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French Pages 436 Year 1997
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Etienne Balibar
La crainte des masses Politique et philosophie avant et après Marx
Galilée
© 1997,
ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.
En application de la loi du li mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. ISBN 2-7186--0462-X
ISSN 0768-2395
DU MÊME AUTEUR
LIRE LE CAPITAL (en collaboration avec L. Althusser, P. Macherey, J. Rancière, R. Establet), Éd. Maspero, 1965 (Nouvelle édition revue, PUF, coll. « Quadrige», 1996). CINQ ÉTUDES DU MATÉRIALISME HISTORIQUE, Éd. Maspero, 1974. SUR LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT, Éd. Maspero, 1976. OUVRONS LA FENÊTRE, CAMARADES.! (en collaboration avec G. Bois, G. Labica, J.-P. Lefebvre), Éd. Maspero, 1979. · MARX ET SA CRITIQUE DE LA POLITIQUE (en collab_oration avec C. Luporini et A. Tosel), Éd. Maspero, 1979. SPINOZÂ ET LA.POLITIQUE, PUF, 1985. RACE, NATION, CLASSE (en collaboration avec I. Wallerstein), Éd. La Découverte, 1988. ÉcRITS POUR ALTHUSSER, Éd. la Découverte, 1991. LES FRONTIÈRES DE LA DÉMOCRATIE, Éd. La Découverte, 1992. LA PHILOSOPHIE DE MARx, coll. «Repères», Éd. la Découverte, 1993. LIEUX ET NOMS DE LA.VÉRITÉ, Éd. de l'Aube, La Tour d'Aigues, 1994. SPINOZA : FROM INDIVIDUALITY TO TRANSINDMDUALITY, Mededelingen vanwege het Spinozahuis 71, Eburon Delft, 1996. À paraître: loCKE : IDENTITÉ ET DIFFÉRENCE. L'INVENTION DE LA CONSCIENCE DE SOI, Éd. Le Seuil. ExTREME VIOLENCE AND TIIE PROBLEM OF CMLITY (The Wellek Library Lectures, 1996), Columbia University Press.
Avenissement
Les essais rassemblés dans ce livre, selon une disposition que j'espère éclairante, ont été rédigés entre 1983 (pour le plus ancien) et 1996 (pour le plus récent). Ils traitent d'auteurs et de thèmes variés dans le champ de la , ne se trouve vidée de son contenu effectif? Tout État stable est absolu dans la mesure où sa structure réalise là tendance démocratique. Mais la démocratie elle-même ne pourra jamais se définir que comme une aristocratie parfaite : concept intrinsèquement contradictoire. Ou si l'on préfère : le concept d'un État non contradictoire (et corrélativement, d'une masse non contradictoire) est lui-même contradictoire. Les commentateurs n'ont cessé de tourner dans ce cercle. D'où l'importance extrême de la formule, à vrai dire troublante, qui précisait le sens de ces termes, à propos de la sélection du patriciat: Nous avons nommé aristocratique l'État dont la souveraineté est détenue non par un seul homme mais par un certain nombre d'individus, choisis dans la masse [ex muJtitudine selecti] et que nous appellerons désormais patriciens. Je dis expressément : un certain 1. Traité politique, VII, 27. Le fait que cette maxime (qui vient de Tacite, Annales, I, 29) figure ici dans le contexte d'une réfutation par Spinoza des arguments antidémocratiques, incite généralement les commentateuts à penser que Spinoza ne la prend pas à son compte. C'est gommer toute l'ambivalence que, pré_cisément, je cherche à expliciter. La même formule, on va le voir, figure dans !'Ethique sous une forme à peine différente (Terret vulgtts, nisi tnetttat), assumée cette fois par l'auteur.
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La crainte des masses nombre d'individus qui sont choisis; car telle est la principale différence entre cet État rt l'État démocratique [...]. Ainsi, quand bien même dans quelque Etat la masse tout entière [integra muttitudo] serait admise au rang des patritjens, pourvu que cela ne constitue pas un droit héréditaire [...] l'Etat n'en resterait pas moins une aristocratie au sens strict, puisque nul. n'y serait admis au nombre des patriciens sans avoir été expressément choisi [nisi expresse .relecti].
Voici donc que vient se faire entendre à nouveau la vieille utopie d'un gouvernement qui serait le meilleur parce qu'il est (et dans la mesure où il est) le gouvernement d.es m.ei/leu,:s, même s'il s'agit de démontrer que ces meilleurs doivent être « la majorité »... Comment ne pas confronter ces formulations à l'ébauche du chapitre XI, concernant l'État démocratique, « absolument absolu » (omnino absolutum) ? C'est bien le moment crucial où .cette dialectique fait face à son propre défi intellectuel. Hic Rhodus, hic sa/ta ! Or nous voyons alors Spinoza renoncer à définir d'emblée la démocratie par une forme propre de la relation. imperium-multitudo, comme il l'avait fait pour les régimes précédents. Le fait même qu'elle serait alors tautologique (ce qui, chez Rousseau par exemple, lui donnerait valeur de fondement) constitue évidemment. pour lui un blocage insurmontablè, le signe du retour de l'utopie longtemps différée. D'où des manœuvres dilatoires,, l'invocation de préalables: il faut d'abord distinguer « divers genres de démocratie» ... Nous le voyons enfin s'enliser dans la recherche de critères « naturels » de la citoyenneté, justifiant l'exclusion a priori de telle ou telle classe (avant tout celle des femmes, dont la séduisante faiblesse, ultime réduit des passions de la multitude, fait toujours courir à l'État un danger mortel...) 1• Et, si j'ose dire, nous le voyons mourir devant cette page blanche.
1. L'exclusion nécessaire des femmes de la citoyenneté - au même titre que les étrangers et les esclaves - est bien entendu un lieu commun de la philosophie politique, qui remonte au moins à Aristote et s'enracine dans l'histoire des institutions. Mais que le Traité politique « s'inachève » précisément sur ce point, ou disons mieux, qu'en ce point précisément la crainte de.r fem,r1es, véritable métonymie de la crainte des masses, vienne bloquer l'analyse et inachever l'exposition théorique, ne peut être considéré comme une simple contingence. C'est un indice à l'appui de l'hypothèse que j'avançais plus haut quant à l'aporie finale propre au Traité politique, et à la mort de l'auteur.
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Spinoza, I' anti-Orwell
Individualité et communication Je l'ai dit plus haut, il ne s'agit pas ici de prétendre réfuter Spinoza, mais de chercher à dégager ce qui fait la puissance singulière de sa pensée, en tentant de l'arracher à des confusions rétrospectives qui veulent à toute force trouver en lui le précurseur de Rousseau, de Marx ou de Nietzsche. Il s'agit d'essayer de comprendre comment, animé contradictoirement par sa propre crainte des masses et par l'espoir d'une démocratie entendue comme Il.bération de masse, Spinoza a pu en venir à conférer à ce concept une importance et une complexité sans égales ·chez ses contemporains ou ses successeurs, dans des conditions historiques qui le condamnaient de toute façon à une complète solitude théorique. C'est pourquoi, en dernier lieu, je voudrais revenir, en deçà du Traité politique, -qui nomme explicitement ce problème, aux concepts qui expriment cette originalité et cette actualité de la façon la plus nette. C'est bien dans !'Éthique et dans le Traité théologico-politique que nous les trouverons, à condition de renoncer à y chercher la cohérence d'une solution politique ou philosophique définitive. Il ne suffit pas de remarquer, comme on l'a déjà dit, que la théorie des passions dans l' Éthique repose sur le développement de leur ambivalence, depuis la division initiale du conatus jusqu'à l'analyse de la jluctuatio animi. Encore faut-il se demander quel est l'objet théorique de cette analyse. Cet objet n'est pas l'individu, mais l'individualité, mieux, la forme de l'individualité: comment elle se constitue," c;omment elle tend à se conserver, comment elle se compose avec d'autres selon des rapports de convenance et de disconvenance, ou d'activité et de passivité. S'il est bien connu que l'individualité spinoziste n'est à aucun degré substance, il faut rappeler qu'elle n'est pas davantage conscience ni personne au sens juridique ou théologique. Les hommes, modes finis singuliers, sont conscients de leurs désirs et inconscients des causes qui les produisent, c'est-à-dire qu'ils «pensent», ce qui est tout autre chose. Toute individualité hum"1,ine est prise ainsi dans l'entredeux des formes d'individualité inférieures qui se composent en elle, mais ne s'y dissolvent pas pour autant, et des formes d'individualité supérieures dans lesquelles elle peut entrer - gradation qu'on pourrait exprimer métaphoriquement, dans le langage des mathé-
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La crainte des masses matmens, en rappelant que la puissance d'un ensemble (infini) et celle de l'ensemble de ses parties sont toujours incommensurables. C'est pourquoi, si l'âme (l'ensemble des pensées) doit être définie comme idée du corps, l'individualité n'a rien à voir avec une union de l'âme et du corps, et même exclut totalement cette représentation mystique 1 • Si nous nous ret0umons alors vers l'analyse des passions, ou vers la vie propre de l'imagination, nous voyons que la fluctuation de l'âme s'explique à la fois par la complexité ou multiplicité du corps et par celle des rappons extérieurs avec d'au.tres_corps «ambiants» (Gueroult): c'est à farencontre de ces deux multiplicités - qu'il est tout à fait impossible à l'homme de connaître adéquatement, mais dont il perçoit toujours une panie - que surgit le conflit des affections. Mais plus remarquable encore est l'analyse du mécanisme de cette rencontre : les hommes qui tendent à se conserver eux-mêmes, à accroître leur puissance d'agir, associent l'amour et la haine au quod simile (Éthique, III, prop. 15-17), c'est-à-dire au trait de ressemblance qu'ils perçoivent entre eux-mêmes et des «choses» extérieures, qui se trouvent être d'autres hommes. Autrement dit l'amour et la haine ne sont pas une relation de reconnaissance entre sujets : ce sont des enchaînements d'affects toujours partiels, qui se renforcent par la répétition des rencontres, par la collision des mots et des images, et qui séparent ou réunissent les individus dans l'imagination. Ces enchaînements par similitude entre les parties ne sont pas une modalité du rappon entre « moi » et « autrui ». Ce sont des rapports transverses (pour ne pas dire transférentiels) qui passent d'un objet à l'autre, en deçà et au-delà de l'individualité corporelle. Ils ne sont pas le produit d'une conscience, mais ils produisent l'effet de conscience, c'est-à-dire la connaissance inadéquate de notre multiplicité corporelle, indissociable du désir lui-même, donc de la joie et de la tristesse, de la crainte et de l'espoir, etc. Sans doute l'illustration la plus étonnante de ce principe d'analyse du mécanisme de l'identification affective (et de son ambivalence) est-elle donnée par la définition de la jalousie : Si quelqu'un imagine qu'un autre s'attache la chose aimée par le même lien d'amitié, ou un plus étroit [arctiore], que celui par lequel 1. Cf. Martial Gueroult, Spinoza, vol. II, L'Â1ne (Éthique Il), Paris, 1974, pp. 110 et sq., pp. 135 et sq., pp. 165 et sq. ; et Pierre Macherey, Hegel 011 Spinoza, Paris, 1979, pp. 208 et sq. Sur tout ceci, la discussion de Deleuze, op. cit., pp. 187 et sq., est évidemment essentielle.
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Spinoza, l'anti-Orwelt il l'avait seul en sa possession, il sera affecté de haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l'autre[ ...] parce qu'il est obligé de joindre l'image de la chose aimée à l'image de celui qu'il hait. Cette dernière raison se trouve généralement dans l'amour qu'on a pour une femme; qui imagine en effet la femme qu'il aime se livrant à un autre [alteri sese prostituere] sera contristé, non seulement parce que son propre désir est refoulé [ipsius appetitus coercetur], mais aussi parce qu'il est obligé de joindre l'image de la chose aimée aux parties honteuses et aux excrétions de l'autre [rei amatae imaginem pudendis et excrementis alterittS jungere cogitur], il l'a en aversion [ ... ] (Éthique, III, prop. 3 5 et scolie).
Dès lors il n'est pas arbitraire d'affirmer que l' Éthique opère un véritable renversement anticopernicien. Le processus qu'elle étudie apparaissait d'abord référé à et supporté par un individu, certes complexe, mais relativement autonome, voire isolé, considéré abstraitement comme exemplaire du genre humain, qu'affecteraient de l'extérieur, de façons diverses et contradictoires, des choses semblables et dissemblables entre elles, qu'il ne maîtrise pas, et qui en ce sens menacent son intégrité. En réalité, sans que disparaisse l'idée d'individualité (c'est-à-dire de stabilité d'un composé), sans laquelle il n'y aurait pas de désir ni de force (conatus), c'est le processus même, le réseau affectif traversant chaque individu, passant et repassant par ses « parties » et par leurs idées ou images, qui devient bientôt le véritable objet (ou le véritable sujet). Chaque homme, chaque individu, comme tel singulier, est toujours à la fois semblable et dissemblable à lui-même et aux autres, et son isolement subjectif n'est qu'une fiction. Cette fiction culmine dans l'imagination de la liberté des autres, à partir de laquelle j'imagine des secours ou des obstacles à la mienne propre, et qui porte à l'extrême les passions d'amour et de haine (cf Éthique, III, scolie de la prop. 49). la constitution de l'individualité et celle de la multitude dans l'imaginaire sont un seul et même problème, un seul et même processus : ce que Spinoza appelle a.lfectuum imitatio. C'est pourquoi il n'est pas abusif de soutenir que l'objet de l'analyse spinoziste est, en fait, un système de rapports sociaux, ou de rapports de masse, qu'on peut appeler imagination, et dont l'exemple concret, mieux encore la forme historique singulière, a toujours été constitué pour Spinoza par la religion (et la morale). le concept qu'il en propose échappe à la fois au psychologisme et au sociologisme. Il n'est réductible, ni à l'idée d'une intersubjectivité originaire (telle qu'on la trouvera par exemple chez Fichte), ni à l'idée d'un conditionnement
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La crainte des masses
des individus par leurs conditions sociales d'existence (à laquelle Marx n'a pas échappé). C'est sur cette base que Spinoza peut démontrer que les passions mauvaises en elles-mêmes sont néanmoins nécessaires à la Cité pour discipliner la foule (vu/gus). Car, derechef, « la foule est terrible quand elle est sans crainte» (Éthique, IV, scolie de la prop. 54). L'ambivalence ici joue à plein, puisque· la gloire sur laquelle repose la connaissance du pouvoir, si elle peut tirer son origine de la raison, n'est le plus souvent qu'un « contentement de soi alimenté par la seule opinion de la foule», et que« par suite, comme il s'agit d'une lutte pour ce qui est estimé le bien· suprême; un furieux appétit prend naissance de s'humilier les uns les autres (opprimendi) » (Éthique, IV, scolie de la prop. 58). C'est sur cette base enfin que Spinoza peut examiner en détail les conséquences contradictoires qui résultent en permanence de la façon dont, identifiant les autres à des représentants d'une Idée générale de l'Homme, chaque individu s'efforce toujours d'« amener les autres à vivre selon sa propre complexion » (Éthique, III, prop. 31) comme si c'était la condition de sa propre existence, d'où résultent ces Universaux pratiques, vulgaires par excèllence, que sont les idées de classe et de nation (cf Ethique, Il, scolie I de la prop. 40 ; III, prop. 46). , Pour le dire en d'autres termes, l'objet de Spinoza est le rapport de communication des affects entre eux, et donc le rapport de communication des individus à travers leurs affects. En ce sens, la communication affective est le concept même de la masse. Mais l'effort qui traverse cette communication depuis le désir de chacun jusqu'au désir de tous dans _la Cité signifie qu'il faut toujours l'analyser selon une polarité. A l'un des pôles, correspondant à la superstition, la communication est commandée tout entière par un mécanisme d'identification, c'est-à-dire de méconnaissance des singularités réelles. À l'autre pôle, correspondant à l'affirmation des notions communes qui sont, comme toutes les idées, des actions pratiques, la communication est l'unité de connaissances adéquates et d'affections joyeuses qui multiplient la puissance des individus. La difficulté du spinozisme vient de ce que, ayant d'emblée pensé l'imagination et la faiblesse de l'homme ignorant comme un processus de collectivisation, toujours déjà social, et non comme l'imperfection ou le péché originel d'un sujet, il s'avère pourtant incapabie, dans ses propres concepts, de penser la connaissance et la maîtrise des conditions d'existence qu'elle procure aux hommes comme une pratique également collective. La foule fluctue ; elle ne se transforme
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Spinoza, l' anti-Orwell pas véritablement elle-même pour passer d'un genre de connaissance à un autre (ou lorsqu'on effectue ce passage selon la «voie» décrite par Spinoza). Son histoire, pourtant requise dès l'origine, reste problématique. Et ceci, bien que la conception spinoziste de l'objectivité de l'idée (l'identité de l'ordre et de la connexion des choses et de l'ordre et de la connexion des idées)· ait posé d'emblée que la connaissance n'est pas subjective: ni •prise de conscience, ni volonté de savoir, mais processus immanent au réel lui-même 1• Cependant, s'il y a sur ce point aporie, elle n'est que la contrepartie d'une idée d'une prodigieuse nouveauté, non seulement pour son temps, mais peut-être aussi pour le nôtre: celle d'une communication qui n'a plus rien à voir, en tant que rapport contradictoire, avec l'idée de communion (y compris dans ses variantes mécanistes ou organicistes). Non seulement la réalité des corps, et donc leur multiplicité externe-interne, remplace ainsi définitivement le fantasme du Corpus mysticum, mais l'analyse de l'ambivalence passionnelle qui structure leur relation réciproque interdit qu'on débouche simplement, à l'inverse, sur une mystique dti corps. Admirons au passage que la violence d'une excommunication, initialement exercée sur Spinoza, ait été ainsi surmontée par une transformation radicale de l'idée même de communication. Et constatons que; dans ces conditions, la· question de son historicité rebondit une nouvelle fois. L'imagination des masses est le champ même dans lequel s'inscrit l'argumentation· du Traité théologico-politique, essentiellement sous les espèces du prophétisme, qui est tout entier commandé par les mécanismes de transfert, d'identification, et par la réponse anticipée du prophète à la demande dans laquelle s'exprime la complexion de son peuple. Ce qui n'est qu'une façon de dire que sont reconnus comme prophètes les individus dont l'imagination reproduit la collusion de mots et d'images dans laquelle une nation vit son identité. C'est pourquoi toute l'histoire des nations, telle que la comprend Spinoza, s'inscrit dans la contradiction d'une sonvergence à la fois nécessaire et improbable de la Religion et de l'Etat, du prophécisme et de la communication rationnelle. Mais, s'il en est ainsi, l'aporie finale du Traité théologico-politique
l. Naturellement cette critique n'a de sens que dans la mesure où Spinoza luimême, définissantle bien comme essentiellement co1mn11nicable (c'est-à-dire comme forme, plutôt que comme objet, de communication collective) et la sagesse comme affirmation pratique, oblige à se demander ce qu'il en est chez lui de la pratique collective.
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La crainte des masses peut se lire d'une façon qui n'a rien de purement négatif, au moins théoriquement. Sans doute le Traité théologico-politique débouche-t-il sur le vœu pieux d'une société dans laquelle gouvernants et gouvernés entendraient à la fois la voix raisonnable qui leur explique· leur intérêt commun; sans doute le pacte qui leur est ainsi proposé a-t-il pour contenu une Foi universelle qui paraît d'abord fort peu différente d'une religion naturelle. Mais ceci n'est que l'aspect secondaire. L'aspect principal, c'est au contraire le fait que Spinoza n'ait cessé d'analyser l'historicité de la religion (et de la «superstition»). C'est donc le fait que la Foi universelle~ dont id importe surtout la fonction pratique, doive être produite à partir d'une pratique et d'une tradition théologique de masse. Bref, et nous sommes ici non seulement aux antipodes de l'idéologie des Lumières, mais à l'opposé de sa postérité positiviste, laïque, matérialiste, voire matérialistedialectique, c'est le fait que Spinoza ait eu l'audace de penser et de justifier théoriquement le projet d'une transformation collective de la religion, de l'intérieur, comme une tâche politique fondamentale, et de se demander à quelles conditio~ un tel problème avait un sens rationnel. L'un des points névralgiques du raisonnement du Traité théologicopolitique, on s'en souvient, où se manifest.e le mieux son aporie, réside dans la difficulté de donner un sens précis à la solution finale concernant la liberté de penser, qui est pourtant l'objectif même de tout le livre. En effet, Spinoza nous dit bien que tous doivent s'accorder pour « laisser aux hommes la liberté de juger », tout en leur interdisant le « droit d'agir par [leur] propre décret», qui doit être entièrement transféré au souverain dans l'intérêt de tous, quitte pour celui:.ci à en rétrocéder telle ou telle partie s'il le juge possible. Cette solution consiste donc - ou devrait consister - dans le tracé d'une ligne de démarcation entre liberté privée et droit public, qui coïncide avec la division de la pensée et de l'action. Pourtant, et le texte même de Spinoza suffit à.le montrer, ce tracé n'a jamais qu'une existence théorique, et en réalité il est impensable de façon rigoureuse. Il est donc exclu que« les individus» et« l'État» arrivent jamais à se mettre d'accord sur son lieu et sur ses modalités. La distinction entre « pensée » et « actions » se trouve aussitôt remise en question, en effet, à la fois par excès et par défaut. Par excès, car la liberté de penser (de raisonner, de juger) n'est rien sans la liberté de communiquer ses opinions : nul ne peut, en pratique, penser tout seul, sans exprimer ses opinions, sans commu-
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niquer ne serait-ce qu'avec un cercle d'amis. Le lieu de la pensée n'est pas l'individu privé ou le secret de la conscience qui en est l'hypostase philosophique : c'est la communication elle-même, quelles que soient ses limites, son extension (cf Traité théologico-politique, XX, pp. 328329). On comprend pourquoi !'Éthique ne postulait pas que « je pense», mais que« l'homme pense», avant de montrer qu'il pense d'autant plus que ses notions sont davantage des notions communes. Inversement, la distinction postulée est tout aussi intenable par défaut car, même lorsqu'il n'est pas« corrompu», l'État ne peut pas ne pas poser (et Spinoza avec lui) la quest~on des opinions séditieuses: « quelles opinions sont séditieuses dans l'Etat? Ce sont celles qu'on ne peut poser sans lever le pacte... » (cf Traité théologico-politique, XX, G.F., p. 331). Certes Spinoza nous dit que « celui qui pense ainsi est séditieux, non à raison du jugement qu'il porte et de son opinion considérée en elle-même, mais à cause de l'action qui s'y trouve impliquée [propter factum, quod tafia judicia involvunt] » (ibid.). Mais en pratique, dès lors que le problème ne concerne pas des individus isolés mais la foule - ou la masse-, par quels moyens opérera-t-on le partage? C'est qu'en réalité les individus - généralement non philosophes, et même s'ils le sont - vivant dans la foule et non pas hors d'elle, il n'est pas en leur pouvoir de ne pas agir conformément à leurs opinions, ou de retenir les actions qu'elles impliquent. L'État ne pourra donc pas se contenter de définir logiquement les opinions subversives ; il lui faudfci encore rechercher qui pense subversivement, pour s'en prémunir. A moins de reconnaître que le critère est inapplicable, ou insuffisant. Spinoza l'avait d'ailleurs clairement dit : « l'obéissance ne concerne pas tant l'action extérieure que l'action interne de l'âme [animi internam actionem] » (Traité théologico-politique, XVII, p. 278), et c'est de cette action interne que dépend la reconnaissance - ou non - de la nécessité des lois de la cité. Il n'est pas difficile de voir que, dans tous les cas, ces difficultés ne sont pas des objections sophistiques, mais résultent de ce qu'il y a de plus fort, original et, en un sens, libérateur dans la pensée de Spinoza. Les raisons s'en trouvent dans !'Éthique, comme je l'ai indiqué rapidement. Si l'individu ne peut pas penser sans agir en quelque façon (en tenant compte de ce que, dans la terminologie de I' Éthique, certaines actions ne sont que des passions ... mais aussi que toute passion, même inadéquatement, exprime une affirmation, c'està-dire une action), c'est que, adéquatement ou non, il est de son essence d'affirmer son être propre. Il est par nature désir et donc conatus. 93
La crainte des masses
C'est d'ailleurs ce même terme qu'emploie Spinoza dans le Traité théologico-politique : [ ...] le crime de lèse-majesté n'est possible qu'à des sujets ou à des citoyens [... ] un sujet a commis ce crime quand il a tenté de ravir pour une raison quelconque, ou de transférer à un autre, le droit du souverain. Je dis quand il a tenté [dico conatus est]; car si la condamnation devait suivre la commission du crime, la cité la plupart du temps s'efforcerait [conaretur] trop tard de condamner, le droit étant déjà acquis ou transféré à un autre [ ...]. Quelle que soit la raison de sa tentative [conatus est], il y a eu. lèse-:majesté et il est condamné à bon droit[...] (Traité théologico-politique, XVI, pp. 270-271).
La« tentative» d'agir (bien ou mal) commence toujours déjà dans la pensée, elle y est« impliquée»: c'est-à-dire qu'il n'existe en aucune façon, comme Spinoza ne cesse· de le démontrer, une décision d'agir, une volonté venant s'ajouter après coup à l'acte propre de l'entendement, pour l'exécuter ou le suspendre. Proposition qui, encore une fois, ne prend tout son sens qu'en reconnaissant l'objet théorique propre de l' Éthique : non le sujet cartésien, ou empiriste, mais le procès ou le réseau de la circulation des affects et des idées 1 • Quant à l'impossibilité de penser hors du procès de la communication - même si elle implique chez Spinoza de remarquables difficultés à propos du langage - .j'ai rappelé également comment elle se fonde dans la façon même dont !'Éthique expose ce qu'est la pensée. Mais le sens de ces difficultés, alors, se renverse : elles délivrent une leçon et une connaissance positive. C'est en ce point précis que, pour ma part, je prendrais le risque de poser qu'on peut essayer de lire Spinoza en le transformant, contre ses propres thèses conservatrices, mais au plus près de sa propre tendance tra,nsformatrice : non pas comme une tentative avortée de définition de l'Etat démocratique, mais comme un effort sans égal pour penser rigoureusement la démocratie comme transformation de l'État, ou de l'étatique. Et celleci, encore, non pas dans sa chronologie imaginaire, mais dans ses conditions et ses objets. 1. Sur l'impossibilité de distinguer « la volonté» et «l'entendement», et l'abS}lrdité de l'idée volontariste d'un « libre pouvoir de suspendre le jugement», cf. Ethique, II, prop. 48 et 49 avec leurs scolies, qu'il est impossible de reproduire ici. La thèse de Spinoza vise Descartes mais aussi, à l'opposé, Calvin (cf Institution de la religion chrétienne, chap. II, « De la connaissance de l'homme»).
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Le minimum incompressible Si ce qui rend impossible la solution proposée par le Traité théologico-politique, dès lors qu'on cherche à la penser comme une limitation réciproque fixée et codifiée, c'est l'expansivité du conatus lui-même, n'est-ce pas en réalité parce qu'une telle solution juridique - ou compréhension juridique de la solution - est tout à fait hétérogène à la problématique où elle figure ? Spinoza, ne l'oublions pas, résume, son analyse en montrant qu'il est impossible et dangereux pour l'Etat de vouloir abolir entièrement la liberté de penser des citoyens ou sujets, et de prétendre qu'elle s'identifie intégralement à la pensée, aux opinions du souverain - non seulement dans son expression verbale, mais dans les images qu'elle se forge - devenant ainsi indiscernable de la sienne. Comme si l'État n'était véritablement qu'un individu unique, au sens anthropomorphique (un Léviathan), et non un individu de puissance, complexité, ou multiplicité supérieures. Rejoignant le thème de la Préface, Spinoza pense ici avant tout, mais non uniquement à la monarchie absolue, à son rêve meurtrier d'uniformité politicoreligieuse dans l'espace national : ·Vouloir tout régler par des lois, c'est irriter les vices plutôt que les corriger. Ce que l'on ne peut prohiber, il faut nécessairement le permettre, en dépit du dommage qui souvent peut en résulter [ ...]. Posons cependant que cette liberté [ = de jugement] peut être comprimée [opprimi] et qu'il est possible de tenir les hommes dans une dépendance telle qu'ils n'osent pas proférer une parole, sinon par la prescription du souverain ; encore n' obtiendra-t-il jamais qu'ils n'aient de pensées que celles qu'il aura voulues; et ainsi, par une conséquence nécessaire [necessario sequeretur], les hommes ne .cesseraient d'avoir des opinions en désaccorçl avec leur langage et la bonne foi, cette première nécessité de l'Etat, se corromprait [...]. Les hommes sont ainsi faits qu'ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu'ils croient vraies tenues pour criminelles, et imputé à méfait ce qui émeut leurs âmes à la piété envers Dieu et les hommes [ipsos ... ,novet]. Par où il arrive qu'ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux mais très beau d'émouvoir [1novere] des séditions pour une relle cause et de tenter quelque entreprise violente que ce soit [quodvis /acinus tentare]. Puis donc que telle est la
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La crainte des masses nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions menacent non les criminels, mais les hommes de caractère indépendant [non scelestos, sed ingenuos] [...] et qu'elles ne P,euvent être maintenues en conséquence sans grand danger pour l'Etat (Traité théologico-politique, -XX, p. 332).
Enchaînement causal qui mérite fort d'être comparé à celui que Thomas More avait exposé dans !'Utopie (de la propriété privée à l'oppression, de l'oppression au crime, du crime à la sédition et à la guerre civile) : chacun a ses implications et sa postérité théorique. Hobbes, on s'en souvient, avait soutenu le contraire: les hommes peuvent croire ce qu'ils veulent pourvu qu'ils remuent les lèvres du même mouvement que le souverain, et cette opinion avait paru scandaleusement cynique, même et surtout aux tenants de l'ordre établi 1 • Or Spinoza ne l'attaque pas d'un point de vue moral. Il montre qu'elle est dangereuse parce que physiquement impossible : cela veut dire que toute tentative - Dieu sait qu'elles ne manquent pas - pour identifier absolument les opinions, pour comprimer l'individualité, ne peut que se retourner contre elle-même: susciter une réaction explosive. Car elle ignore pratiquement que l'individualité n'est pas une totalité simple, qu'on puisse circonscrire dans un discours, un genre de vie uniques; toujours subsiste une multiplicité indéfinie de parties, de rapports et de fluctuations qui excède un tel projet imaginaire, et finit par le subvertir. Nous voyons ici Spinoza appliquer, en pleine concordance avec sa 1. Cf. Hobbes, Léviathan, chap. XXXII : « il nous est enjoint de faire en sorte que les mots du texte subjuguent notre entendement... Faire en sorte que notre entendement soit subjugué, cela ne veut pas dire soumettre notre faculté intellectuelle à l'opinion de quelque autre homme, mais soumettre notre volonté à l'obéissance, là où l'obéissance est due. Car il n'est pas en notre pouvoir de changer sensation, souvenir, entendement, raison et opinion : ces choses sont toujours et nécessairement telles que les objets que nous voyons, entendons et considérons nous les mettent en l'esprit. Elles ne sont pas des effets de notre volonté, c'est notre volonté qui est leur effet. C'est en nous abstenant de contredire que nous faisons que notre entendement et notre raison soient subjugués, en parlant comme nous l'ordonne l'autorité légitime, en vivant, enfin, en conformité avec ces prescriptions ; ce qui revient, en bref, à placer sa confiance et sa foi dans celui qui parle, même si les mots employés ne peuvent éveiller en l'esprit aucune notion d'aucune sorte» (trad. Tricot, p. 396). Cf. également Léviathan, chap. XLIII, ibid., pp. 620-621 ; De Cive, chap. XVIII, §§ 12-13. Commentaire indiscutable de Ma~heron, « Politiqut; et religion chez Hobbes et Spinoza», in C.E.R.M., Philosophie et religion, Paris, Editions Sociales, 1974, t>P· 91 et sq. [rééd~ in Anthropologie et politique au XVlf siècle (Études sur Spinoza), Ed. Vrin, 1986, p. 123 sq.].
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Spinoza, l'anti-Orwell
théorie de la nature humaine, un principe du minimum d'individualité, ou du maximum de compressibilité de l'individu, qui est justement l'opposé de l'individualisme classique 1 • Ce principe a d'autres équivalents dans son œuvre. Par exemple celui du chapitre VII du Traité théologico-politique, qui porte sur le minimum de signification du langage (« personne en effet n'a jamais pu avoir profit [ex usu esse] à changer le sens d'un mot, tandis qu'il y a souvent profit à changer le sens d'un texte»), principe qui se déduit du fait que l'usage de la langue, qui détermine le sens des mots, n'est pas individuel, c'est-à-dire privé, mais commun (« la langue est conservée à la fois par le vulgaire et par les doctes » : Traité théologico-politique, VII, 146). Mais surtout, ce principe rejoint celui qui, dans le Traité politique, énonce les limites d'une dissolution possible de l'État, et que nous avions rencontré déjà comme contrepartie des thèses portant sur la guerre civile : Tous les hommes redoutent la solirude, parce que nul d'entre eux dans la solitude n'a de force pour se défendre et se procurer les choses nécessaires à la vie ; il en résulte que les hommes ont de l'état civil un appétit naturel et qu'il ne peut se faire que cet état soit jamais entièrement dissous. Les discordes donc et les séditions qui éclatent · dans la Cité n'ont jamais pour effet la dissolution de la Cité (comme c'est le cas dans les autres sociétés) mais le passage d'une forme à une autre, si du moins les dissensions ne se peuvent apaiser sans changement de régime [servata Civitatis facie] [ ... ] (Traité politique, VI, 1-2).
De .même qu'il y a un minimum d'individualité incompressible, il y a aussi un minimum de rapport social et même politique, également incompressible, même sous l'effet des révolutions populaires les plus anarchiques. Contrairement à ce qu'implique l'individualisme abstrait des théories du contrat originaire, Spinoza, tout en recherchant la stabilité de l'État comme un« absolu», pense qu'il y a toujours encore de la politique par-delà son instabilité. 1. Deleuze, op. cit., pp. 184-185, 201-203, etc., ébauche une formulation de ce principe, à propos précisément de la façon dont, dans le mode fini, se trouve impliquée ou exprimée « une multitude qui dépasse tout nombre» : « Spinoza suggère que le rapport q11i caractérise un mode existant dans son ensemble est doué d'une sorte d'élasticité [...] cenains passages de la Lettre Xll à Meyer prennent ici tout leur sens, qui font allusion à l'existence d'un maximum et d'un minimum» (souligné par moi, É.B.); et plus haut: « L'individuation, chez Spinoza, n'est ni qualitative ni extrinsèque, elle est quantitative-intrinsèque, intensive» (ibid., p. 180).
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La crainte des masses
Notre époque est elle-même hantée par une crainte des masses qui conjoint les images de l'absolutisme étatique, voire du contrôle électronique des opinions, et celles de la violence révolutionnaire ou du terrorisme. Dans la figure mythique du totalitarisme - étayée sur des faits bien réels, mais bien hétéroclites - elle a donné corps au fantasme d'un mouvement de masse« total», suscité du dedans ou du dehors par une menace de mort, par une négativité radicale, et capable d'imposer l'uniformité absolue des individus. Identifiant ainsi la multitude avec la solitude sans laisser subsister aucun espace à l'humain, Hannah Arendt en a proposé la métaphysique, mais George Orwell (dans 1984) en a donné ùne ·présentation de fiction (fiction sur une fiction, donc) bien plus efficace, dont l'histoire ne cesse de suggérer l'actualité. Le génie littéraire de cette fiction tient, notamment, dans le fait d'avoir poussé l'idée de domination jusqu'à celle de conditionnement absolu et, simultanément, l'idée de propagande politique jusqu'à celle de la création d'une langue artificielle, dont les mots mêmes annulent la libené de pensée. Spinoza est l' anti-Orwell. Pas plus que ne sont pensables pour lui une réduction et un contrôle absolu du sens des mots, pas davantage ne peut-on penser une réduction absolue de l'individualité par la masse, ni de la masse par l'absorption dans l'individualité au pouvoir. Ces cas extrêmes, qui seraient des négations radicales ou des figures de la mort, présente jusque dans la vie même, sont aussi des fictions, physiquement impossibles et, par conséquent, intellectuellement inutiles, politiquement néfastes. Il est vrai que Spinoza, s'il a reculé devant l'idée d'un délire absolu de la foule, capable de préférer la mort à sa propre utilité et à sa propre conservation, a rencontré sans l'approfondir, de peur de tomber lui-même dans la «superstition», le problème du délire de l'individu : Nulle raison ne m'oblige à admettre qu'un corps ne meurt que s'il est changé en cadavre: l'expérience même semble persuader le contraire. Parfois en effet un homme subit de tels changements qu'il serait difficile de dire qu'il est le même; j'ai entendu parler, en particulier, d'un certain poète espagnol atteint d'une maladie et qui, bien que guéri, demeura dans un tel oubli de sa vie passée qu'il ne croyait pas siennes les comédies et les tragédies par lui composées ; on eût pu le tenir pour un enfant adulte s'il avait oublié aussi sa langue maternelle (Ethique, IV, scolie de la prop. 39).
Mais cette question, s'il l'avait examinée, l'aurait-elle ramené vers plus d'individualisme psychologique et juridique? Ne l'aurait-elle
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Spinoza, !'anti-Orwe!! pas plutôt éloigné davantage encore des jeux de miroir de la conscience (ou libené) et du conditionnement (ou nécessité)? En montrant qu'individualité et multitude sont indissociables, Spinoza montre aussi par avance l'absurdité des théories du totalitarisme, qui ne voient dans les mouvements de masses que la figure d'un mal historique radical, et ne savent lui opposer que la foi dans l'éternel recommencement de la conscience humaine et dans sa capacité d'instituer le règne des Droits de l'Homme. Bien loin luimême d'être un démocrate au sens que nous pourrions donner à ce terme, Spinoza se trouve peut-être fournir par là à notre actualité des indications et des moyens de pensée contre la sujétion qui sont plus durables que s'il avait réussi à décrire les institutions de la démocratie. Sa crainte des masses n'est pas de celles, totalement irrationnelles, qui paralysent l'intelligence et ne peuvent servir qu'à stupéfier les individus. L' effon de comprendre qui l'habite (sed intelligere) est suffisant pour qu'elle puisse servir à résister, à lutter, et à transformer la politique.
Modernités : Peuple, État, Révolution
Ce qui fait qu'un peuple est un peuple Rousseau et Kant
La philosophie moderne a pivoté autour d'un énoncé théoriquement révolutionnaire, celui qui figure au début du Contrat social (Livre I, chap. 5): « Avant donc que d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antèrieur à l'autre est le vrai fondement de la société. » Trente ans plus tard, la révolution politique lui a procuré le référent dont il manquait. De l'évidence qu'il a alors acquise, mais aussi de ses apories, a résulté la transformation de la philosophie politique en une philosophie de l'histoire, et plus profondément, l'inscription de la question du sujet (p9litique, juridique, transcendantal) dans un espace théorique circonscrit par les deux catégories du sujet historique (sujet dans l'histoire, constitué par elle) et du Sujet de l'histoire (sujet constituant, dont l'histoire serait le procès de réalisation). Je me propose ici d'esquisser cette généalogie, en limitant mon exposé à la transition qui, de Rousseau, nous mène aux positions de Kant.
La question de Rousseau: Qu'est-ce qu'un citoyen?
Rousseau commence par montrer que toutes les fondations de l'ordre social qui reposent sur un principe de sujétion sont intrinsèquement contradictoires. Il est ainsi conduit à opposer entre elles une « aggrégation » (ce qu'est une multitude soumise à un maître) et une «association» (ce que doit être un peuple). Cette dernière notion récuse à la fois les représentations individualistes et corporatistes de la société civile. En effet, dans les deux cas, la distinction 101
La crainte des masses entre le privé et le public, sans laquelle il n'y a à proprement parler ni droit, ni État, deviendrait inintelligible. Et dans les deux cas les hommes sont politiquement passifs, ce qui signifie qu'il n'y a pas à proprement parler de citoyens. Une association véritable ne peut être ni la juxtaposition des individualités ni leur fusion mystique, ni la multiplicité pure ni l'émanation de l'Un. D'où la question: quel est l'acte par lequel une association se constitue, par lequel « un peuple est un peuple 1 » ? Le mot acte doit être pris à la fois au sens d'institution et au sens d'activité permanente, de «production». C'est le pacte ou contrat, dans lequel, par une « aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté », une personne publique se trouve instantanément constituée qui concentre toute la souveraineté. Mais comme cette personne n'est autre que l'unité des citoyens, elle n'est pas synonyme d'assujettissement à un maître : au contraire, elle institue véritablement la liberté et l'égalité, comme si chacun « ne contractait qu'avec lui-même» et, « se donnant à tous», ne se donnait « à personne ». L'aliénation totale est une conversion permanente de l'individualité privée en individualité sociale, c'est-à-dire politique. Quelles sont les conséquences de cette conception ? La volonté générale, qui s'exprime par la loi c'est-à-dire par des décisions à la fois universelles et impératives, est nécessairement immanente à chacune des décisions que prend la société lorsqu'elle a en vue l'intérêt commun et lui seul. Alors surgit un « moi commun» interindividuel, avec sa vie propre, qui confère au peuple son identité. 1. Naturellement une« question», surcout si elle est révolutionnaire, n'est jamais absolument sans précédents. Elle doit au contraire s'inscrire dans une chaîne signifiante, donc elle vient réitérer la prégnance en même remps qu'elle en bouleverse l'économie au feu d'une conjoncture inédite. Pour ce qui nous concerne, il faudrair ici remonter à la « définition » du peuple (romain) placée par Cicéron dans la bouche de Scipion : « Est igitttr, inqttit African111, respttblica, res populi ; pop11!t1s autem non omnis ho111in11111 coetus q11oqtto 111odo congregat11s, sed coett1s lllllltitttdinis juris consens11 et tttilitatis C01/l11lUnione sociat11s » (De la république, I, 25). À quoi saine Augustin répond dans la Cité de Dieu (XIX, 21) en niant que, conformément à sa définition même, la République romaine ait jamais éré - faute de véritable justice - la « chose du peuple» : « Q11apropter nunc est locus, ttt (... ) sernndtt111 definitiones, qttibtts apud Cicerone111 1ttitt1r Scipio in libris de re publica, n111nqttam rem publica111 fuisse ro111anam. Bi·eviter eni111 rem publicain definit esse ret/l populi. Quae definitio si vera est, nt11nq11a1/l fi1it Romana res p11blica, quia n1111zqttam fi1it res populi, q11a111 definitionet/l voluit esse rei publicae. Pop11l11111 enim esse definivit coetmn mttltitttdinis juris consens11 et 11tilitatis commtmione societatum ... » C'est à cetre alternative que, par delà les siècles, Rousseau va imposer un déplacement radical. Mais pour cela il lui faut « problématiser » route la chaîne, c'est-à-dire énoncer en toutes lettres la question latence pour laquelle différences « réponses » éraient disponibles.
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Ce qui fait qu'un peuple est un peuple
Il en résulte une définition particulièrement exigeante de la citoyenneté : absolument souverain, le citoyen dispose collectivement du pouvoir illimité de « faire la loi » et de la transformer. Mais en contrepartie chaque citoyen pris individuellement doit une obéissance absolue à la loi. Au sujet du prince, soumis à un arbitraire permanent, se substitue le sujet de la loi, soumis à une nécessité rationnelle. Tel est le véritable sens de son autonomie : décider lui-même en général d'une façon absolument libre la législation à laquelle il obéira absolument en particulier. Le citoyen d'Aristote était tantôt en position de commandement (archôn), tantôt en position d'obéissance (archomenos) 1• Celui de Rousseau est à la fois l'un et l'autre : le citoyen est immédiatement sujet, et réciproquement. Il est clair toutefois que cette remarquable unité de contraires est suspendue à une hypothèse très stricte, et peut-être très im~aliste : qu'aucun écart ne s'introduise jamais, ni dans leur composition ni dans leurs comportements, entre le corps des citoyens et le corps des sujets, afin qu'il s'agisse bien toujours exactement du mêmt corps. Or les difficultés commencent à se manifester dans le texte même du Contrat social. La première, c'est le cercle logique inhérent à la notion de volonté générale. Par définition (précisément parce qu'elle ne se confond pas avec la « volonté de tous»), elle ne saurait exister aussi longtemps que le « corps moral et collectif» n'est pas constitué, autreœ.ent dit avapt l'acte qui conclut le pacte social. Pourtant, comment œt acte lui-même serait-il possible s'il n'émanait d'une volonté, d'un« moi» conscient ou inconscient? À cette difficulté s'en ajoute une autre, pratiquement plus redoutable. La volonté générale est « indivisible » : c'est une condition essentielle pour que la loi qu'elle institue n'exprime pas l'intérêt d'un individu ou d'un groupe. Elle doit « partir de tous pour s'appliquer à tous». Mais qu'en sera-t-il en
1. C'est, on le sait, la seconde des définitions formelles du citoyen données par Aristote au Livre III de la Politiq11e (1277 a 25): « on loue le fait d'êtn: capable aussi bien de gouverner que d'être gouverné, et il semble que d'une cercaim· manière l'excellence d'un bon citoyen soit d'être capable de bien commander et de bien obéir» (to d11naJthai kai archein kai archeJthai kalôJ). Ici encore nous avons affaire à une chaîne signifiante dont l'origine remonte au moins au « discours d'Otanès » dans Hérodote, HiJtoireJ, III (Thalie), 83 : « Car je ne veux ni commandtr, ni être commandé» (011te gar archein otite archeJthai ethelô). Avec ces trois formules, nous avons donc la série apparemment complète des possibilités logiques : ni commander ni obéir (principe d'« an-archie »), ou commander ou obéir (alternative:nent), et commander et obéir (simultanément). [Cf le commentaire de E. Terray, La politiq11e danJ la caverne, Éd. Le Seuil, Paris 1990, p. 210 Jq.J
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La crainte des masses
réalité? Rousseau voit se profiler le risque d'un décalage considérable entre un peuple idéal et un peuple réel (celui qui ne cesse de se résoudre en individus « privés », dont rien ne garantit qu'ils feront prévaloir la communauté sur leurs intérêts particuliers) 1• C'est pourquoi il lui faut supposer que l'existence de la volonté générale est sous-tendue par un intérêt général, supérieur aux intérêts particuliers, ou plutôt capable de les intégrer et de se les subordonner. Ici se trouve le cœur de la politique rousseauiste : préserver l'intérêt général et le faire prévaloir sur les intérêts particuliers est la tâche principale du gouvernement. Mais pour que cette politique réussisse il faut que les intérêts particuliers soient réellement compatibles. Aux yeux de Rousseau, la condition en est que les écarts de fortune soient maintenus dans des limites très étroites, en sorte que ne se forment pas au sein du corps social de « petites sociétés » antagoniques, d'où résulteraient des factions ou des partis. Là encore il y a cercle : à moins de conditions historiques miraculeuses, seule une législation égalitariste peut autoriser l'action permanente du gouvernement contre le développement des inégalités de classes. Or elle présuppose ellemême une volonté, donc un intérêt, donc une société égalitaires ! Rousseau en est parfaitement conscient. Sans doute il se place au point de vue du droit, non du fait. Mais il entend décrire ce qui peut être, pourvu que certaines conditions soient remplies. C'est pourquoi le Contrat social se termine par un chapitre consacré à la « religion civile» (concept importé, apparemment, de l'histoire de l' Antiquité, mais dont le contenu doit être la réalité nouvelle du patriotisme), dont il propose l'institution pour cimenter le consensus social. « Faisant de la patrie l'objet de l'adoration des Citoyens, elle leur apprend que servir l'État c' ~st en servir le Dieu tutélaire ... » (Contrat social, livre IV, chap. 8). A supposer qu'une telle« religion» soit consistante, qu'elle puisse être instituée à la place ou à côté des religions traditionnelles (sans « mettre l'homme en contradiction avec lui-même»), enfin qu'elle ne débouche pas sur la guerre généralisée entre les peuples en les rendant « sanguinaires et intolérants » - cela fait beaucoup de conditions ... - on peut effectivement supposer que l'intérêt général, sacralisé, l'emporte sur tout autre. Pacte, Volonté générale, Intérêt général, Religion civile: tel est en somme le système au moyen duquel Rousseau résolvait son propre problème. Il représente - en fa5=e des traditions naturalistes et théocratiques, ou de la raison d'Etat monarchique - une alternative 1. Cf L. Althusser,« Sur 1~ Contrat social (les Décalages)», Cahiers pour !'Analyse, n° 8, Automne 1967, rééd. Ed. Le Seuil.
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Ce qui fait qu'ttn peuple est un peuple
démocratique au courant libéral. Pour la première fois on se propose de fonder le droit non pas sur une communauté d'origine (naturalisme), ou sur une grâce divine (transcendantalisme), ou ~.ur une convention arbitraire (artificialisme), mais sur la liberté et l'égalité qu'il implique lui-même: en quelque sorte une auto-fondation dtt droit. Mais les apories sont à la mesure de cette nouveauté. En premier lieu, la notion même de peuple s'avère équivoque. Ce que Rousseau appelait peuple ou souverain, la Révolution française l'appelle «nation» : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation» (Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, 1789). Ici le terme désigne clairement un co1ps politique, une collectivité de citoyens unie par les droits qu'ils se reconriaissent mutuellement et par l'acte de libération qu'ils accomplissent ensemble. C'est pourquoi la portée de la Déclaration est absolument uni.verselle (et sera comprise comme telle), Mais au cours des années suivantes, le mot nation acquiert une autre signification : envahie, la République se fixe comme objectif la conquête des « frontières naturelles», et devient ainsi la « Grande Nation» ; cette entreprise débouche sur une entreprise d'hégémonie qui sem~le réactiver le rêve de la monarchie universelle ; de leur côté les Etats conquis ou menacés développent une idéologie nationaliste. Le peuple, entendu comme nation, ne désigne plus dès lors uniquement un corps politique, mais une unité historique, dont on cherche à expliquer l'identité et à justifier les_ prétentions. La notion du patriotisme subit la même évolution. En second lieu, la notion d'égalité recèle une redoutable altfmative. Ou bien on l'entend de façon formelle : tous les individus ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, cela signifie qu'ils sont également traités par le droit. Non seulement cette égalité n'implique pas la suppression des différences sociales, mais en un sens elle les présuppose : la fonction du droit est justement de faire en sorte que, par delà ces différences, des règles uniyerselles soient observées et que tous soient « représentés » dans l'Etat. On rejoint les thèmes du libéralisme. Ou bien, interprétation qu'on a vu s'esquisser chez Rousseau, qui sera en partie ass~mée par Robespierre et que tentera d'imposer la Conspiration des Egaux, elle est pensée comme une égalité « réelle » des droits des individus (de ce à quoi les individus ont droit), donc une égalité des conditions sociales : car dans toute société où les conditions sont inégales, les rapports de poU\ oir fonr inévitablement obstacle aux rapports de droit, les droits de l'homme sont constamment niés en pratique. Ainsi surgit au premier plan la question des luttes de classes. En conséquence, la notion rousseauiste de volonté générale, telle 105
La crainte des masses
que la Révolution la diffuse comme un véritable mot d'ordre, ne cesse d'osciller entre les deux pôles de la constit,pion et de l' insurrection. On peut s'y référer pour légitimer un Etat, mais on peut aussi s'en réclamer pour légitimer la révolution. Les penseurs politiques de tous les camps se sont immédiatement rendu compte qu'elle recèle un élément de contestation de tout ordre établi, dès lors que «peuple» (ou « nation», ou «société») et «Etat» ne sont pas des réalités identiques 1 • D'où la nécessité, aux yeux de la plupart d'entre eux, d'en récuser le concept, ou du moins de le transformer profondément. Dans cette conjoncture bien précise, l'énoncé de Rousseau reste incontournable, c'est-à-dire qu'il barre toute possibilité de retour en arrière, vers une problématique de l'État comme corporation ou comme société civile. Mais au lieu de constituer une réponse satisfaisante au problème politique il devient une question. Kant - et après lui Fichte, Hegel, Saint-Simon, plus tard Comte ou Marx, chacun à sa façon - ne cessent de la reformuler pour pouvoir lui apporter une autre réponse.
La réponse de Kant : Un citoyen est (toujours encore) un sujet
Le Kant auquel nous nous intéressons ici est le Kant « cnt1que », exactement contemporain des événements révolutionnaires 2 • C'est aussi celui dont on s'accorde à faire, dans les matières morales, un disciple de Rousseau - non sans déceler à cet égard une évolution au cours des années. Mais la difficulté principale réside dans l'écart 1. Y. Vargas, Rousseau, Économie politique, 1755, PUF, collection« Philosophies », 1986, p. 5 5 sq. : « La révolte précipite les individus en un corps collectif qui a une volonté que nul n'a enfantée et que chacun reconnaît pour sienne. La dynamique de la révolte remplace la métaphore de l'organisme. Elle conserve le moi commun, mais au lieu de le définir comme structurel et aveugle, elle le définit comme loi objective de réciprocité er concilie par là d'emblée l'individu et le groupe. Seul un peuple qui se bat pour sa liberté se reconnaît dans l'unité de sa Volonté générale (. .. ) le problème théorique de base est bien la question de l'insurrection fondatrice du droit des peuples. C'est le fond du problème, le contrat n'est que la forme ... » 2. Dans son livre récent, Kant révolutionnaire - Droit et politique (PUF, coll. «Philosophies», 1988), André Tose! caractérise la position de Kant - favorable à l'institutionnalisation de la révolution face aux États >, Cahiers Confrontation (Éd. Aubier), n° 20, Hiver 1989.
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Ce qtti fait qu'ttn peuple est un peuple
la capac1te de donner son suffrage fonde la qualification comme citoyen ; mais celle-là présuppose l'indépendance dans le peuple de celui qui ne veut point être une simple partie de la république, mais aussi un membre de celle-ci, c'est-à-dire qui veut être une partie agissant par son propre arbitre avec d'autres en communauté. Cette dernière qualité rend toutefois nécessaire la distinction des citoyens actifs des citoyens passifs, encore que ce dernier concept semble d'une manière générale en contradiction avec la définition du conœpt de citoyen en général » (Doctrine du droit, § 46, remarque). Il ne suffit donc pas, pour devenir citoyen actif, d'être partie prenante au contrat : encore faut-il apporter avec soi des « propriétés » qui sont l'équivalent d'une nature, ou plus vraisemblablement qui rendent possible un certain rapport « libre » à la nature (et c'est peut-être, nous le verrons plus loin, dans la modalité de ce rapport que réside avant tout la «contradiction»). Ceux qui travaillent au service d'autrui, les mineurs, les femmes, en général les dépendants « manquent de personnalité civile et leur existence n'est pour ainsi dire qu' inhérence ... ils doivent être protégés ou commandés par d'autres individus>> (ibid.). Dès lors une distinction doit être posée entre « droits de l'homme >> et > (ou entre « liberté et égalité naturelles » d'une part, « constitution civile>> d'autre part). La notion du peuple est scindée. L'idée de représentation acquiert par là même une double signification : d'une part les citoyens qui forment activement le peuple se 1:eprésentent eux-mêmes dans l'État (et dans le système de ses différents «pouvoirs») ; d'autre part certains citoyens en reprc'sentent d'autres, ceux qui précisément« dépendent naturellement» d'eux, et par suite ne peuvent devenir des sujets de droit autonomes. Ceuxlà mêmes, sans doute, qui ont tendance à se révolter car ils risquent toujours de préférer l'impératif du bonheur (ou le « droit à l'existence ») à l'impératif catégorique ou à l'Idée de la raison 1 . Nous pouvons risquer l'hypothèse que si le peuple comme tel doit être représenté dans l'État, c'est qu' att sein du peuple certaines « parties », certains « éléments » doivent en représenter d'autres. Une deuxième grande différence, c'est le fait que la commu1:auré politique kantienne soit explicitement inscrite dans un système d'Etats. C'est pourquoi l'individu ne peut être caractérisé comme sujet de droit (y compris comme sujet de droit pttblic) d'une façon univoque. Mais il doit être reconnu et déployer son activité dans une pluralité d'ordres juridiques auxquels correspondent autant de « citoyennetés » : l. « L'adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tentations menant l'homme à violer son devoir» (Doct1·ine de la ve1·t11, Introduction).
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La crainte des masses
non seulement l'ordre juridique national et l'ordre juridique international, mais aussi, innovation propre à Kant, l'ordre « cosmopolitique » ( We!tbürgerrecht). Le sens de cette innovation est exactement inverse du précédent : non pas restriction, mais extension de la citoye!J.neté : il s'agit de faire en sorte que, même au delà des limites de l'Etat, l'individu soit encore à certains égards un citoyen (et non pas simplement le sujet d'un pouvoir qui l'utilise comme sa propriété ou son instrument). C'est au problème de la guerre que Kant veut ici faire face. Un argument essentiel de Rousseau consistait, on le sait, à poser que la guerre n'est p~s un rapport entre individus, mais uniquement un rapport entre Etats ( Contrat social, I,, 4). Le fait est pourtant que dans ce « rapport » très particulier les Etats utilisent les individus qui sont leurs sujets comme des propriétés ou comme des ins~ruments à leur disposition, et visent les individus sujets d'autres Etats pour pouvoir atteindre ceux-ci. Le droit cosmopolitique kantien a pour objectif de limiter cette utilisation en imposant juridiquement aux États certaines formes morales du respect de la personne humaine, qui anticipent sur un régime de « paix perpétuelle ». Ici aussi, cependant, une contradiction se présente. Pour qu'une telle limitation soit effective, il faudrait une autorité qui l'impose : mais celle-ci supposerait la constitution d'un « État des États», soit sous la forme d'un État supra-national, soit sous la forme d'une fédération. Dès lors que cette constitution n'est pas possible (car elle suppose résolu le problème d'une moralisation de l'humanité à laquelle précisément les guerres font obstacle) il ne peut s'agir que d'une Idée à la réalisation de laquelle travailleront différentes forces convergentes. Quelles forces? On devra, selon Kant, les rechercher simultanément de deux côtés : dans la constitution républicaine de chaque État en particulier, et dans les effets civilisateurs du commerce universel (cf. Vers la paix perpétuelle, 1795, 2• section). Mais cette solution hypothétique suppose que soit maintenu le niveau intermédiaire, celui d'une appartenance des individus, en tant que « sujets» (Vntertan), à une communauté naturelle ou quasi naturelle. Les deux niveaux de la citoyenneté (Staatsbiirgerrecht, Weltbürgerrecht), dont la réunion seule ferait exactement coïncider la condition de l'homme en général et celle du citoyen, restent séparés par un Volkerrecht dans lequel les individus affrontent des pouvoirs qu'ils ne constituent pas librement. C'est pourquoi, peut-être, Kant maintient ici l'analogie du peuple et de la famille : « Les hommes qui constituent un peuple peuvent être représentés d'après l'analogie d'origine comme des indigènes issus d'une souche commune, bien qu'ils ne le soient pas ; 110
Ce qui fait qu'un peuple est un peuple
néanmoins en un sens intellectuel et juridique, comme nés d'une mère commune (la république), ils constituent pour ainsi dire une famille (gens, natio), dont les membres (les citoyens) sont tous apparentés ... » (Doctrine du droit, § 53). Le peuple est une nation, c'est-à-dire une famille fictive. La confusion semble plus que jamais régner entre l'ordre du droit et celui de la nature. Mais le fond de la question réside en ceci que Kant prend acte de l'impossibilité où se trouve le concept du peuple de coïncider parfaitement ,1vec luimême, dans une définition univoque, en raison de réalités historiques dont il renvoie l'explication à la nature humaine. Quelle relation pouvons-nous éta,blir entre ces deux problèmes : celui de la représentation des citoyens « passifs » par les citoyens «actifs» dans l'État, celui de l'établissement d'un droit cosmopolitique limitant la liberté des États nationaux envers leurs propres sujets ? D'abord une relation négative : dans les deux cas l'équilibre entre l'idée du droit et la réalité des antagonismes sociaux est obtenu par la forme républicaine, définie selon Kant par une double exclusion, celle du despotisme et celle de la démocratie - deux extrêmes qui paradoxalement se rejoignent dans leur négation de la division des pouvoirs et dans leur tentative de faire le bonheur des hommes au détriment de leur liberté. Ensuite une relation positive, dans la perspective du progrès de l'humanité : il suffit que la constitution ne soit pas contraire « à la liberté et à l'égalité, comme hommes, des individus qui constituent ensemble un peuple » (Doctrine du droit, § 46) pour que ceux-ci puissent « travailler à s'élever de l'état passif à l'état actif» (ibid.); et il suffit que l'État républicain (voire un État républicain, pour commencer) s'assigne comme objectif de faire prévaloir la communication ( Verkehr) entre les hommes et ses avantages matériels sur les risques de la guerre pour que le règne universel du droit devienne au moins pensable, réalisable « par approximation». Nous sommes finalement très loin de Rousseau. La notion idéale du peuple comme « moi commun» des citoyens s'est dissoute dans le réalisme de la nature humaine. Mais dans le même temps son contenu essentiel, l'identité du sujet et du citoyen, qui peut être considérée comme l'existence même de la liberté, a été sublimé sous la forme d'une «Idée» régulatrice du progrès historique. Il est vrai qu'on pourrait dire aussi bien : c'est une certaine idée de la liberté du sujet, irréductible à la citoyenneté rousseauiste, qui est susceptible de fonder cette dissolution - sublimation. Nous devons essayer de la reconstituer. 111
La crainte des masses
Le sujet divisé: l'héroïque humiliation
On ne saurait dire, sans preos10n, que Kant ait formulé une définition de la nature humaine. Car la reconnaissance du motif anthropologique s'entoure chez lui de curieuses précautions 1 • l'énoncé explicite de la question« Qu'est-ce que l'homme?» doit être recherché en des textes excentriques (le Cours de logique, recueil de notes publié en 1800 par Jasche). Et encore : le seul texte dans lequel la philosophie comme telle soit identifiée à une anthropologie et son programme complètement développé (« la philosophie n'est pas, à vrai dire, une science des représentations, concepts et idées ou une science des sciences (. .. ) mais une science de l'homme, de sa représentation, de sa pensée et de son action »), il l'emprunte à un disciple pour l'insérer dans son propre écrit, ce qui lui permet en même temps de prendre ses distances ( Conflit des Facultés, 1798, Première section, Appendice). Nous pouvons penser que cette valse-hésitation ne recouvre pas seulement la difficulté qu'il y a à introduire un néologisme de sens 2 , mais une persistante tension intérieure à la notion même de l'homme ou de la nature humaine. Cette notion en effet n'est ni celle de la tradition théologique et de la métaphysique substantialiste (le dualisme de l'âme et du corps), ni celle de la psychologie empiriste, ni celle d'une anthropologie positiviste. Pour pouvoir la penser, Kant forge précisément le concept du sujet dans son acception moderne - ou du moins il le nomme : libre conscience de soi. Mais cette acception est inséparable d'un double conflit intérieur : sensibilité et raison, raison théorique et raison pratique. 1. C'est Michel Foucault, plutôt que Heidegger, qui a mis cette question en pleine lumière. Cf également G. Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique. Essai sur la « Critique de la farnlté de j11ger ", 1970, librairie Armand Colin, chap. XVII « Le droit du seigneur», p. 467 sq. 2. Je dis de sens, car l'expression « science de l'homme» - forgée par Malebranche dans sa signification moderne, où l'homme n'est plus «sujet», par opposition à une « science de Dieu », mais « objet» de connaissance - figure, au xvrn• siècle, chez Diderot et d'Alembert (article «Encyclopédie» et Discours préliminaire de /'Encyclopédie), chez Hume, plus tard chez les médecins français, avant de déboucher chez les Idéologues (cf G. Gusdorf, La conscience révo/1ttionnaire - Les Idéologues, Paris, 1978, p. 384 sq).
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Dans l'ordre de la connaissance - à l'intérieur de ses limite~ - le conflit de la sensibilité et de la raison peut se résoudre en complémentarité, en harmonie (bien que le fondement de cette harmonie l'auto-affection du sujet - demeure toujours pour nous inconnaissable, «mystérieux»). Dans l'ordre de la pratique, il s'avère inconciliable, car la sensibilité et la raison présentent des mobiles incompatibles. Ceux de la sensibilité sont «pragmatiques», ils expriment pour chaque individu le désir de son propre bonheur, la poursuite de son intérêt et la recherche des moyens correspondants ; ceux de la raison se réduisent à l'unique impératif du devoir qui s'impose inconditionnellement à la conscience, et que résume l'obligation de cou jours traiter autrui comme une personne (ou comme une « fin en soi ») et jamais seulement comme une chose (ou un «moyen»). Le sujet se trouve alors pris dans ce que, suivant une terminologie moderne, nous pouvons appeler un double bind: il ne peut pas ne pas désirer le bonheur, la «synthèse» de la moralité et de l'affectivité, mais il ne peut pas non plus se soustraire à l'impératif catégorique, qui se présente à lui comme l'obligation de faire abstraction des mobiles de la sensibilité, donc en pratique de leur résister «héroïquement». Finalement ce qui est constitutif du sujet est un clivage de soi-même qui ne peut être vécu que dans l'admiration et le déplaisir, voire l'humiliation« dans notre propre conscience 1 ». On pourrait dire que la modalité spécifique du sentiment moral, chez Kant, est celle de l'héroïque humiliation. Là sans doute est la question centrale: comment faire en sorte que la division du sentiment n'exclue pas l'identité (la conscience de soi, la présence à soi), voire même la constitue ' Il semble bien que Kant lui-même ait évolué vers une lecture de plus en plus tragique du conflit pratique, et du clivage qu'il induit dans le sujet 2 • Mais c'est ce tragique même qui permet d'énoncer une solution, car il donne congé à toute tentation substantialiste, à toute représentation du sujet comme «chose», pour l'identifier à sa propre activité «pratique». Au départ, l'antithèse de la sensibilité et de la raison apparaît purement et simplement comme l'expression du conflit entre la nature et la liberté, entre l'inclination affective et la « bonne volonté » conforme au devoir. Au bout du compte, de façon paulinienne et augustinienne, le conflit est réinscrit dans la liberté elle-même, qui n'est pas simplement l'autre de la nature (l'anti-nature), mais qui se « divise en deux». C'est alors qlll: l'in-
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1. Critique de la raison pratiqtte, cr. fr. Picavet, PUF, Paris, 1960, p. 78. 2. Je rejoins sur ce point, entre autres, l'interprétation de Franca Papa, Tre St1tdi Kctnt, Lacaita edicore, Manduria - Bari - Roma, 1984.
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clination devient proprement le désir humain. Pour exprimer cette relation Kant joue sur les deux termes dont il dispose en allemand, Freiheit (liberté morale, autonomie) et Willkiir (qu'on a traduit assez malaisément par « arbitre » ou « libre arbitre ») : la liberté est à la fois auto-nomie et hétéro-nomie, ce qui veut dire qu'elle porte en elle-même son autre. En effet sans libre arbitre il n'y a pas de responsabilité, donc pas d'autonomie : le devoir n'a de sens que pour un être déterminant lui-même son action d'après des fins. Mais le libre arbitre est aussi le principe de la résistance à la moralité : il est « faculté de désirer», inévitablement affectée par la sensibilité (ce que Kant appelle « l'inclination »). Bien que les mobiles sensibles traduisent la passivité de l'individu, par opposition à l'action libre du sujet qui s'impose à lui-même une règle, ils n'en résistent pas moins de l'intérieur à l'intention morale. C'est pourquoi celle-ci apparaît comme une obligation ou un impératif auquel, bien qu'il émane de moi-même, j'ai à «obéir», et non pas simplement comme une décision personnelle dont les circonstances me rendent l'exécution plus ou moins facile 1• Alors s'éclaire le terme de «pathologique» dont Kant se sert pour désigner les mobiles sensibles, en tant que désir : bien que leur résistance ne soit pas l'expression de ma volonté (en tant que « bonne volonté » dont je ne peux méconnaître la nécessité), elle n'est pas pour autant « non moi», autre que moi. Ce que je découvre en «moi», c'est en quelque sorte l'impossibilité de m'identifier à « ma volonté 2 ». Dans la Religion dans les limites de la simple raison ( 1793) Kant désignera cette intervention du pathologique au cœur même de la liberté non comme une simple « faiblesse », mais comme le « mal radical », la perversion originaire, le « mauvais principe » avec lequel « nous sommes secrètement en intelligence», et qu'il n'est pas au pouvoir des forces humaines d'extirper, mais qui les condamne en quelque sorte à la tâche infinie d'une libération de la liberté. En réalité ce que veut dire Kant c'est que l'expérience morale, ou pratique, comme expérience de la division intérieure, esr justement l'accès que nous avons à la nature humaine, le moyen dont nous disposons pour rattacher la représentation (et la conscience de soi)
1. Dans la Critique de la raison pratique, Kant ne cesse d'enchaîner la série des termes devoir (Pllicht), responsabilité (Schuldigkeir), obligation (Verbindlichkeic), commandement (Gebor), soumission (Uncerwerfung), contrainte (Nocigung), coe1·cition (Zwang). La Doctrine de la vertu ( 1797) parlera de « dictature». 2. Ce que l~s Fondements de la t11étaphysique des mœurs (1785) appellent en latin antago11is111us (Ed. Delbos, Librairie Delagrave, 1962, p. 143).
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de l'individu à une idée générale de l'Humanité, et en mêm,: temps pour mesurer l'écart qui sépare toujours encore un individu quel qu'il soit de l'humain comme tel. Mais ce qu'il veut aussi montrer, c'est que le clivage du sujet est étroitement lié à l'être social, ou communautaire, de l'homme. Si le sujet peut intérioriser sa propre appartenance à une communauté qui, pour lui, sera la réalisation d'une idée morale et non pas simplement une coalition d'intérêts, ou une entité extérieure (plus ou moins contraignante, utile, juste, etc.), ce n'est pas en dépit, mais précisément à cause de son propre clivage, dans lequel va s'insérer la société. Mais réciproquement si la société (le peuple, l'État) doit se constituer en une « communauté » organique, c'est qu'elle peut être intériorisée par des sujets, « voulue » spontanément par eux comme le moyen de leur propre liberté. On pressent ici que le «dualisme» kantien n'a pas qu'une fonction négative. D'un côté il engage dans une perpétuelle fuite en avant. De l'autre il devient le moyen théorique par excellence de la construction de la politique et de l'histoire. Dès lors nous devons considérer comme le noyau même de la philosophie pratique le système des catégories qui permettent de penser le fondement de la communauté sur la liberté du sujet, et corrélativement l'insertion de la communauté dans le cli,·age du sujet. On le sait, il s'agit des catégories de devoir et droit (moralité et légalité), d'intériorité et d'extériorité, de liberté et contrainte, dont Kant a systématiquement opéré le recouvrement.
La présentation de l'Autre.' droit et moralité
La moralité est « intérieure», ou plutôt elle va de l'intérieur vers l'extérieur: elle consiste dans le fait d'agir de telle ou telle façon en vertu d'une nécessité immédiatement éprouvée par la conscience (au double sens de Bewusstsein et de Gewissen), Mais pour que ce « fait de la raison» débouche sur des actes déterminés (et rien n'est plus étranger à Kant que l'indifférence aux actes), il faut un }t1gement: c'est ici qu'interviennent des «maximes» ou des principes qui traduisent le devoir dans le langage de l'universel. Formellement, cela veut dire que des devoirs particuliers (par exemple : rendre à chacun le sien, respecter la parole donnée) seront perçus comme l'expression du devoir lorsqu'ils auront été subsumés sous une règle untverselle déduite de la conscience morale. Substantiellement, cela v,;ut dire 115
La crainte des masses
que mes devoirs m'obligent par la médiation de la représentation que je me fais de l'existence des autres, de leur humanité inconditionnellement respectable. La représentation de l'Autre comme Homme est le critère intérieur de la moralité de mes intentions. Est-ce à dire que la subjectivité morale soit ici conçue comme intersttbjectivité, c'est-à-dire comme constitution originaire du « moi » à partir de la présence intérieure du « non moi » (le Je - Tu de Fichte, de Feuerbach, plus tard de Buber) ? Ou comme transindividualité, c'est-à-dire comme« rapport social», pratique ou symbolique (Spinoza, Hegel, Marx) ? Ni l'un ni l'autre, car une médiation formelle est requise, sans laquelle « l'Autre » ne saurait revêtir la figure de l'universel, qui commande les maximes de l'impératif catégorique. Sans doute il faut dire que la conscience morale rassemble le sujet individuel et la communauté hum:, en face de l'objet du désir ou de l'intérêt (qu'on pourrait encore appeler l'autre homme « en moi»). C'est à la moralité qu'il revient de « choisir » entre eux. Mais ce choix consiste précisément à traiter l'Autre en soi comme un sujet de droit. Ainsi droit et moralité sont réciproquement condition de leur effectivité : face au sujet clivé, la loi se dédouble et se donne à elle-même le supplément nécessaire à sa réalisation. Dans le dédoublement de la loi morale et de la loi juridique s' explicite, pour se résoudre aussitôt, le conflit intérieur à l'existence humaine qui en fait une vie de lutte entre le « soi »
1. L'importance de la Révolution française pour Kant, c'est d'abord qu'elle montre que ces conditions one été réunies au moins une fois dans l'histc ire contemporaine.
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pathologique et le « sujet » universel, et qui place en quelque sorte le sujet « hors du soi » : dans la communauté.
L'idée d'organisation
Observons alors les conséquences qui en résultent pour la politique. De même qu'on a abusé de l'idée selon laquelle la morale de Kant serait une morale de l'intention indifférente aux actes, ou à leurs conséquences, de même on a souvent présenté la politique kantienne comme une politique morale, voire une politique qui se réduit à la morale, en se détournant du monde réel 1 • Mais il est clair que la politique, telle que la conçoit Kant, n'est pas, soit du côté de la moralité et du devoir, soit du côté du droit et de son effectivité, mais précisément dans l'articulation, la «synthèse» pratique de ces deux éléments interdépendants. Elle consiste à gouverner les hommes de telle façon qu'ils agissent les uns envers les autres selon ces deux exigences. La dualité de la morale et du droit est constitutive du citoyen comme elle est constitutive du sujet, et pour les mêmes raisons. Et par conséquent elle est nécessaire pour penser la notion historico-politique du peuple, que nous avions. abandonnée aux prises avec les apories de la « nature» et de la « sociabilité». Formellement, le peuple vient s'inscrire, dans la topique kantienne, exactement au même lieu que le sujet : dans l'entre-deux conflictuel du droit et de la moralité, lui-même requis par le conflit interne de la liberté et de la nature. Dans un instant nous verrons que l'histoire est aussi inscrite en ce lieu. C'est pourquoi ces trois termes ne cessent de voisiner. Gouverner, c'est organiser le peuple. Mieux: c'est fournir au peuple, par un « art» non pas caché mais public (une « cybernétique»), les moyens de son auto-organisation. On a souvent cité à cet égard une note ajoutée par Kant au § 65 de la Critique du jttgement (1790) : « ... un tel produit en tant qu'être organisé et s'organisant lui-même, pourra être nommé fin de la nature ( ... ) l'organisation de la nature n'offre rien d'analogue avec une causalité quelconque à nous connue. (note) Par contre, on peut éclairer une 1. Kant lui-même a employé l'expression de « politique morale», mais dans un contexte bien précis : en l'opposant à la fois à la « politique moralisatrice » et à la « morale politique» (c'est-à-dire une morale flexible en fonction des impératifs politiques). Cf le commentaire d'André Tose!, op. cit., p. 19 sq.
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Ce qtti fait qtt'ttn pettp/e est ttn peuple certaine liaison (Verbindung) rencontrée d'ailleurs plutôt en idée qu'en réalité (mehr in der Idee ais in der Wirklichkeit), par une analogie avec les fins naturelles immédiates indiquées. Ainsi dans la transformation totale (ganzlichen Umbildttng) récemment entreprise d'un grand peuple en un État, on s'est fréquemment servi du terme organisation, et très justement, pour, l'institution des magistratures, etc., et même du corps total de l'Etat (des ganzen Staatsko'rpers) ; car dans un pareil tout chaque membre doit être non seulement un moyen mais aussi une fin, et tout en contribuant à la possibilité du tout, il doit être à son to1Jr déterminé dans sa place et sa fonction propres par l'idée du tout (dttrch die Idee des Ganzen). » On pourrait lire un tel texte comme l'une des nombreuses manifestations de la propension des philosophes à penser la totalité politique (ou sociale, ou historique) sur le modèle d'un organisme vivant. On en ferait alors un chaînon assurant la transition entre les représentations médiévales du corptts mysticttm (donc les physiques du « corps politique », à l'époque classique, ne représentent à tant d'égards que le renversement matérialiste) et les socio-biologismes à venir du XIX' et du xx• siècle 1 • Comment cette interprétation se concilierait-elle avec le primat, constamment réaffirmé par Kant, du point de vue de la liberté dans le jugement qui s'exerce sur le droit, la politique et l'histoire? Serait-ce par l'intermédiaire de l'antithèse à laquelle l'idéalisme romantique donnera une extension extraordinaire : celle de la totalité tnécaniqtte et de la totalité organiqtte, qui s'opposent entre elles comme l'extériorité et l'intériorité, !'hétéronomie et l'autonomie? Mais précisément 2 ce qui caractérise Kant, c'est qn'une telle opposition chez lui n'est pas pertinence : l'opposition jusre est celle du mécanisme et de la liberté, qui renvoie aux deux côtés de
l'antinomie de la raison pure. Sans doute faut-il alors s'étonner, avec G. Canguilhem 3, que « lorsque Kant abandonne, en se justifiant de le faire, le recours à tout modèle technologique de l'unité organique, il s'empresse de donner l'unité organique comme modèle possible d'une organisation sociale ». En effet, cette analogie transgresse le critère de distinction
l. Cf le livre de Judith Schlanger, Les métaphores de /'organisme, I'aris, 1971. 2. Comme le montre de façon convaincante Domenico Losurdo d.rns son livre où se trouve résumée et rapportée à ses enjeux politiques immédiat, toute cette thématique «ami-mécaniste» : Hegel, Q11estione nazionrtle, Restauraz.'one, Pubblicazioni dell'Università di Urbino, 1983, p. 18 sq. 3. « Le tout et la partie dans la pensée biologique», in Études d'Histoire er de Philosophie des Sciences, Librairie Vrin, Paris, 1968, p. 327.
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qui vient d'être proposé encre « finalité externe» (certaines choses, ou certains êtres sont destinés à en servir d'autres en vue d'une fin) et « finalité interne» (différentes parties d'un tout existent non seulement les unes pour les autres, mais aussi les unes par les autres : elles se causent réciproquement en vue d'une fin commune). Je suggérerai une solution, en renversant la perspective. Ce qui a toujours été affirmé par Kant comme clairement (et même originairement) défini, c'est la finalité pratique, et ce qui est problématique c'est la finalité naturelle. Toute la discussion de celle-ci repose sur deux thèses : 1. - il existe des productions naturelles qui resteraient inintelligibles si nous n'admettions pas que leur organisation est régie par des causes finales (internes) : avec les corps vivants, « la nature nous fait en quelque sorte signe» ( Critique du Jugement, § 72) dans la direction d'une analogie entre la vie et l'intentionnalité, la «spontanéité»; 2. - il nous est impossible de déterminer effectivement cette finalité dans l'expérience (ou encore de passer d'une hypothèse régulatrice à une connaissance constituée), et a fortiori de découvrir un principe commun à la causalité mécanique et aux causes finales (qui fonderait en raison la spécificité des organismes), car ces deux types de causes sont pour notre entendement radicalement contradictoires. Le statut d'une science des organismes naturels (ou des automates) comme tels est ainsi irrémédiablement hypothétique 1 • Mais ce qui est impossible pour les organisations naturelles est à la fois possible et nécessaire pour les organisations politiques. En effet l'idée de parties d'un tout qui soient «causes» les unes des autres - ou causes de leurs actions réciproques - en tant qu'elles se représentent les unes les autres leur existence comme « fin » est exactement l'idée d'une communauté régie par des rapports juridiques dépendant de la norme fondamentale du Droit. C'est ce qu'énonce l'Introduction de la Doctrine du droit (§ E) : « Le droit strict [c'est-à-dire • fondé sur la conscience de l'obligation de tout un chacun suivant la loi •, mais faisant abstraction de cette conscience " en tant que mobile "] peut aussi être représenté comme la possibilité d'une contrainte réciproque complète s'accordant avec la liberté de chacun suivant des lois universelles. » Et c'est ce que développait déjà, en termes de société civile (biirgerliche Gesellschaft : société des citoyens) l'Idée d'une Histoire universelle au point de vue cosmopolitique de 1784: « Le problème essentiel pour l'espèce humaine, 1. Ce qui est d'autant plus frappant que, comme le montre encore Canguilhem, Kant est ici, entre Lavoisier et Claude Bernard, le premier à concevoir clairement, en termes philosophiques, la spécificité de la vie comme régulation.
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celui que la nature contraint l'homme à résoudre, c'est la n:alisation d'une société civile administrant le droit de façon universelle - Ce n'est que dans la société, et plus précisément dans celle où l'on trouve le maximum de liberté, par là même un antagonisme général entre les membres qui la composent, et où pourtant l'on rencontre aussi le maximum de détermination et de garantie pour les limites de cette liberté, afin qu'elle soit compatible avec celle d'autrui (. .. ) que la nature peut réaliser son dessein suprême, c'est-à-dire le plein épanouissement de toutes ses dispositions dans le cadre de l'humanité. Mais la nature exige aussi que l'humanité soit obligée d,~ réaliser par ses propres ressources ce dessein, de même que toutes )es autres fins de sa destination. Par conséquent une société dans laquelle la liberté soumise à des lois extérieures se trouvera liée au F'lus haut degré possible à une puissance irrésistible, c'est-à-dire à une constitution civile parfaitement conforme au droit (eine vollkomme:1 gerechte biirgerliche Ve1fassung), doit être pour l'espèce humaine la tâche suprême de la nature » (Y proposition). La Critiqtte d11 }tt.r;ement le redira plus brièvement (§ 83). Cette construction du concept de droit, en tant qu'il représente la liberté dans l'élément contraire de la contrainte, et ainsi en permet la réalisation par voie de réciprocité, est donc la clé de l'idée d'organisation, et non l'inverse. Le cycle complet est le suivant: en s'affectant secrètement l'une l'autre, la nature et la liberté déterminent l'antagonisme (intérieur/ extérieur), lequel développe la contrainte réciproque (extérieure/intérieure), laquelle induit la régulation, laquelle inscrit la liberté comme fin (intérieure) dans la nature (extérieure). Risquons cette formulation : en articulant liberté et nature au moyen de la contrainte juridique, sans supprimer leur conflit, mais en montrant la possibilité d'une solution par le développement complet des antagonismes qu'il implique, la socifaé définit conceptttel!ement le type d'organisation d'après lequel, en retour, elle pourra elle-même être figurée analogiquement comme un «tout». Il se pourrait bien que, par là, nous soyons parvenus au plus près de ce qui fait qu'un peuple est un peuple: l'auto-organisation d'une communauté qui tend à transformer la nature à partir de ses propres moyens naturels. Mais le ressort de cette auto-organisation n'a jamais cessé d'être le retour contraignant de la liberté sur elle-même.
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La crainte des masses
Le Maître des maîtres : État et Progrès
Or le nom propre de cette contrainte genenque est l'État. On peut le montrer 9u point de vue du droit, et aussi du point de vue de la moralité. A condition de bien comprendre, comme y incite constamment Kant, que l'organisation n'est pas un donné, moins encore un fait originaire, mais une tâche en cours, une pratique qui s'inscrit elle-même dans l'histoire. Mieux : qui confère à l'histoire sa progressivité, sa temporalité spécifique. Le temps de l'histoire n'est en réalité rien d'autre que le temps de l'auto-organisation de la communauté. Les énoncés concernant la société ou constitution civile, que j'ai reproduits ci-dessus, sont insérés entre deux autres, plus fréquemment cités. D'une part la quatrième proposition: « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la société, pour autant que celui-ci est cependant au bout du compte la cause d'un ordre légal de celleci. » Et d'autre part la sixième proposition : « La difficulté qui saute aux yeux dès que l'on conçoit la simple idée de cette tâche, la voici : l'homme est un animal (Tier) qui, du moment où il vit parmi d'autres animaux de son espèce, a besoin d'un maître (einen Herm notig hat). » Or l'État est le maître des maîtres : le seul qui soit à la fois effectivement contraignant et absolument légitime, parce qu'il est le seul à ne pas occuper cette position dominante en raison de circonstances particulières, mais en vertu de son concept même, le seul qui dans l'exercice de la contrainte ne risque pas(« en droit» ... ) de s'identifier à un point de vue et à des intérêts particuliers. Le seul qui incorpore à la représentation même de la contrainte qu'il exerce sa raison d'être : le fait qu'elle est destinée à assurer la coexistence des libertés. C est cette transition qu'il nous faut expliciter pour finir, mais dont nous devrons aussi montrer les limites. L'antagonisme est défini par Kant « l'insociable sociabilité des hommes (ungesellige Geselligkeit), c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant nouée ensemble (verbtmden) avec une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de dissocier cette société». Les conflits sociaux ne sont que les phénomènes de cet antagonisme : en son fond il est une contradiction (un « rapport de forces») de la société avec elle-même, qui lui pose le 124
Ce qui fait qu'un peuple est un peuple
problème de son propre gouvernement, mieux : de sa propre « gouvernabilité ». Il n'est donc pas autre chose que le déploiement, dans l'espace et le temps de l'histoire, du conflit interne à la liberté, se présentant comme un conflit de la nature. Sans ce mauvais côtê de la nature humaine, la progression morale de l'humanité vers le règne du droit n'aurait ni mobile ni force (de même que, dans la Critique de la raison pratique, le conflit avec l'inclination est ce qui donne de la force au devoir). C'est dans l'antagonisme que l'humanité trouve la force, en même temps qu'elle en éprouve la nécest;ité, de redresser (et donc de dresser) sa nature « courbe ». Cela peut évidemment s'entendre de plusieurs façons. Le texte de 1784 privilégie une perspective optimiste, conforme à l'idéologie de l'Aufklarung. Le développement de l'antagonisme est présenté dans un langage naturaliste (et par contrecoup il lui faut aussi recourir à une idée providentialiste : c'est le « dessein de la nature », qui ne laisse pas d'évoquer la « main invisible » d'Adam Smith, venue de la rhéologie, et paradoxalement transposée de l'ordre économique à la constitution politique) 1 • On doit comprendre que les mobiles pathologiques des hommes (l'intérêt, la recherche du bonheur personnel) les précipitent incessamment dans une guerre de tous contre tous, mais que cette« guerre» même appelle une régulation. Surgirait alors, par un « accord pathologiquement extorqué» (c'est-à-dire luimême intéressé) une sociabilité organisée dans la forme d'un État. Et de l'antagonisme au second degré entre ces deux côtés (l'insociabilité, la sociabilité) résulterait progressivement une prépondérance du second sur le premier, qui se « convertirait » en une seconde nature, un « tout moral » da~s lequel les règles juridiques sont acceptées pour elles-mêmes. L'Etat ne deviendrait pas inutile, mais il perdrait les caractères de violence et d'arbitraire qui sont le prix à payer pour unir les hommes dans une phase initiale de barbarie. C'est dans les guerres entre États que cette barbarie se perpfrue (et de là elle menace constamment de les pénétrer et de les rancener en arrière). C'est pourquoi le terme du progrès ne peur être qu'un l d'hommes égoïstes, unis et aussitôt divisés par l'intérêt : dans une telle société les hommes se pervertissent réciproquement dans leurs dispositions morales et se rendent méchants les uns les autres 2 • De l'autre côté une réaction morale à 1. JLirgen Habermas perçoit, lui, la question en termes de doctrine exotérique/ ésotérique : « La philosophie politique de Kant autorise qu'on y fasse clairement apparaître deux versions différentes. La première, la version officielle, utilise l'hypothèse d'un ordre cosmopolitique qui émane de la seule nécessité naturelle (. .. ) La deuxième version, la version officieuse, parc de l'idée qu'on ne peut instaurer cet ordre légal qu'en exerçant une violence politique. C'est pourquoi elle prend pour hypothèse un ordre cosmopolitique qui, certes, émane d'une nécessité naturelle, mais aussi et avant tout d'une politique qui repose sur la morale ... » (L'espace public. Anhéologie de la publicité comme dimension constiflttive de la société bourgeoise, trad. fr., Paris, 1978, p. 124 sq.). 2. La religion dans les limites de la simple raison, 3• partie, introduction.
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Ce qui fait qu'un peuple est un peuple
cette societe pathologique, réaction immanente guidée par l'idée d'une « communauté éthique», et ~•autant plus forte que la perversion est plus grande. De même l'Etat est à la fois cet instrument violent qui neutralise les passions en utilisant les hommes les uns contre les autres (et qui, nous dit Kant, pourrait ainsi organiser « même un peuple de démons») et ce processus d'auto-éducation du peuple qui procède d'après l'Idée pure du droit comme d'apn~s une directive (Richtschnur) intérieure (Doctrine du droit, § 45). Il faut qu'existent de tels États eux-mêmes en voie de transformatio1, pour que le commerce universel soit effectivement un agent de morali.sation des conduites humaines. La perspective historique (la « fin de l'histoire») est alors ouverte. Le triomphe du bon principe sur le mauvais dans l'ordre social, et la possibilité de son triomphe en chaque individu, c'est la progression vers un « État universel » : mais plutôt sous la forme de l'universalisation de chaque État, incarnation du principe universel, que sous la forme d'une organisation unique. L'idée d'auto-organisation est passée du registre de l'espace au registre du temps. L'État universalisé ou l'État selon l'Idée (qui est nécessairement l'Idée de la liberté réalisable dans l'empiricité) est exactement celui que Kant appelle républicain (en prenant bien soin, nous l'avons vu, de distinguer cette notion de celle d'un gouvernement démocratique, égalitariste et donc insurrectionnel). Un tel État est le seul «maître» capable d'éduquer les hommes, en « disant la loi» qui signifie à tous les individus la règle de leur propre liberté collective. Tout autre maître (le père de famille, le prêtre, l'instituteur, voire le médecin) ne peut exercer d'autorité qu'en son nom car, à défaut de son autorité supérieure, ou bien la liberté reromberait dans l'anarchie du libre arbitre, ou bien la contrainte serait exercée par une autorité arbitraire. Ce qui, au fond, revient au même. On peut toutefois aller plus loin, car l'idée d'éducation est une notion dérivée. Elle n'est que le symptôme d'une liaison plus originaire entre la liberté et la contrainte. Ce qu'elle vise en fait, c'est l'existence d'un lien synthétique entre fa morale et l'État. Employant de façon extensive cette catégorie (qui recouvre toujours chez Kant le « secret>> de l'unité des contraires) je dirai qu'il s'agit d'un lie9" synthétique a priori. Car il est maintenant tout à fait clair que l'Etat n'est pas (seulement) un concept « empirique » : il remplit bel et bien une fonction « transcendantale >>. Sans doute il est hors de question de prétendre que les individus font leur devoir en se représentant une autorité politique qui le leur prescrit (nous avons vu que ce qu'ils se représentent c'est la personne, 127
La crainte des masses
l'Autre). A fortiori est-il impossible de voir dans la moralité l'intériorisation d'une instance sociale «répressive». De même qu'il est impossible de prétendre que l'État devrait, pour accomplir sa fonction politique, intervenir dans la moralité « privée » des citoyens (il cesserait par là même d'être un État de droit). Mais il y a un lien synthétiquement nécessaire en ce sens que, si la réalisation d'un monde moral exigée par la conscience elle-même - la transformation du monde - doit être possible, il faut que l'État existe. On est tenté de dire: il fattt qtt'i! y ait rr de l'État», car il faut qu'il y ait du droit, dont l'existence implique celle de l'État. Celle-ci, à bien plus juste titre que l'existence de Dieu, doit être considérée comme un « postulat de la raison pratique». Réciproquement, si l'État existe et dure, s'il triomphe tendanciellement de l'insociable sociabilité, c'est que les hommes sont des êtres pour qui la « voix de la conscience» (qui est celle d'un tribunal, d'un « juge que chacun porte en soi») est imprescriptible. Et c'est cette liaison synthétique qui nous garantit que tout Etat, si contraires à la liberté que soient peut-être so,n origine et son régime actuel, peut être réformé pour devenir un Etat de droit et servir au perfectionnement de l'humanité. C'est pourquoi aussi l'État comme tel est indépassable dans l'histoire, en tant qu'elle est l'histoire de la liberté 1 • Sans doute il y a bien des ambiguïtés latentes dans une telle conception. Certaines se font jour chez Kant lui-même. Dire que l'État est historiquement indépassable tout en pensant l'histoire comme progression indéfinie, c'est soulever la question d'une sublimation tendancielle de sa fonction coercitive, en direction d'une cotmnunattté éthique dont l'idée le guide déjà lui-même. Une telle communauté serait la fusion de la légalité et de la moralité, de la 1. Cette unité synthétique de la moralité et de l'État (comparable à une harmonie préétablie) pourrait nous faire penser à celle que toute la tradition avait établie encre la morale et la religion. Pourtant la différence est essentielle: c'est une nouvelle économie de l' « intériorité» et de l' « extériorité» donç nous avons vu plus haut la formule, donc une nouvelle conception du mjet. Si l'Etat est directement identifié à l'autorité qui, dans l'élément du droit, correspond à l'existence de la loi morale, cela veut dire que cette aurorité est totalement extériorisée dans le monde historique et donc laïcisée : du ciel de la révélation elle descend sur la terre des hommes. Mais en même temps elle est intériorisée, comme une « cause absence» : dans la conscience du devoir l'homme ne trouve aucune représentation de l'autorité, mais la pure forme de la loi qui l'oblige à se considérer comme« sujet» universel. L~ figure du Dieu ou du Prophète qui commande n'est pas remplacée par celle de l'Etat ou du Chef d'État, elle est forclose de la conscience dans le moment même où l'État apparaît dans le réel(« phénoménal») comme instance seule légitime de contrainte juridique.
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Ce qui fait qtt'ttn peuple est un peuple
« loi extérieure» et de la loi «intérieure». Il est à peu près inév\table qu'on ne puisse pas se représenter une telle fusion sans la projeter plutôt dans l'extériorité ou plutôt dans l'intériorité (même le Savoir Absolu hégélien, pour ne rien dire du Communisme marxien, n'échappera pas à cette contrainte ... ). C'est pourquoi tantôt Kant en donne une présentation juridique (c'est la Société des Nations : le « pacte de paix universelle et durable>> de la Doctrine dt, droit et de l'opuscule Vers la paix perpétuelle), tantôt il en >1onne une présemation religieuse, bien que non mystique (c'est l' « Eglise invisible» de la Religion dans les limites de la raison, « concept d'un peuple en tant que communauté soumise à Dieu comme à un Chef moral du genre humain»). Surtout cette conception - ce sont ses limites - est suspendue à deux présupposés. L'un métaphysique : la thèse qui fait du S( nsible la perversion intérieure de la liberté, sa pathologie menaçante. L'autre politique (ou politico-anthropologique) : l'unification, dans un seul et même concept « pragmatique » de l'humanité empirique, de l'intérêt privé des individus, de l'hostilité naturelle des nations et de 1' inégalité 1ocia/e des conditions, c'est-à-dire des formes de confüctualité qui constituent ensemble l'obstacle que le droit doit réduire et codifi~r. Sans ces présupposés, la synthèse subjective de la moralité et de l'Etat n'est pas pensable. Reste que, grâce à eux, l'Humanité peut être pensée comme le moteur et la fin de sa propre histoire.
Fichte et la frontière intérieure À propos des Discours à la nation allemande
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L'ambivalence de la philosophie politique de Fichte est un des grands lieux communs de notre culture. Peu de générations intellectuelles, depuis un siècle et demi, ont évité de se demander s'il fallait ranger ce « maître penseur » parmi les hérauts de la liberté ou les fourriers du totalitarisme, les défenseurs du droit et de la conscience rationnelle, ou les précurseurs de l'irrationalisme et de l'organicisme (pour ne pas dire du racisme). Un des intérêts de cette discussion, dans laquelle on retrouve périodiquement les mêmes arguments, les mêmes points sensibles, c'est qu'elle constitue par elle-même un phénomène idéologique dans l'histoire du problème franco-allemand 2 : depuis la question de savoir comment s'articulent le sens intérieur et le sens extérieur de la Révolution française jusqu'à la question de savoir en quel sens les nationalismes modernes trouvent leur prototype (sinon leur origine) dans . les réactions allemandes à la conquête napoléonienne, suite nécessaire ou non de l'événement révolutionnaire. Un autre intérêt, c'est que l'interférence y est constante entre la question qui porte sur le sens propre de la pensée fichtéenne, et celle qui porte sur les usages qui ont été faits de certains de ses énoncés. C'est un cas privilégié dans lequel la lettre des textes ne peut plus être analysée si l'on fait abstraction des significations contradictoires qui lui ont 1. Version révisée d'une conférence prononcée à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud/Fontenay, publiée dans les Cahiers de Fontenay, n° 58/59, juin 1990 (n° spécial « Philosophie allemande aux XVIIIe et XIX" siècles»). 2. C'est Fichte (plus encore que Herder) qui sert à L. Dumont (après tant d'autres) à élucider la différence entre les «sous-cultures» allemande et française (donc, qu'il le veuille ou non, la germanité et la latinité) comme «variantes» de l' « individualisme moderne » (cf « Une variante natio~e : le peuple et la nation chez Herder et Fichte», in fusais sttr l'individualistne, Ed. Le Seuil, 1983).
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été conférées par l'usage: Fichte a bel et bien été « porté dans les tranchées 1 », tout au plus peut-il passer d'une tranchée à l'autre. Mais sa pensée contient sans doute aussi, pour peu que nous sachions l'expliquer, quelques-unes des clés du problème des tranchées en général : pourquoi, en dépit de leur tracé si clair sur les cartes, les combats qui s'y livrent sont-ils tellement douteux? Cette ambivalence peut être présentée à partir d'un problème d'évolution intellectuelle. Y a-t-il plusieurs Fichte? Deux, voire trois systèmes successifs? D'un philosophe de la pratique, de l'idéal moral, passe-t-on à un philosophe de l'Absolu? d'un Fichte laïque à un Fichte religieux ? d'un Fichte individualiste à tin Fichte organiciste ? d'un Fichte théoricien du droit naturel à un Fichte théoricien de la mission historique des peuples, ou plutôt d'un peuple bien déterminé? d'un Fichte propagandiste enthousiaste (et peut-être agent) de la révolution jacobine et de l'égalitarisme, à un Fichte qui en appelle à l'autorité monarchique prussienne comme Zwingsherr de l'unité allemande? d'un Fichte cosmopolitique à un Fichte nationaliste ? Entre ces différentes formulations elles-mêmes, y a-t-il simple juxtaposition, due aux circonstances, ou bien correspondance terme à terme, reflétant une même détermination ? Et encore : faut-il véritablement parler de coupures, en raison de la radicalité d'expression que revêtent, à chaque fois, les positions du philosophe, ou bien plutôt voir dans ces positions elles-mêmes le symptôme d'une contradiction permanente qui se traduirait par d'incessants déplacements 2 ? La philosophie fichtéenne ne serait alors en elle-même qu'un processus de transition. Plusieurs interprètes l'ont perçue de cette façon, rétrospectivement bien entendu, et à la lumière des questions de leur temps, quitte, pour déterminer d'où vient cette transition et vers où elle se dirige, à la replacer dans une histoire des idées toute conventionnelle: par exemple « l'idéalisme allemand», ou « la genèse du nationalisme». On est alors tenté de renverser la perspective: plutôt que de rechercher, de façon historiciste, le reflet de ces grandes transitions (trop) bien connues, tenter de déceler, dans les paradoxes du texte fichtéen, quelques-unes des raisons qui font l'équivoque
1. En ) 915, à la suite de ce mot d ·ordre lancé par le gouvernement impérial, le Haut Etat-Major allemand fit imprimer des centaines de milliers d'exemplaires des Disco1m à la_ nation alle111ande, de façon que chaque soldat ·partant au fn?nt pût en emporter un dans sa giberne (cf. Xavier Léon, Fichte et son te111ps, Ed. Armand Colin, Paris, 1922-1927). _ 2. Cf. à nouveau Dumont : en Fichte se livrerait à chaque instant l'immémorial combat de l'égalitarisme et de la hiérarchie (d'où sa «dialectique»).
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y.
La frontière intérieure
,.,
persistante - théorique, politique - de ces catégories d'idéalisme et de nationalisme à travers lesquelles se fait et se dit l'histoire. Je me propose ici de tenter cette analyse à partir d'une expression étonnante, employée dans les Discours à la nation allemande, où elle occupe une position stratégique : celle de « frontière intérieure». Je voudrais essayer d'en faire le révélateur des tensions qui confèrent au texte sa dynamique propre et ·sa valeur de provocation - terme lui-même très fichtéen: Amtoss, Anregung, Anruf Je voudrais en même temps en faire la pierre de touche _d'une pratique de lecture et d'analyse des textes philosophiques qui surmonte l'alternative traditionnelle de la reconstitution des systèmes, dans laquelle la philosophie s'attribue une autonomie imaginaire, et de l'usage documentaire, dans lequel l'énoncé philosophique n'est qu'une expression ou une composante parmi d'autres de l'histoire des idées, de l'archive d'une époque. Je tiens que le texte philosophique porte à l'extrême des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante. Toute formulation ne se prête pas également à une telle analyse. Celle de « frontière intérieure » - pour peu que nous réussissions à montrer qu'elle a bien une fonction centrale - présente à cet égard un avantage : on peut bien dire que cette expression est en ellemême un symptôme, un condensé de contradictions. D'abord à cause de l'ambivalence de la notion même de frontière: la frontière (Grenze) est à la fois ce qui enferme, voire ce qui emprisonne, et ce qui met en contact: le lieu d'un passage ou d'une communication; elle constitue à la fois l'obstacle à toute progression ultérieure, et le point de départ d'une expansion, la limite essentiellement provisoire d'une exploration. Mais surtout à cause de l'équivoque que comporte nécessairement l'apposition « frontières intérieures » (au pluriel) : soit qu'on entende par là les frontières qui divisent intérieurement un territoire ou un empire (Boden, Reich) en domaines déterminés (Gebiet), soit qu'on entende par là les frontières qui isolent une région d'un milieu environnant et ainsi l'individualisent, comme expressions de la constitution même du sujet. Des frontières intérieures désignent en quelque sorte la limite non représentable de toute frontière, telle qu'elle serait vue du dedans de son tracé. Aussi cette expression faitelle immédiatement surgir l'ensemble des apories classiques de l'intériorité et de l'extériorité. Dans le contexte d'une réflexion sur l'identité d'un peuple, d'une nation ou plus généralement d'un groupe humain, elle renvoie nécessairement à une problématique de la pureté, ou mieux de la purification, c'est-à-dire qu'elle pointe vers l'incertitude de cette identité: ce en quoi l'intérieur peut être pénétré
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La crainte des masses ou adultéré par son rappon avec l'extérieur, qu'on appellera ici l'étranger, ou tout simplement pensé sans communication avec lui. Nous verrons ces différentes . connotations jouer dans le texte de Fichte, et nous devrons nous demander s'il les maîtrise complètement, conceptuellement. Naturellement nous pouvons aussi supposer qu'il en joue délibérément, pour provoquer un effet critique. Venons maintenant au texte. Celui-ci se situe au début de l'avantdernier ( 13e) discours, dans lequel sont récapitulées les leçons de l'ensemble, et où s'amorce, en relation immédiate avec l'actualité historique, l'appel que Fichte entend adresser à ses auditeurs, et à travers eux à la nation allemande tout entière· dans la situation de détresse qui est la sienne (après Iéna et Tilsit) : Les frontières premières, originelles et vraiment naturelles , (die ersten, 11rspriinglichen und wahrhaft natiirlichen Grenzen) des Etats sont sans aucun doute leurs frontières intérieures (ihre innern Grenzen). Ce qui parle la même langue (Was dieselbe Sprache redet) est, avant tout artifice humain (vor aller menschlichen Kunst vorher), déjà noué ensemble par la seule nature, d'une multiplicité de liens invisibles ; cela se comprend mutuellement et possède la faculté de se comprendre toujours plus clairement, cela appartient au même ensemble, est naturellement Un et forme un tout indivisible (es gehort zusammen, tmd ist natiirlich Eins, und ein unzertrennliches Ganzes). Un tel < peuple> ne peut en accueillir dans son sein aucun autre de provenance et de langue différentes (Ein solches kann kein Volk anderer Ahkunft und Sprache in sich aufaehmen} et vouloir se mélanger avec lui, sans en être pour le moins désorienté, et sans déranger brutalement la continuité du progrès de sa culture. C'est de cette frontière intérieure, tracée par la nature spirituelle même de l'homme (durch die geistige Natur des Menschen selbst gezogenen) que résulte seulement le tracé des frontières extérieures de son habitat (die iitessere Begrenzung der Wohnsitze), qui n'en est que la conséquence: à regarder les choses selon leur nature (in der natiirlichen Ansicht der Dinge} les hommes ne forment nullement un peuple unique en tant qu'ils habitent à l'intérieur de certaines lignes de montagnes et de fleuves (welche innerhalb gewis.rer Berge und Flii.r.re wohnen, 11m deswillen Ein Volk), mais à l'inverse les hommes vivent ensemble, protégés par des fleuves et des montagnes si leur bonne fonune l'a voulu ainsi, parce qu'ils formaient déjà un peuple unique conformément à une loi naturelle infiniment supérieure (weil .rie .rchon friiher durch ein ·· weit hoheres Naturgesetz Ein Volk waren) 1 • 1. Reden an die deutsche Nation, Philos. Bibliothek 204, Felix Meiner Verlag, 1978, p. 207 < VII, 460 > .
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1,
La frontière intérieure
.)
Cette présentation synthétique de ce qui fait « qu'un peuple est un peuple » combine, on le voit, quatre idées essentielles : a - l'unité naturelle d'un peuple, qui commande celle d'un État, et qui en fait un tout indissociable, n~ est pas territoriale mais linguistique. b - la langue est l'essence du lien social, parce qu'elle forme naturellement (avant tout «artifice», toute application d'un «art» politique, toute « convention » délibérée) l'élément de la compréhension ou de l'entente (Verstandigung) des parties du tout (désignées par le neutre Es). c - la nature du naturel de la langue est spirituelle : en ce sens les frontières linguistiques, ou les frontières qui se manifestent par l'identité linguistique, sont «intérieures» et non pas «extérieures». cl- l'extérieur peut réagir sur l'intérieur: le mélange (Vermischung) de peuples historiquement et culturellement hétérogènes (voire le simple contact avec l'étranger : comment faut-il comprendre : in sich aufnehmen? où commence l'accueil mortel de l'étranger?) détruit l'identité spirituelle, le sens de l'histoire d'un peuple: il lui ferme l'avenir. J'examinerai d'abord le sens de ces énoncés dans le contexte du 13e Discours, et plus généralement de l'appel lancé par Fichte à ses compatriotes, avant de rechercher comment la notion de frontière linguistique se définit à partir des concepts ·proprement fichtéens de l'Ursprache et de I'Urvolk, c'est-à-dire de l'unité originaire du peuple et de la langue. Le 13• discours comporte un très beau passage, qui nous fait penser, en vertu de l'analogie des circonstances, au Silence de la mer de Vercors (ou encore au discours que tiennent aujourd'hui dans la Tchécoslovaquie occupée certains porte-parole de la Charte 77) : Vaincus, voilà ce que nous sommes. Maintenant, serons-nous aussi méprisés ? Voulons-nous mériter le mépris ? Voulons-nous, en plus de tout ce que nous avons perdu déjà, perdre aussi l'honneur ? Cela ne dépendra jamais que de nous-mêmes.· La lutte armée est terminée (beschtossen) : mais si nous le voulons commence la nouvelle lutte, celle des principes (Grundsiitze), des mœurs (Sitten), du caractère (Charakter). À nos hôtes (unsern Giisten) donnons le spectacle d'un dévouement fidèle à la patrie et aux amis, d'une honnêteté incorruptible, du sens du devoir, de toutes les vertus publiques et privées (aller biirgerlichen und hiiuslichen Tugenden) : ce sera le cadeau d'adieu que leur fera notre amitié, lorsqu'ils retourneront chez eux (ais
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La crainte des masses /retmdliches Gastgeschenk mit in ihre Heimat), ce qui finira bien par arriver un jour. Gardons-nous de leur permettre de nQus mépriser, ce qui se produirait infailliblement, aussi bien si nous avions d'eux une peur exagérée que si nous renoncions à notre mode d'être (unsre Weise dazttsein aufzugeben) et nous efforcions de nous assimiler au leur. Loin de nous, certes, l'inconvenance de les provoquer, de les exciter d'individu à individu (die Ungèbühr, dass der einzelne die einzelnen herattsfordere, und reize). Mais - ce qui sera d'ailleurs la méthode la plus· sûre (die sicherste Massrege/) - allons toujours notre chemin partout où nous avons affaire, comme si nous étions seuls avec nous-mêmes (ais ob wir mit uns se/ber allein waren), et n'établissons < avec eux> d'autres rapports· que ceux qui nous seront strictement imposés par la nécessité (durchaus kein Verhaltnis anzuknüpfen, das uns die Notwendigkeit nicht schlechthin auflegt). Nous avons pour cela un moyen assuré (das sicherste Mittel hierzu) : que chacun se contente de ce que les anciens rapports patriotiques lui permettent de réaliser (was die alten Vaterlandischen Verhaltnisse ihm zu leisten vermiigen), porte le fardeau commun (die gemeinschaftliche Last) selon ses forces, et tienne toute faveur venue de l'étranger (jede Begiinstigtmg d11rch das Ausland) pour un déshonneur et un avilissement 1 •
Il s'agit de la description d'une attitude morale, qui renvoie à nouveau au tracé d'une frontière intérieure. Cependant elle peut être lue, entendue, de deux façons, avec deux accents bien différents. le contexte ne lèvera pas cette équivoque. On peut même s'assurer, par les débats qu'elle a suscités jusqu'à nos jours en Allemagne même, qu'elle est pratiquement insurmontable. Voyons plutôt. Première possibilité: les fronti,ères extérieures (ou ce qui en tenait lieu : la fragile souveraineté des Etats allemands, la fiction du SaintEmpire) sont franchies et détruites. Napoléon est à Berlin, il a proclamé la dissolution du Saint-Empire, incorporé une partie de l'Allemagne à la Confédération du Rhin... Restent les frontieres intérieures ; pour peu que les Allemands soient intérieurement invincibles - ce qui est toujours au pouvoir de l'homme - cette forteresse-là est imprenable (comme la foi de luther: ein' faste Burg), ces frontières-là sont infranchissables. Avec sa langue et sa culture, chaque individu en effet porte en lui le tout de la communauté ; mais aussi chaque individu est personnellement responsable, par son attitude morale, de toute la communauté. D'où cette idée : si, parmi les troupes d'occupation ( Gaste !), les Allemands vivent seuls, comme l. Ibid., p. 217.
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La frontière intérieure s'ils n'étaient qu'entre eux, si - anticipant Gandhi - ils pratiquent une absolue non-coopération, une « frontière invisible » les séparera du conquérant, reportant à l'intérieur, en un lieu qui est partout et donc nulle part, inaccessible, la ligne de défense. Inversement, une frontière intérieure passe dans l'esprit ou dans l'âme de chaque Allemand, qui sépare la résignation de la fierté, l'assimilation aux idées étrangères (la francisation) de la germanité : c'est celle-là qu'il faut fortifier et défendre, par une résolution (Entschluss) de chaque instant, au besoin contre soi-même (dans un combat intérieur du Selbst et de la Selbstsucht) · Dans cette première lecture, l'idée est celle de résistance ( Widerstand), de citadelle (on pourrait dire: les vraies fortifications dans une guerre sont intérieures, ce qui lève l'objection de Machiavel). Non seulement cette résistance n'est pas incompatible avec l'appel aux armes, mais elle peut en être considérée comme la préparation, le « réarmement moral » qui précède et conditionne le réarmement militaire ; de même que le plan d'éducation nationale qui est au cœur du programme de régénérescence de l'Allemagne précède et conditionne une lutte armée, car la guerre ne fait jamais que continuer la politique par d'autres moyens: ou plutôt elle ne la continuera que si la politique se fonde sur une mystique civique, si les soldats - comme à Valmy - sont les citoyens d'une communauté éthique. J;>e même que l'unité politique de l'Allemagne (la fondation d'un Etat national) présuppose la conscience de son unité spirituelle. Le tracé des frontières intérieures de la liberté est la condition de la libération des frontières extérieures, qui viendra en son temps. Or, à cette lecture possible - mais qui suppose de compléter la lettre du texte par quelques éléments du contexte - s'en oppose une autre: non pas centrée sur l'idée de résistance mais sur celle du refuge (Zufluchtsort : terme clé de la tradition protestante, et singulièrement de l'histoire de la Prusse dans ses relations avec la France, qui joue un rôle central dans les Discours). Sans doute nous sommes vaincus, nos États territoriaux sont satellisés : mais ceci est secondaire, ce n'est en vérité qu'extérieur. Pour l'identité nationale, qui de toute façon n'a jamais eu qu'un lien second et artificiel (künstlich) avec ces États et leurs frontières, identité essentiellement morale (de l'ordre de la Gesinnung et de la Sittlichkeit), un refuge existe toujours, et c'est précisément le « soi » (Selbst) des Allemands. Ou plutôt ce refuge est la liaison invisible que tissent entre eux les liens de la langue, l'unité invisible de ce qu'on ne tardera pas à appeler la Kulturnation. Non seulement ce refuge est le seul qui mérite d'être défendu (car il ne concerne pas la grandeur passée des 137
La crainte des masses États, irrémédiablement détruite, mais la grandeur .à venir par-delà toute politique de puissance, la destination de l'homme); mais il est le seul qui puisse l'être, sur la base de la défaite elle-même. Moment de vérité donc, et chance unique dont il faut se saisir : car ce refuge ··n'est pas délimité par une « frontière extérieure » où les Allemands se heurteraient à d'autres; il consiste dans la réalité invisible de leur monde intérieur, où ils peuvent progresser indéfiniment en ne rencontrant jamais qu'eux-mêmes, en ne se heurtant jamais qu'à leur propre inertie (Tragheit) ou paresse morale. Alors le sens de l'appel n'est pas de préparer une reconquête ou une revanche, mais d'inciter à un recueillement (Andacht; andenken) dans lequel l'extériorité perd toute importance.· Ce n'est pas de reconquérir les frontières (au sens usuel), mais de conquérir la moralité et la culture. Cette équivoque peut-elle être levée par le contexte, ou bien s'en trouve-t-elle renforcée ? Que devons-nous comprendre (que devaient comprendre les auditeurs de Fichte) lorsqu'il s'écrie: Les discours que j'achève aujourd'hui, c'est à vous sans doute qu'ils se sont adressés à voix haute : mais c'est la nation allemande tout · entière qu'ils avaient en vue, et leur propos s'étend, aussi loin que porte le parler allemand (so weit die deutsche Zunge reicht), à tout ce qui peut en comprendre la portée, et qui vient se rassembler en ce lieu où je vous vois respirer. Si jamais j'ai réussi à faire jaillir une étincelle dans une seule des poitrines qui ont ainsi battu sous mes yeux, qui ait pris vie et vous ait embrasé le cœur, il ne faut pas qu'elle reste solitaire: mais, d'un bout à l'autre de notre sol commun (liber den ganzen gemeinsamen Bodpn hinweg), je voudrais rassembler des convictions et des résolutions semblables aux vôtres, et les nouer aux vôtres, en sorte que, jaillie de ·ce foyer central, .une flamme de pensée patriotique unique, unifiant tout dans son cours (eine einzige fortjliessende und zusammenhangende Flamme vaterlandischer Denkart), gagne jusqu'aux frontières les plus lointaines du sol de la patrie et l'enflamme tout entier (14< discours, p. 228)? ·
Et de quelle «résolution» s'agit-il lorsqu'il poursuit : Cette fois ne sortez pas d'ici sans avoir pris une ferme résolution ... Prenez-la sur-le-champ, cette résolution (Geht nur dieses Mal nicht von der Stelle, ohne einen festen Entschluss gefasst zu haben... Fasset ihn auf der Stelle, diesen Entschluss)?
L'histoire a enregistré que les Discours avaient été unanimement applaudis par des « Allemands » dont beaucoup, la plupart peut138
t:
La frontière intérieure
être, étaient les ennemis du républicanisme de Fichte (encore rappelé dans le texte). Elle nous fait savoir aussi que, parmi les organisateurs des corps de volontaires qui préparaient la guerre de « libération nationale » de 1813 (origine historique de cette expression), figuraient de jeunes auditeurs enthousiasmés par les discours de 1808. On pouvait donc, sans qu'il fût besoin d'un savant décryptage et en tenant compte au besoin des limitations imposées par la censure, entendre l'appel aux armes dans l'appel à la résolution morale. Reste que Fichte décrit celle-ci avec insistance comme purement intérieure :
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Et quiconque entend cette voix, qu'il prenne cette résolution en lui-même, et pour lui seul, comme s'il se trouvait là tout seul, et devait tout faire tout seul. Si beaucoup d'individus pensent ainsi, un grand tout sera bientôt là, dans lequel toutes les forces fusionneront étroitement en une seule ... La résolution que vous devez prendre est telle que chacun ne peut la mettre en œuvre que par lui-mêmi: et dans sa propre personne ... Ce qui est exigé de vous c'est une résolution qui soit aussi immédiatement vie, action intérieure, et qui par là même dure indéfiniment sans hésiter ni se refroidir, inébranlable jusqu'au but final (und jedweder, der diese Stimme vernimmt, fasse diesen Entsch!uss bei sich selbst, und für sich se!bst, gleich ais ob er a!!ein da sei, und alles allein tun müsse. Wenn recht viele einzelne so denken, so wird ba!d ein grosses Ganzes dastehen, das in eine einzige engverbundene Kraft zusam_menjliesse... Eine Entsch!iessung sol!t ihr fassen, die jedweder nur durch sich selbst und in seiner eignen Person attsfithren kann ... Es wird von euch gefordert ein solcher Entsch!uss, der wgleich rmmittelbar Leben sei, und inwendige Tat, und der da ohne wanken oder Erkii!tung fortdaure und fortwalte, bis er am Ziele sei) (ibid., pp. 229-230).
Et surtout ce but final lui-même n'est jamais décrit autrement que comme un but moral et spirituel, la (re)constitution d'une communauté vertueuse dont le caractère spécifiquement allemand se fondera sur l'inhérence réciproque de la langue allemande (langue
La frontière intérieure
Qu'est-ce alors que la langue originaire, ou plutôt l'originaire de la langue (Ursprache)? Tout est finalement suspendu à cette question. Or elle nous réserve une nouvelle surprise. C'est le troisième déplacement du problème. La langue originaire, Fichte ne cesse de le répéter, c'est la langue «vivante» (die lebendige Sprache, par opposition à die tote Sprache). Mais Fichte, ici, joue sur les mots. Et sur le mot de langue et sur le mot de vie. Les linguistes romantiques 1 , substituant à la question rationaliste classique de l'origine des langues (et du langage primitif) la question « historique » de l' Ursprache ou « langue mère » de toutes les autres, en avaient conclu - en se fondant sur les techniques naissantes de la grammaire comparée - à la priorité du germanique, ou plutôt de l'indo-germanique. Fichte ignore totalement ce point de vue génétique, de même qu'il ignore la réalité linguistique et en particulier la grammaire, qui n'a rien à voir avec son problème. L'opposition qu'il trace entre les Allemands et les autres peuples d'origine germanique ne tient pas à la complexion ou constitution (Beschaffenheit) de leurs langues respectives, « mais uniquement au fait que d'un côté le propre soit conservé, tandis que de l'autre l'étranger est admis (sondern allein darauf, dass es dort Eigenes behalten, hier Fremdes angenommen wird) » (p. 61), c'est-à-dire au fait de la« pureté» ou du «mélange». Indépendamment de la question secondaire de son ancienneté, une langue vivante est une langue pure d'influences, soustraite· par sa nature même au cosmopolitisme, et plus profondément à ce qu'on est tenté d'appeler ici, pour reprendre une terminologie récemment proposée 2 , le « colinguisme » européen (c'est pourquoi le Grec et !'Allemand sont des langues vivantes au même titre). Mais ceci, à quelques éléments près qui sont plutôt des indices que des caractères essentiels (emprunts de vocabulaire latin chez les lettrés de l'Aufklarung), ne renvoie pas tant à l'objectivité de la langue qu'à la subjeaivité de la parole: c'est une façon de «vivre» la langue et de vivre «dans» l'élément de la langue, une attitude éthique. C'est pourquoi finalement Fichte caractérise la langue vivante, originaire ou authentique, par l'unité de trois phénomènes : elle est pratiquée de façon continue, ce qui lui permet de recueillir sa propre histoire en elle-même et de se transformer sans cesse; elle repose sur la communication directe entre les diverses l. C'est exactement au même moment que Fr. Schlegel publie l'ouvrage inaugural de la philologie historique : Über die Sprache und Weisheit der Inder, 1808. 2. Cf Renée Balibar, L'institution du français, Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la Rép11blique, PUF, 1985.
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La crainte des masses classes du peuple, ce qui permet au peuple d'être éduqué par ses propres intellectuels, et à ceux-ci de se comprendre eux-mêmes ; elle a un caractère symbolique (sinnbildlich), ce qui veut dire, par opposition à l'arbitraire du signe d'emprunt, à la convention liée aux mélanges, qu'elle réalise immédiatement, dans chaque « acte de langage», l'unité nécessaire du sensible et du spirituel. Arrêtons-nous ici pour examiner les effets de ces déplacements successifs. Il est clair, d'abord, que Fichte a progressivement vidé les notions d' Urvolk et d' Ursprache, non seulement de tout contenu naturaliste, mais aussi de tout contenu historiciste. Aussi la germanité dont il cherche à caractériser l'essence n' a:.t-elle ·pius rien à voir d'essentiel avec un passé, sinon en tant que le passé inspire un projet d'avenir (en dernière analyse la régénération spirituelle et morale), en tant que la contingence du passé est sublimée dans la production de l'avenir. La« vie originelle» du peuple et, d'abord, de la langue qui tisse les liens de communauté, c'est essentiellement le mouvement d'une formation continuée (Bildung), d'une activité pratique (Tiitigkeit), d'un dépassement de tout ce qui est donné, et déterminé comme donné (Etwas). C'est une révolution intérieure permanente. L'originaire ne désigne pas ce dont provient un peuple, mais ce vers quoi il s'avance, ou plus précisément encore la destination morale qu'il s'assigne activement, et dont Fichte pense trouver les preuves dans une certaine disposition « allemande » à prendre au sérieux les mots de la langue, à « vivre comme on parle» et à « parler comme on agit». La langue originaire, authentique, n'est pas seulement la langue de l'action, elle est action morale dans la langue ; non pas une langue qui a une histoire, mais une « parole vive » qui fait une histoire, et qu'il faut saisir au moment où elle la fait. Il est non moins clair, dans ces conditions, que la définition de Fichte est circulaire. Mais c'est précisément ce cercle qui lui importe. Cercle de la langue et du peuple, de leur appartenance réciproque : un peuple lui-même vivant fait une langue vivante, une parole vivante donne vie à la langue d'un peuple et ainsi le fait vivre luimême. Cercle de la vie (Leben) et de la formation spirituelle (geistige Bildung): Dans le peuple de la langue vivante [de la parole vive] la formation de l'esprit s'ancre dans la vie; dans son opposé formation spirituelle et vie s'en vont chacune de leur côté (Beim Volke der lebendigen Sprache greift die Geiste.rbildung ein ins Leben ; beim Gegenteile geht geistige Bild11ng, und Leben jules seinen Gang /ür sich fort) (4• discours,
p. 74).
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,})l
La frontière intérieure En dernière analyse ce cercle est la forme que prend chez Fichte dans les Discours, donc dans un style «populaire» (qui lui a sans doute permis de trouver la solution théorique vainement poursuivie à travers les incessants remaniements de la Wissenschaftslehre), la notion du transcendantal. En effet il faut dire à la fois que « les hommes sont formés par la langue» et que« les hommes se font eux-mêmes», en tant qu'ils font la vie de leur langue: mais pas dans le même sens. En tant que les hommes sont des individus empiriques, c'est-à-dire qu'ils appartiennent au monde des« choses» réciproqùement déterminées (qu'ils sont etwas), on peut dire qu'ils sont« faits» avant tout par la langue, c'est-à-dire qu'elle fixe les limites ou les conditions de possibilité de leur compréhension, de leur connaissance. On peut même dire : selon que la langue est pure ou pervertie, cette compréhension est véritable ou elle est illusoire et inauthentique. Sans la forme de la langue, on ne comprendrait pas pourquoi Fichte peut écrire : [ ...] je dois vous inviter à prendre en considération l'essence de la langue comme telle (das Wesen der Sprache überhaupt). La langue comme telle, notamment si nous la considérons au point de vue de la désignation des objets au moyen de sons émis par les organes de la parole (besonders die Bezeichmmg der Gegenstitnde in derselben dttrch das Lautwerden der Sprachwerkzeuge), ne dépend nullement de décisions arbitraires, ou de conventions : au contraire, il y a une loi fondamentale préalable qui, dans les organes vocaux humains, transforme chaque concept en tel son, à l'exclusion de tout autre (es gibt zuvorderst ein Grundgesetz, nach welchem jedweder Begriff in den menschlichen Sprachwerkzeugen zu diesem, und keinetn andern Laute . wird) ... en réalité ce n'est pas l'homme qui parle, mais c'est la nature humaine qui parle en lui, et qui se fait connaître à d'autres, ses semblables (Nicht eigentlich redet der Mensch, sondern in ihm redet die menschliche Natur, und verkündiget sich andern seinesgleichen). Il faudrait donc dire que la langue < comme telle > est unique, et intégralement nécessaire ( Und so miisste man sagen : die Sprache ist eine einzîge, und durchaus tiotwendige) (p. 61).
Et plus loin : Que si l'on donne le nom d'un peuple aux hommes dont l'organe de la parole se trouve soumis aux mêmes influences extérieures, qui vivent ensemble, et qui façonnent leur langue < commune > dans une communication ininterrompue (und in fortgesetzter Mitteilung ihre Sprache forbildenden), force est de dire que la langue ·de ce peuple est nécessaire telle qu'elle est, et que ce n'est pas en réalité ce peuple
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La crainte des masses qui exprime sa connaissance, mais sa connaissance elle-même qui s'exprime par lui (nich( eigentlich dieses Volk spricht seine Erkenntnis aus, sondern seine Erkenntnis sellJSt spricht sich aus aus demselben) (p. 62).
Mais inversement il faut dire (7e discours) : Pour lui < i.e. pour celui qui pense à l'allemande: der deutsch Denkende > l'histoire du genre humain ne déroule pas d'après la loi cachée, miraculeuse, d'un retour éternel (nach dem verborgenen und wunderlichen Gesetze eines Kreistanzes), mais l'homme authentique et droit se fait lui-même (tnacht der ~igentliche und rechie Mensch sich selbst), ce qui signifie qu'il ne se contente pas de répéter ce qui a déjà été, mais qu'il entre dans l'avenir pour créer le radicalement nouveau (nicht etwa nur wiederholend das schon Dagewesene, sondern in die Zeit hinein erschaffend das durchaus Neue) (p. 115).
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L'homme dont il s'agit ici n'est plus alors l'homme empirique, mais l'homme essentiel ou l'homme intérieur, celui qui décide conformément à sa vision de l'absolu, de la vie éternelle, donc en même temps l'homme pratique, l'homme qui n'est pas autre chose que son propre acte constitutif. Cet homme-là n'est pas fait par la langue, mais, en la parlant de façon originaire ou authentique, donc en la transformant à l'infini, en posant toujours ses limites au-delà de ce q11i existe, il fait pénétrer l'idée dans la vie. Le transcendantal de la langue n·est donc pas un transcendantal donné, dans lequel la pensée est enfermée par des catégories ou des moyens d'expression, mais une parole. transcendantale~ qui est en même temps l'acte d'autoconstitution de la pensée. A ces deux faces indissociables (du moins originairement) correspondent les deux côtés du symbole, le côté sensible et le côté spirituel, ou encore le côté image (Bild) et le côté invisible de la langue. Il n'est pas impossible de considérer que cette conception se soutient d'une auto-référence permanente: le type de la parole constituante, c'est la parole de Fichte lui-même, en train de recréer l'unité (la compréhension de soi) de la nation allemande par sa prédication (de même que naguère Luther, der deutsche Mann), c'est le sens originaire qu'il redonne ainsi aux mots allemands, en donnant corps sensible (imagé) au peuple à venir, en ouvrant par là-même la possibilité d'une nouvelle histoire. Par cette conception, la notion d'une frontière intérieure acquiert sa portée la plus profonde: elle est le point où fa parle. Mieux: elle est le point où je parle en m'identifiant à cela (souvenons-nous ici du Es insistant dans le texte que nous avions cité pour.. commencer) ; le point où je 152
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La frontière intérieure transforme incessamment en avenir, c'est-à-dire en historicité réelle, le passé historique fixé dans l' « espace » institutionnel. Mais aussi le point où « cela » - la langue, essence du lien social (die Sprache, die niemals ist, sondern ewigfort wird: la langue/parole, qui• n'est jamais, mais qui devient toujours) (5" Discours, p. 86) - parle en première personne. Or cette auto-référence se soutient d'un nom, à la fois « propre » et « commun » (der Deutsche, die Deutschheit) : sans lui la parole ne procéderait d'aucune langue déterminée, la langue ne serait l'acte de personne. Mais ce nom recouvre une équivocité, une scission interne : Moi, Fichte, nouvel « homme allemand », je parle aux Allemands parce qu'ils sont autres qu'ils ne croient, je donne un sens pur aux mots de leur tribu (Stamm) pour qu'ils deviennent des hommes (allemands) nouveaux. Il faut alors aller jusqu'à dire que cette frontière ne sépare pas des espaces (qu'il s'agisse d'espaces territoriaux ou, métaphoriquement, d'univers culturels), mais plutôt qu'elle représente le point ou moment de conversion de l'espace constitué au temps constituant, qui est le temps de la projection, de la décision, de l'action, de l'avenir (en tant que) spirituel. Concluons provisoirement. Passer, à travers le symbole de la langue, de l'espace immobile à la mobilité invisible du temps, c'est par là même poser la question du progrès (Fortgang, FQf'tJchreiten), de la perfectibilité (Verbesserlichkeit), de la formation (Ausbildung). Cette question, Fichte ne l'expose pas d'une façon purement spéculative, mais d'une façon très concrète: il en fait le champ par excellence de la réalisation de sa politique, en tant que politique par et pour l'éducation morale (Erziehung). Sur ce point je me contente d'extraire quelques traits significatifs des longs développements des 2e, 3e, 9e, 10e et 11e Discours. Nouvelles figures de la frontière, c'est-à-dire de la division et de l'unité, de la fermeture et de l'ouverture, du déplacement des limites. le propos tient en trois thèses : - la constitution d'un nouveau système d'éducation est la condition, mieux : la forme même que doit prendre la régénérescence de l'Allemagne : en fait, comme cette régénérescence représente l' actualisation d'un caractère originaire (Urspriinglichkeit) qui n'a pas encore commencé d'exister dans l'histoire, il faut dire : c'est la forme que doit prendre la naissance de l'Allemagne. Il s'agit d'un moyen, mais qui contient en lui-même l'actualisation de sa fin, qui est activité (Tatigkeit) par excellence; - ceci est possible dans la mesure où l'éducation est conçue comme 153
La crainte des masses
une éducation nationale (Nationalerziehung), et non pas comme une formation littéraire et cosmopolite des seules classes cultivées, ou comme une simple école du peuple destinée aux enfants des conditions sociales inférieures ( Volksbildung) ; - enfin l'éducation nationale doit être organisée par l'État, ce qui veut dire à la fois qu'elle doit être soustraite à l'autorité de la famille et de l'Église, et qu'elle doit être immédiatement une éducation civique (Fichte nous indique que, par ce trait, elle retrouvera l'unité grecque de l'éducation et de la citoyenneté). Toutefois ceci ne signifie pas que l'éducation nationale soit une éducation «laïque», ni au sens d'une opposition entre éducation religiêuse ·et éducation civique, ni au sens d'une séparation entre la moralité collective et la foi individuelle. Au contraire, l'éducation nationale est celle de l' « homme total» (der vollendete Mensch), sensible et spirituel, physique et intellectuel, dans la perspective de l'identification du patriotisme à la moralité pure, ou de l'intériorisation par chacun de la comm.unauté patriotique comme étant celle des libertés humaines, le lieu du progrès moral- des générations. C'est le thème, notamment, du 11" discours. Corrélativeme~t, la fonction éducative apparaît comme la fonction principale de l'Etat, qui définit son caractère rationnel : elle commande les fonctions militaires, économiques et judiciaires, et peut à la limite se ~ubstituer à elles. Historiquement, elle nous permet de comparer l'Etat réel (empirique) à l'Etat de raison dont il doit s'approcher, qui est un État éducatif. Dans sa visée ultime, elle prépare la fin de l'État, son dépérissement dans l'accomplissement de son essence. L'exposition de ces thèses, plusieurs fois reprises et concrétisées dans un plan d'éducation nationale, est parcourue par un mouvement qu'on peut résumer ainsi: l'éducation nationale crée la communauté nationale en supprimant les différences de conditions, autres frontières intérieures mais artificielles, qui installent sous les apparences de la nature le règne de l'égoïsme. Mais, en supprimant ces différences, elle ajoute un élément spirituel à la nature (un «surplus» ou « supplément » : ein Mehr) sans lequel la nature n'est pas proprement humaine, et qui est justement la moralité. La question qui se pose alors est la suivante : moralité veut dire liberté individuelle, égalité des citoyens quelle que soit leur condition, et fraternité humaine universelle. Mais moralité veut dire aussi décision spirituelle entièrement autonome de ceux qui sont capables d'amour, et d'espérance dans la perfectibilité humaine. L'éducation prépare cette décision, en particulier en s'organisant sous la forme d'une fermeture, d'une clôture pédagogique quasi monastique, qui doit rendre possible, au 154
i)"
La frontière intérieure
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moins pour la majorité des hommes, l'expression de leur bonté originelle (lQe discours). Mais elle ne la détermine pas. On peut donc se demander si tout le processus éducatif ne tend pas à substituer, à la division historique des conditions sociales, une autre division entre les bons et les méchants, une frontière invisible entre deux espèces d'hommes: ceux qui vivent dans l'égoïsme et ceux qui vivent dans le règne de l'esprit. On débouche alors sur une ultime figure de l'ambivalence. · Les « vrais allemands», sujets et produits de cette éducation nationale, ne sont autres que ceux des Allemands. empiriques, historiques, qui sont des Allemands vrais, mieux: des Allemands réalisant en acte la destination spirituelle de l'Allemagne, c'est-à-dire l'humanité éternelle (ceux dont la patrie est « le ciel descendant sur la terre») 1• Ou encore les Allemands tels qu'ils devraient être plutôt que les Allemands tels qu'ils sont. Mieux encore: les Allemands de l'avenir, empiriquement mêlés dans le présent, dans le transitoire de la crise, avec les Allemands du passé. Mais ceci veut dire que la Nation allemande f!e pourra jamais coïncider avec !'État allemand, cet État serait-il un Etat unitaire et indépendant, un Etat éducatif et égalitaire, une « république ». Ou plutôt, ceci veut dire que le concept de la nation à nouveau, comme tout à l'heure celui de l'homme dans ses rappons avec la langue, se divise en une nation empirique et une nation transcendantale (qui es~ aussi la nation spirituelle) : la nation empirique est produite par l'Etat (et toute production - Erzeugung - de q10mme est fondamentalement une éducation - Erziehung), mais l'Etat ne peut produire la nation comme communauté réelle qu'en se soumettant au primat de la nation idéale, dont il n'est que l'instrument. Ou encore, si nous synthétisons les déterminations « extérieures » et « intérieures » de la libené : l'État ne peut produire l'indépendance extérieure de la nation, condition matérielle de sa culture, du développement autonome de son «soi» (Selbst), de la vie de sa langue et de sa littérature, etc., qu'en se faisant l'organisateur de l'éducation d'après le modèle idéal de la nation intérieure, nation invisible des esprits, et à condition que ce modèle « vive » en lui comme un Urbild, comme une résolution morale constante. C'est pourquoi le patriotisme de Fichte apparaît finalement comme conditionnel, alors même qu'il se proclame inconditionné (et qu'il proclame le devoir patriotique comme devoir inconditionnel de chacun). Ce qui se traduit par l'activité de Fichte de 1808 à 1813 : 1. Ils sont le reste de l'Allemagne, comme Isaïe avait parlé du « reste d'Israël» (1s., 4, 2-3; 10, 19-21; etc.).
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ses projets d'organisation de l'Université contre la revendication des libertés académiques mais au nom de la liberté supérieure de l'esprit, ou encore, quand elle finira par éclater, son hésitation permanente entre la parole publique et la parole privée à propos de la guerre patriotique: comme s'il n'était jamais parvenu à déterminer si elle était ou non conforme au concept de la libération nationale, et donc à se décider lui-même 1 • Mais naturellement cette incertitude personnelle de Fichte - le Fichte empirique ... - laisse grande ouverte la possibilité pour d'autres, parlant au sein de l'appareil d'État, ou en face de lui, de décider non moins empiriquement du sens conjoncturel de son interpellation. La controverse commence donc aussitôt après sa mort, et elle montrera qu'en pratique l'idée nationale, formulée ainsi, est infiniment plastique.
1. Cf les « fragments » d" un écrit politique en 1813, répondant à l'appel au peuple du roi de Prusse (Aw dem Entw11rfe ztt einer palitischer Schrift im Frtïhlinge 1813, Samt!iche Werke, 1845-46/1965, VII, pp. 546-73) (Extraits cités dans Johann Gottlieb Fichte, La Stata di ttttto il popolo, a cura di Nicolao Merker, Editori Riuniti, Rome, 1978, p. 321 sq.).
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Un jacobin nommé Marx 1 ?
Le chant du coq gaulois annoncera le jour de la libération allemande 2 •
Marx et la Révolution française : cette confrontation depuis presque un siècle a été pratiquée dans cous les sens. Comme problème théorique et comme question d'histoire des idées, comme problème d'histoire politique et sociale. Sous forme de filiation, de dépassement, d'antithèse, d'énigme. Elle a été singulièrement vive et riche d'épisodes en France même, évidemment, puisqu'elle rouche à la fois à l'événement fondateur des institutions nationales et à ce phénomène politique déterminant, des années 1880 aux années 1980, qu'a été l'existence d'un puissant mouvement ouvrier organisé, fortement influencé sinon dominé par le marxisme. Marx et Robespierre, associés dans la gloire ou dans l'exécration, Marx ou Robespierre opposés entre eux « de droite» et « de gauche» (une topique dont la signification elle-même est associée à ces deux noms) ... Périodiquement, on reprend routes les cartes et on recommence la partie, sous l'impact des conjonctures dans lesquelles les grands événements semblent se rejouer en drame ou en comédie (Octobre 17, les guerres franco-allemandes, le Front populaire, Mai 68 ... ). Récemment encore, le monde intellectuel a été convié à une grande joute entre l'hisro1. Contribution au volume Permanences de la Révo/11tion. Pour un al{tre bicentenaire, présentation de Daniel Bensaïd, Éd. La Brèche-PEC, Paris, 1989. 2. Formule messianique empruntée à Heine et employée par Marx à deux reprises (au moins): Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit (1843) et Der Allfitand in Frankf11rt, anicle du 20 septembre 1848 dans la Ne11e R.heinische Zeitttng.
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La crainte des masses
riographie néo-libérale de la Fondation Saint-Simon (emmenée par François Furet) et l'historiographie communiste (Albert Soboul, et ses disciples après lui), dans laquelle, d'un côté, la critique des interprétations marxiennes et marxistes de la Révolution française contribue à réviser (en baisse) l'appréciation des valeurs révolutionnaires (suspectées de totalitarisme), cependant que, de l'autre, la défense de la tradition jacobine sert, au moins indirectement, à renforcer le camp du socialisme (« à la française ») 1 . Inutile, donc, d'espérer s'échapper de ce champ de bataille ou, en quelques feuillets, le dominer. Soyons plus modestes : essayons de pointer, autour de quelques signifiants et concepts clés, l'enjeu des débats et leur portée interne. Essayons de comprendre pourquoi les alternatives d'école sont inopérantes, pourquoi la question est complexe, pourquoi les positions même les plus argumentées sont ambivalentes. Pourquoi, cependant, aujourd'hui encore - bien qu'on puisse se croire sorti de route cette « modernité» qui s'enfonce désormais dans le temps (dans le « stupide dix-neuvième siècle », comme disait l'autre)-, il y va en cette confrontation de la vérité de nos politiques. Je choisis comme fil conducteur les trois mots de la « devise républicaine» : liberté, égalité, fraternité. À chacun d'entre eux, aux significations qu'il emporte et qu'il importe dans la pratique sociale, aux conflits dont il est l'emblème, nous pouvons rattacher un moment de la pensée de Marx, qui est aussi un tournant dans son inscription historique, et l'ouverture d'un problème d'interprétation. L'ordre toutefois se modifie (sans doute non arbitrairement). Fraternité, d'abord: c'est la question des années 1840 et 1850, lorsque Marx, jeune philosophe, jeune révolutionnaire, prend le leadership de la Ligue des Justes, devenue Ligue des communistes, et lui impose de changer son mot d'ordre, passant de « Tous les hommes sont frères» à « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!». Liberté, ensuite : c'est la question des années 1860, les années de 1. Deux anthologies critiques des textes de Marx consacrés à l'interprétation de la Révolution française ont été publiées : François Furet, Marx et la révolution française, suivi de Textes de Marx présentés, réunis, par Lucien Calvié, Éd. Flammarion, Paris, 1986; Claude Mainfroy, Sur la Révolution fi-ançaise. Écrits de Karl Marx et Friedrich Engels, Paris, Éd. sociales, 1985. Cf également Jacques Guilhaumou, Le jeune Marx er le langage jacobin (1843-1846) : lire et traduire « la langue de la politique er de la pensée intuitive», in Révolutions françaises et pensée allemande (1789-1871), collectif, P. U. de Grenoble, 1989 (et, du même auteur, !es articles jacobinimie et Révolution française dans le Dictionnaire critiq11e d21 marxisme, sous la direction de G. Labica, 2' édition, PUF, 1985).
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Un jacobin nommé Marx ? «l'économie», lorsque l'auteur du Capital démonte le mécanisme d'exploitation fondé sur le libre contrat de l'entrepreneur et du salarié, et qu'il écrit cette phrase vengeresse: « En réalité, la sphère de la circulation ou de l'échange des marchandises, entre les bornes de laquelle se meuvent l'achat et la vente de la force de travail, était un véritable ~den des droits innés de l'homme. Ne r~gnent ici que la Liberté, !'Egalité, la Propriété et Bentham 1 •.• » Egalité, enfin : peut-être le point le plus délicat, car il engage la définition du communisme, donc le « sens de l'histoire». C'est la question des années 1870, après la Commune de Paris (qui tirait elle-même son nom du prototype de 1793), lorsque Marx, « maître à penser» du socialisme international, est confronté à l'idéologie des partis socialdémocrates : égalité des droits, égalité des tâches, égalité des besoins, quel est le principe qui fait « sortir » de l'ordre bourgeois ? Mais, auparavant, il nous faut rappeler une évidence, à laquelle il arrive qu'on ne prête plus assez d'attention: la Révolution française fut une coupure dans le tissu de l'histoire, qui excéda immédiatement de tous ses effets l'accumulation des causes qui l'avaient« produite». Et cette coupure ne concerna pas seulement la France, mais toute l'Europe : l'Allemagne, l'Italie certes, mais aussi l'Angleterre ou la Russie. Marx, bien au-delà de sa période de «formation», esr encore entièrement situé dans le tranchant de cette coupure, dans le mspeJJJ de l'événement révolutionnaire qui domine les conflits du temps. Seule la deuxième moitié du xrxe siècle, avec les impérialismes, le suffrage universel, le début d'institutionnalisation de la « question sociale», la scolarisation généralisée, achèvera le cycle ouvert par 1789. Ainsi, l'idéalisme allemand (Fichte, Schelling, Hegel) - en tant que philosophie de la liberté, réorganisant le vieux schème du « sens de l'histoire» autour de l'idée du sujet de l'histoire (que celuici soit pensé comme l'Humanité, la Nation spirituelle, ou l'État de droit), qui fournira, au prix d'un « renversement matérialisi:e », ses armes philosophiques au marxisme - est avant tout une réflexion sur la Révolution française et sur l'initiative qu'elle a con!"érée au peuple. Le socialisme européen, en gestation dans les année~ 18201830, est certes une conséquence de l'industrialisation, et du point de vue de ses sources intellectuelles une étonnante combinaison d'humanisme des Lumières et d'idéologie romantique de lorganisation sociale et de la vie, mais, en tant que mouvement politique (et défi lancé à la politique), il s'inscrit totalement dans le contrecoup , 1, Le Capital, Livre Premier (nouvelle traduction par J .-P. Lefebvre et coll.), Ed. sociales, 1983 [réédition à l'identique, PUF collection Quadrige, 1993 ], p. 198.
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La crainte des masses de l'ébranlement révolutionnaire, dans le développement de ses contradictions propres. « Révolution dans la révolution», déjà ... « au besoin pour la combattre», comme dira (à propos de la République) un humoriste du temps. Le chartisme anglais, premier grand mouvement de masse prolétarien, où Engels et Marx verront le prototype d'un « parti de classe» et d'une « conscience de classe» opposés à l'esprit sectaire du babouvisme et du blanquisme à la française, ne s'en réclame pas moins du jacobinisme. Même si Marx n'avait pas été le fils d'un de ces bourgeois allemands éclairés, venant d'une de ces provinces rhénanes qui gardaient le souvenir du « lever de soleil » révolutionnaire (pour en parler comme Hegel) - mais sans doute aussi celui du crépuscule des idoles dans l'aventure napoléonienne ... -, il n'aurait pas échappé à cette situation. Il serait quand même devenu le « citoyen Marx i>, selon l'appellation en vigueur dans la Première Internationale. Nous voici directement amenés à notre premier nœud : fraternité, et à la conjoncture des années 1840. On sait que l'expression« Liberté, Égalité, Fraternité» n'a été fixée comme « devise républicaine» que par la Révolution de 1848, ressuscitant (et tronquant) un des mots d'ordre de 1793 : « Unité indivisibilité de la République Liberté Égalité Fraternité ou la mort 1 ». Ce que l'on sait peut-être moins, c'est que le troisième terme avait fait l'objet d'un vif débat. S'il l'emporta finalement, c'était pour barrer la route, dans une perspective «philanthropique», à l'inscription parmi les droits de l'homme et les principes constitutionnels du droit au travail, notion d'origine fouriériste reprise par les ouvriers parisiens. Qui dit droit au travail dit remise en cause, à tout le moins limitation des droits de la propriété. Qui dit « fraternité » contre le droit au travail dit simplement que l'État ou la société ont un devoir d'assistance aux démunis. Bien entendu, en choisissant comme devise « Tous les hommes sont frères», la Ligue des Justes, organisation d'ouvriers et d'intellectuels révolutionnaires émigrés allemands et belges, se référait à un autre versant de la « philanthropie » : le cosmopolitisme des hommes de progrès, ignorants des frontières. Mais, en y substituant la formule promise à un tel avenir d'usages et de mésusages :