d’ensemble de ces associations : c’était un domaine extrêmement complexe où la situation variait d’un État à l’autre, d’une université à l’autre. Parfois les associations changeaient de nom sans changer de nature ; de même on trouvait sous le même nom des associations de nature différente, suivant le moment ou suivant l’université. Enfin le jeu des scissions et des regroupements ne connaissait guère de répit. À la fin du XVIIIe siècle, le déclin des universités allemandes n’avait pas seulement eu des effets fâcheux sur la qualité de l’enseignement et sur les effectifs d’étudiants : il était tout aussi sensible dans la dégradation des mœurs estudiantines. Nombreux furent les textes de l’époque qui fustigeaient ou raillaient la vie dissolue, la grossièreté, les habitudes d’intempérance, le mépris du bourgeois, du « philistin », par quoi se distinguaient les étudiants. Plus que dans les salles de cours, leur vie se concentrait dans les auberges et autres lieux de réunion des diverses associations. Encore convient-il de faire une distinction entre les Orden et les Landsmannschaften. Les premiers étaient des associations relativement policées. De création assez récente, elles portaient l’empreinte de la franc-maçonnerie, tant dans leurs rituels que dans leur idéologie, d’inspiration rationaliste et universaliste. Elles ne devaient d’ailleurs pas survivre aux bouleversements du tournant du siècle. De toute manière, c’étaient les Landsmannschaften qui tenaient, au propre comme au figuré, le haut du pavé dans la quasi totalité des universités allemandes. Héritières des « nations » qui regroupaient les 30

CF. H. THIELBEER, op. cit. p. 30. Nous ne nous attarderons pas sur la description de la vie estudiantine, qui a fait l’objet de nombreux ouvrages, (Cf. G. BIANQUIS, La vie quotidienne en Allemagne à l’époque romantique, Paris : Hachette, 1959 ou Peter KRAUSE, O alte Burschenherrlichkeit. Die Studenten und ihr Brauchtum, Graz-Wien-Köln, 1979. Rappelons que pour la plupart des délits et en particulier pour tout ce qui concernait le duel, les étudiants relevaient d’une juridiction universitaire et non des tribunaux ordinaires : au lieu de la prison, ils risquaient le « Karzer », qui n’était nullement considéré comme infamant, Signalons aussi la pratique du Auszug : en cas de conflit grave entre les étudiants et les autorités de la ville, ils organisaient un « exode » et allaient s’établir dans une localité voisine. Généralement les autorités devaient négocier le retour des étudiants en traitant avec les représentants de ceux-ci d’égal à égal et souvent en leur donnant satisfaction sur les points en litige. 32 L’histoire des associations d’étudiants a été abondamment étudiée en Allemagne. Citons deux « classiques » : F. SCHULZE u. P. SZYMANK, Das deutsche Studententum von den ältesten Zeiten bis zur Gegenwart, 4e éd., München, 1932 : F. HEER, Geschichte der deutschen Burschenschaft (nombreux volumes). 31

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étudiants dans les universités du moyen âge, elles avaient maintenu le principe de territorialité. Cela se traduisait aussi dans les noms qu’elles se donnaient, Franconia, Borussia, Saxonia, etc. Avec leurs uniformes colorés, leurs épées, leur jargon et leur rituel (le Komment) et leur code de l’honneur dérisoire et archaïque, aux conséquences parfois tragiques lorsqu’un duel tournait mal, ces associations dominaient la vie estudiantine et parfois même marquaient de leur empreinte la vie quotidienne dans les petites villes universitaires. Les malheurs de la patrie et le vent de réforme qui s’est mis à souffler en Allemagne dans la première décennie du XIXe siècle ont également remis à l’ordre du jour la question de la réforme des mœurs estudiantines33. Aux motivations morales venaient se joindre des considérations nationales. En effet, les Landsmannschaften ne reflétaient-elles pas, sous une forme caricaturale, le morcellement de l’Allemagne et un particularisme qu’il s’agissait précisément de dépasser ? On assista d’abord à des tentatives pour regrouper les Landsmannschaften d’une même université. Les délégués des différentes associations réunis en Senioren-Convent pouvaient ainsi parler au nom de tous les étudiants d’une université, en dépassant les rivalités et les affrontements traditionnels entre groupes. Ces derniers gardèrent cependant leur autonomie et ne changèrent rien à leurs principes et leurs comportements. C’est seulement au moment des guerres de libération que les objectifs des réformateurs, en particulier leur volonté de substituer au patriotisme territorial un patriotisme national, semblèrent trouver un écho parmi les étudiants : leur participation massive aux campagnes contre Napoléon avait certainement contribué à leur faire prendre conscience du destin national de l’Allemagne et de leur responsabilité en la matière. Ils entendirent alors les appels lancés par E. M. Arndt qui, en 1814-1815, proposa la création de sociétés à la fois patriotiques et morales, les Deutsche Gesellschaften, dont le principal objectif devait être de maintenir intacte la flamme idéaliste des années du soulèvement et d’œuvrer pour la réalisation d’une Allemagne nouvelle. L’idée fut reprise notamment par une association estudiantine de Heidelberg, la « Teutonia ». Mais le principal artisan de la réforme des associations d’étudiants fut F. L. Jahn. Dès 1811, celui-ci avait soumis à Fichte, alors premier recteur de l’université de Berlin, son projet de création d’un nouveau type d’association, qu’il appelait Burschenschaft et qui devait réunir tous les étudiants d’une université : « Die gesamte Burschenschaft jeder höheren Schule macht ein Ganzes aus, ein freies Gemeinwesen freier Leute »34. Jahn ne fut pas entendu tout de suite : c’est seulement au retour des campagnes de 1813-1814 que l’idée prit corps. D’abord à Halle, où l’expérience tourna court, puis à Iéna, où fut créée le 12 juin 1815 la première véritable Burschenschaft, après que les Landsmannschaften existantes se furent sabordées. Il apparaissait clairement dans les statuts de la Burschenschaft, que l’unification des associations d’étudiants était conçue comme un prélude à l’unification de la patrie. Elle se donna comme devise : 33

Notamment sous l’impulsion de FICHTE. Devenu plus tard recteur de l’université de Berlin il y poursuivra ses efforts pour amender les mœurs estudiantines. Il se heurtera chaque fois à une opposition violente des associations et devra limiter ses ambitions, 34 Cité d’après F. SCHNABEL, op. cit.,, t. 2, p. 240.

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Honneur, Liberté, Patrie et adopta les couleurs rouge et noir, auxquelles viendra se joindre bientôt l’or. Ces trois couleurs Noir-Rouge-Or, où l’on voulait voir les couleurs de l’ancien Empire, seront le signe de ralliement de toutes les Burschenschaften, avant de devenir l’emblème de toutes les aspirations démocratiques en Allemagne35. Très rapidement des Burschenschaften se constituèrent sur le même modèle dans d’autres universités allemandes, mais non dans toutes. Il faut remarquer aussi qu’à part Iéna, seule l’université d’Erlangen a vu les Landsmannschaften traditionnelles se dissoudre pour rejoindre en bloc la nouvelle association. Partout ailleurs les Burschenschaften se trouvaient donc être une association parmi d’autres, ayant certes pour vocation d’accueillir tous les étudiants, mais obligée de les disputer aux associations rivales. Placées en situation de concurrence, les Burschenschaften ont été amenées à accentuer ce qui les distinguait des autres. Étant donné que l’Allemagne nouvelle et unie qu’ils appelaient de leurs vœux devait prendre les traits de l’Allemagne d’antan et retrouver la gloire perdue du Saint-Empire, les membres de la Burschenschaft manifestaient cette référence au passé (notamment au passé médiéval, remis au goût du jour par le romantisme) dans leur habillement altdeutsch et même leur coupe de cheveux. C’est également pour retrouver la pureté des mœurs des anciens qu’ils combattaient les mœurs dissolues des associations traditionnelles. Enfin ils veillaient à donner à leurs associations des noms rappelant l’unité de la nation et son passé glorieux : Arminia, Germania, Teutonia. L’unification des associations d’étudiants d’une même université était la première étape ; elle devait être suivie de l’unification des associations sur le plan national. Ce fut un des objectifs du rassemblement qui réunit 468 membres des Burschenschaften, les 18 et 19 octobre 1817 à Eisenach et à la Wartburg. Le prétexte était la célébration du 300e anniversaire de la Réforme et du 4e anniversaire de la bataille de Leipzig : amalgame curieux, mais tout à fait caractéristique, entre un patriotisme d’essence religieuse et culturelle et un patriotisme guerrier ; entre le « libérateur des esprits », Luther, et le libérateur du territoire, Blücher. L’ambiguïté caractérisait aussi la manifestation elle-même. Tandis que les festivités de la journée avaient nettement un caractère religieux avec prières, cantiques et discours, dans la soirée, à l’issue d’une retraite aux flambeaux, la politique fit son apparition : un petit groupe d’étudiants livra aux flammes des symboles de la réaction et quelques livres d’auteurs réactionnaires. Ce fut une situation qu’on retrouvera souvent dans l’histoire des associations estudiantines allemandes au début du XIXe siècle : une majorité se contentait de rêver à une Allemagne rénovée, différente de celle qui était née des maquignonnages de Vienne ; 35

Lors de l’assemblée constitutive de l’Allgemeine deutsche Burschenschaft, un porte-parole des étudiants déclara que les trois couleurs noir-rouge-or étaient « les anciennes couleurs allemandes ». Il n’en a jamais rien été, même si l’Empire avait eu, parmi d’autres emblèmes, l’aigle noir, aux serres rouges, sur fond or. L’ordre des couleurs noir-rouge-or semble d’ailleurs contrevenir à une règle de l’héraldique qui veut que deux « couleurs » soient toujours séparées par un « métal », blanc (argent) ou jaune (or). Les couleurs de la Burschenschaft sont apparues à Iéna pour la première fois sur un drapeau : trois bandes de largeur égale avec des feuilles de chêne d’or. Elles reprenaient vraisemblablement les couleurs de l’uniforme des volontaires de Lützow : redingote noire, revers rouges, boutons ou feuilles de chêne dorés.

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seule une minorité était prête à passer à l’action et à manifester ouvertement son opposition au système de la Restauration. Mais il est vrai que, dans l’opinion publique et dans les chancelleries, on ne s’embarrassait pas de ces nuances. Tandis que, d’un côté, la presse libérale célébrait la Burschenschaft et la manifestation de la Wartburg comme l’annonce d’un grand mouvement politique, de l’autre côté, les autorités étaient saisies d’effroi et renforcèrent leur surveillance autour de ces associations. Depuis le début, elles étaient suspectes. On observait avec inquiétude ces « personnages grotesques et repoussants, en habits vieux-allemands sales, allant quérir de fausses vérités auprès de leurs professeurs infâmes » 36, et on les accusait de vouloir « tuer le véritable amour de la patrie au nom d’une Allemagne une et indivisible », de chercher à « faire disparaître les différents États allemands en les plongeant dans un chaos révolutionnaire »37. Des incidents comme ceux de la Wartburg ne pouvaient que renforcer ces craintes, et déjà les chancelleries se concertaient. Mais le moment de la répression n’était pas encore venu. Un an plus tard, du 16 au 18 octobre 1818, des représentants des différentes Burschenschaften purent se réunir à Iéna pour fonder la Allgemeine Deutsche Burschenschaft, organisation unitaire groupant des étudiants de toutes les universités allemandes. Plus que par ses conséquences concrètes, ce geste était important par sa signification politique : c’était un défi ouvert au système Metternich. L’événement décisif qui permit à ce dernier de passer à l’action et d’obtenir des principaux membres de la Confédération qu’ils acceptassent de réprimer vigoureusement les menées subversives dans leurs États respectifs, fut le geste sanglant d’un étudiant en théologie rêvant de martyre : l’assassinat de Kotzebue par Carl Sand le 23 mars 1819. Les mesures arrêtées à Carlsbad, imposées par décision fédérale du 20 septembre 1819, permirent de bâillonner la presse et de mettre les universités sous liberté surveillée : les enseignants convaincus de propagation d’idées « néfastes, contraires à l’ordre public ou minant les fondements des institutions » devaient être chassés de leurs chaires. La Burschenschaft fut interdite, car elle reposait sur un principe « intolérable », à savoir des « relations et une correspondance permanentes entre les différentes universités »38. Ces mesures, appliquées avec plus ou moins d’empressement et de rigueur dans les différents États allemands, mirent fin aux espoirs de la génération de 1815. Il n’y eut guère de réactions violentes : des protestations, des fêtes nostalgiques, au cours desquelles on chantait : Das Band ist zerschnitten, war Schwarz, Rot und Gold, Und Gott hat es gelitten : wer weiss, was er gewollt ! Das Haus mag zerfallen – was hat’s denn für Not ? Der Geist lebt in uns allen, und unsre Burg ist Gott !

et ce fut tout. Certes il y eut de petits groupes qui cherchèrent à poursuivre dans la clandestinité leurs activités. Mais ils étaient isolés et furent vite repérés et dispersés. 1819 marquait la fin d’une époque dans l’histoire des asso36

Ces mots, de F. von GENTZ, sont cités d’après F. S CHNABEL, op. cit., t. 2, p. 247. Jugement du prince WITTGENSTEIN, ministre prussien de la police, cité par F. SCHNABEL, op. cit., t. 2, p. 247. 38 F. SCHNABEL, op. cit., t. 2, p. 259.

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ciations estudiantines allemandes. Par la suite il y aura encore quelques poussées de fièvre politique dans les universités, d’abord autour des années trente, puis dans les années quarante, mais il s’agira chaque fois de mouvements d’inspiration différente, portés par des générations nouvelles. Celle des étudiants de 1815, avec son nationalisme à la fois guerrier et mystique, romantique et politique, cédait la place à des générations plus réalistes, dont la pensée politique sera plus élaborée et les actions plus radicales. Cela ne signifie cependant pas que les Burschenschaften disparurent complètement et définitivement. Dans de nombreuses universités se maintinrent ou se reconstituèrent des associations, de caractère purement local, bien entendu, qui se disaient plus ou moins ouvertement des Burschenschaften, suivant le degré de tolérance des autorités. Mais elles ne pouvaient plus militer en faveur de l’unité allemande et étaient même obligées de renoncer à cet objectif plus modeste qu’eut été l’unification des mouvements d’étudiants : de ce fait, ces associations avaient perdu l’essentiel de ce qui faisait leur originalité et leur attrait. Même la volonté de réformer les mœurs estudiantines s’estompa rapidement. Il semblait bientôt ne plus y avoir, entre ces Burschenschaften « assimilées » et les associations traditionnelles, les anciennes Landsmannschaften, qui s’appelaient maintenant les Korps, que des différences infimes (ce qui n’empêchait pas, bien au contraire, les rivalités et les bagarres avec ces associations. Pourtant c’est au sein des Burschenschaften et non dans les Korps que se manifesta vers la fin des années vingt le réveil politique des étudiants ; et c’est encore là que, dans les années quarante, les idées progressistes et républicaines rencontrèrent un écho favorable39. Malgré la surveillance renforcée dont ces associations étaient l’objet – ou peut-être à cause de cela –, malgré la prédominance de plus en plus nette des éléments conservateurs en leur sein, le souvenir des années glorieuses restait vivace dans les Burschenschaften et il s’y trouvera toujours une minorité d’étudiants tentés par l’action politique. En 1827 des étudiants libéraux d’Erlangen quittèrent la Burschenschaft « Arminia », à laquelle ils reprochaient son conservatisme chrétien, et fondèrent une Burschenschaft « réformée », qu’ils appelèrent « Germania ». Le phénomène se répéta dans d’autres universités et provoqua une intense agitation dans les associations estudiantines, en particulier dans les Burschenschaften. C’était une nouvelle génération d’étudiants qui se manifestait là : moins rêveuse, plus radicale, plus ouverte sur le monde, à l’écoute des mouvements insurrectionnels qui se développaient en Europe. Les événements de Grèce, puis de France et de Pologne alimentaient leurs rêves et faisaient naître chez eux l’espoir d’un changement. Si la génération de 1815 avait été caractérisée par son nationalisme romantique, celle de 1830 l’était au contraire par un cosmopolitisme libéral. Les nouvelles associations nées dans les différentes universités a l’imitation de la « Germania » d’Erlangen (d’où le nom de « Germanistes » parfois donné à leurs membres) avaient nettement des visées politiques. Dans les statuts qu’elles s’étaient donnés clandestinement dès 1827 elles 39

On a compté 190 anciens Burschenschafter parmi les députés au Parlement de Francfort, Ainsi l’action de la « génération d’étudiants de 1815 » se prolonge bien au-delà du moment où elle disparaît de la scène universitaire.

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affirmaient que l’objectif des étudiants était de se préparer à réaliser l’unité du peuple allemand dans un État libre et juste. Encouragées par le succès et par la tolérance des autorités, elles se réunirent en Burschentage, où se retrouvèrent des étudiants des différentes universités, d’abord à Francfort en 1831, puis à Stuttgart en 1832. C’est à l’occasion du rassemblement de Stuttgart qu’intervint une modification significative des statuts : à présent l’objectif déclaré sans ambages était de « susciter une révolution afin d’obtenir grâce à elle la liberté et l’unité de l’Allemagne » 40. Par rapport à l’ensemble des étudiants, ces libéraux et ces démocrates radicaux n’étaient qu’une petite minorité. Mais ils étaient très actif et réussissaient à entraîner la masse. Ils étaient présents dans la plupart des affaires politiques de l’époque : manifestations de soutien aux insurgés polonais (Iéna 1832), participation à la fête des libéraux à Hambach (1832) et surtout « l’attentat de Francfort » (1833). Ce fut une entreprise folle, mal préparée, trahie d’avance, sans issue possible : une cinquantaine d’étudiants et d’artisans prirent d’assaut deux corps de garde à Francfort, ville où siégeait la Diète fédérale, en espérant donner ainsi le signal du soulèvement général en Allemagne. Ce fut un lamentable échec, qui coûta la vie à 9 des insurgés et donna une fois de plus aux États confédérés un prétexte pour renforcer leur dispositif de surveillance et de répression, notamment dans les universités. Dans une longue suite de procès, environ l 800 personnes furent inculpées (parmi lesquelles 1 200 membres ou anciens membres des Burschenschaften), et le plus souvent condamnées. Ces nouvelles mesures marquèrent la fin du « printemps libéral » du début des années trente et donnèrent un nouveau coup d’arrêt au mouvement politique des étudiants. Elles n’empêcheront pas des actions isolées comme par exemple celle de G. Büchner à Giessen en 1835 ou les manifestations de solidarité des étudiants de Göttingen en faveur de leurs maîtres sanctionnés, en 1837. Mais, dans l’ensemble le calme revint dans les universités. Les associations d’étudiants retournèrent à leurs jeux coutumiers qui, s’ils n’étaient pas toujours innocents, étaient en revanche puérils et inoffensifs aux yeux de l’État. Au cours des années trente et quarante, le petit monde des associations d’étudiants changea. On vit se multiplier les associations traditionnelles, le plus souvent à la suite de scissions, et on vit également apparaître des groupes d’un type nouveau. C’étaient, d’une part, des associations d’étudiants se consacrant à des activités comme le chant choral ou la gymnastique, d’autre part des associations de caractère confessionnel : protestantes (« Uttenruthia » fondée à Erlangen en 1834 ; « Wingolf », Halle, 1844) ou catholiques (« Bavaria » fondée à Bonn en 1844). Politiquement, ces nouvelles associations étaient généralement aussi conservatrices que la majorité des Burschenschaften et la totalité des Korps. Mais elles s’opposaient à ces associations traditionnelles par leur conception du statut social de l’étudiant. Elles cherchaient à réintégrer les étudiants dans la vie sociale, à en faire des citoyens comme les autres. Si elles gardaient certaines des formes et des coutumes traditionnelles, les uniformes ou les « couleurs » ou encore certains rituels, elles écartaient en revanche, de façon plus ou 40

Cité d’après Werner KLOSE, Freiheit schreibt auf eure Fahnen. 800 Jahre deutsche Studenten. Oldenburg u. Hamburg : G. Stalling, 1967, p. 153.

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moins décidée, le duel. Dans tous les cas, pour ces nouvelles associations, les coutumes estudiantines, lorsqu’elles étaient conservées, ne constituaient plus leur unique raison d’être. Les années quarante virent également apparaître parmi les étudiants allemands un nouveau mouvement politique, qui se désignait lui-même comme le mouvement du Progrès (Progressbewegung)41. Son point de départ était extérieur aux associations : il naquit dans les rangs de ces étudiants qui ne faisaient partie d’aucune association, ces Nichtinkorporierte que les autres désignaient avec mépris comme Finken, Wilde, Kamele ou Filzmucker. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils étaient nombreux à refuser d’entrer dans les associations, de se soumettre aux épreuves rituelles et de perdre leur temps en réunions et en beuveries. Dans certaines universités (en particulier dans celles des grandes villes, où la pression sociale était moins forte) ils formaient même la majorité. Mais, s’ils étaient certainement parmi les plus assidus aux cours et aux séminaires, ils ne jouaient en revanche aucun rôle dans la vie universitaire. Les autorités universitaires, comme les autorités civiles ne connaissaient d’autres interlocuteurs que les représentants des associations. Pour remédier à cette situation et pour pouvoir faire entendre leur voix, ces Finken le choix entre deux solutions : ou créer de nouvelles associations, ouvertes à tous, différentes de celles qui existaient, ou entrer dans des associations existantes pour tenter de les changer de l’intérieur. Ils ont adopté tantôt l’une, tantôt l’autre de ces solutions. Parmi les associations qui virent ainsi le jour, on peut citer par exemple celle du « Burgkeller » d’Iéna, fondée en 1843, la « Walhalla » créée à Heidelberg en 1844 ou la « Franconia » de Bonn, qui date de 1846 42. Sur le plan universitaire, elles se fixaient pour principal objectif d’abattre les cloisons qui séparaient les étudiants du reste de la population et les étudiants entre eux ; elles combattaient l’existence d’une juridiction académique spéciale et la pratique, toujours florissante, du duel ; elles voulaient réunir tous les étudiants d’une université dans une « association générale », ouverte à tous et laissant à chacun l’entière liberté d’opinion et de parole. On retrouve ici l’objectif des Burschenschaften de 1815, qui, déjà, voulaient faire de la communauté des étudiants une préfiguration de la société future qu’ils appelaient de leurs vœux et qu’ils tentaient de réaliser par une action de type politique. Mais cette fois-ci la référence n’était plus l’idée mythique de la communauté nationale, soudée par les liens du sang et de l’histoire, c’était une société moderne, composée de citoyens libres et égaux. Politiquement ces nouvelles associations étaient dominées par des étudiants de gauche, dont les maîtres à penser étaient les « Jeunes Hégéliens » ou les écrivains de la « Jeune Allemagne », c’est-à-dire en grande majorité des penseurs extérieurs a l’université.

41 42

Cf. H. THIELBEER, op. cit. pp. 144-151. Les groupes qui constituaient le mouvement du Progrès, pour des raisons de prudence, se dissimulaient souvent sous des appellations anodines comme « Neckarbund » ou « die Grauen » ; lorsqu’ils portaient des noms traditionnels comme « Teutonia » (Iéna), « Franconia » (Marbourg), ils prenaient soin de mettre en avant les activités culturelles. Certains groupes se faisaient passer pour des cercles de lecture ou des chorales,

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Comme cela avait été le cas déjà précédemment, le nouvel engagement politique des étudiants allemands ne concernait qu’une petite minorité d’entre eux. Ainsi, par exemple, on a pu calculer que, lors des événements de 1848, les étudiants « républicains » ayant joué un rôle actif représentaient en moyenne environ 5% du total. Les « sympathisants », quant à eux, ont été évalués à environ 12%. Il s’agit là certainement d’un maximum et il est probable que dans les années qui avaient précédé la révolution ces chiffres étaient encore plus faibles. On a pu montrer aussi que la majorité de ces étudiants « de gauche » étaient originaires des classes les plus aisées de la société43. Par rapport à l’ensemble des étudiants, la catégorie des fils d’Akademiker et de Besitzbürger était sur-représentée. Cette constatation est corroborée par le fait que les étudiants de la faculté de droit étaient proportionnellement plus nombreux dans les rangs des « républicains » que ceux des autres facultés. Le mouvement du Progrès attirait principalement les fils des classes privilégiées, ceux-là même qui s’apprêtaient, à l’issue de leurs études, à occuper les positions dirigeantes dans l’État et dans la société. Leur objectif n’était certes pas une révolution sociale ; c’était tout au plus une « révolution bourgeoise » permettant à l’Allemagne de rattraper son retard sur ses voisins occidentaux. C’est sans doute ce qui explique pourquoi la plupart des étudiants qui avaient participé aux événements révolutionnaires dans les premières semaines ont, par la suite, préféré se consacrer exclusivement aux problèmes des réformes universitaires, quand ils n’ont pas rejoint directement les partisans de l’ordre. Les universités allemandes, nées dans l’enthousiasme des années de réforme, ont-elles justifié les espoirs placés en elles ? Certes elles ont prospéré, se sont affermies et ont acquis au cours des premières décennies du e XIX siècle un prestige social que même les événements les plus récents n’ont pas encore réussi à effacer complètement aujourd’hui. Elles ont créé un système d’enseignement et de recherche dont le haut niveau scientifique a fait pendant longtemps l’admiration et l’envie des pays voisins. Mais n’étaitce pas au prix de l’abandon de l’idée que l’université pouvait, être une institution différente de toutes les autres, soustraite aux contingences politiques et sociales, une communauté libre d’enseignants et d’étudiants réunis pour se consacrer entièrement à la science, à la recherche de la vérité, en toute indépendance et toute liberté ? N’était-ce pas déjà une trahison de cet idéal lorsque les universités allemandes, au lendemain des guerres de libération, se sont crues appelées à incarner l’unité de la nation allemande, lorsque professeurs et étudiants ont pensé que la communauté universitaire pouvait préfigurer la communauté nationale ? Certes les universités ne se sont pas mises au service d’un État réel mais à celui d’une idée. Il n’empêche que, de ce fait, elles se sont trouvé mêlées aux luttes politiques du jour. Mais ce serait une erreur de penser que l’évolution ultérieure des universités est imputable exclusivement à la surveillance dont elles faisaient l’objet de la part de la police politique après 1819 et aux sanctions qui frappaient ses membres. Les États avaient d’autres raisons aussi pour faire rentrer les universités dans le rang et pour réduire la 43

Chiffres d’après H. THIELBEER, op. cit. p.137-140.

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liberté d’enseigner et d’étudier et l’autonomie des établissements. En réglementant de façon de plus en plus stricte les études et les diplômes, en intervenant dans le recrutement des enseignants et dans la création des chaires, les États visaient aussi à mettre l’université davantage au service des besoins de la société. Ce n’est que le début d’une évolution qui se poursuivra dans la deuxième moitié du siècle, notamment avec la création des établissements d’enseignement supérieur technique et leur élévation, vers la fin du siècle, au rang d’universités. Même ce rôle politique que les universités allemandes ont cru pouvoir jouer après 1815, elles n’ont pu le garder jusqu’au bout. Dans les années quarante, le centre de gravité de la vie politique n’est déjà plus dans les universités : le professeur est supplanté par le journaliste, l’écrivain, le penseur politique indépendant. Les associations d’étudiants, elles aussi, ont perdu progressivement leur importance politique : reproduisant de plus en plus les clivages politiques, sociaux et confessionnels de la société, elles ne pouvaient plus prétendre parler au nom de la jeunesse universitaire unanime. Certes elles ont gardé leur vitalité et leur audience auprès des étudiants, mais elles se sont détournées pour la plupart de la politique et ont renoncé à être les agents du changement, en attendant de devenir, dans la seconde moitié du siècle, les adversaires les plus farouches de toute nouveauté. Les événements de 1848 et la part qu’y ont prise les étudiants et les professeurs ont pu cacher pendant un court moment la réalité de cette évolution. Il semblait que les universités allemandes allaient enfin devenir, comme elles l’avaient espéré en vain depuis 1813, les guides de la nation dans la voie de l’unité et de la liberté. Mais l’illusion fut de courte durée et le désenchantement aussi profond que les espoirs avaient été vifs. Même dans le domaine de la réforme universitaire, qui fit l’objet de débats longs et passionnés à Iéna, Eisenach ou ailleurs44, il apparut bientôt que rien ne changerait, qu’il n’était pas plus question de revenir au modèle humboldtien dans sa pureté originelle que de réaliser l’université démocratique réclamée par certains « progressistes », dans laquelle les étudiants participeraient à toutes les décisions, y compris au recrutement des professeurs45. La communauté universitaire allemande a dû se rendre à l’évidence qu’un système universitaire ne peut évoluer que dans le même sens et au même rythme que la société qui l’a créé. L’université peut essayer d’infléchir l’évolution de la société, elle ne peut ni la devancer, ni s’y soustraire. L’idéal des réformateurs de 1810, rêvant d’une université à l’abri des vicissitudes de l’histoire, est sans doute condamné à rester une magnifique utopie, à laquelle on peut songer avec admiration et regret.

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Voir également à ce sujet : Karl G RIEWANK, Deutsche Studenten und Universitäten in der Revolution von 1848. Weimar : H. Böhlau, 1949, 90 p. 45 La « participation à l’élection des autorités universitaires et aux choix des enseignants », figurait comme point n° 9 à l’ordre du jour de l’assemblée des étudiants à la Wartburg, à la Pentecôte 1848. Cette revendication figure telle quelle dans l’adresse transmise à l’Assemblée Nationale. Au cours du « Parlement étudiant » qui se réunit en septembre de la même année, toujours à la Wartburg, on précisa ces vues. L’organe représentatif de l’université devait être composé de tous les enseignants et d’un nombre égal d’étudiants, C’est cette assemblée (Universitätsausschuss) qui désignerait, en son sein, par élection, les organes exécutifs et la direction de l’université (cf. H. THIELBEER, op, cit., p. 213-214).

In : G. K REBS (éd.) Aspects du Vormärz - © PIA 1984 – PSN 2007

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