Marx et la politique du dehors 9782895963196, 9782895967859, 9782895969747


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Marx et la politique du dehors
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MARX ET LA POLITIQUE DU DEHORS

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Gavin Walker

marx et la politique du dehors Traduit de l’anglais par Jonathan Martineau

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La collection « Humanités » prolonge dans le domaine des sciences l’attachement de Lux à la pensée critique et à l’histoire sociale et politique. Cette collection poursuit un projet qui a donné les meilleurs fruits des sciences humaines, celui d’aborder la pensée là où elle est vivante, dans les œuvres de la liberté et de l’esprit que sont les cultures, les civilisations et les institutions.

© Gavin Walker, 2022 © Lux Éditeur, 2022 www.luxediteur.com Dépôt légal : 1er trimestre 2022 Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec ISBN : 978-2-89596-319-6 ISBN (epub) : 978-2-89596-785-9 ISBN (pdf) : 978-2-89596-974-7 Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.

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Pour Yutaka Nagahara, avec amitié et gratitude

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INTRODUCTION

Le monde du dehors On est toujours à l’intérieur. La marge est un mythe. La parole du dehors est un rêve qu’on ne cesse de reconduire. Michel Foucault1 Là où le rêve est le plus exalté, la marchandise est à portée de main. Theodor W. Adorno2 Oui, il y a un dehors. Dieu merci. Et ils devront un jour, bon gré mal gré (mal gré, mais ils sauront un jour faire bonne figure), reconnaître directement, sans Intermédiaire chargé de cette impossible mission, sans pouvoir se reposer sur quelqu’un qui les protégeait du dehors qu’il annonçait, que ce dehors existe. Dehors. Vous êtes désormais dehors. À votre vraie place : celle de vos raisons, de la Raison. Là, vous n’êtes pas seul. Il suffit de se mettre au travail – vous qui n’avez cessé de travailler – il suffit de se mettre au travail avec ceux qui travaillent dans ce dehors. Louis Althusser, lettre à J. Lacan3

C

’est probablement l’endroit le plus inattendu d’où s’inspirer pour s’orienter dans la pensée, mais le slogan principal de la compagnie de vêtements américaine L.L.Bean s’érige en formulation théorique étonnante, qui mérite toute notre attention : « The Outside is Inside Everything We Make*. » * Le dehors est dans tout ce que nous faisons. [NdT]

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Évidemment, les publicitaires de L.L.Bean entendent par là que leurs chemises à carreaux, leurs pantalons de plein air et leurs gadgets de camping sont tous fabriqués pour « jouer dehors ». Mais cette phrase, prise telle quelle, cristallise d’une façon très simple et directe la structure de la société capitaliste et notre rapport à celle-ci. La société capitaliste et sa reproduction, comme le note Marx, ressemblent à un circuit-procès, un procès cyclique, récurrent et apparemment harmonieux qui se répète sans cesse sous l’aspect d’une pure intériorité, et qui confère une sorte de qualité intemporelle à la vie sous le capital. Mais notre rôle dans la société capitaliste est à l’évidence plus compliqué que cela. Nous ne naissons pas « inhaltslos und einfach » (sans contenu et simples) comme le disait Marx de la forme valeur, mais situés dans l’histoire et dans le monde. En fait, nous ne naissons pas dans cette relation sociale particulière, mais au-dehors du capital. Naître dans le capital voudrait dire que nous sommes un produit du capital fabriqué par des marchandises. Notre capacité à travailler pour une période et un salaire déterminés, notre force de travail, peut en revanche circuler sur le marché comme si elle était une marchandise, et en cela elle fournit la portion variable du capital. Elle ne peut exister toutefois sans cette étrange chose qui la produit, le corps humain historique. Il est son foyer et lui sert de véhicule dans son pèlerinage vers le site public de connexion à la totalité des autres marchandises : le marché. Comme le dit parfaitement l’auteur du Capital, « les marchandises ne peuvent pas aller d’elles-mêmes au marché. Elles ne peuvent pas s’échanger elles-mêmes. Il faut donc se retourner vers leurs gardiens (Hütern) », leurs « possesseurs » ou « porteurs » (Träger)4. Nous sommes ces

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porteurs et gardiens de la marchandise force de travail, et ainsi nous existons dans le dehors de l’intérieur du capital. Nous sommes donc inclus dans le circuit-procès, dans l’intérieur. La société capitaliste contourne cette extériorité qui est la nôtre, mais sans jamais la surmonter ou l’abolir : elle nous inclut différentiellement dans l’intérieur. Comme le dit Foucault dans l’épigraphe : « On est toujours à l’intérieur. La marge est un mythe. » Mais si « la parole du dehors est un rêve qu’on ne cesse de reconduire », ce rêve est donc omniprésent, toujours avec nous ? Rêve ou non, sa reconduite nous accompagne à l’intérieur, au-dedans du capital. De quel type de rêve s’agit-il ? Des utopies peut-être, des rêves conceptuels de liberté, d’émancipation, des rêves de sortie, de retour, de foyer, de racines, de sol. Dans l’épigraphe, Adorno nous met en garde, dans son style cryptique mais très concret, que « là où le rêve est le plus exalté, la marchandise est à portée de main ». Ce rêve de notre extériorité au capital, de « sortie » du capital, d’être « au-dehors », n’est-il pas aussi le lieu de notre proximité la plus intime avec cet être que nous sommes, cet « instrument conscient de production », le lieu où nous sommes une partie du capital, le capital variable ? Derrière cette formulation d’Adorno se profile une sorte d’image négative du mot célèbre de Hölderlin, tant chéri par Heidegger, que « là où croît le danger croît aussi ce qui sauve ». Mais l’idée d’Adorno ne se résout pas dans le champ national-romantique. Tout comme Foucault, il lance un sérieux avertissement : le fait qu’il y ait un dehors ne veut pas dire qu’il soit facile de s’y trouver, d’y être intégralement. Et cela ne signifie pas non plus qu’un tel dehors puisse fonctionner comme un espace de décision politique.

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Au moment de plénitude historique du système colonial classique qui combinait expropriation impériale et exportation globale du capital financier, Rosa Luxemburg remarquait que « l’accumulation capitaliste ne peut donc pas plus exister sans les structures non capitalistes que celles-ci coexister avec l’accumulation5 ». Cette formulation a par la suite servi d’outil théorique pour mieux saisir la question spécifique de l’accumulation initiale – la violence singulière et excessive du moment historique initial d’accumulation capitaliste, moment basé sur des forces sociales et historiques extérieures et antérieures à l’établissement des relations d’échange de la sphère de circulation comme forme centrale de reproduction du monde social –, mais en fait Luxemburg parlait ici de l’accumulation en général. Autrement dit, ce moment singulier de tension, où à la fois le capital a besoin de son extérieur « non-capital » et l’abhorre, ne caractérise pas simplement l’origine violente et excessive du premier avènement de la logique cyclique du circuit capitaliste ; cette tension hante tout autant l’intériorité quotidienne du capital. Mais qu’est-ce qui, dans notre monde, peut être considéré comme « non-capital » ? Après tout, le capital n’est pas une chose, c’est la relation sociale de la valeur en autoexpansion. Comme relation sociale, le capital dérive de l’ordre social dont nous faisons partie. L’image répandue du capital comme une « force étrangère » et des humains comme une sorte de substance originaire est en réalité trompeuse. Le « non-capital » ne renvoie pas à une substance antérieure ou originaire qui serait en quelque sorte pervertie par le capital : après tout, « nous » ne sommes pas du « non-capital », mais plutôt ce que Marx appelle des

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« instruments conscients de production » (selbstbewußten Produktionsinstrumente), une formule qui n’a rien pour nous rassurer. Nous sommes ainsi une partie du capital, des micro-usines qui produisent et entretiennent la force de travail qui deviendra, sur le marché du travail, l’intrant de capital variable dans le procès de production. L’être humain est en ce sens une partie, une composante du capital. Marx ne se penche pratiquement jamais sur le concept de « non-capital », sauf dans un long excursus situé aux « marges » de ses écrits, voire aux marges de ses écrits non publiés, si marginal en fait qu’il en est intrigant. Dans ce texte, une section peu remarquée des Grundrisse sur les « formations économiques précapitalistes », Marx écrit : « [L]a formation originale du capital ne procède pas, comme plusieurs le supposent, par l’accumulation de nourriture, d’outils, de matières premières, ou en bref des conditions de travail objectives détachées du sol et déjà fusionnées avec le travail. » Tout juste après cette idée en apparence inoffensive, on trouve, entre parenthèses, le passage suivant : Il est clair au premier coup d’œil qu’on s’enfermerait dans un cercle aussi vicieux qu’inepte en admettant que, d’une part, les travailleurs que le capital doit mettre à l’ouvrage pour se poser en capital devraient d’abord être créés, être appelés à la vie par le seul fait de son amassement, qu’ils attendraient son « Lève-toi et marche ! », alors que, d’autre part, lui-même serait incapable d’amasser sans le travail d’autrui, pourrait tout au plus amasser son propre travail, c’est-à-dire, par conséquent, exister lui-même sous forme de non-capital et de non-argent, étant donné que le travail, avant l’existence du capital, peut seulement se réaliser en valeur sous des formes telles que celles du travail artisanal,

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de la petite agriculture, etc. ; bref, uniquement sous des formes qui ne peuvent pas amasser, ou seulement très chichement ; des formes qui ne permettent qu’un petit surproduit et l’absorbent pour une large part. Du reste, nous aurons encore à analyser plus en détail cette représentation de l’amassement6.

Marx note ici que la conception de l’accumulation initiale de l’économie politique classique repose sur un raisonnement circulaire selon lequel le capital est un développement inévitable, quasi naturel, de la société. De ce point de vue, le capital serait présent depuis toujours, comme un courant souterrain surmontant progressivement les obstacles sociaux à son émergence. Durant la période des « manufactures au sens strict », comme l’appelle Marx (c’est-à-dire le travail artisan accompagné d’une division du travail grandissante plutôt qu’une production artisanale précapitaliste), le capital commencerait en quelque sorte à fonctionner avant même son propre avènement. Marx note ici que sans le procès historique de séparation, qui dissout les liens sociaux antérieurs, le capital ne peut s’accumuler, et s’il ne s’accumule pas, il ne peut exister en tant que relation sociale. C’est l’accumulation selon Marx qui fait résonner dans le monde l’écho de la séparation originaire permettant (peut-être paradoxalement) une certaine destitution subjective des individus qui les convoque en retour en tant que sujets du capital : Cela ne veut pas dire que le capital crée les conditions objectives du travail. Mais sa formation primitive s’opère simplement par le fait que la valeur existant sous forme de fortune en argent est mise en mesure par le procès histo-

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rique de dissolution de l’ancien mode de production, d’une part, d’acheter les conditions objectives du travail, d’autre part, d’obtenir en échange, de la part des travailleurs devenus libres et contre de l’argent, le travail vivant lui-même. Tous ces facteurs sont présents (Alle diese Momente sind vorhanden) ; leur divorce est lui-même un procès historique (ihre Scheidung selbst ist ein historischer Prozeß)7.

En ce sens, la formation du capital n’est pas synonyme d’accumulation de richesse, mais de l’accumulation du travailleur et de la travailleuse, de ces « instruments conscients de production » qui établissent un lien avec le dehors. On voit ainsi qu’il est impossible de séparer la question de la subjectivité de celle de la relation sociale du capital. Cela complique la notion du capital comme « force étrangère » qui s’exercerait sur un sujet « noncapital ». Certaines tendances théoriques au sein du marxisme conçoivent en effet les individus comme des monades passives dominées par le « sujet automate » du capital. Cela revient toutefois à prendre l’équation confuse de l’économie politique classique et la redire à l’envers. Le capital n’est pas « inhumain », il est une relation sociale basée sur l’accumulation de la subjectivité : « ce qui revient en propre au capital, c’est simplement d’unir les masses de bras et d’instruments qu’il trouve telles quelles. Il les agglomère sous son commandement. Voilà sa véritable façon d’amasser 8 ». Marx développe davantage cette réflexion sur l’accumulation lorsqu’il examine les schémas de reproduction dans le second volume du Capital – et c’est là d’ailleurs que Luxemburg débutera sa propre extension de la théorie du procès d’accumulation. Sa conclusion ici, en bref, est que le capital « de toute évidence

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[est] un rapport, et cela ne peut être qu’un rapport de production9 ». Marx souligne également que l’avènement du capital n’est pas simplement synonyme du premier cycle d’accumulation capitaliste (comme si on pouvait trouver et isoler un tel moment dans l’histoire). Le capital est plutôt déjà en gestation à l’intérieur de formes sociales qui ne sont pas elles-mêmes du capital, mais dont le fonctionnement nécessite ce catalyseur de l’accumulation des subjectivités. C’est un concept plutôt étrange qui porte principalement sur la transition, une question que Marx ne conceptualise pas complètement, mais il est incontournable pour comprendre l’analyse critique-théorique du devenir du capitalisme, de l’émergence de cette forme sociale comme point focal dominant de la société. Et le fait de cette étrange non-naissance du mode de production capitaliste signifie non seulement que les formes antérieures sont étrangement conditionnées par le capital – par leur propre futur –, mais également que le capital ne réussit jamais complètement à effacer ses péripéties, les rebondissements, hasards et contingences qui jalonnent la route sinueuse de sa propre émergence. Les traces de l’ordre féodal, de toutes sortes de déterminations formelles antérieures, les traces du dehors, persistent au sein de la société capitaliste. Elles ne sont pas des « restes » au sens strict ni « d’un autre temps », elles sont plutôt des déplacements, des glissements. Le passé ne peut exister dans le présent. Lorsqu’on dit en termes historiographiques que le passé exerce une emprise ou une force sur le présent, cela renvoie à un rapport de force dans le présent accumulé par l’entremise d’appareils qui conduisent le passé dans des formes présentes. Une analogie

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médicale peut nous aider à mieux comprendre. Une femme est enceinte de jumeaux. À l’occasion, après le diagnostic initial identifiant non pas un, mais deux fœtus dans le ventre de la mère, l’un des fœtus jumeaux « disparaît », absorbé par l’autre jumeau, de sorte qu’il n’y a plus deux êtres séparés, mais un seul. Et pourtant, dans de pareilles situations, on observe parfois des années plus tard des manifestations chez un tel individu d’une douleur à l’épaule, par exemple, qui après un examen plus approfondi s’avère causée par la présence d’une rangée de dents – un reste déplacé du jumeau absent et absorbé – encastrée dans une partie divergente du corps. On approche ici d’une compréhension de la transition chez Marx. Plus tard, dans les notes qui allaient fonder Les théories de la plus-value, Marx écrit de façon énigmatique que « l’accumulation présente simplement comme un procès continu ce qui dans l’accumulation initiale apparaît comme un procès historique distinct, le procès d’émergence du capital et la transition d’un mode de production à l’autre10 ». Ceci fait écho à son injonction célèbre : « La soi-disant accumulation initiale n’est donc pas autre chose que le procès historique de séparation du producteur d’avec les moyens de production11. » Autrement dit, c’est un procès historique, et non pas logique. Il paraît originaire, puisqu’il exprime ce qui doit se tenir avant l’historicité du capital, dans la mesure où cette historicité exprime ce qui a dû se passer. L’historicité du capital réside dans le fait que cette « mémoire » de l’enclosure s’inscrit sur la surface du social, dans la sphère de la circulation – elle demeure toujours partielle puisqu’elle doit constamment revisiter et rappeler ses origines afin de les effacer comme antérieures. C’est-à-dire que la surface

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résiste à sa rétrojection dans le passé, et de cette manière constitue la force excessive de l’histoire qui déferle sur le présent chaque fois que la force de travail est marchandisée. Ce livre traite essentiellement de deux dehors qui occupent l’avant-scène dans la théorie marxiste et la pensée sociale critique contemporaine. Premièrement, il y a des « dehors » reliés à la structure sociale même : les dehors – force de travail, terre, nation, race, genre, sexualité – dont le capital ne peut paradoxalement faire l’économie s’il souhaite continuer à parader dans son costume d’intériorité pure. Pour le dire simplement, le capital agit comme s’il constitue un circuit de production et de circulation totalement interne, qui se répète éternellement, à l’aide d’intrants dont il présuppose la disponibilité. En réalité, le capital ne peut produire lui-même, ni même réguler, de nombreux aspects du monde social dont il dépend. Il n’est au final qu’une relation sociale entre nous qui avons la malchance cosmologique d’être inclus en tant qu’éléments de base dans cette structure semiautonome qui nous opprime. Le dehors absolu, où résiderait une chose ou substance quelconque hors de portée du capital, n’existe qu’en rêve. Le rêve n’est pas une traversée du fantasme. Le fantasme sécurise et garantit le dehors capitalistiquement. Le paradoxe le plus débilitant de tous est qu’en tant que capital nous soyons forcés dans l’intérieur du mouvement logique du capital, ce qui est à strictement parler impossible, et pourtant cette relation sociale de base se répète harmonieusement et cycliquement presque comme si elle était possible. De là, on pourrait aussi voir ce paradoxe comme un levier : que sont ces rencontres cycliques du capital avec son dehors, sinon qu’« un ferment de sa

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dissolution et [...] l’emblème de son propre caractère borné12 » ? Le deuxième dehors concerne la politique de la théorie et la théorie de la politique. Si nous ne sommes que les « porteurs » et « gardiens » de cet étrange élément du « dehors historique » requis dans l’intérieur du capital, la force de travail, et si ce « dehors » structurel mène au développement du capital, à sa maturation et sa chute éventuelle, alors la politique est strictement superflue. Toutefois, l’analyse critique du capital comme procèscircuit ne suffit pas à démontrer la nécessité du socialisme, du communisme, de la démocratie directe ou de n’importe quel autre ordre social. Tout ce que l’analyse de la logique du capital nous montre, c’est que les crises sont nécessaires pour le capital, et que la société capitaliste a un début dans l’histoire, un développement historique, et donc qu’elle aura également une fin dans l’histoire. Mais cette idée en soi ne produit pas de politique. Elle est et demeure une critique négative. Une véritable politique doit être affirmative, elle ne se limite pas à analyser des pouvoirs et des ordres institués afin d’y détecter la chute potentielle de l’ordre existant, mais elle propose également une maxime émancipatrice, neuve, qui provient du dehors des strates populaires, et qui rompt véritablement avec le statu quo. Elle doit être au-dehors de l’ordre établi, au-dehors même de ses formes de rationalité. Seule une politique décisive et affirmative du dehors peut véritablement contrer cet étrange quasi-dehors structurel où nous enclose le capital. En un sens, nous sommes capturés dans le quasi-dehors du capital, et c’est dans un autre dehors que résident nos espoirs politiques. Il faut commencer à y travailler, à nous rappeler notre rôle

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compositionnel dans les formes qui nous dominent, et à nous remémorer cette devise du poète japonais Tamura Ryūichi : Toutes les fenêtres Ouvrent sur le dehors13

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Première partie

Le continent de l’histoire

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CHAPITRE 1

L’accumulation initiale et la formation de la différence : Marx et Schmitt Cujus regio, ejus economia ; et maintenant cujus economia, ejus regio. C’est le nouveau nomos de la Terre, il n’y a plus de nomos. Carl Schmitt1

L

a pensée de Carl Schmitt jouit depuis peu d’un regain d’intérêt, et ce, à l’égard de plusieurs de ses points centraux : la normalité et l’exception dans la logique de la souveraineté, la distinction ami/ennemi au cœur même du social, et les mécanismes qui soutiennent les formes et les changements du monde international. Toutefois, le nomos de Schmitt pose également les bases d’un autre problème théorique, plus large celui-là : le point d’origine, la logique du commencement, et les mécanismes qui sous-tendent et maintiennent ses effets de surplus, son résidu, son reste. Puisque le nomos schmittien constitue une tentative directe de comprendre l’émergence historique du système inter-national sur le plan logique et conceptuel, la discussion se concentre nécessairement sur l’origine de l’État-nation comme forme d’organisation sociale. Il tente en conséquence de retracer

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la genèse de ces impossibles mécanismes de mise en « ordre », qui à la fois en précèdent la fondation et en tirent leur logique. Ce type d’analyse et ce retour à la violence de l’ordre évoquent de près un autre penseur de l’origine : Karl Marx. Les lectures croisées qui imbriquent ou lient fondamentalement Marx et Schmitt sont rares, et ce, pour plusieurs raisons. Certes, plusieurs ont tenté d’interroger leurs projets en tandem, et d’examiner la portée historique de l’interprétation schmittienne de Marx2. Quant au problème de l’origine, il faut à mon avis opérer une lecture théorique de « Marx dans Schmitt et Schmitt dans Marx ». Une telle lecture donne à voir les connexions formelles profondes entre l’analyse marxienne de l’établissement du fonctionnement, en théorie harmonieux, des circuits de l’accumulation capitaliste (une harmonie alléguée dont l’existence même révèle l’effacement cyclique par le capital de sa propre instabilité et de sa violence répétitive), et l’analyse schmittienne de la violence épistémique de la fondation de l’ordre de l’Étatnation. Bref, je soutiens qu’une lecture croisée de la conception marxienne de l’accumulation initiale (et ses relectures récentes) et de la logique du nomos schmittien éclaire une série de moments cruciaux : l’historicité de l’événement, l’impossibilité de l’origine, et l’articulation entre « territorialité », « culture » et « économie ».

DE

LE « PÉCHÉ ORIGINEL » L ’ AC C U M U L AT I O N I N I T I A L E

L’analyse de l’« accumulation initiale » débute à la huitième partie du premier volume du Capital et se poursuit

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dans les huit derniers chapitres. Un tel placement n’est pas accidentel : il s’agit d’un résumé décisif de toute une série de problèmes concentrés dans cette relation sociale appelée « capital ». La « méthode de présentation » de Marx est donc un objet d’étude en soi3. Notons aussi d’emblée le fait que Marx se penche non pas sur l’« accumulation initiale », mais bien sur la « prétendue accumulation initiale ». À ce point, son analyse de l’auto-expansion du capital bute sur le problème d’une régression infinie de présuppositions : le mouvement de l’accumulation présuppose l’existence de la survaleur, la survaleur présuppose la production capitaliste, la production capitaliste présuppose la force de travail marchandisée, et l’existence de cette dernière, fondamentale pour le capitalisme, présuppose qu’elle ait été créée. « Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux », écrit Marx. Il faut donc supposer, selon le mot d’Adam Smith, une « accumulation précédente », qui ne résulte pas du fonctionnement établi du capitalisme, mais lui donne son essor. En conséquence : « L’accumulation initiale joue dans l’économie politique à peu près le même rôle que le péché originel en théologie », sans toutefois renvoyer à un passé « idyllique » : « Chacun sait que dans l’histoire réelle le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence4. » Expropriée des terres, la paysannerie est ainsi « libérée » afin de constituer la force motrice essentielle du capitalisme : la marchandise force de travail. En se développant à partir du mode de production précédent, le capitalisme ne pouvait débuter son circuit de fonctionnement qu’une fois écartés les obstacles (la communauté villageoise, la propriété communale, la production agricole

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autosuffisante de valeurs d’usage, etc.) à la « libre » transformation de propriétaires communaux en possesseurs de force de travail (et rien d’autre), et celle des semipropriétaires féodaux en propriétaires privés des moyens de production, en particulier la terre. Comme l’explique Marx, l’argent, les marchandises, les moyens de production, etc., ne sont pas du capital, et ne peuvent le devenir sans un procès de transformation « qui ne peut avoir lieu que dans des circonstances déterminées dont le point de convergence est le suivant : il faut que deux sortes très différentes de propriétaires de marchandises se présentent face à face et entrent en contact5 ». Je souhaite développer ce dernier point dans une direction bien spécifique, afin de comprendre le procès d’accumulation initiale comme un procès de formation, de capture et de mise en équivalence de la différence qui initie le procès-circuit non seulement du développement capitaliste, mais aussi de son schéma corollaire, analysé en profondeur par Schmitt : le monde international. C’est donc du problème d’un mouvement général de « capture » ou d’« enclosure » dont il s’agit ; l’origine et le maintien d’un système de « rencontres » intelligibles. En d’autres mots, ce que Marx décrit ici n’est pas un simple procès de libération des paysans, créant les salariés requis pour la formation et la rotation du circuit de l’accumulation capitaliste ; c’est aussi en même temps l’inverse : la production, à partir de l’hétérogénéité (l’espace pur et simple de la différence en tant que telle), de différences spécifiques, d’équivalences qui peuvent ensuite « se rencontrer ». La possibilité que ces deux parties puissent se rencontrer « face à face », comme le dit Marx, découle uniquement d’un procès d’accumulation initiale entendu comme procès de capture, de ras-

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semblement et de recombinaison de différence en unités capables d’entrer en relation. Marx analyse en détail ce procès de constitution aux xive et xve siècles de « grandes masses d’hommes », qui « ont brusquement et violemment été arrachés à leurs moyens de subsistance et jetés, prolétaires hors-la-loi, sur le marché du travail6 ». L’usurpation des terres communes et la séparation forcée de la paysannerie de ses moyens d’existence ont éradiqué cette figure du petit fermier autosuffisant, tenant son modeste lot féodal. L’élimination de cette position sociale de base de l’ancienne paysannerie a donné lieu à une croissance fulgurante de la population d’ouvriers « libres ». Que ce soit par des lois interdisant la culture des lots, la construction de maisons ou le pâturage des animaux, le petit fermier a été soumis à un déferlement de force unifiée et invincible, non seulement sous la forme de violence directe, mais également des violences indirectes de la loi et de la subordination à l’État. Ce « vol trouve une forme parlementaire avec les bills for Inclosures of Commons », qui sont, autrement dit, « des décrets permettant aux propriétaires fonciers de se faire à eux-mêmes cadeau des terres du peuple et d’en faire leur propriété privée, bref des décrets d’expropriation du peuple7 ». Les vagues massives d’enclosure et les actes de violence directe contre la paysannerie, ainsi que l’intervention de l’État pour assurer le fonctionnement harmonieux des nouvelles grandes propriétés foncières, auront fait en sorte qu’« au xixe siècle on a naturellement perdu jusqu’au souvenir du lien qui unissait le laboureur et la propriété communale8 ». Comme le dit Marx dans l’une de ses lettres : « Le chapitre sur l’accumulation initiale ne prétend que tracer

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la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal. Il expose donc le mouvement historique qui, faisant divorcer les producteurs de leurs moyens de production, convertit les premiers en salariés (en prolétaires, dans le sens moderne du mot), et les détenteurs des derniers en capitalistes9. » Dans ce texte, Marx renvoie à son analyse de la paysannerie romaine, qui finit par être expropriée et séparée de son rapport direct à la production, un procès qui culmina dans la formation de grands propriétaires fonciers et d’un important capital monétaire. Cette ancienne strate paysanne fut en conséquence dépossédée de tout, excepté sa force de travail. Toutefois, ces « prolétaires romains ne devinrent pas des ouvriers salariés, mais plutôt une masse inerte, plus abjecte que les anciens “blancs pauvres” des États du Sud en Amérique ; et autour d’eux se développa un mode de production qui n’était pas capitaliste, mais basé plutôt sur l’esclavage ». Marx est incisif ici lorsqu’il met en relief la question de l’articulation mutuelle entre théorie et histoire : « Donc, des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ce phénomène, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historicophilosophique générale, dont la suprême vertu consiste à être supra-historique10. » De retour au texte du Capital, Marx soutient que la forme ultime de ce procès dans les îles britanniques fut le « Clearing of Estates » en Haute-Écosse ; l’éviction totale

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et complète des habitants de leurs terres. Ce procès s’accompagna toutefois d’une opération intéressante de maintien ou de recombinaison des significations sociales antérieures en marqueurs de différenciation, en forme de différences qui demeurent malgré tout compatibles, digestibles et équivalentes (les hiérarchies étant une forme d’équivalence, ou du moins de commensurabilité). Par conséquent, « les chefs de clan n’abandonnèrent pas pour autant leur ancien métier de brigands ; ils n’en changèrent que la forme. Ils convertirent d’autorité leur droit de propriété titulaire en droit de propriété privée, et comme ils se heurtaient à la résistance des membres des clans, ils décidèrent de les chasser par la force11 ». Ce « terrorisme impitoyable » fut le véritable visage des « méthodes idylliques de l’accumulation initiale12 ». Malgré cette séparation massive de l’ancienne paysannerie des terres et de la communauté villageoise, le rythme de l’industrialisation ne fut pas très rapide, et les ouvriers nouvellement « libérés » devinrent plutôt dans un premier temps des « mendiants, voleurs, vagabonds », etc. Expulsée des terres, cette population fut ensuite criminalisée pour son nomadisme, une « cruelle ironie » comme le dit Marx. Après que l’État les eut capturés et torturés, on demanda à ces vagabonds « de retourner sur leur lieu de naissance, ou à l’endroit qu’ils ont habité dans les trois dernières années, et de se mettre au travail13 ». Ces endroits étaient à l’évidence ceux-là même d’où ils avaient été expropriés. Là se situe le paradoxe de la création de la marchandise force de travail dans le procès d’accumulation initiale. Selon Marx, la liberté relative de l’ancienne paysannerie est une condition préalable essentielle à la formation du mode de production capitaliste,

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puisque la vente de la force de travail au capitaliste ne devient nécessaire qu’avec la formation d’un marché du travail où l’ouvrier est « libre » de vendre au plus offrant, sans la coercition extra-économique caractéristique du féodalisme et d’autres modes de production précapitalistes. Cette liberté se complique toutefois lorsqu’on tient compte de la question de la nécessité : Marx souligne que l’ouvrier doit être libre de vendre sa force de travail. Le procès de l’accumulation initiale, les enclosures et la criminalisation subséquente du vagabondage et de l’errance n’étaient donc pas un procès de libération au sens strict, mais une libération paradoxale visant une capture et un contrôle plus effectifs du mouvement et de la circulation des individus. Sans ce contrôle, qui se concrétise dans la forme d’équivalence ou la commensurabilité du salaire (et de la marchandise force de travail), on craint une croissance exponentielle et chaotique de rencontres sans capture, de confrontations sociales non maîtrisées, se produisant sans ordre hiérarchique préétabli14. D’où la remarque de Sandro Mezzadra que le « thème fondamental » de la discussion de l’accumulation initiale à la fin du premier livre du Capital est « l’analyse critique du procès de constitution politique et juridique de la force de travail comme marchandise15 ». Il faut alors porter une attention particulière au mot de Marx selon lequel son enquête ne porte pas en premier lieu sur la genèse du capitalisme comme événement historique, mais bien sur « les présupposés historiques de son avènement16 ». En effet, pour Marx, l’accumulation initiale, le mouvement des enclosures, n’était pas la forme unique (celle du capitalisme anglais) de dépossession du village rural. Il s’agissait plutôt de la

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création d’une série d’effets qui pouvaient mettre en œuvre le déploiement du capital dans une situation donnée, constituant ainsi le préalable originaire de son mouvement17. Marx reconstruit la logique historique du procès d’accumulation initiale en examinant d’abord la genèse du fermier, la formation de l’industrie intérieure et la genèse du capitaliste industriel. L’industrie intérieure se forme en grande partie selon les mêmes mécanismes de capture, au sens où les cultivateurs autosuffisants de jadis se transforment en travailleurs salariés. Marx note ici l’existence d’une certaine continuité matérielle entre les modes de production malgré les enclosures et l’expropriation des éléments de l’ancien régime : « Le lin a toujours exactement le même aspect qu’auparavant. Pas une de ses fibres ne s’est modifiée, mais une nouvelle âme sociale s’est glissée dans son corps18. » Cette « nouvelle âme sociale » ne renvoie pas seulement à la forme marchandise ; elle renvoie au recodage de la base matérielle de l’ordre précédent avec les inscriptions du mode de production capitaliste, un ordre social qui a l’économie marchande pour unique principe.

L’ O R I G I N E ( I M ) P O S S I B L E

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Marx passe bientôt à l’examen de l’autre visage de la subjectivation généré par l’accumulation initiale : le capitaliste industriel. Il opère ici le passage décisif propre à sa modalité analytique, en démontrant que le procès d’accumulation initiale n’est pas une période historique qui se déroule à différents stades en différents endroits, mais plutôt la détermination idéationnelle d’un procès total

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de capture sans corrélation directe avec un lieu ou un moment particulier, un flux génératif émergeant en de multiples endroits. Dans ce passage au sarcasme impitoyable, il écrit : « La découverte des contrées aurifères et argentifères d’Amérique, l’extermination et l’asservissement de la population indigène, son ensevelissement dans les mines, les débuts de la conquête et du sac des Indes orientales, la transformation de l’Afrique en garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà de quoi est faite l’aurore de l’ère de la production capitaliste. Ces processus idylliques sont des moments majeurs de l’accumulation initiale19. » Il faut noter ici la mention décisive de l’Afrique comme « garenne », autrement dit un territoire délimité, clôturé, capturé, idéal pour la culture, l’élevage et l’expérimentation, bref, pour la reproduction. Marx aborde ici la formation d’une zone ou d’une civilisation comme une technologie politique de contrôle, l’effet d’une délimitation (que l’on peut comprendre comme une cartographie idéationnelle de l’accumulation initiale à l’échelle globale) dont la fonction primaire est de reproduire la base de la différence et sa naturalisation dans une forme phénoménale matérielle qui la rende légitime et la supporte. Cette reproduction est essentielle en ce qu’elle ne se limite pas à la reproduction de l’Afrique comme telle, mais se veut à la fois et inévitablement une figuration de l’« Occident » en tant que différent de cet « autre » espace. On peut voir dans ce procès de formation et de construction de l’ordre systématique de « l’Occident et le Reste20 » que le « secret » de l’accumulation initiale ne réside pas simplement dans le procès historique de constitution de la force de travail comme marchandise, mais également

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dans un procès corollaire et complémentaire de découpage des frontières en vue d’une identification territoriale stable. Cet élément de la pulsion21 du capital à clôturer, à encadrer, à mettre en ordre ces zones d’expansion incessante de l’accumulation (le Reste) signifie également une pulsion d’habiter pleinement, de devenir véritablement l’Occident, de retirer violemment les obstacles à une autoidentité directe, sans reste. Autrement dit, « le capital tente de créer des formes de vie à son image (comme l’usine) ou de coloniser les formes existantes, de les faire travailler selon ses propres priorités et pulsions22 », c’est-à-dire qu’à ce moment du procès d’accumulation initiale, les formes sociales existantes ne sont pas détruites, mais réécrites, recodées et redéployées à partir de cette « nouvelle âme sociale » dont parle Marx. Ce qui débute donc avec l’avènement du capitalisme, ce n’est pas un nettoyage apocalyptique et une renaissance, mais l’avènement d’une « sémiologie générale, surcodant les sémiologies primitives23 ». Le livre premier du Capital et son analyse de l’accumulation initiale se terminent de cette curieuse façon : « Cependant, ce n’est pas la situation des colonies qui nous occupe ici. Ce qui nous intéresse uniquement, c’est le secret découvert dans le Nouveau Monde et proclamé bien haut par l’économie politique de l’Ancien Monde. Et ce secret, c’est que le mode de production et d’accumulation capitaliste, donc aussi la propriété capitaliste, implique nécessairement la destruction de la propriété privée fondée sur le travail personnel, c’est-à-dire l’expropriation du travailleur24. » Marx nie de façon rhétorique que son analyse porte sur la « situation » des colonies ; c’est à leur « secret » qu’il s’intéresse. À mon avis, c’est là le point critique : analyser

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le « secret », c’est-à-dire l’expropriation du travailleur comme un procès, ne se limite pas à mettre en évidence la violence et la force exercées afin d’engendrer cette « situation ». La question porte davantage sur la violence complexe et subtile de la création à l’œuvre dans le « secret » du développement capitaliste. Ce procès d’enclosure n’est pas seulement un procès d’expropriation et de dépossession, il vise en même temps à cataloguer, à schématiser et à fixer les singularités à l’intérieur d’un système hiérarchisé de classification qui soit commensurable ; capable de « rencontrer », mais inégal. La commensurabilité, c’està-dire la possibilité d’une articulation entre deux choses sur la base d’une mesure partagée ou commune, n’est pas synonyme d’équivalence. C’est le fait de deux choses qui sont « jointes » par l’émergence d’une « enclosure », deux choses qui émergent là où il n’y avait auparavant qu’un espace plat et contigu. Ce problème de l’enclosure, cet espace de tension où elle existe, pousse Rosa Luxemburg à cette formulation paradoxale que nous évoquions en introduction : « l’accumulation capitaliste ne peut donc pas plus exister sans les structures non capitalistes que celles-ci coexister avec l’accumulation25 ». Quel est le sens précis de cette formulation en ce qui concerne l’accumulation initiale ? Le capital essaie constamment d’aplanir la terre, d’éliminer tous les obstacles – dont la forme de la « différence nationale » – à son mouvement harmonieux. Pourtant, et Marx le souligne clairement, le capitalisme est un ordre social dans lequel ce sont les « conditions économiques » qui « créent les situations et les différences entre les peuples, indépendamment de l’État26 », et l’enclosure est la forme qui préside à l’installation de ces situations et différences.

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Autrement dit, le capital est une relation sociale qui se déploie dans une parallaxe complexe avec la création même du « peuple », l’agrégation violente de gens en « un peuple », même si souvent ce « peuple » ne joue pas tout à fait le rôle d’assistant du capital. D’un côté, le capital est incapable d’accumuler à l’échelle globale sans exploiter la forme de la frontière ou de la différence civilisationnelle. Pourtant, de l’autre, ces créations collatérales sont en même temps contraignantes pour le capital, qui se retrouve constamment devant une impasse : le monde du capital territorialisé, qu’il tente de complètement recoder, n’est pas le « monde du capital » où le cycle d’accumulation ne rencontre aucun obstacle. Toutefois, et c’est là un paradoxe – et le secret du capital, celui de l’expropriation du travailleur dont parle Marx, réside dans ce problème –, le capital ne peut combler cet écart, puisque cette tension insoluble est ce qui lui permet de découvrir la « force de travail », la matière première de toute production capitaliste, l’intrant qu’il ne peut créer directement. C’est la « loi de population », en conséquence, qui permettra au capital de surmonter cette limite – sans toutefois la résoudre. Cet étrange phénomène appelé « accumulation initiale », cette (im)possible origine du capital ou origine illogique et irrationnelle de la force de travail comme marchandise, se présente donc comme un nœud bien serré de problèmes. En captant le flux de singularités à l’intérieur de champs, de zones, de régions, bref au sein d’espaces délimités, le procès d’accumulation initiale peut se voir comme l’origine quintessentielle, mais indécelable, de la modernité. Cette modernité est constituée par la transformation de singularités empiriques en régions de

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différence commensurable, et son expression ultime réside dans le laboratoire des relations coloniales et la forme d’enclosure qui se nomme État-nation. L’accumulation initiale, telle qu’abordée ici en tant que capture de singularités empiriques et procès de formation de commensurabilité hiérarchisée, n’est donc pas simplement le problème du dehors. C’est plutôt celui de l’arkhē, au sens à la fois de « commencement et commandement27 », le problème de l’événement de l’origine, mais d’une origine qui ordonne (« -archie »), qui établit une fondation tout en devenant ce qui contrôle, qui suppose un point de départ qu’elle fonde elle-même. L’espace conceptuel instable où nous nous tenons est précisément ce que Jacques Derrida appelle la pensée de la différance. Et c’est précisément ce qu’Althusser a théorisé comme rencontre, événement contingent, ce moment aléatoire du « devenir-nécessaire » de l’accumulation initiale, où : « Tout est accompli à l’avance, la structure précède ses éléments et les reproduit pour reproduire la structure 28. » L’accumulation initiale n’est donc pas en premier lieu un problème de théorie historique ou stadiale, mais concerne plutôt la logique même de l’origine. Yutaka Nagahara le voit bien : L’« histoire factuelle » spécifique de la formation et de l’émergence du capitalisme anglais, une contingence historique illogique (précédent), un événement matériel non cyclique (accident) pour le système logique des soi-disant principes de l’économie politique, est toujours-déjà en voie d’être complétée, même transformée, sur la base de la logique du capital, et ce « premier retour aux origines » qui soutient la procédure intégrante de réduction historique en tant que « prétendue accumulation initiale » ou

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« origine » du capital, ne peut jamais être séparée du cycle logique [...]29.

Autrement dit, une impossible historicité hante tout le problème de l’accumulation initiale et du mouvement des enclosures. Historiciser ce double procès en tant que moment historique de la situation empirique spécifique du « devenir » du capitalisme anglais nous place déjà à l’intérieur du circuit logique de l’autodéploiement du capital, déjà au-delà du pur domaine empirique de l’histoire économique d’un site spécifique. Historiciser le procès d’enclosure renvoie aussitôt à une impasse : le moment spécifique de l’enclosure précède-t-il la logique du capital, ou est-ce elle qui le précède, et l’engendre ? De là, l’enclosure, ou la formation d’une différence spécifique à partir du flux d’hétérogénéités pures, est un moment au sens hégélien, et non au sens de la temporalité linéaire. L’enclosure est un moment de singularité, une ligne de capture indécelable, un troisième terme qui permet la reconnaissance et une complicité entre les moments de l’universel et du particulier. L’accumulation initiale ne se résume pas à la formation de particularités. C’est la formation d’un réseau de signification pouvant donner sens aux phénomènes au sein du cadre de l’universel et du particulier. C’est donc un moment irréparable de la condition moderne dont les effets se font toujours sentir. Paradoxalement, pour des êtres comme nous, d’ores et déjà situés à l’intérieur d’un spectre large d’institutions sociohistoriques comme le langage, l’accumulation initiale ne peut s’aborder sans qu’on la présuppose d’emblée. C’est-à-dire que nous avons toujours-déjà été « enclosés », et par conséquent

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l’historicisation de l’enclosure nous renvoie à la limite même de l’historicité. Cette analyse du procès de l’accumulation initiale montre que le capital crée toujours le local, il forme les spécificités, et organise une accumulation systématique des différences. Il se prétend par la suite « indigène », comme si son fonctionnement découlait de sa localité. C’est ainsi qu’il fait son numéro : il prend les conditions qu’il a lui-même posées pour ensuite les présenter rétroactivement comme les préalables nécessaires à son propre déploiement. L’enclosure d’éléments en « régions de différence spécifique » établit un régime qui mobilise toujours cette différence pour le fonctionnement du capital, où des phases et des inclinaisons reviennent à l’occasion à la surface pour être ensuite submergées par le tore sans cesse mouvant du capital, qui rassemble et redéploie constamment de nouveaux éléments d’un bout à l’autre de son corps spectral. Puisque la pulsion du capital, sa propre « orientation » interne, vise toujours à perfectionner sa nature systémique, une simple analyse de son émergence et son procès de maturation historique dans une seule conjoncture « nationale » ne suffisent pas à saisir théoriquement le tout du développement capitaliste. Autrement dit, lorsque le capital émerge dans une phase spécifiquement « nationale », il est extrêmement important d’en analyser la « spécificité » à l’aune de sa tendance à la systématisation, et non pas comme si cet élément « national » formait le cœur de la résistance contre la pulsion du capital à se déployer totalement et complètement (une pulsion que le capital ne peut jamais réaliser pleinement, mais qui demeure à la base de son autodéploiement).

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Cet élément « national » est la forme exacte de la commensurabilité inter-nationale qui apparaît avec le procès de l’accumulation initiale, en tandem avec l’émergence du capital. En d’autres mots, Marx voit bien que l’accumulation initiale et son mouvement des enclosures, sa fixation d’un ordre des différences, n’est pas une occurrence unique du domaine-empirique-de-l’histoiredes-événements-empiriques. Il a plutôt su montrer que dans la société capitaliste, qui ne s’arrête jamais puisque ce circuit est en constant mouvement : « le péché originel est partout à l’œuvre » (die Erbsünde wirkt überall)30.

LE NOMOS

E T L A F I X AT I O N * D E L ’ O R D R E

Sandro Mezzadra consacre un chapitre de son récent (et combien important) ouvrage La condizione postcoloniale à cette matrice de questions, qui nécessite une nouvelle lecture de cette ultime section du Capital. Il y décrit le procès d’accumulation initiale comme un Ursprung, une origine ou une genèse, qui, « comme un miroir concave, renvoie l’image du mode de production capitaliste dans sa totalité, en mettant en lumière, comme “l’exception” chez Benjamin (bien davantage que chez Schmitt), certaines caractéristiques fondamentales, mais dissimulées, du fonctionnement de la “normalité”31 ». Marx fait souvent référence à cette « normalité », dans la mesure où la violence du procès historique de l’accumulation initiale, en raison de sa position originaire, se dissimule au regard * L’anglais « fixing » joue sur plusieurs registres (remise en ordre [réparation], trucage de l’ordre, etc.) que le terme français ne rend pas. [NdT]

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lorsqu’on la considère du point de vue de l’opération déjà établie et harmonieuse de la forme circulaire d’accumulation capitaliste. Je crois que l’apport de Schmitt demeure toutefois capital (avec celui de Benjamin) pour théoriser ce moment de l’accumulation initiale. L’analyse de Schmitt, corollaire de celle de Marx, est la plus décisive sur la question de l’origine, en ce qu’elle montre un procès de capture, de transformation du flux primal de l’hétérogénéité en commensurabilité. Pour en revenir à la relation essentielle qu’il faut clarifier dans ce chapitre, ce ne sont pas simplement les enclosures et l’expropriation qui importent dans le procès d’accumulation initiale au sens large. Mezzadra y réfère lorsqu’il mentionne la relation entre exception et normalité qui caractérise le problème de l’« origine ». Ce procès de séparation ne se limite pas à la rupture des liens dits naturels entre des communautés holistiques totales et la terre ; c’est aussi un faire-équivalent, la production d’une commensurabilité hiérarchique au cœur de la séparation. Bref, ce n’est pas qu’une séparation, mais toujours une séparationrecombinaison. On peut pousser plus loin l’analyse schmittienne en reliant le moment fondateur du nomos à l’accumulation initiale chez Marx. Le nomos, ou l’origine de l’ordre, est aujourd’hui une question essentielle, non seulement pour repenser le débat sur la transition au capitalisme, mais pour réfléchir à la possibilité que cet espace transitionnel, et toutes les transitions d’ailleurs, ne soient pas des procès statiques, mais plutôt des échos et des réverbérations en continu de l’appropriation et de la division originales. Plus loin dans Le nomos de la Terre, dans une brève explication de son concept de nomos, Schmitt cite avec

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approbation le constitutionnaliste allemand Hans Peter Ipsen, qui soutient qu’en dernière analyse, la socialisation elle-même, le geste fondateur de tout ordre social, consiste à « faire de non-propriétaires de futurs propriétaires32 ». Voilà un résumé succinct et incisif du mouvement par lequel le capitalisme devient nécessaire : faire de non-propriétaires (la paysannerie sur les terres communales) des propriétaires (d’une chose et d’une seule : leur force de travail). Ce mot de Schmitt est bien connu : « L’histoire n’est pas le déroulement de règles et normes scientifico-naturelles, biologiques ou d’une autre nature. Son contenu essentiel et spécifique est l’événement, qui arrive une seule fois et ne se répète pas33. » Ceci nous aiguille vers un aspect critique de l’événement : son explosion et son éruption, son statut de point et non de ligne, sa singularité. Il faut également en apercevoir les résidus, les restes, les traces profondes. Alain Badiou les a théorisés comme des excès de l’événement, au-delà de sa situation d’émergence, audelà de l’élément-événement qui ne découle d’aucune nécessité, qu’aucune situation dénombrable préalable ne légitime, que rien n’annonce, l’explosion qui fait éclater l’« ordre de l’être ». Le « contenu essentiel et spécifique » de l’histoire est précisément l’événement, le flux prenant forme. Toutefois, l’événement de ce rendre-déterminé ne se produit pas qu’une seule fois. Il se renouvelle, comme si c’était la première fois, fixant ce qui se défait, capturant ce qui est en flux ou en fuite. Schmitt n’a pas tort pour autant de mettre l’accent sur le caractère unique de l’événement de l’origine : l’origine est un circuit qui se répète en revenant sur lui-même, en se repliant sur lui-même et donc en étant toujours premier, toujours « une seule fois ».

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Le but premier du Nomos de la Terre est d’examiner et d’interroger le procès de « répartition originelle du sol » (ursprüngliche Boden-Verteilung)34, l’espace décisionnel originaire qui crée des endroits, des territoires, et rend commensurables les relations sociales qui s’y trouvent : le procès de constitution du « monde international ». L’intérêt de Schmitt est donc pour l’essentiel parallèle à celui de Marx pour le rôle l’accumulation initiale dans la constitution du salarié et du capitaliste : il ne part pas d’un moment quelconque pour en déduire la situation actuelle, mais travaille plutôt rétrospectivement. Alors que Marx théorise le procès d’accumulation initiale à partir d’une analyse de la forme de la marchandise, Schmitt exhume l’historicité du procès de formation du système interétatique du point de vue de l’ordre international actuel. Il est à la recherche des traces et des effets du nomos de la Terre, et de l’arrivée d’un nouveau nomos. Mais qu’est-ce exactement que le nomos selon Schmitt ? Le nomos est la mesure (Maß) qui divise et fixe les terrains et les fonds de terre selon un ordre précis, ainsi que la configuration qui en résulte pour l’ordre politique, social et religieux. Mesure, ordre (Ordnung) et configuration (Gestalt) forment ici une unité spatiale concrète. La prise de terres, la fondation d’une cité ou d’une colonie rendent visible le nomos avec lequel un clan ou la suite d’un chef ou un peuple deviennent sédentaires, c’est-à-dire se fixent historiquement (geschichtlich verortet) en un lieu et font d’un bout de terre le champ de force (Kraftfeld) d’un ordre35.

Tout comme Marx a découvert le « secret » du mode de production capitaliste dans le procès d’accumulation

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initiale et la création de la force de travail, Schmitt trouve la clé du procès par lequel quelque chose de diffus, en flux (« un clan ou la suite d’un chef ou un peuple »), se « fixe historiquement » (geschichtlich verortet), lors de « [l]a prise de terres, la fondation d’une cité ou d’une colonie ». En reliant le procès de fondation d’une cité à celui des colonies, Schmitt met l’accent sur le caractère décisif non pas du différentiel entre eux, mais de leur moment de fixation commun, la « mesure » (Maß) commune du procès de placement et de situation de ce qui était auparavant incommensurable, de ce qui n’avait pas de « commune mesure ». Si ces procès diffus doivent se comprendre sur la base de leur « commune mesure », Schmitt reconnaît qu’il doit y avoir un moment originaire qui les fonde ensemble : Toutes les réglementations ultérieures, écrites et non écrites, tirent leur force de la mesure interne d’un acte constituant originel qui ordonne l’espace. Cet acte originel (Ur-Akt) est le nomos. Tout ce qui suit se ramène ou bien à des conséquences et des compléments, ou alors à de nouvelles répartitions (anadasmoi) ; il s’agit donc soit d’une continuation sur la base antérieure, soit de déviations qui sapent l’acte fondateur de l’ordre spatial, à savoir la prise de terres, la fondation d’une ville ou la colonisation36.

Schmitt pose donc la question de l’expropriation des terres (l’accumulation initiale) dans la généalogie des « moments fondateurs » de l’histoire en général : ils sont issus d’un moment originaire – un moment poïétiquepratique – au-delà duquel la seule entrée possible dans le cercle récursif de l’origine est conceptuelle. Il nomme ce moment le Ur-Akt fondateur du nomos. Le nomos est

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donc une force primale, un moment d’accumulation ou de rassemblement vers la stabilité, l’ordre, l’unité. Autrement dit, le nomos n’est pas simplement l’ordre international en tant que tel, ou la forme d’ordre social appelée État-nation, mais plutôt la force extraordinaire qui fonde l’origine indécelable de ces mécanismes, un flot de pouvoir qui soutient rétrospectivement cet ordre par ses dynamiques propres. À ce sujet, Susan Buck-Morss décrit de façon incisive le nomos comme une « force rassembleuse », un « principe d’ordre » entre le pouvoir souverain et le pouvoir d’État, qui fait s’enchaîner, ou « tenir ensemble », les unités individuelles du système des Étatsnations, non seulement en tant qu’éléments « autochtones », immanents, mais comme une force soutenue de combinaison qui maintient un système et y distribue ces éléments37. Cet Ur-Akt, l’événement de formation de l’ordre, se produit toujours comme si c’était la première fois, de façon « identique ». Toutefois, c’est précisément en raison de cette identité régénérée par son arrivée constante qu’il est simultanément sans cesse différent : il est « la restance non-présente d’une marque différentielle coupée de sa prétendue “production” ou origine38 ». Selon Schmitt, cet Ur-Akt est l’origine primordiale du système étatique international, un effet parmi tant d’autres du procès nomique. Toutefois, comme il le souligne, cette mise en ordre ou appropriation est un rendre-commensurable, une mise en contact d’éléments auparavant totalement hétérogènes à l’aide d’une commune mesure. Par exemple, « tous les États qui étaient intéressés par le changement territorial reconnaissaient en principe le même ordre économique, même s’ils se trouvaient à des degrés de

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développement très différents39 ». Comme Marx l’avait noté, lors de la colonisation, le procès initial le plus important consiste à s’assurer que les rapports existants sont rompus, ou intégrés à l’ordre général. Seul un tel procès de « fixation » permet à la dimension coloniale de l’accumulation du capital d’opérer. En dernière analyse, l’« internationalisation » du droit par l’expérimentation dans les colonies ne pouvait produire un « droit international », mais seulement un droit national commensurable à l’international. Dans le procès constitutif du droit international, le rôle de l’État présente ce problème du cercle récursif de l’origine : « Inter-étatique ne signifie donc pas du tout l’isolement de chaque sujet de droit des gens au sein de ce type d’ordre. Bien au contraire. Le caractère interétatique lui-même ne peut se comprendre qu’à partir d’un ordre spatial d’ensemble, qui porte les États même40. » En d’autres termes, le droit international rend l’ordre légitime, le justifie et le maintient en place. Ce droit ne peut toutefois opérer que dans la mesure où l’objet qu’il maintient est déjà en place, déjà justifié. En conséquence, l’autojustification du droit international, sa propre preuve, ne réside que dans l’objet qu’il crée, formant à nouveau la séquence sans cesse régressive de la trace de l’origine. Qui plus est, les relations foncières préexistantes et les pratiques indigènes de l’espace colonisé ne pouvaient fonder le droit. C’est plutôt la différence coloniale (la fixation d’une hiérarchie et le rendre-commensurable de « mesures » telles que la race, la classe sociale dans l’ordre précédent, la maîtrise de la langue, la sexualité, etc.) qui assure la colonialité spécifique de la situation aux marges du système interétatique : l’abolition coloniale de

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la distinction entre imperium et dominium – propriété publique et privée. En conséquence : La spécificité du statut du sol colonial ressort ici tout aussi clairement que la division du sol du globe en territoire étatique normal et terre coloniale. Cette division est caractéristique de la structure du droit des gens de cette époque, et fait partie de sa structure spatiale. Certes, à mesure que le sol colonial d’outre-mer fut mis sans distinction sur le même pied que le territoire étatique au sens du sol européen, la structure du droit des gens se transforma elle aussi, et le droit des gens spécifiquement européen, qui avait prévalu jusque-là, arriva à son terme. Le concept de colonie se charge ainsi d’un poids idéologique qui affecte surtout les possesseurs européens de colonies41.

Comme Schmitt le montre ici, de nouvelles commensurabilités ont pris forme dans la foulée de l’effondrement du système colonial historique. La différence coloniale est soudainement devenue un problème majeur non seulement pour les anciens colonisés, mais aussi pour les puissances coloniales, aux prises avec un nouveau « poids idéologique ». C’est l’image de soi du colonisateur qui était en jeu dans cette séparation entre la « mère patrie » et la « colonie », et dans la procédure de cathexis dirigée vers soi qui y opérait. Il s’agissait, en bref, de la constitution de l’Occident. L’effondrement du système va inévitablement poser le problème du dispersement de toute cette force accumulée dans la différence coloniale. Voilà qui reproblématise le but du colonialisme au départ – et ici Schmitt fournit une réponse : « Il y allait, dans cette course [...] aussi de prises de possession plus ou moins symboliques (symbolische Besitzergreifungen)42. »

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F O R M AT I O N D E L A D I F F É R E N C E

Il faut examiner plus en profondeur les conséquences de ce problème de la « formation de la différence » pour bien clarifier ce qui est en jeu dans cette discussion de l’accumulation initiale chez Marx et Schmitt. J’ai développé le concept d’accumulation initiale chez Marx dans le sens d’un mouvement originaire répété de capture, et celui de l’Ur-Akt primordial de décision chez Schmitt dans le sens d’un rendre-commensurable et d’un procès spatial de fixation. Il faut maintenant montrer comment ces lectures peuvent clarifier les discours des dernières années sur le retour de l’accumulation initiale. Plusieurs textes théoriques, comme celui du collectif Midnight Notes sur les nouvelles enclosures43, se penchent par exemple sur le rôle de la propriété intellectuelle et les nouveaux « communs numériques » du monde. On y traite aussi des nouvelles formes de contrôle supra-étatique imposées aux pays anciennement colonisés, en particulier les transitions violentes vers des systèmes rationalisés de propriété privée en cours à l’heure actuelle en Afrique subsaharienne et ailleurs, dans la foulée de la mise en place de rapports de dépendance entre ces États endettés et le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Il faut aussi parler des travaux de Silvia Federici, qui ont dressé un tout nouveau portrait de la période de l’accumulation initiale, et fourni une clarification théorique de l’enclosure comme catégorie plus large en examinant l’« enclosure » du corps des femmes et la violence complexe de cette création de nouvelles catégories. Federici soutient que « [l]’accumulation initiale [...] raccorde la

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“réaction féodale” au développement d’une économie capitaliste, et [...] identifie les conditions historiques et logiques du développement du système capitaliste, “initiale” (“originel”) désignant ici tout autant les conditions préalables à l’existence de rapports capitalistes qu’un événement particulier dans le temps44 ». Federici déploie et développe ici l’intuition essentielle latente chez Marx et sous-entendue dans la théorisation du nomos chez Schmitt, c’est-à-dire que l’accumulation originale, ou l’enclosure, n’est pas une occurrence unique, qui donne lieu ensuite à un nouveau cycle historique. Il faut plutôt voir le procès de l’accumulation initiale précisément comme un réseau de capture de l’énergie en flux afin de la redéployer dans un ordre, un recodage de sa surface pour la rendre directement commensurable, compatible avec le point de départ de la production capitaliste. Comme le sous-entend l’usage par Schmitt du terme nomos, ce n’est donc pas seulement un « préalable », mais plutôt cela même qui établit le réseau de « préalables ». Federici enchaîne, dans un argument d’une importance exceptionnelle : « L’accumulation initiale n’était donc pas seulement une accumulation et une concentration de travailleurs exploitables et de capital. Elle fut aussi une accumulation de différences et de divisions dans la classe ouvrière, au sein de laquelle les hiérarchies reposant sur le genre, tout comme la “race” et l’âge, devinrent partie prenante de la domination de classe et de la formation du prolétariat moderne45. » Pour comprendre l’accumulation initiale au-delà d’un moment de dépossession ou d’expropriation violente, il faut en saisir l’aspect créatif, formateur. On doit toujours l’aborder comme un grand déploiement d’ap-

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pareils visant à former « une accumulation de différences, d’inégalités, de hiérarchies, de divisions46 ». Federici renverse ici un certain schéma marxien traditionnel, celui de la structure pyramidale de l’histoire (bien que Marx et Engels en aient aussi eu une conception beaucoup plus subtile), en s’opposant à la linéarisation du « progrès », cette idée que chaque passage social représente un état des choses plus élevé, et donc préférable : On ne peut pas non plus dire, au vu de ces développements, que la séparation du travailleur d’avec la terre et l’émergence d’une économie monétaire réalisèrent les objectifs de la lutte que les serfs médiévaux avaient menée pour s’émanciper du servage. Ce ne furent pas les travailleurs, hommes ou femmes, qui furent libérés par la privatisation de la terre. Ce qui fut « libéré » fut le capital, puisque la terre était alors « libre » de fonctionner comme moyen d’accumulation et d’exploitation, et non plus comme moyen de subsistance47.

L’analyse de Federici est extrêmement puissante surtout en ce qu’elle relie ce procès d’accumulation initiale, le moment des enclosures pris au sens large, à la formation de différence spécifique. Elle démontre avec minutie que l’accumulation initiale n’est pas seulement une expropriation (déterritorialisation), mais signifie également le redéploiement de corps, concepts, mots, terres, frontières, rituels, effets, etc., capturés au sein d’un nouveau réseau hiérarchique de signification ayant formé et mis en place les « préalables » corollaires de l’avènement des rapports de production capitalistes (reterritorialisation) : « faire de non-propriétaires de futurs propriétaires »48. Ce procès, selon la formulation incisive de Schmitt, est la transformation continuelle d’un territoire en

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« champ de force » (Kraftfeld), un champ où peut s’inscrire la séquence « historiquement située » d’un peuple unitaire, pour qui le champ ou la zone devient le principe explicatif. C’est un procès de naturalisation et de fondation du flux de différence sur un site transformé, formant une nouvelle série de boucles référentielles et de mécanismes de rétroaction qui permettent au circuit de l’explication et de l’expliqué de se répéter de façon à ce que la boucle ne puisse être questionnée de l’intérieur. L’affirmation énigmatique de Schmitt selon laquelle « il y allait, dans cette course [...] aussi de prises de possession plus ou moins symboliques (symbolische Besitzergreifungen) » peut se lire d’au moins deux façons. D’un côté, il est bien connu que le symbolisme fut décisif dans la compétition interimpérialiste pour la plus grande part du territoire de la planète. De l’autre, on peut la lire comme une question, à savoir ce qui, exactement, faisait l’objet d’une appropriation symbolique, c’est-à-dire quelles forces ou quels flots étaient rassemblés en tant que symboles dans la colonie ? Johannes Fabian met en lumière la mise en ordre épistémique du monde international dans une unité temporelle disjointe, un schéma « allochronique » dans lequel le sous-développé, le « reste » de la dyade « l’Occident et le Reste », est vu de façon schématique comme vivant littéralement dans le passé, comme objet d’analyse, objet « à observer et à rassembler49 ». Lisons les « prises de possession symboliques » de Schmitt en lien avec l’anthropologie symbolique de Fabian, dont le résultat principal est la fabrication de l’icône de l’Autre, la découverte de l’Autre comme « forme » ou « style50 ». C’est-à-dire que l’Autre devient un index symbolique de l’effet de distan-

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ciation dans le champ spéculaire de l’observateur et de l’observé, et la logique de respect de l’observateur envers l’économie symbolique « indigène » entre directement dans le sillage de la circularité et des boucles référentielles de l’origine. En « respectant » « leur » « différence », en dirigeant l’attention sur « leurs » « propres » pratiques, des affirmations qui, en raison de la position énonciative de l’observateur, s’adressent uniquement aux autres observateurs potentiels – l’observateur fait de l’Autre une « icône », rassemble les traces symboliques de son altérité, et assure leur stabilité unifiée pour observation future. C’est donc que cette logique du rassemblement symbolique reconnecte le flot de pratiques symboliques à l’établissement du nomos, au procès d’accumulation initiale, ou au flot de délimitation qui a au départ « situé historiquement » les singularités empiriques en flux sur ce territoire. Toutefois, par l’observation anthropologique et le rassemblement symbolique, l’altérité de l’Autre apparaît fondée et naturalisée au sein de sa « propre » économie symbolique, comme une expression « naturelle » de la « zone » (le Kraftfeld de Schmitt) et de ses habitants uniques. Le mouvement général d’enclosure établit donc un nouveau circuit de naturalisation. Pris dans l’ordre d’un monde d’États-nations supervisés par le capital, le flux de corps qui existaient auparavant deviendra groupe, le flux de mots se segmentera sous la forme d’une langue nationale, le flux de rituels deviendra preuve de la « spécificité culturelle » d’un « peuple », etc. C’est un procès qui est toujours rétrospectif, que l’on ne peut comprendre qu’après les faits. La soi-disant existence depuis des temps immémoriaux du « peuple » comme unité culturelle se

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fonde toujours sur l’origine indécelable de ses « pratiques » ; cependant, il faut qu’elles deviennent rétrospectivement connotations de l’existence du « peuple », puisqu’en tant que séquence pure de pratiques, leur existence précède cette « connotation ». Autrement dit, la découverte de l’antiquité d’un « peuple », d’une « nation », ou d’une séquence soi-disant « culturelle » ne peut se faire que post festum. Le Ur-Akt du nomos, le procès d’accumulation initiale, ne transforme pas d’anciennes pratiques en nouvelles : il s’insinue à l’intérieur du flux de pratiques et établit un ordre environnant qui les recode et leur donne un sens, une « nouvelle âme sociale ». Dorénavant, cet ordre surdétermine les pratiques afin qu’elles deviennent rétrospectivement « prouvées » par l’existence du « peuple », ce même peuple dont elles sont ellesmêmes, paradoxalement, censées prouver l’existence. Le mouvement de l’accumulation initiale met en place cette circularité de l’identité ; c’est précisément cet aspect des enclosures qu’il faut lire chez Marx lorsqu’il souligne que ce sont les « conditions économiques » qui « créent les conditions et les différences parmi les peuples, indépendamment de l’État51 ». Il faut analyser, politiquement et historiquement, la destruction et la dévastation de la violence « directe » de la dépossession formatrice de l’ordre. En revanche, on élide souvent la violence plus affinée, subtile, mais combien étonnante, de cette vaste formation aporétique de la différence. Ainsi, pour bien saisir ce problème, il faut toujours aborder le procès d’accumulation initiale dans sa dualité : d’un côté, il connote l’émergence historique indécelable de la force de travail marchandisable, de l’autre, c’est un site historique de l’Ur-Akt fondateur du

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monde en tant que nomos, que système. Ces deux aspects sont intimement liés : le premier lance le cycle paradoxal de relations sociales appelé « capital », alors que le second organise la « formation de la différence » qui recode la surface de la Terre en « champ de force » de l’ordre. Lorsque Marx entreprend sa critique de l’économie politique, il lève le voile sur la représentation phénoménale des relations sociales comme pur échange en renvoyant au « terrorisme impitoyable » de la formation de la marchandise force de travail. Mais ce moment d’enclosure n’est pas seulement un moment excédentaire qui fonde le circuit de l’origine, c’est en même temps le point de départ, la condition qui permet de saisir le procès historique comme événementiel et hasardeux, contre cette tendance constamment renouvelée à idéaliser, à fantasmer, à substantialiser la « différence civilisationnelle », le « peuple », etc., comme un espace holistique préexistant. C’est précisément ce double examen de la formation de la différence comme partie constituante du procès d’accumulation initiale, du moment central du nomos, de l’ordre du monde moderne, qui permet d’aborder les étranges « similitudes entre la logique du travail esclave sur laquelle repose secrètement le salariat, et le régime de traduction sur lequel se bâtit secrètement la langue nationale », procès qui sont faussement « associés à l’économie de l’échange pur52 ». Un élément critique et durable de la pensée de Carl Schmitt est d’avoir mis en lumière et examiné en profondeur l’Ur-Akt (le mouvement primal de l’Urstaat). Celui-ci a donné lieu à l’émergence de l’ordre existant et de sa forme autorégénératrice, un circuit de reproduction harmonieux qui efface sans cesse ses origines historiques

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événementielles contingentes et dispersées, et pourtant les recode rétrospectivement comme une unité fusionnée, unifiée, substantielle. Dans l’extrait cité plus haut dans l’épigraphe, il affirme de façon énigmatique : « cujus regio, ejus economia. Et maintenant, cujus economia, ejus regio » [Celui qui possède le territoire possède l’économie. Et maintenant, celui qui possède l’économie possède le territoire]53. Schmitt associe la première tendance de capture à la constitution du nomos dans toute sa plénitude en tant qu’Ordre, et la seconde à la perte du nomos, à la perte d’hégémonie de cet ordre, et à la montée des États-Unis comme puissance mondiale. L’analyse de Schmitt, lorsqu’on l’insère et la lit dans cette généalogie qui émane de la discussion marxienne de l’accumulation initiale, démontre que l’Ur-Akt fondateur du nomos est lui-même un cycle infini de l’événement, le site volatil et dangereux de l’origine qui arrive toujours pour la première fois, différent seulement dans la réitération constante des glissements inhérents à sa répétition. C’est donc dire que Schmitt considère le « nouveau nomos de la Terre » comme une « absence de nomos ». Même dans une telle formulation, en admettant que cette absence de nomos requière elle-même un nomos, Schmitt poursuit la démonstration de l’importance de la réanimation de ce circuit impossible de récursion, le fait que « le péché originel [soit] partout à l’œuvre » dans l’ordre du monde. Que nous ayons été « enclosés », que les limites de cette enclosure structurent nos relations sociales, peut paradoxalement être le site d’un grand potentiel de résistance : que le procès d’accumulation initiale se soit produit, que ses effets de délimitation se reproduisent constamment, démontre qu’il pourrait en être autrement, que ce procès

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se produit comme si c’était la première fois, et jamais la dernière. Dans la mesure où cet ordre nous est légué et nous échoit dans toute sa plénitude (tout comme on rencontre les circuits soi-disant harmonieux de l’accumulation capitaliste comme un fait accompli), le fait que ce nomos ait néanmoins été établi, que sa fondation ait requis un Ur-Akt, montre qu’un certain flux, un écart de l’excès, « passe » toujours « au travers54 », qu’une trace de l’événement laisse toujours une brèche ouverte pour les changements et les mouvements de la pratique sociale. Autrement dit, si l’analyse du procès d’accumulation initiale montre la violence double de ses conditions d’établissement, elle montre aussi les conditions de possibilité d’un autre nomos, d’un nouvel ordre, imaginé autrement, où les termes et les relations de vie se composent différemment.

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La dette publique et la crise de l’origine Le moment est venu de confronter le capital à l’absence de raison dont il fournit le développement intégral : et ce moment vient du capital lui-même, mais il n’est plus seulement celui d’une « crise » soluble dans la poursuite du processus. Il est d’une autre nature, que nous devons penser. Jean-Luc Nancy1

COMMENCEMENT

ET CRISE

D

ans un bref passage de son travail théorique, le grand critique marxiste japonais Jun Tosaka utilise une formule qui, à mon avis, synthétise à merveille notre conjoncture historique mondiale en ces temps de crise : il nomme cette ultime cristallisation de la politique les « faits de la rue », ou les « faits dans la rue » (gaitō no jijitsu)2. Je souhaite développer, réécrire – autrement dit, traduire – cette expression décisive et cruciale en un concept au sens fort, poser ce choix de mots en apparence marginal en principe, et l’utiliser comme levier pour faire exister de force une certaine séquence théorique. Essentiellement, Tosaka nous rappelle l’aspect factuel (ou, plus précisément, dans les termes d’Alain Badiou, la « véridicité ») de la rue au sens littéral, le « fait » que la rue

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exprime cette socialité dense produite nécessairement par la tendance du capital à socialiser le travail. Les énergies politiques déchaînées à travers le monde ces dernières années sont un témoignage récurrent de ces « faits de la rue ». Ils sont précisément le verso ou la face cachée de la cartographie du capital mondial. Les « faits de la rue » constituent pour ainsi dire le centre de cette « absence de raison », cette (im)possibilité volatile qui « passe » sans cesse entre deux polarités de la théorie, l’une que je nommerai la topologie logique, et l’autre la cartographie historique du capital. La topologie logique du « dedans » du capital cherche toujours, paradoxalement, à se refléter et à se délinéer dans la cartographie historique, elle est toujours à essayer de se faire monde. Depuis les débuts du mode de production capitaliste, le levier primaire de capture du travail a toujours été la forme État amalgamée à la forme nation, suturées l’une à l’autre dans le procès d’accumulation initiale. À l’aide de ces composantes de base, le capital tente de façon incessante-récurrente de traduire sa structure logique dans la territorialité de la terre, de s’inscrire à même la surface du monde. Cette tâche nécessite toute une séquence de « mécanismes » et d’« appareils ». Cependant, en ce moment qui est le nôtre où la topologie logique du capital oscille en des concentrations nouvelles, dangereuses et volatiles de son noyau instable, le crescendo des « faits de la rue » montre que ces mécanismes qui ont longtemps garanti ou légitimé le forçage du procès historique par le capital sombrent euxmêmes dans le délire. Aujourd’hui, cette logique délirante et démente du capital se frotte à la dignité et au refus de la rue. Engels, dans son style rude et déterminé, nous rappelle l’essentiel de cet enjeu :

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Le rapport de l’industriel à l’ouvrier n’est pas un rapport humain, mais une relation purement économique. L’industriel est le « capital », l’ouvrier est le « travail ». Si l’ouvrier ne veut pas se laisser enfermer dans cette abstraction, s’il affirme qu’il n’est pas le « travail », mais un homme qui, il est vrai, possède entre autres la faculté de travailler, s’il s’avise de croire qu’il ne devrait pas se laisser vendre et acheter en tant que « travail », en tant que marchandise, sur le marché, l’entendement du bourgeois est alors comme frappé de stupeur3.

Lorsque la rue s’oppose à cette marchandisation, et que l’entendement du bourgeois s’enraye, le capital doit modifier son équilibre, il doit déterminer comment cette « absence de raison » peut « passer », puisqu’il ne peut résoudre cette crise, mais seulement la traverser sans la résoudre. Mais comment cette (il)logique en apparence improbable ou excessive opère-t-elle ? Pour le comprendre, il nous faut faire un « retour aux sources ».

L’ E F FAC E M E N T

DE LA VIOLENCE

PA R L E M OY E N D E L A V I O L E N C E

La crise actuelle ne se réduit pas à une crise financière ni à une crise purement politique de légitimation de l’appareil d’État. Elle secoue plutôt l’amalgame violent-volatil entre le capital et la forme État, en particulier les limites des mécanismes qui ont permis à cet amalgame d’être le principal organisateur des relations sociales depuis l’avènement du capitalisme. Penser les formes de convergence entre notre moment historique et celui de l’avènement du capital industriel nécessite que nous abordions la question du commencement, de l’origine, ainsi que la

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théorie des crises. On tend souvent aujourd’hui à concevoir la crise comme une exception, un état d’exception permanent, un rendre-permanent de quelque chose de contingent, etc. Mais une telle posture occulte la nature cyclique et systématique de la crise : elle est le produit d’une remise en question de l’ordre systématique. La crise, disons-le, ne se résume pas à un phénomène de sous-consommation accompagné de conséquences politiques, une interprétation courante, mais incomplète. Si tel était le cas, elle ne serait qu’une question contingente de politique nationale. Or, on ne peut jamais expliquer la nature spécifique des crises capitalistes à partir de telles bases. Selon la thèse de la sous-consommation, chaque crise est une surprise. Pourtant, cette crise n’a rien de surprenant – ou plutôt, s’il y a un élément de surprise dans la situation actuelle, c’est la renaissance de la politicité des « faits de la rue » que le capital a libérés dans un élan suicidaire. La crise est bien toujours une répétition, mais sa motion cyclique diffère d’une fois à l’autre. C’està-dire que chaque fois que le cycle doit revenir à son point de départ, le tracé de retour diverge, ne serait-ce que d’un iota. Ces divergences, puisqu’elles sont exposées à la dimension figurative ou créative de la répétition, recèlent toujours en elles-mêmes la possibilité d’un autre arrangement : « Ces différentes influences s’affirment tantôt simultanément dans l’espace, tantôt successivement dans le temps. Périodiquement, le conflit des forces antagoniques éclate dans des crises. Les crises ne sont jamais que des solutions momentanées et violentes des contradictions existantes, des éruptions violentes qui rétablissent pour un moment l’équilibre troublé4. » Toutefois, cet équilibre n’est ni harmonieux ni paisible. Il s’appuie

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plutôt sur des vestiges funéraires d’irruptions violentes, recouvertes de nouvelles formes, et dont la violence a violemment été effacée. Mais d’où vient cette violence ? Comme nous l’avons vu au chapitre 1, le problème de « la prétendue accumulation initiale » chez Marx survient dans la structure logique du capital. Celle-ci requiert une série de présuppositions en régression constante : le mouvement de l’accumulation présuppose l’existence de la survaleur, la survaleur présuppose l’établissement de la production capitaliste, l’existence de la production capitaliste présuppose un capital suffisant pour la mise en marche du cycle, etc. Marx voit donc que le mouvement total présuppose ce qu’Adam Smith appelle l’« accumulation précédente », une période d’accumulation qui précède le fonctionnement établi du capitalisme, et qui est la source de sa mise en mouvement. En revanche, l’accumulation initiale ne signifie ni une transition en douceur vers l’établissement de la « bonne société » ni la chute de l’humanité hors d’un état idyllique. C’est plutôt une éruption de violence, un moment où ce qui était jusque-là détaché et indéfini est violemment inclus dans une séquence qui fournit les conditions matérielles de base pour la production capitaliste. À ce moment, « le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence5 ». L’affaire ne se résume pas à une simple « libération » de la paysannerie, afin qu’elle constitue le salariat requis dans la formation et la rotation du circuit d’accumulation capitaliste. Ce procès indique aussi la fin de l’hétérogénéité et la production d’équivalences : le propriétaire de capital et celui de la force de travail, qui pourront ensuite « se rencontrer ».

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En ce sens, le procès d’accumulation initiale (qui n’est pas une période, mais un moment logique qui se reproduit cycliquement) décrit la mise en place d’une « abstraction réelle » dans l’histoire, et le fait que ce mouvement se répète tous les jours montre bien la nature paradoxale de la temporalité historique de la société capitaliste. Mais ce qui étonne davantage, c’est la violence de cette production des conditions de possibilité des rapports de production capitalistes, de la « rencontre » entre acheteurs et vendeurs de force de travail. On voit ici qu’il n’y a pas moins une accumulation originelle impériale qui précède le mode de production agricole, loin d’en découler ; en règle générale, il y a accumulation originelle chaque fois qu’il y a montage d’un appareil de capture, avec cette violence très particulière qui crée ou contribue à créer ce sur quoi elle s’exerce, et par là se présuppose elle-même6.

Encore une fois, comme Marx l’a si bien dit, dans la société capitaliste toujours en mouvement, « le péché originel est partout à l’œuvre7 » (die Erbsünde wirkt überall). Un long débat entoure la traduction de l’allemand die sogennante ursprungliche Akkumulation (la prétendue accumulation initiale*). Je voudrais ajouter une dimension à ce débat : ce qu’il faut considérer aujourd’hui, c’est la façon dont l’accumulation originaire est incorporée au développement capitaliste en tant qu’accumulation initiale, comme une répétition de l’origine qui se soucie également de la division ou « séparation » (Trennung) du

* Voir l’explication de Jean-Pierre Lefebvre dans « Introduction » à l’édition citée, publiée chez les Presses universitaires de France. Nous adoptons ici les expressions « accumulation initiale » et « prétendue accumulation initiale » à la suite du travail de Lefebvre. [NdT]

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temps historique entre l’« initial », le « primitif * » et le cours normal, « dans les temps », du développement. L’astuce de l’accumulation initiale consiste à travailler simultanément ces deux dimensions pour diviser le monde sur la base de « formes », tout comme l’abstraction du procès d’échange se divise en « deux côtés ». Autrement dit, ce moment du commencement, qui se reproduit de façon cyclique-récursive dans la sphère de la crise (et dans toutes les captures des corps travaillants pour assurer la disponibilité de la marchandise force de travail), se répète dans la détermination de la « forme-nation » (Balibar) par rapport à un extérieur historique volatil, et dans celle des « facteurs historiques et moraux » qui fixent la valeur et le prix de la force de travail. Althusser en parle comme de l’« anthropologie naïve » tapie à l’intérieur de la logique du capital. Le schéma du monde selon le capital, un monde divisé en « capitales nationales », est lui-même profondément lié à la formation historique du soi-disant « homo economicus », de l’acheteur et du vendeur. En d’autres termes, la figure de l’« homme » – selon Deleuze et Guattari, cette figure de l’humanisme n’est pas celle de l’« homme blanc », mais plutôt celle de l’« Homme blanc » – n’est pas une extériorité, ou un « supplément culturel » au champ économique : elle est plutôt une présupposition toujours-déjà au cœur du procès de circulation. Le monde logique du capital présuppose l’accomplissement d’une certaine histoire, et celle-ci présuppose en retour la production d’individus porteurs de ces « besoins » qui sous-tendent l’émergence de l’échange * Une autre traduction possible et parfois utilisée de ursprungliche. [NdT]

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« rationnel ». La production de ces individus présuppose à son tour une zone éternelle et unitaire pouvant les légitimer en tant qu’individus par le moyen de l’appartenance ; c’est typiquement l’État-nation. Le circuit complet est donc un « cercle vicieux » qui ne retourne jamais parfaitement à son point de départ, puisque toute la séquence de présuppositions forme une chaîne abyssale et régressive où quelque chose doit toujours être donné à l’avance : « L’espace homogène donné des phénomènes économiques est ainsi doublement donné par l’anthropologie qui l’enserre dans la tenaille des origines et des fins8. » Le champ de l’« intérêt », censé représenter l’expression pure et immédiate des « besoins » indépendamment de toute coercition extra-économique, violence directe, etc., se révèle l’expression ultime de cette « tenaille des origines et des fins », dans la mesure où il doit toujours effacer ou recouvrir la production de la figure même de l’« Homme ». Lorsque Marx évoque les figures des « gardiens », « porteurs » ou « propriétaires » de la marchandise force de travail, il s’agit spécifiquement de « cette race de possesseurs de marchandises d’un type particulier » (diese Race eigentümlicher Warenbesitzer)9, rappelant ainsi la communauté entre l’émergence et l’expansion du schéma de « l’Occident et le Reste » et les dynamiques du capital. L’anthropologie naïve, prétendument exclue du procès de circulation ou de l’« échange matériel total » entre individus « rationnels », s’y trouve en fait en plein cœur. C’est exactement ce que soulignent Deleuze et Guattari lorsqu’ils posent l’État-nation comme modèle ultime de l’axiomatique capitaliste ; l’origine du procès d’échange dit « rationnel » et « universel » contient déjà la forme de la « nation ». Ce procès prétend incarner le cercle fluide

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et parfait de la pure rationalité, mais il est suspendu en permanence entre son origine impossible, qu’il doit répéter en boucle, et sa fin tout aussi impossible, puisqu’elle relativiserait le circuit de l’échange et l’exposerait à ce dehors qu’il doit sans cesse effacer. Le corps social, le socius même, est condamné à cet état d’insanité ou de « démence », en tension perpétuelle entre deux directions de la production de sujets. Il ne peut s’extirper de cette « forme démente », mais doit tenter de prouver son « universalité » en oscillant entre ces deux limites, ces deux impossibilités. Le schéma du monde qui lui est sous-jacent « semble [absent] de la réalité immédiate des phénomènes eux-mêmes » puisqu’il se situe en permanence « dans l’entre-deux des origines et des fins », un court-circuit qui révèle sans cesse que son « universalité [...] n’est que répétition10 ». C’est donc ici que se situe le paradoxe logique et historique de l’appareil de capture : « le mécanisme de capture fait déjà partie de la constitution de l’ensemble sur lequel la capture s’effectue11 ». Ce paradoxe, toutefois, n’est « pas du tout [un] mystère12 », puisque c’est un mécanisme ou schéma qui opère à la vue de tous, à la surface de la société. L’accident historique, la capture qui ne semblait s’inscrire dans aucune nécessité, aucune pulsion, produit une forme de torsion sur elle-même. Une fois effectuée, elle revient en boucle sur ses propres origines contingentes et s’en dérive encore une fois, pour s’anticiper et se faire apparaître comme une conséquence nécessaire de son propre schéma. En d’autres termes, les formes de capture, d’enclosure et d’ordre ne se distinguent pas simplement par leur antériorité toujours-déjà donnée. Elles se distinguent plus fondamentalement par cette structure paradoxale et démente où l’événement

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historique contingent revient sur lui-même, « découvrant » encore une fois ses propres origines, mais pour « recoder » son émergence et faire paraître son accident comme un aboutissement nécessaire. L’accident historique de l’accumulation initiale est donc toujours en train de « devenir ce qu’il est », mais cela ne dérive pas de ses fondements contingents ou encore de sa pulsion interne à se prétendre nécessaire. Ce schéma opère plutôt une répétition cyclique de l’origine de la capture, en vue de maîtriser rétrospectivement les dangers de son flux. Il tente ainsi de se faire apparaître comme si son origine n’était qu’une preuve de sa nécessité. Elle est là la violence, dans ce système d’inclusion. Elle se cache directement sous nos yeux. Elle opère juste là, devant nous, et pourtant « il est difficile d’assigner cette violence, puisqu’elle se présente toujours comme déjà faite13 ». La violence de l’appareil de capture apparaît comme une impasse, un cercle fermé qui condamne à l’avance toute intervention politique. On pourrait toutefois faire valoir l’inverse : dans le procès d’accumulation initiale, « le concept de “formation sociale déterminée” prend la forme du concept de “composition de classe(s)” : il emprunte à la volonté qui organise ou détruit les rapports de nécessité, le dynamisme nécessaire à l’action des sujets14 ». En d’autres termes, c’est paradoxalement le fait que nous avons été saisis dans le champ social qui ouvre la possibilité de la politique. Nous avons toujours-déjà été inclus dans cette expression systématique de capture, mais l’inéluctabilité de la répétition du commencement n’est pas synonyme d’inaptitude. Concrétisation fondamentale des relations sociales, apogée de l’envers violent de la relation sociale, le capital

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ne peut se défaire de cette condition de violence qui réside au cœur de son alpha et oméga logique, la marchandise force de travail, dont la production « indirecte » se situe paradoxalement à l’extérieur des relations marchandes. De là, un excès de violence hante l’intérieur du capital via cette « production » liminale-volatile forcée de la force de travail, il met le capital en danger et l’expose à tout un continent de violence brute. Ceci révèle quelque chose d’important au sujet de l’utilisation par le capital de la « différence anthropologique » pour la production « indirecte » de la force de travail. La violence primaire, soutenue dans un continuum ou un « statu quo », prend l’aspect d’un état harmonieux, d’une reproduction cyclique sans aspérité. Mais cet aspect ou ce semblant de continuité harmonieuse est en fait un produit du travail de la violence sur elle-même : la violence de la cartographie historique doit violemment s’effacer et se recoder en tant que fonctionnement harmonieux de la topologie logique. Autrement dit, le scénario social de base de la société capitaliste, l’échange d’un produit pour de l’argent, est déjà une situation caractérisée par la violence brute de la subjectivation qui fait en sorte qu’une potentialité absente du corps du travailleur s’échange comme s’il s’agissait d’une substance appelée marchandise force de travail. La forme de l’argent, tel un récipient de significations pouvant mesurer ce potentiel, vient recouvrir cette violence. Toutefois, la mesure et l’échange de la force de travail en argent nécessitent un doublement répété de violence. Ce qui doit demeurer au-dehors du capital comme relation sociale est paradoxalement ce qu’il doit simultanément intégrer de force. Une déchirure éternelle sépare d’un côté les formes de subjectivation qui produisent la force

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de travail comme un dedans, et de l’autre le champ historique de la reproduction du corps travaillant ; le dehors violent du capital.

L’ I N T E R M É D I A I R E

DE LA DETTE PUBLIQUE

Chaque fois que le capital requiert la marchandisation de la force de travail, il doit répéter sur le plan de la topologie logique le procès de transition, la « prétendue accumulation initiale ». En revanche, le procès historique l’oblige à transiter simultanément à un niveau microscopique, celui de l’unité-marchandise rétrécie, et donc dans une forme encore plus paradoxale que celle du « commencement » historique. C’est-à-dire que le capital doit opérer de façon capitaliste une version microscopique de la transition au capitalisme. Au « commencement », le capital pouvait compter sur la force directe et la violence structurelle pour activer un champ d’effets capable de mettre en place un ordre général de capture. Mais comment opérer une transition en boucle, surtout après la transition historique ? Marx donne à ce sujet un indice essentiel : la prétendue accumulation initiale réapparaît au-dedans du capital, y prend une seconde position logique, sous la forme de la dette publique. Le péché originel du rapport capitaliste peut aussi bien se comprendre comme une « dette originelle », l’apparition historique de quelque chose de donné, d’un don. Le procès d’accumulation initiale et ses actes historiques d’enclosure ne sont pas simplement des moments de violence excessive qui font place ensuite à un ordre plus « rationnel », « convenable » ou « modéré ». Le procès d’accumulation initiale rappelle plutôt la nécessité pour le

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capital du donné, de la forme de la « supposition » (Setzung) et de la « présupposition » (Voraussetzung). Mais comment opère ce don-dette originel ? En quel sens s’agit-il d’un problème actuel ? Qu’est-ce exactement que la dette publique ? La dette publique est un mécanisme d’un type très spécial, intimement lié au capital. Kōzō Uno a formulé un commentaire important à son sujet : Par la loi de population, le capitalisme détient des mécanismes ou appareils qui permettent à cette (im)possible marchandisation de la force de travail de passer (« muri » o tōsu kikō). C’est précisément ce qui permet au capitalisme de s’ériger historiquement en une forme de société déterminée, et, qui plus est, lui confère une indépendance sur le plan de la pure-économie. Comme la terre, il s’agit d’une évidence pour le capitalisme, un acquis qui provient de son extérieur, mais à la différence de la terre, il peut se reproduire et ainsi développer une capacité de réponse aux demandes qui émanent du capital lors du phénomène capitaliste spécifique que l’on nomme crise15.

Uno situe ce mécanisme dans la forme de la « loi de population propre au mode de production capitaliste16 » (der kapitalistischen Produktionsweise eigentümliches Populationsgesetz), une loi qui joue un rôle central dans les questions de crise et de dette puisqu’elle concerne avant tout la gestion du statut de personne, la gestion des aspects physiques et moraux de l’existence matérielle du corps, afin de perpétuer la forme de l’« individu rationnel » qui peut fournir une force de travail adéquate à la production capitaliste. Toutefois, la structure de cet appareil ne se limite pas à la forme de la population ; la loi de population

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n’est plutôt qu’un moment de la taxonomie d’ensemble de ces mécanismes nécessaires au capital pour traverser le nihil de raison qui l’assiège dès le départ. Le capital ne peut véritablement « commencer » s’il y a déjà une dette ou un don au départ. C’est-à-dire qu’il est impossible de « commencer pour la première fois » si la première fois est toujours-déjà retardée ou différée par quelque chose qui doit d’ores et déjà y être. Si le capital ne peut croître que sur la base de ce don-dette, il sera pour toujours diminué et freiné par la nature de cet élément donné, il ne pourra jamais s’en extraire et réaliser pleinement son image circulaire sans début ni fin. Afin de surmonter ou du moins d’éviter ce problème, le capital doit formuler toutes sortes d’« appareils de passage de l’(im)possibilité ». Il doit découvrir des façons de traverser, de passer, des éléments qui devraient en principe le freiner ou en exposer les limites. Cette nécessité constante du capital d’avoir recours à des mécanismes ou à des appareils à l’extérieur de sa logique interne démontre la volatilité relative de son fonctionnement : ce sont précisément ses aspects excédentaires (sa dépendance envers l’État, l’application de la forme-nation, l’admission de la violence du dehors en son sein pour l’effacer violemment), ses paradoxes et sa « démence », qui semblent constituer les principes centraux de son opération. Lorsqu’on confronte cet aspect « dément » du capital, on y découvre une brèche politique béante. C’est sur cette base qu’il faut clarifier le scénario actuel de la dette. Marx rappelle que le système de la dette publique a été généré dans le « laboratoire » (Treibhaus) du système colonial : « [L]a dette d’État, c’est-à-dire l’aliénation de l’État – qu’il soit despotique, constitutionnel ou républi-

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cain – marque de son empreinte l’ère capitaliste17. » En ce sens, on peut déjà aborder la dette publique comme la « marque », ou l’« empreinte » (Stempel) de l’avènement du capitalisme à l’échelle mondiale, comme le moment originaire où l’accumulation initiale du capital forme en même temps des mécanismes qui viendront cartographier la surface du monde : La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui soit effectivement détenue globalement (Gesamtbesitz) par les peuples modernes est... leur dette publique. D’où la doctrine moderne, tout à fait conséquente, qui veut que plus un peuple s’endette, plus il s’enrichisse. Le crédit public devient le credo du capital. Et au péché contre l’EspritSaint, qui ne connaît point de pardon, succède, avec l’apparition de l’endettement de l’État, le manquement à la Foi en la Dette Publique. La Dette Publique devient l’un des leviers les plus énergiques (energischsten Hebel) de l’accumulation initiale. Comme par un coup de baguette magique, elle confère à l’argent improductif un talent procréateur qui le transforme en capital, sans qu’il ait besoin de s’exposer au dérangement et aux risques des investissements industriels et même des placements usuraires18.

La forme de la dette publique est un amalgame volatil entre la topologie logique de l’origine et du maintien du capital, et la cartographie historique de l’ordre mondial moderne basé sur l’État. Marx souligne aussi un point d’une importance capitale : la dette publique n’est pas un mouvement de violence somme toute séparé, mais bien plutôt « l’un des leviers les plus énergiques » dans la poursuite de l’accumulation initiale. Pourquoi le capital aurait-il besoin d’encore une autre extériorité, un autre

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dehors ? L’accumulation initiale, avec sa violence brute et sa « coercition extraéconomique », est déjà, dans une certaine mesure, extérieure au capital. Pourtant, le capital doit toujours disposer de moyens pour réinsérer cette violence sur laquelle il repose secrètement dans une modalité neuve où elle apparaîtra sous une nouvelle forme. Voilà pourquoi le mécanisme de la dette publique permet au capital d’éviter « de s’exposer au dérangement et aux risques ». Marx va plus loin, en reliant la dette publique comme accumulation initiale à la forme-nation ellemême : « En même temps que les dettes d’État naquit un système de crédit international qui masque souvent chez tel ou tel peuple (Volk) l’une des sources (Quellen) de l’accumulation initiale [...] [m]aint capital, qui entre en scène aujourd’hui aux États-Unis sans extrait de naissance, est du sang d’enfant capitalisé hier encore en Angleterre19. » En d’autres termes, l’enclosure de la terre par le capital s’opère à l’intérieur, et par l’entremise, des frontières nationales. Par extension, Marx renvoie à l’idée essentielle que la forme-nation permet de dissimuler la violence originaire-initiale du capital à l’intérieur d’un système d’entités organisé et délimité. La violence s’efface et disparaît dans la nation en tant qu’appareil de passage. Toutefois, ce problème revêt beaucoup plus qu’un intérêt historique. Prenons un moment historique récent. En 2010-2011, la presse à scandale allemande (du type Bild et autres) a publié une série de textes autour de la dette souveraine grecque, et par extension de la crise de la zone euro. On en est venu à attribuer l’essence de la dette au « caractère national » grec (prétendument « paresseux », profitant à l’excès des congés, corrompu, incapable de « compétiti-

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vité rationnelle », etc.)20. Ce moment d’opposition grécoallemand sur la question de la dette illustre bien l’histoire récente de ce mécanisme. L’ère de l’impérialisme, en son sens strict, est une ère de mise en place de « pièges de la dette » pour les pays périphériques et « sous-développés » : les nations du centre impérialiste exportent leur surplus domestique dans les colonies et la périphérie en créant et en imposant une demande soutenue par la dette publique. Les nations les plus pauvres se retrouvent en conséquence non seulement à importer en provenance des nations impérialistes, mais qui plus est prisonnières d’une dette sans fin. Ce mécanisme oblige la périphérie à accepter les directives politiques et économiques des nations impérialistes qui facilitent le pillage et l’expropriation des ressources, créent de la main-d’œuvre bon marché, établissent un rapport de subordination politique, etc. La même logique est à l’œuvre aujourd’hui. Si la vieille modalité impérialiste consistait à former au niveau macro un capital monopolistique et des superprofits dans une périphérie violente, la nouvelle modalité de l’impérialisme financiarise cette violence en miniature dans la concentration dense de l’intérieur du capital. Ce n’est pas par accident que l’on assiste aujourd’hui à un « retour de l’origine », « un moment où les restrictions salariales se manifestent avec violence, exactement comme au xvie siècle lorsque les enclosures ont réprimé l’accès aux terres comme bien commun en les privatisant et en créant un prolétariat salarié21 ». C’est pourquoi il faut voir les rapprochements entre le seuil historique du capital et notre moment contemporain : La logique de la « gouvernance par la dette » tire son origine de la relation fondamentale entre le capital et le travail. Le

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capitalisme financier a mondialisé l’impérialisme et son modus operandi par l’entremise de « pièges de la dette », de l’endettement public et individuel, en vue de réaliser et de vendre la survaleur extraite du travail vivant. Dans le schéma impérial, la dette est le visage monétaire de la survaleur, l’exploitation universelle de la force de travail, et constitue un piège précisément parce qu’elle empêche le travail vivant de se libérer de l’exploitation, de s’autonomiser par rapport aux relations de dépendance et d’esclavage propres à la dette22.

En le redirigeant vers le marché, la dette publique permet au « terrorisme impitoyable » de l’accumulation initiale de se maintenir tout en s’invisibilisant. La dette publique est un mécanisme qui « conduit » – de force – la situation sur un nouveau plan de la courbe développementale du capitalisme. Ce n’est pas un mécanisme qui « résout » les tensions politiques, c’est un mécanisme qui les « diffère » ou les « déplace ». La dette publique est donc précisément le « supplément dangereux » de la force historique du capitalisme : elle met en lumière le fait que le capital ne peut jamais résoudre de lui-même le conflit entre les rapports de production et le développement des forces productives. Le capital crée constamment des mécanismes qui lui permettent de transcender ses propres limitations sans devoir outrepasser ses limites politiques. Cette limite inévitable de l’autodéploiement du capital est paradoxalement la source de son propre dynamisme. Sans la multiplication de ces atteintes à son endroit, le capital ne se développerait pas – c’est-à-dire que le capital requiert un certain sens du risque, une certaine témérité, mais plus il diffère ce dépassement politique, plus des espaces d’intervention dans le mouvement d’austérité du capital se font jour. Ce mouvement garde les éléments de l’accumulation initiale

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en circulation à la surface ; ce mécanisme lui permet de passer l’impossibilité du commencement, et ce, précisément en recommençant sans cesse. En revanche, la dette publique fait voir le rôle de l’État-nation en permettant ce « premier retour aux origines » – l’élément national se déploie au sein du mouvement de capture afin de garantir l’élasticité de la force de travail. Sans la nation, les éléments malléables de la force de travail circulent sans être saisissables ; il faut que les corps travaillant se reproduisent au-dehors. La nation – la « substance » fictive originale – fait apparaître ses propres petites images de pseudosubstantialité afin de s’en dériver. L’élasticité de la force de travail est en ce sens une simple extension microscopique, ou « micrologique », de l’élasticité de la nation, la forme de territorialisation du capital. L’impossibilité de la force de travail est une image microscopique de l’écart ou du chiasme entre la logique et l’historique : le commencement logique et l’origine historique, c’est ici le point où « l’absurdité de la mentalité capitaliste (die Verrücktheit der kapitalistischen Vorstellungsweise) atteint ici son comble23 ». La forme de la dette publique fait voir qu’aujourd’hui « la crise n’est ni économique ni politique, c’est une crise du rapport capitaliste, une crise rendue inévitable par les contradictions inhérentes de cette relation. La crise implique inévitablement une restructuration du rapport capitaliste qui prend nécessairement des formes économiques et politiques. Ce qui est en jeu sur ces deux plans, c’est un assaut du capital pour maintenir en place ses conditions d’existence24 ». En ce sens, le problème de la dette publique comme mécanisme de poursuite de l’accumulation initiale à

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l’intérieur du rapport capitaliste ne peut se résoudre sur le plan de la forme nationale. On pourrait dire, avec un certain sens de la polémique, que la dette publique est en fait l’origine même de la nation. Elle est en ellemême une technologie qui trace une frontière autour d’une forme de la nation pourtant impossible à délimiter en toute rigueur. La nation est une forme de crédit : elle doit se délimiter comme si elle pouvait être située. C’est le capital, toutefois, qui doit le faire. Puisque la nation ne peut se délimiter au sens strict, le capital impose une cohérence économique là où il ne peut y avoir de cohérence historique. Mais puisque cette technologie expose continuellement le capital à l’extériorité historique, il est en conséquence toujours miné par sa propre incapacité d’échapper au procès historique. Une dette est déjà là à l’origine, puisque quelque chose a été présupposé comme un don, quelque chose qui utilise cette présupposition comme un levier pour son propre fonctionnement. La logique illogique de l’origine du capital se recode en histoire illogique de l’État. Ce rapport intime entre le capital et l’État se concentre et se compresse dans l’insanité du procès d’échange soi-disant rationnel, ce « Verkehr » (trafic) du départ qui apparaît précisément comme un « Austausch » (échange) dans l’intérieur logique. Lénine ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que « la politique, c’est un concentré de l’économie25 ».

LES

FA I T S DA N S L A RU E

Il nous échoit aujourd’hui de dire les choses clairement et sans faux-semblant : le capital ne peut « surmonter » ses crises qu’en passant au travers sans les résoudre. Et il

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ne peut entreprendre cette traversée ou ce passage qu’en faisant reposer le fardeau de la violence, de la souffrance et de la misère, sur le dos du monde – la classe ouvrière mondiale. Le capital crée ces appareils – l’État, la dette publique – afin de surmonter ou de passer ce qu’il ne peut résoudre. Notre tâche consiste à exposer sans cesse et sans relâche la violence brute qui se cache derrière la forme de la finance. La force de travail est un dehors interne au capital qui se manifeste dans son pur dehors : le corps travaillant. Celui-ci, toutefois, est sous le contrôle de l’État. Chaque fois que le pouvoir policier mondial se déploie contre les corps concrets des jeunes, chômeurs, personnes âgées, malades, marginaux, ceux et celles qui sont incapables de fonctionner selon le style attendu de l’« instrument conscient de production » pour le capital, incapables de s’intégrer harmonieusement dans l’ordre de l’État, c’est de l’incapacité du dehors historique violent de « réinitialiser » ou « recommencer » le retour cyclique de l’origine dont il s’agit. En réfléchissant aux « faits de la rue » contemporains, relisons ce fameux passage de Marx : La forme économique spéciale dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux producteurs directs détermine le système de domination et de servitude tel qu’il résulte directement de la production elle-même et, à son tour, réagit sur celle-ci. Sur ce rapport se base toute la structure économique de la communauté, résultant des conditions mêmes de la production, et par cela même sa structure politique. C’est sur ce fondement que se constitue la communauté économique telle qu’elle naît des rapports de production, et c’est sur lui que repose également la structure politique spécifique de la communauté. C’est toujours

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dans les rapports immédiats entre les maîtres des conditions de production et les producteurs directs qu’il faut chercher le secret intime, le fondement caché de toute la structure sociale, ainsi que de la forme politique des rapports de souveraineté et de dépendance, bref, de la forme d’État à une époque historique donnée. Sous leurs divers aspects, ces rapports correspondent naturellement à un stade déterminé de l’évolution des méthodes de travail et de la productivité sociale. Cela n’empêche pas que la même base économique – la même quant à ses conditions principales – peut révéler une infinité de variations et de gradations, que l’on ne peut saisir sans en analyser les innombrables conditions empiriques26.

Ces « circonstances empiriques » posent les limites « factuelles » du capital, limites aujourd’hui mises au défi par une nouvelle génération de soulèvements politiques. La montée précaire des « faits de la rue » aujourd’hui, sous l’aspect des mutations de l’État, ramène au commencement ; non seulement le commencement du capital, où la violence de la capture se fait passer pour l’opération harmonieuse de l’intérieur, mais aussi le (re)commencement de la politique. Un tel recommencement politique ne viserait pas à produire un sujet stable pour notre temps. Il prendrait plutôt acte du fait qu’en tant que « gardiens » de la force de travail, « porteurs » de cette marchandise fragile et ambiguë, nous sommes incapables d’« être » à part entière ; nous sommes une forme de « para-être ». La dimension aléatoire ou contingente au cœur de l’élément « composition » de la lutte des classes est profondément manifeste aujourd’hui. Mais cela n’empêche pas de prendre part à la politique : « “Par-soyons”, voilà notre cri de guerre. Et mieux encore : “Nous ne sommes rien, parsoyons le Tout”27. »

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L’Internationale d’aujourd’hui, qui « jaillit du sol de la société moderne28 », ne repose pas sur ce vieux fantasme du sujet stable du discours de la « différence civilisationnelle », mais plutôt sur un risque fragile que le capital ne peut policer à l’aide de ses « mécanismes » externes. Cette « composition » (au sens que Negri et d’autres ont donné à la « composition de classe ») donne à voir les mécanismes du capital et de l’État qui tentent de mettre en place une logique spécifique de séparation (Trennung), qui diffère profondément de la théorie de l’aliénation. Elle montre que là où le capital a « forcé » un amalgame, il y a « glissement » ou « décalage ». C’est à l’endroit précis où cet amalgame semble le plus parfaitement suturé que le décalage peut devenir un antagonisme social et se transformer en une contradiction politique. La nature suicidaire du mode de production capitaliste s’exprime dans son besoin d’internaliser, de financiariser son extérieur violent, d’inclure à son compte le procès brutal et indénombrable de l’accumulation initiale, recodé en appareil de dette publique. Paradoxalement, toutefois, les endettés sont transformés en une réserve de dette permanente, alors qu’ils détiennent pourtant un pouvoir social sur le capital en tant que « gardiens » (Hütern), « porteurs » (Träger) de cette force de travail où se situe le « péché originel » du capital, sa dette première29. C’est l’antagonisme social qu’on voit aujourd’hui dans les rues, et lorsqu’il s’élève au niveau d’une contradiction politique, une fenêtre s’ouvre pour une nouvelle mise au défi du capital et de son indifférence au monde. Il faut scander haut et fort que le capital et l’État ne peuvent résoudre la crise – cette répétition de la dette originale sous la forme de la dette publique. Ils peuvent

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seulement formuler des mécanismes pour passer son « absence de raison ». Ces mécanismes d’insanité bourgeoise ne peuvent opérer qu’en transférant les spasmes violents sur les épaules de la classe ouvrière, des chômeurs, des pauvres et des opprimés du monde. De plus en plus, ces « mécanismes » se révèlent incapables de faire passer le capital vers une nouvelle base d’accumulation. L’État ne peut entreprendre ce passage qu’en exerçant un contrôle toujours plus grand sur les corps, les gardiens et porteurs de force de travail qui ne répondent pas à sa logique, qui demeurent juste à l’extérieur de sa sphère d’influence. Historiquement, l’État a utilisé des « appareils de passage du nihil de raison » comme la « formenation » (Balibar) pour suturer et cacher son incapacité. Mais aujourd’hui, la forme-nation ne peut empêcher le fait que « les conditions de la capitalisation de la plusvalue et les conditions du renouvellement du capital total se contredisent donc de plus en plus30 ». La seule option à notre disposition est de miser sur ces « faits de la rue » que le capital ne peut jamais faire disparaître. Au lieu toutefois de nous en remettre au célèbre énoncé de Marx selon lequel le communisme représente le « mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses », une référence familière ravivée dans plusieurs discussions récentes31, faisons plutôt appel à un autre moment de L’idéologie allemande, qui réapparaît aujourd’hui avec force : À vrai dire, dans l’histoire passée, c’est aussi un fait parfaitement empirique (eine empirische Tatsache) qu’avec l’extension de l’activité (Tätigkeit), sur le plan de l’histoire universelle, les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère – oppression qu’ils

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prenaient pour une tracasserie de ce qu’on appelle l’Esprit du monde –, une puissance qui est devenue de plus en plus massive et se révèle en dernière instance être le marché mondial (in letzter Instanz als Weltmarkt ausweist). Mais il est tout aussi fondé empiriquement que cette puissance, si mystérieuse pour les théoriciens allemands, sera abolie par le renversement de l’état social actuel, par la révolution communiste (nous en parlerons plus tard) et par l’abolition de la propriété privée qui ne fait qu’un avec elle. [...] C’est de cette seule manière que chaque individu en particulier sera délivré de ses diverses limites nationales et locales (nationalen und lokalen Schranken), mis en rapports pratiques avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et mis en état d’acquérir la capacité de jouir (Genußfähigkeit) de la production du monde entier dans tous ses domaines (création des hommes)32.

Cet « empirische Tatsache » du monde du capital, relié aux « circonstances empiriques données » où le capital tente d’accomplir son « saut mortel » entre la topologie logique et la cartographie historique, jette les bases de son « caractère factuel » dans le monde historique, le « donné » du « empirische ». En revanche, ce « Tatsache » émerge à nouveau de façon paradoxale comme arme révolutionnaire originale du peuple, sous la forme des « faits de la rue ». Ces « faits » sont à l’œuvre aujourd’hui dans les rues du monde historique, où la demande pour une réinvention du socialisme – de modes de vie au-delà de l’emprise de l’austérité, de la servitude de la dette, et d’une image des relations sociales calquées sur le « marché mondial » – est une réponse au résidu ou au reste original, le « fait parfaitement empirique » de la dette du capital que nous portons en nous, et peut inaugurer une nouvelle ère d’affirmation politique et de pensée critique.

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CHAPITRE 3

La forme-État dans la critique de l’économie politique L’État moderne, quelle qu’en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste : l’État des capitalistes, le capitaliste collectif en idée [ou, littéralement, « le capitaliste total idéal » (der ideelle Gesammtkapitalist)]. Plus il fait passer de forces productives dans sa propriété, et plus il devient capitaliste collectif en fait (wirklicher Gesammtkapitalist), plus il exploite de citoyens (Staatsbürger). Les ouvriers restent des salariés, des prolétaires. Le rapport capitaliste (Das Kapitalverhältniß) n’est pas supprimé (aufgehoben), il est au contraire poussé à son comble (auf die Spitze getrieben). Friedrich Engels1 Tout État moderne, y compris le socialiste, est intrinsèquement bourgeois, relevant ainsi, au regard de la topologie communiste, de la catégorie de l’ossature et de l’obstacle. Alain Badiou2

L

e problème de l’État-providence a été au cœur de la théorie marxiste durant les années 1970 et 1980. De nouvelles dimensions se sont ajoutées à l’État dans la foulée de l’expérience de l’eurocommunisme, l’expansion du secteur public, la panoplie de nouveaux arrangements de travail coopératif, les nouvelles institutions

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parapubliques et la mise en place d’un filet social. Pour les apologistes de l’État-providence, la forme-État ne se limitait plus dorénavant au « monopole de la violence légitime », mais constituait un arrangement formel d’entités logistiques. Ainsi, on a commencé à percevoir l’État comme le site d’un mélange paradoxal : pour les apologistes, l’aspect répressif de l’État semblait s’accompagner de la possibilité de bâtir progressivement des institutions de « pouvoir duel », des champs d’hégémonie partielle pour les travailleurs à l’intérieur d’un secteur public en constante expansion. Toutefois, cette vision optimiste de l’État-providence s’est accompagnée également d’un renouveau critique envers la conception de l’État comme garant et horizon ultime de la politique. Que signifie cette question aujourd’hui dans la foulée des crises financières cycliques, de l’explosion des luttes sociales, de la reconquista actuelle d’un vieux modèle de capitalisme, de la dépossession ouvertement violente et vicieuse de la classe ouvrière, des paysans, pauvres, chômeuses, malades, jeunes, etc. ? Peut-on même parler aujourd’hui de critique de l’État-providence, au moment où la droite néolibérale globale démantèle les institutions publiques héritées des luttes ouvrières ? Comment repenser cette critique aujourd’hui ? Une première étape pour faire renaître cette critique est de clarifier le lien entre la forme de l’État-providence et la pulsion du capital. De là, on saisira le contenu idéologique particulier de l’État-providence – ou, comme le dit Negri pour désigner les transformations néolibérales des années 1980, l’« État-belligérance3 » : après tout, comme l’indique Althusser, une instance idéologique donnée dure toujours plus longtemps que les conditions

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historiques spécifiques qui l’ont produite. En d’autres termes, au-delà des questions de politique publique ou de planification, il faut tenter de lier l’instance idéologique durable de cette forme d’État à la nature du capital. On verra comment les concepts de « politique publique » et de « plan » sont en fait profondément liés à la nature perverse et dérangée du capital, et à son incapacité à gérer sa propre force pulsionnelle. Finalement, je vais tenter d’établir un lien entre cet examen de la question théorique et historique de l’État-providence et de sa position dans le capitalisme et le développement d’une nouvelle persistance historique du projet communiste. La réponse populaire au virage à droite dans plusieurs pays capitalistes avancés a pris la forme d’une défense populiste de l’État-providence (« Les gens avant le profit ! »). Toutefois, ce type de formulation ne peut rendre compte du paradoxe idéologique qu’on trouve aujourd’hui à la base de l’État : bien qu’une panoplie de groupes sociaux remettent constamment en question les limites du capital, la structure politique de base qui soutient le capitalisme global – la démocratie libérale – s’en tire somme toute indemne. En fait, on oppose souvent ces deux termes, « capitalisme » et « démocratie libérale », comme s’il s’agissait de deux séries de relations séparées. Slavoj Žižek rappelle l’enjeu à ce sujet : « il faut interpréter le démantèlement de l’État-providence non pas comme la trahison d’un idéal noble, mais comme un échec qui permet d’en découvrir rétrospectivement le vice caché4 ». La grande question politique de notre temps ne se résume pas aux crises de l’État-providence et du capitalisme, c’est plus fondamentalement que la démocratie libérale, loin d’être un rempart contre la domination du capital,

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constitue en réalité son mécanisme institutionnel d’opération par excellence. L’assistance sociale, tâche de base de la social-démocratie, n’est pas le champ anodin du « prendre soin » des êtres humains, du bien-être des citoyens, etc. L’assistance sociale est le support matériel du champ idéologique de la démocratie libérale, un support matériel qui reproduit de la force de travail, l’intrant brut indispensable à l’expansion continue du capital. Poser la question de l’État-providence aujourd’hui n’est pas un anachronisme. À l’heure actuelle de la généralisation du « capitalo-parlementarisme », pour utiliser le mot de Badiou, cette question peut nous permettre de lier le renouveau de la critique de l’économie politique à des possibilités d’intervention politique.

AUX « ORIGINES »

D E L ’É TAT - P ROV I D E N C E

La théorie de l’État a longtemps été l’un des champs d’analyse les plus controversés et contestés de la tradition théorique marxiste. Des formulations éparses chez Marx et Engels du rôle de l’État dans la société capitaliste jusqu’aux débats sur la prise du pouvoir d’État dans la Deuxième Internationale, la théorie de l’État est une question inépuisable pour la critique de l’économie politique. Quel est le rôle de l’État dans le développement capitaliste ? Est-ce un appareil à ranger du côté des épiphénomènes, qu’on peut potentiellement contrôler ou dominer à l’aide de certains arrangements ? Est-ce un mécanisme central et nécessaire au cœur du procès d’accumulation ? En outre, cette analyse de l’État et du capital n’a jamais été qu’une simple question théorique. Elle a en effet un contenu directement politique : peut-on pactiser avec

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l’État et l’instrumentaliser afin de ralentir la capitalisation de tous les éléments d’une formation sociale donnée ? Peut-il servir d’« arme révolutionnaire » lors d’une insurrection politique ? Ou l’État est-il toujours-déjà trop plein de sa propre dominance structurelle ? Toute entrée dans l’État est-elle vouée à l’échec, à la cooptation, à la complicité ? La question de l’autonomie de l’État envers l’accumulation du capital a fait l’objet de vifs débats ; ceux des années 1970 entre des figures comme Nicos Poulantzas, Ralph Miliband, Bob Jessop, Simon Clarke, John Holloway et d’autres, les écrits allemands sur la « dérivation de l’État », en passant par les discussions italiennes, particulièrement chez Negri, autour de l’« État planificateur » (stato piano). On ne perçoit plus l’État comme un mécanisme ou un instrument neutre ou sans contenu, mais comme un appareil qui intervient dans le procès économique afin de prendre en charge les aspects d’une formation sociale capitaliste que les rapports purement économiques ne peuvent gérer. Cette dualité, ce caractère supplémentaire du contrôle sous le capital, rappelle la longue histoire de l’analyse de la société civile et de la société politique, ou encore des sphères au sens large de l’économie (échange et circulation) et du gouvernement (l’État). Avant de creuser davantage cette dualité, et de commenter l’expression « capitalo-parlementarisme » de Badiou, retraçons les origines de l’État-providence. Le terme « État-providence » évoque une histoire somme toute assez récente. On pense au capitalisme d’après-guerre, à une tendance à l’embourgeoisement, pour reprendre un terme de l’école de la régulation, et à un accroissement des salaires dans les pays impérialistes.

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À cela s’ajoute un élargissement de l’assistance sociale, qui en revanche neutralise la résistance indépendante des travailleurs en les intégrant aux mêmes mécanismes capitalistes que leurs employeurs. Le concept d’« assistance sociale », toutefois, ne se limite pas à ce qu’on nomme l’« État-providence ». Il remonte à plus loin, à l’avènement du mode de production capitaliste. Qu’est-ce que l’État-providence du point de vue théorique ? Quels rapports et éléments de force s’y concentrent ? Dans son ouvrage The Political Economy of the Welfare State, Ian Gough propose une taxonomie extensive du rôle de l’assistance sociale d’un point de vue marxiste, et tente de définir ce concept sur le plan formel. Pour Gough, l’État-providence est « l’utilisation du pouvoir d’État afin de modifier la reproduction de la force de travail et d’entretenir la population des sans-emploi dans les sociétés capitalistes5 ». Voici donc une définition initiale du problème. L’assistance sociale au sens large intervient à un moment crucial du cycle de reproduction capitaliste, à son point faible, lorsque le capital ne peut s’assurer d’une offre constante de force de travail. L’existence de marchandises produites par le travail se base en effet sur le dépassement continu d’une restriction sociale et historique imposée aux méthodes de production capitaliste, c’est-à-dire que la production capitaliste dépend de la consommation d’une marchandise que le capital ne peut produire directement : la marchandise force de travail. Bien que cette restriction sociale à la production capitaliste soit très claire, par exemple, lors de phases de prospérité économique (lorsque la production augmente et requiert un nombre accru de travailleurs), il est tout aussi

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clair que l’industrie ne peut tenir pour acquise la présence de travailleuses pour le capital, puisque leur transfert ne se fait pas aussi aisément que celui du capital fixe (machinerie et autres). Malgré cela, l’économie politique bourgeoise nie toujours cette vulnérabilité fondamentale de la production capitaliste en théorisant la force de travail simplement comme une marchandise, un produit. À la différence d’une économie esclavagiste, où les corps travaillants sont à vendre comme une marchandise, la formation au début de l’ère capitaliste du salariat doublement libre – de vendre son travail au plus offrant, et d’être exploité – dénote une situation où c’est la capacité, le potentiel, ou la force de travailler pour une période définie qui se vend comme une marchandise. L’histoire des luttes contre les enclosures, le système des manufactures, les luttes à mort des travailleurs jetés sur le marché par la décomposition des relations sociales, etc., tout ceci fait partie du procès de transformation de la force de travail en marchandise. Contrairement aux formes de travail précapitalistes, où certaines formes de « coercition extra-économique » génèrent une compulsion au travail (rapports de propriété féodaux, systèmes seigneuriaux de rente foncière, rapports de force et de violence directe pour contraindre le travail des serfs), la formation de la force de travail est possible uniquement lorsque ce n’est pas le travail en général qui circule comme une marchandise, mais la capacité spécifique de travailler à la pièce ou pour une période déterminée. Cette différence révèle le problème essentiel de la marchandise force de travail achetée et vendue sur le marché du travail : sa présence n’est jamais stable. Or, comme le dit Gough, le rôle de l’assistance sociale est « d’utiliser le pouvoir d’État pour

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modifier la reproduction de la force de travail et entretenir la population sans emploi dans les sociétés capitalistes ». L’État-providence comme forme politique spécifique est donc un développement historique, un type de politique et de planification étatique caractéristique de l’ordre mondial d’après-guerre, mais le concept d’« assistance sociale » est au cœur du capital depuis le tout début. Gough avance cet argument afin de clarifier la relation entre la critique de l’État-providence et la critique de l’économie politique. Il rappelle que bien que le rôle de l’État-providence soit de « modifier la reproduction de la force de travail et entretenir la population », ceci néanmoins « n’épuise pas ses fonctions, puisque la population compte aussi des individus qui ne font pas partie de la main-d’œuvre. Un second rôle de l’État-providence est d’entretenir les populations sans emploi dans la société6 ». Par ailleurs, ce maintien de « populations sans emploi dans la société » n’est pas seulement une fonction de l’Étatprovidence, c’est un moment central et crucial du capital en général. Rappelons que l’analyse de Marx de la loi de la valeur et de la loi du profit le mène directement à la découverte de la « loi de population propre au mode de production capitaliste7 » (der kapitalistischen Produktionsweise eigentümliches Populationsgesetz). La loi de population, qui situe la force de travail dans une position relativement superflue par rapport à la composition organique du capital, permet au procès de production capitaliste de traiter la force de travail comme une marchandise indispensable lors des phases de prospérité, puis jetable lors des phases de récession8. Marx en fait la démonstration dans les livres 2 et 3 du Capital. Sur la base de la transforma-

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tion de la force de travail en marchandise dans la circulation, la production capitaliste mène inévitablement à la surproduction de capital et à la crise. Celle-ci ne peut se produire qu’au zénith de la phase de prospérité de l’accumulation. En résulte une récession qui trace la voie du renouveau de la production capitaliste en deux temps. Premièrement, la composition technique du capital est réorganisée à l’aide de machines plus efficaces. Ce procès, toutefois, est restreint dans la durée, et ne peut se faire automatiquement : le temps qu’il faut pour remplacer la machinerie détermine la durée de la phase de récession. Puis, un second procès découle en partie de la difficulté de se débarrasser du vieux capital fixe. C’est évidemment le moment des mises à pied, ce que Marx décrit comme la formation d’une surpopulation relative. Il la nomme ainsi puisque cette population se trouve désormais dans un rapport excédentaire relativement au niveau régulier de demande de travail, et se situe en conséquence à distance, ou séparée, de la production capitaliste. Cette population n’est pas un surplus social absolu, mais un surplus qui ne peut se concevoir que dans son rapport à la production capitaliste d’où il a été expulsé en tant que marchandise la plus facile à mettre de côté : le capital peut toujours se débarrasser du corps travaillant durant les phases de récession lorsqu’il tente de se départir du plus de force de travail possible. Ce rapport est pour l’essentiel contenu dans le capital, une relation circulaire ou cyclique qui vient du fait que « [l]a force de travail est la forme sous laquelle le capital variable existe à l’intérieur du procès de production9 ». Séparée de la production, cette surpopulation relative forme toutefois une masse sociale de travailleurs qui,

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en théorie, n’ont rien d’autre à vendre que leur force de travail. En découle un procès cyclique de mise en disposition et de recapture de force de travail. Marx théorise la loi de population spécifique à la production capitaliste de cette façon, c’est-à-dire que bien que la production capitaliste ne puisse produire directement de la marchandise force de travail, elle peut produire une surpopulation relative, qui fonctionne comme un mécanisme permettant au capital de combler cet écart indirectement. Cette masse de corps doit ensuite vendre sa force de travail afin d’avoir accès aux nécessités de base, un certain quantum de moyens de subsistance que la production capitaliste produit directement. Au final, le capital, par la forme de la population, transforme un obstacle en un nouveau seuil d’accumulation, un nouveau commencement. La phase de crise de l’accumulation capitaliste ne signale pas la fin du système capitaliste ; il s’agit plutôt d’une phase passagère qui médiatise les phases de prospérité et de récession où se forme la surpopulation relative. C’est ainsi que Marx théorise la capacité de la production capitaliste à compenser son incapacité originale et fondamentale de produire de la marchandise force de travail. La surpopulation relative fonde le milieu social, le « fondement social étroit » propice à la marchandisation de la force de travail. Marx parle de cette strate de la population, lorsqu’elle est complètement développée, comme de « la couche des Lazare de la classe ouvrière », les sansemploi prêts à ressusciter comme capital variable lorsque le cycle économique le requiert10. Et pourtant, malgré cela, on ne peut présupposer que la surpopulation relative suffira en elle-même à marchandiser la force de travail, à compenser la restriction

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historique inhérente du capital et à le remettre sur la voie du renouveau et de la prospérité. La production capitaliste s’étant ralentie durant la phase de récession, une « zone morte », un vide s’est créé entre le capital excédentaire et la population en surplus. À ce moment du cycle, il n’y a pas d’argent à échanger contre de la force de travail, mais seulement ruines et agonie – la « dégradation morale » et la dévaluation du capital. La séquence conceptuelle « la première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce » trouve ici un nouveau sens : l’incapacité tragique du capital à produire directement la marchandise force de travail se transmute – dans la théorie de la crise – en farce, puisque malgré la production d’une surpopulation relative censée compenser pour sa restriction historique fondamentale (sa « tragédie » première), le capital ne peut toujours pas présupposer qu’il pourra capturer cette marchandise force de travail. La théorisation de l’État-providence comme entité dédiée à l’entretien de la population sans emploi doit montrer qu’il s’agit là d’une fonction centrale de la reproduction du capital – la gestion des faux frais que le capital délègue à des appareils extérieurs au cycle de production. En d’autres termes, poursuit Gough, « les deux activités de base de l’État-providence correspondent à deux activités de base de toutes les sociétés humaines : la reproduction de la population qui travaille et l’entretien de ceux qui ne travaillent pas. L’État-providence est la réponse institutionnelle des pays capitalistes avancés à ces deux nécessités11 ». Gough lance ici une riposte essentielle à ceux qui voient l’approfondissement de la social-démocratie et la défense de l’État comme un possible renouveau de la politique radicale contre le capital. Selon son analyse,

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l’État-providence n’est pas une entité formelle « neutre » ou « sans contenu » qui peut se modifier au gré des politiques publiques ; dans les sociétés capitalistes avancées, la forme même de l’État-nation-providence est inséparable de la reproduction du capital total puisqu’elle sert les mécanismes primaires de régulation indirecte de la force de travail et du renouvellement constant de la segmentation du travail. Il convient ici de rappeler l’argument qu’avance Marx concernant l’un des « éléments essentiels » de l’origine du capital. Dans la « prétendue accumulation initiale », « la bourgeoisie montante a besoin et use de la violence du pouvoir d’État pour “réguler” le salaire, c’està-dire pour le faire entrer de force dans les limites qui conviennent aux faiseurs de plus, pour rallonger la journée de travail, et maintenir l’ouvrier lui-même dans un degré de dépendance normal12 ». C’est en ce sens précis que la fonction d’« assistance sociale » n’a jamais été bien loin du fonctionnement du capitalisme, elle co-émerge plutôt avec l’opération du rapport capitaliste et lui est centrale. Comme le mentionne Larry Patriquin : « Nous voyons cela très clairement dans le cas originaire de l’Angleterre, où l’assistance sociale ne s’est pas développée après le capitalisme, mais à ses côtés, et a peut-être été un facteur clé dans la transition vers cette nouvelle économie basée sur une méthode d’exploitation radicalement distincte13. » Patriquin trace ici une généalogie historique approfondie du rapport direct entre l’assistance sociale et la violence à l’origine du mode de production capitaliste. Dans la mesure où l’assistance sociale a toujours été indispensable au fonctionnement « normal » du capital, il faut certes concentrer l’analyse sur cet

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élément « originaire » de l’État-providence. Plutôt qu’un développement politique qui atténue la violence du capital, il faut comprendre l’État-providence comme un mécanisme primaire qui soutient le procès d’accumulation initiale dans les pays capitalistes avancés. Notre moment historique semble réfuter les approches sociale-démocrate et libérale qui postulent l’autonomie relative de l’État et du capital : nous peinons aujourd’hui à distinguer leurs fonctions. D’où la formulation de Badiou du « capitalo-parlementarisme » : le capital et l’État ne sont pas aujourd’hui deux procès séparés qui se chevauchent. On pourrait même les voir comme un procès « total », au sens où Engels entendait la « totalité » du capital et de l’État. Marx utilise un concept spécifique lorsqu’il tente de comprendre le procès de travail : le « travailleur global14 » (Gesammtarbeiter). Le capital rassemble les travailleurs en un seul corps productif et connecte leurs fonctions individuelles, bien que ces liens leur apparaissent comme externes. Cette totalisation n’émane pas d’eux, mais du capital qui les force à jouer un rôle collectif en tant que source physique de force de travail. Panzieri écrit : D’où le fait que la connexion entre leurs travaux leur apparaît, en idée, sous la forme d’un plan conçu à l’avance par le capitaliste, et en pratique, sous la forme de la puissance d’une volonté autre qui assujettit leur activité à ses buts. Le mécanisme de planification du capital tend à étendre et à parfaire sa nature despotique au cours du développement capitaliste. Il doit contrôler une masse grandissante de force de travail et une montée de la résistance des travailleurs alors que les moyens de production requièrent un degré de plus en plus élevé d’intégration de la matière première vivante15.

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Il y a donc d’un côté ce Gesammtarbeiter, qui personnifie la classe ouvrière « totale », et de l’autre le Gesammtkapitalist dont parle Engels, la source de la fonction « planificatrice » du capital. Mais qui est ce « capitaliste total » ? Nulle autre que la forme-État elle-même. Il faut penser ici à l’homologie entre cette structure triple : le Gesammtarbeiter de Marx, résultat d’un Gesammtmechanismus16 (mécanisme total) où le capital dispose plusieurs organismes sociaux selon un certain arrangement, et la perspective de Engels sur le fait que la forme de l’État joue le rôle du wirklicher Gesammtkapitalist, le « capitaliste total », ou la personnification du capital. En retour, c’est cet examen qui mène à la question du dedans et du dehors de l’État, question d’une importance cruciale pour clarifier le rôle de l’« assistance sociale » pour le capital.

LA

P O L I T I Q U E À D I S TA N C E D E L ’É TAT

La critique de l’économie politique explique en quoi l’entretien de la force de travail devient un enjeu crucial pour le capital et l’État. Le fonctionnement harmonieux du capital présuppose quelque chose hors de son contrôle, la reproductibilité de la force de travail, sa présence tous les jours sur le marché. La force de travail finit par s’user et mourir, et par conséquent une nouvelle force de travail doit la remplacer : voilà le point critique dans ce schéma de l’assistance sociale. La question est donc : à qui ou à quel mécanisme échoit cette fonction d’« assistance sociale » ? Le capital, en tant que relation sociale, ne se soucie pas du bien-être de la travailleuse en tant que tel. Cet enjeu est antérieur, ou un simple corollaire du procès

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d’accumulation du capital, qui fonctionne comme s’il n’avait pas de fin. C’est l’État qui doit « prendre soin » de la force de travail, et des corps travaillant où se génère cette étrange non-substance. L’État est l’institution qui se constitue et se maintient par le droit. La légalité qu’il établit et qui soutient les rapports de production capitalistes et la division impérialiste globale veille directement à entretenir l’assistance sociale. Notons que l’assistance sociale ne signifie pas seulement « prendre soin » ou « faire vivre » – mais englobe toutes les questions reliées à l’être physique travaillant et à sa corporalité. L’assistance sociale n’est que le nom de ce contrôle physique, cet entretien et cette discipline des corps. Slavoj Žižek souligne en ce sens un point crucial : On ne vote pas à propos de qui possède quoi, ou à propos des rapports entre les travailleurs et les patrons dans les usines ; ces choses sont laissées à des procès à l’extérieur de la sphère politique. Il est illusoire de penser changer les choses en « étendant » simplement la démocratie à cette sphère, par exemple en organisant des banques « démocratiques » sous contrôle populaire. Les changements radicaux dans ce domaine ne logent pas dans la sphère du droit. Des procédures démocratiques peuvent bien entendu jouer un rôle positif. Elles demeurent toutefois intégrées à l’appareil d’État de la bourgeoisie, qui vise à garantir le fonctionnement de la reproduction capitaliste. En ce sens, Badiou avait raison de dire que le nom de l’ennemi ultime aujourd’hui n’est pas le capitalisme, l’empire ou l’exploitation, mais la démocratie. C’est l’acceptation des « mécanismes démocratiques » comme cadre ultime qui fait obstacle à une transformation radicale des rapports capitalistes17.

On souscrit aujourd’hui dans une large mesure à la critique populiste de la finance, mais on accepte du même

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souffle l’horizon étatiste et les normes légales bourgeoises... Ce paradoxe repose sur une mécompréhension totale de la nature de l’État-providence, dont la fonction n’a jamais été le « bien-être » au sens de souci pour la plénitude physique et spirituelle, mais plutôt l’intégration complète de la violence économique du capital et de la violence politique de l’État et du droit. Concevoir l’Étatprovidence comme un rempart contre le capital fait perdre de vue la centralité pour le capital de ces mêmes mécanismes que les apologistes de l’État prennent pour des tendances compensatoires. L’appui à l’État-providence aujourd’hui garde une part d’ironie : c’est celui-ci, bien davantage que n’importe quelle autre forme, qui a constitué et constitue toujours le laboratoire de relations sociales où se trame la résurgence globale de la droite depuis les années 1980. Cette idée de l’État-providence comme combinaison de tendances et de pulsions renvoie à une question centrale chez Marx, que Balibar évoque ainsi : D’un autre côté, contradictoirement, Marx, à la différence de tous les socialistes de son temps, et en ce sens il ne peut être considéré comme l’un d’entre eux (ce qui est d’ailleurs l’une des raisons de son insistance sur le mot de communisme), est en dehors de l’idéologie économique : il procède à la démolition systématique de son mode d’analyse. Pour le montrer de façon convaincante, il faudrait relire tout le livre I du Capital. J’ai parlé des lois d’évolution historique... Mais à côté de ce concept qui apparaît surtout comme une généralisation philosophique a posteriori, il y en a un autre tout à fait différent, et beaucoup plus directement engagé dans l’analyse, c’est le concept de loi tendancielle. Une loi tendancielle est la combinaison

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d’une tendance et d’une contre-tendance. Cela ne veut pas dire que la tendance est retardée, ou que l’histoire du capitalisme suive une voie moyenne entre tendance et contretendances... cela veut dire que la tendance n’aboutit jamais là où elle tendait initialement. C’est pourquoi il y a une histoire du capitalisme et pas seulement une logique de l’accumulation. Cela veut dire surtout que le capitalisme ne peut « gérer » ses propres tendances sans combiner entre elles des stratégies d’exploitation de la force de travail tout à fait hétérogènes, qui sont autant de façons de répondre à la lutte des classes ou d’anticiper sur elle, au sens cette fois où l’on dit qu’un bon sportif est celui qui sait anticiper sur l’adversaire... Avec cette différence qu’ici il n’y a pas de règles du jeu, et que tous les coups sont permis. C’est pourquoi Le Capital, au grand étonnement de la plupart de ses lecteurs, ne se présente pas comme une argumentation purement économique18.

Autrement dit, la critique de l’économie politique n’est pas de l’économie, mais directement politique. Lorsque Balibar insiste sur le fait que le capital ne peut fonctionner sans découvrir des mécanismes hors de son orbite lui permettant de « gérer ses propres tendances » dans des « stratégies d’exploitation de la force de travail tout à fait hétérogènes », il indique une qualité essentielle de l’Étatprovidence : sa capacité à combiner au sein de son mécanisme des exploitations bien différentes de la force de travail par l’entremise de la quasi-universalité du droit bourgeois. La division illusoire entre « les gens » et « le profit » renforce l’idéologie de l’État-providence, et le pose aujourd’hui comme horizon unique de la politique anticapitaliste. Cette idéologie réduit toutefois l’horizon politique à des solutions étatistes. La forme de l’État est ici mystifiée,

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occultée. Sa violence essentielle est recouverte de la démence politique de la démocratie libérale et son imaginaire demeure prisonnier d’une vision instrumentale de l’État-providence qui viendrait adoucir les aspérités du capital. Cette position oublie que l’assistance sociale n’a jamais déstabilisé la pulsion du capital : elle est depuis ses débuts l’un des mécanismes essentiels de l’exercice de la violence. Le concept de « capitalo-parlementarisme » d’Alain Badiou met au jour cet oubli actif des origines violentes de l’assistance sociale. C’est dans un texte de 1998 que se trouve l’expression la plus claire de cette idée : Le parlementarisme n’est pas seulement une figure objective, ou institutionnelle (élections, exécutif dépendant – à des degrés du reste fort variables – d’un législatif élu, etc.). C’est aussi une subjectivité politique particulière, un engagement, dont « démocratie » est un thème valorisant, une désignation propagandiste. Cet engagement a deux caractéristiques : – Il subordonne la politique à l’unique lieu étatique (le seul acte politique « collectif » est la désignation du personnel gouvernemental) et, ce faisant, annule de fait la politique comme pensée. De là que le personnage du parlementarisme n’est pas un penseur de la politique, mais un politicien (on dira volontiers aujourd’hui : un « gestionnaire »). – Il exige comme condition régulatrice l’autonomie du capital, les propriétaires, le marché. Convenons donc d’appeler notre démocratie, pour la clarté de sa description, le capitalo-parlementarisme. L’hypothèse recouverte par le discours sur le triomphe de la démocratie serait alors la suivante : nous sommes, politiquement, au régime de l’Un, et non à celui du multiple. Le capitalo-parlementarisme est le mode tendan-

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ciellement unique de la politique, le seul à combiner l’efficacité économique (donc le profit des propriétaires) et le consensus populaire19.

La démocratie libérale et le parlementarisme ne sont pas des formes sans contenu, ils ne peuvent « s’adapter », ou servir à d’autres fins. Ils sont le champ idéologique qui correspond à la domination du capital. Ils font partie du capital. Cet aspect de base de la politique échappe aux jérémiades nostalgiques du zénith de l’État-providence qui imaginent qu’un État social peut contenir un monde capitaliste. Il faut se rappeler l’idée de Engels : la forme de l’État est le « capitaliste total », une personnification et une concentration institutionnelle des tendances et des fonctions du capital. Lorsque Badiou nous enjoint à « garder nos distances » de l’État, il ne parle pas d’un retrait ou d’abstentionnisme. Il nous exhorte plutôt à prendre conscience de notre distance politique inhérente visà-vis du capital – après tout, nous sommes ces « marchandises défectueuses », pour reprendre le mot de Yutaka Nagahara20, qui fournissent au capital ses « instruments conscients de production ». Mais c’est là que se trouve également l’ouverture de la politique : garder nos distances de l’État signifie aussi inaugurer une nouvelle époque de luttes, de politique, d’intervention. La tendance actuelle à se rabattre sur une posture faible et défensive de légitimation des derniers vestiges de l’État-providence d’aprèsguerre n’est pas seulement un anachronisme dépassé ; elle nie la réalité même de la lutte politique à un moment où l’État fait figure de « capitaliste total » et s’active de plus en plus au-devant du procès d’accumulation. Marx écrivait ceci à Weydemeyer en 1852 : « Les rustres ignorants

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comme Heinzen, qui nient non seulement la lutte, mais l’existence même des classes, font la démonstration que malgré leurs jappements sanguinaires de faux humanistes, ils considèrent les conditions sociales de la domination bourgeoise comme le produit fini, le non plus ultra de l’histoire21. » Le fantasme du maintien de l’État-providence et la réduction de la politique à l’horizon étatique ne sont que des dénis de la politique. Voir la forme de l’État-providence comme une réussite inégalée de la modernité équivaut à voir notre conjoncture présente de crise, récession, violence d’État, guerre mondiale et impérialismes ravivés comme l’achèvement d’un telos historique. Loin d’une réalisation de ce faux telos, on assiste plutôt à un renouveau des luttes sociales dans les dernières années : les luttes anti-austérité dans les pays impérialistes du centre, les nouveaux cycles de contestation sociale et de défense du procès révolutionnaire en Amérique latine, les luttes de libération nationale non résolues en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et ailleurs, le retour des demandes pour une autodétermination des peuples indigènes, les émeutes et les soulèvements dans le monde capitaliste. Plutôt que de considérer l’État bourgeois comme un fait accompli, ou le « non plus ultra de l’histoire », il faut voir dans ce moment une nouvelle ouverture historique, une nouvelle ouverture politique, une contestation tous azimuts de la réduction de la révolution à l’État. La force sociale de ces soulèvements doit s’accompagner d’une réinvention de la critique de l’économie politique comme une intervention directement politique, qui rejette la thèse de la nécessité de l’État-providence et parle plutôt d’un réveil de l’histoire, une renaissance de la politique à distance du

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capital et de l’État, la naissance d’une nouvelle séquence anticapitaliste et antiétatiste. Le réveil de l’histoire doit aussi être le réveil d’une idée. La seule idée capable de mettre au défi la version corrompue et inerte de la « démocratie » brandie par les légionnaires du capital et les prophéties raciales et nationales du fascisme de bas étage qui profite des possibilités que lui offre la crise, est l’idée du communisme, revisitée et nourrie par les enseignements qu’on peut tirer de la diversité et de l’insistance, si fragiles soient-elles, de ces soulèvements22.

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Deuxième partie

Les formes de l’histoire

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CHAPITRE 4

Le citoyen-sujet et la question nationale Les marchandises ne peuvent pas aller d’elles-mêmes au marché, elles ne peuvent s’échanger elles-mêmes. Il faut donc nous retourner vers leurs gardiens (Hütern), les possesseurs de marchandises (Warenbesitzern). Karl Marx1 Le propriétaire de la force de travail est mortel. Si par conséquent son apparition sur le marché est censée être continue comme le présuppose la transformation continue d’argent en capital, il faut que le vendeur de la force de travail se perpétue lui-même « comme se perpétue tout individu vivant, par la procréation ». Il faut que les forces de travail retirées du marché par l’usure et la mort soient remplacées constamment par un nombre au moins égal de nouvelles forces de travail. La somme des moyens de subsistance nécessaires à la production de la force de travail inclut donc les moyens de subsistance des remplaçants, c’est-à-dire des enfants des travailleurs, en sorte que cette race de possesseurs de marchandises d’un type particulier (diese Race eigentümlicher Warenbesitzer) se perpétue sur le marché. Karl Marx2

LA «

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P R É S U P P O S I T I O N D E L ’ H O M O NAT I O NA L I S

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’histoire des nations, à commencer par la nôtre, nous est toujours-déjà présentée dans la forme

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d’un récit qui leur attribue la continuité d’un sujet3. » C’est ainsi qu’Étienne Balibar lance sa célèbre enquête sur la « forme-nation », un terme qui renvoie à l’agrégat d’« appareils » et de « pratiques » qui instituent l’individu « comme homo nationalis, de sa naissance à sa mort4 ». Cette courte phrase nous engage déjà dans tout un réseau de concepts et de problèmes – le champ historique, la forme-nation, le problème du commencement, de l’origine, le récit national, la forme du sujet et la possibilité de le saisir comme une continuité. On tourne ici autour d’une question théorique aux échos à la fois historiques et contemporains : la relation entre la logique interne du capital, l’expression fondamentale des relations sociales modernes, et la forme de l’État-nation, l’« entité » typique qui organise le plus souvent la forme moderne de l’appartenance aux plans cartographique, politique et conceptuel. L’excavation de l’« homo nationalis » nous renvoie également à un autre texte célèbre de Balibar, où il expose une problématique très spécifique et caractéristique de notre ordre mondial moderne : l’articulation volatile, ou le procès de référence, entre le citoyen et le sujet. Il met ici l’accent sur quelque chose d’absolument central à notre discussion : « [L]e citoyen est le sujet, le citoyen est toujours supposé sujet (sujet de droit, sujet psychologique, sujet transcendantal). J’appellerai ce nouveau développement le devenir-sujet du citoyen5. » Réfléchir à la relation entre ces deux champs de problèmes, homo nationalis et citoyensujet, appelle également une analyse des notions de supposition et de présupposition – le champ conceptuel intense et complexe du Setzung et Voraussetzung chez Marx. On pourra ainsi problématiser l’« homo nationalis » non pas comme une question périphérique ou corol-

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Chapitre 4

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laire des enjeux plus large du développement capitaliste, mais, en tant que champ de force profondément historique, comme une inscription au cœur de la logique du capital. Cette logique présuppose toujours l’individu abstrait, le sujet présumé de l’échange, non seulement comme sujet, mais comme sujet national. En général, les réflexions sur la « question nationale » présupposent la forme-nation. On tient pour acquis que la question nationale nous mène à une excavation et à une catégorisation des facteurs de développement supposément « nationaux », du stade relatif d’un capital national donné par rapport à d’autres, des dynamiques internes de la reproduction d’une formation nationale, de la distinction d’un marché national par rapport à un autre, etc. En d’autres termes, la question nationale se pose souvent comme si le national, lui, était déjà une réponse. On invoque par ailleurs fréquemment les notions de spécificité ou de particularité comme explanans, plutôt qu’explanandum. Cela dit, comme le répète Balibar depuis longtemps, il est possible de penser la question nationale autrement. On conçoit communément la nation comme une forme d’organisation de l’appartenance dont l’État est la forme institutionnelle. Ainsi, la forme de l’État-nation se conçoit souvent à l’aide d’une séquence simple : la nation doit précéder l’État, puisqu’elle le rend légitime et le justifie, elle lui confère une certaine solidité qui lui ferait défaut si on tentait de lier à postériori les frontières de l’État à une communauté donnée. Toutefois, cette séquence est insoutenable sur le plan logique, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, si la nation précède l’État, il serait possible de tracer rigoureusement un

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concept de frontière ou de limite entre une nation et une autre avant l’avènement de la communauté politique moderne. Par exemple, on pourrait délimiter de façon stricte des traditions ou une langue nationale à l’intérieur de frontières qui correspondent à des différences concrètes sur le plan du concept. En outre, il existerait avant même les nations un stratum naturel de différence, où la différence serait déjà organisée. En ce sens, chaque communauté nationale serait une concrétisation historique d’une série de différences non seulement anciennes, mais éternelles, remontant le temps à l’infini, et correspondant à une hiérarchie naturelle inscrite à même la terre. Inutile de préciser que nous savons, et ce, depuis des siècles, qu’une telle mise en ordre inhérente et systématique de la différence, inscrite à même la terre, n’a jamais existé. Les nations se forment et meurent, elles se constituent et se dispersent, les frontières d’une langue parlée fluctuent et se transforment sous la force de vagues historiques complexes, des groupes émergent, d’autres dont la proximité est accidentelle deviennent des « peuples », migrent, se réinstallent, colonisent, sont colonisés, ici ils sont exterminés et là ils fleurissent. Aucune communauté qui émerge du corps historique de la terre n’a jamais correspondu à une mise en ordre de la différence préexistante, un stratum « naturel » donné qui aurait pu en « valider » les divergences et les continuités. Ceci mène à une position complètement opposée à celle du sens commun : l’État – une forme sociale toujours associée à une concentration intensive de systèmes et d’institutions qu’on fait correspondre en retour à une territorialité extensive et à la formation de frontières – doit toujours précéder la nation. D’où l’importance critique de la forme-nation pour la

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modernité en général, et de deux de ses caractéristiques fondamentales en particulier : le fait historique irréversible de l’impérialisme et du colonialisme, et la forme du « capital » comme base des relations sociales modernes. On peut accepter de façon préliminaire cette idée à contre-courant du sens commun sur la formation de l’État-nation comme composante de base, et unité d’analyse, du façonnement et du maintien du système étatique inter-national moderne. Cela dit, il faut tout de même clarifier pourquoi la nation est nécessaire. On peut évoquer la célèbre dernière phrase de l’Ubu roi d’Alfred Jarry, reprise ensuite par Lacan : « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais6 ! » Ce mot en apparence anodin résume en fait le problème : à première vue, il semble étrange puisqu’il recalibre la dynamique relationnelle attendue entre la forme-nation et le sujet national. Il est humoristique précisément parce qu’il implique en apparence son opposé, « il doit d’abord y avoir des Polonais, pour qu’ils puissent constituer une Pologne... », comme allant de soi. Mais en réalité, il faut le lire tel quel : le peuple national, comme extension du sujet national présupposé, est un produit de la forme-nation, une technologie d’appartenance subséquente à la forme de l’État, et non l’inverse. C’est-à-dire que le sujet national supposé « concret », « évident », « réel », est en fait toujours un dérivé du schéma le plus abstrait de la modernité7. Derrière le problème de la séquence temporelle de la genèse de la forme-nation se trouve toutefois celui plus fondamental de la question nationale. Puisqu’elle porte essentiellement sur la spécificité ou la particularité d’un scénario national « donné », de ses éléments développementaux, etc., la question nationale est toujours liée à un

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champ spécifique d’enjeux historiques, en particulier la question de la transition. Les nombreux débats sur la transition au capitalisme à l’échelle mondiale figurent ainsi au centre du problème de la forme-nation. Pourquoi et pour quelles raisons matérielles concrètes une certaine situation nationale développe-t-elle un arrangement particulier de facteurs, une trajectoire particulière de concentration de capitaux, une expression particulière de relations sociales, des éléments traditionnels ou rituels culturels particuliers, des spécificités linguistiques, etc. ? Ce type de question invite habituellement un examen approfondi du mélange spécifique de facteurs sociaux présents dans les éléments locaux avant une transition au capitalisme. Y avait-il une strate sociale féodale forte, comme en Europe occidentale, avec son système seigneurial bien développé et ses centres urbains en plein essor ? Y avait-il un type de système social « absolutiste », avec une forme inversée de surpopulation dans les villages ruraux plutôt que dans les villes, comme dans la campagne russe ou japonaise ? Y avait-il un aspect légal très fort, comme dans les lois d’enclosures et les Poor Laws anglaises, qui ont chassé la paysannerie des terres et criminalisé son mouvement comme du « vagabondage », ou comme dans le Bauernlegen de l’est de l’Allemagne, qui a retiré aux petits fermiers les protections pour les locataires de terres, les subordonnant ainsi à un système de grands domaines ? Et qu’en est-il du caractère profondément colonial de la transition à un système capitaliste mondial en Afrique, en Asie du Sud et de l’Est, en Amérique latine, où le caractère de plus en plus mondial des marchés fut lié dès le départ à l’expérience de l’esclavage et du pillage impérialiste des ressources naturelles ?

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Tous ces cas donnent à voir que la transition au capitalisme a toujours été très étroitement liée à l’histoire de la formation et de la mise en ordre de communautés, zones ou régions dites « nationales », comme principes de différenciation à l’échelle mondiale. En ce sens, le contexte historique de la transition au capitalisme mondial, lié à la formation d’un arrangement systématique et global du monde basé sur l’État-nation, implique toujours la production d’une subjectivité nationale. Ainsi la question nationale, lorsqu’on l’examine historiquement et théoriquement, est toujours en premier lieu celle-ci : comment cet arrangement particulier et général, cette articulation de territoires, d’humains et de systèmes sociaux en unités nationales, a-t-il vu le jour ? Demander pourquoi un tel arrangement existe plutôt qu’un autre nous mène dès le départ à problématiser la production d’individus pouvant fournir, par leur forme de citoyenneté, et à fortiori de subjectivité, la matière première présidant à l’émergence de la forme-nation. Cet individu, présupposé des appareils sociaux de notre système mondial moderne, c’est l’« homo nationalis ».

LE

C I TOY E N - S U J E T E T L E C A P I TA L

Revenons brièvement en arrière afin de creuser ce lexique quelque peu spatial dans l’analyse de Balibar du « citoyensujet ». Le citoyen est une forme d’individualité historiquement spécifique qui correspond à un mode général de relations sociales. « Le citoyen (défini par ses droits et devoirs), nous dit Balibar, est ce “non-sujet” qui vient après le sujet, et dont la constitution et la reconnaissance mettent fin (en principe) à l’assujettissement du sujet8. »

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Cette figure du citoyen, ce nouveau développement dans la production de l’individualité, se situerait à une jonction historique critique : « Nous pouvons même la dater : de 1789, même si nous savons que cette date et le lieu qu’elle indique sont trop simples pour enfermer tout le processus de substitution du citoyen au sujet : reste qu’elle en marque l’irréversibilité, l’effet de rupture9. » Mais en quoi consiste cette rupture ? On a souvent exposé que, dans l’histoire politique de l’Europe occidentale, le temps des sujets coïncide avec celui de l’absolutisme. En effet, l’absolutisme semble donner sa forme achevée, cohérente, à un pouvoir qui ne se fonde que sur lui-même, et qui se fonde comme sans limites (donc incontrôlable et irrésistible par définition) : un tel pouvoir fait véritablement des hommes des sujets, et rien que des sujets, puisque l’être même du sujet est l’obéissance. Du point de vue du sujet la prétention du pouvoir à incarner à la fois le bien et la vérité est alors entièrement justifiée : le sujet est celui qui n’a pas à savoir, en tout cas à comprendre pourquoi ce qui lui est prescrit l’est en vue de son propre bonheur. Pourtant cette perspective est trompeuse : plutôt qu’une forme cohérente, l’absolutisme classique est un nœud de contradictions, et ceci se voit aussi dans la théorie, dans le discours. Jamais il ne réussit à stabiliser sa définition de l’obéissance, donc sa définition du sujet10.

En joignant le sujet à l’absolutisme et le citoyen à ce qui est venu après, Balibar insère cette question directement dans le discours, central à l’historiographie marxiste, de la transition au capitalisme. Évidemment, la transition ne se produit pas comme telle en 1789, ce n’est pas quelque chose qu’on peut dater de cette façon. La transition chez

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Marx est davantage un procès relationnel et prolongé, qui va et vient au gré de vagues historiques, qui réécrit et réagence la sphère sociale en différents modes et arrangements à l’aide de la logique microscopique de la relation sociale du capital. Ce que 1789 marque en revanche, c’est le développement de la figure du citoyen qui deviendra absolument essentielle au fonctionnement du capitalisme mondial, une figure qui demeure tout aussi cruciale aujourd’hui pour comprendre les dynamiques de la question nationale. Comme le note Balibar, et on voit ici un parallèle important chez Marx, le citoyen ne remplace jamais véritablement et complètement le sujet, la forme de la citoyenneté ne se détache jamais totalement de son précurseur « absolutiste » (et bien sûr, l’absolutisme et le féodalisme ne sont jamais de purs et simples « autres » du capitalisme11). Tout comme la question historique et théorique de la transition, la figure du citoyen demeure toujours paradoxalement complice de ses antécédents ; elle perdure dans un procès de référence qui la fait opérer précisément à l’aide des mécanismes « absolutistes » que sa genèse était censée avoir renversés. « Le citoyen, note Balibar, est un homme jouissant de tous ses droits “naturels”, réalisant complètement son humanité d’homme, un homme libre parce que simplement égal à tout autre. » Mais installer ce champ d’égalité présumée entre les citoyens requiert dès le départ la capacité de différencier ou de distinguer un citoyen d’un non-citoyen. En conséquence, le citoyen doit en fait « toujours [être] supposé sujet 12 ». Une frontière doit se dessiner autour de la citoyenneté afin de déterminer qui est un « citoyen » et qui ne l’est pas ; le citoyen est donc imprégné d’une catégorie

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purement « politique » qui lui est extérieure. Le procès de référence entre citoyen et sujet se produit ici comme un cycle silencieux. Puisque le citoyen est une catégorie qui en principe peut s’appliquer à n’importe qui, elle peut fonctionner historiquement comme aspiration universelle et forme générale de l’individualité qui convient à la société civile et aux relations de propriété. Mais la citoyenneté ne peut s’appliquer en fait à tout le monde, précisément parce qu’il serait ainsi impossible de marquer une frontière ou de différencier le début et la fin de l’espace du citoyen. On se retrouve donc ici dans le domaine du sujet. Pour déterminer le dedans et le dehors du citoyen, cette catégorie d’individualité doit référer au champ du droit, de l’économie et de l’appartenance (et plusieurs autres bien entendu). La citoyenneté commencerait où le citoyen coïncide avec le sujet de droit, par exemple, sujet de certains droits et devoirs d’une communauté politique donnée. Mais, surtout, les frontières de la citoyenneté réfèrent à la figure de l’homo nationalis, la forme spécifique dans laquelle le citoyen coïncide ou se superpose à la figure du sujet national. Très bien. Mais qu’en est-il de la relation entre le citoyen-sujet et le capital ? L’examen d’une forme locale spécifique du développement capitaliste concrétisée dans un État-nation, dans le contexte du capital global qui lui n’a pas de frontières, se bute immédiatement au problème de la logique et de l’historique. Ce problème de la relation entre monde et nation est médiatisé par le concept de « société civile », la forme sociale générale de la vie économique, qui s’appuie en retour à la fois sur la nécessité logique et la contingence historique de la forme de l’individu. Ce problème de l’individu est quant à lui directement lié à la question

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de la production de la subjectivité. Ce terme, « société civile », ouvre deux séquences lexicales, reliées à deux champs sémantiques, deux registres de signification. D’une part, l’existence de la « société civile » exprime, dans les termes bien connus d’Althusser, un « procès sans sujet » dans lequel les individus concrets ne sont que des relais qui correspondent à des positions d’échange commercial, ils sont les « porteurs » (Träger), les « gardiens » (Hütern) des formes marchandise et argent. D’autre part, puisque l’« intérêt » ou le « besoin » doivent figurer à la base de ces interactions sociales, les individus qui prennent part au procès social d’échange sont produits comme les sujets porteurs de ces besoins. Cette double structure revient au cœur du concept de « société civile », où elle exerce une force, une physique théorique spécifique, qui produit une série de limites fondamentales venant entourer la vaste et aporétique question du sujet. Selon Marx, la société civile (bürgerliche Gesellschaft), qui désigne le développement d’une forme de société où la bourgeoisie devient la quintessence des relations sociales, est précisément la sphère où l’échange des marchandises est étayé par des formes très spécifiques d’individualité qui permettent la production ou la convocation de sujets. Elle installe dans l’histoire une situation bizarre où « la bourgeoisie idéalise et universalise sous le nom d’homme ses propres conditions d’existence, et plus généralement la forme d’individualité qui permet de considérer la propriété privée comme “naturelle”13 ». Ceci crée en retour une situation où l’« homme » est une figure à « personnalités multiples » : homo nationalis, homo economicus, homo juridicus, etc., où tous les aspects institutionnels de la vie bourgeoise sont naturalisés et généralisés comme

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caractéristiques inaliénables d’une progression « naturelle » de l’histoire. L’avènement historique d’un régime de différenciation très spécifique établissant la base des relations d’échange se liera ensuite à la propriété. Nous y reviendrons dans la prochaine section. Marx parle de la « société civile » au sens général de « l’ensemble des rapports matériels des individus à l’intérieur d’un stade de développement déterminé des forces productives ». Il poursuit : « Elle embrasse l’ensemble de la vie commerciale et industrielle d’une étape et déborde par là même l’État et la nation. » Je crois toutefois que l’indice décisif de Marx nous vient lorsqu’il renverse cette affirmation, ou plus exactement, y ajoute simultanément un paradoxe : « [B]ien qu’elle doive, par ailleurs, s’affirmer à l’extérieur [nach Außen] comme nationalité (Nationalität), et s’organiser à l’intérieur (nach Innen) comme État14. » Marx pose ici un problème extrêmement intéressant, qui s’immisce dans la question de la société civile, et en retour dans l’articulation entre citoyen et sujet. La société civile, ou l’émergence historique de la tendance à l’universalisation du bourgeois, est le champ où se forme le citoyen-sujet, et Marx distingue deux directions ou vecteurs de sa fonction : extériorité et intériorité. La sphère de la société civile correspond, selon Marx, à la sphère de la vie économique à la surface de la société en général. Elle renvoie à la circulation ou à l’échange, à l’espace où des individus donnés, occupant des rôles spécifiques, s’échangent des marchandises. Tel que mentionné précédemment, le « citoyen » qui entre en scène avec l’avènement de l’« universalisme bourgeois », comme le dit Balibar, entretient toujours une relation complexe avec la forme du sujet, et spécifiquement avec la forme

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du sujet national, l’homo nationalis. La forme de l’individualité présumée ou présupposée dans les relations d’échange est, dans un sens très concret, conçue comme la continuité historique d’une formation nationale donnée. Ceci indique en retour que si l’individu présumé de la société capitaliste doit toujours être « homo nationalis » sur le plan de la généralité abstraite, l’élément « national » intervient donc à un stade primaire de la reproduction des relations sociales. Cette logique marque donc les relations sociales capitalistes dès le départ. L’homo nationalis est un mécanisme central, un appareil ou un arrangement au fondement des relations sociales capitalistes. Lorsque Marx affirme que la « société civile » désigne précisément l’espace social de l’« échange » (Verkehr, donc « rapports », mais aussi « échange ») entre « individus » qui devient la force motrice de la vie sociale, il attire l’attention sur la relation bizarre et paradoxale entre la sphère de la circulation et celle de la production. En effet, la capacité productive de la société exerce une force historique sur le mode d’opération des relations sociales. Toutefois, l’image ou le schéma de la « société civile », qui doit être « rationnelle » et basée sur une unité indivise, littéralement l’Individu, ne découle pas du procès de production, mais de la circulation, qu’il faut dès lors présupposer. Il y a donc toujours-déjà, au cœur de la société civile, un noyau irrationnel ou impossible, une impossibilité qui toutefois opère comme si elle n’y était pas. Le « monde du capital », qui se présente comme l’expression systématique totale de l’échange pur, produit la « société civile » afin de s’inverser et de se faire dériver de ses propres présuppositions. Toute la sphère de la circulation s’y trouve représentée. Ainsi, la société civile réfère

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à un champ qui présuppose une égalité « formelle » entre les propriétaires de marchandises : un propriétaire qui vend cette chose étrange appelée « force de travail » et un acheteur, propriétaire d’argent. Cet échange place la forme de l’argent entre les mains de la vendeuse de force de travail, qui en retour l’utilise pour se procurer ses « moyens de subsistance ». Marx souligne donc que la valeur de la force de travail « contient un élément moral et historique » et renvoie toujours nécessairement à quelque chose d’extérieur au procès d’échange, d’extérieur à cette sphère de circulation supposément « harmonieuse ». On voit ici que la théorie du procès d’échange, qui représente les relations sociales comme un champ « rationnel » de circulation harmonieuse, se retrouve impliquée dès le départ dans le fonctionnement réel de ce circuit : Mais l’économique en ce sens est l’objet même de la « critique » de Marx : c’est une représentation (à la fois nécessaire et illusoire) des rapports sociaux réels. Fondamentalement, c’est seulement du fait de cette représentation que les économistes élaborent dans l’abstrait, mais qui est inévitablement déjà partagée pratiquement par les propriétaires-échangistes de marchandises, que les rapports « économiques » apparaissent comme tels, dans une apparente autonomie naturelle. La représentation est impliquée dans la forme même de manifestation des rapports sociaux. Ce qui permet précisément aux producteurs-échangistes de se reconnaître dans l’image que leur présentent les économistes. La « représentation » de l’économique est donc, selon Marx, essentielle à l’économique lui-même, à son fonctionnement réel et donc à sa définition conceptuelle15.

La société civile présuppose donc la forme de l’individu doté de ces « besoins » et cherchant à les satisfaire. La

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société civile est en ce sens le nom du champ d’effets qui produit de la subjectivité. Sans cette forme spécifique de vie sociale, caractéristique de la modernité et des relations sociales à l’échelle mondiale, le concept de sujet n’existe pas. On voit par ailleurs d’un point de vue disciplinaire que la production de la subjectivité, qui doit nécessairement et violemment reproduire la forme de la singularité en une individualité générique, n’est pas séparée de la logique du capital. La société civile est un paradoxe : les relations qui la composent ne sont « civiles » (c’est-à-dire fondées sur l’échange harmonieux et supposément « égalitaire » du marché) que sur la base d’une séquence historique volatile. La généalogie du concept se trame dans la « préhistoire » de l’émergence du capitalisme : les paysans autosuffisants sont dépossédés de leurs moyens de subsistance, transformés d’un côté en petits locataires protoprolétaires, et de l’autre en « mendiants, voleurs et vagabonds » ; ce mouvement d’enclosure des terres se reflète dans l’enclosure des corps, des sentiments, etc., sous la forme lockéenne de l’« individu propriétaire de sa propre personne ». Cette identification entre la formation du propriétaire doté de droits et celle de l’individu social rationnel forme en retour le mouvement historique spécifique qui culmine dans la figure du « bourgeois », du « civil » (cives). La capacité de la société civile de former le lien, d’articuler organisation sociale (l’État) et légitimation sociale (la nation), un développement que l’on présume rationnel, cohérent, et nécessaire du point de vue de sa propre logique, dépend toujours d’un extérieur, de ce que son procès exclut de façon axiomatique : l’espace volatil du temps historique. En ce sens, toute

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la logique du citoyen-sujet est celle d’un amalgame volatil qui tient ensemble, mais qui menace toujours d’exposer sa volatilité fondamentale. Les formes sociales du capital reposent ultimement sur une (im)possibilité, une instabilité. Résumons les contours du problème, et ajoutons-y une complication supplémentaire. Le capitalisme est une forme de société organisée par le capital. On voit déjà ici une certaine structure régressive en théorie, puisque le capital n’est pas une chose, mais une relation sociale. En même temps, le capital dans la société capitaliste est la seule « chose » qui s’exprime comme une individualité, c’est-à-dire qui n’est pas « porteur » ou « gardien », mais un véritable individu, au sens indivis, qui ne fait qu’un. L’être humain social est toujours divisé dans la société capitaliste, il est « porteur » de la « chose » qui lui donne sa position sociale : sa force de travail. L’être humain en ce sens n’est pas actif dans la société capitaliste, mais passif, un réceptacle pour l’objet – la force de travail – qu’il génère. Dire que le capital organise le capitalisme, c’est dire que le capitalisme est une société où les rapports sont des points centraux, des points de fuite, dédiés à la reproduction logique de cette relation à l’origine historique. C’est là l’idée philosophique plus large qui sous-tend la description du capital comme « valeur en auto-expansion ». Le capital est une relation dédiée à la reproduction des relations qui servent d’appuis à sa force motrice dans le champ social. En ce sens, la force de travail est une sorte de dehors, une externalité qu’il faut présupposer de la même manière que les limites de la citoyenneté doivent présupposer leur transcription en coordonnées déjà données par la forme du citoyen natio-

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nal. C’est précisément ici que s’applique la remarque de Marx que la « société civile » s’affirme à l’extérieur comme nationalité et à l’intérieur comme État. C’est toute la question de la fonction de la forme-nation dans la relationcapital qui tourne autour de cet objet complexe et instable au cœur de la logique du capital : la forme-marchandise de la force de travail. C’est cette forme étrange de force de travail qui constitue l’une des avancées les plus importantes de la critique de l’économie politique de Marx, une avancée que nous cherchons toujours à comprendre. Après tout : « [S]’il y a chez Marx un élément de “politique prolétaire” qui soit un troisième terme véritable, il faut le chercher d’abord [...] du côté de tout ce qui résiste à la dichotomie Société civile-État, et la désarticule. Et si on peut le trouver avant tout dans la critique de l’économie politique, c’est parce que cette dichotomie, telle que Marx la reçoit (et nous après lui), est avant tout un effet de l’idéologie économique16. » La force de travail, comme nous allons le voir, ne peut loger ni dans la polarité société civile ni dans la polarité État. Elle expose toutefois un aspect critique de cette dichotomie : chacune doit la présupposer, et aucune ne peut la garantir.

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Bien que la question nationale ait une longue histoire polémique dans la théorie marxiste17 et dans la politique en général, la question de la relation entre les contenus supposément « politique » et « théorique » de la critique de l’économie politique demeure complexe et ouverte.

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La manière typique d’aborder ce problème est de poser cette relation dans une structure à deux strates séparées : une analyse théorique du développement local du capitalisme, qui fournirait ensuite la base d’une solution stratégique à la question nationale et une ligne politique spécifique. Cette procédure a toutefois tendance à traiter la question nationale et la logique interne du capital de façon séparée. Il s’agit donc de revoir cette méthode, et de réaffirmer la centralité de la question nationale pour la relation-capital. Afin d’y parvenir, il faut investiguer certains paradoxes de la marchandise force de travail, et tenir pour acquis que cette étrange marchandise, dont l’existence n’est jamais stable, mais qui fait toujours partie du circuit du capital qui pose (Setzung) et présuppose (Voraussetzung), est en mesure de se reproduire. Toutefois, elle ne se reproduit pas comme les autres marchandises : elle le fait au-dehors du capital, indirectement, comme un effet du corps travaillant qui doit se donner de l’extérieur pour que son intérieur puisse fonctionner comme un procès logique. C’est dans ce dehors que la valeur et le prix de la force de travail se déterminent, dans ce champ de « facteurs historiques et moraux » dont parle Marx. Et c’est toujours ici que la « forme-nation » apparaît, non pas comme un moment corollaire, mais comme un mécanisme toujours-déjà situé à l’alpha et oméga du capital, où le jeu volatil de la force et de la torsion se répète en boucle sous la forme de la crise. La force de travail et la terre sont deux éléments de la production capitaliste qui partagent la caractéristique suivante : elles peuvent circuler comme marchandises, mais ne sont pas produites comme telles à l’origine. Elles se rencontrent plutôt historiquement dans le procès d’ac-

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cumulation initiale, pour ensuite adopter leur fonctionnement logique. Déjà, une rupture ou un écart s’introduit ici par rapport à l’idéal capitaliste de la totalité sociale, où toutes les relations s’expriment (darstellt) comme un pur champ d’échange. Puisque la force de travail n’est pas produite directement comme les autres marchandises, on ne peut jamais être certain qu’elle y sera. Afin de combler cet écart et d’établir le circuit-procès de la production capitaliste, le capital doit continuellement prétendre, faire comme si, l’offre de force de travail était illimitée, et utiliser la forme de la surpopulation relative pour la produire « indirectement ». Seule cette « immaculée illusion » peut permettre au capital de se développer en cycle économique. En revanche, la surpopulation relative doit toujours se former, s’agréger, être gérée, dans quelque chose d’extérieur au capital : c’est la forme moderne de la frontière, ou celle que Balibar nomme « la différence anthropologique ». C’est donc à dessein que Marx, lorsqu’il décrit la forme irrationnelle de la force de travail marchandise, parle du prolétariat moderne comme de « cette race de possesseurs de marchandise d’un type particulier18 ». Il s’agit donc de clarifier l’affirmation suivante : la logique sociale de la société capitaliste contient une « différence anthropologique » basée sur la figure fondamentale du « citoyen sujet ». Les antécédents de ce problème théorique se situent dans la production historique de l’individu, un mouvement continuel d’inclusion et d’exclusion qui l’imagine et le construit. Cette production de différence par l’oscillation ou la torsion entre inclusion et exclusion culmine dans le discours de la citoyenneté qui soutient non seulement la forme-État moderne, mais aussi sa genèse dans la forme de l’empire et de la colonie.

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On voit d’emblée la « logique du contractualisme » qui sous-tend la création du citoyen, le contrat « libre » de la vie sociale qui stabilise les « enclosures » ou les « frontières » du régime de citoyenneté, et qui installe un discours de gouvernance et de gérance de l’État centré sur ce que Locke a appelé la « propriété de sa propre personne ». Cette logique du citoyen comme porteur de cette étrange propriété de sa personne nommée « force de travail » montre comment la gouvernance contemporaine de l’État-nation est inséparable de la reproduction du capital total. Qui plus est, ce mode d’analyse nous fait voir que la figure du citoyen est le point nodal où se trame la fonction du racisme dans le capitalisme global contemporain. L’opération de cette chose étrange, la force de travail, peut se résumer ainsi : elle peut fonctionner comme une marchandise (comme capital variable dans le procès de production), mais le capital ne peut la produire directement comme marchandise. Tout l’enjeu de la force de travail nous montre donc cette boucle récurrente, cette torsion où on doit la présumer pour qu’elle existe, et où la présumer présuppose en retour que ce qui devrait être un résultat du procès doit se trouver, d’une manière ou d’une autre, là au départ. Ainsi pour contrôler ce qui lui échappe, le capitalisme développe un moyen de produire la marchandise force de travail « comme si » elle était, en fait, sous sa juridiction. Cela nécessite la formation d’institutions sociohistoriques capables d’inciter des formes « historiques » et « morales » dans le champ de la vie physique (d’où provient la force de travail) qui « conviennent » à la reproduction du capitalisme. La forme de la population spécifique au capitalisme est un agrégat complexe de

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techniques qui recouvre telle une grille la strate « naturelle » existante des corps, mots, physionomies, affects, désirs, etc., et les recalibre et reformule pour que le capital puisse les « dénombrer » ou « calculer » comme intrants dans son circuit-procès : Le capitalisme transforme tous les produits en marchandises – il transforme aussi la force de travail en marchandise, mais il ne peut la produire en tant que marchandise avec les moyens du capital. En conséquence, l’armée de réserve industrielle est nécessaire pour marchandiser complètement la force de travail. Et pourtant, à moins que cette armée de réserve industrielle soit formée par le capital, le capitalisme ne peut mettre en place les fondations sociales de son propre établissement en tant que forme historique de société 19.

C’est-à-dire que le capital se heurte sans cesse à son incapacité première : il ne peut produire les fondations de son ordre social. Il ne peut croître sans la « conviction » qu’il peut s’autogénérer, puisque son expansion suppose la disponibilité de la force de travail, qui en retour suppose l’armée de réserve industrielle. Le capital peut donner forme ou orienter les surpopulations relatives sur les domaines territoriaux où il se manifeste, mais la formation d’une armée industrielle de réserve présuppose l’existence du travail salarié, et donc d’une population ouvrière. Cette présomption fait en sorte que la population excédentaire qui fournirait au capital la garantie qu’il peut agir comme s’il pouvait directement produire de la force de travail est un résultat de son indécelable « commencement » (Anfang), qui logiquement doit toujours précéder la mise en ordre de la population. Mais si le

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capital suppose cet Anfang, il doit le répéter, silencieusement et comme par magie, à chaque fois que le circuit M-A-M’ (marchandise-argent-marchandise’) arrive à terme. Le capital doit répéter la capture violente du « commencement », l’envers violent du cycle de circulation que l’on croit « harmonieux », mais il ne peut se débarrasser de la « condition de violence » (Gewaltverhältnis)20 fondamentale de son alpha et oméga logique, la marchandise force de travail qui, paradoxalement, se produit de façon « indirecte » au-dehors des relations marchandes. L’excès de violence de cette « production » forcée et liminaire-volatile de la force de travail hante l’intérieur du capital. Il le met en danger et à portée de tout un continent de violence brute. Une autre chose importante se trame dans l’utilisation par le capital de la « différence anthropologique » pour produire « indirectement » de la force de travail, et l’entrée de la forme-nation dans ce circuit historique de violence pour « forcer » l’existence de la force de travail. La violence primale, maintenue dans un continuum ou un « statu quo », prend l’aspect d’un état harmonieux, d’une reproduction cyclique sans aspérité. Cette apparence est toutefois le produit d’une violence qui opère sur elle-même : la violence doit s’effacer et se recoder en état pacifié, et pour ce faire elle doit utiliser la violence. Ainsi, le scénario de base de la société capitaliste, l’échange d’un produit pour de l’argent, camoufle déjà sous la forme-argent la violence brute de la subjectivation – où une potentialité absente du corps travaillant s’échange comme si elle était une substance marchandisable appelée force de travail. La forme-argent peut agir comme

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réceptacle de significations capables de mesurer cette potentialité. Pour pouvoir mesurer la force de travail et l’échanger contre de l’argent, il faut redoubler de violence. Ce qui doit demeurer au-dehors du capital comme relation sociale doit également entrer de force à l’intérieur, à jamais déchiré entre les formes de subjectivation qui produisent la force de travail comme un intérieur, et le champ historique de reproduction où le corps travaillant est produit dans le dehors violent du capital. En ce sens, la marchandisation de la force de travail est le « degré zéro » du social, le sommet ou le zénith de la relation sociale appelée capital. Mais ce problème de la marchandisation de la force de travail, ou plus spécifiquement de son caractère excédentaire ou son apparente (im)possibilité, « révèle », comme objet analytique et théorique, les limites mêmes du social. En d’autres mots, le capital, dans la forme-circulation de l’achat et de la vente de la force de travail, remet constamment en mouvement l’« accident » original, la rencontre historique fortuite et dangereuse entre le capital et le propriétaire de force de travail, l’« antagonisme » (Gegensatz) social de base entre le capital et le travail. Et pourtant, lorsqu’on pénètre dans l’« antre secret de la production », on n’y trouve pas, dissimulée, la base stable de cette relation. On y découvre plutôt le site de l’expression ultime de sa « contradiction » (Widerspruch) : on en revient immédiatement au fait que bien que le capital ne puisse produire de la marchandise force de travail, elle peut circuler en surface comme une marchandise. L’excès absurde de la marchandisation de la force de travail peut être surmonté, mais non résolu. Cet accident historique excessif et irrationnel de la rencontre originale, qui se réinscrit sans cesse dans la circulation à

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la surface de la société, mène de l’histoire à la logique dans la sphère de la production. Toutefois, ce n’est pas la « vérité » qu’on y trouve, ni une « relation profonde » qui loge « derrière » ou « sous » la surface, mais plutôt un certain procès de codage. Ce qui s’y code comme échange contractuel libre entre des entités substantielles d’origine purement aléatoire se recode dans la sphère de la production comme l’impossibilité logique de stabiliser cette relation. Ce rapport (im)possible – où le capital ne peut produire de force de travail directement, mais peut la faire circuler en surface comme s’il l’avait fait – est avant tout une question de reproduction, une question qui renvoie aux liens entre la question nationale et la forme de la marchandise force de travail. Le paradoxe de l’Étatnation moderne est le suivant : la nation et l’État ne coïncident pas, et ils doivent se tenir à distance pour qu’un procès de référence soit possible entre eux. Néanmoins, l’État utilise toujours la nation afin de tracer les contours de son intériorité, ce qui installe un lieu de glissement permanent dans la forme de l’État-nation. D’un côté, l’État doit utiliser la nation afin de s’imaginer comme intériorité aux limites et aux démarcations bien établies qui la sépare d’un extérieur général composé d’autres intériorités. De l’autre, la nation, en tant que lien purement idéationnel entre individus qui ne peut se situer au sens strict en termes de territoire, d’institutions ou de frontières, dépend de la forme de l’État pour lui fournir un champ déterminé de localisation, une sphère concrète où une forme-nation peut se dire dominante ou hégémonique. Ce procès de référence, où l’État et la nation se nécessitent l’un l’autre afin de s’imaginer comme de pures

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intériorités pouvant ensuite prendre un arrangement hiérarchique de phénomènes donnés et le légitimer sous la forme d’une communauté, est donc toujours lié à la question de la reproduction. On peut se tourner ici vers une célèbre lettre de Engels : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance (das in letzter Instanz bestimmende Moment), la production et la reproduction de la vie réelle (wirklichen Lebens). Ni Marx ni moi n’avons jamais affirmé davantage21. » C’est le concept intrigant de production et reproduction de la « vie réelle22 » qui importe ici. Il ne se résume pas à la reproduction littérale de l’« usine sociale » qu’est le corps physique de la travailleuse (lieu de production de la force de travail à l’extérieur et pourtant dans la sphère de la circulation) par la consommation de moyens de subsistance. Quelque chose de beaucoup plus large est aussi en jeu, ce que Foucault a appelé « toute la technologie politique de la vie23 ». Il faut se concentrer non seulement sur la force de travail, et sur son rôle complexe dans la dynamique du capital, mais aussi, et surtout, sur ses « porteurs » ou « gardiens ». Marx rappelle que les marchandises, y compris la force de travail, ne peuvent se rendre au marché et se vendre par elles-mêmes, et qu’il faut en conséquence analyser leurs « porteurs ». C’est-à-dire qu’il faut avoir recours aux formes historiques de l’individualité qui fournissent les corps sociaux où la force de travail, l’archi-marchandise à l’origine de toutes les autres, peut être produite, reproduite, et « portée » au marché pour échange. On voit donc ici un paradoxe noté par Balibar : le caractère « absent » ou « vide » du prolétariat, cette position centrale de la sphère de la circulation, où le possesseur de force de travail

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(et rien d’autre) l’échange contre un salaire. Il vaut la peine de le lire : Tout se passe comme si le prolétariat n’avait rien à voir, en tant que tel, avec la fonction positive que la force de travail exploitée remplit dans la sphère de la production, en tant que « force productive » par excellence ; comme s’il n’avait rien à voir avec la formation de la valeur, la transformation du surtravail en survaleur, la métamorphose du « travail vivant » en « capital ». Tout se passe comme si ce terme connotait seulement le caractère « transitionnel » de la classe ouvrière, en un triple sens : – la condition ouvrière est un état instable, voire un état de « marginalité », d’exclusion par rapport à l’existence sociale « normale » (la société qui se prolétarise tend donc vers une situation d’insécurité généralisée) ; – elle perpétue une violence qui a caractérisé d’abord, de façon ouverte et « politique », la transition du féodalisme au capitalisme, et à laquelle celui-ci substitue ensuite un mécanisme d’apparence purement « économique », tout simplement parce que juridiquement normalisé ; – elle est historiquement intenable et implique donc une autre transition qui annulera la précédente, et dont l’accumulation capitaliste a préparé les conditions matérielles24.

L’essentiel du propos de Balibar est de lier deux moments critiques pour le développement de la relation-capital : l’instabilité de son histoire durant la « prétendue accumulation initiale » et les procès d’enclosure, et l’instabilité de sa logique dans la forme de l’échange, le moment où la force de travail, elle-même générée dans la contingence volatile de l’histoire, doit être présupposée afin de se « convoquer » lorsque ses porteurs l’échangent contre un salaire. Toute la question de la forme-nation et de sa

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capacité à constituer l’un des « facteurs historiques et moraux » les plus cruciaux à la formation de la valeur est liée à une répétition qui efface ses propres défectuosités afin d’opérer comme une rationalité logique. La transition en question ici est non seulement celle du féodalisme au capitalisme, mais la transition qui se répète constamment dans le salto mortale, le saut mortel de l’échange, l’irruption dans l’existence de la marchandise force de travail, ce potentiel absent qui lie l’histoire, la logique du capital et la forme-nation.

TRADUCTION

ET TRANSITION

La nature d’une grande philosophie n’est pas seulement de s’incompléter elle-même, mais d’en incompléter d’autres, en s’introduisant ou en se faisant introduire dans leurs écrits. [...] S’il est vrai que l’idée régulatrice de « système » est une version moderne du vieil imago mundi, le sens de toutes ces entreprises aporétiques, s’il n’est pas de « transformer », est probablement d’incompléter le monde, ou la représentation du monde comme « un monde »25. Étienne Balibar

Le concept de transition ne se résume pas à l’identification historiographique de la transformation des bases d’un ordre social donné, ou à « l’articulation des modes de production26 ». C’est aussi une question temporelle, non pas au sens strict de la périodisation, mais au sens large de la possibilité que des temporalités et des trajectoires développementales divergentes puissent cohabiter dans une même sphère, un même espace général : le monde. La transition ne se limite donc pas simplement à une compréhension de l’émergence et de la transformation d’une

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formation sociale ou d’une « forme-nation » donnée ; c’est un concept central à la découverte historiographique du « monde » comme unité d’analyse intégrée. En retour, la transition a longtemps été un lieu de contestation de la conception unitaire du monde. En somme, le concept de transition a toujours été profondément lié à l’histoire des représentations du monde, une histoire qui raccorde la question nationale et la logique interne du capital. Le capital opère toujours rétrospectivement comme une relation, il prépare son dehors à partir de son orbite logique. Cette qualité perverse et incurable du temps historique du capital apparaît en version miniature dans la logique de la « société civile » – le citoyen, dont l’existence est déracinée, doit se légitimer par l’entremise d’un « sujet national » qui vient fournir une continuité à quelque chose d’autrement purement discontinu, hétérogène et contingent. Ce procès de « fixation » ou de « mise en ordre » est toujours présent dans la forme de présupposition du capital. C’est dire qu’en présupposant, le capital scelle ses limites, il les retire du procès historique. Pourtant, en donnant un rôle si essentiel à l’histoire, le capital reconnaît sa faiblesse fondamentale, ou le moment défectueux de sa logique : le continent de l’histoire dans sa contingence est le champ de flux où s’inscrivent les expressions pratiques des représentations essentielles à l’image d’un sujet continu, et la logique du capital ne peut rendre compte de ce champ. Le capital tente néanmoins de le faire en forgeant son propre temps historique particulier. Il se fait apparaître lui-même dans une histoire qu’il réinscrit ensuite dans le procès historique, donnant un aspect de continuité et de consistance

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à un moment accidentel, une continuité qui lui sert ensuite d’outil de légitimation, un récit qu’il utilise pour se valider. C’est ici qu’il faut mobiliser Sandro Mezzadra et sa discussion de la « condition postcoloniale » du capitalisme contemporain27. Le capital dans sa réalité concrète globale dépend d’un éventail schématique de différences en place dans le monde contemporain. Le capitalisme contemporain est donc lié à l’histoire longue et complexe du « mouvement continuel d’inclusion et d’exclusion qui imagine et construit l’individu28 ». Cette production de différence par l’entremise d’une oscillation ou torsion entre inclusion et exclusion culmine dans le discours de la citoyenneté, qui sert d’appui non seulement à la formeÉtat moderne, mais aussi à sa genèse impériale et coloniale. Une « préhistoire » de la condition postcoloniale révèle la chaîne de signification entre la logique du citoyen comme image de l’État, et la logique de la propriété (la « propriété de sa propre personne » lockéenne, ou la force de travail) comme microphysique de tout le développement capitaliste. Cette homologie duelle met en lumière les inscriptions de pouvoir qui conditionnent les régimes modernes de citoyenneté et les enjeux de la politique d’État envers la figure du citoyen. Le régime de contrôle constitué par le discours de la citoyenneté est un héritage direct du colonialisme. Malgré l’évidence de cet énoncé, il reste à démontrer comment les théorisations politiques et juridiques qui ont accompagné le projet colonial ont visé à naturaliser des « hiérarchies raciales précises » dans la division de la terre – on se rappelle entre autres la notion de Schmitt du nomos de la Terre originaire du champ juridique de l’ère

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coloniale ; le jus publicum europaeum. Il faut constamment remettre au-devant de la scène le déploiement cyclique des frontières, marges, limites, intérieurs et extérieurs, qui président à la production historique de la « différence coloniale », qui recodent les « incommensurabilités » du monde en commensurabilités hiérarchisées, qui confinent les pays sous-développés ou colonisés à la « salle d’attente permanente de l’histoire ». Sans surprise, ces conditions de production historique de différence, internes à la production de la forme-nation, conditionnent non seulement l’émergence de la force de travail, mais tout le circuit du capital : Ses [le capital] conditions d’existence historiques ne sont absolument pas données avec la seule circulation des marchandises et de la monnaie. Il ne naît que là où le possesseur de moyens de production et de subsistance trouve sur le marché le travailleur libre, vendeur de sa force de travail, et cette unique condition historique renferme une histoire universelle [ou histoire-mondiale] (diese eine historische Bedingung umschließt eine Weltgeschichte). C’est pourquoi, d’entrée de jeu (von vornherein), le capital annonce une ère du procès social de production29.

On voit ici l’intégration complexe de deux moments : la formation du monde et la production de la force de travail comme marchandise. Cette intégration représente la seule et décisive condition préalable de l’histoire mondiale. Sans elle, un concept comme celui de « monde » demeure impensable, puisque c’est précisément la force de travail, bien qu’elle se génère en relation à la formenation, qui révèle une nouvelle universalité : la possibilité de la prolétarisation. En ce sens, c’est l’amalgame volatil

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entre le monde logique des marchandises (ce que Marx appelle la Warenwelt) et le monde historique des corps, sous la forme de la force de travail, qui rend possible le concept de « monde ». Cette logique systématique de capture n’est pourtant qu’une partie de l’histoire. La formation historique de la différence coloniale et son recodage juridique recèlent un paradoxe : ils sont constamment minés de l’intérieur par la « découverte de l’égalité » (comme le dit Fanon) tributaire de l’intégration croissante du monde30. Autrement dit, en intégrant le monde dans un schéma unique basé sur l’unité de l’État-nation et en logeant la « différence » dans un cadre général de « commensurabilité », le projet colonial a aussi produit les conditions d’une politique globale de l’égalité. C’est précisément ce moment qui fait voir que l’impact des mouvements anticoloniaux, ces irruptions politiques qui demandaient que l’égalité embryonnaire implicite à l’organisation du monde s’érige en principe de société, continue de se faire sentir dans le monde d’aujourd’hui, dans la mesure où il est, irréversiblement et irrévocablement, « un » monde. Ce paradoxe colonial imprègne l’expérience du xxe siècle : d’une part, la « découverte » du monde en tant que monde fait franchir un « seuil irréversible » dans le procès historique d’unification planétaire. D’autre part, dans la mesure où cette unification est une tendance historique qui émerge du scénario colonial, le projet colonial est toujours en tension, pris entre deux directions. Il nécessite par-dessus tout la forme du confinement (et sur ce point le travail de Mezzadra a ouvert de nouvelles avenues analytiques à partir de la pensée de Balibar) – la délimitation de groupes, langues nationales, hiérarchies raciales, espaces limités, etc. En même temps,

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le principe d’égalité ou de globalité produit sous l’effet des enclosures coloniales est précisément une révolte contre ce confinement et cette délimitation, et le développement pour la première fois d’un monde comme monde (plutôt qu’une collection de parties divergentes). En conséquence, cette forme d’enclosure « constitue à la fois le principe fondamental et la limite interne du projet colonial31 ». Ce paradoxe, cette tension, est toujours déterminant aujourd’hui, dans un monde où le déploiement historique de l’« humanité » se produit en dernière analyse dans un cadre d’irréversibilité. Celle-ci découle du fait que « la violence de l’origine impose un langage commun qui efface à jamais toute expérience de différence qui n’a pas été médiatisée par les relations de pouvoir coloniales et la logique du capital global32 ». C’est ici que se trouve le lien à la transition. La transition, affirme Balibar, acquiert une forme particulière, ce qu’on pourrait appeler une dialectique de la limite et du seuil, à la suite de l’émergence graduelle des « éléments de l’État-nation » qui ont commencé à « nationaliser » la société. On peut penser ici aux appareils socioéconomiques, comme ceux que Balibar donne en exemple : la réémergence du droit romain, le développement d’un mercantilisme généralisé et la « domestication des aristocraties féodales ». Mais on peut aussi penser à une certaine dynamique de traduction, où les formes historiques de langage, réparties suivant des arrangements complètement différents selon les localités, rituels, etc., se concentrent de plus en plus dans ces premiers éléments qui vont servir à rassembler la nation. La traduction en ce sens précis serait l’expérience de la formation histo-

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rique d’une frontière nationale comme moment idéationnel, un procès qui peut déterminer les deux côtés d’un écart, le moment où deux côtés sont présupposés, nécessitant en retour qu’un régime de traduction s’établisse entre eux33. En conséquence, « plus on se rapproche de la période moderne, plus la contrainte imposée par l’accumulation de ces éléments nous apparaît forte. Ce qui pose la question décisive du seuil d’irréversibilité34 ». La question de la transition se lie donc dans les travaux de Balibar à ce concept de « seuil », que Foucault formule ici avec soin : « Mais ce qu’on pourrait appeler le “seuil” de la modernité biologique d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question35. » Il faudrait relier ici le vocabulaire de « pari » de Foucault, qui est pour lui la clé de la transition entre appareils de limite et appareils de seuil, à l’intériorité de la relation sociale du « capital ». La mise dans ce pari, c’est la capacité de la « vie sociale » à générer les pierres d’assise de la relation sociale du capital et d’en porter le fardeau. Le capital émerge comme une relation sociale capable d’instaurer certaines formes de relations et de les redynamiser. C’est ce qu’Althusser disait : la reproduction capitaliste n’est jamais que la simple reproduction de la base matérielle de la société capitaliste, mais plutôt la reproduction des relations qui la rendent possible. Le capital, comme relation sociale, peut s’instaurer et se soutenir qu’en tant que cercle défectueux, un circuit-procès qui ne revient

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jamais tout à fait à son point de départ cyclique. Il faut donc mobiliser « toute la technologie politique de la vie » – les énoncés, formations, appareils, modalités, etc., qui soutiennent l’arrangement appelé « vie » – afin de combler l’écart entretenu par cette (im)possibilité de la marchandise force de travail, et sceller la contingence de ce « pari ». C’est précisément cette fidélité ou inséparabilité entre le capital et son soi-disant « dehors » – la forme de la nation, etc. – qu’Althusser nomme l’« anthropologie naïve » de l’humanisme qui hante le monde du capital36. La « mise » du capital sur la « vie » constitue un « cercle vicieux » qui ne revient jamais adéquatement à son point de départ, puisque toute la séquence de présupposition forme une chaîne régressive et abyssale, où doit toujours se trouver un donné : « L’espace homogène donné des phénomènes économiques est ainsi doublement donné par l’anthropologie qui l’enserre dans la tenaille des origines et des fins37. » Balibar rappelle qu’« en dernière analyse ce sont donc les configurations concrètes de la lutte des classes, et non la “pure” logique économique, qui expliquent la constitution des États nationaux38 ». C’est juste, sans doute. Mais disons aussi que le schéma de la critique de l’économie politique de Marx vise précisément à montrer que les « configurations concrètes de la lutte des classes » hantent et contaminent toujours l’intériorité supposément « pure » de la logique du capital. La marchandise force de travail, produit de l’accident historique d’une rencontre contingente (la « prétendue accumulation initiale »), joue un rôle central dans la pulsion logique du capital. Comment la relation d’autovalorisation de la valeur peut-elle se constituer en circuit, en un procès cyclique et répété,

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sans présupposer la présence de la marchandise force de travail, qui est précisément ce qui ne se laisse jamais présupposer de l’intérieur du capital ? Autrement dit, dès le départ des relations d’échange, la marchandise force de travail, produit d’une histoire volatile et contingente, doit fonctionner comme une « pure logique économique ». C’est ici que la forme de la nation vient jouer son rôle caché dans le moment le plus intime de la logique du capital, un moment qui se comporte comme si les considérations historiques étaient exclues de façon axiomatique, un moment intimement lié à l’escamotage phénoménologique le plus fondamental du capital39. En ce sens, il faut porter l’argument de Balibar un peu plus loin et mettre l’accent sur le fait que les « configurations concrètes de la lutte des classes » et la « pure logique économique » se contaminent toujours l’une l’autre dans l’expérience historique de la société capitaliste. Nous le disions au chapitre précédent : l’« anthropologie naïve » ou « différence anthropologique », qu’on croit exclue du procès de circulation, s’y trouve en fait en plein cœur. L’origine du procès d’échange « rationnel » et « universel » contient déjà la forme de la « nation ». Ce procès se tient suspendu en permanence entre son origine impossible, qu’il doit répéter de façon cyclique, et sa fin tout aussi impossible. Ce que nous avons dit précédemment40 à propos du corps social en nous appuyant sur Althusser et Balibar s’applique tout aussi bien ici à la « société civile » : elle est condamnée à cet état d’insanité ou de « démence », en tension perpétuelle entre deux directions de la production de sujets. Elle ne peut s’extirper de cette « forme démente », mais doit tenter de prouver son « universalité » en oscillant entre ces deux limites,

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ces deux impossibilités. Le schéma du monde qui lui est sous-jacent « semble absent de la réalité immédiate des phénomènes eux-mêmes » puisqu’elle se situe en permanence « dans l’entre-deux des origines et des fins », un court-circuit qui révèle sans cesse que son « universalité [...] n’est que répétition41 ». Tout comme la représentation de la traduction comme échange pur42, la transition doit toujours se représenter comme si elle était naturelle, un saut « simple et formel », inévitable, « d’un côté à l’autre ». Toutefois, un examen minutieux de la transition révèle quelque chose de véritablement troublant : la transition n’est pas un fait accompli de l’histoire ni une étape nécessaire dans l’évolution de la vie sociale, mais plutôt une boucle sans fin qui n’atteint jamais son but, qui n’accomplit jamais sa tâche, et qui efface ou recode constamment son échec. En ce sens, le paradoxe de la société civile n’a rien à voir avec le fait qu’elle soit « forte », « faible », « absente », « inversée », etc. C’est plutôt que la société civile ne s’établit jamais complètement nulle part, précisément parce que le procès d’échange qui la fonde doit toujours « traverser » le dehors historique tout en se prétendant pure intériorité, pur cercle logique. Ce cercle qui ne revient jamais tout à fait à soi se soutient par la répétition. Mais puisque cette logique circulaire de la société civile dans le monde du capital est forcée de se répéter, elle est aussi forcée de constamment se remémorer son incomplétude, sa contingence et sa relativité, et ce problème reste présent dans la vie quotidienne de la société sous la forme de l’« indétermination » du citoyen43. Ainsi, la figure du citoyen, la figure juridique et politique où s’incarne le corps historique producteur de force de travail, demeure

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dans un état permanent d’incomplétude ou de chance. C’est une figure qui dépend « entièrement de la rencontre entre un énoncé et des situations ou des mouvements contingents au point de vue du concept. Si le devenirsujet du citoyen prend la forme d’une dialectique, c’est précisément parce que s’y cristalliseront à la fois la nécessité de “fonder” des définitions institutionnelles du citoyen et l’impossibilité d’ignorer leur contestation, la contradiction infinie dans laquelle elles sont prises44 ». C’est sur ce point que les travaux de Balibar fonctionnent eux-mêmes comme une « grande philosophie », qui en « incomplète » d’autres, et « incomplète » notre image du monde. En faisant voir que le « monde » comme concept, le « monde » comme projet, demeure incomplet, il restaure une politique du monde, une politique qui remet ces « luttes concrètes » à leur place centrale dans son « incomplétude ». Et surtout, les travaux de Balibar, en liant la logique du capital, l’histoire du capitalisme, la transition de sujet à citoyen (et vice-versa), l’émergence de la forme-nation et de son régime de « différence anthropologique », montrent la persistance de la politique, cette politique ouverte qui demeure toujours au cœur des formes sociales supposément « rationnelles » et closes que nous habitons. Balibar soutient que « [t]oute l’œuvre de Foucault, ou du moins cette partie qui, par approximations successives, s’acharne à décrire les aspects hétérogènes de la grande “transition” moderne entre le monde de la sujétion et le monde du droit et de la discipline, de la “société civile” et des appareils d’État, est une phénoménologie matérialiste de la transmutation de l’assujettissement, de la naissance du Citoyen Sujet45 ».

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Aussi bien dire que c’est la pensée de Balibar ellemême qui a développé cette « phénoménologie matérialiste », et l’a portée le plus loin. Confrontés à une autre crise mondiale, une crise où la reproduction du capital total est en conflit direct avec la tendance à l’augmentation du taux d’appropriation de survaleur, nous voyons aussi que ce moment de crise dans la relation-capital se reflète dans une crise de la forme-nation et des arrangements existants de la « différence anthropologique ». En mettant en lumière la politique inhérente à la logique du capital et sa complicité interne avec la forme-nation, Balibar nous montre qu’un autre arrangement de la vie sociale est possible, qu’une autre socialité, au-delà de l’enclosure à l’intérieur du capital et de la nation, demeure un potentiel de l’histoire du présent.

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Le seuil de capture : sur Deleuze et Guattari Il ne suffit pas de dire que l’axiomatique ne tient pas compte de l’invention et de la création ; il y a en elle une volonté délibérée d’arrêter, de fixer, de se substituer au diagramme, en s’installant à un niveau d’abstraction figée, déjà trop grand pour le concret, trop petit pour le réel. Nous verrons en quel sens c’est un niveau « capitaliste »1. L’immense déterritorialisation relative du capitalisme mondial a besoin de se reterritorialiser sur l’État national moderne2. Gilles Deleuze et Félix Guattari

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elon la plupart des interprètes, le point de départ des travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari déborde largement des sources et des références typiquement européennes ou « occidentales ». On décrit souvent leurs travaux comme un appareil « recombinatoire », un champ textuel et théorique qui recompose les schèmes usuels des phénomènes esthétiques et sociaux, et nous les font voir d’un œil différent. Cependant, on passe trop rapidement sur la théorisation exceptionnelle de l’« Occident » qui se trouve dans ces textes, une analyse sous-jacente, « souterraine », qui mérite attention. Ces travaux, il faut le reconnaître, peuvent nous permettre

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d’étendre et d’approfondir la critique de l’eurocentrisme au-delà du schéma binaire de « l’Occident et le Reste3 ». Les travaux de Deleuze (surtout ceux avec Guattari) abordent directement la question de l’eurocentrisme au sens large, et ne se limitent pas à une posture de refus simpliste. Ils ne tentent pas de résister à l’eurocentrisme en inversant ses termes, ou en fétichisant l’ancienne modalité de la supposée « différence civilisationnelle ». C’est l’examen radical de la production historique et épistémologique de cette relation sociale entre ce qu’on appelle l’« Occident » et le « non-Occident », et du schéma du monde qui découle de la hiérarchie de « l’Occident et le Reste », qui rend leurs travaux si importants. Premièrement, il faut clarifier le terme « Occident ». Gregg Lambert a une formule remarquable, que je vais utiliser pour analyser l’« Occident » dans les travaux de Deleuze et Guattari. « L’“Occident”, dit Lambert, produit l’universel comme son propre “plan d’immanence”, qui devient son propre mythe de stratification, celui de l’imperium absolu4 ». En parallèle de l’analyse de Lambert, ou dans une sorte de division du travail avec lui, il s’agit ici d’élucider et de développer cette chose étrange dans les travaux de Deleuze et Guattari appelée « Occident », une « chose » qui n’est pas exactement « présente » dans ce champ textuel, mais qui structure ou sous-tend nombre de ses moments analytiques importants. Tentons une définition, ou du moins une clarification de l’espace assez indéfinissable qu’occupe ce terme. Puisqu’on ne peut le situer de façon rigoureuse au sens cartographique, ou le délinéer en un sens strictement classificatoire, l’« Occident » n’est précisément « rien d’autre que le résultat d’une opération générant une cohérence taxonomique

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là où une cohérence réelle est impossible5 ». L’« Occident » est un type de relation sociale qui permet de dénombrer ou de caractériser une rencontre ou une séquence hétérogène, comme si elle était une relation directe entre deux entités, positions ou espaces stables. C’est, autrement dit, une abstraction qui organise des relations sociales réelles. Cette production de cohérence sociale, malgré son impossibilité originaire, fait partie des idées centrales de Marx sur la forme de l’économie capitaliste : le corps du travailleur, non marchandisable dans une société capitaliste (au contraire de l’esclavagisme), doit plutôt être un site de production de « force de travail » (Arbeitskraft). Cet élément, que le capital ne peut produire comme marchandise, circule néanmoins harmonieusement comme tel. Ce qui a l’apparence d’une simple limite théorique dans le procès de circulation opère comme une limite historique dans le procès de production. Une relation entre êtres humains, celle de la vente et de l’achat de cette potentialité absente qu’on appelle force de travail, vient à circuler comme quelque chose de concret, une relation figée, forcée à l’existence matérielle, malgré l’impossibilité de la produire directement. Une fonction importante des travaux de Deleuze et Guattari se trouve dans cette corrélation intime entre d’un côté l’opération et la circulation de l’« Occident » comme « cohérence apparente », imposée là où elle est au sens strict impossible, et de l’autre la logique sociale d’une économie marchande capitaliste. Tout comme le capital, l’Occident est une abstraction, et sa physique théorique interne tente de le référer à une territorialité extérieure à sa propre fonction afin de le fonder rétrospectivement, de le rendre légitime et de le naturaliser. Mais Deleuze et

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Guattari montrent que ce procès expose simultanément la soi-disant unité de l’« Occident » à sa propre historicité, qui devrait être impossible, mais fonctionne pourtant comme limite de nos relations sociales. L’Occident, parce qu’il se renouvelle constamment comme élément organisateur des relations sociales, doit malgré lui se remémorer son origine, son seuil, et les promulguer à nouveau. Toutefois, dans ce retour à ses propres conditions d’émergence, l’Occident dévoile son caractère permanent de « prétention », c’est-à-dire que lorsque l’Occident performe une nouvelle fois le cycle de son origine, il doit la poser comme sa propre limite6. Afin de clarifier cette matrice de problèmes théoriques, il faut examiner deux moments spécifiques dans leurs travaux qui à mon avis composent le « courant souterrain » d’une pratique théorique allant au-delà de l’enclosure et de la forclusion qu’implique le schéma de l’« Occident » : l’analyse de la « visagéité » et la question cruciale de l’« appareil de capture ».

V I S AG É I T É

E T D É L I M I TAT I O N

Avant d’entrer dans ce concept étrange de « visagéité », voyons brièvement les concepts de « code » et de « codage » chez Deleuze et Guattari. De nombreuses études traitent de la genèse et de l’usage de ces concepts, mais de façon souvent trop abstraite ou même vague, alors qu’on devrait plutôt les saisir comme un procès concret et matériel. Deleuze et Guattari associent le « code » aux systèmes sémiotiques et sociaux généraux, tandis que les dynamiques particulières de « codage » inhérentes aux sociétés capitalistes relèvent de l’« axiomatique ». La question

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de base du code, il vaut la peine de le rappeler, renvoie en son sens le plus large à un arrangement. Dans la mesure où un codage existe, un décodage connexe est toujoursdéjà activé. Puisqu’un code ou procès de codage implique un acte d’arrangement sémiotique, il doit anticiper à l’interne, ou de façon inhérente, ses propres limites ou extériorités : si on peut y entrer, on doit pouvoir en sortir. Cela s’exprime dans la société capitaliste sous la forme des limites axiomatiques ; le capital doit faire circuler quelque chose (la force de travail) qu’il ne peut produire directement comme marchandise, comme si c’était une marchandise. Toutefois, le capital doit aussi pouvoir agir « comme si » son expansion ne dépendait pas de cet élément excédentaire sous-jacent, il doit agir « comme si » l’aspect « comme si » de son cycle d’accumulation n’existait pas. Mais en raison de cet effacement répété, le capital ne peut jamais nier qu’il est fondé sur une impossibilité fondamentale, précisément parce qu’elle se renouvelle sans cesse dans le retour cyclique de cet aspect « comme si » qu’il tente de masquer. Le capital croit qu’il se reproduira éternellement, mais cet aspect « prétendu » l’oblige à anticiper ou à prévoir sa fin éventuelle. En ce sens, une machine ou un schéma fonctionne en raison d’un arrangement. Il exprime son caractère de « fait accompli » comme une preuve de l’irréversibilité de la mise en place de l’arrangement. Mais puisque l’arrangement a été accompli, entrepris, ou promulgué, il expose aussi sa contingence : ainsi il dépend toujours d’une promulgation ou d’un commencement. Un arrangement, un champ de codages, n’est jamais une simple donnée naturelle, mais toujours le résultat de la promulgation et de l’arrangement nécessaires à tout code. C’est-à-dire qu’une

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machine ou un schéma nous apparaît comme le résultat d’un arrangement, qui exprime le statut actuel des codages, décodages, recodages, sous- et surcodages qui le composent, un arrangement dont il faut toujours interroger les dimensions originaires. La question de la « visagéité » renvoie à ce problème général de l’arrangement, le problème de la délimitation ou de l’unification de quelque chose à partir d’un agrégat simple et déconnecté de codages. À mon avis, c’est à dessein que cette analyse se déploie sur le plan historique de l’« An zéro » : tout le problème de l’origine dans la discussion de l’« Occident » chez Deleuze et Guattari porte sur le Ur-Akt, le geste ou la trace originaire, la logique du début ou du commencement, de la mise en mouvement de quelque chose et de la répétition de ce mouvement jusqu’à la formation d’une continuité, et donc le procès incessant, répété, cyclique, de son éternel commencement. L’analyse du visage est un moment essentiel dans ce courant qui parcourt le schéma de l’« Occident ». Un visage se compose de lignes et de formes, de contours, bords, protubérances et dépressions. C’est une hétérogénéité topologique, mais qui s’organise tout de même en un visage à l’aide de quelque chose qui en est, dans une certaine mesure, absent : le schéma de la visagéité qui groupe et « arrange » ces traits et ces éléments en un visage. Le fait qu’un nez, des oreilles, des yeux, une bouche, des joues, etc. se situent sur un visage signifie aussi que d’autres visages, et qu’un système général de visages, existent. Mais comment séparer un visage d’un autre ? Comment deux visages peuvent-ils émerger d’une collection d’éléments et de contours ? « Comme il n’y a que des sémiotiques mixtes, ou que les strates vont au moins

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par deux, on ne doit pas s’étonner du montage d’un dispositif très spécial à leur croisement7. » Ce « dispositif très spécial » est précisément une opération générale abstraite qui, à un niveau métapsychologique, reflète la fonction du schéma de l’« Occident ». Ce schéma se situe entre des strates, il les divise et permet de dénombrer l’hétérogénéité en une paire : « l’Occident et le Reste ». Il envisage chaque strate simultanément, en parallèle, conjointement. Il conjugue chaque terme de la paire, il les co-envisage. Mais pourquoi ? Pourquoi un tel mécanisme doit-il se situer à cette intersection ? Parce que dans un sens originaire (en tant que simples agrégats de contours, lignes, formes et éléments), « les visages ne sont pas d’abord individuels, ils définissent des zones de fréquence ou de probabilité, délimitent un champ qui neutralise d’avance les expressions et connexions rebelles aux significations conformes8 ». Le schéma de la visagéité opère donc en divisant, en définissant un visage par rapport à un autre, en effectuant la séparation entre deux visages, là où on pourrait trouver des formes entièrement différentes de concaténation ou d’agrégat : l’intensité-nez sociale générale, l’intensité-sourcil, l’intensité-menton, etc. Ce dispositif de visagéité a pour fonction de subordonner les autres intensités et arrangements potentiels à l’hégémonie d’un visage et un autre. Au sens large, donc, « le visage construit le mur dont le signifiant a besoin pour rebondir9 ». Les « sémiotiques mélangées » de la vie sociale doivent être surcodées de manière à permettre au signifiant de « rebondir », de rencontrer une quelconque expression « naturelle » qui le confirmerait ou le légitimerait, pour ensuite rebondir en jeu, en flux. Le champ sémiotique « code » les phénomènes

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sociaux à l’aide de dispositifs de façon à engendrer un système de signification, une « voie » de signification, en préarrangeant les résultats de la boucle du signifiant vers son objet et de retour dans l’« entre-deux » systématique. En ce sens, « [l]es visages concrets naissent d’une machine abstraite de visagéité, qui va les produire en même temps qu’elle donne au signifiant son mur blanc, à la subjectivité son trou noir. Le système mur blanc-trou noir ne serait donc pas déjà un visage, il serait la machine abstraite qui en produit, d’après les combinaisons déformables de ses rouages. Ne nous attendons pas à ce que la machine abstraite ressemble à ce qu’elle produit, à ce qu’elle va produire10 ». Le point suivant revêt une importance particulière : les rouages internes du schéma ne sont pas fixés une fois pour toutes, mais arrangés selon des « combinaisons déformables ». Le mécanisme de la visagéité, qui fait apparaître les contours de la surface sociale sous la forme d’au moins deux visages unitaires, est lui-même sujet aux permutations, il n’est pas condamné à produire cet arrangement à perpétuité. Dans les faits, les rouages de la machine sont organisés en mode répétition de façon à produire cette visagéité systématique, mais il pourrait en être autrement. Fidèles à leur habitude, Deleuze et Guattari prennent soin de ne pas imaginer cette relation sous la forme de la profondeur, où la machine de visagéité se situe « sous » ou « en deçà » de la surface, divisant, appropriant et séparant en secret des intensités en champs unitaires. La machine de visagéité se trouve plutôt en surface, dans la même grille d’opération que les intensités de visages. Dans les faits, c’est un système qui ne requiert pas d’« expli-

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cation », c’est un système où l’effet est la cause, où le visage opère comme un visage en raison de la boucle du signifiant, une boucle située entièrement en surface, à la vue de tous : « il n’y a rien à expliquer, rien à interpréter11 ». Ce qu’il y a, c’est une « volonté délibérée » de stabiliser le diagramme des relations sociales dans le schéma binaire, un côté et un autre en renforcement mutuel, la violence de l’inclusion érigée en système. On voit que la machine abstraite, ou schéma de visagéité, produit l’unité d’un visage à partir du flux d’éléments, de contours, etc. Mais de quelles opérations de force sociale est-il question dans ce dispositif ? Comment ce mécanisme, qui produit au moins deux visages à partir d’un champ social hétérogène, tente-t-il de masquer ou d’effacer son travail ? Ce qui se profile ici est majeur pour le problème plus large du schéma de « l’Occident et le Reste » : « Ce qui compte, ce n’est pas l’individualité du visage, mais l’efficacité du chiffrage qu’il permet d’opérer, et dans quels cas. Ce n’est pas affaire d’idéologie, mais d’économie et d’organisation de pouvoir12. » L’« individualité » de chaque visage n’est pas l’expression naturelle des délimitations de chaque visage, mais un effet du schéma. L’élément crucial ici, d’une importance exceptionnelle, c’est le chiffrage de ces individualités à l’intérieur du schéma général de visagéité. C’est exactement ce chiffrage que l’« Occident » et le « Reste » ont en commun : les mécanismes d’appartenance sont codés selon un système-monde. Le schéma général de « l’Occident et le Reste » est un moyen de délimiter les relations sociales dès le départ. Il exige que toutes les relations sociales s’organisent selon la forme du « sujet national » dont l’« individualité » est toujours-déjà un effet du schéma-grille qui

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arrange le monde en termes de pouvoir. Le « sujet national » est un « visage », il est toujours produit de façon à ce qu’on puisse attribuer plus tard à ses bords et ses limites, qui se fixent selon le chiffrage général de la visagéité, des limites « naturelles » ou « inhérentes » qui témoignent rétrospectivement du développement « naturel » du visage du « sujet national ». Comme si les bords du visage produits par la machine de visagéité étaient toujoursdéjà là, en gestation. Nous pouvons déjà procéder à une dissection initiale du schéma de l’« Occident », qui s’arroge le titre de modèle d’appartenance rationnel et nécessaire : « Le visage n’est pas un universel. Ce n’est même pas celui de l’homme blanc, c’est l’Homme blanc lui-même [...] Pas universel, mais facies totius universi. [...] Le visage est donc une idée tout à fait particulière dans sa nature, ce qui ne l’empêche pas d’avoir acquis et d’exercer la fonction la plus générale. C’est une fonction de bi-univocisation, de binarisation13. » Comme on peut voir dans cet épitome de relation sociale épurée appelé « relation économique », le visage implique toujours un système d’échange entre des positions supposément unitaires : l’« individualité » d’un visage ne peut se considérer que sur la base d’un schéma de phénomènes sociaux divisés entre des espaces séparés, mais holistiques. Ce terme de bi-univocisation mérite aussi examen, puisqu’il fait voir les aspects les plus fondamentaux de la problématique de « l’Occident et le Reste ». Le schéma de la visagéité (le schéma de l’« Occident » ou la figure de l’« Homme ») opère en produisant des « visages » unitaires (la diversité des « sujets nationaux ») à partir du flux des éléments dans une situation donnée. Ces visages s’insèrent ensuite dans un réseau de relations qui présup-

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pose un arrangement en paires : un visage fait face à un autre, qui le « reconnaît » comme faisant partie de l’ordre ou de la distribution des visages dans le schéma général. Le visage devient donc « univoque », c’est-à-dire unitaire, un tout clairement délimité, et pourtant cette univocité est en même temps une bifurcation, elle est schématisée comme une paire, un couple. Voilà comment « l’Occident et le Reste » se constitue et se maintient. L’« Occident » est utilisé comme un schéma pour imaginer la nation. En retour, la nation devient une sorte de base pour tout le système du monde, conçu comme une multiplicité d’espaces délimités qui se font face, et dont les éléments forment supposément des unités distinctes, des « visages ». Dans ce système de bi-univocisation, les termes peuvent s’opposer les uns aux autres, mais jamais se contredire ou se subvertir. Puisqu’ils doivent se situer à l’intérieur du schéma général de la visagéité, le schéma de l’« Occident », ils ne peuvent exister que dans une relation d’inclusion et de complicité : Le racisme européen comme prétention de l’homme blanc n’a jamais procédé par exclusion, ni assignation de quelqu’un désigné comme Autre. [...] Du point de vue du racisme, il n’y a pas d’extérieur, il n’y a pas de gens du dehors. [...] La coupure ne passe plus entre un dedans et un dehors, mais à l’intérieur des chaînes signifiantes simultanées et des choix subjectifs successifs. Le racisme ne détecte jamais les particules de l’autre, il propage les ondes du même jusqu’à l’extinction de ce qui ne se laisse pas identifier14.

Ce système de « l’Occident et le Reste », où se fonde le phénomène du racisme moderne, n’est pas un système d’exclusions. À l’inverse : c’est un système d’inclusion dans

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la différence anthropologique. Ce terme, central aux analyses de Balibar en particulier, renvoie aux « différences perçues parmi les humains qui sont également immédiatement constitutives de l’idée de l’humain15 ». La différence anthropologique est aussi un éventail systémique de différence qui fournit une structure de répétition (la « ritournelle » de Deleuze et Guattari) capable dès lors de démarquer dans la figure de l’humain toutes ces différences qui peuvent elles-mêmes devenir des marques du non-humain, ou de l’anormal. En ce sens, Deleuze et Guattari ne parlent pas d’exclusion de la visagéité « normale », mais d’inclusion dans la visagéité comme telle, où les intensités faciales sont hiérarchisées et arrangées en marqueurs de différentiation tout en demeurant à l’intérieur du régime du visage. Plusieurs arrangements de visages sont possibles, mais le schéma de la visagéité oblige en tout temps l’inclusion dans l’arrangement du visage. Ce système est profondément historique, et ce n’est pas un hasard. S’il était possible de dater rigoureusement la machine de visagéité, ce serait « l’année zéro du Christ et le développement historique de l’Homme blanc [...]. Notre sémiotique d’Hommes blancs modernes, celle-là même du capitalisme, a atteint cet état de mélange où la signifiance et la subjectivation s’étendent effectivement l’une à travers l’autre. C’est donc là que la visagéité, ou le système mur blanc-trou noir, prend toute son extension16 ». Deleuze et Guattari soulèvent ici un point d’une importance exceptionnelle. Ils révèlent le rôle paradoxal joué par le schéma de l’« Occident » au sein de la binarité « l’Occident et le Reste ». L’« Occident » ne peut exister au sens strict sans sa polarité opposée du « Reste », mais il y

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a là bien davantage qu’une logique de supplémentarité. L’« Occident » n’est pas qu’un moment logique de l’expression de cette dichotomie systématique : c’est aussi une production historique. Il attribue paradoxalement un rôle d’opérateur logique à sa propre historicité, mais il s’expose ainsi par inadvertance aux flux dangereux de l’histoire. Ainsi, lorsqu’on situe l’opération du visage dans son expression ultime, la différence anthropologique concrétisée dans la figure de l’« Homme blanc », on découvre la contingence historique de tout ce qui est associé à la figure de l’« Homme » : l’image de l’individu rationnel, son caractère déterminé, qui doit toujours demeurer partiel dans la mesure où il ne peut jamais revenir à une quelconque substance originaire qui, rétrospectivement, le rendrait légitime. L’analyse de la « visagéité » révèle comment le schéma de l’« Occident » génère un système historique d’inclusion dans la différence, un système qui arrange toujours de façon co-figurative.

C O M M E N C E M E N T E T H I S TO R I C I T É DA N S L ’ A P PA R E I L D E C A P T U R E Il faut maintenant clarifier le rôle de la « capture », de cette fonction étrange de l’« Occident », de cette forme improbable et historiquement volatile qui opère désormais comme modèle ou modalité des relations sociales en général. Nous voilà de nouveau dans cet espace hasardeux et paradoxal entre la logique et l’histoire, puisque le problème de la capture est toujours aussi le problème de l’origine, du commencement, du début. La capture décrit le moment de saisie, le moment d’enclosure, le moment violent de mise en ordre et d’arrangement d’un champ

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amorphe et vague d’effets en flux. En ce sens, la capture trace toujours à la fois des limites, elle délimite des frontières, elle établit un dedans et un dehors. La capture doit donc toujours opérer comme quelque chose qui part du début, qui forme le « premier » moment d’un arrangement, la ligne ou la marque primale, initiale. On pourrait évoquer ici l’inscription lexicale de ce problème dans le concept de « commencement » (Anfang), qui est au sein même de la « capture » (Fang)17. En revanche, ce parallèle lexical entre « commencement » et « capture » est toujours relié à la ligne de la frontière, le « périmètre » (Unfang), ce qui trace les contours du dedans, produisant « deux côtés », ou le système de « bi-univocisation » mentionné plus haut. La capture « saisit » ou « s’empare » de quelque chose, le contraint à commencer, le force à son propre commencement, sa propre « inceptio » (de capio, capere, prise, « capture »). L’opération de capture doit simultanément présupposer ses propres effets, elle doit dessiner une frontière qui est déjà, en quelque sorte, présente. Capturé dans un monde d’États-nations, le flux des corps préexistant devient un groupe « territorialisé », inscrit dans son lieu, le flux des mots se segmente sous la forme d’une langue nationale, le flux de rituels devient preuve de la « spécificité culturelle » « d’un peuple », etc. Ce procès de capture et de formation d’un peuple – ce que Deleuze et Guattari appellent le « plan de consistance18 », et qu’on pourrait aussi nommer la « cohérence forcée » évoquée plus haut par Naoki Sakai – ne consiste pas en un certain nombre d’êtres singuliers, qui se réveillent un jour et réalisent qu’ils sont devenus un peuple. C’est plutôt un procès toujours rétrospectif, qu’on ne peut comprendre que post

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festum. L’existence du « peuple » comme unité culturelle remontant à des temps soi-disant immémoriaux se base sur l’origine indécelable de leurs « pratiques », mais il faut que ces pratiques elles-mêmes en viennent rétrospectivement à connoter l’existence du « peuple », à former une circularité de répétition, une « ritournelle », puisque leur existence en tant que pure séquence de pratiques précède la « connotation » elle-même19. On ne peut postuler la découverte du passé lointain d’un certain « peuple national », ou d’une séquence culturelle, que post festum. C’est-à-dire que le Ur-Akt de capture ne forme pas de nouvelles pratiques à partir des vieilles : il s’insinue à l’intérieur des flux de pratiques et établit un ordre environnant qui leur donne un sens. À partir de ce moment, cet ordre surdétermine les pratiques : l’existence du « peuple national » les définit rétrospectivement, alors que ce sont elles qui sont censées prouver l’existence du peuple. L’appareil de capture qui s’est concrétisé dans le schéma de l’« Occident » installe dans l’histoire cette circularité de l’identité, cette « cohérence forcée » de la différence anthropologique. Il installe le futur antérieur comme temps de conjugaison fondamental du sociohistorique : le peuple, soi-disant constitué et inscrit dans les rituels et les pratiques, « aura été » là depuis le début, puisque sans lui, qui pratiquerait ces rituels ? À l’inverse, les rituels eux-mêmes vont aussi toujours « avoir été », parce que le fait apparemment « empirique » de leur existence « prouve » la « spécificité » de tout un réseau de pratiques, mots, corps, affects, modalités d’échange, sensibilités, manières de vivre, etc. C’est précisément cette structure démente du commencement qui fait en sorte, comme le soulignent Deleuze

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et Guattari, que la capture est toujours « déjà faite », « préaccomplie », ou « présupposée ». La capture au sein d’un ordre systématique n’est pas qu’un commencement pur et simple ; c’est plutôt un mouvement cyclique et tors de « recommencement à chaque coup20 ». En d’autres termes, la capture de l’hétérogénéité du monde au sein de l’ordre systématique de « l’Occident et le Reste » est toujours une sorte de répétition de la division originale, de la séparation originale, du moment original indécelable de mise en ordre. Bien qu’il nous soit inaccessible, nous sommes pourtant toujours exposés à ce commencement, cette origine, puisqu’il doit se renouveler constamment et incessamment chaque fois que la « différence anthropologique » se trace et « force » une « cohérence ». C’est le commencement, précisément, qui recommence. La capture permet de voir que la logique de « l’Occident et le Reste », parce qu’elle est si volatile sur le plan historique, si profondément instable, doit continuellement recommencer, comme si c’était la première fois21. Ce problème traduit ou recode la question de Marx dans la « prétendue accumulation initiale », qui, comme discuté plus haut, n’est rien d’autre que la question de la présupposition : dans la logique interne du capital, le mouvement de l’accumulation présuppose l’existence de la survaleur, la survaleur présuppose l’établissement de la production capitaliste, la production capitaliste présuppose l’existence de la force de travail marchandisable – chose la plus fondamentale pour la société capitaliste – qui elle, finalement, présuppose sa propre « capture ». C’està-dire que pour comprendre les dynamiques internes du capital comme relation sociale et le développement historique de la société capitaliste à l’échelle mondiale,

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il faut postuler un moment original qui les met en marche. L’analyse de l’appareil de capture forme un cycle, un cercle qui circule en revenant théoriquement en boucle au point de départ. C’est la question du visage : [C]e qui forme l’appareil de capture, ce sont deux opérations qu’on retrouve chaque fois dans les modes convergents : comparaison directe, appropriation monopolistique. Et toujours la comparaison suppose l’appropriation : le travail suppose le surtravail, la rente différentielle suppose l’absolue, la monnaie de commerce suppose l’impôt. L’appareil de capture constitue un espace général de comparaison, et un centre mobile d’appropriation [...] c’est une sémiologie générale, surcodant les sémiotiques primitives22.

Cette comparaison nous rappelle que pour comparer deux objets, il faut une commune mesure. Ils doivent être commensurables. Le procès d’accumulation initiale ou l’appareil de capture met en mouvement un « rendrecommensurable », il installe une mesure, un « surcodage » des systèmes sémiotiques antérieurs par l’axiomatique capitaliste. Le système discursif de « l’Occident et le Reste » est lui-même à la fois un « espace général » de comparaison, et aussi un « centre d’appropriation » mobile, déplaçable, malléable. Puisque ce système peut contenir un grand nombre de relations et de hiérarchies sans broncher, la question de la visagéité refait surface. La capture décrit essentiellement le surcodage sémiotique de la strate existante : il fait apparaître un système de « bi-univocisation » qui réarrange le flux antérieur en groupes de visages. Le visage décrit essentiellement

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l’émergence de la forme de l’État-nation, et Deleuze et Guattari rappellent avec justesse que « c’est bien sous cette forme d’État-nation, avec toutes les diversités possibles, que l’État devient modèle de réalisation pour l’axiomatique capitaliste23 ». Le flux chaotique et désordonné d’éléments qui précède l’origine de l’ordre moderne est recouvert d’une grille, un treillis de dénombrement finement calibré qui organise le flux en une différence spécifique – c’est cet effet de grille que Deleuze et Guattari nomment l’« appareil de capture ». Dans un important mouvement théorique, ils utilisent l’exemple du racisme comme cas le plus probant pour analyser le commencement par l’enclosure ou l’inclusion. Comme discuté, la capture, ou enclosure, est constituée d’un espace général de comparaison et d’un centre mobile d’appropriation, un « système mur blanc-trou noir » ou régime de « visagéité24 », où loge la question de la commensurabilité. Dans ce système de capture, toutes les différences sont placées sur un mur blanc, qui représente la surface sociale vaste et étendue où s’inscrivent toutes les différentiations. L’avènement des rapports de production capitalistes installe ce système de la « différence anthropologique ». Le système social capitaliste précède les formes de différentiation qui s’y trouvent, la vérité profonde de sa nature systématique n’y est pas enfouie quelque part. Il s’agit plutôt d’un système organisé pour encloser le flux existant dans un champ de signification (le mur blanc, où toutes les différences sont enlignées), et des sites de subjectivation (les trous noirs), où même le désir est mis à contribution aux fins du système. Par la suite, les éléments enclosés ou capturés vont constituer la base soi-disant

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« naturelle » de croissance du système à partir de ses propres contradictions. Cette conception de l’« appareil de capture » est essentielle pour comprendre pourquoi le capitalisme, et son axiomatique particulière, requièrent un procès d’enclosure dès le départ. Économiquement parlant, on comprend généralement le procès d’accumulation initiale et ses enclosures comme un procès historique de déterritorialisation de la paysannerie autosuffisante, et sa reterritorialisation sous la forme prolétaire industrielle, dès lors subordonnée au capital fixe. Deleuze et Guattari montrent dans ce couplet visagéité-appareil de capture que cette enclosure ou inclusion, bien qu’il s’agisse d’un moment d’appropriation, représente aussi la formation d’un système préorganisé de positions, la création de limites à l’intérieur desquelles la comparaison pourra ensuite avoir lieu, renforçant chaque fois l’effet de la capture. L’enclosure signifie qu’il n’y a pas d’exclusion. L’enclosure ou la capture opère en formant un champ social où toutes les différences sont prises en compte dans son périmètre, où toutes les différences sont placées sur le mur blanc. Dès lors, il ne peut y avoir d’« extérieur » substantiel, d’extérieur absolu. Il y a plutôt des « extérieurs internes » axiomatiques, des poches d’énergie dans le procès de formation de sujets qui montrent que ce système mur blanc-trou noir est une vaste étendue d’écarts. À l’évidence, cette conception de l’« enclosure » est intimement liée à l’histoire du racisme. Le racisme n’est pas, et n’a jamais été, une pratique exceptionnelle ou un excédent à la formation du système étatique moderne, mais plutôt l’un de ses gestes fondateurs essentiels. Le terme d’enclosure permet de concevoir cette forme originelle

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de racisme et son fonctionnement. Ainsi, « l’état de domination – et la production de la majorité qui lui correspond – prend la forme de la constitution d’un visage. Ou, plus précisément, c’est l’unité du visage qui est en jeu ». Cette enclosure dans la différence est la « production d’un modèle d’identité et de normalité qui peut ensuite détecter les déviations ». Le racisme, en tant qu’acte de capture ou expression du régime de visagéité, n’est pas une « stratégie d’exclusion de l’extérieur », mais doit plutôt opérer comme une « stratégie de constitution de l’intérieur25 ». Cet élément de constitution est l’aspect critique du procès d’accumulation initiale. L’accumulation initiale et son mouvement de capture ne sont pas des occurrences empiriques uniques dans l’histoire des événements : « Car il n’y a pas moins une accumulation originelle impériale qui précède le mode de production agricole, loin d’en découler ; en règle générale, il y a accumulation originelle chaque fois qu’il y a montage d’un appareil de capture, avec cette violence très particulière qui crée ou contribue à créer ce sur quoi elle s’exerce, et par là se présuppose elle-même26. » Comme l’a montré Marx, dans la société capitaliste, « le péché originel est partout à l’œuvre27 ». L’analyse de la capture ou enclosure montre en ce sens deux choses. Non seulement le moment de l’origine est récurrent et résonne dans tout le corps du capital, en organisant et maintenant au sein de l’État-nation le flux de « milieux » et de « rythmes », mais cette capture, comme le montre l’analyse de la visagéité, n’est jamais un mouvement unitaire ou unilatéral, mais toujours biunivoque. Voilà pourquoi « quand elle devient axiomatique capitaliste, l’organisation internationale continue d’impliquer

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l’hétérogénéité des formations sociales, elle suscite et organise son “tiers-monde”28 ». Deleuze et Guattari ajoutent ici une note importante qui renvoie aux travaux de Samir Amin sur l’accumulation à l’échelle mondiale : « Nous verrons toutefois comment le centre et la périphérie sont déterminés, dans certaines conditions, à échanger leurs caractères29. » Ils ne sous-entendent pas que toutes les situations sont caractérisées par une équivalence qui minimise l’importance des différences ou des relations de pouvoir entre États-nations, un argument simpliste. Ils évoquent plutôt la nature systématique et co-figurative de ce qu’ils appellent l’« organisation internationale ». L’organisation internationale signifie la chose suivante : c’est la forme du national qui organise la territorialité et ses degrés d’intensité divers ; les diverses nationalités sont situées à l’intérieur d’un monde international. Dans un tel schéma, l’« échange » de caractéristiques repose sur une structure dyadique ou binaire : les nationalités doivent « échanger » leurs caractéristiques parce qu’elles ne peuvent exister isolées les unes des autres. Ce système de « l’Occident et le Reste » est organisé afin que l’« Occident » ne se disloque pas sous l’effet d’une mobilisation ou d’un aval du « Reste », puisque la constitution même du « Reste » requiert qu’il échange, qu’il soit en relation avec l’« Occident », sur la base de leur commune mesure dans l’axiomatique du capital30. Cet « échange » de caractéristiques entre l’« Occident » et le « Reste » est un effet miroir du procès d’échange ou de la sphère de circulation du capital : le schéma du monde divisé en « régions » est lui-même profondément lié à la formation historique du soi-disant « homo economicus » acheteur et vendeur. La figure de l’« Homme » que Deleuze et

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Guattari associent au schéma de l’« Occident » (pas l’« homme blanc », mais l’« Homme blanc ») n’est pas une « extériorité » ou un « supplément culturel » au champ économique : c’est plutôt la présupposition toujoursdéjà au cœur du procès de circulation et de la logique du capital. En retour, le schéma de l’« Occident », en présupposant l’accomplissement d’une certaine histoire, implique également la production d’individus porteurs des « besoins » à la base de l’échange rationnel. La production de ces individus, elle, présuppose la zone ou le degré unitaire et éternel pouvant les légitimer en tant qu’individus à l’aide de la forme de l’État-nation. Tout le circuit constitue donc un « cercle vicieux » qui ne retourne jamais adéquatement à son point de départ, puisque toute la séquence de présuppositions forme une chaîne abyssale et régressive où quelque chose doit toujours être donné, pour citer Althusser à nouveau : « L’espace homogène donné des phénomènes économiques est ainsi doublement donné par l’anthropologie qui l’enserre dans la tenaille des origines et des fins31. » Le champ de l’« intérêt », qui supposément représente l’expression pure et immédiate du « besoin » séparé de toute coercition extraéconomique, violence directe, etc., est l’expression ultime de cette « tenaille des origines et des fins », en ce qu’il doit toujours effacer ou dissimuler la production de cette figure de l’« Homme » et imaginer l’individu comme une « substance » naturelle. Marx parle des « gardiens » (Hütern), « porteurs » (Träger), ou « propriétaires » de la marchandise force de travail, comme de « cette race de possesseurs de marchandises d’un type particulier32 » (diese Race eigentümlicher Warenbesitzer), soulignant ainsi

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que le « schéma de l’Occident » est co-extensif des dynamiques du capital et qu’il co-émerge avec elles. Le schéma de la différence civilisationnelle, « l’Occident et le Reste », qui requiert une production constante de limites, mais les utilise ensuite comme des champs d’intensité pour son propre déploiement, est un mécanisme qui schématise globalement les relations sociales selon un champ supposément « pur » de phénomènes économiques. Il introduit une différence systématique, ou une commensurabilité, en « mesurant » des « intérêts préassignés », qui sont toujours logés dans des structures territoriales, linguistiques, rituelles ou traditionnelles. En situant l’origine de l’intérêt au sein de séquences ou d’assemblages préexistants, le schéma de la différence civilisationnelle peut agir comme s’il n’était que la simple expression d’une série de frontières déjà existantes et substantielles. Par la suite, ce qui devrait fonctionner comme une immense accumulation d’hétérogénéités et de rencontres singulières opère comme un système d’« échange » entre des positions préassignées : cette structure, que Marx qualifie de « formes démentes » des phénomènes sociaux, et que Foucault nomme le « doublet empirico-transcendantal », est probablement mieux décrite en son sens général par la formule théorique de la « bi-univocisation » de Deleuze et Guattari, comme un schéma de « co-figuration33 ». La formation historicologique du « schéma de l’Occident » produit en essence les forces matérielles de sa propre chute : c’est un système qui se maintient par la « coexistence ou l’inséparabilité de ce que le système conjugue, et de ce qui ne cesse pas de lui échapper suivant des lignes de fuite elles-mêmes connectables34 ».

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LE

DEHORS DE

« L ’O C C I D E N T

ET LE

RESTE »

En étendant le champ sémiotique de ce que Marx a appelé la « prétendue accumulation initiale », Deleuze et Guattari révèlent les « secrets » de l’ordre du monde, un monde qui demeure enraciné dans le système de « l’Occident et le Reste ». L’Occident n’est pas que la concrétisation territoriale de la pulsion du capital. L’axiomatique du capital dépend de toute la « matrice génétique » de « l’Occident et le Reste » : «[L]a production interne de l’altérité et la production externe de l’altérité font partie du même dispositif de pouvoir. La colonialité du pouvoir et la colonialité du savoir se situent dans la même matrice génétique35. » La condition préalable du mouvement de généralité (la logique du capital) est contenue dans son déploiement de l’enclosure : pour recoder la surface de la Terre, elle doit retabuler les éléments existants d’un flux hétérogène pur en spécificités. Il faut donc toujours analyser la complicité mutuelle entre le général et le spécifique, entre l’« Occident » et le « Reste », illuminée pour un instant dans le procès continuellement renouvelé de l’accumulation initiale comme origine impossible de l’ordre. Le capital s’attribue une logique, et l’écart s’installe entre celle-ci et le fait qu’elle ne peut fonctionner que si elle rencontre ses éléments configurationnels accidentellement dans l’histoire. Elle ne devient ce qu’elle est que par une rencontre « aléatoire », un pur accident – l’« Immaculée Conception » de la force de travail, le Ur-Objekt qui permet à la marchandise capitaliste d’émerger comme une force perspectivale capable de mettre en ordre la totalité de la société. Il faut analyser la généralité de cette strate de soi-disant spécificité ; exa-

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miner son procès de formation peut générer de nouvelles possibilités pour penser la politique de la théorie au-delà de l’impasse des universalismes contemporains, qui tentent désespérément de récupérer le fantasme de l’« Occident » et des particularismes actuels, et finissent toujours par réinstaller un porteur du procès historique dans la concrétude illusoire de la « spécificité » autochtone. Cet universalisme tend toujours à prendre la position énonciative de l’« Occident » comme une unité conceptuelle, et pose donc la réponse sous la forme simpliste du choix de la « lutte politique » au lieu de l’« assentiment à la différence » (bien que j’aie en haute estime plusieurs de ses interventions, les positions de Žižek sont souvent symptomatiques de cette posture). Il faut souligner que la logique interne du capital ne nous montre ni l’image de l’« Occident » comme un modèle ni celle du « Reste » comme un pur dehors, mais bien de « l’Occident et le Reste » comme un champ axiomatique qui produit et prépositionne ses propres écarts, ruptures, ouvertures ; le système de la « différence anthropologique ». Puisque le schéma de « l’Occident et le Reste » est, comme le capital, une relation sociale plutôt qu’un objet, il doit continuellement se renouveler et se reproduire comme si c’était la première fois. Revenons à l’idée de Lambert mentionnée au début du chapitre. Je l’ai gardée comme « devise » tout au long de cet examen : « l’“Occident” produit l’universel comme son propre “plan d’immanence”, qui devient son propre mythe de stratification, celui de l’imperium absolu36 ». La fonction schématique de l’« Occident » nécessite qu’il tente de se réaliser, de se purifier, de s’absolutiser. Il y a là toutefois un paradoxe fondamental, inévitable. Dans la

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mesure où l’« Occident » tente de se situer, de découvrir son « plan d’immanence » sous la forme de l’universel, il demeure toujours « à court », puisqu’il dépend simultanément de ce qui en est strictement exclu (le « Reste ») pour imaginer et consolider ses frontières. En ce sens, comme le note Lambert, l’« Occident » est systématiquement inopérable : il ne peut se réaliser que par une direction pulsionnelle d’intensification vers sa propre forme absolue (un monde absolument à son image). Toutefois, plus cette forme s’intensifie, plus il s’éloigne des éléments de la « différence anthropologique » (territorialité, marqueurs culturels, systèmes sémiotiques, modalités de vie) qu’il doit utiliser pour s’attribuer la « forme de l’universel » d’où il tente de se manifester en tant que « modèle de réalisation ». Il ne peut être à la fois le « modèle de réalisation » de l’axiomatique capitaliste vers lequel il tend, et la localité ou tout culturel qu’il s’imagine être lorsqu’il se compare au « Reste ». En ce sens, pris entre ces polarités, l’Occident se stratifie, mais se « coince » : il s’isole en tant que schéma, comme un point idéationnel qui peut organiser les relations sociales concrètes autour de lui, mais qui a en son sein une orientation, une force de pulsion vers sa propre systématicité. Puisque l’« Occident » ne peut être une entité complétée et holistique qui correspond à des circonstances concrètes, mais qu’il se doit d’agir comme s’il l’était en se répétant – défectueusement –, il se disperse ainsi sans cesse en spirale dans son propre mouvement, tentant de se frayer un chemin intérieurement vers son état absolu, mais produisant ainsi des diffusions qui réfutent son fantasme d’imperium. Tout comme le « niveau capitaliste », le « niveau occidental » est trop vaste pour le concret, mais trop petit

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pour le réel : puisqu’il excède la cartographie et ne peut se délimiter de façon rigoureuse, il existe toujours en excès, en surplus, par rapport à son « emplacement ». En même temps, le concept de l’« Occident » est limité quant à la schématique binaire qui situerait le schéma du monde en deux « moitiés ». L’« Occident » tente toujours de se définir non pas comme l’une de ces deux moitiés, mais comme le schéma même, et cette tentative prend la forme d’une temporalisation. En plaçant son propre tempo de développement et sa temporalité rythmique de reproduction comme « mesure » (et nous vivons sans aucun doute dans ce schéma aujourd’hui, au sens où même notre concept de datation s’ancre irrévocablement à l’An zéro de la chronologie occidentale), l’Occident tente de dépasser sa nécessité d’un dehors, d’une complémentarité. D’une part, l’« Occident » apparaît donc comme quelque chose de situé, qu’on peut positionner à l’intérieur de certaines limites. D’autre part, pourtant, puisque l’« Occident » tente également de jouer son rôle de « mesure », ou de situation-limite absolue de toutes les autres situations, il se constitue par « la connexion d’un plan d’immanence absolu avec un milieu social relatif qui procède aussi par immanence37 ». Ce n’est pas que l’« Occident » se répète toutes les fois que cette « mesure » s’installe sous la forme du « développement » ou de la reproduction des mécanismes de délimitation nationale, comme dans la conception eurocentriste de l’histoire où l’« Occident » ne fait que montrer au « Reste » ce que le futur lui réserve. C’est plutôt que le besoin du capital de toujours « recommencer », de renouveler sa reproduction totale par la différence anthropologique, nous révèle une autre modalité du temps historique : « c’est

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le recommencement contingent d’un même processus contingent, avec d’autres données38 ». Cette structure cyclique de capture, la formation et le maintien de la différence anthropologique par des séries d’éléments donnés contingents et sans cesse divergents, constitue la base de la pulsion du capital d’encloser la Terre. Cette enclosure, ou inclusion, opère non seulement dans le procès historique d’accumulation initiale, mais dans les interstices microscopiques, les pores de la société capitaliste, ce champ social visant à assurer les conditions de la reproduction indirecte de la force de travail. L’Occident est une tentative de jouer deux rôles à la fois : mesure, et mesuré. Il tente de jouer le rôle de l’imperium pour réaliser sa pulsion, mais doit se contenter d’un statut d’« équivalent général ». Il est inopérant à la base. Il opère en révélant son « niveau ». Il se « nivelle ». Il ne peut pas être à la fois ce qui domine, et ce qui réalise le futur de toutes les autres équivalences. Il ne peut être la mesure ou le degré d’intensité de l’équivalence tout en étant ce qui ne peut se réaliser. En servant de pivot à « l’Occident et le Reste », l’Occident cesse de se réaliser, et se déchire entre ses polarités impériales et locales, incapables d’atteindre l’une ou l’autre de ces formes. L’« Occident » est un nom pour l’impossibilité de ce couple, un couple qui traverse, qui passe, néanmoins, sa propre impossibilité, qui se force à la cohérence dans une relation stable, mais qui ne peut jamais effacer ou complètement recoder ses origines « in-cohérentes39 ». L’Occident apparaît comme le principe structurant contenu dans la forme de la frontière en général. C’est une cohérence forcée là où il ne peut y en avoir une, une tentative d’amalgamer logique et histoire dans une fusion

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violente ou une conspiration d’assemblage qui paradoxalement ne peut se légitimer qu’en se remémorant sa propre volatilité inhérente. Le paradoxe réside dans le fait que ce moment logique doit s’engager dans l’histoire pour se légitimer ou se justifier, et partant s’expose continuellement aux limites de sa propre logique. Ici se dresse un paradoxe historique : « Nul doute que l’Occident est un construit historique, et qu’il est donc constamment sujet au changement historique, mais ladite unité de l’Occident qui est aussi à l’œuvre dans la tendance inverse n’est pas historique au sens où elle enregistre constamment une mutation historique. L’historique y est plutôt refoulé40. » L’Occident est lui-même une trace-effet du « péché originel », un opérateur historique qui doit tenter d’effacer les traces originaires du premier mouvement de capture. C’est une forme délirante et démente, pas seulement idéologique, mais profondément historique et matérielle : comme le fait ressortir l’analyse du schéma de l’« Occident », « il n’y a pas de délires qui n’impliquent pas l’histoire avant d’impliquer une forme ridicule de Maman-Papa41 ». Deleuze et Guattari, en montrant comment le capital promulgue, répète, et reproduit systématiquement la différence anthropologique, démontrent aussi la possibilité d’une intervention politique dans ce circuit en apparence fermé. En rappelant que la logique supposément harmonieuse de la reproduction sociale est en fait fondamentalement volatile, ils montrent que le dehors de l’imperium, ou le « non-Occident », n’est pas une éventualité, ou une substantialité qu’on pourrait découvrir concrètement. Au lieu d’y voir une marque d’inévitabilité, ils parient plutôt sur la volatilité de l’imperium. Puisqu’il ne

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peut survivre sans entrer, cycliquement et répétitivement, dans son moment d’origine – les limites qui poussent au moment de capture – il est toujours exposé à son propre manque de nécessité, à son moment compositionnel ou figuratif. Ainsi, l’imperium doit apprendre à dissimuler, ou effacer, les conditions violentes de naissance, il doit se « forger de faux papiers d’identité ». Foucault a décrit les travaux de Deleuze et Guattari comme une « introduction à la vie non fasciste », une vie au-delà du fantasme d’un « lien organique qui unit des individus hiérarchisés », et ce faisant il a mis en lumière leurs tentatives de disloquer le schéma de l’« Occident »42. Si la quintessence du fascisme se situe précisément dans l’esthétique identitaire, la forme du fascisme dans son « extension conceptuelle la plus avancée » du fantasme d’un intégralisme holistique fermé43, Deleuze et Guattari tentent de montrer comment le schéma abstrait de cette logique identitaire pointe toujours vers un état extatique d’identité pure, mais qu’elle se sabote en plein vol – elle révèle toujours sa propre instabilité au moment exact où elle tente violemment de stabiliser les relations sociales à sa propre image. En dressant un portrait total des « facteurs moraux et historiques » qui sous-tendent la connexion entre le corps national et la reproduction du capital total, Deleuze et Guattari présentent non seulement la violence austère de la capture où nous avons toujours-déjà été enclosés, mais aussi le dehors potentiel comme une production plutôt que le dehors axiomatique comme un donné. En produisant constamment des lignes et des détours accidentels qui mènent en retour à des déviations aléatoires et dangereuses du prétendu « point d’origine », ce schéma

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de « l’Occident et le Reste » duquel dépend le capital se présente comme une véritable substance, alors qu’il n’est qu’un semblant, une détermination qui ne peut jamais se légitimer dans le monde historique. L’« Occident » est constamment déchiré entre ces deux directions : sa pulsion interne de se présenter comme une série de déterminations légitimées par le procès historique, de faire appel à l’histoire, et un besoin de se garder hors de l’histoire, de cacher ou refouler sa propre historicité, puisqu’elle révèle son instabilité dangereuse et sa précarité. Le capital et le corps national peuvent pactiser ou collaborer pour dissimuler ce caractère « semblant » de l’« Occident », mais ils ne peuvent jamais l’effacer complètement, puisque « l’Occident et le Reste » ne peut opérer sans la « semblance » qui se produit nécessairement lorsqu’on « force » une « cohérence » là où elle ne peut émerger au sens strict. « Oui, le visage a un grand avenir, à condition d’être détruit, défait. En route vers l’asignifiant, vers l’asubjectif 44. » Une politique des communs, au-delà des schémas identitaires centrés sur la reproduction de cette cohérence forcée de « l’Occident et le Reste », ne pourra être qu’un communisme de l’hétérolingualité45 – c’est précisément cette politique possible au-delà de la différence anthropologique qui est au cœur de la « vie non fasciste » que nous ont présentée Deleuze et Guattari.

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CHAPITRE 6

De Žižek à Marx : le dehors axiomatique du capital Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative. [L]a science, si l’on y regarde de près, n’a pas de mémoire. Elle oublie les péripéties dont elle est née, quand elle est constituée. Jacques Lacan1

L

es travaux de Slavoj Žižek participent d’un regain général d’intérêt pour le marxisme et pour la théorie et l’expérience du communisme au cours des dernières années. Marx occupe une place centrale chez Žižek depuis ses tout premiers écrits, par exemple sur les thèmes du fétichisme des marchandises, le rapport Marx-Hegel, le statut de la dialectique, la figure du prolétariat, le concept d’aliénation, ou encore la forme de la valeur. Les luttes politiques, les problèmes stratégiques actuels de la gauche et l’histoire de la politique révolutionnaire figurent également au cœur de sa pensée des vingt dernières années. Une question demeure toutefois ouverte, concernant le statut spécifique de la critique de l’économie politique marxienne dans son œuvre. En quel sens le projet

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marxien figure-t-il au même rang chez lui que la logique hégélienne et la psychanalyse lacanienne ? Žižek a fait plus d’une fois l’objet de mises en doute et de critiques de la part de marxistes, qui l’ont souvent réprimandé pour ce qu’ils jugent être des commentaires bâclés, des arguments incohérents, une tendance au résumé et aux généralités plutôt qu’un engagement soutenu et profond avec la critique de l’économie politique marxienne. Ce jugement me paraît mal avisé pour plusieurs raisons, l’une d’elles étant cette étrange économie du ressentiment qui l’entoure. On accuse Žižek d’être, somme toute, trop populaire, trop grand public, trop porté aux déclarations et énoncés controversés pour la forme, comme si l’on devait tous aspirer à une carrière obscure, impertinente, hermétique, fondée sur des débats ésotériques et incompréhensibles, un vocabulaire et un lectorat surspécialisés, etc. Il en résulte une tendance à diminuer l’importance des véritables contributions de Žižek à la pensée marxiste contemporaine en les noyant dans ses interventions plus journalistiques, et à réduire son travail théorique aux écrits qu’il publie davantage en tant qu’observateur généraliste de la culture. Et si nous laissions de côté pour un moment l’économie du ressentiment envers Žižek et ces accusations incessantes qu’il ne théorise pas adéquatement la valeur, le prolétariat, la marchandise, les bases historiques du marxisme, l’actualité du communisme, etc. ? Si nous procédions plutôt à un examen sérieux de la relation, sur le plan de la théorie, entre l’œuvre de Žižek et le projet théorique marxiste ? Le double étant une figure essentielle chez Žižek, peut-être y trouverions-nous quelque chose de décisif, d’utile, de productif, par exemple à propos de

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pairages impliquant Hegel : Hegel médiatisé par Marx (et l’inverse) ; Hegel médiatisé par Lacan. C’est toutefois la complexité théorique d’une autre paire qui m’intéresse ici, celle entre la forme du capital et la forme du sujet. Žižek répète lui-même depuis longtemps qu’on trouve là quelque chose d’essentiel : la subjectivité ouvrière dans la société capitaliste n’émerge précisément qu’au point où l’essence profonde du corps travaillant – la force de travail – est réduite à un « presque rien » jetable ou excrémentiel, et échangée contre un salaire qui sert lui-même à reproduire ce cycle où le sujet « habite la sphère du paupérisme ». Žižek fait le pari que cette intuition de Marx contient une physique théorique qui révèle comment le sujet cartésien, pour émerger comme le sujet de l’énonciation, doit se réduire à un « tas de merde jetable2 » sous la forme du sujet de l’énoncé. Ma thèse ici est que les travaux de Žižek ne concernent pas uniquement la politique marxiste, et que cette idée de division (Spaltung) du sujet est aussi porteuse d’une intervention dans la critique de l’économie politique. En se concentrant sur la division de la relation sociale du capital, déchirée entre son histoire et sa logique, on peut voir réapparaître, comme terme central de la problématique marxienne, le concept du dehors autour de la catégorie de force de travail. Ainsi nous revenons à la question décisive : celle du dehors, de l’espace où quelque chose d’étranger au scénario existant peut exercer sa propre emprise, intervenir, se forcer à l’existence. En d’autres mots, nous voilà au cœur de la question de la relation entre la théorie marxiste – la critique de l’économie politique – et la possibilité d’une politique marxiste.

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T O P O LO G I E S

DU SUJET

Commençons par lire attentivement ce passage exceptionnel d’un des travaux théoriques majeurs de Žižek, où il développe rigoureusement le problème que nous avons soulevé, et « l’appelle par son nom » : Pour Marx, l’émergence de la subjectivité de la classe ouvrière est strictement codépendante du fait que le travailleur est obligé de vendre la substance même de son être (sa force créative) comme une marchandise sur le marché, c’est-à-dire de réduire l’agalma, le trésor, le précieux noyau de son être, à l’état d’objet qui peut s’acheter contre de l’argent : il n’y a pas de subjectivité sans la réduction de l’être substantiel-positif du sujet à un « tas de merde » jetable. Dans le cas où sont corrélées la subjectivité cartésienne et sa contrepartie objectale excrémentielle, nous avons affaire non seulement à ce que Foucault appelait le doublet empirico-transcendantal qui caractérise l’anthropologie moderne, mais aussi à la scission entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé : si le sujet cartésien doit émerger au niveau de l’énonciation, il doit se réduire au « presque-rien » de l’excrément jetable au niveau du contenu énoncé3.

Cet argument dense et intense contient deux éléments cruciaux. Premièrement, il exprime un point essentiel maintes fois répété par Žižek à propos du statut du sujet dans la société capitaliste. Secondement, il intervient sur une question fondamentale de la théorie marxiste, celle de la relation entre la logique du capital et l’histoire du capitalisme, et qui plus est, entre la théorie et la politique marxiste. S’agissant du statut du sujet, de quel type de subjectivité est-il question ici ? Notons dès le départ que le « sujet » est une catégorie complexe et fuyante chez Marx.

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Est-ce le prolétariat ? Comme l’ont noté Balibar et d’autres, le terme « prolétariat » est presque introuvable dans le texte du Capital, le point culminant des travaux matures de Marx sur la critique de l’économie politique. Le sujet de la société capitaliste est-il le capital automate ? Si tel est le cas, où situer une politique marxiste ? Le marxisme se limiterait ainsi à une description et à une reconstruction critique des dynamiques internes de la société capitaliste, et mènerait simplement à une forme de défaitisme, ou d’abstentionnisme passif, face aux extraordinaires capacités de renouvellement du capital. En revanche, se pourrait-il que le marxisme contienne en fait « le propos expérimenté de soutenir l’advenue subjective d’une politique4 » ? Pour Žižek, la question du sujet demeure toujours divisée, déchirée entre l’instance de la subjectivation et les possibilités de la politique. On trouve ici une thèse marxienne essentielle qui nous permet d’examiner de près la « parallaxe » entre l’histoire et la logique. La classe ouvrière apparaît sous deux registres chez Marx : 1) agent actif de soulèvements politiques radicaux, c’est la classe appelée à propulser la forme historique de la lutte des classes au-delà d’un seuil irréversible de transformation politique ; et 2) la strate sociale d’où le capital tire sa dynamique perverse, incapable qu’il est de créer l’intrant de force de travail nécessaire sans avoir recours à des formes de contrôle indirect comme la population ou la gestion des corps. Ces deux registres sont séparés par un gouffre profond. Comment les articuler ? Dans les travaux de Marx, le sujet est donc double. D’un côté, il doit être l’expression concentrée de l’énergie explosive des masses, tout à fait contingent à la nature événementielle de la politique (dans le sens de « l’histoire

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de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » du Manifeste du Parti communiste). De l’autre, il doit simultanément être la distillation ou le concentré de la transition de l’antagonisme entre le capital et le travail vers la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production, et donc une simple expression ou résultat de cette contradiction historique inévitable, un simple signe du procès métahistorique. Le lieu rare et abyssal du sujet apparaît et disparaît comme sous un stroboscope, dans un espace rompu entre la « nécessité de fer » de la logique du capital et l’« ordre aléatoire du dénombrement » où le capital rencontre un champ sémiotique et territorial préexistant. Cet espace existe toujours dans une relation paradoxale ou invérifiable à l’être humain « réifié », comme expression politique du problème de la marchandisation de la force de travail. Étienne Balibar pose le problème ainsi : [D]ans Le Capital, Marx n’a pas étudié une, mais deux structures distinctes, toutes deux issues de la critique de l’économie politique, mais dont les implications logiques et donc politiques sont différentes, même si nous les rencontrons historiquement en combinaison. L’une concerne la circulation des marchandises et la « forme valeur », l’autre concerne l’incorporation de la force de travail au procès de production sous le commandement du capital et dans les conditions qui en permettent l’accumulation indéfiniment élargie (donc l’exploitation et ses diverses « méthodes »). Mais les implications de chaque structure pour penser la tendance au communisme et les formes de sa réalisation sont tout à fait différentes, et on les trouve évoquées alternativement par Marx dans des textes distincts (notamment dans les développements du Capital sur le « fétichisme de la marchandise », pour l’une, et sur la « coopération » ou le « polytechnisme » pour l’autre)5.

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Žižek répond à cette énigme de la façon suivante : pour qu’émerge le sujet de la politique, le sujet de la lutte des classes (le « sujet de l’énonciation »), il faut une situation où ce sujet exprime déjà dans sa position structurale les limites négatives et les ouvertures à exploiter pour une intervention affirmative. C’est-à-dire que le sujet politique dans la société capitaliste doit déjà être assujetti par le capital ou assujetti à sa domination (l’énoncé), la classe ouvrière doit être appauvrie par l’accélération du développement des forces productives et le déplacement des rapports de production qui en découle. Pour qu’émerge le sujet prolétaire de l’énonciation, nous dit Žižek, il doit d’abord « découvrir ce qu’il est », et il le découvre d’une manière bien spécifique, comme le rappelle Marx : « Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu’établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu’il n’y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société6. » C’est-à-dire que le prolétariat est le vide, le trou, l’absence dans la totalité de la société capitaliste, une existence qui force le capital à révéler ses faiblesses, à exposer son talon d’Achille. Ce dehors du capital, cette force appelée prolétariat, est une force de résistance. Il est un dehors constitué comme tel seulement dans la mesure où le capital trace les limites de son propre corps spectral en déployant ce dehors en son sein afin de sceller ses ruptures. La question importante à ce moment-ci est celle de la parallaxe – pour user d’un terme que Žižek a beaucoup

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développé à la suite de sa formulation par Kōjin Karatani7 – entre la force négative de subjectivation de la classe ouvrière comme simple partie passive du capital (l’instrument conscient de production) et la force affirmative d’inversion de la capacité politique prolétaire à lutter, non pas de façon nécessaire, mais absolument indécidable. Žižek nous rappelle que le sujet politique prolétaire ne peut émerger au niveau de l’énonciation que dans la mesure où il est réduit au niveau du contenu énoncé à de la « merde/agalma » ou « alpha et oméga » du capital. Il tente ainsi d’ouvrir un point d’entrée dans cette question centrale, mais combien difficile du système théorique marxien. Plutôt que de réduire le voile idéologique de l’individu possesseur de droits à de la merde, la capture de l’hétérogénéité et la formation de la force de travail dans le procès d’accumulation initiale nous font voir que la politique révolutionnaire et la rupture avec cette (im)probable histoire du capital – qui est de façon perverse aussi la nôtre – résident précisément dans le potentiel politique de notre état original de merde, d’ordure, de déchet, d’inutile. Autrement dit, dans la mesure où nous sommes, dans le circuit du capital, la substance spectrale « force de travail » qui circule à la surface du capital, nos corps, qui sont au-dehors de la circulation et plutôt en rapport direct avec le procès de production (médiatisé par la consommation de moyens de subsistance), transforment ces moyens de subsistance en excréments humains. Ce faisant, nous sommes constamment, conceptuellement et concrètement, en train de déféquer dans l’intérieur soi-disant propre et pur du capital. Cette idée de la force de travail comme merde fait voir la contamination du centre du capital, malgré ses fantasmes d’intériorité pure, sans excès, sans reste. Et pourtant, le capital doit tra-

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verser cet extérieur merdique chaque fois qu’il entreprend un cycle de production, appelant la marchandise force de travail à l’existence depuis son extériorité dans ce corps humain erratique, dangereux, infidèle. Par cet éternel retour de la défécation, le capital doit se polluer, contaminer son laboratoire tout en réprimant le fait qu’il s’agit d’une immense toilette, une vaste « surpopulation relative ». Notre essence de merde/excès contamine toujoursdéjà l’intérieur du circuit prétendument « propre et aseptisé » du capital, et c’est cette faiblesse que révèle la forme force de travail8. Žižek nous rappelle fréquemment dans ses travaux que Marx décrit le prolétariat comme une « subjectivité sans substance ». Creusons cette question davantage.

DEUX

LIMITES

:

PURETÉ ET EXTÉRIORITÉ

Mais la révolution va jusqu’au fond des choses. Elle ne traverse encore que le purgatoire. Elle mène son affaire avec méthode. Jusqu’au 2 décembre 1851, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et maintenant elle accomplit l’autre moitié. Elle perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire (die parlamentarische Gewalt), pour le renverser ensuite. Ce but une fois atteint, elle perfectionne le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, dirige contre lui tous les reproches pour pouvoir concentrer sur lui toutes ses forces de destruction (reduziert sie auf ihren reinsten Ausdruck, isoliert sie, stellt sie sich als einzigen Vorwurf gegenüber, um alle ihre Kräfte der Zerstörung gegen sie zu konzentrieren), et, quand elle aura accompli la seconde moitié de son travail de préparation, l’Europe sautera de sa place et jubilera : « Bien creusé, vieille taupe ! ». Karl Marx9

Qu’est-ce qui rend les travaux de Marx si intéressants, si puissants ? La forme de sa critique ? Sa politique ? Ses

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analyses économiques ? Le centre théorique chez Marx se situe dans la « critique de l’économie politique » : autrement dit, il s’agit d’une critique, d’une analyse critique. C’est aussi une politique, au sens où l’objet théorique et les objectifs de la théorie sont politiques. C’est troisièmement un discours sur l’« économie », ou plutôt c’est l’expression concrète des relations qui soutiennent une société économique capitaliste-marchande dans le procès historique du monde. Pourtant, la force des travaux de Marx ne réside dans aucune de ces trois choses séparément, ni même dans leur conjonction. C’est plutôt une stratégie analytique et théorique qui passe dans tous ces moments et les englobe, une ligne diagonale d’analyse qui traverse tous ces discours de façon transversale. À mon avis, on peut s’inspirer d’Alain Badiou, et nommer cela une stratégie de force, de forçage. Clarifions ce qu’on entend par « stratégie de forçage ». Ce terme se rapproche de ce que Engels proposait dans son analyse du « rôle de la force dans l’histoire », c’està-dire qu’il est lié à la question de la violence. C’est une stratégie violente, mais pas au sens commun du terme « violence ». La force (kraft, mais aussi zwang, coercition, « ouvrir de force ») renvoie ici à une dislocation rapide et dramatique de l’objet analytique et de ses conditions phénoménales habituelles afin de générer un effet théorique. Autrement dit, c’est une stratégie théorique qui opère à même la théorie. Forçage signifie : exposition de l’objet théorique à son dehors théorique, non pas un dehors substantiel, mais un dehors interne à l’objet dont il est aliéné, un dehors que l’objet inclut dans son « autodénombrement », mais qui ne peut qu’être étranger à ses conditions ou à sa situation d’émergence. Le « dehors »

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dans la question du forçage n’est donc pas absolu, puisqu’un tel « dehors absolu » ne saurait exister : lorsqu’on rencontre un objet théorique et qu’on l’approche sur le champ de bataille de la théorie, on prend son dehors (ce qui n’est pas complètement contenu dans l’objet au sens strict) comme s’il faisait partie de l’intérieur de l’économie de l’objet. S’il s’agit du « dehors de quelque chose », on ne peut le concevoir sans l’espace de circulation de ce quelque chose, de l’objet lui-même. Autrement dit, lorsqu’on parle d’un dehors, il faut aussi parler d’un dedans. Et tout objet a un dehors. Un objet théorique, qui est le produit mis à l’écart du déploiement total physique et spirituel d’un acte d’abstraction du champ social, existe toujours dans une économie. Celle-ci enveloppe l’objet et lui donne son caractère d’objet. C’est-à-dire que l’objet théorique n’est objet que dans la mesure où il se trouve dans un champ, une zone, un plan où son caractère d’objet peut circuler et se légitimer comme tel. Cette légitimation, cette capacité de l’objet de tracer ses propres frontières, de se faire objet, démontre que le traçage d’une ligne crée toujours deux zones. Ces deux zones étaient contiguës au préalable, puis, lorsque la frontière de l’objet est tracée, un « dans » et un « hors de » apparaissent. Le caractère d’objet de l’objet nous empêche toutefois d’approcher directement le « hors de ». Nous n’accédons qu’à l’objet fait objet, lorsque ses limites le rendent propre à une théorisation dans le champ théorique. En conséquence, le « dehors » n’est pas « externe » ou « sans lien » à l’objet. On doit plutôt dire que le « dedans » d’un objet théorique renvoie à ce qui est plein dans l’économie, et le « dehors » renvoie à ce qui est absent ou nul dans l’économie.

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La méthode de la critique de l’économie politique de Marx en est toujours à tracer des lignes autour d’objets phénoménaux, non pas pour en clarifier la plénitude, mais pour les forcer à révéler ce qui manque dans leur autoprésentation. Spivak est claire à ce sujet : « le projet de Marx est de créer la force qui fera apparaître la grande confrontation entre le capital et son autre complice (son Gegen-satz, son opposé, littéralement : sa contradiction) – le travail socialisé10 ». Le passage suivant du Capital explique bien cette idée d’ordre méthodologique : Le procès de consommation de la force de travail est simultanément le procès de production de marchandise et de survaleur. La consommation de la force de travail, comme la consommation de toute autre marchandise, s’accomplit en dehors du marché ou de la sphère de la circulation. C’est pourquoi nous quitterons cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les regards, en compagnie du possesseur d’argent et du possesseur de force de travail, pour les suivre tous les deux dans l’antre secret de la production, au seuil duquel on peut lire : No admittance except on business. C’est ici qu’on verra non seulement comment le capital produit, mais aussi comment on le produit lui-même, ce capital. Il faut que le secret des « faiseurs de plus » se dévoile enfin11.

Dans l’original allemand, la dernière phrase se lit « Das Geheimnis der Plusmacherei muß sich endlich enthüllen12 », donc « il faut que le secret des faiseurs de plus (littéralement “du faire plus”) se dévoile enfin ». Ce muß, « il faut », contient une notion méthodologique essentielle. La traduction française de Lefebvre suit ici l’allemand de façon somme toute assez fidèle. La traduction française de Roy,

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éditée par Lachâtre, que Marx avait lui-même entièrement revue, est aussi très près de l’allemand : « La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler13. » Puis, lorsqu’on consulte la traduction anglaise du Capital par Samuel Moore et Edward Aveling, supervisée celle-là par Engels, ce passage est en quelque sorte « surtraduit », mais cette « surtraduction » fait émerger quelque chose de décisif : « We shall at last force the secret of profit-making14 » (nous allons finalement forcer le secret...). En ce sens, la « force » scelle ensemble l’autorévélation du capital et le « forçage » actif de la théorie, et la méthode de Marx s’expose ici clairement : il ne s’agit pas de mener une enquête sur le rôle social du capital, mais de le forcer théoriquement à révéler ses secrets, de s’engager dans une expérimentation théorique où le capital divulgue lui-même son essence. Marx nous mène ici de la surface en apparence lisse du capital, où la « liberté » règne sans partage – contrats librement consentis, égalité dans l’échange, chacun vendant son bien pour son propre gain – jusque dans les profondeurs du capital, où la force et la coercition (Zwang) balisent un espace de capture qui sous-tend cette prétendue « liberté ». L’usage du mot « force » fait deux choses. D’un côté, la méthode de Marx « ouvre de force » le circuit en apparence fermé de l’accumulation capitaliste qui se cache au grand jour. De l’autre, cette force méthodologique qui « ouvre de force » le « secret des faiseurs de plus » nous fait découvrir une autre force sous-jacente de capture. Marx intervient également pour clarifier que le capitalisme qu’il analyse dans le Capital n’est pas exactement synonyme du capitalisme anglais comme tel, mais constitue

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plutôt une « moyenne idéale » du mode de production capitaliste : Notre description des rapports de production transformés en choses et séparés des agents de production laisse de côté la manière dont ces relations, par l’effet du marché mondial et de ses conjonctures, du mouvement des prix courants, des périodes de crédit, des cycles de l’industrie et du commerce, de l’alternance de la prospérité et des crises, prennent figure de lois naturelles toutes-puissantes qui dominent irrésistiblement ces agents et s’affirment en face d’eux comme aveugle nécessité. En effet, le mouvement réel de la concurrence est en dehors de notre plan, et notre seule tâche est d’exposer l’organisation interne du mode de production capitaliste, en quelque sorte dans sa moyenne idéale15.

En traitant de l’« organisation interne » de cette « moyenne idéale » de l’impulsion logique du capital, Marx fait le pari qu’un certain excès de formalisme est le seul moyen d’« exprimer » l’abstraction du procès-circuit du capital. On peut appeler cette « moyenne idéale » le « monde du capital », ou « capitalisme pur16 ». C’est un monde expérimental débarrassé de sa mondanité historique, un pur circuit qui existe seulement comme systématisation schématique. Au sens strict, ce « monde du capital » n’existe pas. Dans les faits, un monde complètement déterminé par la logique du capital ne peut jamais se réaliser. Pourquoi donc parler de « capitalisme pur » ? Pour intervenir. Cette intervention opère en prenant un scénario donné et en y introduisant quelque chose qui ne s’y trouve pas. L’intervention force une situation afin qu’elle confronte ou admette son propre vide, ces éléments qui la struc-

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turent de l’intérieur, mais qui ne s’y trouvent pas comme tels. Autrement dit, une intervention amène le dehors, ou ce qui ne peut être complètement inclus, à l’intérieur, et ainsi force un résultat. En postulant ce « monde du capital », Marx nous permet de schématiser non seulement les manques dans l’histoire, mais aussi les manques dans le cercle prétendument parfait du mouvement du capital. En tant que technique, ce postulat opère comme « une hypothèse qui anticipe l’être générique d’une vérité, un forçage. Le forçage est la fiction puissante d’une vérité achevée. Partant d’une telle fiction, on peut forcer de nouvelles pièces de savoir, sans même les vérifier17 ». Certains objectent à l’occasion que ce « capitalisme pur » n’existe pas, que le capitalisme n’est jamais « pur », mais toujours contaminé par les niveaux de développement historiques et institutionnels d’une certaine formation sociale, etc. Cette critique se méprend complètement sur la technique théorique de Marx, que Badiou appelle « forçage ». Marx n’a précisément pas besoin de prouver ni de vérifier l’existence de cette « moyenne idéale », de ce « monde du capital ». Misant plutôt sur cette « fiction achevée », c’est-à-dire l’utilisant comme levier pour « forcer » de nouveaux savoirs, segments et séquences de pensée, Marx force le capital à dévoiler non seulement ses faiblesses, mais aussi son idéal, son rêve d’un monde parfait, sans limites, où aucun obstacle ne se dresse devant lui. Autrement dit, il utilise cette technique pour démontrer que le capital ne peut jamais exister sans ses contaminations historiques originaires. L’emploi de cette logique de la force et de la présupposition nous invite à considérer très attentivement l’usage par Marx du verbe setzen (positionner, placer, supposer, fixer,

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mettre). En quel sens le capital « prépositionne » ou « présuppose »-t-il (voraussetzen) les éléments de sa propre opération, pour ensuite se légitimer à partir de leur existence ? C’est là le fondement de cette « qualité occulte » (die okkulte Qualität) du capital, son « auto-valorisation » (Selbstverwertung)18. Althusser renvoie souvent à cette logique paradoxale du capital, où les « éléments précèdent les formes », où les formes se déploient sur la base des éléments comme si les éléments étaient produits par ces formes. Mais puisque la théorie opère également selon les caractéristiques de son objet théorique, ce problème du « setzen » est aussi méthodologique, au sens où il faut faire le postulat de cette chose absente appelée « capitalisme pur », ce vide qui nous permet de « forcer » la connaissance de la conjoncture. Le « monde du capital » fonctionne chez Marx en quelque sorte comme un « concret pensé » (geistig Konkretes)19. C’est un appareil, un outil de pensée : « l’analyse des formes économiques ne peut, en outre, s’aider ni du microscope, ni d’aucun réactif chimique. Il faut les remplacer par la force d’abstraction (Die Abstraktionskraft muß beide ersetzen)20 ». Pour bien comprendre la physique théorique de cet Abstraktionkraft comme outil de diagnostic, il faut surcoder, surtraduire le terme de « geistiges Konkretes ». En effet, ce concret n’est pas que « pensé » ou « spirituel » (geistiges), il est aussi « fantomatique » (geistiges), il hante un monde qu’il ne peut habiter. Le fantôme est précisément cette figure de l’absence qui hante toute présence, cette figure qui habite une situation tout en la forçant constamment à confronter son absence. Il ne peut trouver une place ou un corps audedans, et pourtant il ne peut tracer l’extérieur qu’à par-

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tir du dedans. Le « capitalisme pur » comme un « concret fantomatique » structure le capitalisme tel que nous en faisons l’expérience dans la réalité historique. Le capitalisme pur n’a pas de corps, il est inhabité/inhabitable, il ne s’incarne pas, mais il structure néanmoins très concrètement l’expansion historique du capital : c’est la pulsion (Trieb) du capital. La pulsion n’est pas dans l’immédiateté, ce n’est pas un instinct biologique (Instinkt)21. Mais cette pulsion absente fait aussi voir la finitude du capital, sa pseudo-immortalité. Le capital, ce « concret fantomatique », est une immense agglomération de mortsvivants, un spectre, une apparition qui agrège la totalité du travail vivant en une absence/présence fantomatique. Cette absence qui conditionne la présentation mondaine du capital, ce spectre appelé « monde du capital », apparaît constamment comme une silhouette, un point évanescent, ou le point de perspective d’un diagramme en trois dimensions. Il n’est pas là, mais il organise la situation à son image. Il est une « fiction achevée », c’est-à-dire qu’en tant que fiction il est nécessairement incomplet, mais il est une fiction autarcique qui se complète en théorie. Il ressemble de près à la position théorique fondamentale de la méthode phénoménologique : « ce qui se montre, tel qu’il se montre de lui-même, le faire voir à partir de lui-même » (Das was sich zeigt, so wie es sich von ihm selbst her zeigt, von ihm selbst her sehen lassen)22. Cette fiction d’une société purement capitaliste nous permet de forcer certains savoirs à l’existence, puisqu’elle exprime le mouvement tendanciel et directionnel de la marchandisation. Ce mouvement n’est jamais un phénomène partiel ou limité : tous les actes de marchandisation

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contiennent la tendance générale à la marchandisation absolue. C’est ce qui mène Deleuze et Guattari à parler du rôle directement politique de la philosophie : elle est politique non pas au sens où l’on peut poser des jugements politiques en théorie et les « appliquer » ensuite à la politique, mais au sens où la philosophie est elle-même un champ de bataille expérimental où les déterritorialisations relatives de l’histoire peuvent se « purifier », ou devenir absolues. De cette façon, les déterritorialisations relatives du procès historique peuvent se généraliser en un monde où la déterritorialisation absolue est accomplie. Se produit alors une situation de « déterritorialisation axiomatique du monde », ou de « phase finale de la transition de l’exo-colonisation, l’annihilation par le capital de son propre dehors en s’étendant au monde, à l’endo-colonisation, l’invagination torse du mouvement d’accumulation du capital vers son propre intérieur, incluant la terre et les humains23 ». Autrement dit, le monde du capitalisme pur n’est pas un monde de capitalisme sauvage. Il est plutôt vidé de tout obstacle au mouvement et à l’autodéfinition du capital : « Non pas une “guerre propre” à zéro mort, mais une “guerre pure” à zéro naissance 24. » Ce monde expérimental peut servir à comprendre les mouvements tendanciels et les opérations du monde historique. Cette pratique de « forçage » sur la base d’une fiction achevée est directement politique, puisqu’elle disloque l’objet sur plusieurs niveaux de l’être : on force un résultat politique dans l’histoire sur la base d’un postulat théorique. Comme nous le rappelle Kōzō Uno, le lieu de politicité de ce « positionnement », tout comme la question du sens du terme « setzen », tournent autour de la marchandise : « [L]’économie politique

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peut saisir les relations concrètes d’une société donnée par l’entremise de la marchandise, puisque l’intérieur de la forme marchandise les “présuppose” (voraussetzen). Le système théorique du capital se complète en positionnant (setzen) les relations concrètes “pré-positionnées” (voraussetzen) au sein de son propre développement comme point de départ25. » Il enchaîne en identifiant la double structure de référence entre l’objet théorique et la politicité de la théorie. Il souligne en ce sens comment le dehors hante le dedans : « Une économie marchande possède toujours cette (im)possibilité, ce “nihil de raison”, dans la mesure où elle gère les relations humaines comme des relations entre des choses, mais c’est ce fait paradoxal d’une (im)possibilité qui s’est elle-même développée en une forme capable d’ordonner la totalité de la société qui nous permet en retour de systématiser son mouvement dans la théorie26. » C’est dans ce lieu d’impossibilité qu’on peut comprendre la relation entre l’économie politique et la politique elle-même. Le capital doit rediriger ou recoder la contingence et l’indécidabilité de la marchandisation de la force de travail en une nécessité, il doit réordonner la séquence interne des éléments purement contingents et fortuits de la rencontre afin qu’ils revêtent un caractère nécessaire. Cette impossibilité est dévoilée par le simple fait que le capital doive remplir les trous et suturer les ruptures de son mouvement austère. La résistance, la capacité du prolétariat à se révolter contre le système qui l’a produit, se réalise comme résistance précisément lorsque le capital tente de l’éradiquer, de la pousser au repli. C’est dans l’expérience de l’accumulation initiale,

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du divorce de la terre et de sa reconstitution en possesseur d’une chose et d’une seule, la force de travail marchandisable, que le prolétaire découvre « qu’il n’a rien à perdre que ses chaînes ». Lorsque la marchandise force de travail s’insère dans le capital comme intrant fondamental, c’est la forme élémentaire de la résistance qui s’insinue dans sa logique interne, et le capital, confronté au fait qu’il ne peut produire cette marchandise force de travail, doit remplir ses propres vides avec le matériau de la résistance. Le dehors prolétaire découvre ainsi par lui-même les ouvertures d’un projet communiste seulement, et paradoxalement, en étant exposé aux faiblesses et aux limites de l’intérieur du capital. Ce n’est pas une pure absence, mais un élément « indiscernable » qui structure l’échange entre intérieur et extérieur. Le capital calcule l’« ordre aléatoire » des événements précisément « comme si » ils formaient une séquence nécessaire, naturelle, légitime, pour ensuite replier cette série d’effets post festum sur sa propre fonction et ainsi se donner une base. Ce « comme si » (als ob) du capital, où le potentiel dangereux de l’aléatoire se fond dans la forme du cycle d’accumulation, est ce pourquoi il faut insister sur le fait que le capital apparaît « comme si » il était un objet au mouvement cyclique parfait. Mais ce « comme si » nous indique la corrélation entre le dehors de l’économie politique et le dehors de la politique, cette structure de forçage où l’on rencontre non seulement le potentiel d’une « critique de l’économie politique », mais aussi des possibilités d’intervention. Autrement dit, la révolution n’élimine pas immédiatement les choses qu’elle renverse, elle les « réduit » plutôt à leur « plus pure expression » (ihren reinsten Ausdruck),

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elle les érige en principe afin de les abattre. L’analyse du « capitalisme pur » n’est donc pas une évasion dépolitisée du monde « concret », c’est plutôt une pratique théorique, une mesure pratique et active qui vise à « réduire » la logique inhérente des dynamiques quotidiennes du capitalisme à ses « plus pures expressions », non seulement afin d’imaginer la scientificité de ce cycle contaminé, mais précisément pour lui permettre de se « compléter » afin de « pouvoir le renverser ». Ce mécanisme qu’évoque Marx de la révolution qui « traverse le purgatoire » est donc un amalgame étrange où la situation immédiate ne peut s’appréhender que par la « force de l’abstraction », qui en retour « s’inverse » dans les éléments les plus concrets. Il s’agit ici d’une question de « traduction », une question de la relation entre la logique du capital et le mouvement logique de la théorie : N’était-ce pas la conscience de cette problématique qui a forcé Marx à « traduire » des concepts économiques en d’autres concepts qui seraient « plus » que simplement économiques ? Et n’est-il pas vrai que toute traduction des concepts de Marx, qui en vérité serait une retraduction, cacherait ce problème qui au départ a mené au développement d’une théorie critique des catégories économiques ? Le problème est que des concepts intelligibles, mais en un certain sens « incompréhensibles », ne sont en fait qu’apparemment intelligibles, ce qui signifie précisément qu’ils sont des concepts inintelligibles27.

Nous allons voir comment cette « intelligibilité apparente » qui recouvre et surcode l’inintelligibilité fondamentale de l’économie politique provient d’une superposition dense de la logique et de l’histoire. En résulte une contamination croisée qui se reflète et s’emboite dans la physique politique de la théorie.

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LA

T R AV E R S É E A X I O M AT I Q U E D E L A L I M I T E

Le scénario psychanalytique vise à une « traversée du fantasme », et de la même manière la critique de l’économie politique vise à traverser le fantasme de systématicité de l’économie politique, qui cherche dans les opérations axiomatiques du capital une série de lois de mouvement qu’elle tente de refléter dans sa propre physique théorique. Ce savoir nous provient de l’incomplétude inhérente qui émerge inévitablement-répétitivement chaque fois que la logique du capital tente de s’afficher comme un cercle parfait : cette logique ne devrait pas fonctionner, et pourtant elle va de soi dans la société capitaliste. Ce moment irrationnel, cette absence fondamentale de raison au cœur même de la « rationalité » économique, nous expose à un paradoxe, et à un problème théorique corollaire. Si la logique du capital est marquée par un écart fondamental ou une rupture là où son fonctionnement nécessite un « dehors violent » strictement exclu du dedans systématique, comment fait-il pour passer, traverser, combler cet écart, et donner un semblant de complétude au cycle ? On retrouve ici en fait une innovation conceptuelle majeure : le capitalisme comme société historique, comme forme déterminée de relations sociales, ne se distingue pas simplement par la forme du salariat, le développement des forces productives, etc., mais plutôt par sa capacité à produire, à maintenir, et à utiliser des « appareils de passage » pour traverser l’(im)possibilité. La différence méthodologique stricte entre la logique du capital – ses « principes » – et l’histoire du capitalisme – son développement stadial – se brouille et s’entremêle précisément dans les relations de force qui se tissent

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autour de la marchandisation de la force de travail. Cette (im)possibilité fait voir que la capture de l’énergie « extime » du travail humain fonde une compulsion dans la société capitaliste à répéter le moment originalirrationnel de capture par lequel elle situe son arché, moment qui jamais cependant n’émerge dans le monde historique. En ce sens, l’impossibilité de l’origine doit se répéter comme (im)possibilité de la marchandisation par l’entremise des « appareils de passage d’(im)possibilité ». C’est donc en clarifiant ce qu’il en est de ces « appareils » et « mécanismes » qu’on peut préciser le problème politique incarné dans cet amalgame volatil de logique et d’histoire qu’est la société capitaliste. Cette question nous mène directement à une formulation théorique de la relation entre le niveau méthodologique de la critique de l’économie politique et la question agraire. Qui plus est, c’est lorsqu’on examine cette question du comment et par quels moyens ce « passage » s’effectue qu’un autre problème fondamental pour la théorie marxiste fait un retour en force : la soi-disant « question nationale ». Autrement dit, la question ne se résume pas à cette (im)possibilité du capital, à son « nihil de raison », mais se pose plutôt comme suit : pourquoi la relation sociale appelée capital fonctionne-t-elle harmonieusement dans un mouvement circulaire en apparence rationnel et élégant alors qu’elle ne devrait pas fonctionner du tout, qu’un nihil sous-jacent devrait la rendre impossible ? Cette « traversée » du capital opère comme un « pliage », un « plissage », une « mise à l’envers ». Ce n’est pas un « enjambement » ou un « saut ». On imagine un saut comme un bond entre deux côtés bien délimités, deux champs distincts. Toutefois, les deux « sauts » du capital (le saut du

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procès d’échange et celui d’un mode de production à l’autre) ne s’accomplissent jamais de manière si claire et ordonnée. La traversée est plutôt un moment idéationnel qui « passe », qui est « conduit » à travers la situation par l’entremise de l’appareil ou du mécanisme. Plus fondamentalement encore, la « traversée » ou l’« inversion » est précisément ce qui crée les deux côtés. Elle sépare rétrospectivement la surface plane d’un champ topologique simple en deux, elle la divise entre « un côté et l’autre », afin que le procès historique paraisse se baser sur une série de substances qui font préexister le moment où elles sont révélées. Avant le moment de traversée, une frontière ou limite émerge qui devra être « passée », mais elle n’est pas quelque chose qui marque un écart entre deux côtés ; elle se présente au départ comme un simple moment sur un horizon planaire simple. C’est précisément le mouvement de passage qui forme l’écart, la traversée qui transforme la limite du champ planaire en une véritable rupture. Ce passage transforme la limite en un gradient, un « seuil d’intensité28 », qui garde ensuite sa fonction idéationnelle de marque ou de brèche entre deux surfaces intersectées désormais par un autre champ qui vient suspendre l’arrangement préalable. Le capital désigne ainsi un scénario social où les limites de cette surface planaire se transforment en écarts, c’est un système social de traversée axiomatique de la limite, où la limite est incessamment-répétitivement inversée ou déplacée en gradient ou « seuil ». L’intensité de ce seuil réside précisément dans le fait qu’il s’agit du lieu de « passage » de cette (im)possibilité, le moment où celle-ci est traversée, et de là « rétrojetée » en écart ou brèche. Encore une fois, cette logique est un système paradoxal

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intimement (ou plutôt extimement) lié à l’extériorité – non pas le dehors substantiel ou le fantasme d’un ailleurs, mais l’extériorité des formes qui émergent « verrückt » dans le capitalisme, c’est-à-dire à la fois « démentes » et « déplacées », ou mieux encore pour notre analyse « dérangées », changées de rang. C’est ce déplacement, cette dis-location (au sens double de localisation inattendue d’un phénomène et de « ligne de faille ») de la tectonique de l’expression territoriale du capitalisme, situé non seulement dans la forme de l’État, mais dans la technologie étatique spécifique de la « nation », qui donne lieu chez Marx à ce moment central où s’ouvre la « physique politique » de la soi-disant « logique » du capital. Marx écrit dans Le Capital que la forme de la valeur s’exprime et se concentre constamment-répétitivement en forme « verrückten », et ce mot contient à mon avis quelque chose d’essentiel (verrückt ou Verrücktheit, « insanité », mais aussi « déplacement »). Il indique le « mode d’existence d’une pratique sociale prise dans un “procès d’inversion”29 ». Pour saisir le « dé-rangement » particulier du capital dans l’« appareil de traversée d’(im)possibilité », nous devons procéder à une lecture croisée de la centralité de la forme-valeur comme sol de la scientificité critique spécifique de la recherche théorique marxiste, et du programme visant à « prendre Marx par-derrière » entrepris par Deleuze et Guattari. Bien que leurs modes d’analyse esthétique et gestuel divergent, ils situent tous les deux l’essence des dynamiques du capital dans les « formes dérangées » d’où émerge la forme de la valeur (H.G. Backhaus) et la « démence » spécifique de toute surface sociale intersectée par le capital (Deleuze et Guattari). Nous devons rester bien arrimés au double

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sens de ce terme de verrückt, « dérangé » et « dé-rangé », c’est non seulement « fou », mais aussi transversal, diagonal, se « déplaçant » sur des champs, alors que l’arrangement attendu des phénomènes est ponctué, suspendu ou interrompu par un schéma d’arrangement (ou de dé-rangement) qui vient « ranger » de façon divergente, plaçant des combinaisons dans un autre ordre. Ce « Verrücktheit » du capital est ce pourquoi Deleuze et Guattari décrivent le schizophrène comme celui « sans garantie épistémologique », celui qui suit un arrangement différent de la réalité « qui l’entraîne à se déplacer d’un plan à l’autre30 ». Ces deux analyses des caractéristiques « verrückt » (dérangé) et « ver-rückt » (dé-rangé) des glissements ou écarts entre la logique du capital et le développement historique de la société capitaliste trouvent leur expression ultime dans cette (im)possibilité ou le « nihil de raison » qui néanmoins continue toujours de « passer ». Rappelons également cet effet secondaire de l’origine (im)possible du capital lors des enclosures anglaises : la formation du propriétaire de force de travail créait simultanément le vagabond. En ce sens, la formation du « lumpenprolétariat » moderne, qui provient à l’origine de ces « mendiants, voleurs et vagabonds » (Bettler, Räuber, Vagabunden), eux-mêmes effets secondaires de la production du vogelfreie Proletariat de la prétendue accumulation initiale, est liée à cette question du « rang », du « rangement » et du « dé-rangement ». Le lumpenprolétariat est la plus pure expression des « restes féodaux », non pas au sens d’« arriéré » ou de « décalé dans le temps », mais plutôt en ce qu’il exprime la concrétisation du procès d’accumulation initiale ou de transition comme effet de surface,

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c’est-à-dire qu’il ne répète pas ce moment, mais le garde en circulation à la surface. Toutefois, la caractéristique principale du lumpenprolétariat ou « vagabond » est précisément de se ranger sur plusieurs champs (Deleuze et Guattari), « de vagabonder » (d’où la déclaration légale : « Tout homme errant ou pratiquant la mendicité sera déclaré truand et vagabond31. ») Autrement dit, le « dé-rangement » de la logique du capital, ses « formes dérangées », sont le produit d’une contamination entre l’origine (im)possible du capital et cette (im)possible marchandisation de la force de travail, un amalgame volatil tenu ensemble dans son écart par la traversée : les principes de l’économie politique, ou la logique inhérente du capital, ne se réalisent qu’en traversant le procès historique. C’est là que les deux surfaces, la topologie interne de la logique et la cartographie externe de l’histoire, se lient, se scellent, et s’entrecroisent sur le tore du capital.

L’ E X T I M I T É

DU SUJET

Le sujet ne peut être saisi « en tant que tel », pourrait-on dire. Il ne peut être saisi qu’en étant projeté rétrospectivement sur sa propre substantialité présupposée. Le sujet est le « semblant » original parce qu’il ne se découvre et ne devient concret, paradoxalement, qu’en admettant sa non-identité. Autrement dit, lorsque j’essaie de me découvrir en tant que sujet, j’y parviens seulement dans la mesure où une position de sujet situe et garantit mon existence en tant que sujet. Partout où le sujet est positionné, une indécidabilité demeure en pratique, une certaine impossibilité qui caractérise sa possibilité : la force

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de travail n’existe pas en tant que telle. Elle vient à l’existence lorsque sa valeur d’usage, le travail, est employée dans le procès de production. À ce moment, la force de travail aura rétrospectivement existé, sa temporalité de base étant le futur antérieur (elle aura existé). Lorsque le capital doit croître, il présume l’existence d’une offre de force de travail, mais se dissimule le danger d’y accéder. Il positionne un semblant qui remplit ce vide et permet à sa logique circulaire de poursuivre son cycle. Tout ce schéma concerne la manière d’opérer du capital, mais aussi la production de la subjectivité. La possibilité des communs dépend non seulement de l’approfondissement de cette « impossibilité » de la marchandisation de la force de travail, mais aussi de l’approfondissement de ce qu’on pourrait appeler l’« impossibilité du sujet ». Toute la question de la force de travail, ce qu’elle est, comment elle est produite, comment elle opère, « signale la scission radicale qui marque la constitution de la subjectivité dans le capitalisme32 ». C’est la mise de départ du capital : pouvoir gérer les relations sociales comme des relations entre des choses. Quelque chose d’impossible à quantifier doit se comporter comme si on pouvait le réduire au nombre, au compté, à la stabilité. C’est le pari de la régression infinie : la valeur de la force de travail ne se détermine que par la valeur des moyens de subsistance qui la reproduisent. En retour, ces moyens de subsistance – nourriture, vêtements, toit, éducation de base, soins de santé, formes de subjectivation, etc. – doivent contenir ou englober maints aspects qualitatifs qui ne peuvent se réduire à des quantités pures. Comme toutes les marchandises (sauf la force de travail et la terre), les moyens de subsistance doivent

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être produits dans un procès de production. Ce dernier, qui produit les moyens de produire la force de travail, requiert lui-même un intrant de force de travail. Nous voici déjà dans les préliminaires de la régression infinie. « Le capital est-il alors le véritable Sujet/Substance ? » demande Žižek. Il enchaîne : « Oui et non : pour Marx, ce mouvement circulaire s’autoproduisant est précisément, pour le dire en termes freudiens, le “fantasme inconscient” du capitalisme qui parasite le prolétariat entendu comme la “pure subjectivité sans substance”. Aussi, non seulement la danse spéculative autoproductive du capital a-t-elle une limite, mais elle crée les conditions de son propre échec33. » Ce parasitisme du capital « traduit » le prolétariat vivant en capital variable, en « instrument conscient de production », comme le dit Marx. Pourtant, puisque le capital doit s’imaginer qu’il dispose d’une réserve stable de capital variable – son fantasme inconscient – il doit aussi constamment traverser ses propres limites, et c’est là que la position prolétaire découvre son potentiel subjectif de renverser l’ensemble de l’ordre établi. En ce sens, la circulation du capital produit un « échange » (ou « rapports » Verkehr) d’où émerge une situation propice au développement d’une véritable politique qui ne vise rien de moins que l’« inversion » (Verkehrung) complète du capital. Cette situation ne fait que tracer les limites du « fantasme inconscient », la réponse politique à une telle situation ne peut jamais se limiter à une excroissance directe de ce mouvement pervers : elle doit être mise en œuvre. La force de travail, qu’on ne peut présumer toujours disponible, se reproduit indirectement par la production

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de moyens de subsistance, qui nécessite elle-même l’existence d’intrants de force de travail. Cette spirale logique de la dynamique du capital régresse à l’infini, elle nous renvoie au paradoxe ultime du sujet, un paradoxe au cœur du problème du capital comme relation sociale : le problème de la continuité. Comment se peut-il que quelque chose qui n’est qu’un semblant de substance, instable, ponctué à tout moment de pauses, d’interruptions et de contingences, subsiste néanmoins, et réussisse à se faire passer pour une continuité ? Ce substrat irrationnel n’est pas le moment d’arrêt, de rupture, où tout s’enraye. Le véritable paradoxe réside dans le fait que cette irrationalité est précisément ce qui permet au capital d’apparaître comme une continuité, comme une force organisatrice qui lui permet de traverser, de passer ses propres limites ou frontières. La force de travail est en ce sens quelque chose d’extime au capital, intime, mais axiomatiquement externe, « au-dehors intérieur », pour ainsi dire. Dans la représentation « typique » ou « habituelle » du sujet, on le conçoit comme une île psychique dans un champ en flux. Ce champ est au-dehors, à l’extérieur des limites de l’île, et l’île constitue un dedans. On pense ainsi le sujet comme quelque chose où l’intériorité et l’extériorité sont séparées de façon stricte. Dans son neuvième séminaire, Jacques Lacan a tenté de théoriser le sujet à l’aide d’une topologie différente, en forme de tore ou de bouteille de Klein. Ainsi, selon Lacan, cette différenciation rigide entre dedans et dehors nous mène à penser à tort que le sujet contient un noyau dur d’intériorité qui « prouverait » son identité. Mais puisque le « je » émerge comme sujet en « traversant le fantasme primaire » où

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le « je » sujet de l’énonciation est identique au sujet de l’énoncé, ce « je » s’expose à un « autre » au-dehors de ses frontières. Puisque cet autre qui m’est absolument intérieur m’est simultanément extérieur comme sujet, il en découle que le sujet n’est jamais donné, mais doit être produit de cette séparation, une séparation d’ailleurs qui n’apparaît jamais comme telle, mais qui se traverse aisément comme si elle ne constituait jamais une limite ou un écart. Cette structure de supposition, cette condition de « comme si », façonne le sujet de façon irrévocable ou irrémédiable, dans la mesure où on pourrait même dire que le « sujet » est le nom de cet écart-simultanémentsuture conçu dans la forme du « comme si ». Le paradoxe ici réside dans le fait que cette forme où le sujet doit se produire est aussi une description de la microphysique interne de la société capitaliste, et c’est à ce moment qu’on peut joindre ce problème à celui de la critique de l’économie politique. Pour amorcer cette tâche et situer l’intervention de Žižek sur la relation entre la force de travail et le sujet, revenons à ce mot de Lacan, cité dans l’épigraphe : « la science, si l’on y regarde de près, n’a pas de mémoire. Elle oublie les péripéties dont elle est née, quand elle est constituée ». Qu’en est-il de ce terme « péripéties » ? Ce sont les « circonstances », « aventures », « incidents », « événements », « rebondissements » du récit, en quelque sorte. Mais ce terme en apparence anodin ou secondaire chez Lacan s’avère essentiel : autour de lui gravite le cercle prétendument « scientifique » de la logique du capital. Dans l’analyse grecque classique du récit, peripeteia renvoie à un changement soudain ou dramatique des circonstances, un renversement, un rebondissement instantané

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et imprévu. Il évoque le moment tragique, comique ou absurde, où des relations ou phénomènes attendus se transforment en leur contraire, où une série de circonstances se plie à l’envers. Les prétentions « scientifiques » de l’économie, en tant que série cyclique pure de lois de mouvement reflétant le procès d’échange, lui intiment de toujours violemment « oublier » les contingences du procès historique pour s’imaginer comme une rationalité, une logique pure. C’est-à-dire qu’une fois constituée, la « science » de l’économie politique oublie qu’elle est née en imitant dans sa structure théorique la nature « dérangée » du capital, qui s’affiche comme une intériorité pure tout en ayant constamment recours au procès historique pour garder son dynamisme et se reproduire. En ce sens, la critique de l’économie politique consiste en une restauration, un « ressouvenir » de ces péripéties que la science tente d’exclure, elle érige ces courants souterrains « secrets » en principes plutôt que de les effacer. On trouve chez Marx un terme proche de celui de péripétie, qui lie ensemble la logique dérangée du capital et les prétentions « rationnelles » de la « science lugubre » économique. Il est de prime abord plutôt anodin, voire ordinaire : ce terme est Umschlag. Marx l’utilise en deux sens différents : d’une part, il renvoie à la rotation du capital, entre son avance et ensuite son retour, d’autre part, Marx l’utilise dans les Grundrisse pour indiquer le mouvement d’« inversion » ou de « renversement dialectique » (dialektisch umschlägt), par lequel nous parvenons « à ce résultat étrange : le droit de propriété du capital, c’està-dire le droit sur le produit ou sur le travail d’autrui, le droit de s’approprier sans équivalent le travail d’autrui ; pour l’ouvrier (Arbeitsvermögens), le devoir de se com-

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porter vis-à-vis de son propre travail ou de son propre produit comme vis-à-vis d’une propriété étrangère34 ». Ce Umschlag, autrement dit, est une description topologique de la traversée de l’(im)possibilité, il décrit comment une limite est recodée et redéployée en gradient d’intensité pour le fonctionnement du capital. Le mot Umschlag signifie aussi simplement « enveloppe », il « enveloppe » littéralement le dehors en le virant à l’envers, en le repliant par torsion, afin que ce qui doit opérer comme un écart puisse être dialectiquement « franchi », mais aussi creusé, vidé, transformé de tréfonds apparent en surface volatile. Le procès d’échange, le procès d’achat et de vente de force de travail, en ressort sans limites en tant que telles, les délimitations entre l’acheteur et le vendeur sont inversées, « torsionnées », pénétrées, et se recalibrent en une surface lisse où s’opère « le renversement fluide et continu de la vente et de l’achat (der flüssige Umschlag von Verkauf und Kauf)35 ». C’est un pliage et dépliage topologique, qui entrecroise les surfaces intérieure et extérieure en un champ planaire, et prend ainsi l’apparence d’un tore : « [L]e capital constitue l’unité en procès de toute la production et de la circulation. Cette unité représente aussi bien l’ensemble du procès de production que la trajectoire déterminée d’une rotation du capital. C’est un mouvement dont on peut considérer qu’il revient à son point de départ36. » C’est-à-dire que le capital est lui-même, essentiellement, cet Umschlag, cette inversion ou torsion sur soi-même qui caractérise le parcours de son motif tors, son « procès circuit » (Kreislaufsprozeß) qui se déroule non pas dans un cercle plat, mais dans une ouverture topologique vers le dehors qui est simultanément un repli sur soi-même. Toutefois, et c’est

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pourquoi le capitalisme est si purement dément, dérangé, dé-rangé, le capital n’a qu’un seul cycle pour exprimer sa logique. Une fois le cycle terminé, ce mouvement tors d’inversion doit, s’il veut se répéter, traverser le dehors historique, faire appel aux « appareils de passage » afin de traverser l’impossibilité qui loge à la limite de tout circuit-procès, de tout cycle d’échange dans la société capitaliste, le trou au centre du tore. La compulsion du capital à la répétition l’empêche de s’afficher comme une logique, précisément parce que cette logique n’a qu’un circuit pour se légitimer. C’est ce que Marx examine dans la question de la « rotation », ce moment d’inversionrotation qui limite la capacité du capital à saisir son dehors comme s’il s’agissait d’un moment pur du dedans : « [L]e procès de production se trouve lui-même conditionné par l’échange. La limite du renouvellement du procès de production est donc déterminée par le rapport social. La production immédiate en dépend elle-même non pas du point de vue de son contenu physique, mais de sa forme économique déterminée. » Ce moment impossible qui présente la relation sociale comme si elle dérivait du procès d’échange, où la relationalité sociale n’est déterminée que par l’échange des choses, exprime également « le maximum que peut atteindre la circulation – la limite de sa capacité de renouveler le procès de production37 ». En revanche, la « torsion » ou « inversion » nous rappelle qu’il faut retourner cette logique dérangée et l’appliquer à l’« économie » elle-même et à sa prétention scientifique à expliquer « rationnellement » la quasilogique du capital. En faisant passer un simple reflet fidèle du modèle comme une explication scientifique,

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elle occulte en fait le Umschlag. Lorsque confrontés à une « inversion soudaine » (plötzliche Umschlagen), à la faible lueur du dehors irrationnel qui apparaît dans le dedans prétendument rationnel, les « agents de circulation » (die Zirkulationsagenten), ces « fantaisistes économiques », sont complètement dépassés par « le mystère impénétrable de leurs propres rapports » (dem undurchdringlichen Geheimnis ihrer eignen Verhältnisse)38. Déjà, les problèmes du sujet et de la force de travail exposent les limites et l’insanité de l’image de la société capitaliste présentée par l’économie (un simple agrandissement du procès d’échange prétendument rationnel et harmonieux), mais il y a plus. La critique de Marx vise non seulement la logique du capital, mais aussi le discours de l’économie politique. Elle n’est pas « une économie ». Elle est une explosion critique de cette façon qu’a l’économie politique d’« acheter » le fantasme du capital, elle l’arrache à son rêve de s’arroger le titre de « logique ». Comme le dit Balibar : Mais l’économique en ce sens est l’objet même de la « critique » de Marx : c’est une représentation (à la fois nécessaire et illusoire) des rapports sociaux réels. Fondamentalement, c’est seulement du fait de cette représentation que les économistes élaborent abstraitement, mais qui est inévitablement déjà partagée pratiquement par les propriétaires-échangistes de marchandises, que les rapports « économiques » apparaissent comme tels, dans une apparente autonomie naturelle. La représentation est impliquée dans la forme même de manifestation des rapports sociaux. Ce qui permet précisément aux producteurs-échangistes de se reconnaître dans l’image que leur présentent les économistes. La « représentation »

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de l’économique est donc, selon Marx, essentielle à l’économique lui-même, à son fonctionnement réel et donc à sa définition conceptuelle39.

Marx lui-même nous rappelle qu’il ne faut pas confondre la scientificité de la critique et une prétention à la « rationalité scientifique ». Il nous indique plutôt une modalité d’analyse entièrement différente : « les lacunes (die Mängel) du matérialisme abstrait fondé sur les sciences de la nature et qui exclut le procès historique sont déjà visibles dans les représentations (Vorstellungen) abstraites et idéologiques de ses porte-parole, dès lors qu’ils se hasardent au-delà de leur spécialité40 ». Ainsi, on voit précisément que l’économie politique prend son architecture théorique à même la structure systématique et démente du capital. C’est-à-dire que puisque l’économie politique se fie aux mêmes formes « dérangées » que le capital, le même « oubli » de la « voie sinueuse de sa naissance », la restauration critique de ces péripéties effacées sert à subvertir politiquement toute l’expression de l’économie politique. C’est pourquoi Žižek nous rappelle que : Encore une fois, pour citer Lacan, la vérité a la structure d’une fiction : la seule façon de formuler la vérité du capital est de refléter cette fiction d’un mouvement « immaculé » d’autogénération. Cette idée nous permet également d’identifier la lacune de l’appropriation « déconstructionniste » de l’analyse du capitalisme de Marx : bien qu’elle mette l’accent sur l’absence de fin de ce mouvement, sur son caractère fondamentalement non concluant, son autoblocage, la version déconstructionniste ne cesse jamais de décrire le fantasme du capital – elle décrit ce que les individus croient sans le savoir41.

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En confrontant l’origine et la reproduction dé-rangées du fonctionnement logique du capital, on confronte également la physique politique et les limites de nos propres représentations théoriques de ces phénomènes, représentations qui sont déjà impliquées dans les lois internes du mouvement du capital, dans ses formes démentes de présuppositions (Voraussetzung). En revanche, c’est précisément par une analyse récurrente et sans fin de la genèse de cette démence qu’on garde constamment à l’esprit la force volatile, dangereuse et précieuse du dehors historique, l’espace où la capacité politique d’imploser le circuit-procès du capital demeure un courant sous-jacent omniprésent de l’existence sociale. Comme le soutient Žižek, « la lutte des classes est un terme médiateur unique, qui tout en amarrant la politique à l’économie (toute politique est ultimement l’expression de la lutte des classes), tient simultanément le rôle de moment politique irréductible au cœur de l’économie42 ». Rappelons que la « lutte des classes » n’est pas un terme exclusivement politique, ou même une instance politique au sein de la situation sociale plus large. Comme le dit Žižek, elle est plutôt l’essence même de la médiation ou de la parallaxe entre le politique et l’économique, une correspondance qui constitue le centre des travaux de Marx. Après tout, Marx le dit lui-même à Engels : Nous arrivons finalement aux formes de manifestation qui servent de point de départ à la conception vulgaire : rente, venant de la terre ; profit (intérêt), venant du capital ; salaire, venant du travail. Mais les choses sont différentes de notre point de vue. Le mouvement apparent s’explique. [...] Puisque ces trois items (salaire, rente, profit

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[intérêt]) constituent les sources de revenus des trois classes des propriétaires fonciers, capitalistes et ouvriers salariés, nous avons la lutte des classes, comme conclusion où viennent se résoudre le mouvement et la désintégration de toute cette merde43.

Comme nous l’avons dit plus haut, « toute cette merde » de la critique de l’économie politique se résout dans la question de la lutte des classes, ce moment d’émergence de la politique, lorsque nous en sommes nous-mêmes partiellement réduits à cette « merde » spécifique et singulière, ce non-tout ou pas-tout, la « merde », le « presque rien » de la force de travail – l’« objet excrémentiel jetable » du fonctionnement interne du capital. On doit à Žižek le rappel que la critique de l’économie politique de Marx ne se réduit ni à une doctrine politique simpliste ni à une théorie purement scientiste de l’exploitation, mais se dédie au concept de « lutte des classes ». En retour, le regain d’attention sur ce concept nous aide à concevoir de nouvelles possibilités d’interventions subjectives, de nouvelles possibilités de politique. Pour que cette politique émerge en énonciation, il faut saisir la logique torsionnée du capital qui nous dépasse sur le plan du contenu énoncé. Il faut comprendre notre situation, une situation où la logique du capital se répète quotidiennement dans la formation indirecte de la force de travail et son corrélat psychanalytique de la division du sujet.

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La politique de la postcolonialité La déconstruction pose un impossible « non » à l’encontre d’une structure qu’elle critique tout en l’habitant intimement. La postcolonialité en est un cas historique. Gayatri Chakravorty Spivak1 On ne peut imaginer une politique de la multitude qu’à partir du besoin de traduire – dans la construction de nouveaux communs – la multiplicité des langues parlées par les luttes qui se rebellent tous les jours contre les frontières fragiles entre le capital et son « dehors » paradoxal . Sandro Mezzadra2

L

e champ des études postcoloniales traverse une crise d’autolégitimation. Si elle ne remet pas en cause les « succès » du champ comme formation disciplinaire dans la production de savoir, elle ébranle néanmoins ses hypothèses fondatrices et ses directions politiques. Cette crise est en effet profondément politique, elle concerne les possibilités politiques du projet original des études postcoloniales. Elle témoigne par ailleurs du dynamisme et de la complexité des problèmes soulevés, et peut constituer un nouveau point de départ, un tournant, une transformation qui recentre ce champ d’études sur les enjeux politiques les plus immédiats et importants de notre époque.

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Les études postcoloniales sont animées depuis le départ par le projet de faire de la catégorie de l’universel (souvent une simple métonymie pour l’Occident) un concept relatif plutôt qu’un modèle, et ce, en un sens à la fois affirmatif et négatif. Au sens affirmatif, il s’agit de ramener le fait géopolitique du développement inégal sous l’impérialisme global à l’intérieur même de l’ordre esthétique de la théorie, de soumettre la théorie à des formes alternatives de production, des points d’émergence différents, de nouvelles lignées de filiation. Au sens négatif, le postcolonialisme formule un type simpliste d’esthétique du dehors de plus en plus séparée de la réalité sociale et politique globale contemporaine, et meuble ainsi l’espace conceptuel du signifiant vide « non-Occident » (une catégorie qui demeure attachée à la vieille notion arrogante d’« Occident ») d’un contenu orientaliste réhabilité et de conceptions fétichistes de la différence. Fredric Jameson soutient que nous vivons, depuis les années 1970 « un procès de pénétration et de colonisation des dernières zones internes et externes existantes de précapitalisme – les derniers vestiges d’espaces traditionnels ou non marchandisés au sein et au-dehors du monde avancé. On peut dès lors décrire le capitalisme tardif comme le moment de l’élimination des derniers vestiges de Nature ayant survécu à la période du capitalisme classique : le tiers-monde et l’inconscient3 ». Laissons de côté pour l’instant le problème de la superposition complexe des concepts de tiers-monde et d’inconscient. On peut affirmer, dans un esprit polémique, que la volonté postcolonialiste de « redécouvrir » le tiers-monde en tant qu’entité empirique substantielle,

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afin d’en faire une base pour de nouvelles positions théoriques, rappelle les fantasmes postfreudiens de droite (jungiens et autres) de redécouvrir un contenu positif et empirique de l’inconscient par la voie de régressions historiques et de réenchantements de la sphère sociale de la modernité capitaliste. En l’occurrence, deux questions se posent : 1) pourquoi les études postcoloniales contemporaines acquiescent-elles si aisément à un investissement fantastique dans la prétendue substantialité de la différence coloniale, alors qu’elles critiquaient cette différence au départ ? 2) Pourquoi, en revanche, la théorie marxiste contemporaine s’est-elle si facilement détournée de la lutte anticoloniale et de la critique du colonialisme, des thèmes pourtant majeurs dans le développement de la pensée marxiste au xxe siècle ? La discussion qui suit s’oriente à partir de ces deux questions, et de l’espace qui les relie. Les schémas qui servent à aborder la parallaxe entre ces problèmes théoriques sont de plus en plus incohérents depuis la publication de La théorie postcoloniale et le spectre du capital de Vivek Chibber4 et des débats qui ont suivi. Chibber dissèque avec une force analytique remarquable les nativismes réactionnaires et les chicanes culturelles qui tapissent les études postcoloniales contemporaines, et il oppose à cet espace un vocabulaire inspiré du rationalisme des Lumières et une conception de la sphère sociale contractuelle libre. Équipé d’une vision benthamienne de la tendance de la société capitaliste vers l’homogénéité, Chibber n’arrive pas toutefois à contrer la dérive réactionnaire de la pensée postcoloniale des dernières années. Son intervention se limite à une critique caricaturale d’une pensée caricaturée. L’hyperrationalisme

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de Chibber, en ce sens, ne fait qu’alimenter son contraire culturaliste et nativiste, formant un cercle parfait où des aspects prétendument « opposés » se renforcent mutuellement.

L’ I M P LO S I O N

D U P O S TC O LO N I A L I S M E

De l’avis de plusieurs, les études postcoloniales sont depuis un certain moment – depuis l’institutionnalisation complète de l’historiographie postcoloniale, de l’analyse littéraire postcoloniale, etc. – un champ d’analyse « sûr », « réconfortant », « convenable », qui se consacre à l’encouragement intellectuel de la prolifération de la « différence ». Et pourtant, le plus grand défi qui pèse sur la pensée de notre époque – et sur nous tous – est l’hégémonie du capitalisme global, qui semble intégrer harmonieusement et systématiquement ces différences. En ce sens, a-t-on seulement commencé à penser les véritables enjeux de cette condition postcoloniale qui est la nôtre ? Dans ce qui suit, je soutiens que si l’on veut à la fois examiner de façon militante notre conjoncture – le capitalisme global – et penser aux possibilités de réponses politiques à lui offrir, il faut procéder à une « double session » d’intervention dans les études postcoloniales. En d’autres termes, la critique violente du postcolonialisme « sûr » et « réconfortant » qui nous présente le récit de la prétendue belle âme de l’autre holistique doit en même temps redécouvrir le problème politique et intellectuel fondamental qui reste, qui résiste – la restance5 – dans ce terme « postcolonial ». La séquence théorique et politique inaugurée par Marx demeure essentielle pour les études postcoloniales

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contemporaines. Un des éléments centraux de sa pensée, l’analyse des « présuppositions du devenir historique » du capital, consiste à démontrer que ce « devenir » est inséparable de l’enclosure du territoire et de la formation d’unités délimitées inscrites dans une série de rapports hiérarchiques. Les dernières sections du premier volume du Capital montrent avec soin comment l’émergence du capital, qui n’est jamais un objet substantiel, mais toujours une relation sociale, est allée de pair avec l’émergence des colonies, le commerce des esclaves, et l’enclosure des territoires nouvellement « découverts ». Marx se penche en particulier sur les aspects politicoéconomiques de théories comme celle de la « colonisation systématique » d’E.G. Wakefield. Cette stratégie de lecture révèle que l’accumulation initiale à la base du mouvement du capital est aussi une expression de la formation du système moderne international d’Étatsnations. On sait aujourd’hui que la forme de la colonie a servi de laboratoire au développement et au perfectionnement des techniques de violence, domination et subjugation caractéristiques de la gestion moderne de l’État-nation. Nombre d’études ont démontré que la fonction policière, le rôle de l’hygiène systématique, et les techniques de gouvernement pour gérer, classifier et analyser la population – toutes caractéristiques de la plupart des États-nations contemporains – ont été au départ des éléments clés de la domination coloniale. Ainsi les études postcoloniales, qui ont pour objet les relations de pouvoir contemporaines et modernes analysées à la lumière du fait historique irréversible de l’impérialisme, partagent avec la théorie marxiste l’analyse des « présuppositions du devenir historique » du

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réseau de forces sociales organisées qui soutient l’ordre contemporain. Tout comme la « force de travail » vient en apparence combler l’écart ontologique du circuit harmonieux du capital, et effacer les traces de l’expropriation du travail et de sa capture violente, l’État-nation dans sa condition postcoloniale tente toujours d’effacer les traces et les continuités de la violence coloniale, à l’aide de sa propre violence plus « raffinée » (bien que perfectionnée dans la colonie). L’héritage du colonialisme et l’histoire irréparable du passé colonial constituent des éléments sédimentés et inexpiables de la forme de l’État-nation – on pourrait même voir la « colonisation » comme le procès d’enclosure de l’État-nation, la concaténation violente d’éléments en une supposée unité nationale. C’est-à-dire qu’il ne peut y avoir d’État-nation qui ne soit pas rattaché, à un degré ou un autre, à l’index colonial de la modernité – d’où l’insistance de Foucault dans ses travaux plus tardifs sur le fait qu’aucun État ne peut éviter le racisme à un moment ou l’autre. Cela dit, le problème des rapports de pouvoir dans et entre les États-nations garde toute son importance pour la politique et la pensée. Ainsi, si la vie globale contemporaine est conditionnée par la postcolonialité, la relation historique et théorique entre le colonialisme et le développement capitaliste dans son ensemble est incontournable. Si l’on veut rendre compte de la situation actuelle, il faut poser la « question nationale » de nouveau, et la poser autrement. L’ordre global contemporain, dont l’unité est l’Étatnation, est bien entendu stratifié et inégal. Mais le capital peut en rendre compte – en fait, le capital est une relation sociale qui incorpore l’extérieur qui lui résiste dans son

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fonctionnement interne. Le capital ne fait pas que se nourrir de son dehors ou de la différence, il inclut le dehors en le faisant fonctionner comme s’il était posé de l’intérieur. Essentiellement, le capital peut revêtir diverses formes « nationales », qui, même lorsqu’elles semblent déviantes, accomplissent son projet. C’est pourquoi il ne suffit pas de souligner le « développement inégal » du monde, évident par ailleurs, ou d’observer que ce « développement inégal » exhibe une certaine régularité du point de vue du capital. Il faut plutôt dire que le problème du « développement inégal » appartient au monde des États, alors que la logique du capital, en tant que logique, se tient tout à fait à l’écart de la question du développement. Et pourtant, la production du développement inégal est nécessaire puisque la logique du capital est au commencement excédentaire, et doit déployer son dynamisme comme un commencement, une origine, un point de départ logique. L’expansion du capital, sa reproduction constante à une échelle toujours plus grande, requiert un procès de travail cyclique harmonieux sur le plan logique. C’est-à-dire que la logique du capital se représente le procès de travail historique comme s’il ne contenait pas d’écarts, de ruptures, de limites. Puisque pour prendre de l’expansion le cycle économique doit présumer sa propre possibilité, le développement historique du capital dépend toujours de sa logique interne, qui à son tour dépend du champ de l’histoire pour concevoir l’élément excessif ou irrationnel de la production capitaliste sous la forme de la « prétendue accumulation initiale ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre concrètement la contamination ou la « relation » entre l’historique et la logique dans la relation sociale du « capital »,

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afin de bien voir les limites et les possibilités des études postcoloniales. Le devenir historique du capitalisme présuppose l’existence de certaines forces sociales organisées en mesure de créer de la marchandise force de travail. Ces forces doivent être capables d’ordonner, de diviser et de redéployer des séquences rendues commensurables entre elles et avec la production capitaliste. Pour que le capital existe, une série de présuppositions doit en avoir permis et facilité le devenir. L’État fournit et garantit plusieurs d’entre elles, il se donne une image de la « nation » qui se replie ensuite sur lui et le légitime. Toutes les expressions « déformées » ou « particulières » d’un capital soi-disant « national » témoignent de l’exigence de déploiement du capital, déploiement intimement relié à la forme de la différence coloniale, et dépendant de la manière d’organisation et d’inscription de la différence spécifique dans la division du monde entre États. Sur ce point, les études postcoloniales peuvent représenter une force critique non seulement pour un nouvel examen de l’héritage du marxisme, mais pour un renouveau de la théorie marxiste. C’est-à-dire que les études postcoloniales peuvent aborder la « question nationale » d’une façon complètement différente de la théorie marxiste, en mettant l’accent sur un retour aux « rapports de production », non pas au sens strictement économique, mais en termes de relations et de forces à l’œuvre dans la production historico-épistémologique du « retard de développement » et de la « particularité nationale ». L’analyse du capital global aujourd’hui montre qu’en certaines circonstances, une « période sociale économiquement donnée » (ökonomisch gegebnen

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Gesellschaftsperiode)6 se présente comme si elle était éternelle. En d’autres termes, le capital est une relation sociale qui « se donne » toujours comme si elle était sans fin, comme si elle s’enracinait naturellement dans les éléments dont elle se sert pour se légitimer. En fait, la formation de ces éléments prétendument naturels et anciens fait partie de l’émergence du capital. Il forme une chaîne de différences spécifiques à partir d’un champ de pures hétérogénéités. Ceci nous mène donc à reconsidérer comment il faut poser la « question nationale », et ce qu’elle peut nous révéler quant au potentiel des études postcoloniales.

LA

Q U E S T I O N NAT I O NA L E ,

OU LE SCHÉMA DE

« L ’O C C I D E N T

ET LE

RESTE »

Dans l’histoire intellectuelle du marxisme, la « question nationale » est souvent traitée comme un champ de problèmes allant de soi, c’est-à-dire une question de stratégie et de tactique située de plain-pied dans le procès de la politique révolutionnaire. Mais c’est aussi, et peut-être davantage, l’espace théorique où loge le souci principal des études postcoloniales – l’analyse de notre monde contemporain à partir du fait irréversible, irrévocable et inexpiable du colonialisme et de l’impérialisme. En même temps, la question nationale est aussi un site essentiel de la théorie marxiste, puisqu’il s’agit du noyau central où s’amalgament les contradictions reliées à un problème théorique bien spécifique : la relation entre la société capitaliste et la logique du capital. Autrement dit, le problème est le suivant : quelle est la relation entre une formation sociale où le procès capitaliste d’accumulation

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est déjà la force active de la vie historique, et la logique interne qui fait exister cette forme de capital comme une « abstraction in actu », le circuit-procès interne et purifié (Kreislaufsprozeß)7 dont parle Marx ? Afin d’examiner ce problème à la lumière des études postcoloniales, je vais me pencher sur deux textes qui font la démonstration performative d’un problème que le postcolonialisme existant est incapable de résoudre : celui de l’eurocentrisme. Le plus récent ouvrage de Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes, a été reçu avec beaucoup d’enthousiasme. Il propose une nouvelle lecture de la pensée de Marx sur le monde. L’excavation minutieuse de textes inédits et d’éditions critiques publiés graduellement par le projet MEGA montre que non seulement Marx était familier avec la situation à l’extérieur de l’Europe et de l’Amérique du Nord, mais qu’il croyait que d’autres voies vers la révolution sociale, outre le modèle européen de développement capitaliste, étaient possibles8. L’argument d’Anderson est simple et direct : les grandes figures de la pensée « occidentale » connaissaient davantage le monde non européen qu’on le croit9. Anderson utilise toutefois ce matériel pour développer une thèse plus large. Il prend la défense de Marx contre les accusations d’eurocentrisme qui lui reprochent d’aborder la question nationale à partir d’une conception de la primauté de la situation de l’Europe occidentale, et plus précisément de centrer son analyse sur l’histoire du développement du capitalisme anglais. Passant les textes de Marx au peigne fin, Anderson tente de réfuter cette accusation et souligne que ses innovations théoriques – la critique de l’économie politique – ont toujours été des interventions globales et générales qui dépassent les situations arché-

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typales de leur genèse. Anderson fait la démonstration exhaustive de la familiarité de Marx avec le monde colonial et la géopolitique du développement capitaliste à l’extérieur de l’« Occident », et souligne l’importance des analyses politiques et historiques de Marx pour son travail théorique. Marx aux antipodes est une reconstruction importante et cruciale du spectre et de l’ampleur de l’analyse historique de Marx, une réussite de travail archivistique d’une rigueur conceptuelle digne de mention. Je ne souhaite pas critiquer le projet d’Anderson en tant que tel, puisqu’il s’agit d’une discussion de Marx et d’un texte historico-théorique unique et de grande valeur. Il s’agit peut-être, toutefois, d’un texte dont la méthode de solution du problème de l’eurocentrisme révèle un problème plus large, symptomatique de l’impasse du postcolonialisme. Pour montrer que la théorie de Marx résiste aux accusations d’eurocentrisme, Anderson établit une démarcation claire et rigide entre le champ de la « théorie » et celui des « données ». En effet, le moyen le plus efficace de défendre Marx contre ces accusations consiste à examiner ses écrits pour y chercher des preuves exégétiques de sa familiarité avec le monde « non occidental ». D’un point de vue critique, en revanche, notons qu’un tel mode d’analyse demeure captif d’un des problèmes fondamentaux soulevés par la critique de l’eurocentrisme : une division du travail dans la production du savoir entre la théorie ou les « concepts théoriques » et les données ou les « concepts empiriques ». Cette division conceptuelle se superpose à une cartographie imaginaire de « l’Occident et le Reste », et se pose ensuite comme « preuve » rétroactive de la division cartographique. En conséquence, le

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texte d’Anderson peut se lire comme un parfait exemple de dépassement eurocentrique de l’eurocentrisme. Cette opération est donc une résolution « endogène » de l’eurocentrisme, un type d’histoire révisionniste de la théorie qui affirme que Marx avait en fait déjà anticipé cette critique, et qu’il était loin d’ignorer le reste du monde. Nul besoin de rappeler que cette logique demeure tributaire d’un « protocole de lecture » naïf, qui postule que l’inclusion de plus en plus de matériaux variés devrait produire un effet rétrospectif de transformation de la situation théorique. Bien que l’analyse empirique d’aires et de langages jusque-là négligés puisse, dans une certaine mesure, déplacer l’eurocentrisme de l’étude de l’histoire, de telles inclusions ne suffisent pas à le surmonter. Élargir le champ d’application d’une théorie n’en modifie pas l’épistémologie. La logique de l’eurocentrisme n’est pas une simple hiérarchie, ou un classement d’unités déjà établies et autonomes, mais plutôt un schéma cognitif du monde comme expression totale des relations sociales. En ce sens, des aires, langues, cultures et expériences différentes peuvent y être incorporées sans déranger la fonction du schéma. Il importe de bien comprendre les conséquences épistémologiques de ce schéma d’opération. Les tentatives de repenser et de repolitiser le potentiel des études postcoloniales au-delà de l’eurocentrisme doivent faire davantage qu’inclure de plus en plus de données empiriques locales. Il faut plutôt viser à disséquer par la critique cette « division du travail » entre théorie et empirie qui nie la possibilité de la « théorie » à l’extérieur de l’Occident. Ce type d’analyse passe outre la possibilité de poser la « question nationale » à partir d’un champ plus profond. Il faut un forçage (au sens de Badiou)

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créatif pour recalibrer le travail théorique de Marx sur la formation et le maintien d’un ordre systématique d’Étatsnations, ordre qui sous-tend le schéma de « l’Occident et le Reste » dans la théorie, et la division du travail entre « théorie » et « données ». C’est-à-dire que les travaux de Marx contiennent déjà une explication théorique de la question nationale. Nul besoin d’une « découverte » empirique d’une note manuscrite quelconque qui viendrait le « tirer d’affaire ». De plus, la critique de l’eurocentrisme dans l’orbite de la théorie marxiste ne devrait pas porter sur la « culpabilité » ou l’« innocence » de Marx et Engels d’avoir inclus ou non du matériel concret en provenance de lieux divers. La critique de l’eurocentrisme doit plutôt être une critique de la pratique théorique d’un « Reste » fournissant des éléments bruts à comptabiliser et à théoriser dans le laboratoire de l’« Occident », pratique qui nie dès le départ la globalité de la théorie. La simple inclusion d’une quantité grandissante d’informations ne pourra jamais déstabiliser la mécanique schématique si bien huilée de l’eurocentrisme. Le problème général qui s’exprime méthodologiquement dans des textes comme Marx aux antipodes représente donc un mouvement « endogène » ou centripète dans la théorie, un creusage de l’eurocentrisme vers lui-même. À l’opposé, l’influent Provincialiser l’Europe de Dipesh Chakrabarty représente un mouvement « exogène » ou centrifuge dans la pensée, un dépassement par l’extérieur qui tente de faire voir le dispersement de l’eurocentrisme vers ses frontières éloignées. En un certain sens, les travaux récents de Chibber, en opposant à Chakrabarty un « universalisme » du capital simple et non problématisé – assimilé à la rationalité politique, au

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conformisme social à l’échelle planétaire et à une mobilisation superficielle de la sphère de la « culture » – forme avec lui une parfaite binarité systémique incapable de comprendre comment la relation-capital gère son « dehors ». Chakrabarty a tenté de théoriser ce problème en divisant le procès historique en deux catégories : Histoire 1 et Histoire 2. L’« Histoire 1 » est la logique interne du capital, « un passé posé par le capital lui-même comme sa condition préalable10 ». Chakrabarty conçoit cette Histoire 1 comme la force motrice, la dynamique essentielle de la fondation et du maintien par le capital de son propre récit, de l’histoire qu’il se raconte. Pour Chakrabarty, c’est « l’histoire universelle et nécessaire » du capital, le circuit interne qui ne s’interrompt jamais, qui ne se soucie jamais du « local », mais qui se préoccupe uniquement de son propre procès-circuit harmonieux et sans fin. Chakrabarty postule qu’il y a chez Marx quelque chose d’autre, l’« Histoire 2 », ces récits et ces formes d’histoire qui « n’appartiennent pas au procès vital du capital », des choses qui, bien qu’elles contribuent à la reproduction du capital, ne s’y « prêtent pas » nécessairement. Ces « Histoires 2 » forment la question centrale pour Chakrabarty, puisque selon lui elles sont « inhérentes [au capital], mais interrompent et ponctuent le déploiement de sa propre logique11 ». L’Histoire 1 doit en ce sens constamment tenter de détruire ou de subjuguer ces Histoires 2, qui contiennent des éléments étrangers que le circuit-procès harmonieux du capital ne peut digérer ou intégrer. Cependant, le problème central avec ce récit d’Histoire 1 et Histoire 2 est son incapacité à rendre compte de la distribution schématique de positions à

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chacune de ces polarités, de la répartition des fonctions dans ce système qui possède apparemment deux « côtés » distincts. Chakrabarty semble croire que l’Histoire 1 (la logique du capital) se situe à bonne distance de l’Histoire 2 (les pratiques de vie multiples qui ne sont pas inhérentes au capital), et ce n’est pas sans conséquence pour la politique, puisque la résistance se situe ainsi dans l’Histoire 2, et mobilise la tendance interne de l’Histoire 2 à interrompre ou « ponctuer » la logique en circuit fermé du capital. Chakrabarty insinue que l’Histoire 2 est « différence », et que l’Histoire 1 est « homogénéité », ou « uniformité ». Ou encore, pour reformuler les conséquences politiques qui sont ici implicites (au risque de les simplifier), il suppose que l’Histoire 1 est l’expansion universelle du capital global, une logique originaire du récit occidental de la modernité, alors que l’Histoire 2 réfère au subalterne, à des sites particuliers de capitalisation incomplète. Les « procès vitaux » de ces sites échappent au dénombrement de la modernisation occidentale, qui a disséminé un ordre de fonctionnement calqué sur le schéma général de « l’Occident et le Reste ». Néanmoins, le point décisif à mon avis est que le schéma de Chakrabarty, parce qu’il prend au pied de la lettre cette « coupure » entre le mouvement général (l’autodéploiement du capital) et le degré particulier de sa localisation (le soi-disant substrat « culturel »), n’arrive pas à sortir de la structure binaire de « l’Occident et le Reste ». Le schéma de Chakrabarty indique que l’Histoire 2 ou la spécificité culturelle est un lieu de potentialité qui peut ponctuer ou interrompre la logique harmonieuse du capital. Mais le capital n’est pas un objet qui existe, quelque part, dans sa plénitude. C’est une relation sociale qui

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émerge de tout un champ de pratiques, et recode leurs mécanismes d’ordre à l’aide d’un « surcodage sémiotique » qui place des termes dans des relations qui n’avaient pas cours précédemment. En codant de vastes champs de pratiques selon sa propre direction interne, le capital s’assure que les pratiques qui sont en apparence au « dehors » de son opération logique ne viennent ni troubler ni déranger sa fonction. L’argument de Chakrabarty ne peut rendre compte du problème de base de la logique du capital. Celle-ci forme un cycle qui dépend d’un moment irrationnel ou excédentaire qui traverse toute la vie sociale – l’impossibilité ou l’absurdité que représente la pure marchandisation des relations parmi les êtres humains, lesquels circulent néanmoins comme des relations entre des choses. La logique du capital dépend de ce moment où s’ouvre un écart abyssal sous son mouvement, ce moment d’instabilité de l’offre de force de travail marchandisable, l’intrant de base de son circuit-procès soi-disant harmonieux. Cet excédent, c’est donc la marchandisation de la force de travail, qui peut néanmoins « passer au travers » de la situation par l’entremise de la formation de la « surpopulation relative ». Le capital est incapable de « produire » la force de travail comme une marchandise, mais il peut agir, dans une certaine mesure, comme si cette force de travail était « à portée de main », ou la produire « indirectement » par l’entremise de l’armée industrielle de réserve. C’est à ce moment logique que le capital doit recoder son « salto mortale » d’échange au niveau macro, et agir comme s’il pouvait fonctionner comme une pseudo-intégralité, afin de se développer sous la forme du cycle économique.

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Ainsi, la question est la suivante : comment la logique du capital se lie-t-elle, logiquement et historiquement, à son dehors ? C’est le point crucial au fondement de toute l’accumulation capitaliste et de sa propagation, et Chakrabarty n’y porte pas assez attention. Dans sa discussion, tout le pouvoir d’interruption se trouve du côté de l’Histoire 2, de la « spécificité » et de la « particularité » du « Reste », tandis que l’Histoire 1 existe seulement afin d’être interrompue. Ceci ne peut rendre compte du fait que le capital lui-même déploie des spécificités – c’està-dire que pour le capital, l’Histoire 2 n’est pas un extérieur résistant qui empêche l’Histoire 1 de se déployer pleinement, mais quelque chose qui est toujours en relation corollaire, complémentaire, ou complice, avec elle. La logique inhérente du capital comme relation sociale nous montre pourquoi tous ces problèmes se posent lorsqu’on situe la résistance au capital dans quelque chose comme la notion d’« Histoire 2 » de Chakrabarty, dans les pratiques locales non capitalistes ou le champ de concepts empiriques donnés, qui sont censés pouvoir ponctuer ou interrompre le plein déploiement du capital. Faire cela équivaut à situer l’histoire dans la strate de la « culture », dans la substantialité de la différence spécifique. Pourtant, Marx le rappelle sans cesse non seulement dans Le Capital, mais dans nombre d’autres discussions, le « péché originel » de la prétendue accumulation initiale « est partout à l’œuvre12 », il sous-tend constamment le mouvement du capital. Une communauté nationale, une localité ou une spécificité ne sont pas des forces de résistance « données » : « une nouvelle âme sociale » vient habiter les pratiques ou les modalités « culturelles » qui demeurent prétendument en place à travers les époques,

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et celles-ci ne peuvent éviter les déterminations marchandes-économiques. Même si les pratiques sont similaires, le « péché originel » de l’accumulation initiale fait en sorte qu’elles connotent maintenant quelque chose de complètement différent, qu’elles sont maintenant commensurables avec le développement capitaliste. Il nous faut donc proposer quelque chose d’autre pour remplacer les résolutions de l’eurocentrisme avancées par Anderson et sa « défense » du « marxisme occidental », ou Chakrabarty et son « postcolonialisme » comme dehors substantiel de l’« Occident ». Il faut également Chibber et sa croyance naïve en la quasi logique du capital comme mécanisme d’explication « rationnel », qui rappelle en fait la confusion politique de l’économie politique bourgeoise que Marx tournait en dérision. Comme il le disait, lorsque confrontés à un « brusque renversement » (plötzliche Umschlagen), à une apparition du dehors irrationnel au sein du dedans prétendument rationnel, les économistes politiques bourgeois, ces « agents de circulation » (die Zirkulationsagenten), ou ces « fantaisistes de la rationalité économique », comme le dirait peut-être aujourd’hui Chibber, « tremblent devant le mystère impénétrable de leurs propres rapports13 ». L’image que renvoie la logique interne du capital n’est pas celle d’un modèle « Occident », ou d’un pur dehors « Reste », mais bien celle du champ axiomatique « l’Occident et le Reste », qui produit et pose à l’avance ses propres écarts, ruptures et ouvertures. En ce sens, la question nationale – et ses limites idéologiques situées dans la formation et le maintien d’un champ de l’« Occident », ou de l’« eurocentrisme » – est le point nodal autour duquel peuvent émerger non seulement une autre théo-

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rie de la politique, mais une autre pratique politique. Puisque la fonction de la nation en tant qu’image est de combler l’écart entre l’idéologie subjective et la sujétion à l’État, son opération en tant que « forme vivante et passionnelle » fait voir le lieu de la « première réalisation » de l’amalgame volatil entre l’« homogénéité qualitative » du capital et sa « compétition quantitative », et fonctionne ainsi comme levier principal pour transformer l’État en « modèle de réalisation » de l’axiomatique capitaliste14. Le schéma de « l’Occident et le Reste » montre clairement que le capital doit miser sur son dehors paradoxal, et que l’Occident doit agir comme si ses accidents historiques étaient autant de présuppositions de sa propre expansion. En retour, le « Reste » ne peut interrompre le cycle « harmonieux » de la violence de l’« Occident » qu’en jouant le rôle d’un supplément, qu’en agissant comme si sa contingence était signe de son intégralité microscopique. Il faut exploiter la cartographie cognitive typique de l’eurocentrisme et la retourner contre ellemême afin de pousser tout ce schéma jusqu’à son point critique de volatilité et d’implosion éventuelle – et c’est là que, depuis tout récemment, une nouvelle possibilité s’articule pour les études postcoloniales.

LA

C O N D I T I O N P O S TC O LO N I A L E

Pour repenser le potentiel des études postcoloniales au-delà des limites de l’orientation « culturaliste » du postcolonialisme, il faut prendre en compte les nouveaux modes d’opération du capitalisme global. Ce double projet anime l’ouvrage récent de Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale, une synthèse importante du

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rôle théorico-historique des études postcoloniales. Il y présente les tâches pour la théorie contemporaine, pour le présent et l’avenir de la politique de la théorie, et surtout pour le futur des études postcoloniales. Mezzadra le souligne d’emblée : cela peut sembler étrange pour un livre dédié à la condition postcoloniale, mais c’est la question du « capitalisme contemporain » qui l’anime à la base. Il tente dans cet ouvrage de complexifier et d’enrichir l’analyse critique du capitalisme global contemporain, et se penche en particulier sur l’échange entre le capital et son fondement dans « la détermination sous-jacente antagonique » des relations sociales. Ainsi, le travail de Mezzadra veut repenser les études postcoloniales dans une parallaxe dense avec un nouvel examen de questions centrales du projet théorique marxiste, et ce, en portant une attention toute spéciale aux plus récents changements dans le capitalisme contemporain. Mezzadra situe sa recherche dans le contexte des dernières décennies : l’émergence d’une discussion générale autour de la « mondialisation » et de la constitution du monde comme unité d’analyse, les énergies politiques déployées sur la scène mondiale dans les manifestations et les mouvements sociaux contemporains, le défi que posent les nouveaux modes d’historiographie à la discipline historique, et la complexification des questions de l’État-nation et des luttes des migrants dans la foulée du phénomène d’intégration européenne. La publication d’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri en 2000, nous rappelle Mezzadra, a inauguré l’examen croisé de ces phénomènes, tout en « mondialisant » le mode d’enquête théorique de l’operaismo italien. L’engagement de

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Mezzadra à l’égard des études postcoloniales peut donc avoir des effets intéressants sur des débats à l’extérieur de l’Italie, en proposant, par un certain « effet italien », une lecture neuve et divergente de ces thématiques. Comme il le souligne en invoquant le « voyage » de la théorie selon Saïd, cet « effet italien », ou modulation opéraïste de la théorie postcoloniale, ne se limite pas à une intervention divergente dans les études postcoloniales en général, mais vient « hybrider » aussi la tradition théorique italienne, et sert d’antidote à toutes les dépolitisations et neutralisations du radicalisme politique et théorique de l’operaismo. Mezzadra distingue entre la condition postcoloniale et le « postcolonialisme », et plaide pour un usage plus libre des catégories et découvertes de la critique postcoloniale dans la formation et le développement d’un « nouveau paradigme pour la pensée critique ». Il faut bien différencier le postcolonialisme – essentiellement la « catégorie » universitaire, ou discours « sûr » du monde prétendument postcolonial en tant que « dehors » substantiel – d’une saisie générale du postcolonial en tant que condition du monde contemporain. Žižek et d’autres ont noté la tendance des études postcoloniales à substantialiser et à idéaliser, parfois dangereusement, la politique de l’identité et la simple reconnaissance de la différence. Mezzadra partage cette critique, mais remarque qu’en sa qualité de « condition », le terme « postcolonial » peut s’itérer de façon différente : Les choses changent, comme nous le verrons, lorsqu’on prend la condition postcoloniale au sérieux, qu’on la distingue du postcolonialisme, et qu’on la conçoit comme

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une archive foucaultienne où se déposent les images, les concepts, et les mots qui nous permettent de reconstruire les contours de notre présent de façon critique. On peut dès lors accepter, du moins en partie, la substance des critiques mentionnées, mais en insistant néanmoins sur l’à-propos de faire jouer au terme « postcolonial » un rôle clé dans le vocabulaire de la pensée critique15.

Autrement dit, il faut effectivement répliquer à une certaine pratique des études postcoloniales qui tend à fétichiser une différence civilisationnelle soi-disant substantielle. Toutefois, les problèmes théoriques que soulève la condition postcoloniale demeurent décisifs pour penser « l’immédiateté politique des différences dans l’arène globale contemporaine ». En ce sens, la fonction la plus critique des études postcoloniales ne réside pas dans leur capacité à reconnaître et à appuyer un quelconque fantasme de « différence », mais bien plutôt dans leur aptitude à déchiffrer, théoriquement et de façon critique, les stratégies spécifiques qui opèrent sous chacune des manifestations phénoménales, ou chacun des discours, de la différence. La question décisive de la condition postcoloniale n’est donc pas la « différence », ou une substantialisation de la « culture », mais bien la façon dont cette prétendue différence est employée, arrangée, déployée selon un schéma du monde moderne. Le postcolonialisme tend à devenir un simple fétichisme historique de la différence pleinement compatible avec le développement capitaliste contemporain, mais le postcolonial comme « condition » du monde moderne, une « condition » du capitalisme contemporain, exprime quelque chose de crucial à propos de cette fétichisation historique, et de son rôle absolument nécessaire dans le déploiement du capital à

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l’échelle mondiale. Non seulement les formes de différence caractéristiques de l’ordre schématique du monde contemporain sont compatibles avec le développement capitaliste : elles lui sont bénéfiques. Cela ne disqualifie pas les études postcoloniales pour autant, et peut même se transformer en lieu favorable à de nouvelles possibilités pour les études postcoloniales à venir, à une nouvelle politisation de ce projet. Contrairement aux critiques d’un Žižek, par exemple16, qui soutient que les études postcoloniales ne font qu’imiter le capital en fétichisant la différence coloniale, la tâche de la théorie postcoloniale consiste précisément à élucider la capacité expansionniste du capitalisme, à montrer sa « qualité occulte » d’expansion par territorialisation sous les formes de différence nationale, coloniale, civilisationnelle. Plutôt que de critiquer la « capture » de ce champ intellectuel par le capital, il faut voir que les formes d’identités sont toujours-déjà capturées : c’est pourquoi elles forment des lieux de composition et de recomposition de l’ordre mondial en miniature. La réponse de Mezzadra à cette critique des études postcoloniales est importante parce qu’il l’anticipe à un plus haut degré de synthèse et tente de la dépasser : Žižek semble passer outre le problème – et on le voit aussi dans la critique de Peter Hallward du postcolonialisme, qui s’inspire de Žižek, et qui risque de finir par proposer encore une fois que l’État-nation est le seul horizon où il est possible de réinscrire des pratiques d’émancipation – que de façon générale, dans les luttes anticoloniales, et spécifiquement dans la critique postcoloniale, les enjeux ne sont plus locaux, et sont – peu importe si c’est par nécessité ou par choix – inévitablement et immédiatement

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globaux, c’est-à-dire nécessairement et contradictoirement universels17.

L’universalité immédiate et directe de la lutte contre le capital, pris au sens large de limite ultime du monde, est donc toujours liée dans une certaine mesure à ce que Balibar nomme la « différence anthropologique18 ». Une question importante pour la formation des études postcoloniales en tant que discipline se situe d’ailleurs ici. À l’aide d’une généalogie complètement différente de concepts, passant par Hobbes, Locke, Mill et d’autres, on pourrait aborder l’anthropologie non pas comme une simple « idéologie », mais comme une figure matérielle médiatrice de la complexité du procès historique. On pourrait aussi, de là, critiquer cette figure chez Chibber de l’humain rationnel comme donnée transhistorique du procès économique. En d’autres termes, puisque la réalité concrète de la globalité du présent se constitue à partir de la dépendance du capital envers l’éventail schématique de différences du monde contemporain, il faut également chercher les antécédents de ce problème théorique dans la production historique de l’individu, et tracer et souligner les niveaux parallèles des fondements anthropologiques de l’État moderne. Cette grande enquête théorique sur l’anthropologie ferait voir l’histoire longue et complexe « d’un mouvement continu d’inclusion et d’exclusion qui imagine et construit l’individu19 ». Cette logique systématique de capture n’est toutefois qu’un maillon de la chaîne. La tension ou paradoxe de la « découverte de l’égalité20 » est toujours avec nous, dans un monde où l’« humanité » apparaît, en dernière analyse, comme l’expression ou le sceau du fantasme d’uni-

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versalité de l’Occident, ou comme l’abstraction réelle (comme la forme argent et la forme marchandise) de l’ordre capitaliste mondial. Il faut donc se pencher sur la question de l’historiographie contemporaine, de ces historiographies de la mondialisation, les nouvelles histoires du monde en tant que monde – réfléchir aux limites et au potentiel d’une « histoire mondiale », ou Weltgeschichte. Mezzadra revient sur les travaux du Groupe d’études subalternes, et souligne leur importance pour le questionnement historiographique de l’ordre consacré du temps historique. Les mises en ordre du temps sous la forme de l’« historique » et du « préhistorique » se fondent toujours sur une certaine distribution de l’« historialité » et du « progrès » inséparable de l’expérience de l’expansion coloniale. Mezzadra lit tour à tour C.L.R. James, Guha, Chakrabarty, Koselleck, Spivak, etc., et rappelle que l’enjeu de la critique postcoloniale n’est pas simplement de contester la valeur normative du « progrès » dans sa version « occidentale », mais de reconfigurer l’historiographie de façon à démontrer que le colonialisme est central aux présuppositions épistémiques de la modernité européenne. Aborder, par ces lectures, la colonie comme le « laboratoire de la modernité » nous expose de nouveau aux contingences, effacements et mises en ordre qui produisent et valident rétrospectivement cette histoire. Autrement dit, la capacité des études postcoloniales d’ouvrir, désagréger et recomposer l’« ordre du discours et du silence » qui organise l’« archive historique », met en lumière les rapports de pouvoir producteurs de champs, d’objets historiques et de rapports épistémiques qui permettent « la production d’un événement comme

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événement historique21 ». Ceci appelle en retour à problématiser le lexique de l’universalisme et ses organisations canoniques du savoir, et à produire simultanément un antidote efficace à la prolifération des simples apologies de la « différence ». Cette double intervention s’impose si l’on reconnaît que le divorce théorique entre l’universel et le particulier est lui-même une dyade discursive (ce que Sakai nomme le « schéma de co-figuration ») qui participe de la violence épistémique d’un monde divisé entre une distribution « normale » de temps historique (Occident), et un « retard » (Reste). La perspective postcoloniale intervient dans cette logique à partir d’un site important : l’irréversibilité de l’histoire globale dans la mesure où elle est véritablement globale. Cette irréversibilité se situe dans l’imposition par la violence originale d’un « langage commun qui efface à jamais toute expérience de différence qui n’a pas été médiatisée par les rapports de pouvoir coloniaux et la logique du capital global22 ». Le sens du préfixe « post » dans le terme « postcolonial » permet de politiser l’étude de l’histoire précisément en raison de cette irréversibilité. Elle fournit une condition théorique à sa propre critique, non seulement pour « subvertir le canon », mais plus encore pour examiner ces laboratoires qui l’ont produit, et continuent de le faire. En matière de géopolitique, on ne peut concevoir l’intégration de l’Europe sans référer à l’héritage du « projet colonial ». Balibar a bien montré que l’héritage colonial de l’Europe ne se résume pas à une rencontre avec l’« altérité », mais que celle-ci lui a servi de mécanisme d’identité, de virtualité, et de pouvoir23. L’« image » de la « civilisation » européenne s’est constituée dès le départ

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dans un mouvement de comparaison constante avec les images de cet espace autre, les figures du « sauvage », mais aussi, paradoxalement, les images de la « liberté » de ces « sauvages ». Par conséquent, ces prétendus « sauvages » n’ont jamais été périphériques à l’Europe ; la conception et l’articulation de l’unité de l’espace et du concept d’« Europe » « implique » dès le départ l’image de l’autre comme figure centrale. On retrouve ici aussi la vieille séparation entre « citoyen » et « sujet », conçue au sens large comme discours ayant servi à séparer les formations juridiques de la métropole et de la colonie, validé par la disjonction du temps historique entre ces deux zones. Ce discours se reproduit encore aujourd’hui, mais il n’arrive plus à se justifier. C’est ce que Mezzadra appelle la « condition postcoloniale » : « une situation où la “métafrontière” entre métropole et colonie n’est plus le principe organisateur d’une cartographie mondiale stable, mais où demeure la possibilité qu’elle se reproduise, d’une manière plutôt fragmentée, à l’intérieur des territoires des anciennes métropoles24 ». Cette condition sous-tend la question de la constitution européenne (au double sens de formation et de document légal) – il s’agit d’un procès « en devenir », qui s’enclenche à partir d’une « situation » (l’intégration européenne et la condition globale irréversible de la postcolonialité) elle-même en devenir. La constitution européenne est donc une notion ambiguë, difficile à comprendre sur la base de l’histoire consacrée. D’une part, elle peut constamment se transformer, mais elle doit s’organiser différemment de l’État moderne et de sa rigidité frontalière. La forme de l’intégration européenne dilue partiellement cette rigidité, et

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la constitution peut répondre et concrétiser cette forme de vie sociale au-delà des frontières de l’État-nation. Ce fait (ce mouvement tendanciel de la situation, et non pas ce « fait accompli ») n’est pas un espace de célébration, mais une ambiguïté qui ouvre d’innombrables directions pour la vie sociale, certaines recelant un potentiel, d’autres un danger. Ces caractéristiques d’ouverture contiennent également les nouvelles frontières ou nouveaux confinements de la liberté et de l’arbitraire, où la transition du paradigme du gouvernement vers celui de la gouvernance crée un espace pour de nouvelles formes et techniques de gouvernementalité qui ne sont pas nécessairement plus « douces » que celles du paradigme traditionnel de gouvernement. Par conséquent, pour comprendre l’intégration européenne et sa constitution dans le contexte de la condition postcoloniale contemporaine, il faut voir le rôle de son « ouverture » et de ses « nouvelles marges » dans la migration et la figure du « citoyen ». Mezzadra note que de plus en plus de gens, au lieu d’être « intégrés » à la forme européenne de citoyenneté, et de devenir des participants à la « société civile », vivent en Europe en tant qu’objets de gouvernementalité. Ils sont maintenus dans un état de stasis, dans une « exclusion interne », comme le dit Balibar25, dans un domaine extérieur à la société civile qui est néanmoins interne aux médiations sociales de l’espace intérieur, et qui fonctionne simultanément comme « internalisation », « domptage », ou « domestication ». La gouvernance du migrant ne vise pas à mettre un terme ou à éliminer la migration, mais plutôt à la « domestiquer » ; en d’autres termes, Balibar affirme que « ce régime de frontières a pour effet de produire un

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mouvement d’inclusion sélective et différenciée des migrants26 ». Cette « inclusion sélective et différenciée », qui inclut sans intégrer le mouvement et sa composition sociale dans le contrôle social de la frontière, est un élément essentiel du fonctionnement de l’espace européen (et, pourrait-on ajouter, de l’État-nation et des organisations supra-étatiques aujourd’hui). En ce sens, la question de la constitution européenne est un lieu critique où l’on peut décomposer le concept de citoyenneté, son apparence héritée et « donnée », sa « définition formelle, institutionnelle », et le repenser à la lumière des « pratiques sociales et politiques » de la gouvernementalité contemporaine qui compliquent cette définition formelle. Dans cet ordre d’idée, je veux me pencher brièvement sur la discussion de Mezzadra des travaux de Naoki Sakai. C’est ici que la physique théorique centrale du problème des études postcoloniales s’articule le plus clairement. La logique du capital s’y développe dans un rapport d’oscillation critique avec la question de la traduction, dans un effort pour mieux comprendre la dynamique générale de recalibration de la vie sociale mise en œuvre aujourd’hui par la condition de la postcolonialité27. Cette articulation théorique aborde le problème de la traduction dans son sens général, comme expression d’une certaine opération de base du pouvoir : comment forcer un cycle impossible à s’harmoniser ? Mezzadra développe ici l’insistance de Sakai sur le fait que la traduction n’est jamais qu’une simple transposition de deux champs unitaires, distincts, ou un mouvement d’une position substantielle vers une autre. Il faut toujours aborder la traduction dans son sens foucaultien, c’est-à-dire non pas comme une rencontre entre deux entités séparées,

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mais comme une action sociale d’articulation qui « fait apparaître deux côtés » au départ, ou, plus précisément, comme si c’était au départ. Bien que cette analyse ne s’engage pas directement dans le champ de problèmes marxiens, elle se lie profondément, sur le plan logique, à la question de l’origine du capitalisme, de son fonctionnement, et de sa reproduction à l’échelle mondiale28. Le capital, la relation sociale fondamentale d’autoexpansion de la valeur, s’exprime par-dessus tout dans sa composition, dans les éléments constitutifs de sa pseudototalité. En ce sens, le concept de « composition de classe » des premiers travaux de Negri nous ramène au moment de la traduction, le moment de l’enclosure du flux de la vie en « deux côtés », le propriétaire de la force de travail et le propriétaire d’argent. Ce moment illustre comment la division originaire revient constamment, ou est toujours-déjà présente, dans la dépendance du capitalisme contemporain aux nouveaux modes de la frontière : la multiplicité des modes de capture quadrille sans cesse la composition du travail vivant contemporain. En soulignant la relation entre l’autovalorisation (Selbstverwertung) du capital et la question de la traduction, on voit que la traduction est un acte qui fait apparaître pour la première fois une frontière entre une chose et une autre. La frontière ne peut se tracer avant l’acte de traduction. La traduction n’est donc pas un espace qui émerge après la division d’un espace continu en deux zones. Elle réfère plutôt à l’acte qui fait apparaître deux zones pour la première fois. Mais, comme l’autodéfinition du capital, la « magie » de l’idéologie de la traduction dissimule la contingence de sa propre origine. En d’autres termes, bien que la traduction ait lieu avant l’établissement de

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deux zones distinctes, ses effets sont représentés comme s’ils précédaient l’acte qui les a produits. Les deux zones distinctes sont donc naturalisées comme si elles existaient au préalable, alors qu’elles sont en fait des traces de l’acte de traduction. La problématique de la traduction, qui tente de dénouer l’indexicalité du schéma de « l’Occident et le Reste », est toujours-déjà reliée au problème de la transition, qui analyse le paradoxe de l’articulation des modes de production sur le plan de la logique et de l’histoire du capital. Ce problème duel se pose comme suit : « le capitalisme global se caractérise par le fait que le capital-traduction doit surmonter le problème de l’établissement des conditions de possibilité de traduction dans ses opérations quotidiennes29 », et il doit le faire sans cesse comme si c’était la première fois. Le « régime de traduction » recouvre les faits, force le passage d’un schéma d’« harmonie » qui donne l’impression d’un résultat émanant naturellement d’une situation déjà existante. En conséquence, le problème de la traduction dénote effectivement un élément essentiel du fonctionnement du capital : il recode toujours sa propre base, il s’étend toujours comme si ses propres productions étaient déjà présentes. C’est ce que Althusser a nommé le « devenirnécessaire de la contingence ». Sakai discerne un différentiel critique entre la traduction (un nom générique pour tout acte social d’articulation de la différence dans l’espace) et la représentation du « régime » de traduction (un acte ou une série d’actes de signification qui représentent cet acte contingent comme un échange stable). Ce différentiel peut se développer avec la tendance cyclique du capital à se justifier sur la base de ses propres effets. La force de travail, ainsi

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que la terre, sont les deux éléments de la production capitaliste qui peuvent circuler comme des marchandises, mais qui ne peuvent être produits originalement comme tel. Leur fonctionnement logique dépend de leur « rencontre » historique. Une rupture, un écart, s’introduit déjà entre le capital et son idéal. Ensuite, lorsque la production capitaliste s’établit en circuit-procès, le capital, pour prendre de l’expansion, doit continuellement utiliser la forme de la « surpopulation relative » pour prétendre, ou faire comme si, l’offre de force de travail était illimitée. La force de travail, la force motrice centrale de l’expansion et de la reproduction du capital, bien que mobilisée comme trace, est à proprement parler absente. Le capital s’étend donc à crédit à la suite d’un pari logique avec l’histoire, un pari sur ces traces de la force de travail dont l’existence n’est ni stable ni substantielle, et dont la présence n’est qu’une semblance. Paradoxalement, le capital fonctionne précisément en raison de cette absence. En retour, ce paradoxe, tel qu’il se présente dans la relation duelle entre l’auto-expansion du capital et le problème de la traduction, permet de repenser l’impasse des « universalismes » et des « particularismes » contemporains, deux directions théoriques invalidées par les nouvelles relations sociales de la condition postcoloniale qui émerge du recalibrage de l’ordre du capital. Le potentiel des études postcoloniales dépend pardessus tout d’un réengagement intellectuel avec le problème de la « prétendue accumulation initiale » comme contexte aux questions de l’origine, de la frontière, de la mobilité et du temps historique : un réexamen donc de la violence de la « constitution politique » de la marchandise force de travail et du marché du travail. Le procès d’accu-

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mulation initiale (qui n’est pas une période, mais un moment logique qui se reproduit cycliquement) décrit l’installation d’une « abstraction réelle » dans l’histoire, et le fait que ce moment se répète chaque jour souligne la nature paradoxale de la temporalité historique de la société capitaliste. Toutefois, au cœur de ceci se loge un problème encore plus basique, la complexité de la marchandisation de la force de travail, comme le rappelle Mezzadra : « [L]e problème de la production de la marchandise force de travail est qu’elle affecte les corps et altère les âmes, elle investit et entremêle le terrain même de la vie d’une manière absolument concrète et déterminée30. » Ainsi, son analyse ne porte pas en premier lieu sur la question de l’accumulation initiale au sens de « concentration préalable de capital » pour la mise en marche de la reproduction capitaliste. Mezzadra utilise plutôt ce moment pour analyser la production violente des conditions de possibilité des rapports de production capitalistes et de la « rencontre » entre acheteurs et vendeurs de force de travail. Pourtant, il faut garder en tête ici ce que l’historiographie postcoloniale a montré : l’histoire des révoltes des « subalternes » contre leur prolétarisation, les luttes qui conditionnent l’établissement du mode de production capitaliste, n’ont jamais été « idylliques », les révoltes des opprimés, tout comme le « terrorisme impitoyable » (Marx) déployé pour les supprimer, sont marqués d’une violence inouïe. Les mouvements subalternes sont donc des éléments fondamentaux dans la détermination du procès de production de la force de travail, et non seulement les corollaires politiques d’un procès unilatéral31. L’importance historiographique des études postcoloniales se situe donc en partie dans l’ouverture et

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l’exposition des éléments de « composition » : la force active et le rôle du « subalterne » dans l’avènement de la société capitaliste, un procès jamais complet, mais en constant renouvellement et redéploiement. La violence de la « production » indirecte de la marchandise force de travail, dont les origines sociohistoriques se situent dans l’accumulation initiale telle que présentée par Marx, apparaît comme une impasse, un cercle fermé qui empêche toute conception d’intervention politique. On peut cependant affirmer que la condition postcoloniale globale nous fait voir aujourd’hui précisément le contraire. Par l’effacement cyclique violent de la violence dans le problème de l’origine, « le concept de “formation sociale déterminée” prend la forme du concept de “composition de classe(s)” : il emprunte à la volonté qui organise ou détruit les rapports de nécessité, le dynamisme nécessaire à l’action des sujets32 ». Negri ne clame pas ici que le procès d’accumulation initiale « rétablit » une notion du sujet comme donné, une substance ou un substrat stable. Il dit l’inverse. Le procès d’accumulation initiale, de par sa position paradoxale au cœur logique du capital, « rétablit » le « dynamisme » de la contingence à la base de toutes les tentatives de concevoir le sujet comme donné, comme un élément préexistant. L’accumulation initiale n’est pas l’avènement d’un cycle capitaliste complètement formé. Elle dénote plutôt la formation d’un champ de hasard contingent, où les éléments compositionnels primaires qui imposent le sujet au corps individuel se rassemblent et s’arrangent, et où apparaît le procès qui utilise cette forme du sujet comme levier pour forcer l’émergence de procès d’individuations nécessaires aux « lois du mouvement » du capital.

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L’ouverture des possibilités politiques découle paradoxalement du fait que notre enclosure dans le champ social est déjà accomplie. Cette potentialité politique est à l’œuvre dans les études postcoloniales lorsqu’elles repensent et analysent de nouveau les courants souterrains de violence qui sous-tendent l’ordre social, et les excès de force que le recodage du capital n’arrive jamais à complètement recouvrir. C’est-à-dire qu’une nouvelle politique pour les études postcoloniales émerge dans le chevauchement entre théorie et histoire, ou entre traduction et transition. L’emphase de Mezzadra sur le problème spécifique de la marchandise force de travail permet de reconceptualiser les facteurs « historiques et moraux » qui soustendent la reproduction cyclique de la société capitaliste : la mise en ordre épistémique du monde par la forme de la frontière, l’institution d’une langue nationale, l’intimité entre les nouveaux nationalismes, les nouveaux racismes, et les régimes de citoyenneté. On peut ainsi faire une analyse théorique riche de tous ces moments en tant que parties prenantes du maintien et de l’offre de force de travail marchandisable par la forme spécifique de la population. La discussion de Mezzadra renvoie donc les études postcoloniales à la question de l’émergence de l’économie marchande capitaliste, et ramène la théorie marxiste à la question de la formation de l’Étatnation comme mode d’appartenance, un modèle théorique porteur non seulement pour la pensée, mais aussi pour notre potentiel politique. On pourrait voir dans cette formulation les germes d’un nouveau commencement théorique pour les études postcoloniales, où les questions de « développement inégal », « échange inégal », etc.

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qui s’y trouvaient au départ sont déplacées (et non pas niées) en faveur d’un retour aux « conditions de production » de l’ordre postcolonial du monde. En d’autres termes, un nouveau point de départ peut permettre d’analyser un monde où les formes de différence deviennent de plus en plus des facteurs directs de production, des facteurs politiques. La « colonie » a donc un sens beaucoup plus large que l’expérience empirique du colonialisme. Elle signifie l’enclosure de territorialité nécessaire à l’État afin qu’il se donne une image de « peuple » ou de « nation », qu’il découvre sa propre légitimité, qu’il cesse de douter de lui-même. L’expérience de la colonialité loge en ce sens dans la trace épistémologique de la frontière, le geste originaire de la délimitation, qui enclose toujours-déjà la vie moderne. Le phénomène contemporain du dépassement et de la multiplication simultanée des frontières se comprend mal sans un recours au rapport d’interchangeabilité entre l’État et toutes ses formes (son besoin de se fonder à l’aide d’une image de la « nation » ou de l’« ethnos », sa pulsion pour la nation qui se traduit en techniques de contrôle de la langue nationale, son expansion en formes supra-étatiques, sa capacité à se disloquer et à se refonder), et l’enclosure perpétuelle de la terre par le capital. La frontière originale qui retient (et pourtant rend possible) le dynamisme du capital est celle entre le capital et la force de travail dont il a besoin, mais ne peut produire. Cette frontière déborde et s’étend en torsion aux autres formes de délimitation qui émergent dans le monde historique, les renforçant et les référant au « dehors » du capital. Les études postcoloniales, après l’« implosion » du postcolonialisme, demeurent cruciales pour leur

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saisie politique de ce dehors paradoxal – un dehors qui n’est jamais qu’un pur extérieur (puisque ses « frontières » sont tracées à l’intérieur du mouvement du capital comme circuit pur), mais qui forme un courant souterrain potentiel toujours présent dans la vie sociale. Marx le rappelle : la caractéristique distinctive de toute existence sociale sous le capital est que l’échange social doit être un échange de choses ; tous les actes sociaux doivent être médiatisés par la forme marchandise. Une nouvelle politique peut s’ouvrir sur ce point pour les études postcoloniales – le besoin d’analyser la condition postcoloniale contemporaine du monde en parallaxe avec le mouvement du capital, qu’on ne peut jamais séparer des actes de délimitation qui se produisent sous sa gouverne. En ce sens, le problème politique de la condition postcoloniale du capitalisme contemporain « nous amène à interroger les notions simples de “nous” que nous utilisons dans nos pratiques politiques. Mais il nous mène en même temps à intensifier les recherches pour un nouveau socle commun33 ». Ces communs ne se « découvrent » pas comme un « nous » ou un « eux » substantiel et territorialisé. Ce sont plutôt les tentatives répétées de déstabiliser la violence héritée de l’agglomération de ce « nous » ou ce « eux » qui permettent d’imaginer de nouveaux communs au-delà de la forme de l’identité. Cette structure double signifie qu’il ne suffit pas de critiquer le « fardeau du particularisme » du postcolonialisme institutionnalisé – il faut aussi défendre le potentiel des études postcoloniales contre l’accusation directe qu’elles ne valent guère mieux que la « pensée faible » de la soi-disant « politique de l’identité ». Pour penser aux limites de ce potentiel, il faut par-dessus tout refuser le

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faux dilemme entre le culturalisme de la politique de l’identité et le rejet de cette politique sous prétexte qu’elle serait « insuffisante ». En fait, les études postcoloniales, et en particulier la nouvelle historiographie postcoloniale, démontrent que ce schéma de deux positions (d’un côté les fantasmes substantialistes du particularisme, et de l’autre un eurocentrisme de l’universel revigoré et narcissiste) est fondamental à la structure même de la modernité coloniale – mentionnons ici l’originalité du travail d’Achille Mbembe, d’Ann Laura Stoler, et d’autres qui refusent l’enclosure dans le schéma de la « différence anthropologique » qu’installe cette idéologie des « deux côtés34 ». Le postcolonial, en tant que condition du capitalisme contemporain, fait dérailler le mécanisme organisateur des relations sociales globales selon la séparation simpliste entre l’universel et le particulier. D’une part, il expose l’instabilité logique de la conception du monde comme une agglomération d’entités nationales données aux racines prétendument antiques, et d’autre part la situation coloniale nous montre la découverte du monde en tant que monde, qui précède logiquement la forme de la nation. Et pourtant, bien que le concept d’« histoire mondiale » (Weltgeschichte) existe depuis longtemps, il n’y a en règle générale que très peu d’exemples de ce qu’elle pourrait avoir l’air. En ce sens, Marx est l’un des seuls dont les travaux présument de l’existence du « monde » en tant que monde, et non comme une agglomération de nations. Il débute ses analyses historiques à partir de ce qu’il nomme les « périodes sociales économiquement données » (ökonomisch gegebnen Gesellschaftsperiode)35, et non d’une idée de la continuité ou de la substance nationale36.

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Le potentiel des études postcoloniales de se constituer en lieu d’investigations militantes dépendra de sa capacité à se recalibrer au sein d’un vaste panorama de moments théoriques – nouvelles études historiographiques de l’impérialisme, du colonialisme et de la formation du « monde international », études critiques de l’idéologie de la langue nationale et de la théorie du régime de traduction, nouvelles analyses légales radicales de la citoyenneté et de la migration, ainsi qu’une lecture revigorée de Marx – afin de clarifier les « conditions » qui nous font face aujourd’hui. Ce lieu, défini entre autres par Mezzadra, donne un élan et une direction concrète pour une nouvelle politisation de l’historiographie au-delà de l’incohérence de l’impasse culturaliste qui ne peut plus justifier son image du monde, et où s’engouffrent pourtant une si grande partie des études culturelles, études des médias et études littéraires contemporaines (on prendrait bien un Stuart Hall aujourd’hui37). Cette nouvelle expression du riche potentiel des études postcoloniales comme champ théorique militant et directement politique est une tâche : ce n’est ni le fantasme de la plénitude de la substantialité ethnique, ni le récit confortable du contenu « culturel » non découvert, mais « rien de moins que la tâche de créer une forme ou une symbolisation du monde [...] une lutte de l’Occident contre lui-même, du capital contre lui-même38 ». Puisque la structure pyramidale centrée sur l’apogée de l’« homme théorique » est l’incarnation ultime de cet objet absent « Occident », et que le « Reste », lui, s’incarne dans la figure du trésor archéologique ou culturel, statique et figé, exploitons cette figuration en résistant au schéma « théorie et données ». Sans cette coordonnée, le supposé

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mécanisme « explicatif » de « l’Occident et le Reste » n’a pas lieu d’être. User des soi-disant « données » comme théorie, ou traiter la théorie comme objet ou curiosité archéologique en dislocation constante représenterait un pas dans la bonne direction : non pas la provincialisation de l’Europe, mais la provincialisation de l’Occident comme schéma, c’est-à-dire un diagramme nouveau et fluctuant sur la surface de la Terre, une nouvelle cartographie de la primauté des relations sociales dans une territorialité improvisée qui n’obéit pas à l’axiomatique capitaliste de la forme de la frontière nationale39.

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Troisième partie

La figure de la politique

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La réinvention du communisme Les communistes d’aujourd’hui sont seuls et forts. Antonio Negri1 Changer le monde est plus difficile, sans doute, que Marx et nous-mêmes l’avions cru. C’est pourtant non moins nécessaire qu’hier. De manifestations internationales en forums sociaux, le besoin impatient d’autre chose s’est à nouveau mis à bouger. Un frémissement, fragile et timide encore, comme une convalescence incertaine, insuffisante pour inverser la spirale régressive des reculs et des défaites. Mais proclamer qu’un autre monde est nécessaire, c’est déjà secouer le joug du fait accompli. Qui peut le plus, peut le moins. Pour que cet autre monde devienne possible, une autre gauche est nécessaire. Pas une gauche reniée, pas une gauche honteuse, pas une gauche light ou déshydratée, mais une gauche de combat, à la hauteur des défis de l’époque. Daniel Bensaïd2

O

n assiste à un retour en force surprenant du terme « communisme » dans le paysage théorique et historique depuis le début du xxie siècle3. Un vent de renouveau souffle sur plusieurs champs de savoir : on revisite l’actualité et l’histoire du mouvement communiste mondial, les tendances théoriques de la pensée communiste et les possibilités de nouveaux développements politiques. Des mouvements sociaux de partout dans le monde – de

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l’Espagne à la Grèce et au Québec, en passant par l’Amérique latine, l’Asie et l’Afrique – réactivent le pouvoir critique du mot « communisme » et de l’idée des « communs » ; non pas dans un mode nostalgique ou rétrospectif, mais bien comme une force nouvelle et créative. Il est étonnant de constater à quel point le communisme semble aujourd’hui à mille lieues de l’impasse où il se trouvait au xxe siècle. Le temps du communisme est-il venu ? Le moment communiste contemporain n’est pas un simple « retour », une simple transposition des mêmes forces, formes et contenus du communisme du xxe siècle. Il ouvre plutôt un champ de réinvention du communisme. La modalité du xxe siècle, liée principalement à l’Union soviétique, n’existe plus. Il n’y a plus de forme nationale ou d’espace fédéré qui puisse valider, ou servir de « rempart », au projet communiste. Voilà pourquoi les communistes d’aujourd’hui sont « seuls », comme le dit Negri dans l’épigraphe. Et pourtant, insiste-t-il, ils sont forts. Cette force ne leur vient pas d’un site de pouvoir institutionnel, mais précisément de cette « solitude », du fait de n’être pas liés, de n’avoir aucune garantie, de n’être redevables à aucun telos historique. En ce sens, les communistes d’aujourd’hui sont forts parce qu’ils sont seuls. Et cette nouvelle solitude politique, que signifie-t-elle pour les concepts et le contenu du communisme d’aujourd’hui ? À mon avis, deux tendances distinctes émergent de ce développement contemporain du communisme. La première consiste en un grand transfert historique du centre de gravité d’une politique communiste réinventée vers l’extérieur de l’Occident. Cette globalité du communisme relève davantage d’une promesse qui se réalise que

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d’un accident historique, le communisme ayant toujours tracé sa destinée théorique et politique au-delà de l’horizon du national et du local. La seconde concerne le lien entre cette réinvention et l’un des sites où elle se produit : le champ de la « théorie critique », de la pensée sociale contemporaine : la « théorie ». Ce qui est singulier et remarquable avec ce site de la théorie critique, c’est qu’à l’image du potentiel politique du communisme, il a traversé depuis les années 1980 une longue période de retraite dans les champs de production de savoir partout dans le monde. L’impulsion originale de la théorie vers une politisation du savoir, vers la critique immanente de l’université, sa globalité, le fait que la théorie ait pendant longtemps hébergé un langage au-delà du régime de la langue nationale ; tout cela a été ciblé par une attaque revancharde en provenance du néolibéralisme institutionnel, du conservatisme politique, et du savoir positiviste. Toutefois, de nouvelles expériences ont vu le jour au cours des dernières années, des moments et des relations qui produisent une nouvelle situation historique où ces deux développements – le premier lié aux mouvements sociaux de réinvention de l’organisation politique, le second aux cristallisations de nouvelles tendances dans la théorie – s’articulent dans des points de contact complexes et volatils. On assiste peut-être aujourd’hui à l’émergence d’une nouvelle politisation et d’une nouvelle direction pour la théorie, aux premiers élans d’une théorie critique communiste.

POLITIQUE :

P E R S I S TA N C E E T S C I S S I O N

Sans surprise, le retour de l’idée du communisme et les nouveaux développements de la politique révolutionnaire

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exercent une influence décisive sur le caractère et la fonction de la théorie. Tout comme les révolutions française, russe, chinoise, cubaine et autres ont produit des effets intenses sur la pensée politique et sur les dynamiques internes du savoir théorique, le nouvel espace postsoviétique du communisme développe un registre théorique lié à ses implications sociales, et qui en exprime les cristallisations. Il faut voir ce moment non pas comme un simple « retour » aux vieilles dynamiques de la théorie marxiste, liées à l’époque aux différents « camps » de la révolution mondiale (soviétique, tiers-mondiste, albanais, yougoslave, vietnamien, coréen, cubain, etc.), mais comme une nouveauté surprenante dans la conjoncture actuelle. Il faut également souligner que cette conjoncture théorique – le moment historique de l’émergence d’une théorie critique communiste – correspond à l’émergence réelle de nouvelles significations politiques, d’une nouvelle séquence historique et sociale. Un élément distinctif des discussions actuelles sur l’« hypothèse communiste » (Badiou), l’« actualité communiste » (Bosteels) et l’« horizon communiste » (Dean) est ce renouveau d’insistance sur la primauté de la politique : elle n’est pas un dérivé des tendances actuelles du capitalisme mondial, de son niveau de composition technique, du degré de développement des forces productives, etc. Cette insistance mobilise un concept de la politique, mais lequel ? Tous ces penseurs, pourrait-on dire, ont une conception de la politique qui en souligne la rareté, la qualité intermittente, incertaine. Plutôt que d’aborder la politique comme une évidence, ou d’y voir une figure d’ubiquité ou d’immanence (comme dans l’argument banal que « tout est politique »), la refonte intellectuelle de la question du communisme met de l’avant une

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généalogie différente de ce qui est, ou n’est pas politique. Plutôt qu’un courant souterrain constant, la politique est l’événement rare, comme chez Badiou, qui fonde une séquence politique et demande la fidélité d’un sujet, ou encore, c’est une proposition égalitaire, comme chez Rancière, qui suspend les représentations possibles de l’ordre dominant (la « police »)4. Ce concept de la politique est lié par-dessus tout aux nouvelles tentatives de penser la place du sujet de la politique, et c’est par là qu’on entre dans les dimensions critiques de cette « hypothèse communiste ». La refonte intellectuelle du communisme se distingue par son insistance sur l’antagonisme, la contradiction, le sujet, la politique et l’organisation, et par le refus de la multiplicité et des gestes de dispersion. Elle se concentre ainsi sur les conditions dialectiques du possible, plutôt que les conditions immanentes de l’impossible. Elle est également le lieu d’une réaction contre le monopole dans les courants de pensée de gauche du registre derridien de la défaite et du repli, et du registre deleuzien de l’immanence et de la multiplicité. Sur le plan métapolitique, les termes typiques de ces registres sont le détachement, l’ironie, le repli, la défaite, la finitude, ainsi que l’impossibilité de la présence, de nommer, de la création affirmative, d’une politique proprement interventionniste. En contraste, on observe au sein des travaux associés à cette « hypothèse communiste » une certaine renaissance de concepts « simples » comme la vérité, la justice, la lutte, l’honneur, le courage, etc. ; des concepts tantôt raillés dans les courants post-déconstruction et relégués à la sphère du « populaire » ou du « vulgaire », tantôt jugés trop « solennels » pour le champ de la théorie. Le courant « communiste » récent rejette en quelque sorte cette

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division du travail entre théorie et politique qui s’est rigidifiée avec le temps, et qui a des conséquences importantes pour la politique et la théorie critique. Que trouve-t-on derrière ce nouveau vocabulaire et cette nouvelle série de gestes ? Avant tout une insistance sur le lien entre les dynamiques internes de la théorie et la situation externe, en particulier la question de l’organisation. Quelques courts textes forment une sorte de « préhistoire » de cette notion. Ils viennent d’une période polémique du travail de Badiou qui exprime, peut-être excessivement, l’essence du problème : comment développer et conceptualiser une théorie de la politique qui ne la réduise pas à une réflexion ou à une validation d’un élément structurel ou d’une situation donnée ? Comment penser une politique désarrimée du concept de nécessité historique ? Ici se profile une position politique : la politique n’est pas un aplatissement des phénomènes, elle n’a pas peur de l’antagonisme, elle ne préfère pas l’holisme à la division, elle ne proclame pas le consensus et l’« amitié », mais plutôt la contestation. En 1977, Badiou a lancé une attaque frontale contre le travail de Deleuze et Guattari, et leur « fascisme de la pomme de terre ». Cette attaque est excessive, dogmatique, et va bien au-delà de ce que demandait la conjoncture politique à l’époque (Badiou allait jusqu’à les qualifier d’« idéologues préfascistes »). Elle contient toutefois un point extrêmement important sur le paradoxe de l’organisation dans la politique, qui est sans doute un noyau clé de cette nouvelle tendance communiste. Dans ce texte, Badiou réagit en particulier à une apparente célébration de la multiplicité chez Deleuze et Guattari. Il s’érige contre les appels euphorisants à fuir, à s’échapper, à devenirmultiple, devenir-schizophrénique, devenir-mineur, etc.5,

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en croisant ce travail théorique avec les termes concrets de la situation politique à l’époque : « On l’a vu en mai 68 : s’il y a révolte de masse, mais pas de l’antagonisme prolétarien, il y a l’antagonisme bourgeois (la politique bourgeoise) victorieux. S’il y a des idées justes, mais pas le marxisme, il y a la remise en selle des réformistes bourgeois du P.S. S’il y a les forces objectives, mais ni programme ni parti, il y a la revanche parlementaire pompidolienne, il y a le retour sur la scène du P.C.F. et des syndicats6. » Badiou reproche ici à Deleuze et Guattari d’être incapables de mener à terme les idées qui fondent leurs concepts majeurs : d’appuyer les révoltes de masse, mais sans penser l’antagonisme entre amis et ennemis du peuple ; de présenter des « idées justes » – la liberté, la fin de l’injustice, la défense des travailleurs, des pauvres, des personnes ciblées par un impérialisme vicieux au sein et au-dehors de la métropole –, mais sans éléments structurels liant la situation de domination à une politique affirmative d’inversion ; de mettre les forces objectives des masses en mouvement, mais sans direction, sans cadre concret pour les orienter. Tous ces éléments selon Badiou finissent par s’inverser et faire advenir leur contraire : la victoire de la politique bourgeoise, du réformisme, du parlementarisme, etc. Deux éléments sous-tendent cette polémique : la persistance et la scission. Et le retour de l’idée du communisme les propulse de nouveau au-devant de la scène théorique. Badiou accuse Deleuze et Guattari de produire un système théorique en constant procès de diversion, redirection, mouvement latéral, afin d’éviter la « capture ». Il y a donc ici une certaine suspicion : une telle politique ne peut soutenir les forces qu’elle soulève, elle peut initier des moments de dissensus au sein de l’ordre dominant,

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mais ne sait pas persister jusqu’à en saper complètement les fondations, ou passer de ce moment de dissensus à une nouvelle hégémonie sur la situation. Par ailleurs, il accuse aussi ce mode de pensée de soulever des questions, de repérer des injustices structurelles, de marquer des points de rupture, mais en dernière analyse d’être incapable de maintenir une division forte, une rupture claire, une insistance sur un côté contre l’autre, sur une ligne contre l’autre. Badiou condense cette idée dans une formule aussi serrée que puissante : « Penser le multiple hors du deux, hors de la scission, c’est pratiquer en extériorité la dictature de l’Un7. » Que dire de cette formule aussi complexe que concise ? L’argument irait comme suit : penser le multiple peut exposer l’Un à sa désunion interne, à sa fausse impression de substantialité. Mais souligner simplement la multiplicité d’une situation sociale et politique n’établit pas comme par magie un pont vers la politique. Noter le caractère multivocal de ce qui a une apparence unitaire n’est aucunement une critique de la situation, encore moins une intervention. La réalité multivocale de l’image unitaire peut au contraire être récupérée précisément au service de l’Un. Il ne suffit pas, dans un contexte de lutte sociale, de faire voir la composition hétérogène de toutes les positions – « les forces policières proviennent aussi des strates inférieures de la société », « l’État s’en prend également à leurs pensions », « certains travailleurs véhiculent des idées terribles », « les militants ne sont pas aussi intègres qu’ils le prétendent », etc. – et d’aboutir dès lors au dicton abstentionniste original : « C’est compliqué, ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. » Ce type d’analyse, qui insiste toujours sur l’hybridité et la complicité mutuelle des scénarios politiques, participe lui-même

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d’un fantasme naïf : exposer cette multiplicité permettrait de se sortir de la partisanerie. C’est-à-dire que dans cette optique, on peut multiplier les options ad infinitum, on peut toujours trouver une « troisième voie », échapper à la binarité, à la pression des choix limités, à la responsabilité, au fait d’assumer les conséquences d’un choix. Voilà pourquoi Badiou insiste sur le Deux – lorsqu’on dit « je ne veux pas choisir un côté ou l’autre, ils sont mauvais tous les deux, nous n’avons pas à choisir, à se confiner à une seule chose », ce n’est pas une scission ou une division de l’Un en éléments infiniment hétérogènes qui s’installe en théorie et en pratique, mais bien un retrait qui permet à l’Un de demeurer intact. C’est précisément ce que Badiou nomme dans la formulation ci-haut « pratiquer en extériorité la dictature de l’Un8 ». Opter pour la fuite permet au statu quo de se réaffirmer, plus fort que jamais, conforté d’avoir renouvelé son unité dans la multiplicité. Une véritable politique doit se fonder sur le courage de choisir, l’insistance sur le Deux, et non sur la crainte de la division, de la séparation, de la scission. Il faut accepter la responsabilité du choix, accepter de ne pas se retirer, voir que le retrait est en fait un refus du mouvement réel, du retournement réel de situation, d’une rupture qu’il faut soutenir. Cette responsabilité signifie qu’il faut rester fidèle au choix, qu’on ne peut faire demi-tour. Appuyer sur le point de rupture d’une situation revient à insister sur l’éternelle scission de l’Un, sur le fait que chaque scénario social et politique est traversé par la lutte, que la politique elle-même relève de cette scission, de cette apparente unité qui devient antagonisme. Cet argument peut-il nous aider à repenser le communisme ? En premier lieu, il montre que la politique ne

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se résume pas à un renversement du système des binarités sociales, elle ne se trouve pas dans une « troisième voie », ou dans la fuite, le défaitisme ou l’abstention. Tous ceux et celles qui participent aujourd’hui à la réinvention du terme « communisme » prennent part à cette lutte longue et ardue pour l’hégémonie dans le monde de la pensée, contre des concepts comme la « mort du sujet », le refus des binarités, l’insistance sur l’incessante multiplicité, etc. Cette lutte pour une politique neuve prend acte du cul-de-sac que représentent ces « philosophies de la défaite », pour emprunter le mot de Bosteels. Elle reconnaît qu’un nouveau développement communiste émergera non pas d’un travail incessant de retrait et de négation, mais d’une politique affirmative et interventionniste, d’une insistance sur le fait que la politique est possible, qu’elle peut fracturer le statu quo de façon permanente. Cette fracture nécessite une persistance, une aptitude à mener le bris initial jusqu’à ses conséquences finales. Voilà pourquoi la littérature contemporaine sur le communisme est dominée par la « question organisationnelle ». L’organisation est, dans le champ des pratiques politiques, l’équivalent de cette dialectique entre persistance et scission dans le champ théorique. C’est là que débute ce renouveau de la pensée du communisme : dans l’articulation entre ces deux directions, jointes autour de la question de l’actualité (Bosteels), de l’immédiateté et de la présence, mais aussi de la pertinence et de la réalité du communisme aujourd’hui. Il faut peut-être ajouter à cette analyse de l’« actualité » (Wirklichkeit) chez Bosteels le concept additionnel d’« actualisation » (Verwirklichung) d’Hegel, qui nous permet d’étendre la définition : « [L]orsqu’utilisée en lien avec le communisme, la notion d’actua-

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lité présuppose l’immanence de la pensée et de l’existence, allant jusqu’à accepter l’identité si souvent vilipendée entre le rationnel et le réel, non pas comme une évidence dogmatique garantie par le cours objectif de l’histoire, mais comme une tâche constante pour la politique9. » Considérons les procès politiques qui peuvent rendre possible cette identité potentielle entre le « rationnel » et le « réel », en lien avec le concept de communisme comme « figure rationnelle » de la lutte (chez Badiou). Il faut revenir ici à la conception de l’actualisation chez Hegel : « la forme concrète [Gestaltung] que le concept se donne en se réalisant [s’actualisant, Verwirklichung] est dans la connaissance du concept lui-même, le second moment distinct de sa forme de pur concept10 ». L’idée d’Hegel est cruciale pour l’examen du communisme – le concept de « communisme » est insuffisant, et pour que nous puissions connaître ses éléments, il faut considérer les formes différentes qu’il revêt dans son procès d’actualisation, dans ses tentatives de réalisation, où le réel et le rationnel s’articulent et se désarticulent de façon volatile. Cela requiert en retour de situer ce nouveau développement communiste au sein de l’histoire du communisme, non seulement dans la pensée, mais aussi dans l’actualité vécue.

H I S TO I R E :

AC T UA L I S AT I O N E T R É I N V E N T I O N

De Alain Badiou, Étienne Balibar et Jean-Luc Nancy à Boris Groys, Slavoj Žižek, Bruno Bosteels et Jodi Dean, plusieurs auteurs ont revisité la conception du communisme et ouvert de nouvelles voies pour en comprendre le sens. Je veux souligner un lien entre ces nouvelles

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analyses du communisme dans l’orbite de la « théorie critique » au sens large et les nouvelles conceptions et expériences du communisme dans la gauche des partis et des mouvements sociaux. Le dernier ouvrage de Lucio Magri, en particulier, nous fournit un « chaînon manquant » pour mieux comprendre ce lien11. Ce texte, peu discuté et pourtant très important, se distingue non seulement par ses hypothèses sur l’avenir d’une idée, mais aussi par sa capacité exceptionnelle d’interroger l’historicité du communisme, de le situer dans l’histoire, et de dresser un bilan transversal de l’histoire du mouvement ouvrier et des trajectoires politico-théoriques de la pensée marxiste. Je le mobilise dans ce qui suit. Bosteels note dans un de ses textes que tous les auteurs liés à ce retour du communisme postulent une démarcation stricte entre communisme et socialisme. Par exemple, Negri, dans son Goodbye Mr. Socialism, dit la chose suivante : Tandis que le socialisme relève de la dialectique et de la mauvaise mémoire, le communisme est non seulement un optimisme de la raison, mais une véritable désutopie. Si l’utopie a le regard fixé sur un idéal hors du monde, la désutopie est un désir fort qui est interne aux puissances du mode de production actuel, donc dans notre horizon réel. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, le mot « communisme » est en train de se reconstruire peu à peu. [...] Du point de vue théorique, une énorme quantité de pensée et de développement théorique convergent actuellement autour d’une définition du communisme qui serait à la fois la seule alternative au postmodernisme et le point de départ d’un important nouveau cycle de civilisation12.

Le socialisme apparaît ici comme un reste sédimenté, saturé des échecs du communisme du xxe siècle, chargé

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d’étatisme, de bureaucratisation, dogmes du parti, répression, complicité, etc. Toutefois, cette définition très tranchée se complique si on prend Hegel au sérieux : les formes d’actualisation sont décisives pour la prise en considération du concept. Il s’agit de prendre en compte les avancées extraordinaires du mouvement socialiste, que ce soit en Amérique latine, en Asie, en Afrique, sans compter l’Europe sous l’austérité (la lutte grecque fut exemplaire), sans quoi il est impossible d’inventer de nouvelles significations pour le projet communiste. C’est ici, au point de tension dialectique entre le compte rendu rétrospectif de l’histoire et la création libre d’une nouvelle politique, que le travail de Magri – que je souhaite rétablir à sa juste place en tant que contribution importante à ce retour du communisme – peut fournir des pistes. Dans son examen de la question organisationnelle et des possibilités contemporaines du communisme, Magri repère un besoin connexe : celui de développer une nouvelle identité communiste. En effet, elle ne se développe pas toute seule, et on ne peut tenir pour acquis qu’elle se formera automatiquement au fil de l’analyse de l’« hypothèse » du communisme. Ce n’est pas évident : pensons à l’histoire sombre et dramatique des échecs du communisme au xxe siècle. Concrètement, que signifie « être communiste » aujourd’hui ? Adhérer à l’économie politique marxiste et à sa théorie des crises ? La réalité aujourd’hui est telle que même les apolitiques et ceux qui appuient l’ordre dominant reconnaissent les limites du capitalisme, et ils sont rares ceux qui, dans le champ idéologique général, célèbrent la croissance infinie comme le faisaient jadis les libéraux et les conservateurs. Et quel sens aurait une identité basée uniquement sur une

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économie politique, sur une évaluation générale partagée du procès social objectif ? Il faut aller plus loin, vers le partage de quelque chose de plus décisif, de plus profond. Bien que les nouvelles discussions du communisme insistent sur la primauté de la politique, le lien basique entre l’histoire de cette idée et ses formes d’actualisation montre que la politique n’émerge jamais complètement ex nihilo ; la simple volonté ne suffit pas. En effet, le procès historique installe non pas une nécessité, mais du moins un sol, une base, qui rend une politique possible. Magri écrit : Le fait que l’histoire humaine ait franchi le seuil de la satisfaction des nécessités de base, que de nouvelles technologies permettent une réduction du travail nécessaire, que les niveaux d’éducation et la vitesse de l’information rendent possible une grande diffusion du pouvoir et une décentralisation des procès décisionnels, que la quantité ne soit plus le seul ou le principal critère de progrès, devraient signifier que le discours du communisme, en son sens émancipateur original, arrive désormais à maturité pour la première fois de l’histoire. Tout cela est vrai : nous le disions en 1968 et nous demeurons convaincus qu’il s’agit de la clé pour une identité communiste qui implique à la fois un rétablissement et une profonde innovation13.

L’insistance de Magri sur une dialectique du rétablissement et de l’innovation – non pas une invention, mais une réinvention – est cruciale dans ce débat. Insister uniquement sur un rétablissement nous condamnerait à rester au stade, raillé par Negri, d’un traditionalisme simple et aveugle ; inopportun, mais qui plus est incapable de rendre compte des nouveaux mouvements sociaux et des scéna-

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rios qui émergent sous nos yeux à l’échelle mondiale. Il poursuit : Une société différente ne naîtra pas d’une rupture soudaine, ou d’une révolution par le haut ; elle doit s’établir au cours d’une longue transformation du mode de production et de consommation, des technologies et des idées, des modes de vie individuels et collectifs. Cette nouvelle société ne se développera pas peu à peu dans les interstices de la société actuelle (comme ce fut le cas pour la révolution bourgeoise) : elle a besoin de force, d’un projet, d’une organisation ; c’est une transformation sociale qui doit naître d’un antagonisme, une hégémonie, une rupture politique. Tout ceci offre définitivement une base solide et un potentiel auditoire de masse pour le rétablissement complet, ou la refondation, d’une identité communiste14.

La formation de cette identité communiste aujourd’hui – quelque part entre le rétablissement et l’invention – signifie de prendre au sérieux cette tâche de la « longue transformation » des institutions, des pratiques, mais aussi de la pensée et de la théorie, tout comme la formation de nouvelles masses critiques15. Si les finalités de la pensée du communisme d’aujourd’hui sont euphoriques, Magri nous rappelle plus sobrement que : [L]a redéfinition d’une identité communiste est un travail de longue haleine, théoriquement et culturellement, qui implique de couper les ponts avec un mode de pensée qui a dominé les dernières décennies. Il faut traverser une période d’essais et erreurs, avec les risques d’éclectisme et de fausses pistes que cela comporte, à l’intérieur d’un horizon dominé par de nouvelles idées bourgeoises et d’anciennes idées ouvrières. Il faudra un long effort d’éducation avant qu’elle n’acquière la force d’une culture, d’une

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nouvelle vision du monde, d’un horizon partagé d’idées profondément enracinées16.

Une nouvelle vision du monde, mais aussi une nouvelle grammaire, un nouveau vocabulaire, un nouveau registre conceptuel. C’est ce qui se trame aujourd’hui. Soyons clairs : il n’y a pas encore d’idée pleinement élaborée de ce que signifie être communiste. Mais il y a des élans, des possibles. Il faut réinventer ce terme, ses métaphores, ses implications, et il faut surtout réarranger la signification géographique qui s’y rattache. Le long « effort d’éducation » de cette pratique nécessite, par-dessus tout, une nouvelle globalité.

G LO B A L I T É D’une certaine manière, ce nouveau courant communiste semble se concentrer sur des tâches avant tout négatives. Il vise le renversement d’un système d’énoncés, de mots et de concepts associés à la relation entre la politique et la pensée : des tropes, mouvements théoriques typiques, expressions attendues de localisation, directions des flux de pensée, etc. Le contenu véritablement affirmatif de ce nouveau courant reste à définir, mais je souhaite en dégager un élément clé : la globalité d’une identité et d’une pensée communistes. Cette globalité s’exprime par un refus du schéma traditionnel de « l’Occident et le Reste » si longtemps associé au développement de la théorie. Le travail de la théorie, ironiquement, a toujours été de perturber les eurocentrismes faciles et les narcissismes civilisationnels de l’université, mais elle n’a jamais été en mesure de dépasser la cartographie cognitive où la

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« théorie » se trouve elle-même rattachée à l’« Occident », et les circonstances empiriques au « Reste ». Une grande partie des appels contemporains à un nouveau point de départ communiste ne proviennent pas de l’arrangement cartographique conventionnel : Badiou a attiré l’attention sur l’expérience révolutionnaire chinoise et son universalité, Bosteels a insisté sur la centralité de la conjoncture latino-américaine. On rompt ici avec les références « traditionnelles » et la position privilégiée accordée aux mouvements ouvriers européens. Il faut reconnaître que le centre gravitationnel de la politique aujourd’hui est diffus ; nous sommes au-delà d’une taxonomie stratifiée du type « centre » et « périphérie », un modèle qui ne fait aucun sens alors que les expérimentations politiques et les théorisations centrales dans le monde aujourd’hui ont lieu bien souvent à l’extérieur de l’« Occident ». Quelles sont donc les possibilités de cette globalité ? Les expérimentations les plus excitantes en politique – l’autre face de ce débat sur l’idée du communisme – proviennent en grande partie de l’Amérique latine, de l’Asie de l’Est et du Sud, de l’Afrique et de sites « occidentaux » habituellement périphériques à ce registre théorique : la Grèce, l’Espagne, le Québec, etc. Les nouveaux partis de gauche en Europe occidentale s’inspirent des grandes expérimentations au Venezuela, en Bolivie et ailleurs. En ce sens, il ne s’agit pas simplement d’inverser le schéma usuel, mais plutôt de développer l’orientation théorique (le « rationnel ») en direction du mouvement politique concret qui fait avancer le mouvement global (le « réel »). Il faut développer la théorie de concert avec le nouveau flux d’influence ; non pas simplement inverser le centre et la périphérie, mais voir enfin le

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nouveau mouvement pleinement global. Une théorie critique communiste contemporaine doit donc se générer à partir de deux négations : une à l’encontre du discours politique des courants dominants de la « théorie », et l’autre dans un refus de la généalogie rebattue du « marxisme occidental », un courant mort qui correspond à une image du monde dépassée. Comment ce courant communiste en théorie critique s’affirmera-t-il à moyen et long terme ? Cela dépendra de la possibilité d’y rattacher un nouveau projet affirmatif et de l’intensification de cet aspect global du projet. Comme le résume Bosteels : Finalement, nous n’avons pas encore pleinement assimilé que la critique de l’économie politique, qui se concentre sur la propriété et le fétichisme des marchandises, et qui jusqu’à maintenant représente l’objet dominant, sinon exclusif, du communisme, ainsi que l’étalon de mesure favori des communistes orthodoxes pour dénoncer les excès de l’ultragauchisme, est en fait impossible sans un point de vue internationaliste. Cela signifie qu’on ne peut laisser les leçons historiques ouest-européennes, que leurs maîtres-enseignants soient déprimés ou enthousiastes ou les deux à la fois dans une oscillation maniaco-dépressive, déterminer la marche à suivre pour le reste du monde. Cela suppose également [...] qu’il faut chercher les modèles et contre-modèles pour tester l’hypothèse de l’actualité du communisme ailleurs17.

ÊTRE

COMMUNISTE EN THÉORIE, C’EST SI SIMPLE

?

Qu’ont en commun ces deux mouvements – les nouveaux scénarios politiques créés par les expérimentations organisationnelles de masse au sein et au-delà de l’État,

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et la nouvelle situation sur le « front théorique » ? Comment faire pour que nos pratiques contribuent à les articuler davantage ? Qu’on me permette quelques remarques pour finir concernant les destinées possibles de ce nouveau moment communiste, un moment doté d’un grand potentiel politique et théorique certes, mais dont la réussite n’est pas garantie, et ce, malgré tous nos efforts, nos capacités et notre courage. « Être communiste en théorie », comme le demanderait peut-être Althusser, « c’est si simple ? » « Non, pas du tout ! » faudrait-il répondre. Que faire alors ? Rien n’est évident. La chose la plus importante lorsqu’on réfléchit à cette question est d’éviter d’ériger de nouvelles barrières théoriques qui viennent diviser le camp communiste, pour parler comme les anciens mouvements internationaux. Le nouveau moment communiste se distancie théoriquement du socialisme, lui-même chargé des crimes de notre passé généalogique, mais il y a plus. La démocratie fait aussi l’objet de critiques. Clouée au pilori en tant que bêtise parlementaire insignifiante par Badiou, accusée de représenter le summum de l’idéologie par Žižek, vue par Dean comme principe structurel du « capitalisme communicatif », le concept de « démocratie » est la cible d’une vive et profonde opposition de principe. C’est là tout un contraste par rapport aux appels, très appuyés dans une conjoncture antérieure, à l’expansion et aux développements du concept de « voie démocratique » vers le socialisme18. Mais ne voit-on pas aujourd’hui dans les plus grands mouvements de la gauche globale – les procès révolutionnaires au sein des États latino-américains, les partis de masse multitendances en Europe et ailleurs – une réinvention des

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procès politiques de masse ? Au Venezuela, en Bolivie, dans les pratiques des nouveaux partis, on invente des approches neuves afin de combiner stratégies politiques électorales et non électorales, de créer un noyau politique militant et fort, mais capable de construire des organisations de parti basées sur des principes de masse. Le défi de la politique communiste aujourd’hui est de lutter pour produire des formes d’organisation de masse hégémoniques, et non pas des formations sectaires minuscules et marginales. Une nouvelle théorie critique communiste doit elle aussi lutter, sur le plan des concepts et des énoncés, pour l’hégémonie dans le champ intellectuel, « sur le front théorique ». La « philosophie de la défaite » n’estelle pas, ultimement, une position aventuriste de gauche qui voit dans chaque gain minimal sur le plan des tactiques immédiates l’augure d’un programme réformiste secret ? Ce n’est pas qu’une position politique ; c’est une position théorique. Bien entendu, cet « horizon communiste » doit signifier autre chose qu’un simple recours à l’État. Mais l’essence du défaitisme dans le champ théorique consiste aussi à élever la lutte dans la pensée, la lutte pour des concepts, au rang de critère déterminant de la participation politique. Ton rejet de l’État est-il adéquat ? Cette question – cette injonction – aboutit à un fantasme, une pensée magique ; elle passe outre toute une série de questions centrales au travail théorique et pratique marxiste, particulièrement dans le registre politique, portant sur la formation, le maintien et la victoire du communisme. C’est un communisme du succès qu’il nous faut aujourd’hui, pas de la défaite, un communisme réellement et profondément économique, politique et culturel qui

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considère la question des institutions, de l’autorité, du droit, de la distribution des moyens de subsistance, de la production de nouvelles formes culturelles et éthiques, non pas comme de simples éléments d’un débat, minuscules psychodrames de la petite organisation politique narcissique formée au niveau trivial du passe-temps, mais plutôt comme des alternatives politiques concrètes dans la vie quotidienne, des pratiques d’éducation politique, qui changent la pensée, et qui changent également les conditions de vie au sens immédiat et pratique en introduisant de nouveaux modes de vie et modes de théorie. Pour reprendre le mot d’Althusser, être communiste dans la théorie aujourd’hui signifie être à la fois « partisan et artisan19 ». Être partisan signifie choisir son camp, choisir sa position politique, entrer de plain-pied dans les considérations stratégiques et tactiques de la politique. Choisir son camp signifie également d’accepter une généalogie de l’échec, une généalogie de l’inachèvement. La dimension partisane signifie de reconnaître la politicité de ce choix. Si le statut de partisan nous oblige à accepter une généalogie de l’échec, c’est le statut d’artisan qui nous pousse à créer de nouvelles généalogies de réinvention. La réinvention du communisme aujourd’hui requiert ces deux aspects, joint par une torsion dialectique en constant travail sur elle-même : le courage de choisir le camp de la politique et de la lutte, de contribuer et d’appuyer des projets et des fronts, mais aussi l’exigence de l’invention, de la création, de l’insistance sur de nouvelles formes, de nouveaux contenus, langages, et concepts. Si le moment actuel de refonte, réécriture et relecture de la question du communisme doit atteindre un nouveau seuil de pensée et de pratique, il nécessite que nous soyons partisans et

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artisans d’une nouvelle réinvention du communisme globale, multipolaire et hétérolinguale.

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Badiou et la critique de l’économie politique Un événement ne concerne pas le plein d’une situation, mais le vide d’une situation. C’est exactement la même chose dans la tradition marxiste, la classe ouvrière est la classe vide (void class) de la situation. Nous ne sommes rien ; nous devons être tout, mais nous ne sommes rien – L’Internationale (L’Être et l’événement, en passant, est un commentaire sur l’Internationale). Alain Badiou1

L

a relation entre le travail théorique d’Alain Badiou et la critique de l’économie politique de Marx est pour le moins ambiguë. L’équivoque tient surtout au fait que Badiou semble rejeter la stratégie analytique marxienne de déplacement et de référence entre les champs de la politique et de l’économie. Plusieurs interprètes y voient un manque de compréhension théorique sérieuse et rigoureuse du capitalisme, et d’autres une conséquence de sa conception de la subjectivité politique. Ce qui suit retrace les origines de ce prétendu « manque » d’analyse de la relation sociale du « capital » chez Badiou, notamment dans les écrits économiques de l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (UCFML), l’organisation politique où il a joué un rôle important

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dans les années 1970. Une lecture attentive de ces textes théoriques précise les raisons historiques et politiques de cette relation ambiguë entre Badiou et la conception systématique de la logique du capital de Marx. On sera ainsi en meilleure position pour comprendre les limites et les ouvertures de la pensée de Badiou par rapport à la critique marxienne de l’économie politique. À la fin des années 1950, Kōzō Uno a publié une série de courtes réflexions sur son œuvre. Il y met l’accent sur un aspect de l’héritage marxien, évident au premier abord, et pourtant fondamental : « Que penser du fait que la recherche de Marx qui a balayé l’ensemble de la philosophie qui le précédait se situait non pas dans le champ de la philosophie, mais plutôt dans celui de l’économie politique 2 ? » La « critique de l’économie politique » de Marx n’est ni une philosophie ni une théorie politique ou économique : son objet analytique est plutôt le discours de l’économie politique et son réseau de problèmes philosophiques, politiques et économiques. Les travaux de Marx s’insèrent mal dans une division du travail théorique qui assigne des fonctions distinctes aux sphères de la politique et de l’économie. L’analyse de Marx porte plutôt sur les « secrets » du mode de production capitaliste, et se déploie dans un champ « interdisciplinaire » dynamique et changeant. Tout en démontrant que les théories économiques de son époque ne peuvent rendre compte des conditions sociales antagoniques de formation de leurs propres présupposés, Marx disloque son objet d’analyse à travers la hiérarchie du savoir établi, et sa méthode concorde avec les conséquences et les conclusions de son analyse. Ainsi, le projet marxien n’est pas seulement une manière de voir le monde, une lunette,

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mais une stratégie conceptuelle, une pratique théorique et un projet politique. La pensée d’Alain Badiou a eu un impact majeur sur la scène théorique anglophone dans les vingt-cinq dernières années. Cette réception s’est ensuite en partie retransmise en France, et sa pensée loge désormais au centre des discussions théoriques. D’une part, les références et énoncés politiques de Badiou sont souvent vus comme un retour salutaire aux termes et aux cadres de la tradition marxiste, dans un moment de retraite prolongée de la gauche mondiale. D’autre part, sa politique du « générique » est parfois rejetée par des marxistes qui y voient un volontarisme, un communisme utopique ou même primitiviste, dénué de fondements analytiques marxistes solides. Cette critique marxiste de Badiou avance que sa pensée tend à ignorer, à effacer, ou à diminuer l’importance du registre économique, pour y substituer une primauté du politique. La pensée de Badiou représenterait un retour à un marxisme purement subjectiviste, un projet communiste défectueux qui laisse de côté l’analyse de la logique objective du capital à la base de la conception marxienne du social. Le travail de Badiou met plutôt l’accent sur une séparation austère et rigoureuse de l’arène politique de l’État, et un retrait de toute situation où la logique du capital est dominante. En conséquence, il est critiqué pour avoir laissé de côté les marqueurs théoriques de différentiation qui distinguent le projet révolutionnaire marxiste de toutes les autres orientations subjectives radicales : sa critique de l’économie politique, l’innovation conceptuelle et méthodologique centrale des travaux de Marx, et les trajectoires qui en émanent.

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Deux questions m’intéressent dans ce qui suit. Premièrement, puisque son œuvre est ainsi reçue, peut-on retracer d’où vient cette « distance » du registre économique chez Badiou ? Quelles sont les raisons historiques et théoriques qui le poussent à contourner les questions d’économie politique et le travail théorique de Marx sur la valeur ? Je propose ici une lecture croisée de la position qu’il a élaborée dans les dernières années et des travaux collectifs de l’UCFML des années 1970, alors dominée par ses idées philosophiques et politiques. Je souhaite montrer que Badiou maintient somme toute la même posture envers la critique de l’économie politique depuis le début des années 1970. Deuxièmement, il faut se demander si la position de Badiou de se soustraire à l’« économique » est cohérente dans le contexte actuel. D’une part, ses interventions philosophiques excluent-elles nécessairement l’« économique » ? D’autre part, quels problèmes émergent alors dans sa pensée par rapport à la tradition de la théorie marxiste ? Ses arguments sur ce point imputent constamment à la théorie marxiste le spectre de l’« économisme », une subordination de la politique aux tendances du capital. Mais contrairement au contexte du Que faire ? de Lénine, la distinction rigide entre l’« économisme » et les « demandes politiques » n’est pas la question centrale de notre époque. Puisque le développement contemporain du capitalisme découle avant tout d’une stratégie d’expropriation de la classe ouvrière mondiale – et implique donc dès le départ la politicité des relations de propriété comme fondement de la reproduction de la force de travail – il est impossible de séparer demandes « économiques » et « politiques ». Badiou a souvent répété que la crise du marxisme découle de la subordination

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de la politique à la nécessité historique, ce qui élimine le pouvoir de rupture qualitative de la politique. Le paradoxe de cette position est que la proposition de la « critique de l’économie politique » est en tout point semblable : Marx nie l’autonomie de l’« économie », force théoriquement le capital à révéler la politicité de son mouvement et critique les idéologues économiques qui évitent de parler des luttes politiques concrètes venant conditionner et recouper la « main invisible » du marché. Notre moment prouve le bien-fondé du refus de Marx de substantialiser l’« économie », comme si elle était « pure », composée de forces évoluant au-delà de la conjoncture. Bien que l’analyse du capitalisme soit souvent présente à l’arrière-plan chez Badiou, elle demeure muette et insuffisamment développée. Les positions politiques qu’il tient aujourd’hui demeurent déterminées en grande partie par le moment des années 1970, et son refus de repenser la signification de la critique de l’économie politique aujourd’hui diminue la force de son argument sur la détermination subjective de la politique. Ce qui suit tente de clarifier la relation complexe entre Badiou et le marxisme, une relation ni d’inclusion ni d’exclusion, mais d’entrecroisement problématique qui recèle plusieurs possibilités pour la pensée.

L’« I N S C R I P T I O N

SINGULIÈRE

»

DE LA POLITIQUE

Badiou tente depuis longtemps de penser une politique révolutionnaire qui ne soit pas tributaire de la nécessité historique, et dont la vérité ne dépende d’aucune garantie « économique ». En conséquence, il a surtout mis l’accent

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sur le « moment d’intervention », le moment où quelque chose de complètement hétérogène à l’ordre de l’être (le circuit harmonieux de la reproduction du capital) émerge et perfore sa surface planaire. Prenons par exemple la grève de 1983 à l’usine Talbot de Poissy, un moment historique clé cité dans Peut-on penser la politique ? Paradoxalement, cette grève n’est pas un exemple de quoi que ce soit pour Badiou. Il utilise cette technique qui consiste à citer un cas afin de démontrer que l’événement révolutionnaire ne se résume jamais à « un cas ». Il se concentre plutôt sur l’émergence d’une séquence révolutionnaire dans des circonstances incertaines, contingentes, ne découlant d’aucune nécessité : « Ainsi, Talbot n’est exemplaire de rien. C’est une inscription singulière d’où la politique procède, non ce que construirait la politique pour prouver qu’elle est légitime3. » Selon Badiou, la situation à l’usine Talbot ne résulte pas d’une nécessité historique, et ne peut servir rétrospectivement de validation pour une politique. Il s’agit plutôt d’un événementélément : « Talbot » et son « inscription singulière » dans la situation fondent un site d’où la politique peut émerger pour la première fois, un site tributaire d’aucun calcul économique. Cette position demeure au centre de la politique de Badiou à ce jour. Comme l’a noté Peter Hallward, selon Badiou et l’Organisation politique (OP, le successeur de la UCFML), « la véritable politique ne peut commencer qu’à distance de l’économie, et les politiques supposément justifiées par la nécessité économique sont, pour l’OP, synonymes de politique réactionnaire4 ». D’où vient cette idée théorique ? Pour plusieurs organisations de gauche des années 1960 et 1970, les nationalisations, les programmes sociaux et le filet social mis en

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place par l’État français selon la logique de planification d’après-guerre représentaient un secteur partiellement sous contrôle prolétaire. Plusieurs des partis alignés à l’URSS, comme le Parti communiste français (PCF), ont développé une position centrée sur la radicalité de la base progressiste des secteurs nationalisés, de la bureaucratie syndicale et de la nécessité de participer aux processus parlementaires au sein de l’appareil d’État. Selon Badiou, l’emprise totale qu’exerce le capitalisme sur les différentes logiques qui gouvernent le développement des mécanismes de l’État restreint le champ de vérités politiques : « L’État moderne ne vise que le remplissement de certaines fonctions, ou le façonnage d’un consensus d’opinion. Sa dimension subjective n’est que de transformer en résignation ou en ressentiment la nécessité économique, c’est-à-dire la logique objective du Capital. C’est pourquoi toute définition programmatique ou étatique de la justice change cette dernière en son contraire : elle y devient en effet l’harmonisation du jeu des intérêts5. » Dans le même ordre d’idées, Badiou aborde la critique de l’économie politique à partir de deux positions de base qu’il expose dans ses travaux récents. D’une part, il insiste sur la « primauté de la politique », sur la possibilité d’intervenir, à l’encontre de toute notion de nécessité historique. D’autre part, il oppose cette primauté de la politique à la logique circulaire du « capitaloparlementarisme », à l’agglomération soi-disant « démocratique » de la « participation » au gouvernement de l’État et de la « participation » au « libre » échange capitaliste. Tout ce champ représente pour lui l’« économie » (nécessité, répétition, inéluctabilité, caractère cyclique, capacité

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de cooptation), à l’opposé de ce qu’il conçoit comme la « politique » (surprise, risque, hasard, pari, indécision, spontanéité, intervention, rupture). Il résume sa première position ainsi : Quel genre de politique est vraiment hétérogène aux demandes du capital ? C’est la grande question aujourd’hui. Notre politique est située au cœur des choses, dans les usines, en rapport direct avec les employeurs et le capital. Mais elle demeure une question politique – c’està-dire de pensée, d’énoncés, de pratiques. Tout effort qui vise à construire une économie alternative me semble purement et simplement abstrait, voire conduit par le vecteur inconscient de la réorganisation même du capital [...] Le capital peut assimiler toute proposition qui concerne directement l’économie6.

L’argument que toutes les propositions « directement » économiques peuvent être cooptées, assimilées, retournées sur elles-mêmes, etc. revient constamment dans les travaux de Badiou. De l’autre côté, on le voit essentiellement endosser en bloc les éléments fondamentaux de l’économie marxiste : La partie du marxisme qui consiste en une analyse scientifique du capital est toujours absolument valide. Après tout, la réalisation du monde comme marché global, le règne sans partage des grands conglomérats financiers, etc., tout ceci est une réalité indubitable, essentiellement conforme à l’analyse de Marx. La question est la suivante : où est la politique dans tout ça ? Je pense qu’une idée marxiste, et aussi léniniste – et vraie – est que toute campagne viable contre le capitalisme ne peut être que politique. Il ne peut y avoir de lutte économique contre l’économie7.

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Badiou reconnaît ici la pertinence du cadre analytique marxien, mais il en neutralise la politicité et l’écarte de son propre projet et des enjeux qu’il aborde. Ce geste soulève des difficultés, et ce, pour plusieurs raisons. Sa vision de la politique contemporaine est étonnamment proche de celle qui condamnait le « révisionnisme » du PCF dans les années 1970 (j’y reviens plus bas), et dans la même veine, son attitude envers la théorie marxiste au sens large la réduit souvent à une de ses incarnations antérieures, statique, privée de son dynamisme. Le fait que Badiou insiste sur la séparation entre réponse politique et réponse « économique » diverge ici fondamentalement de la vision de l’économie politique chez Marx. En effet, l’entame de Marx était toute simple : l’économie politique classique ou bourgeoise tient pour acquis une série de phénomènes qui découlent en fait de luttes politiques. Marx rejette catégoriquement l’idée – aujourd’hui hégémonique grâce au « consensus » néolibéral – que l’« économie » représente une totalité abstraite et séparée où loge la forme la plus épurée des relations sociales. Il déplace cette formulation, non pas en situant l’économie au-delà de tout, mais en montrant que les expressions économiques de la reproduction de la vie sociale ne sont pas naturelles, données ou inévitables. Elles sont plutôt des champs sociaux qui se développent historiquement au fil de luttes elles-mêmes occultées par le fonctionnement en apparence harmonieux du capital. Chez Badiou, l’apparition – rare et déterminée – du sujet comme fonction de fidélité à l’événement est isolée de l’histoire, ce qui le place dans une impasse vis-à-vis du registre théorique marxiste. Aussi récemment que dans Logiques des

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mondes en 2006, il tente d’expliquer sa position en citant la fameuse déclaration de Mao sur Staline (au fondement de la rupture sino-soviétique) dans les mois suivant le décès du leader soviétique en 1953 : « Staline parle uniquement d’économie ; il n’aborde pas la politique8 », à laquelle il oppose son énoncé : « la décision politique n’est pas contrainte par l’économie9 ». Une lecture charitable pourrait y voir un rappel important : la révolution n’est jamais une nécessité du point de vue du capital. Il se présente toujours sous la forme d’un circuit d’accumulation presque éternel qui ne s’effondrera pas de lui-même. Comme l’a montré Marx, une seule nécessité découle du fonctionnement même du capital : il créera et rencontrera éventuellement certaines limites historiques et sociales qu’il ne pourra dépasser. La politique consiste à lutter sur ces limites, et au sein de celles-ci, afin d’élever leurs antagonismes au stade de contradictions politiques. Marx conçoit la possibilité d’une politique communiste à partir de la connaissance du circuit du capital, du fait inéluctable que les relations sociales sont médiatisées par la forme marchandise dans une société capitaliste. Dans ses discussions récentes de l’« hypothèse communiste », Badiou souligne le besoin d’articuler une politique en réponse aux mesures d’austérité qui ont fait suite à la crise de 2008. Toutefois, sa tentative d’opposer le « réel des peuples » au « spectacle malfaisant10 » du capitalisme ne convainc pas dans la mesure où elle ne contient aucune analyse marxienne de la cause de la crise, de sa nature cyclique et de ses fondements dans l’incapacité du capital de produire directement la marchandise force de travail. Badiou passe outre l’analyse marxienne de la

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forme valeur, de la forme marchandise et de la nature des crises comme recalibrations spasmodiques du capital. Sa propre tentative de raviver l’« idée du communisme » s’en trouve freinée, puisqu’elle apparaît principalement dans ses travaux comme un refus moral, un idéal en provenance d’un dehors immaculé. Avant la publication de L’Être et l’événement, Étienne Balibar a publié une recension incisive de Théorie du sujet (1982) et de Peut-on penser la politique ? (1985), où il affirme « que la catégorie “matérialiste” centrale chez Badiou [n’est] pas celle du rapport social [...], moins encore celle de la production [...], mais, dans la tradition maoïste, celle des masses11 ». Nul doute que Badiou reste sur cette position encore aujourd’hui ; il présente d’ailleurs « les masses » comme site propice pour redynamiser l’« hypothèse communiste12 », même si ses raisons pour le faire sont ambiguës. Il faut cependant souligner que la figure des « masses » demeure nécessaire précisément grâce à la vision « économique » de Marx. Puisque « la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail » (Eigentümer der persönlichen Produktionsbedingung, der Arbeitskraft13), elle acquiert la fonction de « fossoyeuse » du capital, de « propriétaire » de cette présence absente que le capital ne peut produire par lui-même : la « force de travail ». Elle fournit le modèle fondamental de toutes les relations sociales médiatisées par la forme marchandise, et révèle la faiblesse politique du capital. Hallward aborde ce problème d’un autre angle : Badiou rejetterait le concept même de « société », en ce qu’il nomme en une seule totalité une articulation du subjectif et de l’objectif, le mouvement de l’histoire et l’intervention qui convoque un sujet. Mais comme le dit

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Hallward, il faut reconnaître, en contraste de Badiou, « la relation inévitable et nécessaire entre la politique et l’économie à la base de la structure même de notre situation14 ». La forme « société » est précisément ce qui structure la parallaxe entre la politique et l’économique, c’est d’ailleurs un des fondements analytiques centraux du projet marxiste. La composition du registre social s’exprime toujours comme une conjoncture de relations sociales concrètes qui correspondent d’une manière ou d’une autre à un niveau concret de développement de la totalité des forces sociales organisées, conjoncture qui révèle à la surface du social l’équilibre des forces qui prévaut à un point donné. Il semble donc que ce point représente une limite conceptuelle irréconciliable entre Badiou et la tradition de la théorie marxiste. Slavoj Žižek fait partie de ceux qui ont relevé l’absence d’un moment économique chez Badiou. Puisqu’il est impossible selon Badiou de découvrir un projet dans les flux économiques, les nouvelles conditions du capitalisme ne mènent pas à l’émergence d’un nouveau sujet de l’histoire, et les innovations qui ont lieu sous l’égide du capital ne peuvent jamais servir de modèle pour de nouvelles formations politiques. Il privilégie plutôt une politique de la soustraction, qui fonde son propre espace pour lancer des formes de pratiques révolutionnaires – pour lui, toute modalité politique qui acquiesce aux espaces déjà donnés par l’organisation sociale capitaliste (les syndicats « officiels », les entreprises, l’État, etc.) et lutte sur de tels terrains est condamnée à la défaite. En acceptant les espaces de l’ordre existant, ces modes politiques vont plutôt opérer comme des moments favorisant le contrôle capitaliste. Toutefois, comme le dit Žižek,

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cette façon de penser mène Badiou à « l’abandon de l’idée clé de Marx que la lutte politique est un spectacle qui, pour être compris, doit référer à la sphère économique ». Il ajoute ensuite : Le noyau théorique du marxisme est la « critique de l’économie politique » de Marx, qui est complètement absente des travaux de Badiou – sans doute une conséquence de son refus d’admettre « l’économie » comme site potentiel de l’événement. [I]l refuse d’explorer le potentiel révolutionnaire de la sphère « économique » (puisqu’elle appartient selon lui à l’ordre de l’être, et ne contient pas de sites événementiels potentiels) ; c’est pourquoi la seule possibilité qui reste est celle d’une organisation politique « pure » qui opère à l’extérieur de l’État et se limite à des déclarations mobilisatrices... La seule issue est de restaurer dignement l’économique dans le champ de la vérité, dans le potentiel des événements15.

Comme le note Žižek, les travaux de Badiou ne se penchent que très rarement sur le champ spécifique de l’« économie ». Il faut donc se demander si cette zone ambiguë, ce manque, sont muets, ou s’ils signalent plutôt la présence d’une série de problèmes, de raisons historiques et théoriques qui expliquent cette absence. Autrement dit, pour paraphraser Badiou, il faut se tenir immanent à ce manque, et se demander pourquoi il exclut la question de l’économie16. C’est un problème plus large qu’une simple question de limites disciplinaires. Si Badiou choisit de ne pas traiter du capitalisme contemporain, ce n’est pas simplement parce que ce n’est pas son champ de spécialisation. Comme l’indique Žižek, l’économie chez Badiou est une expression exemplaire

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de « l’ordre de l’Être », une multiplicité pure. Le souci de Badiou n’est pas le multiple, mais l’événement, le site qui perfore l’ordre de l’être et convoque ainsi un sujet politique rare. Compte tenu de la dette considérable des travaux de Badiou envers les héritages théoriques et pratiques du maoïsme, Bruno Bosteels a argué qu’il était davantage un « post-maoïste » qu’un « post-marxiste »17. Bosteels a montré en long et en large les continuités entre la modulation politique maoïste (la séquence politique de la Révolution culturelle en particulier) et la pensée plus tardive de Badiou, compliquant ainsi toute distinction entre un jeune Badiou « maoïste » et un Badiou plus âgé qui ne le serait plus. Mais pourquoi la pensée de Badiou est-elle apparemment si éloignée de la théorie de la valeur de Marx, de la critique « économique » au fondement de sa politique communiste ? Pour quelle raison Badiou conçoit-il l’économique comme un multiple, un ordre de l’être, une simple expression de « ce qui est », alors que la politique est le site privilégié d’intervention ? Cela ne revient-il pas à réduire la politique à un héroïsme aveugle, intervenant dans des situations dont la logique émane pourtant d’entrelacements complexes entre l’économique et la politique ? « Je ne pense pas, dit Badiou, que les événements soient liés dans un système global. Ce serait que de nier leur caractère aléatoire, or je le maintiens absolument. » Ce à quoi Peter Hallward répond : « Ce rejet de la causalité en vaut-il la peine sur le plan stratégique18 ? » Tentons de retracer, dans un moment historique, les raisons économiques ayant mené Badiou à adopter une telle position. Nous pourrons de cette façon clarifier le plan stratégique en question.

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« L’ É C O N O M I E

EST L’EXPRESSION

CONCENTRÉE DE LA POLITIQUE

»

Pour répondre à cette question, il faut se tourner non seulement vers les premiers travaux de Badiou, mais aussi les travaux collectifs qui ont forgé ses positions : le projet d’analyse collectif de l’UCFML. Plusieurs contributions récentes ont examiné la relation entre la pensée actuelle de Badiou et ses antécédents. Elles se sont replongées dans les textes des années 1970 de l’UCFML, entre autres la Théorie de la contradiction (Badiou), De l’idéologie (Badiou et Balmès), les textes colligés dans le volume La situation actuelle sur le front de la philosophie, ainsi que les premiers écrits de Sylvain Lazarus (quelquefois sous le pseudonyme de Paul Sandevince), publiés pour la plupart dans la collection « Yenan » chez Maspero, sous la direction de Badiou et Lazarus. On trouve également dans cette collection une série de textes connus sous le nom des « Cahiers Yenan », des textes collectifs « produits par les différentes commissions Yenan », dédiés à l’analyse des cibles du groupe « dans la conjoncture idéologique plus immédiate19 ». Parmi ces écrits se trouvent deux longs textes d’analyse économique rédigés par l’une de ces « commissions » – le Groupe Yenan-économie : le second « Cahier Yenan », intitulé Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique, et le troisième, Transformations du capitalisme. Ces textes se penchent principalement sur la théorie des crises, la théorie des cycles d’accumulation, l’analyse des changements contemporains dans l’organisation sociale du travail et la critique d’autres courants d’économie politique marxiste20. Alors que plusieurs critiques de

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Badiou reviennent à ses textes explicitement « matérialistes dialectiques » des années 1970 afin d’examiner, de contextualiser et d’historiciser les contours de ses interventions politiques récentes, je propose de clarifier ce doublet compliqué « Badiou/économie », ou en fait « Badiou/marxisme », en lisant attentivement le travail du Groupe Yenan-économie et en analysant ses conséquences politiques. La lutte contre le « révisionnisme », que Badiou définit dans De l’idéologie comme un « marxisme purement formel, investi de contenus bourgeois21 », était centrale aux écrits économiques de l’UCFML dans les années 1970, surtout dans leur critique de la théorie du capitalisme monopoliste d’État (ciaprès CME), et de sa relation à l’organisation politique et à la lutte. Bien évidemment, le contenu politique des travaux philosophiques récents de Badiou ne se réduit pas à une série de textes, rédigés à plusieurs, au sein d’une formation politique d’il y a quarante-cinq ans. Mais l’arrière-plan de cette lutte spécifique dans la situation française peut tout de même nous aider à clarifier la position de la pensée de Badiou dans le champ de la théorie marxiste. Le premier des deux « Cahiers » de 1976, Marxismeléninisme et révisionnisme face à la crise économique, ouvre trois grands chantiers : une exposition de la théorie marxiste des crises, de la forme-argent, du crédit et des cycles économiques ; une présentation de la théorie du CME et de son idéologie politique « révisionniste » ; et une enquête sur les deux crises principales du début des années 1970 – la fin de l’étalon-dollar or en 1971 et le choc pétrolier de 1973. Les deux premières sections de ce texte (« Éléments d’analyse marxiste des crises » et « Monnaie, crédit, et crises

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cycliques ») présentent de brefs résumés de certaines prémisses de l’économie marxiste : la marchandisation de la force de travail, la base de la division du travail dans la figure du salarié, le contraste entre le caractère social de la production et l’appropriation privée de la survaleur, la forme-monnaie comme équivalent général, l’analyse de l’armée industrielle de réserve et de la surpopulation relative, capital constant et capital variable, etc. Vient ensuite une introduction des thèmes majeurs du livre trois du Capital à l’intention des non-spécialistes : relation entre taux de profit et taux de survaleur ; la soi-disant « loi tendancielle » de la baisse du taux de profit en fonction d’une augmentation de la composition organique du capital ; et l’analyse du capital productif d’intérêt et de la subdivision du profit en intérêt et profit d’entreprise. Ces sections sont essentiellement des exégèses de Marx. Le troisième chapitre de ce texte porte sur le « révisionnisme » et la théorie du CME, et développe un mode d’analyse repris dans le troisième « Cahier », Transformations du capitalisme. On y note immédiatement la base de la position de l’UCFML au sein de la théorie marxiste : la critique de la théorie du CME, ainsi qu’une ligne politique « anti-révisionniste22 ». Dans les années 1950 et 1960, la théorie du CME était la position orthodoxe au sein du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) et dans plusieurs États du bloc soviétique. Elle est devenue une doctrine centrale de plusieurs partis communistes officiels en Occident (et partout dans le monde), posant ainsi un élément central du contexte d’émergence de l’eurocommunisme quelques années plus tard23. Lénine est le premier à utiliser le concept de « capitalisme monopoliste d’État » dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme24. Les auteurs du

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second « Cahier Yenan » notent toutefois que bien que « les révisionnistes trouvent chez Lénine un emploi (marginal) de l’expression “C.M.E.”, ils se plaignent de ne plus la voir développée par la suite et reprochent à Staline de s’obstiner à faire silence sur ce point en ne parlant que de capitalisme de monopole25 ». Ce chapitre couvre un terrain similaire à celui abordé par Mandel dans Le troisième âge du capitalisme. Les deux discussions se penchent principalement sur le volume Le capitalisme monopoliste d’État, dirigé par Paul Boccara (économiste bien connu et figure centrale du PCF), qu’elles considèrent comme la meilleure synthèse de la théorie du CME, et tirent des conclusions similaires à propos de la bureaucratie du PCF-CGT (Confédération générale du travail). Selon l’UCFML, le déclin du PCF est attribuable à leur pratique : il est déjà établi que le parti et son syndicat-frère, la CGT, ont emprunté la voie révisionniste qui mène à une intégration parlementaire complète. Il faut néanmoins les lire attentivement : « On trouve ainsi dans leurs textes une juxtaposition constante de considérations empiriques et d’affirmations politiques au milieu desquelles il s’agit de travailler pour dégager ce qui constitue théoriquement, d’un point de vue marxiste-léniniste, leur dégénérescence26. » Le groupe cherche à montrer que la théorie du CME n’est pas compatible avec l’économie politique marxiste, et surtout qu’elle révèle les différences idéologiques et organisationnelles entre le PCF et la ligne « anti-révisionniste » ou marxiste-léniniste (maoïste) : « Le C.M.E., en tant que totalité organique incluant des aspects économiques, politiques, idéologiques, doit alors pour les révisionnistes être caractérisé par un ensemble de facteurs, allant de la concentration

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accrue du capital monopoliste aux tendances à l’autoritarisme politique27. » À ce stade du texte, on voit clairement que le rôle de l’État forme le point essentiel. Selon l’UCFML, le révisionnisme et le marxisme-léninisme divergent sur la question de la constitution du nouveau stade du capitalisme, et sur la question de l’amendement du pouvoir coercitif de l’État « de l’intérieur ». Pour les « révisionnistes », une « particularité essentielle de la crise du C.M.E. est qu’elle survient dans une situation caractérisée [...] par un développement bien supérieur des “organisations ouvrières démocratiques” regroupées autour d’un programme de passage au socialisme par des voies originales28 ». L’idéologie politique qui accompagne la théorie du CME est donc également téléologique : le PCF entre dans une phase de parlementarisme et de célébration bureaucratique du secteur nationalisé, et en attribue rétrospectivement la possibilité à une transition au sein des dynamiques organisationnelles capitalistes. En conséquence, le PCF peut dériver à postériori toute une série de justifications politiques, économiques et organisationnelles à partir de la théorie du CME. Selon l’UCFML, les « révisionnistes » du PCF minimisent l’importance de la continuité de la lutte, et mettent plutôt l’accent sur la croissance de l’harmonie. Mais le fait est que : Dans le passage du capitalisme de libre concurrence à l’impérialisme – la contradiction fondamentale prolétariat/bourgeoisie, le caractère de classe de ces deux classes, l’essence capitaliste de la société ne changent pas, mais cette contradiction s’accentue ;

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– la contradiction entre le capital monopoliste et le capital non monopoliste surgit. La contradiction entre les puissances coloniales et les colonies devient plus marquée. La contradiction entre pays capitalistes provoquée par le développement inégal de ces pays se manifeste avec une acuité particulière29.

Cette massification des contradictions, caractéristique des nouveaux stades du capitalisme au summum du développement d’après-guerre, s’appuie sur la contradiction de premier ordre de la société capitaliste en général : « [P]our les marxistes-léninistes la contradiction fondamentale du système économique capitaliste est entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation de cette production [...], pour les révisionnistes, en fin de compte, cette contradiction fondamentale se condenserait à l’étape du C.M.E., se réduirait à la contradiction État/monopoles30. » Cet argument qui situe la contradiction primaire du monde contemporain entre l’État et le monopole n’est pas nécessairement dépassé : on en retrouve certaines versions dans la politique sociale-démocrate contemporaine, et il faut garder ce parallélisme bien en tête lorsqu’on évalue les déclarations critiques de Badiou à l’endroit des mouvements sociaux contemporains. Selon le « révisionnisme », le stade contemporain du développement capitaliste s’appuie sur la nouvelle logique politique de l’État, et sur l’idéologie d’une transition démocratique pacifique vers le socialisme. Le compromis entre le capital et le travail, réalisé par la bureaucratie syndicale et le patronat, devient par conséquent le modèle par excellence pour l’organisation du parti et son nouveau tournant

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théorique. Cette logique est essentiellement un nouvel « économisme », une version déterministe de la nécessité historique selon laquelle les nouveaux développements sur les planchers d’usines tels que l’automation et l’informatique annoncent une victoire partielle contre l’oppression capitaliste de la classe ouvrière. Toutefois, ce n’est pas la division du travail de base entre les classes qui a changé, mais seulement la nature de la tâche. Comme le soulignent les auteurs du second « Cahier Yenan » : « Cette complète séparation entre division technique et division sociale du travail que manient les révisionnistes est ce qui leur permet de parler d’une prétendue révolution scientifique et technique, basée sur l’informatique et l’automation31. » En fait, ce manque d’attention aux nouvelles formes d’oppression qui entrent clandestinement dans les lieux de travail par l’entremise des techniques de gestion et leur reprise par la bureaucratie syndicale produit, selon l’UCFML, un simple fac-similé de politique communiste, qui tire sa ligne politique de la révision par le PCUS de la notion de parti : le rejet de la « dictature du prolétariat » et la transformation du « parti du prolétariat révolutionnaire » en un « parti du peuple32 ». Pour le Groupe Yenan-économie, en désarticulant le mouvement ouvrier de son caractère fondamental de classe, le PCF se méprend sur la nature même du capitalisme. Dans son ouvrage majeur sur le capitalisme tardif, Ernest Mandel soutient que ce sont précisément de telles tendances qui mènent les théoriciens du CME à faire erreur sur la « dynamique du troisième âge du capitalisme dans sa totalité. C’est ainsi qu’ils parviennent à la conclusion erronée que les contradictions internes de ce système diminuent. [I]l s’agit, chez ces auteurs, d’une

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opération idéologique et non d’une simple erreur théorique33 ». C’est sur cette base que le groupe utilise le terme « révisionnisme » – ce n’est pas une question de jugement théorique erroné, mais une stratégie qui, ultimement, ne peut mener qu’à appuyer le système capitaliste. Si on situe théoriquement la contradiction primaire de la situation entre l’État et la firme monopolistique, il ne reste au parti de la classe ouvrière qu’à choisir entre deux versions de la même chose : un lieu de travail sans contrôle direct sur les moyens de production. Dans la logique politique emmêlée qui se développe autour de la justification de cette ligne au PCF, le Groupe soutient que pour les révisionnistes : [L]’ensemble du secteur géré par l’État ne fonctionne plus comme capital, car il a « la possibilité d’agir sans tenir compte de la loi du profit ». Le secteur nationalisé est « le lieu où se nouent les contradictions du système », car d’un côté il est un lieu progressiste, s’extrayant des rapports de production capitalistes, signifiant la nécessité de l’organisation sociale collective de la production, et, de l’autre, il est utilisé, géré au profit des monopoles privés. C’est le sens du grand dilemme révisionniste : « Service public ou service des monopoles ? », c’est la raison de leur mot d’ordre : « non à la privatisation des services publics »34.

Ces mécanismes de justification du PCF rappellent certaines descriptions officielles de la structure économique de l’URSS à l’époque, par exemple la notion de « production socialiste de marchandise ». L’absurdité de ces justifications peut être résumée, comme le fait succinctement Badiou ailleurs, à « un lent pourrissement parlementaire, dont le PCF nous offre le spectacle dégradant35 ». Le

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modèle théorique du CME, et sa logique de la primauté de l’opposition entre État et monopole, souffre également d’incohérence interne lorsqu’il affirme que la « démocratie » peut atténuer le capitalisme : « [M]ais dans la démocratie avancée le capitalisme demeure encore et il pourra être alors caractérisé comme “un capitalisme d’État démocratique”. Comme Kautsky finalement défendait la nécessité d’un superimpérialisme unique qui dissoudrait les guerres, nos révisionnistes modernes veulent la mise en place d’un supermonopole unique – l’État – qui dissoudrait les divisions sociales capitalistes et les antagonismes de classe36. » Le véritable noyau de la théorie du CME est donc une réaction au monopole appelé « firme » par un renforcement du monopole appelé « État » – on peut voir l’immense confusion qu’entraîne ici la subordination de la politique à la situation économique la plus immédiate. La théorie du CME existe avant tout pour « justifier la subordination de la lutte ouvrière dans les États impérialistes aux manœuvres diplomatiques de la bureaucratie soviétique », et remplacer la lutte pour des demandes transitionnelles anticapitalistes par une « lutte limitée aux revendications démocratiques d’un “front antimonopoliste”37 ». Mandel ajoute ensuite un point essentiel : « Comme ces auteurs [du PCF] voient dans le “capitalisme monopoliste d’État” une “adaptation objective” des rapports de production aux forces productives qui continuent à se développer, et veulent “utiliser” dans la “démocratie avancée” cette adaptation à l’avantage des travailleurs, ils perdent complètement de vue le fait que l’exploitation de la force de travail est à la base dans ces rapports de production38. »

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Il s’agit là d’un point important, exprimé également par le Groupe Yenan-économie. Mais en réponse à cette situation, ils déclarent simplement que : « La réponse à la crise doit être politique [...] “le capitalisme est malade, qu’il crève et que vive le socialisme39 !” » Cet énoncé, d’une naïveté déconcertante, est considéré comme une réponse « politique » à la situation économique, une réponse qui replace le mouvement socialiste historique vivant au point d’effondrement de la crise. Comme nous le verrons, Badiou semble considérer qu’un tel énoncé constitue encore aujourd’hui une réponse politique appropriée à la situation ; une réponse de soustraction, de mépris, de refus. Le troisième « Cahier Yenan », Transformations du capitalisme, poursuit cette analyse et s’organise également autour de trois thèmes de base : l’accumulation du capital en France après 1950, l’organisation capitaliste contemporaine du travail et la question de l’impérialisme, du tiers-monde et de la guerre globale. Le Groupe amorce le texte avec une question centrale non seulement dans leur analyse, mais aussi dans les écrits politiques de Badiou : qu’est-ce que « le nouveau » ? Comment émerge-t-il ? Quelle réponse politique devrions-nous donner à tout ce qui se place sous la bannière de la « nouveauté » ? Le Groupe affirme dès le départ que « [l]e nouveau est l’objet immédiat de la lutte idéologique et théorique. C’est toujours au nom d’une “nouveauté” que révisionnistes et opportunistes prétendent annuler les principes, discréditer les acquis scientifiques du marxismeléninisme, qui sont l’expérience concentrée de l’ancien40 ». C’est-à-dire que le « nouveau » est un site de contestation : c’est un lieu de questions, un lieu d’où émergent des luttes. Il faut également éviter de surestimer la nou-

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veauté, d’assentir à de « nouvelles » conditions sur le seul fait qu’elles sont nouvelles. Pour le Groupe, cette question ne se résume pas à une lutte théorique ou à une détermination de la « ligne juste », c’est une question qui imprègne toute leur conception générale de la politique. Autrement dit, leur programme ne vise pas à « disséquer soigneusement un problème théorique » et construire prudemment sur ses bases : « cette méthode fait de l’économie une discipline académique ». Ils enchaînent : « [N]otre point de départ, c’est l’interpellation de l’économie par la politique révolutionnaire. » Pourquoi ? Parce que les enjeux de crise, de guerre mondiale et de luttes des masses constituent un réseau de problèmes « qui drainent la théorie économique sous le primat de la politique41 ». Le Groupe Yenan-économie tente donc de développer une forme d’enquête centrée sur cette interpellation, cette mise en question politique de l’économie. Ils cherchent à entreprendre deux projets à la fois : d’une part « détrui[re] scientifiquement la théorie révisionniste de la crise structurelle du prétendu capitalisme monopoliste d’État, mais aussi la thèse “gauchiste” selon laquelle la crise ne serait que politique », et d’autre part « pratiquer la théorie marxiste au service de la formulation et du renforcement de la politique du prolétariat42 ». Ils posent dès lors la question centrale de la crise économique des années 1970 : s’agit-il d’une crise de suraccumulation ou d’une crise de nature politique ? Leur réponse souligne à grands traits l’incompréhension de la crise du côté du PCF. Selon l’UCFML, le PCF ne peut répondre adéquatement à la crise parce que la théorie du CME attribue faussement les origines de la crise à la forme du monopole, à une soi-disant « contradiction » entre le

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monopole et l’État, plutôt qu’à la distinction entre le caractère social de la production et l’appropriation privée. En même temps, le Groupe fait montre d’une grande prudence afin de ne pas retomber dans les vieux économismes : « Il faut bien considérer cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit comme une résultante synthétique du procès de développement d’un système de contradictions et non comme le facteur qui, en luimême et mécaniquement, expliquerait le développement des crises43. » Pour ceux qui à l’époque se revendiquent de la conception CME du stade de développement du capitalisme, le capital a produit, de façon inhérente, des secteurs partiellement socialistes. La coopération ouvrière et l’entreprise d’État, qui sont deux effets du développement des forces productives, ont créé des sites d’organisation économique supposément non capitalistes au sein même du capital. Cet argument est passé au crible par les auteurs de Transformations du capitalisme, qui soutiennent plutôt qu’« [i]l n’existe donc pas de fraction du capital qui représenterait des déclassés hybrides44 » du fonctionnement d’ensemble du système. C’est-à-dire qu’il ne peut y avoir de « capitalisme social » ou de « secteurs prolétaires » des forces productives dans le capitalisme, puisque selon le Groupe, le fossé entre une organisation socialiste et une organisation capitaliste de la vie sociale ne peut se réduire à la question de la propriété d’État versus celle du grand capital. Le groupe distingue donc avec soin entre la critique de l’économie politique, c’est-à-dire l’analyse politique du registre économique, et l’amalgame de l’économique et du politique : « pour prendre en compte cette expres-

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sion concentrée de l’économie dans la politique, il faut être attentif à ne pas tomber, à partir de cette étude, dans une correspondance immédiate entre histoire économique et histoire politique45 ». À aucun moment ils ne postulent de correspondance stricte entre ces niveaux d’analyse : ils tentent d’examiner l’économique comme une « expression concentrée » de la politique, comme un site où les relations et l’équilibre des forces d’une conjoncture politique se dévoilent dans un assemblage particulier de facteurs, déplacés de leur expression originale et « concentrés » dans un autre gradient. Cette technique d’analyse guide leur critique de la théorie du CME, qui tente de dégager les conséquences politiques d’une prétendue « révolution » de la norme technique. Cela mène, selon le Groupe, à prendre les « révolutions » du capitalisme pour une révolution tout court : « La véritable loi du fonctionnement du capitalisme c’est la transformation incessante des moyens de production, et la dissolution des rapports sociaux qui y correspondent. Le capitalisme ne peut exister autrement. [...] La révolutionnarisation des moyens de production par la bourgeoisie n’est pas la révolution socialiste, mais le mode de fonctionnement du capitalisme à travers lequel sont reproduites à la fois l’exploitation du prolétariat et les conditions objectives de la “rupture radicale”46. » En attribuant au capitalisme la possibilité d’effectuer de lui-même une transition harmonieuse vers une forme d’organisation « partiellement prolétaire », la thèse « révisionniste » se place en position de dépendance envers l’État bourgeois. Encore une fois, le souci central du Groupe oscille toujours autour de cette question du

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« nouveau », un souci que l’on retrouve dans la position de Badiou à propos du registre économique. Comme l’affirme Transformations du capitalisme, la position révisionniste est prisonnière du « nouveau ». Sa propension à concevoir les changements du capital comme de nouveaux stades frise l’obsession, et elle traite la nouveauté comme si elle nécessitait chaque fois une refonte des conceptions de base du marxisme. Le Groupe se demande de son côté en quoi consiste la véritable nouveauté. Le révisionnisme ne représente-t-il pas, essentiellement, une abdication de la critique et un manque de distance par rapport à l’État bourgeois ? Le Groupe soulève alors deux problèmes qui accompagnent l’émergence de la théorie du CME : la notion d’une « transition pacifique vers le socialisme » (qui nécessite que l’on place l’État existant « au service des forces productives qui possèdent déjà un attribut socialiste »), et la génération spontanée du socialisme à partir du développement technique. Le Groupe souligne que selon la théorie du CME, « [l]a révolution scientifique et technique est présentée implicitement comme la transformation des rapports de production capitalistes ». Autrement dit, « [d]ans la conception révisionniste, le développement des forces productives est doué d’une autonomie complète : il constitue une force historique, un agent de transformation de l’histoire47 ». Comme l’affirment toutefois les auteurs, Marx analyse le problème de l’innovation technique et la question de la « révolution scientifique » surtout afin de clarifier la rupture qui en découle. De quel changement qualitatif est-il question ? La révolution technique, disentils, ne signifie pas selon Marx le seul progrès scientifique des techniques industrielles, mais « avant tout une révo-

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lution dans les rapports réels entre le travail et le capital. [...] C’est à cette étape que la soumission formelle du travail au capital devient également une soumission réelle ». Il nous faut donc considérer que « l’application de la science à la production n’est donc pas chose nouvelle, elle est au contraire inhérente à la soumission réelle du travail au capital48 ». Centrer l’analyse sur la soi-disant nouveauté de la « révolution » technique sur le lieu de travail aboutit à l’idée, tant critiquée par le Groupe et l’UCFML, que les changements sociaux produits par le nouveau stade de développement constituent de micro-espaces d’organisation socialiste au sein du capitalisme. Mais comment serait-ce possible sans une intervention décisive, une intervention politique ? Essentiellement, les tenants de cette version élargie de la théorie du CME s’imaginent que le capitalisme engendre lui-même le socialisme en son sein. Le Groupe demande donc avec justesse : « Par quel miracle, aujourd’hui, la technologie échapperaitelle au capitalisme au point de développer des rapports sociaux dans le travail d’une nature entièrement différente, d’une nature socialiste ? Le miracle n’existe que dans la tête des révisionnistes. Aujourd’hui l’automation ne fait que prolonger les tendances essentielles étudiées par Marx. Elle ne marque aucun point de rupture décisif 49. » La théorie du CME développe une nouvelle conception de la nécessité historique lorsqu’elle s’imagine que la société capitaliste engendrera nécessairement, par l’entremise du mécanisme d’État, des éléments de socialisme. Le socialisme se résume ici à l’utilisation efficace des moyens de production et à une division capitaliste du travail. Aussitôt cette utilisation efficace accomplie, le

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socialisme commencera à émerger : le Groupe souligne donc le lien entre la théorie du CME et la doctrine de la « transition pacifique » – la politique, elle, est éliminée. Nul besoin de rompre avec l’ordre, ni avec la division de base entre le capital et le travail, ni avec la composition du pouvoir d’État, nul besoin de prendre le contrôle des « forces sociales organisées » de l’ordre existant : « Le développement des forces productives ne crée de lui-même aucune rupture. C’est une accumulation quantitative dont l’effet révolutionnaire n’est pas d’investir le prolétariat de la mission historique d’accélérer le progrès technique. En effet, dans la problématique révisionniste, la classe ouvrière est révolutionnaire, force historique, classe politique, parce que le développement des forces productives a fusionné avec elle50. » C’est là l’erreur de base que le Groupe tente de corriger, et il faut de nouveau revenir à la division essentielle à la base du mode de production capitaliste selon Marx : une scission entre le caractère social de la production et la nature privée de l’appropriation de ses produits. Les auteurs soutiennent donc que « [l’]effet révolutionnaire du développement des forces productives est, au contraire, de dépouiller les ouvriers de tout : de la propriété, du caractère national, de la qualification, des préjugés bourgeois sur la qualité, la religion... et le progrès technique51 ! » Par conséquent, le Groupe met l’accent sur le fait que, contrairement à la méthode marxiste qui se concentre sur l’imbrication complexe entre développement et révolution, « [l]a manœuvre théorique révisionniste est, par contre, de constamment séparer forces productives et rapports de production, divisions techniques et division sociale du travail, procès de travail et

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procès de valorisation du capital, valeur d’usage et valeur d’échange. Les deux termes de la contradiction se séparent et se définissent indépendamment l’un de l’autre52 ». On ne peut jamais dissocier ces termes sans tomber dans un économisme unidimensionnel qui situe la force motrice de l’histoire dans l’expansion de la capacité productive, l’innovation et le développement technique. Finalement, selon le Groupe Yenan-économie, « les révisionnistes prétendent séparer la lutte contre le taux d’exploitation de la lutte contre le capitalisme, l’économie de la politique révolutionnaire, pour mettre la classe ouvrière à la remorque de leur projet d’État bourgeois53 ». Transformations du capitalisme note plutôt qu’on ne peut dissocier l’économie, la forme économique d’ensemble de la vie sociale, de la politique révolutionnaire, qu’ironiquement, à trop insister sur l’autonomie et les bienfaits du mouvement du capital, le « révisionnisme » n’arrive pas à voir les ouvertures pour le procès politique qui émanent de l’expansion des forces productives. Il interprète cette expansion comme un résultat bénéfique plutôt qu’une expression de la dynamique de recalibration du capital en réponse aux luttes et à la résistance. Paradoxalement, en confondant changement technique et révolution sociale, la théorie du CME est incapable de comprendre le fonctionnement interne du capital, et élimine la primauté de la politique. Résumons brièvement quelques conclusions du Groupe afin de mettre en lumière les origines de la position de Badiou sur la distance entre la politique et l’économie, et ainsi préciser son rapport à la théorie marxiste. Premièrement, le Groupe Yenan-économie affirme que les partis communistes « officiels » ne théorisent pas

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adéquatement le rôle de l’État et les risques qui y sont associés. Puisque les partis conçoivent la contradiction primaire de la conjoncture entre l’État et le monopole, ils sont en quelque sorte capturés par l’État, et aboutissent à un réformisme qui ne trouble jamais véritablement le cycle de reproduction du capital. On voit ici l’histoire économique qui se profile derrière l’idée forte et décisive de « soustraction » chez Badiou. Deuxièmement, on retrouve le problème du productivisme, de la notion, implicite ou explicite dans les « Cahiers Yenan », que les révolutions ou innovations techniques dans la production peuvent transformer l’antagonisme de base entre le capital et le travail. Selon le Groupe, le développement des forces productives et la révolution dramatique en parallèle des relations sociales ne rompent d’aucune façon décisive avec les fondements de l’ordre antérieur. S’en tenant à cette position, Badiou soutient aujourd’hui que ceux qui conçoivent la mondialisation, l’emprise du capital sur le monde, l’automation complète, la production immatérielle, etc., comme un ordre complètement nouveau, abandonnent en fait l’idée que le noyau d’une politique révolutionnaire réside dans l’intervention subjective. Les travaux du Groupe Yenan articulent donc clairement un arrière-plan qui nous aide à comprendre pourquoi Badiou met l’accent sur la politique plutôt que sur l’expansion de l’économie et la révolution de ses conditions environnantes. Le Groupe, et l’UCFML dans son ensemble, tente essentiellement de s’en prendre aux économismes contemporains qui nient la nécessité d’un moment subjectif d’engagement, le moment de la politique. En effet, l’appel de Badiou à se « soustraire » aux diktats de la nécessité économique et à se maintenir à

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une distance subjective critique du capital et de l’État traverse son œuvre depuis les années 1960. Le Groupe Yenanéconomie et l’UCFML auraient certainement aujourd’hui encore raison de déclarer : « Les ouvriers combatifs et les révolutionnaires ne sont pas dupes. Ils savent très bien ce que recouvrent ces nouvelles formes de l’organisation capitaliste du travail. Le discours idéologique de la bourgeoisie sur la fin du taylorisme masque mal le problème de fond : qui a le pouvoir sur le processus de la production sociale, et au nom de quoi54 ? » Problème réglé ? À l’évidence, la position de Badiou est largement tributaire de ses conditions de formation dans la période de l’UCFML, et plusieurs aspects de sa pensée sur la relation entre la politique et l’économie tirent leurs origines d’éléments toujours pertinents pour la théorie et la pratique marxistes. Pourtant, bien que les travaux de Badiou s’inscrivent fidèlement dans cette lignée, certains problèmes découlent de sa croyance inébranlable en la « primauté de la politique ».

D I S TA N C E

E T D I S LO C AT I O N

O U V E RT U R E S D E

MARX

:

LIMITES ET

CHEZ

BADIOU

L’UCFML a dédié sa longue lutte théorique des « Cahiers Yenan » à établir que « la hiérarchie des salaires est à la fois procès objectif structurel du capitalisme et cible du procès subjectif de lutte des classes55 ». Une idée intrigante émerge ici pour notre analyse. Selon l’UCFML, l’essence du « révisionnisme » consiste à séparer l’économique du politique, ce qui explique les insuffisances politiques de la théorie du CME. Ils soutiennent que cette séparation mène le PCF à privilégier le registre économique au

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détriment de tout le reste. Le fait de situer l’antagonisme primaire entre une « oligarchie financière » et une « strate non monopoliste » subordonne l’élément subjectif de la lutte politique à une « analyse économique », et réduit ainsi la politique révolutionnaire à un simple front « antimonopoliste »56. En conclusion, l’UCFML s’oppose à tout point de vue qui « consiste à poser une objectivité du développement des forces productives, indépendante du système social57 ». Un problème se pose toutefois si on utilise ces textes pour clarifier la position de Badiou : alors qu’ils considèrent l’économique comme un site possible de luttes, un site traversé de politique, Badiou se place aujourd’hui à l’opposé et les « sépare » à nouveau. D’une part, sa position contre toute lecture économiste ou productiviste de la politique révolutionnaire se fonde clairement sur un authentique moment d’opposition aux conséquences politiques des modes de pensée critiqués par le Groupe Yenan-économie. Mais le Badiou d’aujourd’hui semble aller si loin dans la direction opposée de la séparation qu’il perd de vue le besoin d’une analyse économique qui puisse informer la politique. C’est qu’entre ces deux moments, il a développé sa conception de la « crise du marxisme ». Badiou et Lazarus n’étaient pas seulement deux militants importants de l’UCFML, mais également les éditeurs et animateurs des « Cahiers Yenan », les organisateurs de la « ligne » conceptuelle de la série. Le projet non seulement du Groupe Yenanéconomie, mais de toute la collection « Yenan », s’oriente dès le départ vers la question de la relation entre le marxisme et le champ général de la pensée, une défense de la théorie marxiste et une intervention critique contre certains emplois du marxisme. Ils soutiennent en ce

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sens que « la collection “Yenan” est un dispositif d’intervention dans la conjoncture théorique et idéologique » avec des buts concrets : s’opposer à la culture politique défaitiste qui fait suite à Mai 68, au « nouvel académisme » et aux « révisionnismes » qui « fabriqu[ent] leurs nouvelles théories » et considèrent le marxisme comme un « cadavre58 ». Une décennie plus tard, vers la fin de l’UCFML, Badiou abonde toujours en ce sens, et explique ainsi la scission interne du marxisme contre lui-même : « Il y a aujourd’hui une manière, disons marxiste-léniniste, de plaider pour le marxisme, qui n’est qu’une figure de sa mort. Ce marxisme-là, qui s’assure de l’existence de puissants États, ou de la supposition qu’existe une “classe ouvrière” politique, n’a plus le courage de la pensée. Il est une survie étatique, un appareillage de grands partis, de grands syndicats, politiquement monstrueux et philosophiquement stérile59. » S’ensuit l’analyse d’un certain « cadavre » du marxisme, celui des partis officiels, de leur « étatisme » et de leur syndicalisme rabougri, qui n’ont plus aucune prétention d’intervenir dans la situation, qui se contentent d’une « coexistence pacifique » et d’une participation aux tâches du gouvernement. Badiou argue que tout marxisme qui se ligue avec de tels projets devient une simple écriture, un corpus de textes cités dans le seul but de subvertir son propre projet : c’est la « figure de mort » du marxisme. Cet argument mobilisé dix ans plus tôt dans l’attaque contre le révisionnisme du PCF est toujours présent dans les travaux philosophiques de Badiou. Dans son œuvre majeure, L’ être et l’événement, il avance la formulation suivante, complexe et remarquable :

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[Le marxisme] prétendait que la vérité était historiquement déployée, à partir des événements révolutionnaires, par la classe ouvrière. Mais il pensait la classe ouvrière comme la classe des ouvriers. Naturellement, « les ouvriers », en termes de multiples purs, constituaient une classe infinie, ce n’était pas la somme des ouvriers empiriques. Ceci n’empêchait pas que le savoir (et, paradoxe, le savoir marxiste lui-même, ou marxien) pouvait toujours considérer que « les ouvriers » tombaient sous un déterminant encyclopédique (sociologique, économique, etc.), que l’événement n’avait rien à voir dans ce toujoursdéjà-compté, et que la prétendue vérité n’était qu’une véridicité soumise au langage de la situation [...] le marxisme a fini par mourir, parce qu’il suivait les fluctuations de l’encyclopédie à l’épreuve du rapport entre la langue et l’État60.

Selon Badiou, le marxisme ne peut jamais se baser sur « ce qui est », sur « l’ordre de l’être ». C’est-à-dire que la « classe ouvrière » que théorise Marx n’est pas une catégorie statistique, qui apparaît dans le recensement de l’État, ou encore un marqueur culturel. Il s’agit plutôt d’une « classe infinie », le nom d’une relation qui fonctionne d’une certaine manière dans le capitalisme, et qui constitue une situation d’où quelque chose peut émerger. Selon Badiou, traiter la « classe ouvrière », c’est-à-dire la position révolutionnaire par excellence à l’intérieur du cycle de reproduction du capital, comme quelque chose de « toujours-déjà-compté », est une erreur importante dans l’histoire de la théorie marxiste. Bien que le marxisme ait toujours souligné la nature explosive de l’événement, du moment d’émergence d’une séquence révolutionnaire, il a commis l’erreur de lier cette possibilité d’émergence à quelque chose qui serait déjà comptabilisé, explicable en

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fonction de l’ordre antérieur. Selon Badiou, ce geste élimine l’élément-événement, puisque la vérité, qui chez lui est strictement un effet de l’événement, trouve sa légitimité dans le « langage de la situation ». Mais ce « langage » est précisément ce qui exclut le moment de vérité : la vérité perfore ce langage de la situation et repose uniquement sur elle-même. Le marxisme, soutient Badiou, n’arrive pas à saisir adéquatement cet aspect du moment subjectif de la politique, le moment que rien n’explique avant son irruption. On voit ici, dans les termes plutôt idiosyncrasiques de Badiou, un portrait clair et explicite de son rapport complexe à la théorie marxiste. Selon lui, l’historicité ou l’expérience du marxisme, ce qu’il appelle son « encyclopédie », se fonde erronément sur le « toujoursdéjà-compté », sur le « langage de la situation », plutôt que sur l’intervention explosive, le moment où la politique devient possible. On peut tracer une ligne entre la position politique de l’UCFML et Badiou qui la généricise graduellement. On peut aussi en retour constater la grande part de vérité dans son argument, dans la mesure où il met en doute la capacité de ce point de vue théorique de composer avec sa propre expérience. En même temps, en soulignant uniquement cet élément de la pensée politique marxiste, Badiou n’évite-t-il pas tout l’aspect théorique et pratique du marxisme qui lui confère son pouvoir explicatif et analytique ? Le danger est que « la détermination de Badiou dans sa quête d’une politique essentiellement isolée, sinon intermittente [...] signifie que son engagement a peu de chance de forcer une transformation interne61 » des situations où elle souhaiterait intervenir. Cette question de la conception du marxisme chez Badiou, de sa critique

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particulière de l’expérience marxiste et de son développement théorique, tourne autour de ce problème de la politique et de l’économie. Il faut dire encore quelques mots à ce sujet. Contrairement aux travaux de Deleuze et Guattari, par exemple, le système théorique de Badiou ne semble pas arrimé à une logique économique, à un examen du fonctionnement interne du capitalisme. Pourtant, Badiou souligne souvent que ce manque est intentionnel, qu’il représente un geste de refus. Il tient cette position depuis des décennies, déclarant dans Peut-on penser la politique ? que « rien n’est plus décisif aujourd’hui que d’écarter de la détermination de l’essence de la politique la factualité “politique”, et spécialement la considération numérique qui s’y attache62 ». Badiou ne remet pas en cause la « factualité » du capitalisme en tant que système, mais selon lui la politique ne s’inspire pas de cette base « factuelle ». La politique doit plutôt formuler sa propre base, sa propre rampe de lancement, à partir d’une « intransitivité de principe [...] vis-à-vis des lois qui gouvernent les situations “sociales” ou “économiques”63 ». Dès les « Cahiers Yenan », Badiou a pris une distance critique de l’économie marxiste précisément par souci d’« intransitivité ». Cela crée l’impression que, pour lui, laisser ces champs se contaminer reviendrait à assentir à un déterminisme vulgaire de la politique par le développement économique. Dans Théorie du sujet, par exemple, on peut lire cet énoncé, assez appuyé : « En politique “marxiste”, spécialement chez nous, il y en a qui tiennent ferme sur cette faiblesse. Ils adorent étudier les “lois” de la société bourgeoise, et en inférer ce qu’est, et ce que doit “faire”, le prolétariat64. » Badiou n’affirme

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pas que l’étude des « lois » de la société bourgeoise crée d’elle-même cette inférence ; mais celle-ci en résulte lorsqu’on fait dériver de ces lois une nécessité ou une force motrice interne qui produirait naturellement de la résistance. La dévotion inébranlable de Badiou à génériciser cette ligne de pensée, longtemps après l’éclipse des mouvements des années 1970, semble exclure la possibilité qu’il développe son intervention dans de nouvelles directions. Les travaux de Badiou peuvent néanmoins s’imbriquer à d’autres projets qui, à première vue, pourraient leur sembler contraires. Balibar nous donne un indice en ce sens : « [S]i l’on veut étiqueter l’orientation de Badiou, on sera tenté d’y voir une forme sophistiquée de philosophie de l’action ou de la décision, qui constitue en effet l’une des grandes tendances du “marxisme” (dans son ascendance non pas tant hégélienne que fichtéenne : d’où la possibilité de rapprochements inattendus, par exemple avec Negri)65. » Considérant l’hostilité particulière de Badiou envers la matrice deleuzienne de théorisation politique qui culmine selon lui dans la figure de Negri, il s’agit là d’un argument surprenant et intrigant de sa part en 1987. Peu après la publication de l’Anti-Œdipe, le Groupe Yenan le parodiait d’un ton moqueur : « À bas les centres, quels qu’ils soient ! Vive la dispersion en tant que telle ! L’ontologie revint à l’école de Mégare : seul le multiple est affirmatif, l’Un est son spectre oppressif tout pétri de ressentiment66. » S’en tenant de près à cette ligne, Badiou a récemment qualifié Negri d’« inconditionnel romantique », et argué que sa trajectoire théorique générale « participe de l’axiome philosophique que la résistance

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n’est que l’envers du pouvoir67 ». Badiou utilise en général ce marqueur de différentiation afin de se distinguer d’un groupe de penseurs en particulier : Foucault, Deleuze, Negri. Il considère sa position comme une adhésion classique au slogan maoïste « un se divise en deux », et attribue à ce réseau de penseurs son opposé « deux fusionnent en un », puisqu’ils adoptent l’axiome que la résistance et le pouvoir sont les deux côtés de la même pièce. C’est là un moyen de distinguer pour le moins problématique, sans compter que Badiou ignore l’idée de Balibar selon laquelle il partage en fait avec Negri un ultra-subjectivisme, qui fait défaut chez Foucault et Deleuze. Selon Badiou, toute résistance digne de mention se trouve du côté de l’intervention subjective rare et déterminée, qui brise la situation et forge un nouveau site à distance de l’ordre qu’elle vient de perturber. Selon Negri, le développement du capital à l’échelle mondiale et son mode d’opération est essentiellement un résultat de la lutte ouvrière, c’est-à-dire que l’état de la situation est toujours-déjà déterminé par les conséquences des luttes antérieures. Tout le pouvoir du capital se trouve de façon paradoxale avec les travailleurs, et cette relation signale la possibilité d’un exode de la base qui entraînerait l’effondrement du capital. Balibar met l’accent sur les teintes de décisionnisme que partagent Badiou et Negri, et complique ainsi l’affirmation de Badiou que « ma différence avec Negri sur ce point est presque ontologique ; elle est véritablement fondamentale68 ». Marx lui-même vient interrompre ce réseau de soi-disant différences conceptuelles et nous révèle ce qui fait problème avec la séparation rigoureuse de Badiou entre l’économique et le politique.

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Badiou soutient que selon cette lignée de penseurs qui culmine avec Negri, le pouvoir et la résistance sont les deux faces d’un même continuum, une sorte de ruban de Möbius69. D’autre part, il affirme que sa propre pensée diffère sur ce point, en ce que la résistance n’est véritable que si elle existe au sein d’une rupture décisive, à une distance infranchissable du pouvoir. On pourrait toutefois soutenir que Marx lui-même approche cette dialectique du pouvoir et de la résistance d’une façon complètement différente. La résistance, la capacité prolétaire de se révolter contre le système qui l’a produit, génère effectivement un site qui se distancie du pouvoir (compris ici comme synonyme du capital), mais elle ne peut se concevoir comme résistance qu’en raison des tentatives du pouvoir de la faire plier. Autrement dit, les prolétaires découvrent « qu’ils n’ont rien à perdre que leurs chaînes » en étant séparés de la terre dans le procès d’accumulation initiale, et reconstitués en propriétaires d’une seule et unique chose : la force de travail marchandisable. L’insertion de la marchandise force de travail, l’intrant fondamental des opérations du capital, signifie que la forme élémentaire de résistance s’insinue au sein du pouvoir (le capital), qui, réalisant qu’il ne peut produire cette marchandise directement, se doit de boucher ses propres trous avec le matériel de cette résistance. Paradoxalement, la résistance (le prolétariat) découvre donc les ouvertures pour un projet (le communisme) transversal au pouvoir en étant exposée de l’intérieur aux faiblesses et aux limites du pouvoir. Cet entrelacement théorique de la contingence et de la nécessité se trouve au cœur de l’héritage théorique de la tradition marxiste, une position que Badiou endosse tout en gardant ses distances.

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Pour que Badiou soit « un complice plutôt qu’un adversaire70 », pour que l’on considère ses travaux comme partie prenante de la théorie et de la pratique marxistes contemporaines, il faut savoir articuler les connexions entre ces deux polarités. Comme l’a soutenu Badiou, tout renouveau d’un projet politique doit « penser à hauteur de capital 71 ». Poursuivant la ligne de pensée développée dans Peut-on penser la politique ?, Badiou évite ici tout geste qui pourrait « re-suturer » sa pensée à l’encyclopédie du marxisme (puisqu’un tel geste reviendrait à suturer ou lier irrévocablement le marxisme à l’auto-expansion « rationnelle » du développement capitaliste). La schématique qui se profile à l’arrière-plan des interventions de Badiou concernant l’économie politique n’est toutefois pas adéquate, et doit être examinée d’une perspective marxienne. Ce qui est « véritablement hétérogène au capital » ne peut lui être purement externe (l’intervention politique purement subjective selon Badiou), parce que la relation d’externalité, d’hétérogénéité, se déploie toujours en tant que partie du fonctionnement du capital. C’est que le capital est un rapport social qui replie ce qu’il ne peut contrôler, son dehors, à l’intérieur de luimême, afin de reconduire sa propre fonction, de poursuivre le mouvement d’accumulation – le capital lui-même n’est pas simplement un espace indifférencié, qui soumet la différence à « l’Un », mais plutôt une « hétérogénéité en homogénéité ». Badiou avance qu’on ne peut opposer de défense « économique » au mouvement du capital, qu’il les internalisera toutes. Il faut plutôt se « soustraire » complètement du champ d’opération du capital et de l’État. On pourrait toutefois répondre à Badiou qu’un tel geste de soustraction complète, justement, ne troublera

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jamais le capital. Le capital accomplit déjà un mouvement parallaxe complexe de séparation de lui-même (ce réalignement interne qu’on appelle « crise »), afin de recalibrer son opération. C’est exactement sur ce point, sur l’importance d’analyser ce fonctionnement, qu’Hallward critique Badiou. Alors que ce dernier tente de tenir ces considérations à distance l’une de l’autre : « [N]’est-il pas essentiel, pour qu’une prescription politique ait un effet, qu’elle trouve un moyen de combler l’écart entre la politique et l’économique72 ? » À un certain moment, Badiou souligne lui-même la nécessité de combler cet écart : « [P]our penser au-delà du capital et de sa prescription médiocre [...], encore faut-il partir de ce qu’il a révélé73. » Il nous rappelle la raison la plus fondamentale pour que la relation sociale appelée « capital » forme une partie centrale et incontournable de la possibilité même de la politique : « C’est évidemment la seule chose qu’on puisse et qu’on doive saluer dans le capital : il met à découvert le multiple pur comme fond de la présentation, il dénonce tout effet d’Un comme simple configuration précaire, il destitue les représentations symboliques où le lien trouvait un semblant d’être74. » Un paradoxe demeure : pourquoi Badiou semble-t-il se refuser à développer cette idée cruciale et fondamentale, une idée qui lierait sa pensée aux aspects les plus essentiels de la problématique marxienne, et constituerait un développement des plus puissants de son œuvre ? Un tel développement mènerait en retour à un renouveau de ce que le Groupe Yenan-économie appelait l’« interpellation de l’économie par la politique révolutionnaire ». Badiou souligne à maintes reprises l’importance de la « rareté » du procès politique, un rappel

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salutaire dans le contexte contemporain de célébrations de l’« économie créative », de la « fin du travail », etc., à un moment où le nouveau stade de développement nous est vendu comme le meilleur des mondes possibles. En soutenant toutefois que le site ou la cible de cette rareté est elle-même uniquement politique, « non économique » au sens strict, le marxisme de Badiou demeure, ironiquement, lié à sa propre « encyclopédie », à un site et à un moment du long xxe siècle qui ne nous fournit plus d’outils pour analyser le présent. La lutte historique contre la théorie du CME du PCF-CGT et d’autres problèmes de ce type nous en apprennent beaucoup sur l’histoire théorique et organisationnelle du marxisme, ses victoires et ses défaites, mais ils ne sont plus aujourd’hui des sites critiques d’engagement. La pensée de Badiou demeure sous l’influence d’une série d’arguments politiques dérivés de problèmes économiques, comme nous l’avons vu dans les travaux du Groupe Yenan-économie. De plus, comme le note Balibar, la philosophie de Badiou de soustraction déterminée appartient à un certain courant du marxisme. Ses travaux sont remplis de possibles, de voies de développement en direction de la théorie marxiste, particulièrement en relation avec la critique de l’économie politique. En 1977, Badiou s’est engagé dans une lutte « sur le front philosophique », dans une tentative brève mais fort intéressante de déborder Deleuze et Guattari, avançant qu’ils ne proposaient peut-être pas quelque chose de complètement inédit en imbriquant capitalisme et schizophrénie : « Le marxisme-léninisme pense des schizes autrement fortes, et qui arriment autrement à la matière de l’histoire. L’unité des contraires, c’est-à-dire l’impossibilité de saisir l’Un autrement que

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comme le mouvement de sa propre scission75. » Il est possible d’ouvrir une critique marxienne de l’économie politique dans les travaux de Badiou en élaborant la nature de ces « schizes ». Badiou, en indiquant une saisie de « l’Un » selon le « mouvement de sa propre scission », indique également un espace conceptuel plus large que celui de la rhétorique de sa polémique avec Deleuze. Il ouvre plutôt, pourrait-on dire, vers un réseau de problèmes que Marx a soulevé dans le mode d’opération du capitalisme. Par exemple, Badiou a souvent mis l’accent sur la rareté de l’apparition du sujet, convoqué par l’événement, « au bord du vide ». C’est-à-dire que la rareté du sujet politique, qui émerge de cet événement perforant la situation et ne s’expliquant pas par l’ordre antérieur, indique qu’il n’est pas une nécessité. Le sujet est lui-même un pari, un aléa, et cela renvoie à un problème central dans la philosophie de Badiou, la contingence. Dans le contexte d’une lecture marxiste, il faut mettre l’accent sur le fait qu’un des problèmes conceptuels les plus complexes abordés par Marx, dans son analyse de la reproduction de la force de travail et de la forme de l’armée industrielle de réserve (et de la surpopulation relative), concerne la transformation d’espaces contingents, aléatoires et sans garanties, en nécessités, par le fonctionnement en apparence harmonieux du capital. Le capital calcule l’« ordre aléatoire » des événements si cher à Badiou, « comme s’il » constituait une séquence nécessaire, naturelle, auto-légitimatrice, et replie ensuite cette série d’effets post festum dans sa propre fonction afin de solidifier ses bases. Ce « comme si » (als ob) du capital, qui harmonise le potentiel aléatoire de la chance au cycle d’accumulation, est un vaste problème théorique en soi. Cette question de la transformation de

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la contingence en nécessité, de la dépendance du capitalisme envers des choses qui sont entièrement contingentes, mais qu’il traite comme si elles étaient « préparées », serait toute désignée pour une lecture croisée de Badiou et de l’économie marxienne. Une telle lecture clarifierait plusieurs questions importantes du moment : le rôle de la crise, la relation de la crise au rôle de l’État de maintenir une offre de force de travail, le souci grandissant du capital pour les dimensions qualitatives de la reproduction de la force de travail par le mécanisme de population, un thème proche des analyses de la « biopolitique ». Toute cette séquence de problèmes repose sur l’oscillation complexe du capitalisme entre les pôles de la contingence et de la nécessité, et en même temps, sur le plan de la politique, c’est la connaissance de ce mouvement d’oscillation qui fait voir les brèches et les ruptures dans l’indifférence austère du capital. Sans doute, l’accent de Badiou sur les possibilités d’émergence d’un nouveau sujet politique renvoie à un moment central de l’entreprise théorique marxiste : peu importe les limites sociales et historiques qui résultent des tendances objectives de la production capitaliste, il y a toujours une situation-limite où la question de la révolution dépend de l’espace dangereux du sujet, un espace « au bord du vide ». La pensée de Badiou nous ramène à un élément essentiel de la politique révolutionnaire. À un moment où l’on répète sans cesse qu’il n’y a pas d’alternative à l’ordre actuel, il fait voir le besoin d’une création active et interventionniste de nouveaux espaces, zones et sites, qui peuvent servir de point de départ à la politique. Bien que Badiou nous ait donc enjoints à « garder nos distances » de l’État, et qu’il ait insisté sur l’impor-

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tance de « penser à hauteur de capital », le problème central de ce doublet « Badiou/marxisme » ne se résume pas au rejet de Badiou du moment économique, ou à son indifférence aux questions d’économie politique. C’est plutôt qu’il rejette la pratique de déplacement ou de dislocation de l’entreprise théorique marxiste : cette dislocation, au sens de changer de lieu, de problèmes philosophiques vers le registre économique, l’exposition de ces problèmes à une autre série de limites et de conditions, et leur renvoi, sous une forme irrévocablement nouvelle, au registre de la philosophie et de la politique afin de formuler une connaissance de la conjoncture qui puisse aider à penser une politique révolutionnaire. L’insistance de Badiou sur la séparation rigoureuse des « conditions » de la philosophie l’empêche de faire ce type de geste théorique, mais, dans ce cas, il est peu probable que sa pensée puisse réussir à « penser à hauteur de capital », un pari risqué que Marx, pourtant, a relevé. Puisque le capital opère dans ce mouvement parallaxe, en déplaçant et disloquant des éléments du champ social pour les replacer dans des sites inattendus, Marx a fait le pari méthodologique et théorique d’habiter ce mouvement conceptuel de dislocation. Cette pratique qui consiste à constamment disloquer les questions vers des sites d’enquête alternatifs est le seul moyen de bien saisir le mouvement du capital sur le plan théorique. Autrement dit, c’est par la contamination de la politique et de l’économique, catégories que Badiou persiste à différencier rigoureusement, qu’on peut aborder le renouveau de l’analyse critique de la production capitaliste aujourd’hui. Face à une autre crise du fonctionnement « harmonieux » du capitalisme, c’est cette connaissance du mouvement du capital, que

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Badiou hésite à incorporer dans la politique, qui permet de formuler une réponse politique à sa supposée inévitabilité et, en retour, de renouveler la politique révolutionnaire aujourd’hui.

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Le corps de la politique : sur le concept de parti Combien de fois amis et sympathisants nous ont-ils mis en garde : « Restez à l’écart de la politique de parti ! » Ils avaient parfaitement raison au sujet de la politique partisane anglaise actuelle. [...] Le sentiment que les vieux partis sont en ruine, que les vieux schibboleths n’ont plus de sens, que les anciennes devises ont explosé, que les vieilles panacées ne fonctionnent plus, n’a jamais été si répandu. Friedrich Engels1 La suspicion envers les logiques de pouvoir est salutaire, sans doute. Mais peut-on imaginer, jusqu’à nouvel ordre, une politique sans autorité, sans pouvoirs, sans organisations, sans partis ? Ce serait une sorte de politique sans politique. Les discours à la mode sur la crise de « la forme parti » sont d’abord une façon d’esquiver la question des contenus et des projets. Peut-être la construction d’une organisation révolutionnaire est-elle aussi nécessaire qu’impossible, comme l’amour absolu chez Marguerite Duras. Cela n’a jamais empêché personne de tomber amoureux. Daniel Bensaïd2

R

appelons-nous la couverture des médias de masse à l’endroit des mouvements sociaux dans la dernière décennie : Occupy, Indignados, le printemps érable et les manifestations et soulèvements du Chili à l’Égypte, au Québec, au Liban et ailleurs. « Ont-ils des demandes concrètes ? », « Que veulent-ils réellement ? », « Où est leur

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programme ? », « Où sont leurs leaders, leur organisation ? », autant de questions rhétoriques répétées tel un mantra. Cette couverture médiatique reproduit en fait une certaine conception de la relation entre les mouvements sociaux et l’organisation, entre les soulèvements et le concept de « programme », entre « demandes » et slogans politiques. Le véritable problème, qui échappe toutefois aux médias de masse, est que la politique ne tient pas dans un tel cadre. L’« organisation » est une question beaucoup plus complexe que la formulation d’un programme, et même la notion en apparence évidente de « parti » est elle-même extrêmement hétérogène et possède une histoire théorique longue et complexe. On tient souvent pour acquis que le « parti » est une organisation idéologique qui se regroupe autour d’un programme, une ligne, une série d’arguments, des prescriptions et positions politiques, un leadership, etc. On trouve toutefois dans les travaux de Marx et Engels un tout autre concept de « parti ». En articulant certaines préoccupations théoriques reliées à ce terme, et en mobilisant certains aspects politiques des travaux d’Alain Badiou, je souhaite ici examiner le sens de cette notion alternative du parti chez Marx. En effet, la critique de l’économie politique implique une vision spécifique de l’organisation politique, et je tente ici de penser autrement la relation entre le dedans théorique du capital, une relation sociale qui domine la situation actuelle, et le dehors historique de la politique, la possibilité de nouvelles interventions subjectives dans le circuit harmonieux et fermé de la société capitaliste. L’idée que la « forme-parti » est épuisée, entièrement discréditée par les crises et les échecs de la politique révo-

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lutionnaire du xxe siècle, fait consensus aujourd’hui3. Mais est-ce bien le cas ? Quels sont les enjeux autour du concept de « parti » à l’heure actuelle ? Que signifie ce concept ? La thèse centrale de ce chapitre est la suivante : le terme de parti n’a pas épuisé son sens, ce concept contient encore une variété de développements théoriques et politiques. Le problème n’est pas que la sombre expérience du long xxe siècle ait entièrement disqualifié la « forme-parti », c’est plutôt que notre imagination politique n’arrive pas à repenser les possibilités de l’organisation et de la forme-parti pour notre époque. Je propose une réflexion sur trois instances séparées du parti : 1) sa temporalité, 2) la question du parti en tant que part, quelque chose de partisan, un appareil de division et de scission, et 3) le paradoxe du parti – sa consistance ou persistance en tant qu’appareil de division qui doit néanmoins tenir ensemble. Comment comprendre aujourd’hui cette forme particulière, ce corps d’où procède la politique ?

ORIGINES

D U PA RT I

La « ligue », tout comme la Société des saisons de Paris et une centaine d’autres, ne fut qu’un épisode dans l’histoire d’un parti qui partout jaillit naturellement du sol de la société moderne. Karl Marx4 Car parler de ce que peut être la politique entraîne à donner son avis sur le parti. Or que fait-on dans le parti, si ce n’est de la politique ? Louis Althusser5

Le parti est probablement l’aspect le plus discrédité de l’expérience historique du marxisme ; plusieurs positions

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politiques autrement incompatibles s’accordent d’ailleurs pour le dénoncer. On accuse le parti de tous les maux : avoir institutionnalisé la politique révolutionnaire, marié la résistance à l’État, réduit la théorie au dogme, instauré une discipline débilitante au sein de l’organisation, transformé les cadres en bureaucratie, et stérilisé l’imagination politique. Plusieurs projets politiques aujourd’hui s’entendent pour dire que les « nouvelles réalités » du xxie siècle – l’expérience des mouvements sociaux « post-Seattle », la mondialisation des techniques néolibérales de gestion et de contrôle, le développement de nouvelles formes sociales d’interaction et de communication à l’échelle globale, la montée de la vie politique à l’extérieur de l’État-nation, la densité microscopique des marchandises, l’ubiquité de l’intégration globale des marchés, la vélocité et l’intensité des transactions, etc. – nécessitent de nouvelles formes d’organisations au-delà du parti. Malgré cette tendance de fond à désavouer le parti en tant que concept, expérience historique et site de potentialités, ces arguments tendent à réduire la question du parti à l’histoire de certaines formations-partis spécifiques, une tendance dénoncée par Marx dans un de ses écrits les plus clairs sur la question. À mon avis, tout le discours qui oscille entre souscrire « au parti » ou refuser la « forme-parti » de la politique est lui-même erroné. Il faut plutôt reconsidérer ce que signifie ce terme de « parti », son fonctionnement en relation au capital, afin d’en faire émerger de nouvelles possibilités6. Considérons d’abord les connotations du terme « parti » – non pas le parti spécifique, mais le « parti-idée », comme le dit Lénine – à l’aide d’un passage décisif tiré de Peut-on penser la politique ? de Badiou. Depuis le milieu

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des années 1980, Badiou rejette le concept de « parti », qu’il considère comme entièrement saturé par les expériences révolutionnaires du xxe siècle. Cela ne l’empêche toutefois pas d’aborder la « question organisationnelle ». On trouve en effet dans ses travaux le traitement du concept d’organisation le plus exhaustif et profond de tout le champ général de la théorie marxiste des dernières décennies7. La rupture entre les termes « parti » et « organisation » est compliquée. Nul doute que cet écart convie à une distinction importante. Il indique un mode très différent de conceptualisation de la pratique politique et de l’intervention politique. Bien sûr, plusieurs formes d’organisation politique ne cadrent pas dans les termes du « parti ». Les interventions antagonistes incessantes de Badiou visent le concept de « parti de type nouveau », le concept de parti marxiste-léniniste et ses éléments spécifiques dérivés de l’expérience soviétique – le centralisme démocratique, un noyau organisationnel de « révolutionnaires professionnels », un appareil de discipline interne, le conformisme à une « ligne de parti » autorisée, etc. Soulignons toutefois que le concept de parti – l’expression historique concrète d’une forme politique organisée et constante – déborde largement l’idée de ce « parti de type nouveau8 ». Et bien que l’organisation ne se résume pas au seul parti, on peut tenter de lire un autre concept de parti dans les travaux de Badiou sur l’organisation, d’y trouver une autre articulation de la forme du parti, une autre possibilité du « parti-idée » au-delà de l’expérience historique que Badiou conçoit comme entièrement « saturée ». En ce sens, on peut prendre le passage énigmatique qui suit comme un guide général pour la théorie du parti que je souhaite développer ici :

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L’organisation, telle que j’en établis le concept, est un appareil à événement, à risque, à pari. [...] Par sa fidélité propagatrice, échelonnement d’interventions en pari, elle laisse ouvert ce point par où la suture de l’Un défaille à sceller le Deux. Elle est la matérialité réfléchissante du « il y a » dans son futur antérieur. L’organisation politique est requise pour que l’intervention en pari fasse processus de ce qui va d’une interruption à une fidélité. En ce sens, l’organisation n’est rien d’autre que la consistance de la politique. [...] Le pari de la politique est contraire. L’inadmissible n’est pas ce qu’on attend, mais ce dont on part. Le pari politique présume que de l’interruption, de l’inadmissible, l’organisation va se déduire, selon des paris successifs actualisables, déployant ainsi au futur antérieur un radicalisme jamais barré par le roc de la loi9.

Badiou se penche ici sur deux problèmes distincts. D’une part, comment comprendre le parti comme une « consistance », comme quelque chose qui puisse persister et donner forme à une politique de la lutte fluctuante, et non comme une entité donnée, stable, qui se présenterait comme une forme neuve de la loi ? D’autre part, comment comprendre la nécessité spécifique du parti, sa raison d’être, sans tomber dans un déterminisme économique qui réduit toute pratique à du « toujours-déjà compté » ? Le parti n’est pas synonyme de l’élémentévénement lui-même, il est plutôt, en termes badiousiens, le substrat matériel qui fonde la capacité de la fidélité à continuer ou à persister avec l’élément-événement en tant que substance de la politique. Autrement dit, il permet aux réverbérations de l’événement de demeurer au centre d’une consistance : le parti est lui-même une discontinuité continue, quelque chose qui s’historicise

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comme une base de contingence. Si le parti n’était qu’un synonyme de l’aspect événementiel de la politique, nous nous retrouverions immédiatement dans une zone de volontarisme pur, de politique sans force durable, qui ne pourrait jamais bâtir sur les gains de scénarios stratégiques spécifiques, puisque l’organisation recommencerait toujours à zéro. Par ailleurs, si on conçoit le parti comme un outil stable et solide qui puisse « résoudre » le problème de la chance ou du hasard en politique (le fait que nous ne sachions jamais quelle tendance va l’emporter), il devient un simple remplaçant de l’État et de la loi sous une nouvelle forme, et nous avons à ce titre plusieurs exemples du xxe siècle encore frais en mémoire. Le véritable problème du parti est plutôt celui que Badiou met en lumière. Comment une organisation peut-elle « se déduire » de son scénario d’émergence (la société capitaliste), tout en restant un produit proprement politique, c’est-à-dire un produit de luttes qui ne peut se réduire à « ce qui est », « l’ordre de l’être », etc. ? Comment un parti dont la consistance est nécessaire dans un contexte de domination du capital et de l’État peut-il rester un « appareil à événement », un appareil politique ? Le parti ne doit pas être une fin en soi (c’est-à-dire le résultat d’une expérience historique de construction du parti), mais un moyen de transfert des « forces sociales organisées » de l’hégémonie du capital vers l’hégémonie de la classe ouvrière et du peuple. La temporalité du parti est une question complexe. Le parti est-il la projection d’un futur imaginé ? Le miroir d’une société à venir ? Ou est-il un élément du passé, un outil qui nous rappelle la continuité des luttes et nous permet de la conjuguer dans la situation immédiate ?

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Selon Badiou, le temps de l’organisation se situe toujours dans le « futur antérieur », ce qui « aura été », un temps qui fonde une série de paris. Tout comme la position instable du sujet « classe ouvrière » sous la domination du capital – strictement exclue du champ de la subjectivité « normale » et pourtant position sociale par excellence – la politique procède toujours par un forçage, un pari sur quelque chose d’absent, qui porte déjà en lui tel un principe le projet du communisme : « Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu’établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu’il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société10. » Le parti est la forme qui permet de fonder de l’extérieur cette série de paris sur la situation. C’est une « matérialité réfléchissante » du « il y a », c’est-à-dire qu’il est toujours relié d’une façon paradoxale à la situation où il tente d’intervenir, tout en concrétisant l’extérieur de la situation dans son ensemble. En général, Badiou rejette toujours ces thèses – le développementalisme, théorie des stades, ou les versions d’économisme qu’il voit dans les travaux de Deleuze et Guattari11 – qui mettent l’accent sur « ce qui est », le « il y a », ce qu’il appelle « l’ordre de l’être ». Selon Badiou, le « il y a » exclut la politique, c’est l’absence de l’élément-événement de la politique de l’arrangement existant. L’événementiel est la politicité de l’événement précisément parce qu’il rompt avec la situation, il expose ce qui en elle ne peut se représenter,

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et le présente ensuite à la situation comme marque de rupture. La politique ne peut émerger que dans ce moment de rupture. Le parti est pour Badiou la « matérialité réfléchissante » du « il y a » – il n’émerge pas par l’entremise d’« idées » ni comme un automatisme (une sorte de naturalisme et de structuralisme qui nierait la force active de la politique), mais suspendu en permanence entre l’événement de la politique et l’état de la situation. On trouve là une homologie entre ce concept d’organisation et « ce qui partout jaillit naturellement du sol de la société moderne », comme le dit Marx dans l’épigraphe ci-haut. Selon Badiou, la politique est toujours centrée sur l’« élément-événement », l’élément au-dehors, extérieur à la structure et à la composition d’une situation donnée. Autrement dit, la politique en tant qu’art de l’intervention ou de la séparation est soumise au hasard. Le site où elle se territorialise ne lui offre aucune garantie. Et pourtant, la politique n’est jamais une entreprise d’ajournement isolée ou abstentionniste ; elle ne prend pour cible que le moment immédiat. Il faut donc qu’un intermédiaire puisse combler l’écart entre l’élément-événement en tant que matière première ou catalyseur de l’intervention, et la fidélité à soutenir le champ d’effets de la séquence politique. Cet intermédiaire, c’est l’organisation. Mais qu’est-ce qu’une organisation politique ? De façon générale, il y a deux grandes lignes de pensée concernant l’origine théorique du parti (et bien sûr d’innombrables positions dans l’intervalle). Une première, plus célèbre et rigoriste, provient de la pensée d’Amadeo Bordiga et de ses adeptes. Elle soutient que la forme même du parti dérive de la projection d’une société

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communiste. C’est-à-dire que le parti est conçu comme un organe qui « retourne » le futur projeté à l’intérieur du mouvement du capital sous la forme d’une reproduction microscopique d’un communisme pleinement réalisé. Dans les moments de forte réaction sociale, Bordiga disait du parti qu’il servait à maintenir à tout prix le bon programme et la ligne juste contre tous les réformismes et les frontismes, sans toutefois s’orienter essentiellement à partir d’une position de classe. Dans une période historique « défavorable », lorsqu’une organisation politique n’a aucun espoir d’acquérir un rôle hégémonique dans la société, des positions opportunistes et une pensée stratégique défensive verront inévitablement le jour, et viendront diluer ou éroder le programme et les idées du parti. Il est essentiel lors de telles périodes de s’en tenir à la stricte position léniniste du « mieux vaut moins, mais mieux », de toujours privilégier l’organisation comme une entité plus grande que la somme de ses membres, et de la soutenir à tout prix, peu importe que son rôle social soit devenu obscur ou marginal. Bordiga soutient pour l’essentiel que le parti et le programme sont identiques, que la ligne de parti est l’aspect le plus important, le plus central, de son existence12. Mais cette élévation du programme, de la « primauté de la ligne juste » ou « des idées justes » au-dessus de tout, enchaîne le parti de façon permanente à l’« opinion », aux visions du monde concurrentes, à un équilibre d’éléments toujours inclus dans la situation. Cette logique répète l’idée léniniste d’un noyau dur de cadres professionnels dans un parti conçu comme une organisation clandestine et paramilitaire. Il s’agit de purifier ce noyau encore davantage afin d’en faire un espace où le commu-

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nisme est déjà réalisé. Cette logique n’est pas exclusive à la position bordiguiste. En un certain sens, il s’agit là d’un exemple historique d’une logique de base qui alimente la plupart des petites organisations programmatiques de la gauche révolutionnaire. On peut également la relier à ce que Badiou appelle la « gauche spéculative », dont Bosteels a développé la critique13. La position bordiguiste est une combinaison de deux tendances en apparence contradictoires, mais tout de même liées dans ce concept initial du parti : un type spéculatif de volontarisme, et une hostilité au changement. Le volontarisme spéculatif réfère ici à un concept idéaliste d’intervention. Le parti minuscule, ou protoparti, par la seule force de ses idées, s’imposera un jour au monde. Ce gauchisme spéculatif n’est pas un « ultra-gauchisme » au sens léniniste classique, mais une sorte d’ultra-idéalisme qui conçoit les circonstances historiques comme une série de résultats émanant de la justesse d’une opinion ou d’une vision du monde. Ironiquement, il s’agit d’une position qui se base sur une volatilité extrême : le savoir intuitif des cadres qui doivent toujours formuler la « ligne juste », la bonne vision du monde, ce qui en soi fait fi de toute une série de contingences. Dans cette vision du parti comme « rétrojection » d’un communisme futur, le fantasme spéculatif se lie étrangement à une idée de continuité absolue : l’organisation est la réincarnation ou le porteur généalogique de l’« original », le Parti ouvrier social-démocrate de Russie et ses positions. À l’évidence, tout ceci présuppose quelque chose d’assez étrange : l’idée qu’un petit groupe de leaders dans des circonstances complètement différentes puisse se substituer au long travail de construction d’un bloc politique hégémonique.

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Ce fantasme de la continuité se joint ensuite à un protectionnisme fanatique, qu’illustre bien la conception bordiguiste du parti comme seul défenseur des idées justes contre des circonstances historiques qui pourraient potentiellement les contaminer ou les diluer. Ce concept de parti est donc une forme de « rétrospection ». La position de Marx et Engels, qu’ils ont d’ailleurs répétée maintes fois, est complètement différente. Selon eux, le parti est effectivement un produit de la société capitaliste, mais pas au sens où certains théoriciens subséquents l’ont entendu. Le parti est un produit de cette immense dialectique sociale qui procède de l’antagonisme politique entre le capital et le travail, et qui mène à la contradiction structurelle fondamentale entre la croissance des forces productives et les rapports de production. Pourtant, le parti n’est pas automatique. Son émergence est plutôt historique. Il faut le forcer à exister, et il n’est jamais le produit rétrospectif d’un communisme réalisé : cette perspective impliquerait que la société future est inévitable, éliminant ainsi l’incertitude de la politique. Le parti est donc une concrétisation des circonstances du présent, un présent où certains invariants du communisme sont latents ou circulent au sein de la société capitaliste autour du degré zéro prolétaire du social. Après tout, si le parti est prolétaire, il ne peut être un produit rétrospectif du communisme où le prolétariat n’existe pas. Il faut donc lire Marx attentivement lorsqu’il rectifie les conceptions étroites et erronées du parti qu’entretiennent ses contemporains. La citation en épigraphe de cette section mérite qu’on s’y penche : « La “Ligue”, tout comme la Société des saisons de Paris et une centaine d’autres, ne fut qu’un épisode dans l’histoire d’un parti

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qui partout jaillit naturellement du sol de la société moderne14. » Marx souligne ici que le parti a toujours une double existence. D’une part, il est spécifique, tout comme ses circonstances et ses buts. D’autre part, il est aussi le parti « historique » ou « nécessaire », la ligne de résistance qui émerge du mouvement de la société capitaliste. Marx dit du premier qu’il n’est « qu’un épisode » du second. En d’autres mots, pour citer Marx : « J’ai tenté de chasser le malentendu : par “parti”, je ne voulais pas dire une “Ligue” qui a cessé d’exister il y a huit ans, ou un comité éditorial dissout il y a douze ans. Par “parti”, je veux dire le parti au sens historique large15. » Marx et Engels ne théorisent pas un parti basé sur une certaine « vision du monde », une « perspective » ou un « point de vue ». Ils maintiennent précisément l’inverse. Lorsque Marx parle du « parti historique », le parti « au sens large », il ne parle pas d’une simple organisation, mais d’une « partie » constitutive du mouvement d’ensemble de l’histoire. C’est ce parti « au sens large » qui émerge non pas d’une manière déterministe, d’un procès de nécessité scientiste, mais comme partie prenante du mouvement d’expansion historique du capital, un mouvement où, paradoxalement, les expropriateurs arment les expropriés. Cette question du « parti » ne ressemble en rien au « parlementarisme » ou aux débats sur les partis « officiels » ou « étatistes ». Le parti « historique » « large » est un autre nom pour la consistance politique du zéro prolétaire de la société capitaliste ; il est tout sauf un « autre épisode » du récit sordide de la politique parlementaire. Ce parti qui « jaillit naturellement » du sol de la société moderne est en partie un produit du capitalisme. Pourtant, il n’en découle pas complètement et tente de le

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renverser en s’érigeant afin de soutenir la capacité de rébellion. Quel est donc son rôle ? Paradoxalement, ce parti « au sens large » et historique qui concrétise le zéro prolétaire ne fait pas qu’incarner en tout temps un refus de la situation. Lénine ne dit pas autre chose : « Le prolétariat russe ne demande pas dans l’immédiat d’ébranler le capitalisme, mais de le nettoyer, afin d’accélérer et d’intensifier son développement16. » Autrement dit, le pouvoir de révolte du prolétariat découle de sa situation aux polarités du capital, du fait qu’il en fait lui-même partie. Ce n’est qu’en intensifiant les « tendances suicidaires » du capital que le prolétariat, l’« instrument conscient de production », peut tenter d’annihiler la relation même qui l’a produit. Le « parti », en conséquence, signifie l’exigence prolétaire de faire avancer le mouvement social en direction d’une révolution politique. Marx est explicite à ce sujet lorsqu’il aborde le fonctionnement réel de la Ligue communiste : Nous avons critiqué sans retenue l’amalgame du socialisme ou communisme franco-anglais et de la philosophie allemande, qui formait à ce moment la doctrine secrète de la « Ligue ». Nous avons proposé que l’étude scientifique de la structure économique de la société bourgeoise constitue le seul fondement théorique valable. De plus, nous avons montré, en termes accessibles, qu’il ne s’agit pas de mettre en œuvre un quelconque système utopique, mais de participer de façon consciente (selbstbewußte Theilnahme) au procès historique qui révolutionne la société (geschichtlichen Umwälzungsprozeß der Gesellschaft) sous nos yeux17.

Participer en toute « conscience », mais aussi participer – intervenir – dans le procès historique, et non pas seule-

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ment dans les instances d’une organisation programmatique. L’organisation ici est le contenant de cette tension ou contradiction. La politique au sens où l’entend Marx consiste à agir sur un procès sociohistorique en mouvement en intervenant en toute connaissance de cause des enjeux politiques et de la capacité organisationnelle. Cela ne veut pas dire livrer la « ligne d’action » entière et finale à des formes sociales inarticulées. Le parti est ici un véhicule, un corps, qui permet à l’intervention et à l’invention politique d’interagir de façon réflexive avec la situation sociale, plutôt qu’un simple dérivé de la force de la nécessité historique ou d’un passage à l’acte héroïque et purement subjectif. Les malentendus sur ce point ont toutefois mené à cette conception du « parti de type nouveau » associée à la troisième période soviétique, surtout au PCUS sous Staline. Il faut toutefois noter le contraste marqué entre cette notion du parti et celle qu’on vient de lire chez Marx. D’un côté, en s’en tenant à la conception de Marx d’un parti « historique » « large », Staline soutient que « le parti du prolétariat, dans son activité pratique, ne doit pas s’inspirer de quelque motif fortuit que ce soit (sluchainymi motivami), mais des lois du développement social (akonami razvitiya obshchestva) et des conclusions pratiques qui découlent de ces lois18 ». De l’autre côté toutefois, l’énoncé célèbre « le matérialisme dialectique est la vision du monde (mirovozzrenie) du parti marxisteléniniste19 » vient contredire cette ligne de pensée. La conception stalinienne du parti n’a jamais su réconcilier cette contradiction de base. En effet, comme nous l’avons vu, le parti selon Marx n’est jamais le parti d’une « vision du monde » ou d’une « opinion ». Ce n’est

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jamais une gauche spéculative, qui présumerait de sa légitimité sociale sur la seule base de la « justesse » de ses conceptions. Dans les travaux de Marx et Engels, le parti est un substrat de l’existence du prolétariat, c’est la capacité d’organisation prolétaire concrétisée au sein d’une forme historique. Cette forme tente de développer et de faire avancer les frontières historiques de la production capitaliste jusqu’à leur ultime limite : l’élimination du prolétariat. L’histoire du mouvement communiste nous montre toutefois que cette idée est restée marginale au profit de la notion que le « parti de type nouveau » doit être une organisation « se tenant au-devant de la classe ouvrière : il doit voir plus loin que la classe ouvrière, il doit la mener, et non pas traîner derrière elle ». Contradictoire et ambiguë, la théorie du parti de Staline met donc l’accent sur la séparation entre le parti et le mouvement de masse, il est le « détachement d’avant-garde du prolétariat » (peredovogo otryada proletariat), le « leader politique de la classe ouvrière » (politicheskii vozhd’ rabochego klassa)20. Ce concept du parti comme appareil occupant le rôle de « leader » (vozhd’) résulte du mariage entre le parti et la forme de l’État. Il subordonne l’élément de l’événement à la « direction », au programme, etc. Cette logique élimine le hasard, l’élément « ouvert », « non suturé » du parti prolétaire, c’est-à-dire l’exigence historique de se (re)produire afin de forcer sa propre abolition. La conception du parti de Staline comme concentration stratégique spécifique de « leadership », et la conception bordiguiste du parti comme identique au contenu d’un programme spécifique dans des circonstances concrètes, réduisent en fait toutes deux le parti à ses épisodes historiques. Elles éliminent

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le flux et l’ouverture possible du concept de parti en le réduisant à une série de séquences historiques saturées. Elles perdent ainsi le sens profond d’historicité dont Marx fait preuve lorsqu’il refuse de réduire le parti aux cinq années de l’expérience de la Ligue communiste (1847-1852). Rappelons ici l’argument de Engels : « Dans la mesure où le communisme est une théorie, il est l’expression théorique de la position du prolétariat dans la lutte et la généralisation théorique des conditions de sa libération21. » Le communisme est le nom de la production déterminée et subjective qui répond aux ouvertures créées d’une part par les limites internes des forces productives, et d’autre part par le déploiement subjectif stratégique de pratiques en relation aux forces sociales organisées qui soutiennent les relations sociales dominantes et la configuration hégémonique de pouvoir social. En soulignant comment le « système d’association républicain et bénéfique de producteurs libres et égaux » peut s’articuler au sein d’un projet, Marx fait l’énoncé le plus critique pour la pensée de la possibilité de la politique : [L]e système coopératif, restreint aux formes minuscules, issues des efforts individuels des esclaves salariés, est impuissant à transformer par lui-même la société capitaliste. Pour convertir la production sociale en un large et harmonieux système de travail coopératif, il faut des changements sociaux généraux, changements dans les conditions générales de la société qui ne peuvent être réalisés que par le moyen de la puissance organisée de la société – le pouvoir d’État arraché des mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, et transféré aux mains des producteurs eux-mêmes22.

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Ce texte est d’une importance exceptionnelle pour la stratégie et l’organisation, et il faut le relire à l’aune de notre situation actuelle et des nouvelles modalités de reproduction du capitalisme contemporain et de légitimation de la souveraineté étatique. Les écrits théoriques d’aujourd’hui ne prennent pas assez au sérieux la question de la « prise du pouvoir d’État », et la traitent comme un reste du « socialisme réellement existant » (malheureusement, une phrase désormais péjorative, comme si on pouvait regarder de haut la précieuse expérience des victoires et défaites du mouvement communiste). À l’évidence, je crois qu’il faut s’y attarder davantage. L’argument de Marx au sujet de l’insuffisance du système coopératif est toujours valide : nous voyons aujourd’hui que les « nouvelles » formes de travail, prétendument « radicales » et « socialisées », ne sont ni émancipatrices ni progressistes, mais plutôt des formes nouvelles de contrôle du capital. Ce que Marx souligne ici par « transfert de la puissance organisée de la société » demeure un horizon décisif pour l’activité politique organisée – elle ne peut se réduire à la binarité simpliste « prendre le pouvoir » ou « ne pas prendre le pouvoir ». Selon Marx, le « pouvoir » n’est pas un « monstre externe qu’il faut fuir ou dompter23 », mais un intérieur poreux toujours-déjà scindé en deux par l’« instrument conscient de production » appelé prolétariat. Autrement dit, « prendre le pouvoir », ou « s’emparer des forces sociales » n’implique rien de plus que l’existence prolétaire « élevée au rang de principe dans la société capitaliste » devienne « ce qu’elle est déjà ». Foucault est instructif sur cette question. Bien qu’on le qualifie souvent d’annonciateur des positions « culturalistes » (une lecture de Foucault

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qu’il faut contester avec vigueur), de penseur réagissant au niveau « général » contre le soi-disant « localisme » de la théorie marxiste, etc., Foucault a maintes fois souligné qu’aucune voie de résistance ne peut faire l’économie d’un engagement avec le pouvoir. Il a toujours rejeté le moralisme et l’abstentionnisme (que Lénine appelait « éclectisme » : des positions politiques dont l’hystérie abstentionniste et la pureté aventuriste masquent une compatibilité et une complicité fondamentale avec l’opportunisme de droite) de ceux qui imaginent le pouvoir et la résistance comme exclusifs et externes l’un à l’autre. L’idée fondamentale de Foucault est que la résistance est toujours une tentative de « prendre le pouvoir » – le fantasme de la fuite ne trouble en rien le pouvoir. On ne peut « refuser » le pouvoir, puisque nous sommes en son sein. La critique de Foucault porte plutôt sur la notion de pouvoir en tant que force absolument répressive contre laquelle se dresse une résistance stable, rationnelle et donnée qui s’y oppose à partir d’un extérieur absolu. Foucault souligne constamment que le pouvoir n’est ni externe, ni séparé de la résistance, mais que cette dernière peut prendre appui sur le pouvoir, qu’il est toujours un équilibre de forces, et non une entité stable et unitaire. La critique de Foucault ne porte pas tant sur Marx ou le marxisme, mais plutôt sur le fantasme de rationalité des sciences sociales. En ce sens, l’argument de Foucault suit en parallèle et développe sa propre lecture de Marx, une lecture silencieuse, mais cruciale. Marx soutient que l’existence du prolétariat est impensable hors de l’existence du capital. C’est-à-dire que le capital est cette force qui en se développant et s’organisant doit également développer un dehors interne,

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un vide prolétaire d’où il puisse tirer son dynamisme. Sur la question de la « prise de pouvoir », Marx conçoit que la politique révolutionnaire n’est jamais une question d’« idées justes » ou d’« idéal progressiste » (le concept de la gauche spéculative). Elle est toujours déduction d’une forme organisationnelle en relation au-dehors paradoxal du capital appelé la « marchandisation de la force de travail » (la création du zéro prolétarien), et conceptualisation par cette organisation de sa stratégie par rapport à la politicité de son dehors. L’organisation « force » la société capitaliste dans son ensemble (les forces sociales organisées qui la soutiennent) à confronter politiquement son vide (le dehors nécessaire à sa reproduction). L’organisation est donc toujours impliquée dans une « prise du pouvoir » au sens large : elle tente d’intervenir dans le fonctionnement prétendument harmonieux du pouvoir, et d’utiliser les écarts qu’il crée comme autant de points d’appui pour faire émerger une consistance prolétaire. En ce sens, le discours « décent » et « respectable » de l’« horizontalisme » et de l’« anti-centralisme », de « ne pas prendre le pouvoir », etc. est beaucoup moins imaginatif que le discours prétendument scandaleux de la « prise du pouvoir », qui lui au moins reconnaît le pari et les enjeux de la politique. La question décisive dans ce cas est de savoir comment et par quels moyens entreprendre un tel procès, comment le jaillissement d’un moment politique peut devenir organe, corps, appareil capable de rompre avec la configuration de pouvoir en place. Le problème essentiel est de penser le parti comme quelque chose qui passe à travers la situation, tout en refusant ses termes et son terrain. Autrement dit, « la clé du problème est le mode sur

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lequel une procédure de fidélité traverse le savoir existant, à partir de ce point surnuméraire qu’est le nom de l’événement24 ». De ce point de vue, le parti est précisément le corps, l’appareil, qui maintient un procès de fidélité, un procès par lequel une situation événementielle – une rupture initiale ou un forçage – peut se maintenir afin de traverser « l’ordre de l’être », la situation de son émergence. C’est ici qu’il faut examiner ce que représente cette rupture initiale – et cette question n’est pas seulement celle du parti, mais aussi celle du partisan.

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PA RT I E T L E PA RT I S A N

Je suis partisan, je vis, je sens déjà palpiter dans la conscience des miens l’activité de la cité future que les miens sont en train de construire. Et dans cette cité la chaîne sociale ne pèse pas seulement sur quelques-uns, les événements ne sont pas dus au hasard, à la fatalité, mais sont l’œuvre intelligente des citoyens. Elle ne compte personne qui demeure à regarder à sa fenêtre tandis qu’un petit nombre se sacrifie, se saigne dans le sacrifice ; personne qui, restant à sa fenêtre, aux aguets, veuille profiter du peu de bien que procure l’activité d’un petit nombre et donne libre cours à sa déception en insultant le sacrifié, celui qui s’est saigné, parce qu’il n’a pas réussi dans son entreprise. Je vis, je suis partisan. C’est pourquoi je hais qui n’est pas partisan, je hais les indifférents. Antonio Gramsci25

Nous nous sommes habitués à l’idée du parti comme une entité monolithique, qui une fois formé peut changer sa ligne à l’occasion, mais persiste sous une forme unitaire. Ce concept de la forme-parti – à la base du « parti de type nouveau » – ressemble toutefois à ce que Badiou a dénoncé comme « parti-État » : la réduction du parti-concept à une tâche de simple gouvernance. Ce

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concept de parti tend à le réduire à l’opposé de la vision idéaliste du parti de la « gauche spéculative » – il est un simple organe mécanique de gestion de la situation postrévolutionnaire. Ceci occulte toutefois la dimension « événementielle » du parti, celle-là même qui l’a rendu nécessaire au départ. Une question toutefois s’impose pour repenser le parti aujourd’hui, celle du partisan. C’est une question éminemment pertinente, mais pas nécessairement nouvelle ; on en trouve d’ailleurs certains indices dans un texte de Lénine, « Parti socialiste et révolutionnaires sans parti », publié à l’origine dans Novaya Zhizn en 1905. Ce texte date d’un moment politique trouble : les grèves de Saint-Pétersbourg avant les événements révolutionnaires de janvier, la répression du mouvement ouvrier par le tsar, tout juste à la veille du soulèvement final de 1905 à Moscou. Lénine y développe les concepts de « parti-tude » ou « parti-idée », et de « non-parti », intimement liés au concept de « partisannerie » et à la figure du « partisan ». Il écorche dans ce texte ceux qui rejettent le concept même de parti, en ce qu’ils jouent le jeu de la bourgeoisie : « tout semble être “non-parti” ; tout semble fusionner dans un mouvement unique de “libération” (un mouvement qui en fait libère la société bourgeoise) ; tout revêt un mince, très mince vernis de “socialisme”26 ». Le « réalisme » strict de Lénine (non pas une Realpolitik, mais une insistance de tous les instants sur les relations de pouvoir d’une situation donnée) l’empêche d’appuyer tout abstentionnisme. Il pose le problème ainsi : L’indifférence politique vient en fait d’une satiété politique. Un homme bien nourri est « indifférent » à un mor-

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ceau de pain, mais un homme qui a faim adoptera une position « partisane » sur la question du pain. « L’insouciance et l’indifférence » d’une personne envers un morceau de pain ne signifient pas qu’elle n’en a pas besoin, mais qu’elle est toujours certaine d’en avoir, qu’elle n’en manque jamais et qu’elle est fermement attachée au « parti » des biens nourris. Le principe de non-parti dans la société bourgeoise n’est qu’une expression hypocrite, déguisée et passive d’adhésion au parti des biens nourris, des dirigeants, des exploiteurs. L’idée de non-parti est une idée bourgeoise. Le parti est une idée socialiste (Bespartiinost’ est’ ideya burzhuaznaya. Partiinost’ est’ ideya sotsialisticheskaya)27.

Le concept de Lénine de la nature fondamentalement partisane de la politique est directement lié au concept de parti au sens large, celui « qui jaillit du sol de la société moderne ». Comment penser cette partisanerie ? Que signifie-t-elle pour le concept de « parti » ? À la suite de Lénine, on peut formuler une définition initiale du parti comme concept théorique : en laissant de côté les menus détails des histoires organisationnelles, le parti signifie premièrement choisir un camp, souscrire au concept d’antagonisme, rejeter la stratégie d’évitement du conflit qui revient à nier la politicité fondamentale de la vie sociale. Le parti-idée, selon Lénine, signifie que ne pas choisir, pratiquer l’abstentionnisme, est secrètement et inévitablement lié à un certain opportunisme. Entre le peuple et la police, la politique signifie de choisir. On ne peut « appuyer les deux côtés », ou encore « être impartial » – cela équivaut précisément au « non-choix » de la démocratie libérale, et à l’idéologie de l’État-providence –, on ne peut dire « d’accord pour

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l’exploitation capitaliste et étatique, mais tâchons au moins de la rendre aussi amicale et indolore que possible. Il faut surtout éviter les extrêmes, et maintenir un dialogue respectueux ». « Éviter les extrêmes » signifie que le summum possible de la politique réside dans le statu quo, la situation déjà-là. Cette idéologie est la mort de la politique. C’est à l’encontre de cela que Badiou affirme que « mieux vaut un désastre qu’un desêtre ». Mieux vaut lutter sur un pari qu’abandonner et accepter la destitution de notre existence sociale qui découle de l’« impartialité ». En ce sens, le parti n’est pas un programme ou une ligne. C’est un mode organisationnel qui cristallise un choix : les étudiants ou la police ; les travailleurs ou les patrons ; la lutte pour la libération nationale ou l’impérialisme ; l’opprimé ou l’oppresseur. En ce sens, le parti se forme à partir d’un forçage ou d’une coupure dans la situation ; cette coupure est la situation événementielle, celle du premier pari, du premier jet de dés. On choisit le peuple contre l’État, mais on ne sait pas « qui va gagner ». Forcer cette nouvelle forme de consistance – « nous allons mener cette lutte à bien, même si nous ne savons pas comment tout cela va finir » – interrompt le savoir précédent, et organise cette nouvelle forme partisane, ce parti, qui se « déduit » du choix initial. Le « parti » n’affirme pas une nouvelle « identité », une nouvelle appartenance, pour en protéger ensuite les frontières : « Le processus du parti politique ne revêt la forme ni de l’identité à soi, ni de l’identité à la classe, sans qu’aussitôt un reste tendanciel exige de lui qu’il pratique la non-identité. De là que le parti est toujours historique, conjoncturel28. » Cet aspect partisan du parti fait en sorte qu’il n’existe pas en tant que forme d’identité – le partisan n’est pas fixé à jamais,

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c’est une prise de position par rapport à une situation donnée. Il est fluide, changeant, en mouvement constant selon les exigences de la situation. C’est-à-dire que sans le « parti nécessaire », le prolétariat, le degré zéro du social, qui « n’a rien, mais doit devenir tout », ne pourra jamais « forcer » sa propre abolition. L’auto-élimination du prolétariat, ce n’est pas la même chose que la tentative du capital d’éliminer les obstacles à l’offre de force de travail. La différence est qualitative entre l’espace social de plus en plus zombie de la hausse de la composition organique du capital, et une tentative de faire imploser le capital. Il faut lire attentivement le fameux slogan de Mao : « Osez lutter, osez vaincre29. » Il rappelle qu’il ne s’agit pas simplement de lutter, mais aussi de gagner, de remporter une victoire décisive, de transformer ce scénario qui a rendu la forme-parti nécessaire. Autrement dit, le parti est un appareil qui maintient la force de la politique, qui permet de transiter vers une situation qui éliminerait le besoin même d’un parti, qui transforme l’ordre d’où il a émergé. Cette conception du parti suppose une organisation précaire, en constant devenir, qui ne vise rien de moins que de « prendre la société par la société elle-même30 ». Le champ social est constitué par un vide, une absence, le zéro prolétaire en son centre. Le prolétariat en tant que substrat social s’unifie sous la forme du parti et prend la société, pour ensuite se disperser et annihiler toute possibilité d’existence d’un prolétariat. Le parti prolétaire se disperse dans l’histoire tel un sacrifice politique, un sacrifice accompli afin que le capital se suicide. Mao rappelle ainsi que :

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Le parti communiste et les partis démocratiques sont tous des produits de l’histoire. Ce qui émerge dans l’histoire disparaît dans l’histoire. Le parti communiste va donc disparaître un jour, tout comme les partis démocratiques. Cette disparition est-elle si désagréable ? À mon avis, elle sera très agréable. Je pense que c’est une bonne chose que nous puissions un jour en finir avec le parti communiste et la dictature du prolétariat. Notre tâche est précisément de hâter leur extinction31.

Le parti « hâte » sa propre extinction non pas en refusant l’organisation, mais en érigeant son « absence de demande » en principe politique. Le travail du parti est de se battre pour sa propre abolition : « Le parti est support du sujet complet, par quoi le prolétariat, édifié sur la classe ouvrière, vise la dissolution de la trame algébrique où cette classe est placée32. » Le parti doit se disperser au même titre que le prolétariat. Le parti est un corps qui abrite un sujet lui-même transitoire, temporaire, un sujet qui doit affirmer son entièreté afin d’annuler sa propre existence. Il doit se faire avancer jusqu’aux conditions de son absence. Mao n’est pas le seul à formuler cette idée. Gramsci ne dit pas autre chose ici : On peut dire, il est vrai, qu’un parti n’est jamais achevé ni formé en ce sens que tout développement crée de nouveaux engagements et de nouvelles charges et en ce sens que pour certains partis se vérifie le paradoxe qu’ils sont achevés et formés quand ils n’existent plus, c’est-à-dire quand leur existence est devenue historiquement inutile. Ainsi, puisque tout parti n’est qu’une nomenclature de classe, il est évident que pour le parti qui se propose d’annuler la division en classes, sa perfection et son achève-

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ment consistent à ne plus exister par suite de la suppression des classes et donc de leurs expressions33.

Badiou le souligne également : « Le parti est le corps de la politique, au sens strict. Qu’il y ait corps ne garantit nullement qu’il y ait sujet, ni pour le corps animal ni pour le corps institutionnel. Mais qu’il y ait sujet, que l’on trouve un sujet, exige le support d’un corps34. » Le parti est un corps, un appareil de support et de persistance qui permet à la situation politique de s’emparer des forces sociales, et de faire avancer leur tendance jusqu’à rendre le scénario existant superflu. C’est en ce sens que le parti est simultanément un produit du capitalisme et ne l’est pas. Le parti doit émerger dans un scénario transitionnel. Il ne peut en être autrement, puisque le corps du parti sert uniquement à soutenir un procès de transformation. Autrement dit, le parti n’est pas nécessaire dans une situation où l’objectif politique se limite à maintenir la configuration des forces. L’expérience du xxe siècle, les divers mariages entre le parti et l’État, en sont des exemples probants. Si le parti devient un appareil au sein de l’État, dédié à la reproduction d’une partie de l’État, il cesse de jouer son rôle de parti nécessaire, forcé d’exister par une politique de transformation réelle. Le parti est un appareil de persistance, mais aussi de division et de scission. Le parti est partisan. Il n’élimine pas la division : il approfondit une division sociale existante (la division entre les producteurs et le produit social direct, la division des classes, la division du travail, la division des formes nationales et coloniales). Le parti prend une division de la société capitaliste et en fait son propre principe 35. Il reste toutefois à clarifier comment quelque chose qui est conçu

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pour persister, pour soutenir un procès politique, peut en même temps viser à créer les conditions de sa propre élimination ? Que nous révèle ce paradoxe au sujet de la nature du parti comme forme et concept ?

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PA RT I C O M M E I N VA R I A N T

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P E R S I S TA N C E E T S C I S S I O N

Le beau mot de « communisme » nous a été dévolu, à nous marxistes, pour nommer fallacieusement le point d’arrêt de notre préhistoire. Celui même de « révolution », quoique moins ouvertement mélodieux, fait souvent office de temps pour conclure, bien qu’il soit avéré qu’il ne conclut rien, n’ayant nul sens hormis celui que lui confère l’autre révolution, la seconde, d’où sa limite apparaît. Le mot « communisme » a pris de la moisissure, c’est certain. Mais les roses, les glaïeuls et les chevelures, les sirènes et les consoles, étaient mangés aux mites de la poésie fin de siècle, celle à laquelle on a donné le nom de « symbolisme », et qui était, en gros, une catastrophe. Tâchons de n’être pas plus communistes au sens de Brejnev ou de Marchais que Mallarmé n’était symboliste au sens de Viellé-Griffin. S’il a par ailleurs glorieusement tenu bon avec les cygnes et les étoiles, sachons en faire autant avec la révolution et le communisme. C’est parce qu’on prend mesure exacte de leur puissance, donc de leur partage, que les mots peuvent être innocents. Alain Badiou36

Les nouvelles pratiques coopératives nous sont souvent présentées comme les formes les plus avancées de l’organisation sociale. De leur côté, toutefois, Marx et Engels ont plutôt mis l’accent sur la forme spécifique du parti, et non sur la formation de coopératives ou de liens et d’interactions entre gens de bonne volonté. Selon eux, la coopération n’est pas, et ne peut être, un site de résistance – la coopération est plutôt un effet direct du déve-

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loppement de la modalité de déploiement du capital. Le parti est nécessaire parce que la coopération est incapable d’opérer le « transfert des forces sociales organisées », et que sans ce transfert, qui n’est possible que par l’action du parti sur la situation, la résistance à l’expression politique de la domination du capital est impossible. Mais qu’est-ce que ce parti nécessaire ? Comment distinguer entre ce parti comme forme concentrée du mouvement de l’histoire et l’expérience empirico-historique du sectarisme ? Le parti est la forme phénoménale, organisée, de la polarité déployée par le développement du capital. Le parti n’est pas la polarité prolétaire. La polarité se tient dans une relation de nécessité ; la nécessité du parti est d’un autre ordre qualitatif. Le parti est une « décision » (decidere, « trancher »), il est un forçage. Le parti comme décision soutient la coupure ou séparation comme fidélité à l’auto-abolition du prolétariat. Il est ce degré zéro établi aux limites du capital. Mais le parti comme point zéro de l’action subjective, le corps total qui circule « au bord du vide », comme le dit Badiou, n’est pas relié à une vision du monde. Une vision du monde implique une image préfigurée du monde déjà complète qui légitime le « il y a », un cadre qui équilibre les significations, les calibre et les reproduit, afin de produire une séquence d’effets soi-disant « naturels ». C’est-à-dire qu’une vision du monde est aussi une vision de la lutte, qu’elle nécessite ensuite une adhésion aux « idées justes », à la « bonne explication » d’une séquence donnée de faits accomplis. Une analyse marxienne produit toutefois une conception complètement différente de l’organisation du parti. L’expérience du « parti de type nouveau » au xxe siècle a effacé le parti du degré zéro prolétaire et mis en place le

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parti de la vision du monde. C’est un échec. L’idée que le parti prolétaire signifie le parti de la « vision du monde prolétaire » est bel et bien chose du passé. Le parti « sans vision du monde » signifie le parti qui jaillit du mouvement réel de l’histoire, le parti sans la mise à l’épreuve de la séparation, le parti sans condition. Le parti est une forme qui se différencie selon l’équilibre des forces dans une conjoncture. Autrement dit, le parti n’est pas une nouveauté totale – il est une forme qui acquiert sa consistance sur la base d’une distribution des positions, une « matérialité réflective » qui renvoie le regard englobant du capital à son angle mort. Le parti émerge comme une forme nécessaire – non pas que tout soit rendu nécessaire par le développement économique, ou que le pouvoir appartienne in toto à cette force abstraite et informe nommée « capital » – parce que la forme du parti se distingue des autres formes d’organisation politique par sa concrétisation et son intensification des « lois du mouvement » capitalistes : le prolétariat « ne fait qu’établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat37 ». C’està-dire que le parti entre en relation dense et entrecroisée avec la situation, il est une concrétisation de l’« indiscernable » prolétaire – il n’existe pas pour confirmer ou légitimer une vision du monde. La politique de la vision du monde (jadis la « primauté des idées justes » ou la « primauté de la ligne de lutte ») n’est plus. Elle est morte au moment où le mouvement du procès historique a dépassé les limites de la société industrielle. Celle-ci n’est plus la première ligne du mouvement du capital à l’échelle mondiale. Le parti exprime donc un point d’appui, une position de classe et non pas une vision de classe ; il exprime

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la situation d’une classe en tant que classe. Le « parti historique au sens large » qui émerge du sol de la société est la consistance concrète d’une « expérience-limite qui arrache le sujet à lui-même38 », plutôt qu’un « parti de type nouveau » qui symbolise un sujet politique stable et pleinement unitaire. Il s’agit d’une expérience de dé-subjectivation, de point de rassemblement de la volatilité d’une situation de crise endémique du capitalisme mondial. Le capital tente toujours de déterritorialiser les prolétaires « dénombrables » en un « zéro » dépossédé. Mais ce qui est déterritorialisé se reterritorialise toujours ; l’objet de déterritorialisation ne flotte pas dans l’éther, il se ré-attache, se re-fonde, se re-déploie sous une autre polarité. En ce sens, le degré zéro prolétaire n’est pas seulement le site de la dépossession ; c’est aussi le moment « obscur » et « indiscernable » de la situation où émerge la ligne de résistance, la ligne politique. Ainsi, le prolétariat se reterritorialise comme point zéro, comme limite ultime du capital, et c’est à ce point zéro, qui n’est pas complètement inclus dans la situation, que s’ouvre la possibilité de la politique – la forme appelée « parti ». Le parti est une consistance prolétaire qui émerge historiquement en relation à la création par le capital de son dehors. Mais que veut dire Marx par « parti qui partout jaillit naturellement du sol de la société moderne » ? Comment un parti peut-il être partout, à plus d’un endroit à la fois ? Que signifie « jaillir naturellement » ? Cette phrase énigmatique de Marx signifie que le parti nécessaire, le parti qui « passe au travers » de nos vies comme un potentiel, est toujours en relation transversale au rêve du capital. Ce parti jaillit « naturellement » du degré zéro du capital,

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du corps vivant du prolétariat. Et bien sûr, la tâche nous incombe d’en inventer les pratiques, la ligne, les cibles, le but, la stratégie et les tactiques, les méthodes d’agitation, etc. Les conditions qui nécessitent un « forçage » sont donc offertes en partie par la « période sociale économiquement donnée » (et le spectre qui la hante), mais le forçage, l’intervention, est toujours un coup de dés mallarméen. C’est pourquoi le parti n’est qu’un nom pour la totalité des invariants communistes qui se développent lorsque le capital tente de combler ses propres écarts, ce qu’il ne peut faire sans introduire, paradoxalement, le prolétariat sur la scène de l’histoire.

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F U T U R S P O S S I B L E S D U PA RT I

Ainsi, l’organe est ce qui est apte à concentrer la partie efficace sur elle-même, pour passer le point du côté de la durée du présent. [...] Point par point, un corps se réorganise, faisant apparaître dans le monde des conséquences de plus en plus singulières, lesquelles tissent subjectivement une vérité dont on peut dire qu’elle éternisera le présent du présent. Alain Badiou39

Il est de bon ton de considérer que la forme de parti prétendument « verticale », « du haut vers le bas », « autocratique », fait aujourd’hui place à la forme « horizontale » et « démocratique » du mouvement de la base. Cette substitution est désormais au cœur théorique de plusieurs positions politiques. Il est troublant toutefois de constater que cette tendance a associé la forme-parti et sa persistance aux expériences historiques de certains partis, pour ensuite l’écarter tout bonnement, et ce, sans tenir

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compte des remarques importantes de Marx sur la question. Il faut aussi souligner que de repenser le parti aujourd’hui ne peut se réduire aux « questions russes », ni à l’opposition dépassée entre Marx et Bakounine, ni aux débats de la Deuxième Internationale (réforme vs révolution, Lénine vs Luxemburg), et ni enfin aux tensions entre les traditions marxistes et anarchistes. On voit de mieux en mieux aujourd’hui à quel point cette opposition est dépassée et inutile. En ce moment mondial d’austérité, d’expropriation impitoyable des pauvres, de légitimations légales et étatistes de l’accaparement des terres, de guerre impériale revigorée et de crise économique qui transfère les fardeaux du capital sur le dos des gens, il est presque impossible de croire la forme-État capable de développement positif. On voit de plus en plus que la démocratie libérale et son parlementarisme ne sont pas sans contenu, adaptables, multi-usages. La démocratie libérale est le champ idéologique qui correspond à la domination du capital. Elle fait partie du capital. C’est cette réalité politique de base qui échappe aux jérémiades nostalgiques de l’Étatprovidence, ou à l’idée qu’un État social peut contenir le capital d’une manière ou d’une autre. Il faut se rappeler que la forme de l’État est une personnification et une concentration institutionnelle des tendances et des fonctions du capital. Refuser l’État, dans ce contexte, ne signifie pas retraite ou abstentionnisme. C’est plutôt une exhortation à garder en tête le fait de notre distance politique du capital – après tout, c’est nous, les « êtresmarchandises défectueux40 », comme le dit Nagahara, qui fournissons au capital son « instrument conscient de production ». Cela nous montre également les ouvertures

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de la politique : rester à distance de l’État ne signifie rien de moins que la réouverture d’une nouvelle époque de lutte, de politique, d’intervention, un nouveau sens à la « prise du pouvoir ». La tendance actuelle qui tente faiblement de défendre et de légitimer les derniers vestiges de l’État-providence d’après-guerre n’est pas seulement anachronique et dépassée ; elle nie la réalité de la lutte politique d’aujourd’hui, où l’État fonctionne comme une personnification du capital – la forme-État comme « capitaliste total » dont parlait Engels41 – et se place de plus en plus au-devant du procès d’accumulation. Une nouvelle théorie du parti comme consistance organisationnelle de la politique doit donc se situer, comme le dit Badiou, à distance de l’État, et éviter l’opposition anachronique entre le mouvement socialiste et le courant plus large de résistance politique. Peu importe l’orientation idéologique d’un groupe donné, les problèmes du parti, de l’organisation et de la consistance prolétaire de la politique ne sont pas faciles à régler. L’idée critique qu’on peut tirer des enseignements de Marx, c’est que le parti est une entreprise collective et créative de construction et d’intervention qui organise les forces sociales en mouvement politique. Pour cela, il faut une nouvelle unité organisationnelle du camp anticapitaliste, sur une base élargie, une nouvelle fusion intense entre les mouvements anticapitalistes et antiétatistes, qui partagent déjà comme arrière-plan commun les limites de la reproduction du capital mondial. Au-delà des minuscules différences organisationnelles, toute politique doit faire face au problème suivant : quelle est l’exigence de notre pratique, et d’où nous vient-elle ? Il faut également théoriser, en plus du pro-

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blème du moment, celui de la continuité : si nous découvrons une telle exigence, comment continuer, contre vents et marées, et faire avancer un projet durable ? La « question du parti » doit se penser au-delà de la lutte des idées – le « parti-idée » de Lénine (partiinost’) n’est pas la concrétisation d’un programme. Il est un appareil de soutien qui peut étendre, approfondir et modifier réflexivement les conséquences d’une séquence politique. Il est crucial de renouveler ce mouvement d’appui et de soutien, au moment où la politique anticapitaliste doit maintenir un élan politique dans les mouvements sociaux dans des circonstances globales défavorables. Le parti est important parce qu’il permet de parier sur cet énoncé fondamental : la politique est possible – on peut renverser l’ordre établi. L’instabilité du rêve du capital, sa volatilité, montre la force et le potentiel de son dehors : « [L]e capitalisme décapite la classe ouvrière, et vise à créer un automate – la simple force de travail. La construction socialiste commence par redonner sa tête à la classe ouvrière42. » Cette « tête » est le parti nécessaire, la consistance prolétarienne qui porte l’événement de la politique sur ses épaules, qui porte le fardeau de la décision prolétaire, la « coupure » organisationnelle de ce degré zéro volatil. Ce parti nécessaire se réaffirme comme noyau de consistance et fournit et maintient le corps qui incarne une discipline nouvelle. Il subordonne la politique de la vision du monde – le fantasme d’unité sur la base des « idées justes » – au projet large de réaliser l’hégémonie sur toutes les forces de la société. Il forme une consistance prolétaire à partir des éclectismes des mouvements sociaux, et peut maintenir cette consistance dans le futur.

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Cette conception du parti nécessaire n’est pas une « possibilité pour le futur » ni une « idée régulatrice » : c’est une « forme de vie » invariante déjà « forcée » à l’existence dans un mouvement parallaxe au « mouvement de l’histoire ». Autrement dit, le parti nécessaire demeure la « question brûlante » de notre temps, il est l’horizon politique ultime, et il ne s’agit pas pour lui de « déterminer les idées justes ». Si l’expérience de la forme-parti au xxe siècle était dominée par la pratique du « substitutionnisme43 » et le puritanisme des différences idéologiques minuscules, le parti nécessaire d’aujourd’hui forme la base d’une nouvelle politique et d’une nouvelle discipline, et ne se préoccupe guère de ces questions. En tant que « forme de vie », le parti nécessaire dont parle Marx, celui qui « jaillit du sol de la société moderne », émerge partout dans le paysage du « continent histoire », il émerge au degré zéro du capital, son « point-limite », son « zénith », le vide où le prolétariat se compose et se disperse. Le parti nécessaire est la forme d’organisation que l’existence prolétaire, toujours au bord du vide, garde en elle comme consistance, fidélité et discipline, contre le vampirisme du capital. Le grand théoricien italien Lucio Magri a revisité certains aspects du concept gramscien de parti comme « intellectuel collectif 44 », et il formule une série de remarques importantes pour comprendre le concept et les possibilités du parti aujourd’hui. Les travaux de Magri traitent non seulement du parti comme concept, mais aussi comme forme concrète de vie culturelle, dotée d’une histoire et une expérience concrète. Magri soutient qu’« il faut distinguer aujourd’hui entre parti et institutions ; et souligner le fait que le parti est un agent et un organisa-

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teur de la société, dont le rôle est de promouvoir la lutte et stimuler une réforme intellectuelle et morale45 ». Ce parti n’est pas seulement une forme d’organisation, mais il représente plus largement « la fusion de valeurs, d’analyse et de projets transformateurs qui donne un sens profond à la politique et qui, jour après jour, sert à la critique et à la transformation de la vie personnelle. C’est un fondement intellectuel, mais aussi éthique46 ». La théorie de la forme-parti doit se pencher sur ce fondement éthique, puisqu’il pointe vers de nouvelles formes possibles de culture interne dans l’organisation du parti, une culture non pas des « idées justes », mais de la construction collective d’une alternative réelle au capital, à l’État, aux formes institutionnelles dans lesquelles nous vivons. Un tel parti n’abandonnerait pas pour autant son héritage historique, la longue histoire du mouvement ouvrier et des mouvements de libération, mais il refuserait les héritages politiques préemballés que de minuscules formations politiques brandissent aujourd’hui comme forme de légitimation, comme si un discours de Luxemburg ou de Lénine pouvait résoudre la question de l’organisation en 2022. La question de la forme-parti est au centre d’une nouvelle politique anticapitaliste pour notre temps, une politique qui n’est pas divisée par des conflits sur des lignes et des programmes, mais qui s’emploie à la construction positive, affirmative et collective de nouvelles formes sociales. Magri poursuit : Y a-t-il dans une société aussi fragmentée et sécularisée que la nôtre une base réelle pour faire renaître cette tension des idées qui, selon Marx, constitue une force sociale

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matérielle ? La réponse dépendra probablement des contradictions sociales qualitatives qui permettront ou non au parti des classes subalternes de s’extirper des limites de l’intégration ou de la révolte, et d’exprimer un point de vue certes radicalement anti-systémique, mais aussi « positif »47.

En ce sens, le parti n’est pas qu’une expression négative, mais aussi une intervention positive et affirmative. Si le parti ne porte en lui que la négation de la société, l’élément destructeur, il ne sera jamais en mesure de se maintenir en tant qu’appareil de renouveau, de négation d’un cycle social qui installe et amorce un tout nouveau circuit d’existence sociale et recombine les relations antérieures. Ce « point de vue positif », que Badiou formule comme la « doctrine affirmative de la politique », est le noyau du parti nécessaire, un noyau qui émerge non pas d’un programme, d’une opinion ou d’une vision du monde, mais du besoin criant à notre époque de réinventer des appareils collectifs aux fondements solides, qui persistent et qui permettent une grande réinvention de la révolution. Un tel parti ne peut être qu’un parti sans condition, qui avance au rythme d’une politique anticapitaliste et antiétatique sans cesse croissante jusqu’à former une masse hégémonique. Pour reprendre une idée de Nietzsche, un tel parti « s’abstiendrait sagement de toute construction d’un procès du monde », pour plutôt persister lui-même dans une existence « intemporelle-contemporaine (zeitlosgleichzeitig), grâce à l’histoire (Geschichte) qui permet une telle combinaison48 ». Ce parti est un produit de l’histoire et disparaît dans l’histoire. C’est l’histoire

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elle-même qui nous offre cette « combinaison » organisationnelle du « parti », cette forme de vie « intemporellecontemporaine » – le rare assemblage prolétaire transversal au capital qui « jaillit naturellement du sol de la société moderne ». Cette forme-parti est un forçage, c’est le corrélat politique affirmatif et construit d’une pratique théorique qui force le capital à dévoiler l’absence en son sein. Une nouvelle conception du parti est inévitable – une conception en rupture nette avec les précédentes – pour espérer forcer une rupture politique de notre moment actuel. La forme-parti insiste sur la nécessité d’un concept de politique affirmatif et en rupture, contre les tendances qui soulignent la génération spontanée de la politique à partir du développement actuel du capitalisme. Ce développement, qui voit la relation-capital recomposer intensivement son fonctionnement, n’est pas le lieu de la politique, il en est plutôt exclu. L’insistance non seulement sur des interventions militantes contre l’hégémonie du capital et de l’État, mais spécifiquement sur la forme-parti de la politique, est une insistance sur le besoin de renouveler une pratique forte d’unité, d’hégémonie et de consistance. Le parti se hâte vers sa propre fin ; paradoxalement, il faut qu’il se maintienne maintenant parce qu’il doit éventuellement disparaître. Le parti est une consistance ou un invariant qui cherche à s’annihiler dans la mesure où il vise à pousser le capital au suicide – et le suicide du capital signifie celui du prolétariat, puisqu’il est l’élément de base qui compose le capital. En ce sens, une nouvelle modalité pour le parti émerge déjà nécessairement sous nos yeux, tel le courant souterrain d’un mouvement mondial, d’un parti mondial en gestation. Toutefois, il faut

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noter, et Badiou le rappelle, que « le moment actuel est en réalité celui du tout début d’une levée populaire mondiale contre cette régression. Encore aveugle, naïve, dispersée et sans concept fort ni organisation durable, elle ressemble naturellement aux premiers soulèvements ouvriers du xixe siècle49 ». Ces premières insurrections ont eu lieu à un moment où le parti de la « vision du monde » n’avait pas encore pris possession du mouvement ouvrier. Nous vivons ce moment à nouveau, les ouvertures et liens politiques sont possibles comme jamais ils ne l’ont été tout au long du xxe siècle, au-delà des anciennes querelles au sein de la gauche et de l’horizon historique des « questions russes ». Marx pensait essentiellement aux premières insurrections ouvrières du xixe siècle lorsqu’il parlait du « parti qui jaillit naturellement du sol de la société moderne », une forme de parti, une forme de partisan, qui sont de retour dans notre situation politique. Gardons en tête ce parti nécessaire et large – un nouveau corps politique qui puisse soutenir un renouveau politique communiste – qui jaillit déjà du sol moderne des résistances à l’austérité dans les pays du centre impérialiste, des nouvelles luttes sociales en Amérique latine, des procès révolutionnaires en cours, des luttes de libération nationale toujours irrésolues en Asie et en Afrique, du retour des demandes pour l’autodétermination des peuples autochtones, et des nombreuses autres luttes sociales, et rappelons-nous cette idée essentielle que Marx exprime dans La guerre civile en France : La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire

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par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre 50.

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Le parti, le sujet et le dehors Le terme évanouissant a pour essence de disparaître, tout en même temps qu’il est celui qui existe le plus – comme Tout, cause de lui-même. Seul ce qui fait défaut à un tout peut lui donner consistance. Alain Badiou1

L

’idée dominante chez Badiou à la fois dans Théorie du sujet et Peut-on penser la politique ?, idée d’ailleurs centrale à sa lecture d’Hegel, porte sur la logique de la « scission », où toute chose doit se diviser entre ellemême et son « placement », c’est-à-dire sa définition ou représentation dérivée de la place qu’elle occupe. Badiou ajoute au vocabulaire marxiste traditionnel d’antagonisme et de contradiction le concept de torsion, et tente ainsi de développer une investigation formelle de la capacité du sujet (ou plutôt « le sujet, si un tel effet existe2 », comme il le précise) de ne pas être astreint à son placement, sans quoi tout serait purement soumis à la loi. Il s’agit d’une présentation hautement formelle, mais elle ne se limite pas à la logique de la torsion, et se penche également sur son émergence dans la lutte. Cette torsion du sujet sur lui-même, cette tentative d’imbriquer « force et place » (qu’on pourrait traduire par « politique et structure »), plutôt qu’une opposition naïve entre individu

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et système, porte en premier lieu sur la façon dont la structure « travaille sur elle-même », la façon dont cette « rechute » (Rückfalle) de la structure s’entremêle dès le départ au moment subjectif d’intervention. Badiou invente deux concepts pour fonder le point de départ d’une intervention politique dans une structure donnée : horlieu et esplace, qui ne sont pas sans rappeler la « torsion » chez Marx entre « extérieur » et « intérieur » qui nécessite que la marchandise force de travail passe de l’extérieur à l’intérieur. Cette intervention de Badiou dans la logique de l’impasse ou aporie qui fait tenir ensemble la structure du capital est cruciale, puisqu’elle indique que c’est là, dans cette impasse, que doit débuter le travail du sujet sur lui-même. Chez Marx, cette impasse est structurelle, c’est le capital qui la pose, mais un excès de subjectivation ne cesse jamais néanmoins de « passer » – les relations de production changent en se déplaçant sur le terrain du développement des forces productives, la capacité d’innovation du travail devient de plus en plus centrale pour le capital (pour la « place », comme le dit Badiou), ce qui a pour effet, paradoxalement, d’autodévoiler de plus en plus la capacité d’intervention du sujet. Cette logique chez Marx en est une de supposition et présupposition (Setzung ; Voraussetzung), et c’est cette logique que Badiou développe en une théorie générale de la politique. Deux conceptions divergentes du sujet se démarquent dans les déclinaisons politiques radicales du travail théorique contemporain. D’un côté, dans la foulée de l’antihumanisme post-heideggérien, le sujet est instable, inaccessible, voire impossible. De l’autre, d’orientation davantage humaniste et militante, le sujet est présent,

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plein, et porteur de la politique. La critique marxienne de l’économie politique offre toutefois une autre modalité pour comprendre la relation entre le sujet et son « placement » : le procès d’accumulation capitaliste, surtout sur le plan historique. Dans ce qui suit, j’utilise cette logique de la torsion afin d’explorer cette autre modalité d’entrée dans la relation tendue entre sujet et placement. Je débute par un examen de cette étrange catégorie de « non-capital » (Nichts-Kapital) chez Marx. J’analyse ensuite sa relation à la théorie de la transition. J’explore finalement les effets théoriques que cette modalité peut avoir sur la théorie du sujet. Dans une courte intervention où il explique de façon générale la pensée de son ancien professeur, Quentin Meillassoux affirme qu’Alain Badiou « représente sans doute l’un des devenirs possibles du marxisme, partagé depuis l’origine entre pensée critique et eschatologie révolutionnaire3 ». Il enchaîne : « La singularité de Badiou semble au contraire consister en ceci qu’il isole du marxisme sa part eschatologique, la sépare de sa prétention, qu’il juge illusoire, à la scientificité économique, et la livre, ardente, aux sujets disséminés des luttes de tous ordres, tant politiques qu’amoureuses4. » Cet énoncé exprime un consensus chez les marxistes voulant que la pensée de Badiou participe du marxisme au sens généalogique large, mais s’éloigne de ses courants et tendances typiques. Cet « éloignement » concerne avant tout la place de l’économie dans sa pensée, comme nous l’avons vu au chapitre 10, un enjeu qui rejaillit ensuite sur d’autres questions portant sur les fondements mêmes et les concepts de base de Marx. Disons-le d’emblée, même s’il faudra le développer davantage ensuite : la pensée de

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Badiou pourrait bien contenir des dimensions paradoxales ou même surprenantes de la critique marxienne de l’économie politique, des dimensions qui pourraient permettre de développer ses travaux dans de nouvelles directions et des espaces inédits d’intervention. Le statut du marxisme dans les travaux de Badiou est un enjeu complexe. Plutôt qu’un système logico-historique formé autour d’un « procès sans sujet », comme chez son ancien professeur Althusser, chez Badiou c’est précisément l’inverse : « l’objet du marxisme [...] n’est autre que son sujet, le sujet politique5 ». Il y a ici une tentative de construire une sorte de taxonomie formelle du marxisme, schématisée autour de l’objet d’analyse marxiste, ce que Badiou appelle le « réel du marxisme6 » – « réel » en termes lacaniens, l’élément fondateur, non représentable, qui perd sa cohérence lors de son inévitable symbolisation dans le langage. Quel est ce « réel » ? Selon Badiou, c’est le concept de « révolution ». Si le « réel » du marxisme n’est autre que la « révolution », la question cruciale pour distinguer l’orientation marxiste de toutes les autres formes de politique révolutionnaire porte sur la relation entre la situation où une telle révolution se produirait – la société capitaliste – et les formes de subjectivité à la base d’une telle rupture avec sa logique opératoire. Selon Badiou, ce réel émerge autour d’une relation spécifique au centre de la théorie marxiste, une relation qui n’est toutefois pas complètement limpide au départ. « L’antagonisme bourgeoisie/prolétariat, écrit-il, désigne le rapport des classes comme impossible, cernant ainsi le réel du marxisme7. » Nous voici donc avec un nouveau concept ajouté à cette taxonomie, l’« impossible » relation

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de classes comme délimitation, frontière, du « réel » du marxisme, c’est-à-dire de la révolution. Cet antagonisme de classes, la relation cruciale au cœur de l’analyse critique du capital, n’est pas traité ici comme une relation, mais comme un signe qui l’identifie comme impossible. Cette opération théorique est ensuite transportée de l’intérieur de la théorie marxiste vers son méta-extérieur, et utilisée comme impossibilité indiquant les frontières de ce « réel » du marxisme. Mais si la révolution est le « réel » du marxisme, délimité par cette relation de classe « impossible », comment l’« objet » du marxisme, c’est-à-dire le sujet politique, se lie-t-il à une conception de la révolution comme projet, comme but ? Badiou trace les contours formels du problème comme suit : « le réel est ce que le sujet rencontre, comme son hasard, sa cause et sa consistance8 ». Ce « réel » révolutionnaire de l’objet du marxisme loge selon Badiou dans le « triplet » de hasard, cause et consistance, une séquence de termes qu’il faut comprendre à l’aide d’un second « triplet » badiousien : Le champ opératoire du marxisme a quant à lui les trois propriétés analogiques suivantes : il est infini, il est de torsion, et il est fini-généré. Pourquoi ? Parce que l’élément événementiel, qui est la matière première de la politique de masse, est infini. Il est même à tout moment infini, son caractère théoriquement nombrable n’étant pour la politique qu’une fiction. Parce que la répétition s’y interrompt pour faire advenir dans le tout une autre cohérence, du point de la torsion. Parce que, enfin, les éléments de présentation de toute politique, soit les classes, sont en nombre résolument fini9.

Afin d’opérer une certaine présentation « formelle » de la pensée de Badiou sur ce point, superposons ces deux

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triplets : hasard, cause, consistance d’un côté, et infini, torsion et génération-finie de l’autre. Ce qui les relie est le statut particulier du sujet dans la critique marxienne de l’économie politique, et sa relation à la position particulière de la marchandise force de travail au sein de la logique d’ensemble du fonctionnement du capital. Nous partons de la notion qu’il y a une scission dès le départ, une division en deux, la formation d’une paire. Comme le dit Badiou : « Bourgeoisie » et « prolétariat » : au regard d’une topologie d’où l’on puisse penser le couple extérieur/intérieur, quel est le site des deux termes ? L’économisme, qui aime les distinctions, pose l’extériorité : bourgeois, qui possède des moyens de production. Prolétaire, qui en est séparé, et ne dispose que de sa force de travail, qu’il vend. Voilà qui n’est pas faux ! La conséquence, on la connaît. Cette extériorité topologique se change en intériorité fonctionnelle. C’est la revanche du lieu10.

Plus loin, il écrit : « La torsion vaut lisière pour l’algèbre. Elle est perverse, elle est sujet11. » L’algèbre de la relation de classe est « pervertie » par la rare possibilité du sujet. Le capital exige une structure qui présuppose toujours la continuité d’un sujet en apparence, l’anticapitalisme doit partir de la position de la rareté du sujet, précisément parce que le sujet présumé du capital est toujours un simulacre, un fac-similé du sujet, un sujet présumé continu plutôt que rupture. Le concept de « scission » – gardons en tête la proximité entre « scission » et la « séparation » chez Marx – joue un rôle déterminant dans la conception du sujet chez Badiou, non seulement comme innovation conceptuelle

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dans le champ de la politique, mais comme élément central de son intervention dans la dialectique hégélienne. Il écrit : Ainsi faut-il démêler au cœur de la dialectique hégélienne deux processus, deux concepts en mouvement, et non pas seulement une justesse de vue sur le devenir corrompue par un système subjectif du connaître. Soit, par exemple : a) une matrice dialectique couverte par le vocable d’aliénation ; idée d’un terme simple qui se déploie dans son devenir-autre, pour revenir en soi-même comme concept achevé ; b) une matrice dialectique dont l’opérateur est la scission, le thème : il n’est d’unité que scindée. Sans le moindre retour sur soi, ni connexion du final et de l’inaugural12.

Nous voyons ici déjà une réplique importante à la théorie de l’aliénation qui fonde la notion humaniste naïve du sujet – si éloignée de Marx par ailleurs. Cette conception de l’aliénation fait de l’impossibilité du sujet de se saisir comme tel l’effet d’un élément structurel ou externe qu’il suffirait de renverser ou d’abolir pour que le sujet retrouve son essence harmonieuse. Si on laisse de côté cette notion de sujet, comment penser alors le sujet politique ? Badiou fait le pari que seule une présentation formaliste de cette question peut l’atteindre dans son essence. Il développe cette idée jusqu’à proposer une sorte de logique quasi mathématique (bien différente toutefois de celle déployée dans L’être et l’événement). Disons que « A » représente « quelque chose » – ce quelque chose doit être situé au sein de sa propre structure d’identification « P ». « Ap » exprime alors la localisation de quelque chose à

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l’intérieur de son index d’identification, sa « place ». Ce terme « P », qui exprime la totalité des formes d’identification ou prédicat d’un quelque chose « A », nous donne un aperçu de l’« espace de placement » résultant pour « A », ce que Badiou appelle « esplace » (espace de placement). Cette division entre le soi et le soi déterminé est représentée comme suit : A = (AAp). Autrement dit, A n’est jamais complètement à soi, il est toujours accompagné d’une scission interne, AAp. A revient donc sur lui-même, ou Ap = A Ap, avec Ap revenant à sa propre « place » dans cette présentation formelle. On peut appeler cela la capacité du sujet de ne pas être complètement astreint à son placement – mais il s’agit ici d’une présentation formelle, et les choses n’émergent pas dans la formalité, mais dans la lutte. Cette présentation formelle est pour Badiou une manière de parler de la relation sujet-structure – ou politique et contexte social –, mais il en dérive également une typologie des orientations politiques au sein du paradigme marxiste. Ainsi, la déviation « de droite » (associée au nom de Liu Shao-shi) consiste en une obsession excessive envers la structure P, ce qu’on peut appeler un « économisme », la croyance naïve qu’en altérant certains éléments structurels de l’économie – sans tenir compte d’éducation culturelle et de développement politique sur le plan idéologique – le sujet politique de l’ordre à venir émergera comme un effet secondaire. De l’autre côté se trouve la déviation « de gauche » (associée à Lin Biao). Celle-ci serait obsédée par la liberté du sujet et la possibilité d’une conscience politique toute-puissante comme unique facteur déterminant du développement historique (donc « A » sans prédicat).

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Et pourtant, Badiou sait fort bien qu’il n’est pas si simple de tracer une voie entre le Scylla de « A » et le Charybde de « P ». Il porte plutôt son attention sur une forme de « rechute » – au sens hégélien – qu’il nomme la « revanche du lieu », où l’« extériorité topologique se change en intériorité fonctionnelle ». C’est là une manière formelle et générique de poser le problème de la force de travail dans le registre marxiste, qui revient à situer le potentiel politique de renversement du scénario à l’endroit même où le « sujet » apparent n’est qu’un effet secondaire de son propre placement dans la structure. Après tout, dans la société capitaliste, la force de travail n’est en somme rien de plus que la forme variable du capital lorsque sa valeur d’usage, le travail, est utilisée comme intrant dans le procès de production. La vengeance implacable de la structure ressurgit au moment même où le prolétariat se croit libre13. En un certain sens, nous avons ici un concept de « trace vide », un trou dans la présence systématique de la structure, un manque qui paradoxalement la fait tenir ensemble. Non pas qu’il y ait un simple manque au centre de la structure sociale, c’est plutôt que la structure n’arrive jamais à cerner son propre centre, qu’il lui manque. Une telle analyse partage avec plusieurs généalogies philosophiques la logique d’une impasse ou aporie structurante. Marx, et plus tard Badiou et sa théorie de la torsion, nous permettent de quitter la structure binaire existante des sciences humaines théoriques. Le travail du sujet sur lui-même doit débuter de cette impasse, l’absence forcée ou destitution ontologique du sujet est précisément le précurseur ou la condition de possibilité de la politique.

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Chez Marx, cette logique est complexe, mais centrale à toute l’entreprise théorique – l’impasse sociale est structurelle, mais il y a toujours un excès de ce moment de rupture sociale qui « passe au travers ». Les rapports de production changent et la capacité innovatrice du travail devient de plus en plus centrale au capital (P, ou place), ce qui raréfie la capacité explosive du sujet, mais produit davantage d’« instances de traversée ». Ce n’est pas une surestimation de P, comme dans l’économisme associé au nom de Liu Shao-shi, puisque le capital n’est rien de moins que le noyau dur de A, et paradoxalement c’est quelque chose de A, la marchandise force de travail dont la valeur d’usage est précisément le travail employé comme capital variable dans le cycle de production, qui doit faire tenir ensemble P. Par conséquent, A et P sont toujours sous-entendus, puisque le schéma d’ensemble AAp ne peut se désagréger. Et pourtant, par une intensification de la densité de ce schéma, la possibilité de A occupe de plus en plus l’avant-scène : « l’existence en acte de la contradiction entre l’esplace et le horlieu, quels qu’ils soient, c’est la scission du horlieu. La scission est ce par quoi le terme s’inclut dans le lieu en tant que hors-lieu14 ». Ce qui est inclus dans la place (structure) comme dé-placé n’est rien de moins que la dimension subjective de la force de travail, qui doit être intérieure à P pour le faire tenir ensemble, mais dont la répétition ne peut se garantir sauf par un appel à toute une série de suppositions et présuppositions qui fonctionnent seulement à l’intérieur de A, dans son individualité et sa singularité. Une telle structure théorique nous fait comprendre la relation entre le sujet et son placement bien différemment que l’opposition simple entre humanisme et antihumanisme.

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Parmi les théoriciens contemporains, c’est souvent Foucault qu’on mobilise pour penser l’implosion de la plénitude du sujet humaniste, alors qu’on vilipende ceux qui maintiennent la position « traditionnelle » ou « métaphysique » de la nécessité d’une certaine imagination du sujet politique. Mais que dit Foucault à propos de sa propre généalogie de pensée ? « Bataille d’une certaine façon, Blanchot à sa manière, Klossowski aussi, ont également fait, je crois, éclater cette évidence originaire du sujet et ont fait surgir des formes d’expérience dans laquelle l’éclatement du sujet, son anéantissement, la rencontre de ses limites, son basculement hors de ses limites montraient bien qu’il n’avait pas cette forme originaire et autosuffisante que la philosophie classiquement lui supposait15. » Il faut donner raison à Foucault ici, à moins d’adhérer à une conception très naïve et crédule du social. N’avons-nous pas déjà vu comment Marx fait le pont entre ces deux conceptions ? L’« évidence originaire du sujet » est remise en doute au moins depuis Hegel. Marx ne dit pas que le sujet prolétarien, synonyme direct du travailleur empirique, est le héraut de la bonne société, il dit plutôt qu’il est absent au sens strict de l’accumulation de subjectivité au sein du capital. Puisque Marx traite du travailleur empirique non pas comme un sujet, mais comme « gardien » et « porteur » de force de travail, la dynamique particulière d’inclusion et d’exclusion qui met en relation capital et sujet a tout de cette torsion théorisée par Badiou. Il est presque impossible d’imaginer une plénitude fondatrice ou une substantialité originaire du sujet dans notre moment théorique contemporain, et cela comporte

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des limites politiques significatives. Que peut-on faire avec cette conception liminale, autosaboteuse, fragmentée et franchement illusoire de la subjectivité ? Comment une conception de la réalité instable du sujet peut-elle nous aider à intervenir dans la pratique, là où il y a un sujet ? Sans aucun doute, des sujets de procès politiques émergent en pratique. On peut admettre qu’ils sont convoqués rétroactivement comme sujets, comme le dit Badiou, mais leur émergence demeure possible : ils fonctionnent malgré ce glissement inhérent, interprété de façons différentes par la théorie de la traduction, qui le voit comme une méprise du schéma de la substance ; la critique de l’économie politique, qui le théorise comme une détermination rétroactive singulière de la force de travail marchandise ; ou encore la psychanalyse, qui y décèle un effet, et non l’origine, de la pulsion chez le sujet. Mais après toutes ces interventions et avancées de l’antihumanisme théorique, quelles possibilités reste-t-il pour la politique, pour une intervention subjective dans les circonstances ? Nous sommes face à un paradoxe entre d’un côté l’identification négative du sujet comme un effet qui se fait passer pour une substance originaire, et de l’autre une identification positive du sujet comme partie nécessaire d’un procès qui a dû arriver, et donc sera arrivé dès le départ, toujours dans ce mode futur antérieur. Ce n’est pas seulement une confrontation entre « humanisme » et « antihumanisme » – la naïveté théorique de la conception humaniste du sujet est établie depuis longtemps. C’est plutôt une question de forcer à l’existence une autre conception des conséquences politiques de l’antihumanisme, au-delà de son (in)applicabilité immédiate au scénario immédiat. Il nous manque

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une théorie des niveaux d’analyse pour comprendre les dimensions logique, historique et politico-pratique du sujet, ce concept qui nous hante, et qui revient en force au moment même où il semblait complètement épuisé. Sommes-nous condamnés à errer dans le paysage théorique contemporain, déchirés entre l’« impossible » plénitude du sujet et la croyance humaniste naïve que nous sommes ces sujets de l’histoire immédiats et accessibles ? Le procès d’accumulation, sa genèse dans les contorsions de la prétendue accumulation initiale, et les dynamiques de la société capitalistes théorisées par Marx nous permettent de comprendre de façon complètement différente la torsion du sujet et sa structure environnante. Le capital présente une structure qui agit comme si elle n’avait aucune extériorité, et pourtant elle compte sur la force de travail et la terre qu’elle ne peut produire à l’interne. Mais dans une telle structure où la fausse reconnaissance est peut-être la seule conscience de soi possible, et, loin d’en être le talon d’Achille, agit comme force motrice de la structure, l’intervention subjective n’est pas complètement exclue. C’est une structure qui s’imagine fermée, mais qui, dans son procès d’accumulation récurrent, dévoile la possibilité d’émergence d’un sujet de la politique. Le travail de Badiou met l’accent sur une torsion où le « réel de la révolution » se dévoile à travers l’impossibilité de la relation de classe. Cette structure de « rechute » renvoie aussi une image de la persistance et de l’autosubversion du sujet et de l’organisation politique. Rappelons la phrase de Mao citée au chapitre précédent : Le parti communiste et les partis démocratiques sont tous des produits de l’histoire. Ce qui émerge dans l’histoire

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disparaît dans l’histoire. Le parti communiste va donc disparaître un jour, tout comme les partis démocratiques. Cette disparition est-elle si désagréable ? À mon avis, elle sera très agréable. Je pense que c’est une bonne chose que nous puissions un jour en finir avec le parti communiste et la dictature du prolétariat. Notre tâche est précisément de hâter leur extinction16.

Pour le dire succinctement, le sujet qui apparaît dans l’histoire comme sujet du procès d’échange disparaîtra également dans l’histoire. Badiou nous rappelle que la critique de l’économie politique ne se limite pas à une analyse du fonctionnement du capital, de son caractère pervers où toutes les instabilités sont lissées dans la forme de l’échange, mais est aussi un outil théorique pour penser la possibilité d’une politique prolétaire. Badiou propose ici une homologie : la politique prolétarienne repose sur l’élimination paradoxale de « tout lieu où quelque chose comme un prolétariat pourrait se composer », et semblablement la question de l’organisation politique dépend de la construction d’un appareil visant à « hâter sa propre extinction ». Voilà l’innovation théorique de Badiou pour le concept de la rareté du sujet – un concept par lequel il nous rappelle que la critique de l’économie politique ne se résume pas à une série de connaissances sur le mouvement logique du capital, mais élabore un plan qui montre le « maillon faible » ontologique du capital dans la forme de la force de travail ou capital variable. En ce sens, la perspective de base de Badiou qui s’appuie sur le schéma marxien de la place du sujet dans la critique de l’économie politique, fait écho à cet énoncé très clair, puissant et d’une grande portée politique d’une figure supposément « théoriciste », « abstraite » et « apoli-

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tique » de l’histoire de l’économie politique marxiste japonaise, Kōzō Uno : La théorie pure du capitalisme doit représenter l’économie marchande capitaliste comme si elle était une entité autoperpétuée afin d’en divulguer les lois de mouvement. Il me semble donc totalement impossible pour la théorie économique de faire en même temps la démonstration d’une transformation qui implique une négation de ces lois. Je ne veux pas dire que la théorie économique doive en conséquence affirmer la permanence de la société capitaliste. [...] Mais ni la théorie pure du capitalisme, ni des études empiriques d’une économie capitaliste existante, ni d’ailleurs l’analyse théorique des stades de développement capitaliste, n’offrent une explication économique du procès de transition du capitalisme vers le socialisme. C’est là le rôle du sujet dans la pratique organisationnelle du mouvement socialiste – la pratique de ce sujet n’est pas un simple procès de clarification de la nécessité économique, mais plutôt l’utilisation des sciences sociales, et de l’économie politique, de façon optimale dans le mouvement.[...] Dans tous les cas, que le socialisme triomphe ou non dépend de la pratique du mouvement socialiste, et non pas seulement des lois de mouvement économique de la société capitaliste. Dans ces lois de mouvement économique, le caractère de classe [kaikyūsei] de la société capitaliste est mis à nu, mettant en lumière les fondements économiques généraux de classe des sociétés antérieures, et clarifiant ainsi l’historicité [rekishisei] de la société capitaliste. C’est sur la base de ce savoir que les mouvements socialistes peuvent affirmer scientifiquement la nécessité de la transformation de la société capitaliste17.

Rappelons le mot de Lénine : « la politique, c’est un concentré de l’économie18 ». Il ne s’agit pas ici d’imbriquer simplement ces deux dimensions : déplacer la

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sphère économique pour surenchérir sur la politique mène à un subjectivisme aveugle, mais réduire la politique à un résultat du procès économique est de l’ordre d’un calvinisme séculier qui imagine le changement social comme prédestiné dans l’ordre cosmique. La question du sujet – le sujet politique – n’est pas la quête d’une substance éternelle que nous pourrions découvrir en nous, mais plutôt la recherche de cette rare et presque impossible position du dehors qui nous donnerait un point d’entrée dans la nécessité d’une politique de la lutte, et ce, précisément parce que le capitalisme ne s’effondrera pas tout seul. Comme le disait Mao : si on ne le frappe pas, il ne tombera pas. D’autres questions demeurent. Qu’est-ce que l’organisation ? Qu’est-ce que la politique ? D’où vient l’exigence d’intervenir ? Comment faire avancer le mouvement social qui se déroule sous nos yeux de façon à créer des instances de révolution politique ? Quel statut une telle conception de la politique accorde-t-elle à la pensée politique, au travail théorique ? Il faut aussi se pencher sérieusement sur la question de la persistance. Si on ne réfléchit pas à ce que signifie persister, rester fidèle, loyal, etc., on ne peut penser l’interpénétration entre les conditions de lutte et le niveau de la théorie qui doit aussi faire avancer le mouvement social en général. Les « guerres de position » dans la théorie sont elles-mêmes des concrétisations des lignes de luttes dans la politique et l’histoire. Nous approchons de cette idée cruciale chez Marx et dans le marxisme : l’auto-abolition du prolétariat. Comme je l’ai répété au fil des lectures croisées dans ce livre, la force de travail n’est pas « donnée », elle est plutôt un site où les dynamiques politiques – reliées aux

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instances de gestion de l’appartenance, c’est-à-dire au contrôle genré, racialisé, sexualisé des corps – se superposent aux catégories prétendument « neutres » et « purement économiques » du procès de production. En raison de cette superposition volatile, et parce que la force de travail se génère entre les moments sociaux, dans un intervalle conceptuel, le capital ne peut jamais tenir pour acquise la disponibilité des intrants de force de travail pour débuter un nouveau cycle de production. La spécificité de la société capitaliste, contrairement à toutes les autres sociétés qui l’ont précédée, réside dans le fait que le surplus social n’est pas attaché à d’autres formes de domination hégémonique comme la violence directe, le contrôle, etc., mais au mode particulier d’échange d’une quantité déterminée de temps de travail contre un salaire déterminé donnant accès à une quantité déterminée de moyens de subsistance. En ce sens, l’ouverture pour un projet politique est absolument donnée dans le scénario existant. La position prolétarienne ne peut se découvrir en tant que telle sans cette situation où le prolétaire n’a d’autre choix que de devenir un véhicule pour l’émergence de ce potentiel apparemment « absent » appelé force de travail. Et pourtant, la politique ne provient pas de là, mais du point où la force du mouvement ouvrier (au sens large) forme une résistance prolétarienne à la prolétarisation. Le concept d’« auto-abolition » fait ici son entrée, et je dois établir une distinction, si subtile soitelle, entre ma position et celle des traditions marxistes du « communisme de gauche » ou « ultra-gauche ». La formule d’« auto-abolition » est cruciale pour réfléchir à l’idée et au projet de parti – et au communisme, puisque c’est ce pourquoi on lutte dans le parti.

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Mais où donc situer ce moment dans le mouvement spiraloïde du « contenu du communisme » ? Les penseurs de la tradition du « communisme de gauche » conçoivent souvent cette auto-abolition comme une « tâche immédiate » ouvrant vers un « futur indéfini ». Cela me semble révéler une confusion entre la stratégie (la priorisation de l’auto-abolition comme projet mobilisant des interventions, énoncés, coalitions, principes et orientations de lutte) et la tactique (le besoin immédiat de s’entraider, d’accéder aux moyens de subsistance, l’interaction entre hégémonies politiques, les mouvements temporaires pour les droits des travailleurs et travailleuses, les interventions nécessaires dans les situations politiques concrètes contre l’injustice et l’oppression partout où elles se trouvent). Après tout, il est difficile de ne pas faire porter le blâme du cul-de-sac des révolutions majeures du xxe siècle – une histoire précieuse et affirmative d’échecs drastiques et terrifiants – sur une telle hâte et un sentiment d’urgence disproportionné envers l’« autoabolition ». Les tentatives de décréter l’abolition de la position de possesseur de marchandise « force de travail », tirées d’une tendance politique à imposer à une vitesse dictatoriale les conséquences de l’analyse directement sur le corps social, ont toutes mené à des terreurs sinistres et à des autoritarismes sombres. Le paradoxe qui m’intéresse ici est le suivant : il n’y a pas de voie vers l’auto-abolition de la marchandise force de travail qui ne passe par un approfondissement et un élargissement des interventions politiques au service de la classe ouvrière mondiale, donc au service de cette chose même qu’une politique d’auto-abolition veut abolir. La tentative d’élever cette auto-abolition du statut de

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but politique général à celui de « tâche immédiate » me semble relever d’un « impossibilisme », où le produit final des luttes sociales est mis en place avant même que ces luttes puissent développer les interventions appropriées, une situation qui, historiquement, a souvent mené soit à des conditions de terreur, ou, dans des circonstances non hégémoniques, à une relation abstentionniste au procès politique (cette minuscule formation avant-gardiste dont la grandeur et le délire des buts politiques sont qualitativement et quantitativement inversement proportionnels à l’insignifiance de sa position sociale). L’abolition de la force de travail est bien entendu le but de toute politique révolutionnaire visant des formes d’organisation sociale au-delà du capitalisme. Comment penser toute la nécessité de cette question alors que les luttes les plus brûlantes et immédiates devant nous – la dévastation du monde naturel, le racisme, la domination impérialiste et le rôle déterminant des gardiens du capital que sont la Banque mondiale, le FMI et les banques centrales régionales, les luttes de libération nationale et de décolonisation, la question agraire mondiale, etc. – requièrent une défense forte contre l’appauvrissement des opprimés et l’expropriation et la destitution du prolétariat mondial ? En un sens, l’auto-abolition ne sera possible à mon avis qu’en élevant l’existence prolétarienne au rang de principe, au rang de sujet politique. L’intervention de Badiou dans Théorie du sujet était en ce sens importante à l’époque, puisqu’elle rappelait que le marxisme n’est pas une analyse scientiste de la forme valeur, mais plutôt un discours qui soutient le prolétariat en tant que sujet. Sans cela, la politique marxiste n’a pas de but. Le marxisme est le discours structurel de l’abolition de la classe ouvrière, mais

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le chemin qui mène à cette abolition n’est pas direct, il implique une sorte de détour paradoxal afin d’élever le prolétariat directement et totalement au rang de position sociale par excellence. Le texte de Lénine de 1905 intitulé « Parti socialiste et révolutionnaires sans parti » que nous avons évoqué au chapitre 10 contient le noyau d’une suggestion productive. Toutefois, plutôt que de projeter dans ce texte les germes d’une conception accélérationniste de la politique plus tardive, où les contradictions sociales et leur densité sont prises pour des synonymes directs de stades du procès politique, je propose ici une ouverture de la politique moins dramatique et moins surdéterminée par l’histoire. Lénine n’insiste pas pour perfectionner le capitalisme afin d’atteindre un moment révolutionnaire19, il veut plutôt appuyer l’élan social déjà existant, généré par la position de la force de travail marchandise sous le capital, vers un moment proprement politique. La force qui unit ces deux sites en mouvement, conditions et politique, est le « parti-idée ». Plus largement, on peut cerner deux tendances majeures dans l’histoire de la pensée marxiste, deux directions d’analyse qui prennent leur point de départ chez Marx, et que l’on pourrait regrouper sous les termes de nécessité et contingence. La première émane de la logique du capital, du développement nécessaire du capital comme relation sociale, qui en retour mène à une série de déterminations de l’ordre social ; la deuxième indique plutôt la primauté historique et ontologique de la lutte des classes. De ce point de vue, il me semble qu’il faut insister sur le fait que toute réflexion sur l’organisation, sur le parti-idée, ne peut le réduire ni à un parti purement

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nécessaire (dérivé du niveau et de la forme du développement capitaliste), ni purement contingent (dérivé des seules forces de son « héroïsme », de sa « volonté », de sa « pensée »). Ces deux tendances, sur un plan très général, incluent plusieurs partis socialistes qui ont marqué la longue histoire des révolutions du xxe siècle, partis-États de masse et partis-sectes microscopiques compris. La véritable rupture se situe dans la nouvelle expérience des partis de masse multitendances du xxie siècle qui tentent de combiner la rue et le vote, le municipal et le national, l’électoral et l’activisme, particulièrement dans ce moment historique où la lutte clandestine n’est pas le seul horizon de la politique socialiste. Plutôt que de raviver une notion du parti qui commence par une assertion programmatique du contenu final de ses possibilités politiques, tentons de réfléchir à la base large nécessaire à de nouveaux projets politiques qui, partant d’enjeux immédiats de la situation, visent à développer de nouvelles formes de critique et de politique de masse. Pour cela, il faut s’inspirer des procès sociaux et politiques en cours en Amérique latine, des nouveaux partis de masse dans les pays du centre impérialiste, et de l’énergie renouvelée déchaînée partout dans le monde par les luttes contre l’austérité et le néolibéralisme. Les peuples du monde sont de plus en plus exposés à un système global, et ils peuvent penser des modes de vie alternatifs au capitalisme au-delà d’un plan de passage vers un modèle unique de révolution. Tout nouveau développement communiste nécessite une base de masse, où nos termes, concepts, expériences et conceptions du temps et du rythme du développement social, nos énoncés idéologiques et l’articulation de nos buts doivent provenir de

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nos expériences concrètes de lutte, sans nécessairement devoir se rapporter à l’histoire du mouvement communiste du xxe siècle et à ses étranges machinations (rupture sino-soviétique, etc.). Pour que ce soit possible, il faut que la théorie vienne aussi se mettre au « service des masses », qu’elle articule et développe des buts et des contenus, mais dans une posture d’humilité envers les mouvements sociaux, en apprenant d’eux et en étudiant les forces politiques à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui. Les moments politiques exceptionnels des dernières années – les grèves étudiantes au Québec, par exemple, qui se sont rapidement massifiées en un mouvement social général – ont formulé des demandes nécessairement limitées. Mais ces demandes, limitées, étroites, même « réformistes » (bien que je sois prêt à abandonner ce mot, tant il demeure irréparablement lié aux « questions russes » et non à notre monde contemporain), contiennent les germes d’autres demandes pour des formes de vie au-delà des contraintes du marché, pour une participation et un engagement politique au-delà des contraintes de la prétendue « liberté » parlementaire et au-delà d’un monde peuplé d’individus isolés. Je pense que la question du parti est cruciale pour le potentiel politique contemporain ; c’est une question de liberté et de solidarité engagées vers une nouvelle forme de « prise du pouvoir ». Panagiotis Sotiris, dans un essai important qui dresse un bilan de la conjoncture politique et théorique dans la foulée des luttes sociales récentes, exprime la nature essentielle de la question du parti aujourd’hui, un avis que je partage complètement : Il faut penser les partis, fronts politiques et organisations de gauche radicale comme des pratiques de savoir et des

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laboratoires pour de nouvelles formes d’intellectualité critique de masse. Dans une période de crise économique et politique, mais aussi de nouvelles possibilités pour défier l’ordre capitaliste, les questions d’organisation politique reviennent à l’avant-scène. Penser l’organisation en termes d’aptitudes pratiques et de communication, de fronts électoraux ou de tactiques, ne suffit pas. Pour construire les partis et fronts unis d’aujourd’hui, il vaudrait mieux revisiter la conception du parti de Gramsci (et de Lénine) comme procès politique et théorique démocratique qui produit un savoir de la conjoncture, des intellectuels organiques, de nouvelles visions du monde, et des alternatives sociales et politiques, toutes parties prenantes d’un potentiel appareil (contre)hégémonique. Nous avons besoin de formes organisationnelles qui non seulement permettent la coordination et la mise en réseau, la discussion démocratique et des campagnes efficaces, mais qui puissent également réunir différentes expériences, combiner la théorie critique au savoir en provenance des différents sites de luttes, et produire à la fois des analyses concrètes, des pratiques idéologiques de masse et de nouvelles formes de « sens commun » radical20.

Tout cela nous mène à la question de la « prise du pouvoir21 ». À ce sujet, on tient trop souvent pour acquis que la nature et le caractère du « pouvoir » resteront statiques tout au long de sa « prise », alors que nous serons complètement transformés par l’étincelle de cette rencontre. Prendre le pouvoir nécessite de s’impliquer dans ces structures mêmes de domination qui se réalisaient sous le pouvoir précédent. Mais le caractère social du pouvoir, de l’autorité, de la loi, etc. change nécessairement dans l’expérience de la prise et surtout sous l’influence de l’espace contre-hégémonique qui émerge des procès d’organisation. Le schéma binaire simple du pouvoir et de la

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résistance ne peut rendre compte du mouvement dialectique du pouvoir, qui n’est pas un objet, mais un réseau de déterminations sociohistoriques qui recouvre les relations sociales, marquant les frontières, points de contestation et éléments de potentiel. Le concept de prise du pouvoir ne doit pas prendre les pouvoirs, autorités et modes de domination comme des formes sans contenu, liées uniquement à la force sociale ou politique qui les exerce. La prise du pouvoir est toujours une expérience historique de réinvention des capacités politiques, de création de nouveaux antagonismes absents de l’arrangement de pouvoir précédent, mais qui passent au premier plan dans la foulée des nouveaux savoirs émergeant de la lutte contre-hégémonique pour la persistance. Les antagonismes définis par l’appareil institutionnel et politique de l’État ne sont pas fixés à la machinerie étatique. Ils résultent de procès politiques. La machinerie institutionnelle du pouvoir n’est pas un simple substrat matériel auquel on peut greffer une nouvelle direction politique. Cette machinerie n’est qu’un élément du procès matériel total de la politique ; ses systèmes, objets, énoncés, concepts, slogans, analyses, méthodes de distribution, formes organisationnelles, etc. s’entremêlent au champ de la politique. La question du parti est celle de la nécessité qui nous incombe de penser la persistance de la politique. Comment un sujet peut-il demeurer loyal à une séquence politique, même après son déclin ? Comment cette loyauté et cet engagement peuvent-ils contribuer à une transformation de masse ? Nous avons vu les contestations sociales stupéfiantes des dernières années – je pense encore aux énergies politiques exceptionnelles du printemps érable

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au Québec – si près d’ouvrir sur un nouveau moment, mais qui n’ont pu persister. Comment maintenir ce niveau d’énergie ? Comment poursuivre une séquence politique après son sommet hégémonique ? La question organisationnelle, la question du parti qui jaillit du sol sous nos pieds, par lequel on peut se découvrir comme cette chose précieuse, inusuelle, dangereuse qu’est un sujet du procès politique, est une question de vie, de possibilité d’un autre ordre social, concret et rare, en dehors de la domination du capital. Et nous devons tous collectivement prendre le risque de le penser ensemble.

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e souhaite remercier plusieurs personnes qui, au fil de conversations dans les quinze dernières années, m’ont aidé à développer les idées qui composent ce livre : Adachi Mariko, Étienne Balibar, Sandeep Banerjee, Tani Barlow, Subho Basu, Bruno Bosteels, Nathan Brown, Susan Buck-Morss, Sebastian Budgen, Luca Caminati, Eric Cazdyn, Brett de Bary, Jodi Dean, Mark Driscoll, Mat Fournier, Federico Fridman, Kanishka Goonewardena, Asad Haider, Agon Hamza, Harry Harootunian, Katsuya Hirano, Ken Kawashima, J. Victor Koschmann, Rebecca Karl, Alex Lenoble, Wendy Matsumura, Sandro Mezzadra, Kenta Ohji, Osamu Nakano, Benjamin Noys, Oki Kōsuke, Jason Read, William Clare Roberts, Naoki Sakai, Masha Salazkina, Hasana Sharp, Setsu Shigematsu, Jon Solomon, Jason E. Smith, Robert Stolz, Suga Hidemi, Peter Thomas, Tomiyama Ichiro, Alberto Toscano, Mark Winchester, Yves Winter, Joshua Young et plusieurs autres. Depuis que j’ai appris de mon professeur Naoki Sakai le véritable concept théorique de traduction, ma vision en a changé du tout au tout, même au sens très pratique. Jonathan Martineau a traduit ce texte, et il lui appartient donc aussi. J’apprécie énormément son travail et son amitié. L’amour et l’appui de Rachel Sandwell et de Anne Joséphine Walker sont au fondement de tout.

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Je dédie ce livre à mon mentor, ami, camarade et professeur Yutaka Nagahara. Ma rencontre avec sa pensée m’a littéralement transformé, et son accompagnement et ses encouragements m’ont appuyé dans un moment crucial de ma vie. Ce livre est un cadeau pour Yutaka, qui m’a aidé à penser, à écrire et à « devenir » ; je ne l’oublie jamais. Je veux également remercier Mark Fortier et Lux Éditeur, ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, pour leur appui à la publication de ce livre. Des versions antérieures de certaines sections de ce livre ont été précédemment publiées comme suit : le chapitre 2 : « Primitive Accumulation and the Formation of Difference: On Marx and Schmitt », dans Rethinking Marxism, vol. 23, no 3, 2011, p. 384-404 ; des sections du chapitre 3 : « Primitive Accumulation and the StateForm: National Debt as an Apparatus of Capture », dans Viewpoint, no 4, octobre 2014 ; une version antérieure du chapitre 4 : « The “Ideal Total Capitalist”: On the StateForm in the Critique of Political Economy », dans Crisis & Critique, vol. 3, no 3, novembre 2016, p. 434-455 ; le chapitre 5 : « Citizen-Subject and the National Question: On the Logic of Capital in Balibar », dans Postmodern Culture, vol. 22, no 3, 2013 ; le chapitre 6 : « The Schema of the West and the Apparatus of Capture: Variations on Deleuze and Guattari », dans Deleuze Studies, vol. 12, no 2, p. 210-235 ; des sections du chapitre 7 : « Žižek with Marx: Outside in the Critique of Political Economy », dans Agon Hamza (dir.), Repeating Žižek, Durham, Duke University Press, 2015, p. 195-212 ; une version antérieure du chapitre 8 : « On the Politics of Postcoloniality:

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Return(s) of the National Question in Marxist Theory », dans Viewpoint, no 6, février 2018 ; une version antérieure du chapitre 9 : « Reinvention of Communism: Politics, History, Globality », dans South Atlantic Quarterly, vol. 113, no 4, 2014, p. 671-685 ; le chapitre 10 : « On Marxism’s Field of Operation: Badiou and the Critique of Political Economy », dans Historical Materialism, vol. 20, no 2, 2012, p. 39-74 ; et le chapitre 11 : « The Body of Politics: On the Concept of the Party », dans Theory & Event, vol. 16, no 4, 2013.

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Notes et références Introduction 1. Michel Foucault, « L’extension sociale de la norme », dans Dits et écrits (1954-1988), t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 77. 2. Theodor Adorno, « Wo der Traum am höchsten, ist die Ware am nächsten », dans Gesammelte Schriften, t. 13, Die musikalischen Monographien, Francfort, Suhrkamp-Verlag, 1971. 3. Louis Althusser, « Lettre à Jacques Lacan, 4 décembre 1963 », dans Écrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Paris, Stock/IMEC, 1993 [1970], p. 285-286. 4. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 96. 5. Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, Toulouse/Marseille, Smolny/Agone, 2020 [1913], p. 435. 6. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, coll. « Les essentielles », 2011 [1939], p. 466-467. 7. Ibid., p. 467. Texte original : Marx, Marx-Engels Werke (MEW), t. 42, Ökonomische Manuskripte 1857/1858, Berlin, Dietz, 1962, p. 414. 8. Ibid., p. 468 (les italiques sont de Marx). 9. Ibid., p. 474. 10. Karl Marx, Le Capital, livre 4, Théories sur la plus-value, Paris, Éditions sociales, 1976 [1867], p. 55. 11. Ibid., p. 805. 12. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 461. 13. Tamura Ryūichi, « Haru 1977 » (traduction libre) dans Tamura Ryūichi zenshishū, Tokyo, Kawade Shobō Shinsha, 2011.

Chapitre 1 1. Carl Schmitt, Glossarium: Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, Berlin, Duncker & Humblot, 1991.

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2. On trouve plusieurs lectures de Schmitt et Marx, souvent basées sur le traitement en quelque sorte positif du travail de Marx par Schmitt (sur le plan méthodologique). Voir par exemple J.E. Dutti, « From Karl to Carl: Schmitt as a Reader of Marx », dans Chantal Mouffe (dir.), The Challenge of Carl Schmitt, Londres/ New York, Verso, coll. « Phronesis », 1999. La discussion de Dutti soulève plusieurs points critiques pour la compréhension de la relation entre Marx et Schmitt sur le plan de la politicité, mais elle demeure jusqu’à un certain point « littérale », au sens où Dutti met l’accent sur le fait que Schmitt, dans son traitement de Marx, « laisse de côté les détails économiques du système de Marx », et procède à une lecture strictement « politique » (p. 92-93). Dutti reproduit cette stratégie. Ma discussion ne suggère pas une lecture littérale de Marx par Schmitt, mais pointe plutôt vers la découverte d’une zone partagée d’imbrication théorique dans leurs travaux, d’où nous pouvons développer cette relation économique « absente » entre Marx et Schmitt, particulièrement sur le plan du problème de l’accumulation initiale. 3. Jason Read, « Primitive Accumulation: The Aleatory Foundation of Capitalism », Rethinking Marxism, vol. 14, no 2, 2002, p. 40. 4. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 803-804. 5. Ibid., p. 804. 6. Ibid., p. 806. 7. Ibid., p. 816. 8. Ibid., p. 819. 9. Marx, « Lettre aux Otéchestvenniye zapiski », dans Centre d’études et de recherches marxistes, Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 350. 10. Ibid., p. 352. 11. Marx, Le Capital, op. cit., p. 820. 12. Ibid., p. 825. 13. Ibid., p. 825-826. 14. La démonstration la plus complète de cette forme de capture dans la transition au salaire se trouve dans Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx confrontation », 1998. 15. Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale: Storia e politica nel presente globale, Vérone, Ombre corte, 2007, p. 139.

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16. Karl Marx, Economic Manuscripts of 1861-1863, dans Collected Works of Karl Marx and Frederick Engels (MECW), t. 34, Economic Works, 1861-1864, Moscou, Progress Publishers, 1994, p. 247. 17. Dans ses travaux de la fin des années 1870, après l’écriture du Capital, Marx était sans cesse confronté à la complexité de la commune villageoise russe (obshchina), son milieu (mir), ainsi que les formes de coopératives de travail artisan (artel) qui y existaient toujours, des phénomènes sociaux inédits en Europe occidentale. Toutefois, dans une série de documents bien connus (entre autres les multiples ébauches de la « Lettre à Vera Zasulich », la « Lettre au Otéchestvenniye zapiski », et la « Préface à la seconde édition russe du Manifeste du Parti communiste » avec Engels), il n’emprunte pas la voie de plusieurs des premiers marxistes russes (en particulier Plekhanov), qui soutenaient essentiellement que ces phénomènes constituaient des obstacles au développement du capitalisme, et donc des obstacles au procès révolutionnaire. Marx ne soutient pas que toutes les situations se développent de la même manière, mais qu’il y a une certaine contemporanéité – et non pas une « similitude » – qui imprègne le monde du capital (le « monde des principes » du capital, ou lorsque le capital rêve de lui-même). Marx n’insiste donc pas sur la « spécificité » autochtone de la situation russe, mais démontre avec soin que le capital localise toujours son développement comme s’il s’agissait d’une excroissance naturelle de la situation. Autrement dit, il souligne que les enclosures ne se réduisent pas aux lois sur les enclosures anglaises, mais désignent plutôt une zone générale d’abstraction où le capitalisme émerge et se maintient. 18. Marx, Le Capital, op. cit., p. 838. 19. Ibid., p. 843. 20. Sur la fonction discursive de « l’Occident et le Reste » ou l’idéologie de la prétendue « différence civilisationnelle », un problème profondément lié à l’œuvre de Schmitt, voir, parmi les écrits de Naoki Sakai, « Subject and/or Shutai and the Inscription of Cultural Difference », dans Translation and Subjectivity: On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997, p. 117-152. Son importante discussion de l’opération du « régime de traduction » ou « mise en frontière » (l’assemblage d’effets forçant un acte de traduction, qui est un acte d’articulation dans un espace purement hétérogène, qui paraît

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comme une « rencontre » entre deux positions déjà substantielles, plutôt qu’une zone primale où cette séparation est créée) influence profondément mon analyse de la « formation de la différence » et est liée de près à l’analyse de Marx du procès d’accumulation initiale comme le Ur-Akt de la création de la marchandise force de travail. Il faut clarifier cet usage du terme « pulsion ». Pulsion ou trieb peut se comprendre ici au sens de Freud, comme une force qui pousse quelque chose vers un objet de satisfaction ; on ne doit pas la confondre avec un instinct (instinkt). Lorsque j’applique ce terme au capital, je veux dire que le capital est une relation sociale dont l’économie marchande est l’unique principe. La reproduction même de la société capitaliste, la reproduction totale de la totalité sociale, doit toujours passer par, ou être médiatisée par, la forme de la marchandise. Il y a donc toujours une « pulsion » capitaliste vers une économie marchande pure, où toutes les relations sociales sont purement marchandisées, bien qu’il s’agisse d’un but en soi inatteignable puisque le capitalisme requiert quelque chose d’extérieur à son propre circuit : la force de travail. Pourtant, même si le capitalisme ne réalise jamais la perfection systématique de son propre idéal schématique, même s’il ne peut jamais atteindre son objet de satisfaction (le capitalisme pur), le capital possède en tout temps une pulsion, une direction vers cette systématicité. Kōzō Uno formule cette thèse de façon incisive dans Uno Kōzō chosakushū (UKC), t. 4, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973, p. 5-25. Massimo De Angelis, The Beginning of History: Value Struggles and Global Capital, Londres, Pluto Press, 2007, p. 139. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 555. Marx, Le Capital, op. cit., p. 868. Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, Toulouse/Marseille, Smolny/Agone, 2020 [1913], p. 435. Marx, « Matériel préparatoire – Notes sur Bakounine », dans MECW, t. 24, 1874-1873, Moscou, Progress Publishers, 1989, p. 507. Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, coll. « Incises », 1995. Louis Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre, » dans Écrits philosophiques et politiques, t. 1, Paris, Stock/ IMEC, 1994, p. 574.

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29. Nagahara Yutaka, « Ronri no ronriteki rinkai: jissen e no ’ronri’teki tsugite », dans Shijō keizai no shinwa to sono henkaku: « Shakaiteki na koto » no fukken, Tokyo, Presses de l’Université de Hōsei, 2003, p. 67. 30. Marx, Le Capital, op. cit., p. 665. Texte original : Karl Marx, Das Kapital: Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1964 [1867], p. 619. 31. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 134. 32. Carl Schmitt, The Nomos of the Earth in the International Law of the Jus Publicum Europaeum, New York, Telos Press, 2003 [1950], p. 332. Cette section n’est pas incluse dans la traduction française. 33. Carl Schmitt, Du politique. « Légalité et légitimité » et autres essais, Puiseaux, Pardès, coll. « Révolution conservatrice », 1990, p. 248. 34. Carl Schmitt, Le nomos de la Terre, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012 [1950], p. 72. Texte original : Carl Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, Berlin, Duncker & Humblot, 1974 [1950], p. 68. 35. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 74. Texte original : Schmitt, Der Nomos der Erde, op. cit., p. 40. 36. Ibid., p. 82-83. 37. L’analyse de Buck-Morss, dans son texte « Sovereign Right and the Global Left », Rethinking Marxism, vol. 19, no 4, 2007, examine avec brio la question du nomos à la lumière du problème contemporain de la légitimation de l’État, des mécanismes par lesquels l’ordre international se gouverne, ou se perpétue à l’aide précisément d’une « autosuspension » paradoxale. Ce que je tente d’accomplir dans ce chapitre présuppose une certaine division analytique du travail entre nos discussions, et je développe dans une direction quelque peu différente cet élément paradoxal qui se concentre dans la question du nomos. Je tente une lecture croisée de l’accumulation initiale et du moment schmittien afin de « dévoiler le secret », pour paraphraser Marx (Le Capital, op. cit., p. 197), de la constitution et du maintien de cette idée parmi les plus rétrogrades, le crétinisme politique suprême de notre temps : le supposé « choc des civilisations ». 38. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 378. 39. Schmitt, Le nomos de la Terre, op. cit., p. 197. 40. Ibid., p. 210.

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41. Ibid., p. 199. 42. Ibid., p. 214. Texte original : Schmitt, Der Nomos der Erde, op. cit., p. 189. 43. La référence ici est le numéro très influent de Midnight Notes, no 10, « The New Enclosures », automne 1990. À propos de ces documents, voir aussi Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 128-130. 44. Silvia Federici, Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Genève/Marseille, Entremonde/Senonevero, coll. « Rupture », 2017 [1998], p. 100-101 (traduction modifiée). 45. Ibid., p. 102 (traduction modifiée). 46. Ibid., p. 203. 47. Ibid., p. 128-129. 48. Notons que Sandro Mezzadra, en rapport avec cette discussion de Federici, a souligné que « trop souvent un ton nostalgique prédomine au sein du débat contemporain sur le thème des communs, exactement comme s’il s’agissait de conserver ces “biens communs”. En ce sens, et bien que j’estime ce livre, Caliban et la Sorcière de Silvia Federici est symptomatique : en mettant l’accent au départ sur les comportements de résistance sacrosaints et autonomes des femmes en zones rurales aux tentatives de contrôler leur sexualité entre la période médiévale et le début de l’ère moderne, Federici propose au final une représentation du féodalisme européen quelque peu “idyllique”, et décidément intenable » (Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 153). Mezzadra fait ressortir ici un point important à propos des conséquences politiques de la discussion de Federici, et son accent sur la nécessité de toujours considérer les communs comme une production et non comme une découverte est cruciale. Cela dit, l’analyse historique de Federici est d’une importance capitale pour clarifier la question de l’accumulation initiale en tant que procès-formateur, et non seulement en tant que procès de dépossession. 49. Johannes Fabian, Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis, coll. « Gryffe », 2017 [2002], p. 147. 50. Ibid., p. 148-162. 51. Marx, « Matériel préparatoire – Notes sur Bakounine », loc. cit., p. 507.

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52. Naoki Sakai et Jon Solomon, « Addressing the Multitude of Foreigners, Echoing Foucault », dans Naoki Sakai et Jon Solomon (dir.), Translation, Biopolitics, Colonial Difference, Hong Kong, Hong Kong University Press, coll. « Traces », 2006, p. 28. 53. G.L. Ulmen, « Translator’s Introduction », dans Carl Schmitt, Theory of the Partisan, New York, Telos Press, 2007 [1963], p. xx. 54. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un cycle événementiel qui dépend d’un moment excédentaire ou irrationnel qui passe dans toute la vie sociale, un moment où, lorsqu’il est confronté à l’instabilité de l’offre de force de travail marchandisable, l’intrant fondateur du circuit-procès du capital, un abysse se forme sous le mouvement du capital. Ceci découle de la formule de Kōzō Uno selon laquelle la marchandisation de la force de travail constitue précisément cet excès, ce muri, auquel le capital, par la formation de la soidisant « surpopulation relative », « permet » de passer, ou d’être « conduit » dans la situation. Le capital est incapable de « produire » de la force de travail en tant que marchandise, mais il peut agir dans une certaine mesure comme si cette force de travail était à portée de main, ou la produire indirectement par le moyen de l’armée de réserve industrielle. C’est à ce moment logique que le capital doit recoder au plan macro son « saut de la mort » de l’échange (puisque chaque vente est un saut sans garantie), et agir comme s’il pouvait fonctionner en pseudo-complétude afin de devenir un cycle économique. C’est une maladie du capital qui refait surface périodiquement sous la forme d’une « crise ». Voir Gavin Walker, The Sublime Perversion of Capital: Marxist Theory and the Politics of History in Modern Japan, Durham, Duke University Press, coll. « Asia-Pacific: Culture, Politics, and Society », 2016.

Chapitre 2 1. Jean-Luc Nancy, La création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 60. Lorsque Nancy dit qu’il faut « confronter le capital à l’absence de raison », il reproduit pour l’essentiel l’idée de muri de Kōzō Uno, littéralement l’« absence de raison », qui constitue le point ultime, le zénith du capitalisme en tant que système. Gardons en tête cette homologie entre les deux analyses de la question de la déconstruction de l’économie politique.

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. 2. Tosaka Jun, « Shisō to fūzoku », dans Tosaka Jun zenshū, t. 4, Tokyo, Keisō Shobō, 1966, p. 466. Jun déploie cette phrase dans son analyse de la forme-film, un moment théorique qui se rapporte précisément à la matérialité spécifique de l’histoire apparaissant dans le scénario cinématique. Voir Gavin Walker, « Filmic Materiality and Historical Materialism: Tosaka Jun and the Prosthetics of Sensation », dans Ken C. Kawashima, Fabian Schafer et Robert Stolz, Tosaka Jun: A Critical Reader, Ithaca, Cornell University Press, coll. « Cornell East Asia », 2013. 3. Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre. D’après les observations de l’auteur et des sources authentiques, Paris, Éditions Sociales, 1973 [1845]. 4. Karl Marx, Le Capital, t. 2, Livres II et III, Paris, Gallimard, 2008 [1867], p. 1593. 5. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 803-804. 6. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 558-559. 7. Marx, Le Capital, op. cit., p. 665. Texte original : Karl Marx, Das Kapital: Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1964 [1867], p. 619. 8. Louis Althusser et Étienne Balibar, Lire Le Capital, t. 2, Paris, Maspero, 1980 [1965], p. 30. 9. Marx, Le Capital, op. cit., p. 193 (mes italiques). Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 186. 10. Althusser et Balibar, Lire Le Capital, op. cit., p. 30. 11. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 557. 12. Ibid. 13. Ibid., p. 558. 14. Antonio Negri, Marx au-delà de Marx. Cahiers de travail sur les « Grundrisse », Paris, L’Harmattan, 1996 [1979], p. 200. C’est précisément ceci qui permet dans une certaine mesure de lire ensemble l’histoire de l’analyse de la forme-valeur et les travaux de Deleuze et Guattari sur la « démence » du capitalisme, une lecture croisée qui devrait également mener à repenser complètement les arrangements esthétiques et éthiques inhérents aux discussions historiographiques du « développement inégal ». La conception du sujet chez Negri est d’ailleurs toujours liée à la

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production de la subjectivité, au rassemblement ou à l’arrangement d’expressions possibles, et on ne devrait jamais la méprendre pour le « sujet national ». Uno Kōzō, « Benshōhōteki mujun ni tsuite », dans Uno Kōzō chosakushū (UKC), t. 10, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973, p. 426427. Marx, Le Capital, op. cit., p. 708 ; Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 660. Dans cette quatrième édition allemande, Marx a ajouté un phrasé plus décisif et systématique lorsqu’il mentionne « la loi de la diminution progressive de la magnitude du capital variable » (das Gesetz der progressiven Abnahme der relativer Größe des variablen Kapitals). Marx, Le Capital, op. cit., p. 847. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 782. Ibid., p. 847 (mes italiques). Ibid., p. 847 et 848-849. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 783-784. Toutes ces soi-disant « explications » de la crise étaient bien sûr absurdes et carrément fausses. Le tabloïd allemand Bild (qui ne mérite guère le titre de journal) y est même allé de cette une : « Verkauft doch eure Inseln, ihr Pleite-Griechen! » (littéralement : « Vendez vos îles, Grecs en faillite ! »). Le Rosa-LuxemburgStiftung a répondu en publiant un excellent pamphlet déboulonnant complètement les présuppositions idéologiques derrière le rapprochement entre dette souveraine et « caractère national ». Voir Stephan Kaufmann, « “Verkauft doch eure Inseln, ihr PleiteGriechen!” », Rosa Luxemburg Stiftung, août 2011. Christian Marazzi, The Violence of Financial Capitalism, New York, Semiotext(e), coll. « Intervention », 2011 [2009], p. 118. Christian Marazzi, « Un orizzonte sovranazionale per rompere la trappola del debito », Il Manifesto, décembre 2011, p. 11. Voir aussi Andrea Fumagalli, « Lotte di classe nel default, » dans le même numéro, p. 10. Marx, Le Capital, t. 2, Livres II et III, op. cit., p. 1755. John Holloway et Sol Picciotto, « Capital, Crisis and the State », Capital & Class, vol. 1, no 2, 1977, p. 92. Vladimir Ilitch Lénine, « Discours au XIe Congrès du Parti communiste », dans Œuvres, t. 33, Août 1921-mars 1923, Paris/Moscou, Éditions sociales / Éditions du Progrès, 1963, p. 320.

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Marx, Le Capital, t. 2, Livres II et III, op. cit., p. 1962-1963. Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 142. Sur cette question, voir le dernier chapitre du présent ouvrage. Gardons en tête que le mécanisme de la dette publique et la dépendance accrue du capital envers les dettes de consommation des individus se rejoignent dans la production historique de l’individu même, et la gestion des individus par l’État-nation. Ces deux moments s’inscrivent dans la nature de la crise située dans la marchandise force de travail, elle-même un produit du corps historique au-dehors du rapport capitaliste. En ce sens, la demande du capital pour l’endettement révèle à la fois que sa violence extraéconomique ne peut jamais s’effacer « économiquement », et qu’il est incapable de réaliser son fantasme de totalité sociale. 30. Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital. Contribution à l’explication économique de l’impérialisme, Toulouse/Marseille, Smolny/Agone, 2020 [1913], p. 380. 31. Voir en particulier Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2009 ; et Bruno Bosteels, The Actuality of Communism, Londres/New York, Verso, 2011. Sur ces textes importants, voir Gavin Walker, « The Dignity of Communism: Badiou’s Communist Hypothesis », Socialism & Democracy, vol. 25, no 3, 2011, p. 130-139. 32. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968 [1932], p. 66-67. Texte original : Karl Marx, Die deutsche Ideologie, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 3, 1845-1846, Berlin, Dietz, 1958, p. 37.

Chapitre 3 1. Friedrich Engels, « Anti-Dühring », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 156. 2. Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 251. 3. L’anglais joue sur la similitude entre welfare et warfare. Voir Antonio Negri, Revolution Retrieved: Selected Writings on Marx, Keynes, Capitalist Crisis and New Social Subjects (1967-1983), Londres, Red Notes, 1988. 4. Slavoj Žižek, The Year of Dreaming Dangerously, Londres/New York, Verso, 2012, p. 15.

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5. Ian Gough, The Political Economy of the Welfare State, Londres, Macmillan, coll. « Critical Texts in Social Work and the Welfare State », 1979, p. 45. 6. Ibid., p. 47. 7. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 708. Texte original : Karl Marx, Das Kapital: Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1964 [1867], p. 660. 8. Voir Ken Kawashima, The Proletarian Gamble, Durham, Duke University Press, coll. « Asia-Pacific: Culture, Politics, and Society », 2009. 9. Marx, Le Capital, op. cit., p. 661. 10. Ibid., p. 723. Je travaille en ce moment en compagnie de Ken Kawashima à un projet collaboratif à long terme qui porte précisément sur une explication de ces « couches de Lazare » en rapport avec la théorie de la crise. 11. Gough, The Political Economy of the Welfare State, op. cit., p. 48. 12. Marx, Le Capital, op. cit., p. 829. 13. Larry Patriquin, Agrarian Capitalism and Poor Relief in England, 1500-1860: Rethinking the Origins of the Welfare State, New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 207. 14. Marx, Le Capital, op. cit., p. 392-393. 15. Raniero Panzieri, Lotte operaie nello sviluppo capitalistico, Turin, Einaudi, coll. « Piccola Biblioteca Einaudi », 1976, p. 58-59. 16. Marx, Das Kapital, op. cit., p. 364-365. 17. Slavoj Žižek, « A Permanent Economic Emergency », New Left Review, no 64, juillet-août 2010, p. 88. 18. Étienne Balibar, « Marx, le joker, ou le tiers inclus », dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (dir.), Rejouer le politique. Travaux du centre de recherches philosophiques sur le politique, Paris, Galilée, 1981, p. 162-163. 19. Alain Badiou, D’un désastre obscur. Sur la fin de la vérité d’État, Paris, Éditions de l’Aube, coll. « Intervention », 1998, p. 36-37. 20. Yutaka Nagahara, Warera kashi aru monotachi: Han « Shihon » ron no tame ni, Tokyo, Seidosha, 2008, et, plus récemment, Yasagure tachi no gaitō: Kashi sonzai no seiji-keizaigaku hihan josetsu, Tokyo, Kōshisha, 2015. 21. Karl Marx, « Lettre à J. Weydemeyer, Londres, 5 mars 1852 », dans Marx et Engels, Œuvres choisies, t. 2, op. cit., p. 496. 22. Alain Badiou, Le réveil de l’histoire, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2011.

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Chapitre 4 1. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 96. Texte original : Karl Marx, Das Kapital: Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1964 [1867], p. 99. 2. Marx, Le Capital, op. cit., p. 193 (mes italiques). Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 186. 3. Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 2018 [1988], coll. « Poche », p. 147. 4. Ibid. 5. Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2011, p. 52. 6. Alfred Jarry, Ubu roi, Paris, Mercure de France, 1896, p. 171. 7. Bien que ce soit hors des limites de la présente discussion, il faudrait développer cette question en rapport avec le travail de Nicos Poulantzas, en particulier L’État, le pouvoir, le socialisme. Balibar a d’ailleurs offert des réflexions importantes à ce sujet dans : « Communisme et citoyenneté : sur Nicos Poulantzas », dans La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, PUF, coll. « Actuel Marx confrontation », 2010, p. 179-200, et surtout dans sa discussion sur la forme spécifique de l’État-nation, p. 185-188. 8. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, op. cit., p. 43. 9. Ibid. 10. Ibid., p. 45. 11. Il faut insister sur ce point, puisque la transition du féodalisme au capitalisme n’est jamais une rupture, une coupure. Il s’agit plutôt d’une forme étrange d’« évolution » sous-tendue par une série d’éléments qui ne deviennent cohérents que dans un saut rétrospectif, qui semblent s’être constitués en un tout, lequel ne complète toutefois jamais complètement la transition qu’il présuppose. 12. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, op. cit., p. 52. 13. Ibid., p. 473. 14. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968 [1932], p. 104. Texte original : Karl Marx et Friedrich Engels, Die deutsche Ideologie, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 3, 1845-1846, Berlin, Dietz, 1958, p. 36.

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15. Étienne Balibar, « Sur la dialectique historique : quelques remarques critiques à propos de Lire le capital », dans Cinq études du matérialisme historique, Paris, Maspero, 1974, p. 213. 16. Étienne Balibar, « Marx, le joker, ou le tiers inclus », dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy (dir.), Rejouer le politique. Travaux du centre de recherches philosophiques sur le politique, Paris, Galilée, 1981, p. 161. 17. Voir Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill, Les marxistes et la question nationale. 1848-1914, Paris, L’Harmattan, 1997. 18. Marx, Le Capital, op. cit., p. 193 (mes italiques). Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 186. 19. Uno Kōzō, « Rōdōryoku shōhin no tokushūsei ni tsuite », dans Uno Kōzō chosakushū (UKC), t. 4, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973, p. 497. 20. Étienne Balibar, « Reflections on Gewalt », Historical Materialism, vol. 17, no 1, 2009, p. 110. 21. Friedrich Engels, « Lettre du 21 septembre 1890 à Joseph Bloch », Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 535. Texte original : Marx et Engels, MEW, op. cit., p. 462-465. 22. Notons que le concept de « vie réelle » chez Marx et Engels ne peut se résumer à une conception vitaliste de la vie : ici l’enjeu est plutôt celui de la vie sociale, toute la vie d’une formation sociale, et non pas une conception de la vie abstraite et quasi mystique. Je remercie Benjamin Noys pour les discussions sur ce point. 23. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1976, p. 191. 24. Étienne Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1997, p. 223. 25. Étienne Balibar, « The Infinite Contradiction », Yale French Studies, no 88, 1995, p. 146. 26. L’espace manque ici pour un nouvel examen du débat sur l’« articulation », bien qu’il soit nécessaire de le lire dans notre conjoncture actuelle. Pour un sommaire des enjeux, voir Aidan Foster-Carter, « The Modes of Production Controversy », New Left Review, no 107, janvier-février 1978. 27. Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale: Storia e politica nel presente globale, Vérone, Ombre corte, 2007. 28. Ibid., p. 43.

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29. Marx, Le Capital, op. cit., p. 191 (mes italiques). Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 184. 30. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 52-55. 31. Ibid., p. 53-54. 32. Ibid., p. 65. 33. Sur ce concept de « régime de traduction », voir les travaux de Naoki Sakai. 34. Balibar et Wallerstein, Race, nation, classe, op. cit. 35. Foucault, Histoire de la sexualité, op. cit., p. 188. 36. Louis Althusser et Étienne Balibar, Lire Le Capital, t. 2, Paris, Maspero, 1980 [1965]. 37. Ibid., p. 30. 38. Balibar et Wallerstein, Race, nation, classe, op. cit. 39. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 201. 40. Voir le chapitre précédent. 41. Althusser et Balibar, Lire Le Capital, op. cit., p. 30. 42. Naoki Sakai et Jon Solomon, Translation, Biopolitics, Colonial Difference, Hong Kong, Hong Kong University Press, coll. « Traces », 2006. 43. Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, op. cit., p. 63. 44. Ibid., p. 63-64. 45. Ibid., p. 65-66.

Chapitre 5 1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 180. 2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2005 [1980], p. 94. 3. Stuart Hall et Bram Gieben (dir.), The Formations of Modernity: Understanding Modern Societies an Introduction, t. 1, Cambridge, Polity Press, 1992. 4. Gregg Lambert, Who’s Afraid of Deleuze and Guattari, Londres, Continuum, coll. « Continuum Studies in Philosophy », 2008, p. 118. 5. Naoki Sakai, « The West: A Dialogic Prescription or Proscription? », Social Identities, vol. 11, no 3, mai 2005, p. 183. 6. Incidemment, le concept de l’« Occident » chez Deleuze et Guattari doit beaucoup à leur lecture de l’ouvrage de Leslie Fielder, The

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Notes du chapitre 5

7. 8. 9. 10. 11. 12. 13.

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16. 17. 18. 19.

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Return of the Vanishing American (Londres, Jonathan Cape, 1968), où ils notent une lecture spatiale ou géophilosophique du littéraire. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 205. Ibid., p. 206. Ibid. Ibid., p. 207. Ibid. Ibid., p. 215. Ibid., p. 216-217. Cette phrase : « facies totius universi » (le visage de tout l’univers) est importante dans la pensée de Spinoza. Elle indique précisément l’extension finale ou ultime de l’individualité, dans la mesure où tout l’univers est sujet à des variations et à des modalités infinies, et s’exprime pourtant comme un tout. Ibid., p. 218. Étienne Balibar, « Civic Universalism and Its Internal Exclusions: The Issue of Anthropological Difference », boundary 2, vol. 39, no 1, 2012, p. 209. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 223. Voir Yutaka Nagahara, Warera kashi aru monotachi: Han « Shihon » ron no tame ni, Tokyo, Seidosha, 2008, p. 224-226. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 632 et suiv. Ce point mériterait un traitement plus ample. Je noterai simplement ici que le moment fondamental qui relie l’analyse de la « visagéité » et l’analyse de l’« appareil de capture » se situe dans les discussions sur la « ritournelle » et la structure de la répétition chez Deleuze et Guattari (Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 381-433). Je souhaiterais examiner à un autre moment la « ritournelle » qui opère dans le schéma de l’« Occident ». Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 530. Ibid., p. 537. Ibid., p. 555. Je ne peux développer ici l’analyse importante de Deleuze et Guattari sur le rapport entre la rente foncière et l’appareil de capture. Elle nous conduirait immédiatement à la « question agraire », c’est-à-dire qu’elle nous ramènerait aux deux questions de base qu’on doit relier à la formation du schéma de l’Occident : l’écart ou le saut entre le procès de circulation et le procès de production, et l’écart entre la logique et l’histoire dans la forme de la valeur.

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23. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 570. 24. Ibid., p. 555. 25. Paola Marrati, « Against the Doxa: Politics of Immanence and Becoming-Minoritarian », dans Patricia Pisters (dir.), Micropolitics of Media Culture: Reading the Rhizomes of Deleuze and Guatarri, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2001, p. 208-210. 26. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 559. 27. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 665. 28. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 544. Repenser la figure du « tiers-monde » dans les travaux de Deleuze et Guattari (avec les textes de Marx en général) devra tenir compte de l’analyse importante du « monde du tiers » chez Anjan Chakrabarti et Anup Kumar Dhar. Voir leur Dislocation and Resettlement in Development: From Third World to the World of the Third, Londres, Routledge, 2011. 29. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 544, note 22 (mes italiques). 30. Deleuze et Guattari apportent ici un correctif important au discours des « modernités alternatives », une série de positions qui aboutissent habituellement à un nationalisme fantastique qui imagine la « résistance » au capital et à l’« Occident » en faisant appel à une substance mythique du « dehors ». Il va sans dire que le problème avec cette analyse est qu’un tel discours de la substantialité « culturelle » du « Reste » est toujours nécessairement interne au fantasme de l’« Occident » (puisqu’ils ne peuvent apparaître historiquement qu’en paire) et ne peut donc pas le subvertir. Deleuze et Guattari vise précisément à révéler cette complicité secrète entre l’eurocentrisme et la « modernité alternative » lorsqu’ils montrent comment la formation du monde en schéma est intimement liée aux dynamiques des tendances internes du capitalisme. C’est en ce sens que leurs travaux doivent se comprendre comme un développement crucial et interne de l’historiographie marxiste. 31. Louis Althusser et Étienne Balibar, Lire Le Capital, t. 2, Paris, Maspero, 1980 [1965], p. 30. 32. Marx, Le Capital, op. cit., p. 193 (mes italiques). Texte original : Karl Marx, Das Kapital, livre 1, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 23, Das Kapital. Erster Band: Der Produktionsprozess des Kapitals, Berlin, Dietz, 1962, p. 186.

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Notes du chapitre 6

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33. Sur la co-figuration, voir les nombreux travaux de Naoki Sakai sur ce concept : Translation and Subjectivity: On « Japan » and Cultural Nationalism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1997 ; « You Asians: On the Historical Role of the West and Asia Binary », South Atlantic Quarterly, vol. 99, no 4, 2000 ; « Translation », Theory, Culture & Society, vol. 23, nos 2-3, 2006. Voir aussi Gavin Walker, « The Regime of Translation and the Figure of Politics », Translation: A Transdisciplinary Journal, no 4, 2014. 34. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 590. 35. Santiago Castro-Gómez, « Ciencias sociales, violencia epistemica y el problema de la “invencion del otro” », dans Saurabh Dube (dir.), Modernidades coloniales: Otro pasados, historias presentes, Mexico, El Colegio de Mexico, 2004, p. 296. Castro-Gómez réfère ici aux travaux de Aníbal Quijano. 36. Lambert, Who’s Afraid of Deleuze and Guattari, op. cit., p. 118. 37. Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 94. 38. Ibid. 39. Sur cette logique du passage, voir Gavin Walker, The Sublime Perversion of Capital: Marxist Theory and the Politics of History in Modern Japan, Durham, Duke University Press, coll. « AsiaPacific: Culture, Politics, and Society », 2016, chap. 4 et 5. 40. Sakai, « The West », loc. cit., p. 191. 41. Félix Guattari, Chaosophy: Texts and Interviews 1972-1977, Cambridge (MA), coll. « Semiotext(e) / Foreign Agents », 2009 [1995], p. 58. 42. Michel Foucault, « Préface », dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, Anti-œdipus, Capitalism and Schizophrenia, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1983, p. xi-xiv. En français dans Michel Foucault, Dits et écrits (1954-1988), t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 135-136. 43. Franco Berardi, Il sapiente, il mercante, il guerriero: Dal rifiuto del lavoro all’emergere del cognitario, Rome, DeriveApprodi, coll. « I libri di DeriveApprodi », 2004, p. 102. 44. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, op. cit., p. 210. 45. « Communism of heterolinguality ». Je dois cette phrase à mes discussions avec Naoki Sakai.

Chapitre 6 1. Jacques Lacan, Écrits II, Paris, Seuil, coll. « Points », 1971 [1966], p. 235.

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2. Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique, Paris, Flammarion, 2007 [1989], p. 211. 3. Ibid., p. 210-211. 4. Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 146. 5. Étienne Balibar, « Remarques de circonstance sur le communisme », Actuel Marx, vol. 48, no 2, 2010, p. 40-41. 6. Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, Paris, Allia, coll. « La critique du Nouveau Monde », 1998 [1927], p. 38. 7. Voir Kōjin Karatani, Transcritique: On Kant and Marx, Cambridge (MA), MIT Press, 2003 ; Kōjin Karatani, Marx: Towards the Centre of Possibility, Londres/New York, Verso, 2020. 8. De ce point de vue, on pourrait « changer la donne » chez Henri Lefebvre à l’aide d’une inversion affirmative et d’une méprise stratégique de sa déclaration que l’existentialisme est simplement « la magie et la métaphysique de la merde ». Rappelons-nous que la métaphysique de la merde, comme impossibilité torse présente dans la forme force de travail, est précisément le moteur du procès historique. Voir Henri Lefebvre, L’existentialisme, Paris, Anthropos, coll. « Anthropologie », 2001 [1946], p. 63. En ce sens, cette « question de merde » ne concerne rien de moins que l’ontologie de l’être social et son antérieur étrange sous la forme du travail, et le retour sans fin à la prétendue « origine ». 9. Karl Marx, « Le 18 Brumaire de L. Bonaparte » [1852], dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 343 (c’est moi qui souligne). Texte original : Karl Marx, Der achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 8, August 1851 bis März 1853, Berlin, Dietz, 1951, p. 196. 10. Gayatri Chakravorty Spivak, « Limits and Openings of Marx in Derrida », dans Outside in the Teaching Machine, Londres, Routledge, 1993, p. 108. 11. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 197. 12. Karl Marx, Das Kapital, livre 1, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 23, Das Kapital. Erster Band: Der Produktionsprozess des Kapitals, Berlin, Dietz, 1962, p. 189. Notons l’étrange économie sexuelle dans le choix de verbe de Marx, « enthüllen » (révéler, dévoiler), littéralement « retirer la housse » (Hülle, housse). Freud utilise souvent ce terme au sens de « dévoilement » de la vie sexuelle psy-

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chique réprimée de l’hystérique, un terme qui évoque la révélation de pratiques sexuelles sordides cachées derrière une façade. Rappelons-nous que ce passage survient au moment où Marx se concentre sur le rôle régénératif de l’usage de la force de travail dans les dynamiques du capital, un moment proprement scandaleux, paradoxal et pourtant constitutif, que Marx vise à « dévoiler ». Merci à Yutaka Nagahara pour les discussions à ce sujet. Notons également que ce terme est central dans la description que Marx lui-même fait de son projet d’une critique : « das ökonomische Bewegungsgesetz der modernen Gesellschaft zu enthüllen », ibid., p. 15. Marx, Le Capital, op. cit., p. 136. Karl Marx, Capital, livre 1, dans Collected Works of Karl Marx and Frederick Engels (MECW), t. 35, Capital, vol. 1, New York, International Publishers, 1996, p. 185-186. Karl Marx, Le Capital, t. 2, Livres II et III, Paris, Gallimard, 2008 [1867], p. 2002. Sur le concept de « capitalisme pur » et la pensée de Kōzō Uno, voir Gavin Walker, The Sublime Perversion of Capital: Marxist Theory and the Politics of History in Modern Japan, Durham, Duke University Press, coll. « Asia-Pacific: Culture, Politics, and Society », 2016, p. 164-169. Alain Badiou, « The Ethic of Truths: Construction and Potency », Pli, no 12, 2001, p. 252. Marx, Le Capital, op. cit., p. 174. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 169. Karl Marx, « Grundrisse » 1. Chapitre de l’Argent, Paris, Anthropos, coll. « 10/18 », 1968 [1939], p. 60. Marx, Le Capital, op. cit., p. 4. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 12. Voir la note 21 au chapitre 1 sur le terme de « pulsion ». Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986 [1927], p. 61-62. Yutaka Nagahara, « Teikoku aruiwa gunji Baberu: Gurobarizeshon to sekai naisen », Gendai shisō, vol. 30, no 1, 2002, p. 187. Sur les termes d’exo-colonialisation et d’endo-colonialisation, voir Paul Virilio, L’insécurité du territoire, Paris, Stock, coll. « L’espace critique », 1976. Paul Virilio, La bombe informatique, Paris, Galilée, coll. « L’esprit critique », 1998, p. 159.

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25. Uno, cité dans Walker, The Sublime Perversion of Capital, op. cit., p. 167-168. 26. Ibid. 27. Hans-Georg Backhaus, « Between Philosophy and Science: Marxian Social Economy as Critical Theory », dans Werner Bonefeld, Richard Gunn et Kosmas Psychopedis (dir.), Open Marxism, t. 1, History and Dialectics, Londres, Pluto Press, 1992, p. 56. 28. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 71. 29. Backhaus, « Between Philosophy and Science », loc. cit., p. 60. 30. Gilles Deleuze, L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2002, p. 328. 31. Marx, Le Capital, op. cit., p. 828. 32. Voir ici Sandro Mezzadra, « Forces and Forms: Governmentality and Bios in the Time of Global Capital », Positions: asia critique, vol. 27, no 1, février 2019. 33. Slavoj Žižek, Moins que rien. Hegel et l’ombre du matérialisme dialectique, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2015. 34. Karl Marx, « Grundrisse » 2. Chapitre du Capital, Paris, Anthropos, coll. « 10/18 », 1968 [1939], p. 277. Texte original : Karl Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 42, Ökonomische Manuskripte 1857/1858, Berlin, Dietz, 1962,p. 370-371. 35. Marx, Le Capital, op. cit., p. 147. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 144. 36. Karl Marx, « Grundrisse » 3. Chapitre du Capital, Paris, Anthropos, coll. « 10/18 », 1968 [1939], p. 195. Texte original : Marx, Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie, op. cit., p. 520. 37. Marx, Grundrisse 3, op. cit., p. 209. 38. Marx, Le Capital, op. cit., p. 156. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 365. 39. Étienne Balibar, Cinq études du matérialisme historique, Paris, Maspero, 1974, p. 213. 40. Marx, Le Capital, op. cit., p. 418, note 88. Texte original : Marx, Das Kapital, op. cit., p. 393, note 89. 41. Slavoj Žižek, « “... Ce seul objet dont le néant s’honore” », Filozofski vestnik, vol. 26, no 2, 2005, p. 12. 42. Žižek, The Year of Dreaming Dangerously, Londres/New York, Verso, 2011, p. 29.

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Notes du chapitre 7

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43. Lettre de Marx à Engels, 30 avril 1868, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works of Karl Marx and Frederick Engels (MECW), t. 43, 1868-1870, letters, New York, International Publishers, 1988, p. 20.

Chapitre 7 1. Gayatri Chakravorty Spivak, A Critique of Postcolonial Reason: Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1999, p. 191. 2. Sandro Mezzadra, La condizione postcoloniale: Storia e politica nel presente globale, Vérone, Ombre corte, 2007, p. 18. Traduction libre de la traduction anglaise. 3. Fredric Jameson, « Periodizing the 60s », Social Text, nos 9-10, 1984, p. 207. 4. Vivek Chibber, La théorie postcoloniale et le spectre du capital, Toulouse, L’Asymétrie, coll. « Sous les tropismes », 2018 [2013]. 5. Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 378. 6. Karl Marx, « Randglossen zu Adolph Wagners Lehrbuch der politischen Ökonomie », dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 19, März 1875-Mai 1883, Berlin, Dietz, 1969, p. 371. 7. Karl Marx, Das Kapital: Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Dietz, 1964 [1867], p. 109. 8. Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Saint-Joseph-du-Lac, M, 2015 [2010]. Le texte d’Anderson répète les arguments de Teodor Shanin, Late Marx and the Russian Road: Marx and « the Peripheries of Capitalism » (New York, Monthly Review Press, 1983), en intégrant davantage de matériel. 9. Susan Buck-Morss nous rappelle d’ailleurs l’influence décisive de la Révolution haïtienne non seulement sur la conception de l’histoire de Hegel, mais aussi sur son travail théorique : Hegel et Haiti, Paris, Lignes/Léo Scheer, 2006. 10. Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009 [2000], p. 118. 11. Ibid., p. 119. 12. Karl Marx, Le Capital, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009 [1867], p. 665. 13. Ibid., p. 156, note 100.

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14. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 558. 15. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 24. 16. Slavoj Žižek, Le sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 2007 [1989]. 17. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 35. 18. Voir entre autres Étienne Balibar, « Violence and Civility: On the Limits of Political Anthropology », Differences, vol. 20, nos 2-3, 2009, p. 9-35. 19. Mezzadra, « La condizione postcoloniale », op. cit., p. 43. 20. Voir le chapitre 4 du présent ouvrage. 21. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 62-64. 22. Ibid., p. 65 ; voir aussi Federico Rahola, Zone definitivamente temporanee: I luoghi dell’umanità in eccesso, Vérone, Ombre corte, 2003. 23. Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe. Les frontières, l’État, le peuple, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2001. 24. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 85. 25. Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2011. 26. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 86. 27. L’essai de Mezzadra « Vivre en transition » (le chapitre 6 « Vivere in transizione » de La condizione postcoloniale) comprend une importante lecture politique du travail de Sakai. Il est disponible en anglais dans Richard Calichman et John Namjun Kim (dir.), Politics of Culture: Around the Work of Naoki Sakai, Londres, Routledge, 2013. 28. On pourrait mentionner ici le livre extraordinaire de Naoki Sakai intitulé Voices of the Past: The Status of Language in Eighteenthcentury Japanese Discourse, Ithaca, Cornell University Press, 1991. Il y entreprend une analyse archéologique complète de la production du sentiment de nationalité, et retrace la capture d’un flux de signification à l’intérieur d’un ordre de sens qui nous accompagne encore aujourd’hui. Une lecture croisée de Voices of the Past et de l’analyse du problème du « commencement » (Anfang) chez Marx révèlerait, je crois, la lecture « secrète » ou « souterraine » du circuit originaire d’entrée du capitalisme dans le monde historique qui se trouve dans ce texte. 29. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 113.

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30. Ibid., p. 132. 31. Ibid., p. 138. 32. Antonio Negri, Marx au-delà de Marx. Cahiers de travail sur les « Grundrisse », Paris, L’Harmattan, 1996 [1979], p. 200. 33. Mezzadra, La condizione postcoloniale, op. cit., p. 126. 34. Sur ce point, voir deux essais absolument essentiels : Achille Mbembe, « Provincializing France? », Public Culture, vol. 23, no 1, hiver 2011 ; et Ann Laura Stoler, « Colonial Aphasia », Public Culture, vol. 23, no 1, hiver 2011. 35. Marx, « Randglossen zu Adolph Wagners Lehrbuch der politischen Ökonomie », loc. cit., p. 371. 36. Sur le « cercle défectueux » de la logique du capital, voir le travail extraordinaire de Yutaka Nagahara, en particulier ses deux ouvrages majeurs : Warera kashi aru monotachi: Han « Shihon » ron no tame ni, Tokyo, Seidosha, 2008 ; et Yasagure tachi no gaitō: Kashi sonzai no seiji-keizaigaku hihan josetsu, Tokyo, Kōshisha, 2015. L’intervention inclassable de Nagahara dans l’économie politique marxienne représente peut-être la seule véritable tentative à l’échelle mondiale de relecture du contenu économique de la théorie marxiste à l’aide d’une lecture intensive de la théorie critique d’après-guerre, surtout les travaux de Derrida, Deleuze et Guattari, et d’autres. Il va sans dire que ce travail exceptionnel doit être rendu accessible dans plusieurs autres langues. 37. La réédition récente de la plupart des travaux de Stuart Hall fait voir l’espace régressif dans lequel les études culturelles sont tombées aujourd’hui, suspendues entre des transformations archivistiques positivistes de plus en plus d’examens infrastructurels obscurs, et des accommodements complètement dépolitisés et de plus en plus frivoles aux préférences esthétiques et culturelles de la classe moyenne. L’antagonisme principal qui sous-tend la totalité des travaux de Hall – comment joindre anticapitalisme et antiracisme dans la condition postcoloniale – demeure une tâche centrale, et l’on gagnerait sans doute à repenser le développement de Hall du concept d’« articulation » entre ces moments, dans les termes de la conjoncture actuelle. Voir Stuart Hall, Cultural Studies 1983: A Theoretical History, Durham, Duke University Press, coll. « Stuart Hall: Selected Writings », 2016. 38. Jean-Luc Nancy, La création du monde ou La mondialisation, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 59-60. 39. Marx, Le Capital, op. cit., p. 112.

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Chapitre 8 1. Antonio Negri et Raf Valvola Scelsi, Goodbye Mr. Socialism, New York, Seven Stories Press, 2008 [2006], p. 27. 2. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 446. 3. La liste serait trop longue, mais voir notamment : Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2009 ; Bruno Bosteels, The Actuality of Communism, Londres/ New York, Verso, 2011 ; Jodi Dean, The Communist Horizon, Londres/New York, Verso, 2012. Sur le texte de Badiou, voir Gavin Walker, « The Dignity of Communism: Badiou’s Communist Hypothesis », Socialism & Democracy, vol. 25, no 3, 2011, p. 130-139. 4. Nous pourrions ici en fait ajouter un autre penseur, peut-être inattendu dans cette autre généalogie : Foucault, qui a toujours insisté non pas sur la nature donnée de la politique, mais sur les fragiles possibilités de politisation. 5. Je juge cette représentation caricaturale. Ce n’est pas une fausse image de la pensée de Deleuze et Guattari, mais c’est un portrait excessif et dur qui érige certains effets des travaux de Deleuze et Guattari au rang de principes dominants. Elle sert néanmoins à illustrer et à dégager un point authentique de contestation théorique et politique. 6. Alain Badiou, « Le fascisme de la pomme de terre », dans La situation actuelle sur le front de la philosophie. Cahier Yenan no 4, Paris, Maspero, 1977, p. 50. 7. Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française. Depuis les années 1960, Paris, La fabrique, 2012. 8. Alain Badiou, « Contre Deleuze et Guattari », dans La situation actuelle sur le front de la philosophie. Cahier Yenan no 4, Paris, Maspero, 1977, p. 28. 9. Bosteels, The Actuality of Communism, op. cit., p. 39. 10. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1943 [1820], p. 47. 11. Lucio Magri, The Tailor of Ulm: Communism in the Twentieth Century, Londres/New York, Verso, 2011. 12. Negri et Valvola Scelsi, Goodbye, Mr Socialism, op. cit., p. 32-33. 13. Magri, The Tailor of Ulm, op. cit., p. 388-389. 14. Ibid., p. 417-418.

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Notes du chapitre 9

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15. Panagiotis Sotiris, « Hegemony and Mass Critical Intellectuality », International Socialism, no 137, hiver 2013. 16. Magri, The Tailor of Ulm, op. cit., p. 418-419. 17. Bosteels, The Actuality of Communism, op. cit., p. 286-287. 18. Les travaux de Poulantzas, en particulier L’État, le pouvoir, le socialisme, articulent un concept de « démocratie » relié à la lutte pour un mouvement socialiste de masse dont le contenu diffère complètement de la « démocratie » parlementaire que nous connaissons aujourd’hui, qui n’est rien d’autre que la forme politique de la domination du capital. 19. Louis Althusser, Positions. 1964-1975, Paris, Éditions sociales, coll. « Essentiel », 1976, p. 36.

Chapitre 9 1. Alain Badiou et Simon Critchley, « Ours Is Not a Terrible Situation », Philosophy Today, vol. 51, no 3, 2007, p. 363. 2. Uno Kōzō, Uno Kōzō chosakushū (UKC), t. 10, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973, p. 9. 3. Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985, p. 112. L’usine Talbot de Poissy a déclenché la grève à partir de décembre 1983. Cette grève se distinguait par une présence importante d’immigrants, particulièrement arabes, parmi les travailleurs de l’usine. Il y avait aussi à Talbot-Poissy un « local » de la Confédération des syndicats libres (CSL), un pseudo-syndicat formé par l’employeur pour éliminer l’autonomie des travailleurs dans les négociations. Tout un réseau de problèmes traversait donc TalbotPoissy : le rôle de l’État et de l’immigration (la racialisation des rapports entre employés et employeurs), le rôle du syndicalisme « officiel » dans l’exploitation des ouvriers, et l’impasse pour la politique ouvrière que représentait cette complicité entre syndicats, employeurs et racisme d’État. Pour une discussion de cette grève, voir Sol Picciotto, « The Battles at Talbot-Poissy: Workers’ Divisions and Capital Restructuring », Capital & Class, no 23, été 1984. 4. Peter Hallward, Badiou: A Subject to Truth, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003, p. 237. 5. Alain Badiou, Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1998, p. 113.

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6. Alain Badiou, « Politics and Philosophy: An Interview with Alain Badiou », dans Ethics: An Essay on the Understanding of Evil, Londres/New York, Verso, coll. « Radical Thinkers », 2001, p. 106. 7. Ibid., p. 105. 8. Alain Badiou, L’être et l’événement, t. 2, Logiques des mondes, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2006, p. 31. 9. Ibid., p. 32. 10. Alain Badiou, L’hypothèse communiste, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2009, p. 81. 11. Étienne Balibar, « Recension de Théorie du sujet et de Peut-on penser la politique ? d’Alain Badiou », Actuel Marx, vol. 1, no 1, 1987, p. 153-155. 12. Badiou, L’hypothèse communiste, op. cit. Ses discussions plus récentes de l’« hypothèse communiste » maintiennent cette relation ambiguë à la tradition théorique marxiste, mais contiennent plusieurs points très importants. Voir Gavin Walker, « The Dignity of Communism: Badiou’s Communist Hypothesis », Socialism & Democracy, vol. 25, no 3, 2011. 13. Karl Marx, « Critique du programme de Gotha », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 18. Texte original : Marx, Kritik des Gothaer Programms, dans Marx-Engels Werke (MEW), t. 22, Januar 1890August 1895, Berlin, Dietz, 1963. 14. Hallward, Badiou, op. cit., p. 279 et 284. 15. Slavoj Žižek, The Parallax View, Cambridge (MA), MIT Press, coll. « Short Circuits », 2006, p. 327-328. (Cette section n’est pas incluse dans la traduction française de l’ouvrage parue en 2008 chez Fayard.) 16. Badiou, Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 52. 17. Bruno Bosteels, « Post-Maoism: Badiou and Politics », Positions: East Asia Cultures Critique, vol. 13, no 3, 2005, p. 581. 18. La citation de Badiou est tirée d’une entrevue en anglais avec Lauren Sedofsky intitulée « Being by Numbers. Interview with Alain Badiou », Artforum, vol. 33, no 2, octobre 1994, p. 84-124. Peter Hallward, Think Again: Alain Badiou and the Future of Philosophy, Londres, Continuum, coll. « Continuum Studies in Philosophy », 2004, p. 16. 19. Groupe Yenan-économie, Transformations du capitalisme. Cahier Yenan no 3, Paris, Maspero, 1976, p. 246.

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Notes du chapitre 9

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20. La composition du Groupe Yenan-économie n’est pas la même d’un « Cahier » à l’autre : Francis Anclois, Charles Bréaud et Michel Nouret rédigent Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique, et Anclois, Bréaud, Marc Fallet et Frédéric Lemaître rédigent Transformations du capitalisme. Le premier « Cahier Yenan » porte sur le marxisme-léninisme et la psychanalyse, mais je n’en traite pas ici. On peut tout de même noter que pour l’UCFML, la psychanalyse et l’économie politique formaient les deux champs décisifs de la « conjoncture idéologique immédiate » sur lesquels devait se pencher le marxisme-léninisme. Anclois, Bréaud et Fallet sont par ailleurs demeurés membres du comité éditorial du Perroquet dans les années 1980. 21. Alain Badiou et François Balmès, De l’idéologie, Paris, Maspero, 1976, p. 70. 22. Sur la critique du « révisionnisme » (qui réfère en gros à la critique par des organisations alignées à la Chine de la ligne de parti du PCUS après le dégel sous Khrouchtchev), voir Philip Corrigan, Harvey Ramsay et Derek Sayer, Socialist Construction and Marxist Theory: Bolshevism and its Critique, New York, Monthly Review Press, 1978. 23. Sur la théorie du CME, voir Michael Charles Howard et John Edward King, A History of Marxian Economics, t. 2, 1929-1960, Princeton, Princeton University Press, coll. « Princeton Legacy Library », 1992, p. 75-127. Voir aussi Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, Paris, Éditions de la Passion, 1997 [1972], p. 408-415. La ligne politique de Mandel est à l’évidence radicalement différente de celle de l’UCFML, mais sur la question de la théorie du CME, on note une certaine convergence entre les critiques développées par plusieurs organisations trotskistes et maoïstes. Par exemple, Badiou décrit la formation idéologique de l’URSS d’après-guerre qui met l’accent sur une « classe ouvrière abstraite », mais qui est caractérisée par une « dictature bourgeoise concrète » (dans Badiou et Balmès, De l’idéologie, op. cit., p. 75), une description qui pourrait facilement provenir de la tradition trotskiste, si l’on exclut bien sûr la question des analyses organisationnelles spécifiques de la nature de l’URSS après Lénine, c’est-à-dire les débats entre les positions de la « nouvelle bureaucratie », le « capitalisme d’État », l’« État ouvrier dégénéré », l’« impérialisme social », etc.

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24. Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Gallimard, 2001. 25. Groupe Yenan-économie, Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique. Cahier Yenan no 2, Paris, Maspero, 1976, p. 58. 26. Ibid., p. 59. 27. Ibid., p. 64. 28. Ibid., p. 67. 29. Ibid., p. 69-70. 30. Ibid., p. 70. 31. Ibid., p. 74. 32. Ces changements furent codifiés lors du 22e Congrès du PCUS en 1961, où Khrouchtchev mit de l’avant les doctrines du « parti du peuple » et de l’« État du peuple », en plus de la politique de « coexistence pacifique » avec le monde capitaliste, un moment qui allait mener à la rupture sino-soviétique (et aussi à celle entre des partis fraternels). 33. Mandel, Le troisième âge du capitalisme, op. cit., p. 408. 34. Groupe Yenan-économie, Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique, op. cit., p. 80. 35. Badiou, Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 45. 36. Groupe Yenan-économie, Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique, op. cit., p. 83-84. 37. Mandel, Le troisième âge du capitalisme, op. cit., p. 409. 38. Ibid., p. 414. 39. Groupe Yenan-économie, Marxisme-léninisme et révisionnisme face à la crise économique, op. cit., p. 98. 40. Groupe Yenan-économie, Transformations du capitalisme, op. cit., p. 5. 41. Ibid., p. 5-6. 42. Ibid., p. 6-7. 43. Ibid., p. 37. 44. Ibid., p. 68. 45. Ibid., p. 104-105. 46. Ibid., p. 176-177. 47. Ibid., p. 186. 48. Ibid., p. 181-182. 49. Ibid., p. 183. 50. Ibid., p. 188. 51. Ibid.

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Notes du chapitre 9

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52. Ibid., p. 189 (mes italiques). Notons ici que cette séparation est considérée comme la marque distinctive du révisionnisme. 53. Ibid., p. 191 (mes italiques). 54. Ibid., p. 174. 55. Ibid., p. 195. 56. Ibid., p. 198-199. 57. Ibid., p. 207. 58. Ibid., p. 245. 59. Badiou, Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 54. 60. Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1988, p. 368-369. 61. Hallward, Badiou, op. cit., p. 284. 62. Badiou, Peut-on penser la politique ?, op. cit., p. 67-68. 63. Alberto Toscano, « From the State to the World? Badiou and AntiCapitalism », Comunication & Cognition, vol. 36, nos 1-2, 2003, p. 12. 64. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 48. 65. Balibar, « Recension de Théorie du sujet et de Peut-on penser la politique ? d’Alain Badiou », loc. cit., p. 155. 66. Alain Badiou, « « Le fascisme de la pomme de terre », dans La situation actuelle sur le front de la philosophie. Cahier Yenan no 4, Paris, Maspero, 1977, p. 43. Ce type d’argument en particulier, que Badiou aime bien attribuer à Deleuze et à plusieurs autres, n’est pas très convaincant. Il repose sur une stratégie violente de lecture réductrice qui laisse de côté la question de l’engagement des deux penseurs envers la tradition marxiste, et ne peut voir comment la perspective théorique marxiste permet de médiatiser les positions de chacun. Je me concentre ici uniquement sur la façon dont Badiou tend à relier cette rupture à la question de l’économie politique en schématisant certaines chaînes rhétoriques qui opèrent à l’arrière-plan de ses textes : Deleuze = Negri = univocité régalienne déguisée en pseudo-transgressivité du multiple = célébration des effets déterritorialisants du capital = économie ; Badiou = la multiplicité comme simple ordre banal de l’être = rupture subjective avec la situation = politique. Ce schématisme est lui-même hautement problématique et ne clarifie rien à mon avis. 67. Alain Badiou, « Beyond Formalisation: An Interview », Angelaki, vol. 8, no 2, 2003, p. 125-126. 68. Alain Badiou, « After the Event: Rationality and the Politics of Invention », Prelom, no 8, automne 2006, p. 191.

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69. Comme mentionné plus haut, Badiou a tendance à caricaturer les arguments de Negri. En général, Badiou attribue à Negri cette conception de l’unité du pouvoir et de la résistance, et l’associe à un « économisme », une tendance à la valorisation de l’« économique » au détriment de la politique. Negri ne soutient pourtant nulle part que « l’économie décide de tout », ou que le développement capitaliste conduit de lui-même le procès politique par la force de la nécessité historique. L’idée que répète constamment Negri (et les tendances de la théorie marxiste qui lui sont associées) est plutôt que le mouvement du capital, sa trajectoire historique de développement, est fondamentalement portée par le rôle social du travail, et qu’en ce sens, il n’est pas « externe » à la lutte ouvrière, mais en est plutôt un résultat. C’est d’ailleurs là une lecture de Negri tout aussi simplifiée. Bien qu’on puisse critiquer vigoureusement la lecture que Negri fait de Marx, je ne suis pas convaincu que la rupture décisive de Badiou avec Negri se fonde sur un engagement critique et significatif à l’égard de son travail. Cette affirmation en dit bien davantage sur la perspective de Badiou et son histoire. L’idée importante de Balibar, mentionnée plus haut, à propos des points en communs possibles entre Negri et Badiou, met en doute qu’il y ait entre eux un fossé « infranchissable ». 70. Bruno Bosteels, « The Speculative Left », South Atlantic Quarterly, vol. 104, no 4, 2005, p. 756. 71. Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1989, p. 39. 72. Hallward, Think again, op. cit., p. 18-19. 73. Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 37. 74. Ibid. Ce « semblant » ne me semble rien d’autre que la forme de la force de travail, la seule chose que les « masses » « possèdent » (et qui est néanmoins absente au sens strict). J’en traite dans une lecture croisée de Marx, Badiou et Uno : voir Gavin Walker, « Shihon no puroretariateki reido: Gaibu no seijiteki butsurigaku », dans Yutaka Nagahara (dir.), Seiji keizaigaku no seiji tetsugakuteki fukken: Riron no rironteki « rinkai-gaibu » ni mukete, Tokyo, Hōsei University Press, 2011, p. 351-390. 75. Badiou, « La situation actuelle sur le front de la philosophie », loc. cit., p. 32. Cette idée, une référence claire à Hegel, se retrouve aussi dans la discussion de la dialectique dans la Théorie du sujet.

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Chapitre 10 1. Friedrich Engels, « A Working Men’s Party », Labour Standard, no 12, 23 juillet 1881. 2. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004, p. 453. Cette citation m’a été signalée par Sebastian Budgen. 3. Jodi Dean franchit une étape importante de la refonte théorique de ce concept dans son livre The Communist Horizon, Londres/ New York, Verso, 2018. Je me rallie entièrement à sa position, et souhaite développer ici une analyse complémentaire, en « division du travail » théorique avec ses travaux. 4. Karl Marx, « Lettre du 29 février 1860 à Ferdinand Freiligrath », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works of Karl Marx and Frederick Engels (MECW), t. 41, 1860-1864, letters, New York, International Publishers, 1985, p. 82 (mes italiques). 5. Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, t. 1, Paris, Librairie générale française, 1999, p. 512. 6. Voir le texte de l’IC Principes de l’organisation du Parti (thèse sur l’organisation et la structure des partis communistes, adoptée lors du 3e Congrès mondial de l’Internationale communiste en juin et juillet 1921) pour le texte officiel du mouvement international communiste concernant la forme-parti, écrit à l’origine par Lénine. 7. La tâche d’analyser le problème de l’organisation politique – voire de la question du parti – dans les travaux proprement philosophiques de Badiou demeure importante, et mérite une étude plus ample. La discussion la plus poussée de ces thèmes se trouve dans Bruno Bosteels, Badiou and Politics, Durham, Duke University Press, coll. « Post-Contemporary Interventions », 2011. 8. Soulignons également la contribution récente de Lars Lih, qui nous présente une image complètement nouvelle du rôle de l’organisation et des éléments spécifiques du parti dans l’expérience du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Ses travaux devraient semer le doute quant aux récits habituels entourant l’appareil de parti vertical et abrutissant de Lénine. Le travail de Lih invite à une refonte de la question du parti léniniste, que je ne peux toutefois entreprendre ici. Je remercie Peter Thomas pour les discussions à ce sujet.

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9. Alain Badiou, Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 2008 [1985], p. 111-113. 10. Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, Paris, Allia, coll. « La critique du Nouveau Monde », 1998 [1927], p. 38. 11. Je ne suis pas complètement en accord avec la critique d’ensemble de Badiou des travaux de Deleuze et Guattari, une critique qui me semble un déplacement d’une critique spécifiquement politique envers une ligne de lutte vers des textes divergents. Je me rallie à l’argument général de Badiou quant à la critique de l’« immanence » et de la « multiplicité » sur le plan de la stratégie politique, mais il s’applique mal à l’intervention de Deleuze et Guattari dans l’historiographie et la théorie marxiste de la formeÉtat. Les discussions actuelles entre Badiou et Negri demeurent néanmoins cruciales. Voir Alain Badiou, Le réveil de l’histoire, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2011. 12. Voir Amadeo Bordiga, « Considerazioni sulla organica attività del Partito quando la situazione è storicamente sfavorevole », Il Programma Comunista, 14e année, no 2 [erratum dans no 3], 1965. Je ne peux ici analyser Bordiga plus en détail, mais cette tradition est très influente dans l’histoire de la théorie marxiste, et mérite un examen plus poussé. 13. Bruno Bosteels, « The Speculative Left », South Atlantic Quarterly, vol. 104, no 4, 2005 ; Bruno Bosteels, The Actuality of Communism, Londres/New York, Verso, 2011. 14. Karl Marx, « Lettre du 29 février 1860 à Ferdinand Freiligrath », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works of Karl Marx and Frederick Engels (MECW), t. 41, 1860-1864, letters, New York, International Publishers, 1985, p. 82 (mes italiques). 15. Ibid. (mes italiques). 16. Vladimir Ilitch Lénine, « Le parti socialiste et le révolutionnarisme sans parti » [1905], dans Œuvres, t. 10, Novembre 1905-juin 1906, Paris, Éditions sociales, 1967, p. 75-76. 17. Karl Marx, Herr Vogt, Paris, Alfred Costes, 1928 [1860], p. 79. Texte original : Karl Marx, Herr Vogt, dans Marx/Engels Gesamtausgabe (MEGA), section 1, Werke, Artikel, Entwürfe, t. 18, Oktober 1859 bis Dezember 1860, Berlin, Dietz, 1984, p. 107 (mes italiques). 18. Joseph Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, Paris, Éditions sociales, 1959 [1938], p. 9. Texte original :

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Staline, O dialekticheskom i istoricheskom materializme, dans Sochineniya, t. 14, Moscou, Izdatel’stvo Pisatel’, 1997, p. 262. Staline, Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique, op. cit., p. 2 (traduction modifiée dans laquelle « théorie générale » rend « mirovozzrenie »). Joseph Staline, Des principes du léninisme [1924]. Texte original : Joeph Staline, « Ob osnovakh Leninizma », dans Sochineniya, t. 6, Moscou, Gosudarstvennoe izdatel’stvo politicheskoi literatury, 1952 (traduction modifiée). Friedrich Engels, « Kommunisten und Karl Heinzen », dans MarxEngels Werke (MEW), t. 4, Mai 1846-März 1848, Berlin, Dietz, 1959, p. 321-322. Karl Marx, « Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’A.I.T. sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève » [1866], dans Jacques Freymond, La Première Internationale. Recueil de documents, t. 1, Genève, Droz, 1962, p. 34. Pour paraphraser Félix Guattari et Antonio Negri dans leur Communists Like Us: New Spaces of Liberty, New Lines of Alliance, New York, Semiotext(e), coll. « Semiotext(e) / Foreign Agents », 1990 [1985], p. 108. Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1988, p. 361. Antonio Gramsci, Écrits politiques, t. 1, 1914-1920, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1977, p. 103-104. Lénine, « Le parti socialiste et le révolutionnarisme sans parti », loc. cit., p. 78. Ibid., p. 80. Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008 [1982], p. 214. Cette phrase se trouve dans le titre du chapitre 7 du fameux livre des citations de Mao Tsé-toung : Les citations de Mao Tsé-toung, Paris, Jean de Bonnot, 1975. Guattari et Negri, Communists Like Us, op. cit., p. 108. Mao Tsé-toung, « On the Ten Major Relationships », dans Selected Works of Mao Zedong, t. 5, Pékin, Foreign Languages Press, 1977, p. 297. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 254. Antonio Gramsci, « Petites notes sur la politique de Machiavel », dans Cahiers de prison, t. 3, Cahiers 10 à 13, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1978.

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34. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 306. 35. Je ne peux m’attarder ici en détail aux thèses de la « communisation » associées à Gilles Dauvé, au groupe Théorie communiste, aux travaux de Jacques Camatte, et à d’autres. Leurs travaux, hétérogènes et remplis de thèses originales et provocatrices, ont une généalogie aussi éclectique que puissante : certaines dimensions de l’anarchisme, du mouvement des conseils communistes, Socialisme ou barbarie (surtout le jeune Castoriadis), la tradition bordiguiste en Italie, etc. Je ne rejette pas leurs thèses in toto, parce que je ne peux leur faire justice dans toute leur diversité, et parce que je ne suis que partiellement familier avec l’ensemble de ces textes. Je noterai seulement qu’en rapport avec l’analyse que j’esquisse ici, le concept qu’ils partagent de l’« abolition » du prolétariat demeure un point faible. Le prolétariat ne peut être éliminé de la situation sociale que par l’élimination de toute situation où quelque chose comme un prolétariat peut se composer. Cela ne signifie rien d’autre que la prise de la totalité des forces sociales organisées de la Terre et le soulèvement complet de toute la société existante. Élever l’« abolition » du prolétariat au statut de principe théorique ou organisationnel revient à mettre la charrue devant les bœufs : bien que paradoxal en apparence, sans une organisation politique prolétaire forte et déterminée, le prolétariat ne pourra jamais atteindre le stade de sa propre disparition historique. On ne peut forcer cette disparition par des moyens hâtifs, la propagande des actions, des actes individuels de destruction, etc. ; cette disparition ne peut résulter que d’un procès long, solide, constructif et fondé qui transfère l’hégémonie complète sur les forces sociales du capital au travail. 36. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 115. 37. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, op. cit., p. 38. 38. Michel Foucault, Remarks on Marx. Conversations with Duccio Trombadori, New York, Semiotext(e), coll. « Foreign Agents », 1991, p. 31-32. 39. Alain Badiou, L’être et l’événement, t. 2, Logiques des mondes, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2006, p. 503. 40. Yutaka Nagahara, « We, the Defective Commodity-Beings », Journal of International Economic Studies, no 26, 2012, p. 67-91. 41. Friedrich Engels, « Anti-Dühring », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 156.

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42. Philip Corrigan, Harvie Ramsay et Derek Sayer, For Mao: Essays in Historical Materialism, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1979, p. 134. 43. Le pamphlet de Trotski intitulé « Nos tâches politiques », où il critique la conception léniniste de l’« organisation conspiratrice », contient des idées fondamentales sur le problème du « substitutionnisme », la tendance à « substituer » l’avant-garde en l’absence d’un mouvement de masse. Voir Lars Lih, Lenin Rediscovered: What is to be Done? in Context, Leyde, Brill, coll. « Historical Materialism », 2005, p. 510-517. Voir aussi Ernest Mandel, « Substitutionism and Realpolitik: The Politics of Labour Bureaucracies », dans Power and Money: A Marxist Theory of Bureaucracy, Londres/New York, Verso, 1992, p. 103-153. 44. Sur le concept de parti chez Gramsci, voir le classique de JeanMarc Piotte, La pensée politique de Gramsci, Montréal, Lux, coll. « Pollux », 2020, surtout les pages 63-89. La discussion de Peter Thomas du concept d’« appareil hégémonique » chez Gramsci est tout aussi importante. Ce concept est beaucoup plus large que la notion traditionnelle de « parti », et partage une certaine proximité avec le concept du parti qui « jaillit naturellement du sol de la société moderne » chez Marx. Voir Peter Thomas, The Gramscian Moment: Philosophy, Hegemony, and Marxism, Leyde, Brill, coll. « Historical Materialism », 2011 [2009]. 45. Antonio Magri, The Tailor of Ulm: Communism in the Twentieth Century, Londres/New York, Verso, 2011, p. 426. 46. Ibid., p. 426-427. 47. Ibid., p. 427. 48. Friedrich Nietzsche, « Unzeitgemässe Betrachtungen. Zweites Stück: Vom Nutzen und Nachtheil der Historie für das Leben » [1874], dans Sämtliche Werke: Kritische Studienausgabe, vol. 1, Die Geburt der Tragödie. Unzeitgemäße Betrachtungen I–IV. Nachgelassene Schriften 1870–1873, Berlin, De Gruyter, 1988, p. 317. 49. Alain Badiou, Le réveil de l’histoire, Paris, Lignes, coll. « Circonstances », 2011, p. 14. Sur ce point, voir aussi Gavin Walker, « The Dignity of Communism: Badiou’s Communist Hypothesis », Socialism & Democracy, vol. 25, no 3, 2011, p. 130-139. 50. Karl Marx, La guerre civile en France, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. 2, Moscou, Éditions du Progrès, 1970, p. 557.

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Chapitre 11 1. Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008 [1982], p. 82. 2. Ibid., p. 259. 3. Quentin Meillassoux, « Histoire et événement chez Alain Badiou », intervention dans le cadre du séminaire « Marx au xxie siècle : l’esprit et la lettre », Paris, 2 février 2008. 4. Ibid. 5. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 145. 6. Ibid. 7. Ibid. (mes italiques). 8. Ibid., p. 145. 9. Ibid., p. 170. 10. Ibid., p. 147. 11. Ibid., p. 171. 12. Ibid., p. 21-22. 13. Il serait instructif de comparer la relation entre la « revanche du lieu » de Badiou, comme résurgence de la structure dominante au moment précis de la liberté subjective apparente, et la thèse de Karatani selon laquelle le prolétariat est en fait en position de pouvoir comme vendeur de force de travail au moment où le capitaliste dépend de ces intrants potentiels comme capital variable. Voir Kōjin Karatani, Architecture as Metaphor: Language, Number, Money, Cambridge (MA), MIT Press, coll. « Writing Architecture », 1995. 14. Badiou, Théorie du sujet, op. cit., p. 33. 15. Michel Foucault, « La scène de la philosophie », dans Dits et écrits (1954-1988), t. 2, 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 590. 16. Mao Tsé-toung, « On the Ten Major Relationships », dans Selected Works of Mao Zedong, t. 5, Pékin, Foreign Languages Press, 1977, p. 297. 17. Uno Kōzō, Uno Kōzō chosakushū (UKC), t. 2, Tokyo, Iwanami Shoten, 1973, p. 163-164. 18. Vladimir Ilitch Lénine, « Discours au XIe Congrès du Parti communiste », dans Œuvres, t. 33, Août 1921-mars 1923, Paris/ Moscou, Éditions sociales / Éditions du Progrès, 1963, p. 320. 19. On peut renvoyer ici à la longue histoire des débats historiographiques sur la transition au capitalisme, souvent pris comme

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base pour évaluer les mérites politiques de procès révolutionnaires en un ou deux stades. 20. Panagiotos Sotiris, « Hegemony and Mass Critical Intellectuality », International Socialism, no 137, hiver 2013. 21. Je ne peux traiter ici en profondeur du livre de John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir. Le sens de la révolution aujourd’hui, Montréal/Paris, Lux/Syllepse, 2008 [2002]. Plusieurs liens seraient toutefois à explorer, bien au-delà du schéma typique de « complicité avec l’autorité », etc.

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Table des matières Introduction. Le monde du dehors

9

Première partie Le continent de l’histoire 1

L’accumulation initiale et la formation de la différence : Marx et Schmitt Le « péché originel » de l’accumulation initiale L’origine (im)possible de l’enclosure Le Nomos et la fixation de l’ordre La formation de la différence

2

La dette publique et la crise de l’origine Commencement et crise L’effacement de la violence par le moyen de la violence L’intermédiaire de la dette publique Les faits dans la rue

59 68 76

La forme-État dans la critique de l’économie politique Aux « origines » de l’État-providence La politique à distance de l’État

83 86 96

3

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23 24 31 39 47 57 57

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Deuxième partie Les formes de l’histoire 4

5

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Le citoyen-sujet et la question nationale La présupposition de l’ homo nationalis Le citoyen-sujet et le capital La forme-nation et la marchandise force de travail Traduction et transition

107 107 113 123 133

Le seuil de capture : sur Deleuze et Guattari Visagéité et délimitation Commencement et historicité dans l’appareil de capture Le dehors de « l’Occident et le Reste »

157 168

6

De Žižek à Marx : le dehors axiomatique du capital Topologies du sujet Deux limites : pureté et extériorité La traversée axiomatique de la limite L’extimité du sujet

177 180 185 198 203

7

La politique de la postcolonialité L’implosion du postcolonialisme La question nationale, ou le schéma de « l’Occident et le Reste » La condition postcoloniale

145 148

215 218 223 233

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Troisième partie La figure de la politique 8

La réinvention du communisme Politique : persistance et scission Histoire : actualisation et réinvention Globalité Être communiste en théorie, c’est si simple ?

257 259 267 272 274

9

Badiou et la critique de l’économie politique L’« inscription singulière » de la politique « L’économie est l’expression concentrée de la politique » Distance et dislocation : limites et ouvertures de Marx chez Badiou

279 283

10 Le corps de la politique : sur le concept de parti Origines du parti Le parti et le partisan Le parti comme invariant : persistance et scission Les futurs possibles du parti

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293 311

327 329 347 354 358

11 Le parti, le sujet et le dehors

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Remerciements Notes et références Bibliographie

395 399 437

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Déjà parus dans la collection « Humanités » – Pierre Beaucage, Corps, cosmos et environnement chez les Nahuas de la Sierra Norte de Puebla – Ulrich Brand et Markus Wissen, Le mode de vie impérial – Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs – Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’Octobre – Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot – Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple – Andrew Feenberg, La philosophie de la praxis – Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique – Franck Fischbach, Le sens du social – Franck Fischbach, Qu’est-ce qu’un gouvernement socialiste ? – Louis Gaudreau, Le promoteur, la banque et le rentier – Julien Lefort-Favreau, Pierre Guyotat politique – Jonathan Martineau, L’ère du temps – Jonathan Martineau (dir.), Marxisme anglo-saxon. Figures contemporaines – Brian Massumi, L’économie contre elle-même – Ellen Meiksins Wood, Des citoyens aux seigneurs – Ellen Meiksins Wood, L’empire du capital – Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme – Ellen Meiksins Wood, Liberté et propriété – François Morin, L’économie politique au xxie siècle – Rolande Pinard, L’envers du travail – Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci – Bill Readings, Dans les ruines de l’université – Ella Shohat, Colonialité et ruptures

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cet ouvrage a été imprimé en mars 2022 sur les presses des ateliers de l’imprimerie cpi firmin-didot pour le compte de lux, éditeur à l’enseigne d’un chien d’or de légende dessiné par robert lapalme

L’infographie est de Claude Bergeron La conception graphique de la couverture est de Jolin Masson La révision est de Geneviève Boulanger

Lux Éditeur C.P. 83578, BP Garnier Montréal (QC) H2J 4E9

Diffusion et distribution Au Canada : Flammarion En Europe : Harmonia Mundi

Imprimé en France

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