Promenade et poésie: L’expérience de la marche et du mouvement dans l’oeuvre de Rimbaud 9783111647524, 9783111264288


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French Pages 348 [352] Year 1967

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Table of contents :
AVANT-PROPOS
I. Approximations
II. L'Imagination posturale
III. Le Cogito du promeneur
IV. Le Dégagement rêvé
V. Une Rhétorique existentielle
VI. Promenade ou Comédie
VII. L'Espace rimbaldien
VIII. - L'Espace du poème
L'Anneau et la Lance. En guise de conclusion
Annexe I. Analyse du poème Aube
Annexe II. L'Imaginaire rimbaldien et la Classification isotopique des images selon Gilbert Durand
Index I. Références des citations
Index II. Table des textes de Rimbaud
Bibliographie
TABLE DES MATIÈRES
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Promenade et poésie: L’expérience de la marche et du mouvement dans l’oeuvre de Rimbaud
 9783111647524, 9783111264288

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PUBLICATIONS DE L'INSTITUT D'ÉTUDES FRANÇAISES ET OCCITANES DE L'UNIVERSITÉ D'UTRECHT SOUS LA DIRECTION DE

H. E. KELLER ET B. A. BRAY

I

PROMENADE ET POÉSIE L'EXPÉRIENCE DE LA MARCHE ET DU MOUVEMENT DANS L'ŒUVRE DE RIMBAUD

par JACQUES PLESSEN

1967

MOUTON & CIE LA H A Y E • PARIS

© Copyright 1967 in The Netherlands. Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague. No part of this book may be translated or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm, or any other means, without written permission from the publishers.

PROEFSCHRIFT UTRECHT 1967

Printed in The Netherlands by Mouton & Co., Printers, The Hague

AVANT-PROPOS

Une remarque faite par Marcel Raymond dans son introduction aux Rêveries d'un promeneur solitaire fut le germe d'où est né ce livre: parlant de la vertu qu'a la marche de «dégager» l'âme, l'éminent critique rapproche l'expérience de Rousseau de celle de Rimbaud, cet autre nomade. De réflexion en réflexion et de rêverie en rêverie, le germe a mûri et est devenu cet organisme qui maintenant se présente à l'attention du lecteur. Bien sûr, aux différents stades de sa croissance, cette étude a puisé une part de sa substance dans l'énorme littérature rimbaldienne, dont l'assimilation n'est pas facile. Quoique j'aie tenu à me documenter le plus largement possible — la plupart des grands « classiques» de la bibliographie rimbaldienne ont été consultés — je n'ai pas jugé indispensable de remuer de fond en comble l'extraordinaire masse de biographies, commentaires, exégèses, hagiographies, mythes, polémiques, etc., consacrée à Rimbaud. Je crois du moins qu'aucun des aspects les plus importants de cette littérature n'a été négligé. D'autre part, pour ne pas à chaque instant importuner le lecteur par des références ou des discussions sur des détails, je ne justifierai pas toujours les emprunts faits à tel ou tel commentaire. S'il y a là un inconvénient, nous possédons un précieux instrument de travail qui peut y remédier: l'excellente édition des œuvres de Rimbaud par Suzanne Bernard, dont les notices et les notes permettent de se rendre rapidement compte des exégèses proposées par les différents commentateurs. Il doit être entendu cependant que je suis parfaitement conscient de l'étendue de ma dette envers tous ceux qui m'ont précédé, et parmi lesquels peuvent surtout être cités Enid Starkie, Mme Noulet, Yves Bonnefoy, Etiemble et Y. Gauclère, J. P. Houston, W. M. Frohock — sans que pour cela la valeur d'autres commentateurs soit mise en question. Mais dans les analyses qui suivent — du moins je l'espère — le lecteur saura surtout reconnaître l'immense vitalité de la poésie rimbaldienne, à

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qui je me suis efforcé de laisser le plus souvent la parole, en évitant de sacrifier aux «mythes» ou de me perdre dans des considérations extralittéraires. Cependant, laisser parler la poésie, ou — ce qui revient au même — essayer de voir les choses telles qu'elles sont, n'est pas une entreprise simple; c'est un art difficile que le plus souvent on doit demander aux autres de vous enseigner. Si la méthode suivie dans ce livre a quelque valeur, elle la doit à l'enseignement de certains maîtres dont elle s'est inspirée. Ainsi j'ai cherché à tirer profit de la phénoménologie, plus spécialement de celle de Sartre et de Binswanger, dont les observations sur l'œuvre littéraire et la création artistique ont fourni leur point de départ à quelques-uns de mes développements. Mais c'est surtout le nom de Gaston Bachelard qui doit être cité ici comme celui d'un merveilleux intercesseur entre la poésie et le lecteur qui se veut critique. Dans ce livre, j'espère n'avoir pas trop trahi sa façon si poétique et en même temps si juste d'approcher l'imaginaire des poètes. Sur les traces de ce «maître de fantaisie», comme l'appelle Gilbert Durand, Jean-Pierre Richard, ne se contentant pas de décrire la vie des images isolées, a consacré à l'imaginaire rimbaldien un essai dense et nuancé, dont le lecteur n'aura pas de peine à trouver le reflet dans cette étude. Toutefois, comme l'a fait remarquer Georges Poulet — à qui ont été empruntées certaines idées essentielles concernant la spatialité —, la méthode bachelardienne, si féconde qu'elle puisse être pour la compréhension de la poésie, est désarmée dès qu'il s'agit de rendre compte des poésies. L'étude thématique d'une œuvre déterminée gagnerait donc à appliquer conjointement d'autres méthodes de description qui mettent plus en évidence la spécificité de l'œuvre littéraire. C'est pourquoi, à côté de l'étude de l'imaginaire rimbaldien, la vieille méthode de /'« explication de textes» ne sera pas négligée. Ici la thématique d'inspiration bachelardienne (qui, élargie par un Poulet, un Richard, un Starobinski, mérite certainement le nom de «structuralisme») se verra confrontée avec un autre structuralisme, plus proche, celui-là, de certaines préoccupations linguistiques actuelles. C'est dire que j'ai essayé de tenir compte des apports de ce qui a été appelé la «nouvelle critique». J'ai donc tenté de combiner avec la méthode de Bachelard — qui est essentiellement une poétique de l'image et de l'imaginaire — une approche qui tienne mieux compte de la «littérarité» de l'œuvre. — Au lecteur de juger de la validité de cette tentative. Pour ce qui est du sujet proprement dit du livre, à savoir les rapports existant entre la poésie et l'expérience de la marche, les chapitres qu'on

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va lire ne pourront que donner une faible idée de toutes ses implications. Un rapide coup d'œil sur l'histoire littéraire nous apprend que la marche a de tout temps constitué un thème poétique privilégié. Serait-ce parce que Vhomme est originairement un nomade que toute une rêverie et toute une mythologie se sont cristallisées autour de ses déplacements? Uépopée n'est souvent rien d'autre que le récit d'aventures vécues par un homme ou par un groupe d'hommes partis à la «recherche du nouveau». Il arrive que les pérégrinations racontées préludent à la fondation du lieu rêvé, comme dans /'Enéide, ou — et cette fois il s'agit de la «longue marche» de tout un peuple — dans le livre de /'Exode. Parfois cependant, comme dans /'Odyssée, le voyage relaté est un retour vers le lieu d'origine. Très souvent aussi religions et philosophies ont emprunté leurs mythes à l'expérience de la marche: l'homme n'est-il pas le pèlerin en route vers la terre promise de l'au-delà, et, chassé du paradis, n'est-il pas aussi condamné à errer éternellement? De ces rêveries vraiment archétypales on trouve, à toutes les époques, des reflets dans la poésie: quêtes d'un Graal, romans d'aventures, relations de voyages de découvertes, récits de voyages fantastiques, «westerns» ouvrent le royaume du merveilleux promis à l'homme qui se déplace. Plus polémique, car s'opposant à une société devenant progressivement sédentaire, sera la poésie des éternelles bohèmes, comme, au moyen âge, la poésie des Vagantes, ou, plus proche de nous, la vogue des «Wanderlieder». Le Baroque, lui, a vu dans la mobilité le trait essentiel de l'homme et du monde: «l'homme n'est jamais plus semblable à lui-même que lorsqu'il est en mouvement»; rien d'étonnant donc que la marche, la course, la chasse constituent des thèmes poétiques favoris de cette époque. Il semble cependant qu'il faille attendre l'ère du préromantisme pour voir les poètes prêter une attention spéciale à ce voyage en petit qu'est la promenade (encore ne faudrait-il pas oublier qu'au XVIe siècle tel poème de Ronsard ou tel passage de Montaigne savent évoquer avec netteté les joies de la promenade, ce déplacement «gratuit»). On dirait que l'homme n'a appris que peu à peu à observer et à valoriser poétiquement ce qui est le plus proche de lui: les sensations primitives, les plaisirs simples, comme l'euphorie musculaire, ou cette joie faite de sensualité et d'aspirations métaphysiques qu'on appelle le sentiment de la Nature. Depuis Rousseau, premier phénoménologue de l'exercice ambulatoire, la promenade apparaît aux poètes comme une façon particulière d'exister, que la poésie a pour tâche de décrire. Dans le domaine de la littérature française, un Nerval, un Baudelaire ont fait de l'humble promenade ou de la simple flânerie une des sources importantes de leur lyrisme. Rimbaud, dont la «dromomanie» est connue, a su tirer profit de la poétique de ses prédécesseurs. Et depuis

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cet «homme aux semelles de vent» on ne compte plus les poètes qui ont trouvé dans la marche et le voyage une des sources essentielles de leur art. Ne citons ici que deux poètes français contemporains: Henri Michaux, qui a donné à certains de ses recueils des titres suggestifs comme Voyage en Grande Garabagne, ou Au Pays de la magie, ou Ailleurs, et René Char, dont la poésie n'existerait pas sans cette expérience vitale qu'est pour lui la promenade. Mais promenade et poésie ne forment pas seulement un couple parce que, avec une prédilection certaine, les poètes ont fait de l'expérience de la marche le sujet de leur œuvre: dans leur esprit, la poésie elle-même tend à devenir une promenade, une marche à travers un monde plein de merveilles ou une excursion dans l'inconnu. Le langage prosaïque déjà se définit comme un discours, un dis-cursus, pendant lequel on traverse pas à pas les réalités de ce monde. Mais la poésie est encore plus consciente de sa nature ambulatoire: n'avance-t-elle pas allègrement sur les pieds de ses vers, et, parfois, le fossé qui sépare deux vers n'est-il pas hardiment enjambé? Dans tout poème on peut entendre les pas mystérieux évoqués par Valéry; et même enfermés dans leur tour d'ivoire, les poètes se sentent les chemineaux de l'univers imaginaire. La gratuité de la promenade, son caractère de petite fête, le regard neuf qu'elle permet de jeter sur toutes choses sont aussi les traits d'une poésie qui cherche à s'évader d'un monde régi par le souci et par l'utilitarisme. Pour Rimbaud surtout, la promenade a été poésie, de même que sa poésie fut une promenade. Aussi cette homologie qui sous-tend la poétique rimbaldienne, et que le poète a parfois expressément formulée, constituera-t-elle le thème principal de la présente étude. Il doit être clair que, dans ce livre, je n'ai pas cherché à donner une explication inédite ou exhaustive de l'œuvre de Rimbaud. Bien que dans cette œuvre une grande place soit occupée par le thème de la promenade, où se dévoilent tout un projet ontologique et toute une conception poétique, il ne reste pourtant qu'un thème parmi d'autres. Tout ce qu'on peut espérer de ces pages, qui en quelque sorte projettent sur l'œuvre un éclairage latéral, c'est que certains détails apparaîtront avec un peu plus d'évidence ou que certains reliefs et configurations ressortiront mieux dans le paysage enchanté qu'est la poésie de Rimbaud. *

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Ce livre ne serait pas écrit si M. Bernard Bray, professeur de littérature française à V Université d'Utrecht, ne m'avait pas fait un devoir de donner

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une forme plus ample et plus docte à ce qui, à l'origine, ne prétendait être qu'un essai de portée restreinte. Je le remercie de m''avoir ainsi amicalement mis au pied du mur. Je tiens aussi à lui exprimer ma vive reconnaissance pour les excellents conseils qu'il m'a prodigués et pour ses remarques toujours pertinentes, qui ont permis d'améliorer mon texte. Ma femme m'a beaucoup aidé dans ma tâche. Non seulement elle s'est chargée du travail ingrat que sont le décryptage et la mise au net d'un manuscrit souvent illisible, mais encore elle a su créer, par sa bonne humeur et par son vif intérêt, une zone de silence à l'intérieur de laquelle cette étude put être menée à bien. Si je ne la remercie pas expressément, c'est qu'elle sait aussi bien que moi que, pendant cette période excitante de travail intense, ce Rimbaud est devenu le livre de nous deux.

N.B. Les chiffres placés après une citation renvoient à la Table des références (Index I), pp. 332-335.

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Dans la vie de Rimbaud la promenade, la marche, les voyages ont tenu une place importante. Et comme ce promeneur était poète, il a infusé tout naturellement son expérience ambulatoire dans sa poésie: que l'on pense seulement aux pièces en vers ou en prose : Sensation, Ma Bohème, Rêvé pour l'hiver, Aube, Vagabonds, etc. Rimbaud se rattache donc à la lignée des écrivains qui dans leur œuvre ont réservé une place importante à la marche ou au voyage. Il y a cependant une raison toute spéciale pour laquelle l'expérience ambulatoire de Rimbaud a constamment retenu l'attention des commentateurs: dans cette vie qui paraît si étrangement coupée en deux périodes, celle de l'homme de lettres et celle du voyageur-trafiquant, elle figure comme un facteur qui, malgré cette brisure, lui donne son unité dans une continuité plus profonde. Cela a été souvent relevé, la première fois par Verlaine, qui a trouvé la séduisante formule de «l'homme aux semelles de vent». Rappelons seulement pour mémoire que Rimbaud, réduit finalement à l'existence de cul-de-jatte, s'exclame amèrement dans la lettre qu'il envoie à sa sœur le 10 juillet 1891: «Où sont les courses à travers monts, les cavalcades, les promenades, les déserts, les rivières et les mers?»1 et que, cinq jours plus tard, il s'accuse d'être en quelque sorte l'auteur de son propre malheur: «C'est moi, qui ai tout gâté par mon entêtement à marcher et à travailler excessivement. »2 Cette frénésie de la marche, Rimbaud l'a donc lui-même reconnue comme la principale constante de sa vie morcelée. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'expérience de la marche et du voyage ait été le point de départ d'un des nombreux mythes rimbaldiens, celui de l'aventurier, auquel Etiemble a pu consacrer tout un chapitre de sa Somme critique. (a) ( a ) Etiemble, Le Mythe de Rimbaud, tome I: Genèse du mythe, tome II: Structure du mythe (Paris, 1954 et 1952). Ces deux tomes se complètent par Le Mythe de Rimbaud, L'Année du centenaire (Paris, 1961). L'auteur nous promet encore un quatrième

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Comme la «bougeotte» de Rimbaud semble avoir quelque chose de pathologique, c'est avec quelque plaisir, dirait-on, que certains psychiatres se sont penchés sur le cas de Rimbaud, utilisant son œuvre et ce que l'on sait de sa vie pour classer ce phénomène ambulant sous une des rubriques de leur système psychologique. Ce qui peut frapper alors, c'est l'agressivité avec laquelle parfois on traque notre fauve pour le faire entrer dans une des cases du système, que cette case d'ailleurs s'appelle «dromomanie» ou «paranoïa ambulatoire».(bj volume: Le Succès du mythe. Faut-il dire combien la «chasse aux mythes» d'Etiemble a été salutaire? Mais tout commentateur de Rimbaud écrivant après cette mémorable thèse se sentira frémir de temps en temps sous le regard de l'impitoyable inquisiteur. ... ( b ) Le terme paranoïa ambulatoire a été employé par le D r J. -L. Delattre, Le Déséquilibre mental d'Arthur Rimbaud (thèse de médecine) (Paris, 1928). La meilleure étude psychiatrique consacrée à Rimbaud est, sans conteste, celle du D r E . Verbeek, Arthur Rimbaud. Een Pathographie (Amsterdam, 1957). Ce gros volume de 607 pages, dont la richesse ne ressort nullement du trop maigre résumé en français, n'a pas les défauts de la plupart des études psychiatriques précédemment consacrées à Rimbaud, comme la suffisance du médecin à l'égard de son «malade» ou une information hâtive (les connaissances littéraires du D r Verbeek sont extrêmement solides). Ce travail distance de loin le livre du D r Jean Frétet, L'Aliénation poétique — Rimbaud — Mallarmé — Proust (Paris, 1946). Bien que le D r Frétet conclue au même diagnostic le D r Verbeek ne lui épargne pas ses critiques, comme il passe sévèrement au crible — avec raison, il me semble — toutes les publications médicales déjà parues sur Rimbaud. Le livre se compose de 3 parties: I) une excellente biographie de Rimbaud (195 pages); II) une Théorie des schizophrénies (160 pages), véritable thèse de psychiatrie, où l'on trouve le bilan de toutes les théories concernant la schizophrénie; III) La Relation entre la personnalité de Rimbaud et son œuvre littéraire à la lumière de la psychiatrie actuelle (151 pages). Ici, le chapitre Diagnostic de Rimbaud (91 pages) est le plus important pour notre propos. L'auteur conclut à une psychose schizophrénique, définie essentiellement comme une transformation radicale de la personnalité. Chez Rimbaud on peut observer une «rupture» (entre 1870 et 1871), due à une psychose aiguë, dont l'évolution revêt deux formes essentielles: a) la lutte désespérée contre la désagrégation existentielle, dont Une Saison est le reflet le plus dramatique, mais qui se manifeste aussi dans les Derniers vers, b) un deuxième stade, celui des Illuminations, où le poète, moins assailli par l'angoisse, s'adonne avec une certaine confiance aux hallucinations lumineuses. Une fois l'explosion créatrice de ces deux Schiibe terminée, Rimbaud sera condamné à vivre (à partir de 1875) la vie d'un «schizophrène postpsychotique». Si l'analyse psychiatrique et littéraire d'Une Saison faite à la lumière de ce diagnostic est convaincante, en revanche les pages consacrées aux Illuminations me semblent prêter à une critique assez sérieuse. Le D r Verbeek, s'inspirant des travaux de Bouillane de Lacoste et autres, croit à l'unité d'inspiration de ces poèmes, pourtant très divers, dont il date la composition entre mars et juin 1894. Or l'hypothèse selon laquelle les Illuminations, dans leur totalité, auraient été écrites après Une Saison est extrêmement fragile (voir note c du Chapitre VI de la présente étude), ce qui enlève beaucoup de leur valeur aux démonstrations de l'auteur. Plus généralement, on pourrait objecter que ce livre très riche et très nuancé ne réussit pas d'une façon tout à fait satisfaisante à faire la jonction entre la partie psychiatrique et l'analyse de l'œuvre. Néanmoins le diagnostic général proposé semble pouvoir être accepté, de même que les courts chapitres consacrés à la sexualité et à la religiosité de Rimbaud constituent

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Mais la critique proprement littéraire, elle aussi, n'a pas manqué d'insister sur l'influence que la «dromomanie» de Rimbaud a exercée sur son œuvre. Peu de commentateurs ont oublié de mentionner cet aspect. Ainsi F. Ruchon a écrit: «D'où vient l'originalité de sa vision de la nature? C'est qu'il ne la décrit pas statiquement, ne la voit pas étant immobile et assis, mais l'a animée et surprise, vagabond et errant, au cours de ses pérégrinations, a vécu tout près d'elle, couché le long des routes, sur les talus, et à l'orée des bois : il la suggère avec une curieuse abondance de verbes et d'expressions de mouvement. »(°) Récemment encore, L. Morawska a consacré à cet aspect ambulatoire un court article, qui recense rapidement les passages où Rimbaud exprime le mouvement. ( d ) Mais déjà en 1922 Albert Thibaudet avait mis «l'expérience du chemineau» au centre du commentaire que contient son article sur Mallarmé et Rimbaud.(e) Nous y lisons: «Rimbaud était un chemineau, pour qui la vie consista longtemps en ceci: aller indéfiniment à pied sur les grandes routes [...]. Quant aux Illuminations [...], c'est précisément le livre de la route: c'est de la littérature décentrée, exaspérée par l'optique de la marche et par une tête surchauffée de chemineau. » Un peu plus loin, le critique ajoute: «Dès qu'on a compris ce parti pris naturel de Rimbaud, cette optique de l'homme des routes, cette faculté d'évoquer partout des spectacles intérieurs, on ne trouve presque aucune difficulté dans les Illuminations. »

Or c'est bien la constatation contenue dans la première phrase citée, qui constitue en quelque sorte le point de départ de la présente étude. Mais la conclusion optimiste qu'en tire Thibaudet concernant sa valeur interprétative en dit en même temps trop et trop peu. Trop, dans ce sens que les Illuminations ne doivent pas uniquement leur naissance à des «spectacles intérieurs» observés au cours d'une marche. En effet, on pourrait se demander si vraiment toutes les difficultés ont été peu ou une excellente mise au point, dont la présente étude a tiré profit. Mon livre, qui se propose simplement d'étudier certaines structures de l'imaginaire rimbaldien, trouvera facilement un complément dans l'étude du D r Verbeek, dans ce sens que celle-ci rend mieux compte que je ne puis le faire du conditionnement psychologique de cet imaginaire ainsi que de son évolution interne. — Sur un point encore je ne puis être d'accord avec l'auteur: à la page 380 il déclare que les poèmes de mai-août 1872 (les «Derniers vers») sont d'une qualité moindre que ceux de 1871. ( e ) F. Ruchon, Jean-Arthur Rimbaud, sa vie, son œuvre, son influence (Paris, 1929), p. 87. ( d ) Ludmila Morawska, L'Expression du mouvement dans la poésie de Rimbaud, dans Kwartalnik Neofilologiczny, t. IX, 3 (Warszawa, 1962), pp. 261-268. ( e ) Article repris dans son livre: Réflexions sur la littérature (Paris, 1938).

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prou levées dès que nous lisons, dans la perspective indiquée par Thibaudet, des illuminations aussi hermétiques que Après le Déluge, Conte, Being Beauteous, Angoisse, Fairy, Génie, A une Raison, etc.... Ce serait vraiment trop beau, cette clef unique qui, véritable sésame, ouvrirait d'un seul coup le trésor des Illuminations. Mais Thibaudet en dit peut-être trop peu dans la mesure où il limite les reflets de l'expérience du chemineau dans l'œuvre de Rimbaud à la seule dimension d'un spectacle, d'une vision plastique, dont les Illuminations ne seraient qu'une traduction dans un autre registre, celui du langage. On a l'impression qu'ici Thibaudet, ailleurs si perspicace en matière de poésie, glisse vers une interprétation psychologiste, qui fait du poème un ensemble de signes que le lecteur devrait dépasser pour coïncider avec l'état d'âme qui fut à leur origine. Autrement dit, le lecteur — éventuellement aidé par le critique — devrait, à l'aide du matériau fourni par le poème, reconstituer les spectacles vus par Rimbaud. Dans cette perspective, les mots — et en général tout l'appareil du langage poétique — deviennent des outils permettant d'atteindre un contenu psychique. En procédant ainsi on méconnaîtrait la spécificité de l'entreprise poétique si bien mise en évidence par Sartre dans Qu'est-ce que la littérature?^) Sartre a montré que le projet poétique se fonde justement sur le refus d'envisager les mots comme des outils: «L'homme qui parle est au-delà des mots, près de l'objet; le poète est en deçà.» Cela veut dire, dans notre cas, que Rimbaud n'a nullement eu l'intention de considérer ses états d'âme ou ses visions, telles qu'elles avaient été vécues à un moment précis de son histoire, comme le terme auquel le lecteur serait invité à aboutir après avoir traversé les mots comme une vitre. Essayer de reconstituer les visions ou les états d'âme de Rimbaud me paraît une entreprise aussi hasardeuse que de décrypter à partir de ses textes poétiques un «message» soit philosophique, soit religieux. Sur le contenu des expériences qui sont l'occasion d'un poème, Sartre a dit l'essentiel : «Sans doute l'émotion, la passion même — et pourquoi pas la colère, l'indignation sociale, la haine politique — sont à l'origine du poème.» (Pour le problème qui nous occupe ici, on pourrait ajouter: les «spectacles intérieurs» qui naissent dans la «tête surchauifée du chemineau») «Mais elles ne s'y expriment pas, comme dans un pamphlet ou dans une confession. A mesure que le prosateur exprime ses sentiments, il les éclaircit; pour le poète, au contraire, s'il coule ses passions dans son poème, il cesse de les reconnaître: les mots les prennent, s'en pénètrent (')

Jean-Paul Sartre, Situations II (Paris, 1948).

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et les métamorphosent: ils ne les signifient pas, même à ses yeux. L'émotion est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée. Et surtout il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha (Sartre fait allusion à un tableau du Tintoret) plus qu'une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités. » Il y aurait peut-être quelque chose à redire à cette conception sartrienne, qui assimile trop facilement l'œuvre d'art et les mots poétiques à des choses, mais l'essentiel, ici, c'est que Sartre a bien vu que le propre du projet poétique est cette distorsion qu'il opère, par rapport au discours ordinaire, dans le couple signifiant - signifié. Or Rimbaud était pleinement conscient de l'étrange rapport de transcendance entre l'émotion vécue et le poème. Dans Jeunesse3 il dit: «Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. » Comment exprimer avec plus de justesse que ce qui importe pour le poète ce ne sont pas les souvenirs, les sensations, les sentiments, mais le poème qui va naître de «l'impulsion créatrice». La métaphore de la digestion indique clairement que nous sommes loin de cette conception selon laquelle le poème est le reflet ou la transcription d'un état d'âme: les «contenus psychologiques» donnés par la mémoire et les sens doivent être anéantis en tant que tels pour se métamorphoser dans une réalité poétique. Mieux encore, le poète lui-même doit se faire violence, doit se torturer pour se dépouiller de toute sa subjectivité. Ici il y a lieu de citer le trop fameux «programme» contenu dans la «lettre du voyant>>4(s): La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver! Cela semble simple: en tout cerveau s'accomplit un développement naturel; tant d'égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel! — Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos quoi! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. (E) Une excellente analyse de cette lettre se trouve dans W. M. Frohock, Rimbaud's Poetic Practice (Cambridge, Massachusetts, 1963) (dans le chapitre IV: Hallucination and Epiphany). M. Frohock, qui ne se laisse pas impressionner par la «métaphysique» de Rimbaud, a de plus le mérite d'avoir montré qu'à l'intérieur de la foi de Rimbaud dans ses vérités s'est infiltré ce que Sartre appellerait la «mauvaise foi dans la foi» (cf. VEtre et le Néant, Paris, 1943, pp. 108 sqq.) rien que du fait qu'il est conscient du regard (peut-être sceptique) du destinataire de sa lettre. Au Chapitre VI on reviendra sur le côté «comédien» de Rimbaud.

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Le Poëte se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche luimême, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême savant! ... Ce qui, dans ce texte, nous intéresse — il est peut-être utile de le dire au seuil de cette étude — ce ne sont pas les vérités métaphysiques que Rimbaud veut assener à son correspondant et qui constituent un digest, ou plutôt un résumé assez mal digéré, comme on sait, de toute une tradition poético-ésotérique.(h) Le «savoir» philosophique de Rimbaud, son système métaphysique n'ont pas pour moi l'attrait qu'ils ont exercé sur tant de commentateurs. Rimbaud n'est pas «le suprême savant». Ne demandons pas à Rimbaud ce qu'il n'est pas en mesure de nous révéler (quoique, dans certains moments de naïveté, il s'en soit cru capable) ou, si l'on veut, ce qu'il est de toute façon moins en mesure de nous révéler que tel auteur théologien ou mystique s'il s'agit de religion, que tel philosophe s'il s'agit de philosophie, que tel savant s'il s'agit de science. La valeur poétique d'une œuvre comme celle de Rimbaud n'a que peu à voir avec la validité de sa philosophie. Autrement dit, quelles qu'aient pu être les illusions de Rimbaud lui-même à ce sujet, sa «voyance» et les «révélations» qu'il aurait eues, ainsi que la doctrine que celles-ci lui auraient inspirée ne paraissent pas être le nœud privilégié à partir duquel sa poésie doit être expliquée. Qu'il soit permis de citer ici le critique italien Umberto Eco, qui écrit: «La connaissance du monde a dans la science son canal autorisé, et toute aspiration de l'artiste à la voyance, même si elle est féconde sur le plan poétique, reste en soi des plus hasardeuses. L'art a pour fonction non de connaître le monde, mais de produire des compléments du monde: il crée des formes autonomes s'ajoutant à celles qui existent, et possédant une vie, des lois, qui leur sont propres, »f1) Si on laisse donc de côté l'aspect idéologique du passage cité de la «lettre du voyant», ce qui est intéressant à noter, c'est que pour Rimbaud le poème prime le poète. M. Frohock a excellemment dégagé du fatras (") L'exemple le plus frappant d'une tentative de traverser la poésie de Rimbaud pour atteindre le «système» qui serait caché derrière elle nous est fourni par les ouvrages de Jacques Gengoux; sur les traces de Rolland de Renéville, qui voit dans les poèmes de Rimbaud des révélations pures, l'auteur essaie de dégager la Doctrine du jeune poète, pour la circonstance mué en parfait cabbaliste détenteur de toute une sagesse orientale. Cf. Jacques Gengoux, La Symbolique de Rimbaud (Paris, 1947), et La Pensée poétique de Rimbaud (Paris, 1950). (') Umberto Eco, L'Œuvre ouverte (traduit de l'italien) (Paris, 1965), p. 28.

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ésotérique de ce texte ce qu'il contient d'important sur le plan strictement poétique: The importance of his ordeal, whether real or ritualistic, lies in his regarding it not as a subject of poetry but as an instrument. It is not to be something to write about, but an initiation qualifying him to write about something else. This specifies a definitive rupture with French Romanticism and perhaps with Romanticism everywhere : the gambit of the Pageant of the Bleeding Heart, which has been the controlling one in poetry from Lamartine to Baudelaire, is here abandoned at long last. Hugo and Musset had sung their sufferings with great eloquence; in refusing to sing theirs Vigny and Leconte de Lisle had used equal eloquence and had merely reversed the medal. (Nothing, as their contemporary Sainte-Beuve remarked, so resembles a hollow as a swelling.) Rimbaud's determination to use suffering, self-consciously, as a means to an end, leaves his Romantic predecessors, even if not the Romantic language, far behind.^) On pourrait aller un peu plus loin et dire que c'est non seulement la «torture» (ordeal) qui cesse d'être un sujet de poésie pour devenir simple instrument, mais toute émotion subjective, tout état d'âme, toute expérience psychologique. Là réside sans doute le sens qu'il faut donner à la notion de «poésie objective» que Rimbaud oppose à celle de «poésie subjective» dans sa lettre à Georges Izambard 5 . Cela est si vrai que même la crise existentielle la plus grave que sa vie ait connue (du moins, faute de renseignements, nous supposons qu'elle fut la plus grave) et qui fait le sujet d'Une Saison en Enfer a été traitée par Rimbaud poétiquement. L'on pourrait objecter que dans l'introduction l'auteur parle de son «carnet de damné»; cela supposerait qu'il s'agirait pour Rimbaud d'un simple journal destiné à donner un compte-rendu de son «combat spirituel», compte-rendu qui aurait pu l'aider à voir un peu plus clair dans son âme. N'espère-t-on pas toujours, en confiant ses idées, ses sentiments à un journal intime, mieux se connaître soi-même, éventuellement avec l'intention de mieux vivre? Il est probable que ce texte a eu pour Rimbaud aussi cette fonction, et il est légitime d'utiliser ce texte, somme toute plus explicite que la plupart des Illuminations, comme un document pouvant nous renseigner sur la vie intime de Rimbaud (avec quelle précaution il faudra cependant s'en servir, la querelle autour de l'antériorité ou de la postériorité des Illuminations par rapport à Une Saison en Enfer nous le prouve). Mais Une Saison n'est pas uniquement une mise au point personnelle, une confession destinée à résoudre, en le relatant, un problème existentiel. Quand Rimbaud écrit à son ami Delahaye sur ce qui le préoccupe au moment (mai 1873) où il a com(0

Op. cit.,

p. 89.

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mencé la rédaction, c'est dans un langage d'homme de lettres qu'il s'exprime: «Je travaille pourtant assez régulièrement: je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre. » Et un peu plus loin: «Mon sort dépend de ce livre pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer.»6 «Mon sort dépend de ce livre» traduit bien une préoccupation littéraire se greffant sur le «combat spirituel», qui a tant impressionné les commentateurs de Rimbaud. Il se peut que le drame de Bruxelles ait renforcé, aux yeux de Rimbaud luimême, la valeur d'Une Saison en tant qu'auto-analyse, mais la conscience d'avoir fait œuvre poétique n'a pas pour autant quitté Rimbaud, qui s'empresse de faire éditer l'ouvrage, consentant ainsi à ce que celui-ci aille mener une vie objective, indépendante de l'expérience vécue qui était à son origine. Une œuvre d'art donc, aussi bien ou peut-être plus qu'un moyen destiné à aider l'auteur à sortir d'une crise. Non pas un véritable carnet, — comme avec une certaine ruse stylistique Rimbaud présente ce livre — non pas un instrument mémoratif comme le Mémorial de Pascal, mais, dans son projet et dans son exécution, un poème achevé, comme le prouvent aussi bien l'existence des Brouillons que toute la structure du texte. Cette digression sur la nature, assez nettement aperçue par Rimbaud lui-même, de son entreprise poétique m'a paru indispensable pour préciser dans quelle mesure je voudrais élargir les vues de Thibaudet et sur quel plan j'entends mettre cette analyse de l'expérience de la marche et du mouvement dans l'œuvre de Rimbaud. On essaiera donc de ne pas traiter les textes que nous possédons de Rimbaud comme un prétexte pour décrire ses états d'âme, préalablement hypostasiés à l'aide d'une réduction du poétique au psychologique. Une remarque cependant s'impose: s'il est vrai que cette méthode oblige à ne pas sortir de l'espace proprement poétique, nous nous heurtons à une difficulté de taille qui risque de compromettre notre tentative: il n'existe pas de langage critique possédant suffisamment de rigueur pour toujours éviter le glissement d'une description phénoménologique des faits poétiques vers une interprétation qui part de l'origine psychique des textes. Que le lecteur se résigne donc à trouver dans cette étude des expressions telles que «le poète a voulu dire» ou «le poète exprime tel sentiment», expressions peu adéquates, mais qui ne doivent être considérées que comme de simples outils que l'usage a transmis et qu'il serait malaisé de remplacer par d'autres instruments peut-être plus adaptés, mais peu maniables.

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Il y a un fait plus grave encore qui semble compromettre la simplicité de la méthode. Rester le plus possible à l'intérieur de l'espace poétique, telle pourrait être définie, dans un premier temps, l'exigence méthodologique de cette étude. Faudrait-il en conclure que, une fois posée la transcendance de l'œuvre par rapport à son créateur, l'interprétation se condamne à ne tenir compte que du jeu de relations formelles immanentes à l'œuvre et qui n'auraient plus aucun rapport avec le projet auquel celle-ci doit son existence? Il est clair que l'on ne pourra pas faire entièrement abstraction de tout ce que l'on sait de la vie de Rimbaud (dans ce cas-ci: de tout ce qui est connu de son expérience de promeneur). Sur le plan de la méthode une certaine ambiguïté ne pourra sans doute être évitée. Cette ambiguïté pose certainement un problème important. Sans vouloir y apporter une solution, je dirai simplement ceci, espérant faire entrevoir en même temps la direction dans laquelle cette étude s'engage: si le critique a pour tâche de dévoiler certaines structures, il est bon de ne pas oublier que le principe structurant par excellence est justement le «projet» de l'auteur. Une étude thématique est possible parce que l'auteur a insidieusement fait entrer son projet existentiel dans l'œuvre, que, d'autre part, il a voulu si nettement détacher de lui-même. La poésie est «objective», soit. Mais sa face tournée vers le lecteur n'est pas pour celui-ci tout à fait identique à cet ensemble d'aspects qui, selon la phénoménologie, se montre dans la perception d'un objet inerte pour en désigner, dans une série infinie de prises de vues, la totalité inépuisable. Si l'on peut être d'accord avec Sartre pour dire qu'en poésie le mot et la phrase deviennent des choses, il s'agit cependant de choses hantées par une subjectivité, si bien que le lecteur sera toujours — et très légitimement — tenté de discerner, dans la structure des relations formelles inscrites dans l'œuvre, les traits d'un visage et une présence humaine. Dans un certain sens l'œuvre d'art est donc un objet clos en lui-même ; toutefois c'est un objet étrange, un objet non pas inerte, mais qui parle et se désigne au lecteur ou au spectateur comme un je. Différente en cela des purs objets comme une table ou une pierre, l'œuvre d'art est un objet-sujet. On peut, certes, à la suite de Lévi-Strauss, la réduire à un pur «jeu combinatoire indépendant de la conscience» afin de l'étudier selon des méthodes dites «structuralistes». C'est là une voie scientifique d'approche, mais ne voit-on pas que, si le simple consommateur d'art s'est intéressé à ce jeu, c'est justement parce qu'il soupçonnait que ce jeu est sous-tendu par un je! Non pas forcément le je biographique de l'auteur, mais un je éprouvé comme une force unifiante et structurante ayant l'autonomie d'une

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altérité. Le structuralisme pur peut légitimement mettre cette altérité entre parenthèses, ce qui lui permet de faire des découvertes étonnantes. Mais si l'on quitte le domaine de la science pour aller rendre compte de la fascination esthétique de l'œuvre, on ne peut pas ne pas récupérer et intégrer cette subjectivité. Ces quelques considérations trop abstraites(k) tendent à justifier mon entreprise, qu'on peut appeler thématique. En effet elle cherche à dégager de l'œuvre certains thèmes; ces thèmes, cependant, seront considérés comme des structures qui doivent en majeure partie leur existence à une subjectivité se manifestant, elle, dans le projet poétique même. D'une part donc ce livre voudrait éviter l'erreur consistant à considérer l'œuvre comme une émanation directe ou une traduction plus ou moins fidèle d'un contenu psychique. D'autre part, faire abstraction du projet poétique que l'œuvre peut dévoiler semble être un sacrifice trop lourd à celui qui voudrait pratiquer la critique littéraire. Je me suis donc installé dans une position assez inconfortable, qui ne peut être justifiée que par l'hypothèse suivante: les structures d'une œuvre offrent une homologie suffisante avec les structures du comportement de son auteur pour qu'il soit possible et légitime de faire de temps à autre la navette entre la vie et l'œuvre afin de mieux dégager les structures thématiques de celle-ci (et non pas, évidemment, afin d'étudier la psychologie de l'auteur). Méthode impure, bâtarde aux yeux d'un structuraliste rigoureux, méthode ambiguë, mais que je crois correspondre à l'ambiguïté de l'œuvre poétique elle-même, qui est, bien sûr, un «objet» mais un objet hanté par une mystérieuse subjectivité. *

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Avant d'aborder l'étude de l'expérience de la marche dans la poésie de Rimbaud, on pourrait encore se demander si la façon dont le poète a exploité littérairement cette expérience ne nous donne pas déjà une première indication sur la valeur de son projet poétique. En effet, il paraît significatif que Rimbaud ait choisi d'exprimer directement son expérience ambulatoire dans des poèmes et qu'il n'ait pas été tenté de la consigner dans un journal intime (on sait que sa sœur Vitalie a tenu un journal) ou de la décrire dans des notes de voyage. Une comparaison pourrait nous aider ici. Pour ne citer qu'un auteur proche de Rimbaud par le temps où il vivait et par certaines de ses aspirations ( k ) Pour une plus ample discussion de ce problème, voir Serge Doubrovsky, Pourquoi la Nouvelle Critique (Paris, 1966).

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littéraires, prenons les Voyages de Flaubert, parmi lesquels surtout l'ouvrage Par les Champs et par les Grèves pourrait nous éclairer^1) La question suivante pourrait alors être posée: Comment se fait-il que deux êtres aimant tous les deux passionnément les promenades et les voyages et qui se sont découvert, dès leur enfance, une vocation de poète( m ), aient eu une attitude si différente quand il s'agissait de traduire leur expérience ambulatoire dans un texte écrit? Une première ébauche de réponse a été donnée lorsqu'il a été observé combien Rimbaud est loin de cette idée que le poème ou plus généralement le texte littéraire serait la transcription, le reflet ou l'expression d'un état d'âme. Dans leur première intention, les notes de voyage, elles, sont ce reflet: leur auteur les écrit pour conserver, comme dans un album de photos, les impressions auxquelles il se propose de revenir plus tard. Toutes «littéraires» qu'elles peuvent être, ces notes gardent un caractère d'instrumentalité. On pourra évidemment laisser s'estomper ce caractère instrumental en lisant le texte comme une sorte de poème en prose; mais cela n'est possible qu'en faisant momentanément abstraction du lien historique qui lie ses notes à l'expérience datée de leur auteur. Cette possibilité, pour le genre notes de voyage de glisser vers la pure littérature permet à des écrivains comme Flaubert de les utiliser plus tard comme un matériau en vue de futures œuvres littéraires. C'est seulement à partir de ce moment que les notes deviennent ce que Rimbaud avait appelé «la nourriture de son impulsion créatrice». Dans cette perspective les positions de Flaubert et de Rimbaud ne sont au fond guère différentes: tous deux métamorphosent dans l'objectivité de l'œuvre le matériel fourni par le «vécu». La seule différence réside dans le tempo de leur digestion. En effet, nous connaissons l'impatience de Rimbaud, qui était hanté par la possession immédiate7 et qui a été caractérisé comme le «génie impatient», tandis que pour Flaubert on a pu parler de «lenteur psychique».(n) Rimbaud n'est pas homme à (') Gustave Flaubert, Voyages, texte établi et présenté par René Dumesnil (Paris, 1948). ( m ) Flaubert, lui aussi, a opté à seize ans pour la poésie contre «toute la sotte érudition des éplucheurs, équarrisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens»: «O que j'aime bien mieux la poésie pure, les cris de l'âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l'âme, les pensées du cœur». (Lettre du 24 juin 1837 à Ernest Chevalier, reproduite, p. 23, dans: Gustave Flaubert, Extraits de la correspondance ou Préface à la vie d'écrivain. Présentation et choix de Geneviève Bollème, Paris, 1963). ( n ) Voir Henri Mondor, Rimbaud ou le Génie impatient, (Paris, 1955); Georges Palante, «La Lenteur psychique (Etude du caractère de Frédéric Moreau)», dans Mercure de France, 1er juin 1921.

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passer, dans sa création littéraire, par un relais quelconque, tandis que Flaubert (en qui il y a du ruminant, pour développer la métaphore de Rimbaud) est l'artiste de la création différée. Simple question de tempérament donc? Peut-être, mais il se trouve que, tout en ayant en commun une certaine esthétique anti-romantique, les deux écrivains s'opposent sur un point important. Dans les passages des romans de Flaubert qui ont une expérience de la promenade pour sujet et qui souvent sont de véritables poèmes en prose, nous avons l'impression que, malgré toute la mobilité et tout l'impressionnisme fugitif que Flaubert met dans ses descriptions, l'univers flaubertien se révèle à nous comme un monde déjà — et irrémédiablement — constitué. On sait que Y Education sentimentale est un livre où il n'arrive rien, ou plutôt où tout est déjà arrivé, mais il est intéressant de noter que même la promenade et le voyage — symboles éternels pourtant de cette quête du nouveau — seront affectés, chez Flaubert, d'un coefficient de passéisme.(°) Or, ce qui frappe dans la poésie de Rimbaud, c'est qu'il s'y exprime un univers-en-train-de-se-constituer. On est, pour ainsi dire, en présence d'une poésie de l'aventure pure, poésie qui nous dit ce qui arrive absolument. Comprenons qu'il ne s'agit pas de raconter les aventures arrivant, dans le monde, à une subjectivité qui a décidé de l'explorer. Non, le monde et le je de l'aventurier se constituent simultanément dans le même acte poétique. C'est dans ce sens que Jean-Pierre Richard a pu appeler la poésie de Rimbaud «une poésie du devenir ».(P) D'autre part, Rimbaud a défini son art (il le dit à propos d'Une Saison en Enfer, mais cette remarque vaut pour toute son œuvre) en insistant sur «l'absence des facultés descriptives et instructives»8. Cette absence (si chère à Satan, comme il dit, et dans le contexte cela signifie qu'il y voit une grande qualité littéraire) est un autre aspect de son refus du déjà constitué. Si mobile qu'elle puisse être, ou si subjective, la description pose l'objet à décrire comme étant déjà là. Peu importe que l'objet soit le monde extérieur ou le monde intérieur des états d'âme, pour le descripteur sujet et objet sont déjà constitués dans leur irrémédiable altérité. Et dans ce sens l'esthétique de la volonté descriptive, chez Flaubert, est une autre manifestation de son passéisme. Il s'agit ici, évidemment, de pure technique littéraire, mais le choix ou l'élaboration (°) N'oublions cependant pas que, dans ses notes de voyage, le jeune Flaubert fait encore souvent preuve d'un optimisme tonique, en croyant aux vertus du dépaysement. L'opposition Rimbaud — Flaubert pourrait alors se comprendre comme une opposition entre l'enthousiasme confiant de la jeunesse et le scepticisme amer de l'âge mûr. (•>) Jean-Pierre Richard, «Rimbaud ou la Poésie du devenir», dans Poésie et Profondeur (Paris, 1955).

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d'une simple technique peuvent éclairer le sens à donner à une œuvre.(q) On pourrait cependant se demander: les mots employés par Rimbaud, s'ils ne sont pas des signes mémoratifs, s'ils ne décrivent pas, à quoi servent-ils alors? La réponse pourrait être (cette formule, trop simpliste, n'est que provisoire, — il faudra donc la justifier et la nuancer au cours de cette étude) que, par la vertu de la parole poétique, nous vivons l'aventure d'une conscience qui par son élan fait exister ou plutôt fait devenir le monde sous son regard émerveillé. Des poètes de la trempe de Rimbaud prennent au sérieux le statut ontologique de l'acte de conscience, à propos duquel la phénoménologie husserlienne nous apprend que le regard est une intentionnalité et que dans cet élan intentionnel se constituent un dehors et un dedans, première ébauche d'un monde et d'un moi. Regard pur, élan gratuit quand il s'agit de poésie, l'intentionnalité n'est plus dictée par le souci, auquel le monde se dévoile comme un vaste ensemble de vecteurs d'instrumentalité. Or nous verrons que les mêmes catégories constituent l'attitude fondamentale du promeneur solitaire: élan et regard créateurs, «dégagement» constitutif d'une dialectique d'un dedans et d'un dehors, gratuité d'un exercice qui ne contraint pas le monde à s'organiser dans la perspective de buts à atteindre et de moyens à utiliser. Ces considérations nous amènent à poser — un peu trop brutalement peut-être, mais on aura amplement l'occasion d'y revenir — une certaine équivalence entre promenade et poésie. Il me semble que cette équivalence est à l'origine des métaphores par lesquelles tant de poètes désignent leur entreprise (voyage, évasion, course, quête, chasse, conquête, flânerie) aussi bien que leur «terrain d'action» (paysages intérieurs, Tailleurs, l'Inconnu, etc.). Ces idées méritent d'être développées, ce qui sera fait ultérieurement. Mais déjà à propos du choix purement formel qu'a fait Rimbaud, j'ai cru utile de faire ressortir, à la suite de J.-P. Richard, dans quelle mesure la poésie de Rimbaud peut être considérée comme une poésie du devenir, en lui opposant (un peu trop schématiquement, il est vrai) la poésie flaubertienne du devenu. Refus de l'écartèlement du temps que suppose la rédaction de notes de journal, refus de la distance qui rend la description possible, voilà (i) A ses moments Rimbaud sait être un bon descripteur. Je pense surtout à sa lettre du 17 novembre 1878®, où il décrit si plaisamment son passage du Gothard. On s'est plu à relever dans cette lettre des qualités littéraires, voire poétiques, qui n'auraient donc pas quitté ce renégat de la poésie. Mais ne voit-on pas qu'à part une certaine verve sarcastique ce morceau, où Rimbaud manifeste sa volonté de communiquer avec les siens, n'a plus rien à voir avec l'art poétique qui a créé les Illuminations et Une Saison?

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une attitude où se traduit un besoin de l'immédiat, et que rejoint un autre élément essentiel d'une poésie évoluant de plus en plus vers l'hermétisme : le refus de la communication. Ce refus, Rimbaud l'a quelquefois clairement formulé dans ses poèmes. Ainsi, par exemple, le poème 0 Saisons, ô châteaux se termine par: «Que comprendre à ma parole? / Il fait qu'elle fuie et vole! / O saisons, ô châteaux!»10, tandis qu'à la fin de Parade nous lisons: «J'ai seul la clef de cette parade sauvage.»11 Le refus de la communication présente deux aspects: en premier lieu tout se passe comme si Rimbaud, en négligeant de prendre des notes ou d'écrire un journal, voulait indiquer combien peu il se souciait d'établir une communication, à travers la distance du temps, entre un moi qui a vécu telle ou telle chose et le moi qui veut se souvenir. Là se manifeste déjà une absence de «réflexivité» sur laquelle on aura encore l'occasion de revenir. Le refus devient plus grave quand il s'agit, aux yeux de Rimbaud, de dénier à la parole le caractère d'un moyen utilisé pour établir des contacts avec autrui. En se dépouillant de la vertu instrumentale et transitive, la parole devient ainsi exercice pur et solitaire, comme l'est aussi, dans sa solitude, la marche du promeneur. Vue ainsi, l'équivalence entre poésie et promenade à laquelle on vient de faire allusion n'est pas seulement à l'œuvre dans la rêverie silencieuse, mais se manifeste également d'une façon spécifique au niveau du langage. On pourrait penser ici aux réflexions si fécondes de Gaston Bachelard sur l'imagination poétique, dont je me bornerai à citer quelques phrases tirées d'un passage, qui, mieux que je ne pourrais le faire, éclaire certaines idées directrices de la présente étude: «La poésie est un des destins de la parole. En essayant d'affiner la prise de conscience du langage au niveau des poèmes, nous gagnons l'impression que nous touchons l'homme de la parole nouvelle, d'une parole qui ne se borne pas à exprimer des idées ou des sensations, mais qui tente d'avoir un avenir. On dirait que l'image poétique, dans sa nouveauté, ouvre un avenir du langage. »(r) C'est donc en conférant un statut ontologique spécial aux mots euxmêmes et en considérant le langage à l'envers, comme dit Sartre, que l'on pourrait parler d'un espace poétique et qu'un poète comme Hölderlin proclame: «Voll verdienst, doch dichterisch wohnet / Der Mensch auf dieser Erde» (C'est plein de mérites, mais poétiquement, que l'homme habite cette terre).(8) (') Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie (Paris, 1960), p. 3. ( 8 ) Je me rapproche ici de certaines réflexions heideggeriennes, telles qu'elles ont été commentées pour un public d'expression française dans le livre d ' A . D e Waelhens,

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Or, en ce qui concerne Rimbaud, les quelques remarques qu'on vient de lire sur son refus de communiquer (que dévoilent son choix de ne pas passer par le relais des notes de journal ainsi que sa tendance à l'hermétisme) voudraient suggérer que lui aussi a conçu la poésie comme un moyen de conquérir et d'habiter cette terre, et que par conséquent le thème de la promenade est, dans le cas de Rimbaud, un thème suffisamment archétypal pour que l'on puisse espérer qu'en l'élucidant nous enrichirons notre compréhension de l'ensemble de sa poésie. Non pas que cette étude prétende à son tour proposer une «clef unique». Il est vrai que le vagabondage a été une des constantes de la vie de Rimbaud, une des activités qui ont le plus frappé l'imagination de ses amis et de ses lecteurs; il n'est cependant qu'une activité parmi tant d'autres auxquelles s'est adonné ce poète-négociant. Mais je crois que le thème de la promenade, apparemment moins chargé d'à priori psychologiques ou métaphysiques que le complexe d'infériorité ou la «voyance» par exemple, expose moins le commentateur au danger de se laisser entraîner en dehors de l'aire de l'explication proprement littéraire. D'autre part, bien que tout comportement dévoile le projet existentiel dans sa totalité, la marche et la promenade sont des exercices assez «primitifs» dans leur aspect psychologique et en même temps assez complexes pour que toute une manière d'être s'y profile avec une richesse de détails que ne dégagerait sans doute pas si aisément l'étude d'autres thèmes plus culturels et plus localisés, comme celui du soleil.^) Voilà plus ou moins justifiés le choix du sujet de ce livre et la façon dont il sera traité. Si j'ai cru nécessaire de placer au début de cette étude ces remarques d'un caractère parfois trop abstrait et que d'ailleurs, dans un mouvement circulaire, rejoindra la conclusion, c'est pour que le lecteur puisse s'y référer chaque fois qu'au fil des analyses je serai amené à compromettre la pureté de la méthode par l'utilisation de techniques moins spécifiquement phénoménologiques. *

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La Philosophie de Martin Heidegger, 2e éd., (Louvain, 1946). (Voir le chapitre XVII). (') Cf. l'essai de Marc Eigeldinger, Rimbaud et le Mythe solaire (Neuchâtel, 1964), ainsi que la thèse de Jürg Peter Rüesch, Ophelia. Zum Wandel des lyrischen Bildes im Motiv der «Navigatio Vitae» bei Arthur Rimbaud und im deutschen Expressionismus (Zürich, 1964). Ce dernier livre donne une analyse intéressante du thème de l'eau et de la navigation dans la poésie de Rimbaud, surtout dans Le Bateau ivre.

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En entamant maintenant l'analyse de l'expérience de la marche et du mouvement dans l'œuvre de Rimbaud, on pourrait retenir d'abord que les rêveries d'un promeneur solitaire se font selon un axe vertical mimé par le corps fièrement planté debout sur le sol. Il est vrai que l'euphorie physiologique fait le prix de l'exercice de la marche, mais aucun promeneur ne s'y cantonne, car l'onirisme inhérent à l'exercice de la marche suit cet axe que le corps lui désigne, ce qui n'est autre qu'une sublimation qui tend à dépasser le bien-être physique. On aura encore l'occasion de revenir sur ce pouvoir sublimant de la marche chez Rimbaud, quand sera étudié le mouvement ascensionnel qui caractérise sa poésie. Mais ici on pourrait signaler un effet tout particulier de cette sublimation: Quand nous essayons de dire ce qu'est l'homme, nous opérons spontanément une hiérarchisation de ses facultés dans des termes spatiaux du bas et du haut: psychologues ou anthropologues montent de la vie physiologique à la vie psychologique, et de la vie psychologique à la vie de l'esprit. Le spirituel est conçu comme l'apogée de la dynamique sublimante, qui apparaît alors comme un pouvoir de rationalisation progressive transformant le vécu en vérité. Rien d'étonnant donc que l'image de la promenade elle-même, habitée qu'elle est par une force fusante, se sente particulièrement à l'aise dans le domaine de la conceptualisation anthropologique, cette tentative de l'homme de se dire lui-même. Ainsi le concept de promenade possède en soi un évident pouvoir métamorphosant, qui est une sorte d'auto-sublimation ; il monte avec une extrême facilité tous les degrés de l'échelle des valeurs, comme on peut le constater aussi chez Rimbaud: dans sa poésie on pourrait distinguer au moins quatre ou cinq niveaux où l'idée de promenade est utilisée. Il y a d'abord le niveau de la sensation pure, fortement colorée d'érotisme. Nous en trouvons une description dans le poème bien connu Sensation12 : Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l'herbe menue: Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue. Je ne parlerai pas, je ne penserai rien: Mais l'amour infini me montera dans l'âme, Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, — heureux comme avec une femme. Dans Ma Bohème13, l'image de la promenade fusionne intimement avec celle de la poésie, si bien qu'on ne saurait dire si la promenade est une

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simple métaphore pour désigner la poésie, ou si c'est l'inverse. De toute façon la pure sensation est ici dépassée:«— Petit Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course / Des rimes» et: «... rimant au milieu des ombres fantastiques, / Comme des lyres, je tirais les élastiques / De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!» A un autre niveau de la hiérarchie, celui de l'histoire sociale, Rimbaud sera tout naturellement amené à utiliser l'image, chère au XIXe siècle, du progrès. On pourrait objecter que, s'agissant là d'un cliché à tel point usé, cette image ne contient plus aucune charge onirique pour Rimbaud. Cela n'est pas si sûr, car il y a deux passages où nous voyons Rimbaud, chez qui, comme nous verrons, la vie de l'humanité est spontanément placée sous le signe du déplacement, user d'ironie envers l'image qu'il emploie. Or, j'espère prouver que l'ironie de Rimbaud s'exerce presque toujours aux dépens de lui-même. C'est sa façon de prendre distance vis-à-vis de quelque chose qui lui tenait à cœur. Il faudrait alors admettre qu'au moins quelquefois ce cliché a signifié pour Rimbaud une certaine réalité, autrement dit que la métaphore conventionnelle l'a fait authentiquement rêver. Dans l'Album zutique il pastiche l'auteur Louis-Xavier de Ricard en écrivant cet alexandrin cocasse14: «L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès». Rimbaud tire ici les notions de progrès et de marche des peuples (notions qu'il emploiera lui-même ingénument, cf. par exemple: «L'humanité se déplace»15, «la marche des peuples»16, «le poëte [...] serait vraiment un multiplicateur de progrès»17) vers leur sens concret en les utilisant dans une combinaison absurde d'images. Mais cette attention brusquement tournée vers le sens concret d'une métaphore employée est plus visible encore dans cette phrase à'Une Saison: «La science, la nouvelle noblesse! Le progrès. Le monde marche! Pourquoi ne tournerait-il pas!»18 Ne voit-on pas Rimbaud ironiser ici sur sa propre propension à se laisser entraîner par la valeur onirique des images, si éculées qu'elles soient? Le plus haut niveau où l'on retrouve chez Rimbaud la métaphore de la promenade se place à l'extrême pointe de la sublimation. C'est le niveau auquel Rimbaud lui-même consigne « les voyages métaphysiques »19. On pensera aussi aux «Rêves ou Promenades / Immenses, à travers les nuits de vérité», dont il est question dans le poème Les Sœurs de charité20 (poème d'un ton si baudelairien qu'on pourrait 1 presque parler d'un pastiche). Bien que l'emploi de cette métaphore soit très littéraire (depuis Plotin elle a connu une belle carrière), elle semble avoir gardé pour Rimbaud une charge onirique assez forte pour qu'il y recoure assez souvent, comme nous le verrons encore.

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Il serait malaisé de décider à chacun des niveaux dans quelle mesure une métaphore de ce genre participe encore au dynamisme imaginatif et dans quelle mesure elle n'est utilisée que comme une monnaie d'échange inerte, docilement puisée dans une tradition littéraire. Déjà ici on pourrait avancer — fût-ce avec une certaine prudence — que Rimbaud a vécu assez sincèrement la sublimation de l'exercice de la marche en exercice métaphysique, pour y voir une marque de sa poésie (marque qu'il aurait en commun avec le Romantisme). Autre chose, toutefois, est de chercher de quel contenu conceptuel il faudrait doter une métaphore à chacun des niveaux où elle est utilisée. Orienter l'étude de Rimbaud vers son système conceptuel me paraît présenter peu d'intérêt. En effet les concepts pris au sérieux ne sont que cette face des images oniriques qu'un mouvement de rationalisation a durcie. Or, quand il s'agit de rationalisation proprement dite, il n'est peut-être pas sacrilège de dire que Rimbaud trouve facilement ses maîtres, ceux justement auxquels il a sur une si large échelle emprunté ses idées (Hugo, Baudelaire, Michelet, Leconte de Lisle, Banville, etc.). Après donc avoir signalé que l'image de la promenade, de la marche ou du voyage peut correspondre à des niveaux différents, la nature de cette étude nous justifie, je crois, de ne pas y prêter trop d'attention. Qu'il suffise d'avoir suggéré ici que le même axe vertical de sublimation progressive, qui, comme nous verrons, est un trait fondamental de la poésie de Rimbaud, peut s'observer aussi dans le domaine d'une hiérarchie des idées. Ce qui vient d'être dit n'implique pourtant nullement que les analyses qui suivent se restreignent à décrire l'aspect physiologique de l'expérience ambulatoire. En effet, l'axe de sublimation dont il a été question ne doit pas être considéré comme représentant un processus génétique, comme si dans l'évolution biologique de l'homme un stade purement physiologique précédait un stade dominé par le psychologique.(u) Ce serait de nouveau renier la méthode phénoménologique pour se lancer à la recherche d'une chimérique origine. Il doit être bien entendu que même au niveau corporel se révèle un être-dans-le-monde avec toutes ses implications psychologiques et «spirituelles». Mais les idées avancées ici ont été mieux exprimées par Ludwig Binswanger, qui a écrit: «Une fois pour toutes on devra se rendre compte que c'est l'image de notre existence corporelle, qui figure partout le «type» d'après lequel le langage conçoit et nomme ( u ) C'est ce préjugé génétique qui gâche un peu l'article, autrement non dépourvu d'intérêt, de Jules de Gaultier, «Le Lyrisme physiologique et la Double Personnalité d'Arthur Rimbaud», dans Mercure de France, 1er mars 1924, pp. 289-308.

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toutes les autres manifestations de notre «présence» (Dasein). Que le langage en soit capable, cela est uniquement dû au fait que, à l'opposé de l'intelligence dont la fonction est de démembrer et de diviser, il voit notre «présence» dans son unité et son indivision. C'est pourquoi il ne faudrait pas dire que le langage «corporifie» les formes et les modes non-corporels par lesquels notre «présence» se manifeste; le fait est plutôt que dans les manifestations corporelles le langage voit déjà les manifestations psychiques et spirituelles, comme il continue à voir, dans ces dernières, les manifestations corporelles».(v) En ce qui concerne également l'expérience ambulatoire (qui, comme il a été suggéré, est pour Rimbaud en quelque sorte homologue de l'expérience poétique), ce qui compte, c'est sa signification indivise, où le corporel et le spirituel se pénètrent. La première chose à noter c'est que, dans cet exercice, l'homme vit pleinement 1' «éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance», pour employer une expression de Rousseau.(w) Ceci est très net dans le cas de Rimbaud, pour qui la promenade a souvent pris la forme d'une véritable fugue. Dans Ma Bohème21, par exemple, nous voyons Petit Poucet tenter, dans la joie, de s'émanciper. Les relations entre Rimbaud et sa mère ont été déjà suffisamment mises en lumière, et souvent de façon pertinente (dans l'intention d'expliquer ses fugues, son homosexualité, son échec, etc.), pour que l'on n'ait plus besoin ici de faire une psychanalyse selon le modèle classique. N'oublions donc pas que très tôt la promenade a constitué pour Rimbaud une occasion de vivre la dialectique de la liberté et de la dépendance, qui n'est autre que la dialectique de la route et de la maison, du mouvement et du repos. ( v ) Ludwig Binswanger, Henrik Ibsen und. das Problem der Selbstrealisation in der Kunst (Heidelberg, 1949), p. 49 (dans le chapitre intitulé: «Die anthropologischen Bedeutungsrichtungen der Horizontalität und Vertikalität»). Le texte allemand se lit ainsi: «Man muss sich ein für allemal die Tatsache vor Augen halten, dass es das Bild unseres körperlichen Daseins ist, das überall den «Typus» darstellt, nach dem die Sprache alle anderen Erscheinungen unseres Daseins auffasst und benennt. Das vermag die Sprache aber nur, weil sie, im Gegensatz zu dem zergliedernden und trennenden Verstand, unser Dasein in seiner Einheit und Ungeschiedenheit sieht. Wir dürfen daher nicht sagen, dass die Sprache die nichtkörperlichen Erscheinungsweisen und Erscheinungsformen unseres Daseins «verkörperlicht»; vielmehr sieht sie schon in den körperlichen Erscheinungen die seelischen und geistigen, wie in den letzteren noch die körperlichen.» — A la suite de Michel Foucault, le mot Dasein a été traduit ici par «présence». Cette traduction a été justifiée dans les notes accompagnant la version française du livre de Ludwig Binswanger Le Rêve et l'Existence, traduit de l'allemand. Introduction et notes de Michel Foucault, (Paris-Bruxelles, 1954). Je tiens à souligner que dans mon étude je me suis souvent inspiré des idées développées dans ce dernier livre. (») Pour un commentaire plus approfondi de la description phénoménologique que, dans ses Confessions, Rousseau a faite de la promenade, voir Chapitre III.

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Cette dialectique, nous allons souvent la retrouver au cours de cette étude, sous ses aspects les plus variés. Mais comme une première approximation, il y a peut-être lieu d'en examiner dès maintenant un des deux termes : celui du repos. Il est curieux de constater que deux auteurs, C. A. Hackett et JeanPierre Richard(x), qui s'inspirent de Bachelard, mettent l'un l'accent sur l'aspiration au repos, l'autre plutôt sur l'élan créateur. Hackett surtout, sans doute fasciné par l'échec final de la tentative de Rimbaud {cf. son dernier chapitre L'enfant vaincu et sa victoire), a tendance à négliger un des termes de cette dialectique, comme le prouve cette remarque: «Nous avons vu le sens symbolique de l'auberge dans l'œuvre de Rimbaud. Il est frappant de remarquer que toutes les visions hallucinantes du poète suggèrent la même idée de repos dans un asile protecteur [...] Toutes ces images semblent répondre à un besoin profond de découvrir un refuge; toutes peuvent faire songer au premier monde que Rimbaud a connu, le sein maternel». (Nous verrons plus tard que l'auberge, ce lieu de passage qui participe de la dynamique de la route, n'est pas l'exact équivalent du sein maternel). Quoi qu'il en soit, il y a lieu d'insister dès maintenant sur la dialectique qui anime la poésie de Rimbaud. Poésie de l'éveil absolu, a dit J. -P. Richard, où cependant nous découvrons aussi une étrange fascination du sommeil et de l'anéantissement. Cette fascination constitue le sujet du court article que Maurice Blanchot a consacré au sommeil de Rimbaud.(y) On pourrait renvoyer simplement le lecteur à cet article ainsi qu'au livre de Hackett, mais il y a peut-être lieu de relever ici un changement important que ce thème a subi au cours de la vie de Rimbaud, changement facilement décelable dans l'évolution de sa poésie. Si, dans les premiers textes que nous possédons de Rimbaud, à savoir la narration libre composée par Rimbaud à neuf ans et la composition en vers latins Ver erat, pensum écrit à l'âge de quatorze ans, nous trouvons déjà une exploitation littéraire du thème de la promenade, il est frappant de constater que la marche proprement dite, avec son dynamisme musculaire et son euphorie conquérante, y occupe peu de place: le moment privilégié est celui où l'enfant s'assoupit dans l'herbe: «Je m'endormais, non sans m'être abreuvé de l'eau du ruisseau»22 et: «Cependant, les membres rompus par mes longs vagabondages, / je me couchai sur la rive verdoyante d'une rivière, / assoupi par son faible murmure, et je ( x ) C. A. Hackett, Rimbaud l'enfant (Paris, 1947). (La citation de Hackett se trouve aux pages 143-144). Pour J.-P. Richard, voir la note (p). ( y ) Maurice Blanchot, «Le Sommeil de Rimbaud», dans La Part du Feu (Paris, 1949).

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tirai ma flemme»23. Il s'agit bien ici du bonheur d'un sommeil liquide, dont la psychanalyse pourrait nous dire toute la signification et que nous trouvons aussi symbolisé dans Ophélie24 : Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... ainsi que dans Le Dormeur du val25 : C'est un trou de verdure où chante une rivière Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort Ce besoin de l'assoupissement bienheureux, auquel sont associées les images de l'eau, de la fraîcheur, de la verdure, hantera cependant Rimbaud tout au long de sa poésie, comme il l'avouera dans Une Saison26 : «J'enviais la félicité des bêtes — les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité!» Et quand Rimbaud veut opposer quelque chose à l'agressivité aride de son goût pour la terre et les pierres, il évoquera cette image d'une extrême douceur passive (on n'oublie pas que la violette est pour Rimbaud, comme le dit J.-P. Richard, une «directe émanation de la terre, tendre produit d'une ombre matérielle »)(z): Sur terre ont paru les feuilles! Je vais aux chairs de fruit blettes. Au sein du sillon je cueille La doucette et la violette. (Fêtes de la Faim")

Et encore dans les Illuminations, Rimbaud parle du «repos éclairé, ni fièvre, ni langueur, sur le lit ou sur le pré»28. Remarquons entre parenthèses que les deux poèmes consacrés à l'heureuse horizontalité assoupie présentent quelques touches qui, dans un faible contrepoint, rappellent une certaine verticalité. Dans Ophélie les arbres tentent timidement d'opposer une certaine énergie fusante à la molle léthargie du «long fleuve noir». Mais ces êtres, qui devraient incarner «l'âpre liberté» dont parle le poète, sont eux aussi fascinés par l'eau lourde du sommeil: «Les saules puissants pleurent sur son épaule, / Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux». Rimbaud évoque aussi, un peu plus loin, un aune, mais ajoute que c'est un aune qui dort. S'il (z)

Op. cit., p. 209.

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est vrai que de cet arbre «s'échappe un petit frisson d'aile», promesse d'un envol, le poète se hâte dans le vers suivant de renverser le mouvement où il explique: «Un chant mystérieux tombe des astres d'or». Plus faible encore est la réminiscence d'une verticalité vaincue dans Le Dormeur du val29: il n'y a que les glaïeuls — ces glaives dressés comme l'étymologie nous l'apprend et qui ne sont peut-être que les iris d'eau — pour essayer d'opposer discrètement leur vertu masculine à l'universel bercement de la nature-mère: «Les pieds dans les glaïeuls, il dort». Mais Bachelard a montré que ce qui domine dans l'évocation du glaïeul associé à l'eau, ce n'est pas tant son image visuelle que l'image parlante, qui par ses consonnes liquides participe au chant d'une rivière: «Le glaïeul est alors un soupir spécial de la rivière, un soupir synchrone, en nous, avec un léger, très léger chagrin qui s'étale, qui s'écoule et qu'on ne nommera plus. Ce glaïeul est un demi-deuil de l'eau mélancolique. »(aa) On pourrait donc dire que, dans l'intimité de l'image, la féminité phonétique a déjà rendu inopérante cette tentative d'une verticalité visuelle, si bien que Le Dormeur du val, plus encore qa'Ophélie, reflète dans l'absolu cette aspiration au repos, tellement forte au début de l'évolution poétique de Rimbaud. Le sommeil apparaît donc souvent à Rimbaud comme une surabondance d'être parce qu'il y retrouve la communication originelle avec la mère et avec la Nature: la Nature est l'élément primitif auquel on se réintègre par la mort, cet autre sommeil plein de promesse de bonheur: «Que par toi beaucoup, ô Nature, / — Ah! moins seul et moins nul! —je meure»30 — comme l'avaient fait Ophélie et le dormeur du val. Mort et sommeil sont encore intimement associés dans le «corbillard de mon sommeil» de Nocturne vulgaire31. Le tiède bonheur enfantin amène tout naturellement, dans les premiers vers de Rimbaud, les images du nid-berceau douillet, comme le prouvent ces quelques exemples: «O dulcem volucrum nidum!» (Le Songe de l'écolier82). Le morceau L'Ange et l'Enfant33 tout entier est un rêve sur un enfant au berceau, et le poème Les Etrennes des Orphelins34 contient ces vers : — Le rêve maternel, c'est le tiède tapis, C'est le nid cotonneux où les enfants tapis, Comme de beaux oiseaux que balancent les branches, Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches! ... Soleil et Chair36 élargit cette image en un rêve cosmique : ( aa )

G. Bachelard, L'Eau et les Rêves (Paris, 1942), p. 252.

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Je regrette les temps [ ] Où les arbres muets, berçant l'oiseau qui chante, La terre berçant l'homme, et tout l'Océan bleu Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu! Il y a assez de fadeur dans cette image du nid qui semble avoir obsédé Rimbaud à ses débuts. (Citons encore : « Et l'oiseau rentre au vieux nid »36, «Les Dieux, aux fronts desquels le Bouvreuil fait son nid» 37 , «Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile» 38 , «— Puis, petite et toute nichée / Dans les lilas»39). Vient cependant le moment où cette heureuse régression ne paraît plus possible, où le sommeil se trouble et devient mauvais. La Nature n'est plus la «divine mère» décrite dans Soleil et Chair40, et l'homme qui aspire au repos n'a qu'à s'étouffer avec les sables, comme dira Rimbaud dans Une Saison: «J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue.» 41 Du reste c'est vers la même époque qu'il ironise sur sa foi rousseauiste, dans la caricature de lui-même contenue dans sa lettre à Delahaye de mai 1873 et accompagnée de l'exclamation: « O nature, o ma mère!», à laquelle font écho les «bulles» suivantes: «o nature o ma sœur!» et «o nature o ma tante» (prononcées respectivement par un petit bonhomme portant une bêche et par une oie)42. Quand le sommeil devient mauvais, il n'est plus senti comme une plénitude d'être, mais comme un dépérissement, une chute dans le nonêtre. On reviendra encore sur cette notion de chute, si importante dans l'œuvre de Rimbaud. Qu'il suffise pour l'instant d'avoir indiqué sa place dans la dialectique du repos et du mouvement qui nous occupe en ce moment. A ce propos Blanchot met en évidence l'extrême aridité du paysage intérieur du Rimbaud d'Une Saison, aridité qui l'accompagnera pendant le restant de sa vie. On dirait que Rimbaud a vraiment réussi à «tarir toutes les urnes», comme il l'avait rageusement réclamé dans Comédie de la Soif1*, et nous voyons que le sommeil enchanté par une heureuse rêverie de liquidité qui l'avait attiré dans son enfance va faire place au sommeil de l'aride ennui, abruti et brûlé comme les paysages calcinés qu'il disait aimer («J'aimais le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies»44), si bien qu'il peut parler d'un «sommeil dans un nid de flammes»45. En nous souvenant de l'importance de l'image du nid dans les rêveries de Rimbaud enfant, nous mesurons le drame de Rimbaud adulte, surtout quand on met en parallèle cette vision de la mer — particulièrement chérie par Rimbaud pour sa merveil-

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leuse vertu de représenter, comme nous verrons, un univers de liquidité amicale — qui dans Une Saison se dessèche, se brûle pour devenir une «mer de flammes et de fumée» 46 . Drame qu'on pourrait caractériser comme une véritable dessiccation ontologique. Si je me suis arrêté quelques instants à cette obsession du repos et du sommeil, c'est pour bien faire ressortir que le thème de la promenade ne peut être traité que si l'on tient compte de la tension dialectique qui l'oppose à celui du repos. D'autre part, il me semble qu'en abordant le problème uniquement dans la perspective d'une psychanalyse classique, comme l'a fait Hackett, qui ramène tout à un conflit entre mère et enfant, on restreint inutilement le champ d'investigation, car la dialectique du mouvement et du repos n'est pas forcément réductible à une opposition entre tendances expansives et tendances régressives; elle constitue le rythme même de la vie d'un homme et pourrait donc être décrite dans des termes d'une anthropologie plus générale qui s'occuperait moins d'une genèse que d'une structure, et qui risque moins de tout réduire à un comportement infantile. En effet — et ceci correspond à ce qui a été dit à propos du choix de Rimbaud quant aux moyens de l'expression littéraire — la marche «gratuite», la promenade, est un exercice privilégié où l'homme, sortant dans le monde, révèle pour ainsi dire d'une façon pure et originelle son rapport au monde. Selon la formule de Heidegger l'être humain s'éprouve, dans le souci, comme un être-jeté-dans-le-monde, un être régi par la facticité. Or dans un exercice comme la promenade tout se passe comme si l'homme exorcisait cette facticité en se comportant comme une liberté absolue qui fonderait souverainement ses liens avec un monde éternellement naissant. C'est là le bonheur particulier du «dégagement» dont a parlé Rousseau et que nous aurons l'occasion de retrouver également chez notre poète. Exercice où, pour paraphraser Binswanger, le Dasein dans sa totalité se manifeste selon le schéma corporel, la promenade nous montre l'homme dans une attitude posturale bien déterminée: il s'y tient debout; mais il ne faudrait pas oublier que la marche ne s'oppose pas uniquement au repos : il s'y manifeste encore une autre dialectique, celle de l'activité manuelle et de l'activité «pédestre». On connaît l'horreur qu'inspirait à Rimbaud tout travail. Il a cru pouvoir s'y soustraire en s'adonnant à la poésie, en se lançant dans des marches éperdues. Jeune intellectuel, il n'a pas seulement rejeté toute besogne manuelle, mais encore il a refusé de «penser avec ses mains» dans le sens où Denis de Rougemont l'entend.( bb ) (Relevons (bb)

Denis de Rougemont, Penser avec les mains (Paris, 1936).

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seulement le fait qu'il n'a pas fini ses études secondaires, si brillamment commencées.) Non pas qu'il se soit mis à penser avec ses pieds, mais il est certain que, «homme aux semelles de vent», il a «rêvé avec ses pieds». La présente étude voudrait décrire ces rêveries. Il me semble assez logique d'ouvrir cette description par un examen de l'attitude posturale du marcheur. Dans le chapitre suivant cette attitude sera donc étudiée sous les deux aspects déjà mentionnés : celui du corps debout et celui de l'absence d'une activité manuelle. Il m'a paru préférable d'analyser d'abord le dernier aspect, car en récusant tout utilitarisme symbolisé par la main, le poète-promeneur nous révèle clairement un des traits essentiels de son entreprise poétique.

II L'IMAGINATION POSTURALE

A. L'HOMME SANS MAINS ¡Lengua sin manos, — quomo osas fablar? POEMA DE MIO C1D

Entre mi-avril et fin août 1873, Rimbaud rédige son examen de conscience, qui sera Une Saison en Enfer. C'est à Roche (le «Laïtou» infernal où il est impossible de «boire un peu», décrit dans la lettre à Delahaye1) qu'il passe cette saison décisive, interrompue et rendue encore plus dramatique par l'événement de Bruxelles. Un examen de conscience, qui est en même temps une réflexion sur la nature de son entreprise poétique. Toute la famille, sous la conduite de l'énergique Mother, s'adonne aux travaux agricoles : Frédéric le lourdaud, aussi bien que la frêle et romantique Vitalie, que la petite Isabelle, qui, elle, s'occupe spécialement des petits lapins et des jeunes poussins. Seul Arthur a d'autres chats à fouetter. Dans un style qui voudrait atteindre au sérieux et à la respectabilité des grandes personnes, Vitalie (quinze ans) note dans son journal: «Mon frère Arthur ne partageait point nos travaux agricoles; la plume trouvait auprès de lui une occupation assez sérieuse pour qu'elle ne lui permît pas de se mêler de travaux manuels.»2 Au sein de cette famille laborieuse, qui, loin de la société carolopolitaine, a changé d'éthique (ici le travail manuel n'est pas du tout une honte — mais plus tard on reniera Frédéric comme une brebis galeuse quand il se déclassera en devenant conducteur d'omnibus, c'est-à-dire ouvrier manuel), Arthur a largement l'occasion de mesurer sa diiférence, qu'il éprouve en même temps comme un signe d'élection et comme une tare, et, dans sa rage, il écrit ces phrases si souvent citées: «J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains! Je n'aurai jamais ma main». 3 Il se moque ici des travailleurs manuels, «ignobles», mais peut-être exprime-t-il en même temps sa honte de «n'avoir pas sa main».

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En disant: «Je n'aurai jamais ma main», Rimbaud semble se rendre compte qu'une vocation, en l'occurrence celle du vates, ne peut dispenser d'avoir un métier. Plus tard, au milieu de la crise relatée dans Une Saison, il dira avoir découvert le «travail humain». Pour l'instant je voudrais commenter la proposition défaitiste: «Je n'aurai jamais ma main», qui résume le nœud d'une crise existentielle aussi bien qu'elle peut éclairer la nature d'une tentative poétique. Car ne voyons pas dans cette expression une simple métaphore («transfert d'une notion abstraite dans l'ordre du concret» selon le dictionnaire), où la notion abstraite — ici le travail — devrait retenir toute notre attention. Pour un poète comme Rimbaud — au fond c'est là notre point de départ — c'est le concret tel qu'il est imaginé, rêvé, qui est le plus révélateur. Or — et ceci en opposition nette, comme nous le verrons, avec ce qui se passe pour les pieds — la poésie de Rimbaud n'attache guère de valeur positive à la main. Un recensement des passages où il est parlé des mains montre que «l'homme rimbaldien» est un homme tronqué, ou du moins un être où les pieds sont porteurs d'un pouvoir bénéfique, tandis que — avec deux exceptions, elles-mêmes révélatrices — les puissances néfastes résident dans les mains. Le plus significatif, pour commencer, est le fait que, chez Rimbaud, aucune rêverie ne s'est cristallisée autour de la main travailleuse: la poésie de Rimbaud ignore Vhomo faber. Il y a, bien sûr, le poème Les Mains de Jeanne-Marie4, où Rimbaud, pour exalter la Commune, fait l'éloge des rudes mains d'une femme du peuple «par opposition aux divers poèmes qui chantaient des mains belles et délicates» (entre autres, Etudes de mains de Gautier, Tes Mains de Mérat).(a) Mais si, à ce moment de sa vie, Rimbaud, en rupture de ban avec les bourgeois qu'il a appris à exécrer dans leur incarnation ardennaise, est gagné à la cause des ouvriers, c'est uniquement dans leur révolte qu'il puise son enthousiasme, n'étant nullement mû par une sympathie profonde pour leur façon de vivre et de travailler. Aussi, ce qui le retient dans les mains de Jeanne-Marie, c'est leur volonté de détruire : Ce sont des ployeuses d'échinés, Des mains qui ne font jamais mal, Plus fatales que des machines, Plus fortes que tout un cheval! (a) Cf. les Notes de Suzanne Bernard dans l'édition des Œuvres de Rimbaud (Paris, 1960), 2e édition revue et corrigée. Inutile, je crois, de dire que je dois beaucoup à cet excellent commentaire. Les indications citées ici se trouvent à la page 401 du livre.

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Remuant comme des fournaises, Et secouant tous ses frissons, Leur chair chante des Marseillaises Et jamais des Eleisons! Ça serrerait vos cous, ô femmes Mauvaises, ça broierait vos mains, Femmes nobles, vos mains infâmes Pleines de blancs et de carmins. Un an plus tôt déjà, en 1870, le jeune Rimbaud avait payé son tribut au culte hugolien du Travail et du Peuple en écrivant Le Forgeron5. Le forgeron y dit: «j'ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau», mais Rimbaud n'arrive pas à rêver sur ses bonnes mains au travail. Voici le rêve en image d'Epinal que Rimbaud suppose celui de cette noble brute de forgeron: Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant De vivre simplement, ardemment, sans rien dire De mauvais, travaillant sous l'auguste sourire D'une femme qu'on aime avec un noble amour. Ici Rimbaud semble être totalement fermé au lyrisme dynamique du forgeron, si bien décrit par Bachelard.( b ) Son forgeron ne forge pas du tout, il ne fait que se promener («Nous allions, fiers et forts» ... «Nous marchions au soleil ...»), et quand Rimbaud fait de cet homme le mythe de l'Homme futur, il le métamorphose, assez drôlement et d'une façon à mes yeux significative, en un chasseur à cheval: Nous sommes Ouvriers, Sire! Ouvriers! Nous sommes Pour les grands temps nouveaux où l'on voudra savoir, Où l'Homme forgera du matin jusqu'au soir, Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes, Où, lentement vainqueur, il domptera les choses Et montera sur tout, comme sur un cheval. On sent bien que Rimbaud n'est pas à son aise dans son rêve d'un surhomme forgeron. Le seul élément qui semble agir sur son imagination, mise en branle par une actualité où la mésaventure de Louis XVI en 1792 se présente à son esprit, c'est l'agressivité de cette main vengeresse lançant le bonnet rouge à la figure du roi: Alors, de sa main large et superbe de crasse, Bien que le roi ventru suât, le Forgeron, Terrible, lui jeta le bonnet rouge au front! C) Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté (Paris, 1948); Chapitre IV de la Première Partie.

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Retenons donc d'abord cette volonté destructrice qui semble se concentrer dans les grosses mains de Rimbaud : Briser, déchirer, étouffer, broyer, empoigner, mutiler, fouailler, flageller, couper, casser, meurtrir, arracher, étrangler, glacer, garrotter, tuer, voilà les verbes qu'il emploie pour désigner les «gestes atroces». On trouve déjà une description complaisante de cette cruauté agressive dans la composition en vers latins Combat d'Hercule et du Fleuve Acheloiis6, où «de ses bras robustes Hercule lui entoure le cou et le serre, et malgré sa résistance il le brise ; puis, sur son dos épuisé faisant tournoyer un tronc d'arbre, il l'en frappe, et l'étend moribond sur le sable noir»7. Dans Le Forgeron il s'agit d'une cruauté de manant, provoquée par la cruauté du seigneur: «Le Seigneur, à cheval, passait, sonnant du cor, / Et l'un avec la hart, l'autre avec la cravache / Nous fouaillaient... »8 ; mains crasseuses de «la grande canaille effroyable» contre «les pattes des vieux rois [qui] sur la France / Poussent leurs régiments en habits de gala»9. Une même rage anime le poème Qu'est-ce pour nous ... 10 , qui parle de «mille meurtres, et les longs cris / De rage, sanglots de tout enfer renversant / Tout ordre ...» et où — ceci fera réfléchir — nous trouvons cet aveu: «Jamais nous ne travaillerons, ô flots de feux!», ainsi que l'Orgie parisienneu, où «La rouge courtisane aux seins gros de batailles / Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus!» Mais non seulement les rois détestables sont ainsi attaqués, les «petites amoureuses», qui ont tant déçu Rimbaud, n'échapperont pas, elles non plus, à leur juste châtiment: Un soir, tu me sacras poète, Blond laideron: Descends ici, que je te fouette En mon giron; Et c'est pourtant pour ces éclanches Que j'ai rimé! Je voudrais vous casser les hanches D'avoir aimé!12 Son féminisme déçu (dans Soleil et Chair13, comme il a exalté la Femme!) le rend agressif et cruel. Un des mauvais plaisirs de ce promeneur solitaire semble avoir été, aux moments de ses rages, de décapiter les fleurs, ces fleurs qu'il aimait cependant d'un amour si fervent. Dans Phrases11, nous trouvons cette évocation d'un monde de désolation: «Une matinée couverte, en juillet. Un goût de cendres vole dans l'air; — une odeur de bois suant dans l'âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades,

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— la bruine des canaux par les champs; — pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens?». Cette image de fleurs saccagées, à laquelle répondent «les vilaines odeurs des jardins ravagés» dans Ouvriers15, se retrouve élargie en un véritable mythe dans Conte16 : Un Prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain. Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté! Sous l'arbre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. — Les femmes réapparurent. Nous voyons ici un véritable Barbe-Bleue, dont il est aussi question dans Après le Déluge17: «Le sang coula, chez Barbe-Bleue, — aux abattoirs, — dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent». Déjà dans l'Orgie parisienne18, Rimbaud, choisissant le parti de la «Crapule», avait ce rêve sadique: Le Poëte prendra le sanglot des infâmes, La haine des Forçats, la clameur des Maudits; Et ses rayons d'amour flagelleront les Femmes. Il est clair que, dans ses alexandrins grandiloquents comme dans les textes mystérieux des illuminations, Rimbaud, qui se dira «n'aimant pas les femmes, quoique plein de sang»19 et qui avouera que «l'orgie et la camaraderie des femmes [lui] étaient interdites»20, trahit, dans ses rêveries agressives, un ressentiment cuisant. Hackett a bien vu le mécanisme psychologique de la rage destructrice de Rimbaud.( c ) Et en ce qui concerne le «saccage des jardins», je pourrais aussi être d'accord avec lui pour admettre «l'union établie dans l'esprit [de Rimbaud] entre l'enfant et la fleur». Cependant notre psychanalyste anglais, trop enclin à infantiliser Rimbaud et peut-être insuffisamment sensible à la résonance que peut avoir le genre des mots français dans le subconscient, n'a pas vu que la fleur représente pour Rimbaud presque toujours l'enfant au féminin. Je reviendrai encore sur cette assimilation, très nette chez Rimbaud, de la femme et de la fleur; qu'il me soit cependant permis de faire ici quelques remarques à ce sujet. Il n'y a guère de place chez Rimbaud pour une attitude narcissique; (c)

Op. cit., Chapitre IV.

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il me semble donc peu probable qu'il se soit projeté sous la forme d'une fleur (pour bien comprendre le mécanisme de Narcisse, les deux éléments, celui du miroir et celui de la métamorphose en fleur sont aussi essentiels l'un que l'autre — or l'absence du thème du miroir dans l'œuvre de Rimbaud rend peu plausible une interprétation de l'image de la fleur-enfant dans un sens narcissique). S'agissant ici de l'agressivité exercée par Rimbaud contre la femme, je citerai encore cette phrase prise dans Métropolitain21 : « Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bouquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, —». Ici les fleurs (et qui sont des sœurs!) sont appelées «atroces» parce que le poète y a projeté sa propre rage, comme il l'avait aussi fait pour la repartie de Nina, qui se montre si «rosse»22. Si Rimbaud rêve ainsi de porter la main sur ce qui, au fond, le charme le plus : les femmes-fleurs, c'est qu'il ressent un immense dépit. S'attaquer à ce qu'on aime est, bien sûr, une forme de masochisme, qu'on peut également voir à l'œuvre dans la misogynie rancunière que Rimbaud exhale, par exemple, dans Vénus Anadyomène23, où, en salissant l'image de la femme, il se punit d'avoir cru à la rédemption par l'amour de la déesse (cf. Soleil et Chair2i: «— C'est la Rédemption! c'est l'amour! c'est l'amour!»). Cette même rage se rencontre dans cette exclamation d'Une Saison: «Quels cœurs briserai-je?»25 La soif d'une agressivité qui devient autodestruction se manifeste, par exemple, dans cette phrase d'Une Saison: «Sur toute joie pour l'étrangler, j'ai fait le bond sourd de la bête féroce»26, dans «Que j'aie réalisé tous vos souvenirs — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai» (Phrases27), ou dans: «La rage du désespoir m'emporte contre tout, la nature, les objets, moi, que je veux déchirer»28. C'est dans Y illumination Honte29 que ce goût de l'autodestruction trouve son expression la plus forte: Tant que la lame n'aura Pas coupé cette cervelle, Ce paquet blanc, vert et gras, A vapeur jamais nouvelle,

Mais, non; vrai, je crois que tant Que pour sa tête la lame, Que les cailloux pour son flanc, Que pour ses boyaux la flamme,

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N'auront pas agi, l'enfant Gêneur, la si sotte bête, Ne doit cesser un instant De ruser et d'être traître, Les commentateurs^) veulent y voir soit «une parodie des plaintes de Madame Rimbaud sur son enfant terrible de fils», soit un reflet des querelles entre Verlaine et Rimbaud. Il se peut que Rimbaud se moque ici de sa mère. Mais l'ironie sacrilège dont Rimbaud est capable envers sa mère ne l'empêche pas de faire intimement sienne sa vue, de ressentir de la honte sous ses regards accusateurs. Une même atmosphère de honte et de torture baigne Villumination Angoisse30 : Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu'une fin aisée répare les âges d'indigence, — qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale? (O palmes! diamant! — Amour! force! — plus haut que toutes joies et gloires! — de toutes façons, partout — Démon, dieu, —jeunesse de cet être-ci: moi!) Que les accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité soient chéris comme restitution progressive de la franchise première? ... Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles. Rouler aux blessures, par l'air 'assant et la mer; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. Peu importe, il me semble, qu'on interprète «la Vampire» comme la Femme en général (Gengoux), ou comme la mort chrétienne (Matucci), l'essentiel est que nous y trouvions décrit un schéma de comportement propre à Rimbaud: celui «d'une honte de [son] inhabileté fatale», honte ressentie sous le regard d'une puissance au féminin, qui brise l'élan de «l'amour, force»; puis l'évocation d'une torture que le poète s'inflige à lui-même. Suzanne Bernard( e ) peut avoir raison de croire «ce poème contemporain d'Une Saison en Enfer, soit des premiers textes, à l'époque où Rimbaud commence à éprouver durement le sentiment de son inhabileté fatale à changer la vie, et à être torturé par le problème moral ; soit au contraire des derniers, et surtout d'Adieu à l'époque où Rimbaud, après l'épisode de Bruxelles est hanté par l'idée de la mort». Il faudrait cependant ajouter, avec les psychanalystes, que la crise par où passe Rimbaud à ce moment est la répétition d'une situation et d'un comportement plus originels dont nous trouvons justement un écho dans Honte. (a) Voir l'édition de Suzanne Bernard, p. 445. (e) Ibid., p. 515.

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Brandir, poussé par la honte, le scalpel de «l'héautontimorouménos» est un comportement peu éloigné de cette automutilation dont Rimbaud faisait la condition indispensable — comme nous l'avons noté — pour arriver à la voyance. Il est évident que dans l'exposé de sa «méthode» — dont il faudrait souligner l'importance pour la poétique de Rimbaud — convergent toutes sortes de rêveries sur la purification par la souffrance ; s'y reflètent le très vieil ascétisme religieux, le dolorisme romantique ainsi que les pratiques des alchimistes soumettant la matière à de véritables épreuves. Ces rêveries aident Rimbaud à transformer une conduite dictée par la honte en une méthode de joyeuse conquête. Viendra cependant le moment où le poète exprime des doutes sur la validité de cette méthode: dans Une Saison en Enfer nous lisons: «Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n'est-ce pas?»31 Et, du coup, c'est toute une poétique qui sera mise en question. Notons cependant que la destruction dont rêve Rimbaud constitue l'autre face de son ardent besoin de pureté, qui n'est que sa soif d'une origine première, d'un monde vierge. Notre vieux monde souillé doit être détruit par le feu et le sang (voir le poème Qu'est-ce pour nous32), ou mieux encore par les eaux d'un nouveau déluge (voir Après le Déluge33). Soif de pureté et volonté de destruction, couple indissociable, dont, plus proche de nous, un romancier comme Julien Green, a montré dans Moïra les terribles effets. Si donc Rimbaud aspire par moments à la destruction, il faudrait cependant noter que son agressivité (qui devient autopunition quand il retourne sa main contre lui-même) est loin d'avoir le raffinement que Bachelard a si bien mis en évidence chez Lautréamont.( f ) On ne peut guère parler du «sadisme» de Rimbaud. Tout se passe comme si l'impatience de Rimbaud lui défendait de s'attarder et de se délecter dans les spectacles de la souffrance; le sadisme réclame soit un tempérament plus contemplatif, comme celui de Baudelaire, par exemple, et une main de chirurgien qui saurait artistement varier et affiner les blessures et les souffrances, soit une animalité plus sanguinaire, comme celle de Lautréamont, qui se crée imaginairement des organes d'attaque efficaces, dents ou griffes de tigre par exemple. Ici il faut constater que Rimbaud, qui se disait «de race inférieure»34, n'a que de grosses mains de paysan. Ceci sera confirmé par un examen du bestiaire rimbaldien, relativement pauvre en comparaison de celui de Lautréamont. Il n'est pas étonnant de constater que Rimbaud, qui a dû souvent (')

Gaston Bachelard, Lautréamont (Nouvelle édition augmentée) (Paris, 1939).

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sentir ses mains fourmiller d'une rage destructrice, projette ses propres intentions meurtrières sur les mains de ses ennemis; c'est ainsi qu'en ce qui concerne les exécrables «assis» (il s'agirait de quelques inoffensifs bibliothécaires), il a la certitude qu' «ils ont une main invisible qui tue» 35 . Mais quel plaisir en revanche, pour un homme qui trouve «les paysans (la main à charrue!) ignobles», de les mutiler en pensée dans leur «instrument de travail»: «Faites fuir d'ici le paysan matois / qui trinque d'un moignon vieux» 36 . Le même dégoût agressif s'exerce contre les «infâmes infirmes» de la troisième partie de la «Suite Johannique», où nous lisons: tu plaisantais sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs moignons» 37 . Les mains d'autrui ne sont cependant pas toujours aussi menaçantes que celles des douaniers qui s'en vont «pipe aux dents, lame en main» 3 8 : il y a les mains caressantes que le jeune garçon a connues ou dont il a rêvé à l'époque où il croyait encore possible un bonheur simple. Rimbaud en exprime la nostalgie dans Vies39, où il dit: «Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées». Une fois, Rimbaud est entré dans l'univers splendide et mélancolique des caresses : les doigts maternels des «chercheuses de poux» ont fait naître en lui une étrange volupté : Voilà que monte en lui le vin de la Paresse, Soupir d'harmonica qui pourrait délirer; L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses, Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer. (Les Chercheuses de poux*0) Ce qui nous renvoie à la «maline» 41 , «son petit doigt tremblant sur sa joue», quêtant et permettant baisers et caresses. Mais cette grâce que lui ont faite les demoiselles Gindre n'a été qu'un court épisode dans la vie du garçon qui se sentira toujours un exilé de l'amour. Lui, qui dans Soleil et Chair42 avait cru naïvement que le règne d'Eros triomphateur allait succéder à celui du «Christ, éternel voleur d'énergies» 43 , constatera amèrement qu'il devra vivre sans le réconfort d'une main amie: «Mais pas de main amie! et où puiser le secours?» 44 Nous voyons que le songe de la main caressante est rapidement troublé par le dégoût devant un contact salissant qui pourrait compromettre l'intégrité de son être. Sans tomber dans les extravagances interprétatives dont W. M. Frohock a fait justice dans son excellente analyse du poème( g ), on pourra admettre que Le Cœur voléiS se greffe sur un violent dégoût («) Op. cit., Chapitre VI: «The Tortured Heart», p. 115-131.

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ressenti au contact physique avec d'autres («les chiques et les quolibets de la troupe»). Cet écœurement provoqué par un frôlement louche, nous le retrouvons dans Les Douaniers46, dont les gestes équivoques sont ainsi commentés : Quand sa sérénité s'approche des jeunesses, Le Douanier se tient aux appas contrôlés! Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés! Le même pouvoir néfaste se manifeste dans L'Orgie parisienne47, où le «corps remagnétisé» (de Paris) sent «sur [son] clair amour rôder les doigts glaçants!» Voici plus louches encore les doigts du prêtre: «Ils (les enfants se préparant à la première communion) sortent, oubliant que la peau leur fourmille / Où le Prêtre du Christ plaqua ses doigts puissants». Et c'est au Christ lui-même que Rimbaud attribue ces attouchements obscènes qui ont un véritable pouvoir d'inhibition: Car ma Communion première est bien passée. Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus : Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée Fourmillent du baiser putride de Jésus. (Les Premières

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Mais voyons avec quel dégoût Rimbaud observe ces rebutantes mains de prêtre: Un Cœur sous une soutane nous décrit un supérieur cafardeux, qui «mouilla l'extrémité de son pouce, tourna quelques feuilles de livre, et sortit un petit papier crasseux plié» 49 ; le même prêtre «me mettait la main sur l'épaule, autour du cou, et ses yeux devenaient clairs, et il me faisait dire des choses sur cet écartement des jambes ... Tenez, j'aime mieux vous dire que ce fut dégoûtant, moi qui sais ce qu'elles veulent dire, ces scènes-là!»50 Je laisse aux psychiatres professionnels le soin d'expliquer par quel jeu de l'ambivalence ces gestes louches d'une main d'homme (d'un homme, en outre, qui, prêtre ou douanier, par son autorité contraignante, tient la place du père absent) ont aidé à dévier Rimbaud vers l'homosexualité. ( h ) Il est normal du reste que parfois la (h)

Cf. ces aveux dans Remembrâmes du vieillard idiot51 : Je songeais à mon père autrefois: Le soir, le jeu de cartes et les mots plus grivois, Le voisin, et moi qu'on écartait, choses vues... — Car un père est troublant! — et les choses conçues!... Son genou, calineur parfois; son pantalon Dont mon doigt désirait ouvrir la fente... — oh! non! — Pour avoir le bout gros, noir et dur de mon père, Dont la pileuse main me berçait!...

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main soit associée complaisamment à une vision scatologique, comme dans Accroupissements52, où le frère Milotus, dont le «ventre de curé» est malade, tient au poing «l'anse d'un pot blanc». Mais pour notre propos il me semble suffisant d'avoir relevé le dégoût qu'éprouve Rimbaud au contact de certaines mains frôleuses. Ce dégoût pourrait expliquer une «fioriture» que Rimbaud ajoute au passage où il raconte, d'après l'évangile de Jean (voir Jean, IV, 43-54), la guérison du fils d'un fonctionnaire. Dans sa «Suite Johannique»53, Rimbaud note ce détail: «Il (Jésus) sentit sa main aux mains chargées de bagues et à la bouche d'un officier; l'officier était à genoux dans la poudre: et sa tête était assez plaisante, quoique à demi-chauve». Et, après une petite description d'atmosphère («Les voitures filaient dans les étroites rues ...»), il continue: «Jésus retira sa main». On dirait qu'en appuyant sur ce détail, Rimbaud veut exorciser la puissance magique qui émane des mains (ici les phantasmes de Rimbaud rejoignent l'éternelle croyance au pouvoir opérant d'une «imposition de la main» par exemple). Dans ces textes bibliques, Rimbaud, qui avait voulu ramener le surnaturel à des proportions humaines, ne peut pas cacher sa propre et très humaine obsession à l'égard d'un attouchement.(') Effrayé par ces fluides qui émanent des mains, on peut aussi rêver évidemment de s'en défendre, d'en détruire les sources. C'est ainsi qu'on peut évoquer avec un méchant plaisir les «gros doigts cassés» des pendus, ou voir dans les gibets des «manchots aimables» {Bal des pendus54) ou évoquer le «moignon vieux» de l'ignoble paysan, auquel j'ai déjà fait allusion 56 . Mais la main ennemie ne se laisse pas si facilement débusquer: elle se dérobe et son pouvoir néfaste sera d'autant plus grand qu'elle sera mieux cachée. On découvre, chez Rimbaud, toute une rêverie de la main cachée, qui, me semble-t-il, confine à une véritable hantise. Les méchants qui en veulent à la pureté de Rimbaud et dont il aime à montrer l'être visqueux (ils bavent, leur regard filtre du venin noir, ils crachent et souillent) cachent soigneusement les mains: Tartuffe s'en va, jaune, «la main gantée» {Le Châtiment de TartufeB6). C'est donc pour conjurer la menace qui réside dans cette force cachée que Rimbaud s'identifie avec ce Méchant qui, un jour, Le prit rudement par son oreille benoîte Et lui jeta les mots affreux, en arrachant Sa chaste robe noire autour de sa peau moite (')

Cf. l'Éd. de S. Bernard, p. 453.

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Du Supérieur, cet autre Tartuffe, il raconte qu'il «est descendu hier de sa chambre, et, en fermant les yeux, les mains cachées, craintif et frileux il a traîné à quatre pas dans la cour ses pantoufles de chanoine»67, et, un peu plus loin dans le texte, nous le voyons s'en aller «ses mains dans ses deux poches»58. Mais plus horribles encore sont les «Assis», qui ont «les poings noyés dans des manchettes sales» et à propos de qui nous avons déjà vu Rimbaud greffer sur sa description caricaturale le rêve «d'une main invisible qui tue»59. (Et on pourrait se demander si le pouvoir miraculeux de Jésus, dans la «Suite Johannique», ne réside pas justement dans le fait qu'il retire sa main). Voyons encore cet homme juste contre qui se révolte le Maudit byronien que se sentait être Rimbaud: le juste visqueux, «la gorge cravatée / De honte, ruminant toujours mon ennui, doux / Comme le sucre sur la denture gâtée», nous ne sommes pas étonnés de constater qu'il a une «main que la pitié gante» (L'Homme juste60). Ce pouvoir néfaste de la main cachée contient sans aucun doute une composante érotique, bien visible dans le texte Les Déserts de l'amour91. Le prêtre, redoutable parce qu'il cache son pouvoir, fait une brève apparition hallucinatoire dans le rêve étouffant qui y est relaté. Nous y lisons: «Il y avait là (dans la même maison rustique des parents aperçue en rêve) un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre; maintenant: c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan». N'y a-t-il pas dans ces phrases une fascination devant le secret mystérieux enfermé dans cette chambre de pourpre, et dans les livres cachésl Mais l'angoisse dans laquelle baigne ce texte nous avertit que le secret ne se laisse pas dérober, comme aussi la jeune servante qui apparaît quelques lignes plus loin, dissoute dans une ombre désespérée, échappe à l'étreinte. Ici on pourrait rappeler au lecteur que naguère (le progrès des méthodes pédagogiques a apporté peut-être quelques changements), dans les bonnes institutions religieuses (n'oublions pas qu'au Collège de Charleville les élèves étaient mêlés aux séminaristes), on croyait préserver les enfants du «vice» en leur défendant de mettre les mains dans les poches: sûr moyen évidemment de créer une obsession. (J) De toute façon, exiger d'un enfant qu'il montre ses mains fait partie des immuables préceptes d'une bonne éducation bourgeoise, qui n'a pas pour rien inventé le dicton: «Jeu de main, jeu de vilain». Il est alors naturel que Rimbaud, qui (0 Inutile, je crois, d'insister sur le rôle important que la masturbation — avec ses séquelles de honte, de sentiment du péché, de complexe d'infériorité — a joué dans la vie psychique de Rimbaud.

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vitupérera plus tard contre sa «sale éducation d'enfance», où la suave volupté de l'odeur de l'encens se mêlait à un sentiment lancinant de culpabilité, ait vu dans le viol de ce tabou un moyen symbolique pour affirmer sa liberté. Dans Les Poètes de sept ans62 il nous apprend que Ces enfants seuls étaient ses familiers Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant sur la joue, Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue Sous des habits puant la foire et tout vieillots, Conversaient avec la douceur des idiots! Le poème nous montre du reste le «poète de sept ans» s'exerçant à une sorte de «voyance»: Dans l'ombre des couloirs aux tentures moisies, En passant, il tirait la langue, les deux poings A l'aine, et dans ses yeux fermés voyait des points. Voilà que le pouvoir visionnaire du poète-enfant est directement relié, par ses deux mains cachées, à la mystérieuse énergie de son sexe, tout cela évidemment loin de la Mère, qui «s'en était allée satisfaite et très fière, sans voir, / Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences /L'âme de son enfant livrée aux répugnances». Lorsqu'en novembre 1870, après sa deuxième fugue, pris en main par sa mère, il se «décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille» et qu'il «s'entête affreusement à adorer la liberté libre», il rêve de «repartir encore bien des fois» et: «Allons, chapeau, capote, les deux poings dans les poches et sortons» (lettre à Georges Izambard 63 ). La même agressive nonchalance est décrite dans Ma Bohème64: «Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées». Ainsi, dans une rêverie magique, la main cachée, qui, chez l'adversaire est une source de pouvoir maléfique, peut devenir pour soi-même un gage de force surnaturelle. Le même symbole ne serait-il pas à l'œuvre déjà dans le Songe de Vécolier, cette composition en vers latins, où dans le développement de quelques vers d'Horace nous trouvons cette description faite par le jeune collégien: «Puis, battant des ailes autour de moi, elles (les colombes) me ceignirent la tête et me lièrent les mains de verdure; et, couronnant mes tempes de rameaux de myrte odorants, elles m'enlevèrent, léger fardeau, dans les airs ... »65. On dirait qu'il est essentiel pour un poète d'avoir les mains entravées pour bien marquer qu'il échappe à la condition de Yhomo faber ... Il y a cependant une situation où le pouvoir néfaste de la main n'est plus en cause: quand la main fait de la musique, elle devient joyeusement une source d'enchantement illimité. Nous verrons encore quelle place

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l'idée de la musique va prendre progressivement dans la poétique de Rimbaud. Ici je me bornerai à relever que, rêvant dans des catégories musicales, Rimbaud réussit à exorciser la malédiction qui pèse sur la main. Evidemment le vieux cliché du poète jouant de la lyre a été sans doute pour quelque chose dans cette sublimation. Le séminariste d'Un Cœur sous une soutane est bien la caricature d'un poète niaisement romantique, mais beaucoup d'éléments de ce récit humoristique prouvent que c'est en partie le petit Musset vivant dans sa propre âme que Rimbaud raille ici. Le séminariste, à sa manière, est, comme Rimbaud, un poète maudit quand il déclare: «Moi aussi, à dix-huit ans et sept mois, je porte une croix, une couronne d'épines! mais, dans la main, au lieu d'un roseau, j'ai une cithare! Là sera le dictame à ma plaie!»66. De plus, il arrive que ses «mains battent la mesure»67, comme celles d'un chef d'orchestre que parfois Rimbaud s'imaginera être, lui aussi. En effet, quand dans la «lettre du voyant», Rimbaud expose ses idées poétiques, il revient tout naturellement aux métaphores musicales: «Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident: j'assiste à l'éclosion de ma pensée: je la regarde, je l'écoute: je lance un coup d'archet: la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène. »68 Ce qu'il faut noter, c'est qu'ici Rimbaud prend au sérieux le cliché éculé de la poésie considérée comme une musique supérieure; on ne s'étonnera donc pas de trouver dans les Illuminations, à l'échelle de phénomènes quasi-surnaturels, le pouvoir magique de la main musicienne: «Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie» (A une Raison69). Et dans Soir historique70 nous lisons que «la main d'un maître anime le clavecin des prés». Ce qui pourrait renvoyer à cette image très familière du Petit Poucet «égrenant, dans sa course, des rimes» et «tirant comme des lyres, les élastiques de [ses] souliers blessés» (Ma Bohème11). Est-il besoin de noter que, si à un moment donné Rimbaud consent à revaloriser la main, c'est celle d'un musicien-mage capable de transformer «en un tour de main» le monde ou de créer un nouvel univers fantastique, mais non pas celle de Yhomo faber qui s'efforce patiemment de modeler ou d'«étreindre la rugueuse réalité», comme il dira dans Une Saison. Le recensement des endroits où, dans l'œuvre de Rimbaud, nous voyons apparaître la main ne serait pas complet si l'on ne relevait pas deux passages qui montrent des mains immobilisées dans un geste presque hiératique exprimant une certaine pudeur. Le dormeur du val «dort, la

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main sur la poitrine»72, et l'idyllique jeune fille de Première Soirée73 «mi-nue, joignait ses mains». Deux légères touches — bien conventionnelles du reste —, qui n'altèrent pas, je crois, l'image qu'on peut se faire de cette façon très spéciale dont Rimbaud valorise la main et ses fonctions. Résumons maintenant les valeurs oniriques s'attachant à la main, telles qu'elles se montrent à nous dans l'œuvre de Rimbaud: la rêverie sur la main travailleuse y est totalement absente; pendant un certain temps la main semble avoir été prometteuse de caresses et d'amour, mais son pouvoir bénéfique s'altère rapidement en une puissance magique et néfaste dont il faut se méfier. Evidemment on peut s'assurer soi-même de cette puissance magique en imitant en quelque sorte la rétraction pleine de sous-entendus observée chez l'ennemi. Mais le jeu est peut-être trop lié à un stade infantile pour qu'il devienne vraiment fécond sur le plan poétique. Ce qui sera exploité poétiquement sur une assez large échelle par Rimbaud, c'est l'image de la main franchement et brutalement agressive, rêvant d'une destruction tantôt joyeuse, tantôt — surtout quand un élément d'autopunition s'y mêle — pleine de hargne. Rimbaud est alors bien le «haschischin» qu'il rêvait être dans Matinée d'ivresse74, où il annonce les temps des Assassins. ( k ) La main peut cependant recouvrer une signification positive du moment où elle devient, magiquement, source d'un enchantement musical. Cette valorisation paraîtra assez restreinte et en grande partie négative quand nous aurons vu quel immense pouvoir Rimbaud a confié au pied et à ses activités. Cette «contre-épreuve» qu'est l'étude de la fonction de la main dans l'œuvre de Rimbaud ne serait cependant pas complète si l'on ne se demandait pas en outre quelles valeurs Rimbaud attache aux bras, dont on pourrait aussi opposer symétriquement la fonction à celle des pieds et des jambes d'un marcheur. On verra, plus loin, la valeur presque toujours magique que Rimbaud donne aux gestes du bras. Avant d'aborder la «rêverie pédestre» proprement dite, on pourrait faire remarquer que Rimbaud lui-même a entrevu le caractère paradoxal d'une poésie qui ignore la main. Le vieux texte espagnol cité en épigraphe de ce chapitre demandait avec une certaine indignation «comment une langue sans mains ose parler». On croirait entendre Denis de Rougemont nous enjoignant de «penser (et donc de parler) avec les mains». Or, une même interrogation étonnée, formulée dans des termes très voisins, se rencontre dans Une Saison en Enfer, où Rimbaud se demande: «Mais! ( k ) Pour une explication exhaustive de ce poème je renvoie à W. M. Frohock, op. cit., pp. 163-168.

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qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout» 75 . Rimbaud se pose ici une question sur les rapports entre sa poésie et son «oisiveté», ce refus d'utiliser les mains. Il y a, dans ce texte, comme un doute sur la valeur d'une poésie qui ignore la main, un doute, mais aussi un étonnement devant les étranges performances d'une lengua sin manos. Il me semble qu'il faut faire nôtre cet étonnement de Rimbaud, car il pourrait être le point de départ pour une compréhension plus élargie de cette belle «perfidie» qu'est sa poésie. La réponse à la question posée par l'auteur du poema et reprise par Rimbaud par-delà quelques siècles, nous soupçonnons qu'elle nous dira peut-être que la langue sans mains a osé parler parce qu'elle a conclu une étrange alliance avec les pieds, qui lui auront appris comment découvrir et s'approprier le monde, lui enseignant ainsi l'audace insensée de l'aventure poétique.

II (Suite)

B. L'HOMME DEBOUT Pronaque cum spectent animalia cetera terram, Os homini sublime dédit caelumque tueri Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus. OVIDE

Presque tous les commentateurs de Rimbaud ont relevé que ce poète «fut un debout», pour employer une expression d'Etiemble.(a) Cet aspect postural ne doit donc pas être négligé dans une étude consacrée à l'expérience de la marche. Pour la description de l'homme debout dont parle l'œuvre de Rimbaud, le plus simple me semble être d'enchaîner à ce qui vient d'être dit sur les mains et de voir d'abord comment, dans cette poésie, les pieds se trouvent valorisés. Dans cette perspective, une première chose nous frappe: l'interdit qui, chez Rimbaud, semble si souvent peser sur la main n'atteint guère le pied. La main, quand elle ne visait pas la destruction, était, comme nous l'avons vu, souvent sournoise, d'une sournoiserie cachant un inquiétant pouvoir magique. Au pied, en revanche, Rimbaud semble en plusieurs endroits vouer un culte presque ingénu. Les pieds, parfois joyeusement dénudés, lui garantissent un contact franc et amical avec la terre, et dans ce cas la fraîche sensualité ne sera pas inhibée par la honte ou la terreur. Le poème Sensation1 donne un bon exemple de cette joie sans complexes : Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l'herbe menue : Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds. Pied païen contre main chrétienne, pourrait-on dire. Ce paganisme est déjà présent dans Invocation à Vénus, traduction d'un texte de Lucrèce2, (a)

Etiemble, Le Mythe de Rimbaud, Structure du mythe, p. 255.

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où nous lisons: «La Terre étend les fleurs suaves sous tes pieds». Il est vrai que ce poème, publié en 1870 dans le Bulletin officiel de VAcadémie de Douai, constitue une fraude de la part du collégien ambitieux: il n'a fait que copier, tout en y apportant quelques corrections, la traduction faite par Sully Prudhomme. Je cite pourtant ce vers parce qu'il me donne, en passant, l'occasion de traiter un petit problème. Il est indéniable que Rimbaud a emprunté presque toute sa «philosophie» païenne aux Parnassiens («— c'est que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, — puisque le poète est un Parnassien, — épris de la beauté idéale», écrira-t-il à Banville3), et non seulement sa philosophie, mais encore quantité de thèmes et d'images. Mais ce qui importe à la critique littéraire, ce n'est pas de relever chez un poète toutes les sources possibles et de s'arrêter là, mais de déceler pourquoi le poète a fait tel ou tel emprunt au bien commun que sont souvent les idées et les images, et de se demander dans quel sens il les a intégrées dans son propre «système». Ceci rejoint en quelque sorte l'idée mise en avant par un formaliste russe, V. Chlovski, qui déclare dans son article intitulé L'Art comme procédé: «Les images sont de nulle part, elles sont à Dieu. Plus vous faites la lumière sur une époque, plus vous vous persuadez que les images que vous considériez comme la création de tel poète sont empruntées par lui à d'autres poètes presque sans aucun changement. Tout le travail des écoles poétiques n'est plus alors qu'accumulation et révélation de nouveaux procédés pour disposer et élaborer le matériel verbal, et il consiste beaucoup plus en la disposition des images qu'en leur création. »(b) Or, cette image de pieds découvrant allègrement les beautés de la terre, Rimbaud ne l'a certainement pas inventée, il n'avait qu'à ouvrir cet album d'images qu'est l'histoire littéraire pour y choisir celle qui convenait le mieux à sa propre expérience. Ce choix, qui pourrait sembler être purement arbitraire et parfois friser le plagiat, acquiert cependant une signification plus déterminée quand on en examine la vertu fonctionnelle à l'intérieur de toute la constellation d'images dont une œuvre est faite. D'autre part, l'examen des procédés spéciaux auxquels un poète soumet telle ou telle image empruntée à une longue tradition nous renseignera peut-être plus amplement sur la mythologie personnelle du poète. Du reste — ceci vaut pour le poète aussi bien que pour le lecteur — une image n'est opérante que si elle est vécue — même quand elle nous vient du fond des âges — comme une création nouvelle. Toute l'érudition ( b ) Dans Théorie de la littérature, Textes des Formalistes russes, réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov (Paris, 1965), p. 78.

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possible, toutes les recherches de «sources» ne doivent pas faire oublier que, en ce qui concerne les images, le plaisir poétique découle d'une philosophie du comme si: toute image doit nous ébranler comme si elle se présentait à nous pour la première fois. Cette parenthèse m'a paru nécessaire pour justifier l'attention particulière que j'attacherai à certaines utilisations que Rimbaud fait d'un fonds légué en partie par l'histoire littéraire. Mais revenons à cette «valorisation du pied» dont il a été question. C'est surtout dans ses premiers poèmes que Rimbaud évoque le plaisir sensuel que la marche lui fait éprouver. Tantôt ce plaisir trouve un déguisement mythologique, comme dans Soleil et Chair*, où «le sol palpitait, vert, sous ses pieds de chèvre (de Pan)», et où nous lisons: «La blanche Séléné laisse flotter son voile / Craintive, sur les pieds du bel Endymion», tantôt il s'exprime plus directement, comme dans Sensation5, ou dans ces vers évocateurs: «O blanc Chasseur, qui cours sans bas / A travers le Pâtis panique»6. Ici la nudité — qui contraste bien avec la main cachée — est sentie comme un bien-être. C'est également le cas dans Au Cabaret-vertoù le poète nous apprend que «depuis huit jours, [il avait] déchiré [ses] bottines»; mais être déchaussé ainsi n'est pas un malheur, au contraire: «Bienheureux, j'allongeai les jambes sous la table / Verte». Ma Bohème8 raconte les mêmes joies d'un va-nu-pieds : «je tirais les élastiques / De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur!» (N'est-ce pas une façon de dire que ses braves pieds lui tiennent à cœur?) Mais voyez — loin des petites anecdotes — Rimbaud développer une image de rêve où la position hiératique des pieds joue un certain rôle: «Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, des cerfs tettent Diane» (Villes9). Ailleurs les épithètes que choisit Rimbaud pour qualifier des pieds traduisent bien une valorisation positive; ainsi nous parle-t-il des «pieds ardents des Madones» (Les Mains de Jeanne-Marie10), des «pieds lumineux des Maries» (Le Bateau ivre11), du «blanc Agneau Pascal, à leurs pieds chers» (Michel et Christine1*), comme il avait, plus terrestrement, déjà montré sur le plancher frissonnant d'aise les «petits pieds, si fins, si fins» de la jeune fille fort déshabillée de Première Soirée13 (dans ce poème on trouve encore ces vers mignards: «Je baisai ses fines chevilles» et «Les petits pieds sous la chemise / Se sauvèrent»; dans Les Etrennes des orphelins14 il est parlé des «petits pieds nus effleurant le plancher»), Rimbaud, adolescent, semble donc avoir prêté une attention spéciale aux pieds des jeunes filles (n'oublions cependant pas qu'il s'agit là d'un thème assez conventionnel, dont la préciosité n'a pas déplu aux Roman-

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tiques eux-mêmes): dans Roman15 nous voyons passer une «demoiselle aux petits airs charmants [...] tout en faisant trotter ses petites bottines», et dans A la Musique16 le poète observe, «brûlé de belles fièvres», les pieds des «alertes filles», pour construire, à partir de là, les corps: «J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...». Mais les petites amoureuses ne sont pas aussi dociles que l'aurait aimé l'étudiant débraillé, et, leurs «petits pieds» devenant alors l'objet d'un mépris hargneux, il parle (nous sommes en 1870, et le ton a changé depuis les poèmes optimistes et mièvres comme Roman et A la Musique de l'année précédente) de «Vos caoutchoucs / Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds», et il exhorte méchamment ainsi les jeunes filles : Piétinez mes vieilles terrines De sentiment; — Hop donc! Soyez-moi ballerines Pour un moment! ... {Mes Petites

Amoureuses17)

Il n'est pas étonnant du reste que ce garçon coléreux, qui faisait participer tout son corps aux mouvements agressifs, n'ait pas légué exclusivement aux mains les joies de la destruction : souvent dans la poésie de Rimbaud on trépigne, on piétine, on écrase des pieds. C'est ainsi que l'indignation politique fournit au poète des métaphores traditionnelles comme celles-ci: Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize Qui, pâles du baiser fort de la liberté, Calmes, sous vos sabots, brisiez le joug qui pèse Sur l'âme et sur le front de toute humanité.18 (Nous verrons réapparaître ces sabots prolétariens dans Vies19: «A présent, gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante, de l'apprentissage ou de l'arrivée en sabots, des polémiques ...», et dans Après le Déluge20: «Depuis lors, la lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym — et les églogues en sabots grognant dans le verger»). Dans Le Forgeron21 le Peuple parle: «Trois pas / Et tous, nous avons mis la Bastille en poussière». La colère du peuple opprimé peut alors devenir une danse: «Quand les pieds ont dansé si fort dans les colères» (L'Orgie parisienne22). Ces images assez conventionnelles des premiers poèmes où Rimbaud célèbre la destruction par la révolution ou la guerre nourrissent cependant aussi certaines illuminations. Ainsi à l'expression «Notre marche vengeresse a tout occupé» du poème Qu'est-ce pour nous ... 23 (où Rimbaud

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s'exclame: «Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur») correspondent «La démarche cruelle des oripeaux» de Parade24 et cette évocation de Mystique25: «A gauche le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles ... ». Non seulement l'évocation de ce piétinement collectif dans des batailles trouve son inspiration dans le trépignement d'un garçon en colère, mais encore Dieu lui-même a des pieds destructeurs, et Rimbaud s'adresse à «l'homme juste» en ces termes: Et c'est toi l'œil de Dieu! le lâche! Quand les plantes Froides des pieds divins passeraient sur mon cou, Tu es lâche! (UHomme juste26) Dans Une Saison en Enfer la férocité rageuse du jeune révolté est évidemment assez souvent exprimée: «broyer l'herbe, chasser»27, «dans quel sang marcher» 28 ; mais l'envie de piétiner peut se changer en une aspiration vertigineuse à être piétiné: «Je me jette aux pieds des chevaux»29. Comme nous sommes loin ici de cette force calmement dominatrice que Rimbaud tente d'opposer dans Le Bateau ivre30 à l'agitation agressive de la mer houleuse. (Mais n'est-il pas significatif qu'il en parle d'une façon négative: «Sans songer que»?): J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs! Pourquoi ne pas rapprocher cette attitude souveraine des trois Maries de la Mer(c) de la position de la dame noire qui forme, pour ainsi dire, le centre du drame relaté dans Mémoire31. W. M. Frohock a excellemment analysé ce poème(d), dont je retiens pour mon propos les vers suivants : Madame se tient trop debout dans la prairie prochaine où neigent les fils du travail; l'ombrelle aux doigts, foulant l'ombelle; trop fière pour elle; ( c ) Voir l'explication qu'Enid Starkie donne de ce passage dans son livre Arthur Rimbaud. Third Version (London, 1961), p. 136: la comparaison faite par Poe d'une tempête sur la mer avec un troupeau de buffles aurait amené chez Rimbaud une association avec les courses de taureaux qui sont organisées, dans la Camargue, à l'occasion de la fête des «Trois-Maries» (patronnes de la ville des Saintes-Maries-de-la-Mer). Cette explication, qui me paraît très satisfaisante, ne contredit pas ma suggestion concernant la fonction de l'image sur le plan symbolique. (d) Op. cit., p. 144-154.

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L'image de cette dame sévère, tellement fière qu'elle écrase tout ce qui montre une velléité d'autonomie (la fleur qui darde allègrement son ombelle vers en haut), opère une frustration si brutale que la pureté dorée de l'eau des premières strophes se trouble pour nous laisser en présence de cette boue inqualifiable de la fin du poème : Mon canot, toujours fixe; et sa chaîne tirée Au fond de cet œil sans bords, — à quelle boue? Ce qui me paraît intéressant ici, c'est que toute la lutte entre «Elle» et «Lui» nous est présentée comme une dialectique entre deux postures, celle, hautaine et méprisante, de la femme en noir qui se tient trop debout et foule les fleurs, et celle «des enfants lisant dans la verdure fleurie». L'immobilité menaçante de la femme incite à une fuite libératrice, comme celle du père: «Hélas, Lui, comme / mille anges blancs qui se séparent sur la route, / s'éloigne par delà la montagne ».(e) Mais le jeune garçon, inhibé, subjugué par cette puissance «froide et noire», sera voué à une immobilité mortelle. D'autres aspects de ce poème pourraient encore être étudiés; mais qu'il suffise ici d'avoir montré toute la charge émotive que peut contenir, pour Rimbaud, l'image de pieds foulant dédaigneusement le sol. Cette image, cependant, ne se présente que rarement sous des couleurs aussi dramatiques. Car il y a des pièces satiriques où les pieds jouent tout naturellement un rôle comique. C'est le cas notamment du séminariste d'Un Cœur sous une soutane12, récit ayant pour objet principal les pieds du pauvre séminariste-poète, qui, parce que ses pieds sentent, se voit dédaigné par Thimothina Labinette mystiquement et romantiquement aimée par lui. Toutes les remarques sur «les souliers qui sentent», «les pieds larges», «les pieds frissonnant d'aise dans les chaussures» (nous retrouvons ici exactement la même expression, employée cette fois ironiquement, que dans Première Soirée?3), les chaussettes offertes par Thimothina et que l'amoureux éconduit promet à Dieu de «garder à ses ( e ) Suzanne Bernard, éd. cit., p. 447, fait état de plusieurs interprétations possibles de «Lui» et «Elle». Peu m'importe cependant de savoir si «Lui» est le père, le soleil ou Rimbaud lui-même. Une interprétation qui tient compte des apports de la psychanalyse n'a aucune difficulté à voir dans «Lui» tout à la fois le père, le soleil et Rimbaud. (Marc Eigeldinger, op. cit., p. 23, citant Jung, remarque: «Le père visible du monde, c'est le soleil, le feu céleste; aussi père, dieu, soleil, feu sont-ils des synonymes mythologiques»). Je rappelle au lecteur que le capitaine Rimbaud a définitivement quitté la maison conjugale à l'époque où son fils Arthur avait six ans. La «fuite» du père, auquel le jeune garçon a dû s'identifier — un psychanaliste pourrait nous dire dans quelle mesure ce départ a empêché le développement d'un «Œdipe» normal — n'est certainement pas étrangère aux fugues de l'adolescent.

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pieds jusque dans son saint Paradis», «les pieds qui brûlent» sous le regard de sa bien-aimée, toutes ces remarques prouvent que Rimbaud oppose le caractère malsain d'un mode de vie clérical à la beauté naturelle d'une existence païenne. Mais il est curieux de constater qu'il renverse simplement sa propre situation, ayant doté son séminariste de nombreux traits empruntés à sa propre physionomie (la poésie du séminariste, par exemple, ne sera pas moins farcie d'oiseaux, d'ailes, d'anges, de roses, de fleurs que celle du jeune Arthur lui-même, et sa déconvenue rappelle l'insuccès de Rimbaud auprès des «petites amoureuses»), si bien que les pieds, ces membres privilégiés du jeune poète, continuent, sous leur déguisement caricatural, à exercer leur fascination. La même chose peut s'observer dans la peinture que Rimbaud fait de ses ennemis, les assis ou les prêtres : le prêtre des Premières Communions34 est un «noir grotesque dont fermentent les souliers» et qui «se sent les doigts de pied ravis et le mollet marquant», les «assis» «plaquent leurs pieds tors» ou les «entrelacent aux barreaux rachitiques de leurs chaises» {Les Assis36), tandis que le frère Milotus d'Accroupissements36 «s'est accroupi, frileux, les doigts de pied repliés». Tout cela n'a évidemment guère d'intérêt littéraire en soi, mais il en va autrement de cette image que Rimbaud, comme nous l'avons vu, a copiée de Lucrèce: «La Terre étend les fleurs suaves sous tes pieds». Cette image va être développée dans ce sens que Rimbaud va reconnaître aux pieds le pouvoir créateur de la Terre. Selon la légende, Bouddha faisait éclore des fleurs là où il passait, mais les dieux favoris de Soleil et Chair37, «Kallipyge la blanche et le petit Eros», feront mieux: «Courbant à leurs pieds les Dieux et les héros», ils «effleureront, couverts de la neige des roses, / Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses! » On voit ici de nouveau à l'œuvre cette assimilation de la femme à la fleur dont il a été déjà parlé. Mais ce qui pour l'instant pourrait retenir notre attention, c'est cette conviction de Rimbaud que dans les pieds du marcheur résident des forces mystérieuses. Faire éclore des femmes-fleurs sous ses pas peut alors être opposé symétriquement à ce méchant saccage auquel s'employaient les mains dans le jardin de la beauté. On aura encore l'occasion de revenir sur l'importance de la composante érotique des rêves d'un promeneur solitaire. Relevons toutefois, dès à présent, les endroits où la fleur est assimilée à la chair humaine. Dans Soleil et Chair36, Astarté émerge «des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume»; quelques vers plus loin il est dit: «Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en toi que je crois!» La jeune fille des Réparties de Nina39 lui inspire, entre autres, cette remarque:

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«Ton goût de framboise et de fraise / A chair de fleur!», tandis que dans Les Poètes de sept ans40 nous rencontrons des «fleurs de chair aux bois sidérais déployées». Les Florides du Bateau ivrelx ont une végétation fantastique qui mêle «aux fleurs, des yeux de panthère à peaux d'hommes». Ici la «chair humaine» s'est spiritualisée, pour devenir des yeux, comme c'est le cas aussi pour l'illumination Fleurs42, qui contient cette phrase: «je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures». Dans «l'hominisation» de la fleur on constate donc, chez Rimbaud, un certain progrès : de chair — objet que l'on regarde avec une convoitise érotique un peu fruste — la fleur deviendra une personne, c'est-à-dire regard et parole. C'est par exemple le cas, comme l'a si bien noté J.-P. Richard(f), pour «les fleurs qui regardaient déjà» (Après le Déluge43) et pour «une fleur qui me dit son nom» (Aubei4); le critique dit à ce propos: «Rimbaud n'aime pas les fleurs trop bavardes ou trop ouvertes». On comprend cela: pour un garçon aussi «complexé» que Rimbaud, toute fleur-femme peut devenir, de pur objet érotique qu'elle était, une «Nina» qui s'ingéniera à son tour à réduire par ses reparties cinglantes le pauvre amoureux en un objet inerte. Toutefois je ne crois pas que «la fleur qui dit son nom» du poème Aube soit déjà sentie comme un personnage désagréable ; elle ne fait que se présenter, et, cette cérémonie préliminaire accomplie, tous les espoirs sont encore permis au jeune homme entreprenant. Pour ce qui est de ce topos poétique de la femme ou de la fille-fleur, Rimbaud n'est pas le seul à l'avoir exploité. On sait qu'il a été développé d'une façon éblouissante par Proust, qui en a fait le thème poétique de toute une partie de son roman. Remarquons que, pour Proust aussi, cette création ex nihilo de filles-fleurs est intimement liée à l'expérience d'un jeune promeneur solitaire. C'est pendant la promenade que Proust, comme Rimbaud, aperçoit «un monde qui fait croître sur toutes les routes campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade». Un peu plus loin dans le passage(s) d'où cette citation est tirée, Proust nous raconte que, par une opération réflexive, il se rend compte de ce que ce rêve a d'illusoire. Mais dans Du côté de chez Swann le narrateur se présente encore comme pleinement croyant à la féerie: «la passante qu'appelait mon désir me (') Op. cit., pp. 202 sqq. Voir aussi W. M. Frohock, «Rimbaud amid flowers», dans Modem Language Notes, 76 (1961), pp. 140-143. (8) Il se trouve dans A l'Ombre des Jeunes Filles en fleurs, deuxième partie (Edition de la Pléiade, 1.1, pp. 714-715).

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semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui n'était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux, plus important, doué d'une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. »(h) Proust et Rimbaud ont donc fait confiance à la même sorcellerie, avec peut-être cette légère différence que Rimbaud, marcheur plus vigoureux que Proust, a plus nettement que celui-ci localisé ses forces créatrices dans le dynamisme musculaire des pieds. Du reste, Rimbaud n'a jamais dénoncé l'illusion inhérente à cette rêverie; au contraire, il a utilisé cette image enfantine du pied créateur jusque dans ses dernières Illuminations. Ainsi nous y trouvons ces notations: «Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur enmarche» (A une Raison^); «Son pas! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.» (Génie46); «Les richesses jaillissant à chaque démarche» (Solde17). Remarquons, pour ces passages, que ce que Proust avait appelé une «aubaine de la promenade» (entendons, une grâce individuelle faite à la personne du promeneur) s'amplifie démesurément dans l'esprit de Rimbaud pour acquérir des dimensions proprement métaphysiques. Ayant ainsi dégagé la valorisation du pied dans l'œuvre de Rimbaud, je m'arrêterai maintenant quelques instants à l'aspect proprement postural de la poésie de Rimbaud. Homme debout donc, Rimbaud, même quand il s'agit de l'amour par exemple, a soin de noter: «Je me souviens des heures d'argent et de soleil vers les fleuves, la main de la compagne(') sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées». Et, continuant sa rêverie selon l'axe vertical, Rimbaud ajoute: «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée.» (Fies48). Pour ce qui est de cet axe vertical, notons simplement ici que Rimbaud a pris très au sérieux cette antique définition de l'homme comme l'animal dressant fièrement son front vers le ciel, «l'homme d'Ovide», que Rimbaud a certainement rencontré chez Baudelaire.(J) Dans Soleil et C) Ed. de la Pléiade, 1.1, pp. 156-157. (') Suzanne Bernard, dans les notes de son édition (p. 49Q), signale, à la suite de Bouillane de Lacoste, que le texte du manuscrit porte campagne. Il me paraît difficile de choisir entre ces deux leçons. De toute façon, c'est le mot debout qui importe ici : il indique bien cette position de vigie, au milieu des plaines, d'un homme en commerce amoureux soit avec une femme soit avec la Nature. (0 Dans Le Cygne: «Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal / Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide / [...]. Sur son cou convulsif tendant sa tête avide...», ce qui renvoie aux vers d'Ovide cités en tête de la partie B de ce chapitre.

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Chair*9, ce vieux topos, qui a été cher aussi à Victor Hugo, est utilisé avec une insistance encore assez maladroite; on dirait que Rimbaud «en remet»: les mots debout et front(k) s'y trouvent quatre fois, tandis que le mouvement ascensionnel est traduit par des verbes comme soulever, croître (deux fois), monter (cinq fois), émerger, ressusciter (deux fois), surgir, relever la tête, s'élancer, bondir. Bien que tout cela appartienne à la rhétorique traditionnelle, nous voyons ici le poète se constituer, pour ainsi dire, un stock de moyens d'expression, où il viendra puiser même dans la période de sa plus grande originalité. Quoi qu'il en soit, le mot front, concurremment avec le mot pied, est employé avec une prédilection certaine tout au long des Poésies. Donnons seulement quelques exemples: dans Le Forgeron, qui a «le front vaste» et qui marche au soleil «front haut», ce mot revient six fois60; ailleurs nous rencontrons un «grand front rêveur»51, le «front de toute humanité»52, la «rosée à mon front» 53 , le «sinciput plaqué de hargnosités vagues»54 (comme il s'agit de ses ennemis les «assis», Rimbaud a hâte d'enlaidir cette partie du corps), un front «jaune» ou «vermeil»55, des «fronts des femmes de douleur» (ibid.), «son front épié»56, des «grands fronts studieux»57, «l'homme au front rouge»58, etc.(') Ce qui, à propos de l'image du front, me semble caractéristique de la méthode de Rimbaud, c'est que parfois le poète extrait certains éléments du grand réseau que constitue la syntaxe conventionnelle de l'imaginaire, pour les isoler et, par là, renforcer leur caractère emblématique. On dirait alors que Rimbaud regarde ces images d'un air neuf, les prend au sérieux, se laisse fasciner par elles. C'est ainsi que nous trouvons dans Antique60: «Gracieux fils de Pan! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent.» Mais le mot front est plus surprenant quand il est employé pour des choses inanimées, auxquelles Rimbaud confère alors tout le dynamisme onirique d'un corps humain. C'est le cas pour ces phrases-ci, que l'on trouve dans ( k ) Dans L'Air et les Songes (Paris, 1943), p. 268, Gaston Bachelard note: « U n e étude qui pourrait entrer dans tous les détails sur les impressions dynamiques qui fondent les images des poètes devrait donner une grande attention à la psychologie du front.» Gilbert Durand, dans son livre Les Structures anthropologiques de l'imaginaire (Paris, 1963), p. 144, signale que Charles Baudouin, dans sa Psychanalyse de Victor Hugo, a parlé à propos de ce poète d'un véritable «complexe du front» («l'image du front [est le] symbole de l'élévation orgueilleuse, de l'individuation par-delà le troupeau des frères et en face de la personne divine elle-même»). (') N e serait-il pas significatif aussi que dans Invocation à Vénus, ce plagiat de SullyPrudhomme, Rimbaud ait remplacé les vers «Tu parais, les vents fuient et les sombres nuages; / Le champ des mers te rit... »par «Tu parais... A l'aspect de ton front radieux / Disparaissent les vents et les sombres nuages.» 58

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deux illuminations: «Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet suivant l'allée dont le front touche le ciel. » (Enfance81) et «Rien ne bougeait encore au front des palais» (Aube 62 ). Dans la première citation nous constatons que le rêve d'une élévation orgueilleuse (objectivée dans la «jetée partie à la haute mer» et dans «l'allée dont le front touche le ciel») est contrarié par un sentiment de déréliction: l'enfant, le petit valet, se sait abandonné. On pourrait penser ici au Petit Poucet délaissé par ses parents; mais tandis que le Petit Poucet du conte se tirera d'affaire, grâce justement à sa petitesse et à son intelligence, le contexte d'Enfance semble plutôt mettre l'accent sur la détresse de l'enfant. Pour le poème Aube je pense que la phrase «Rien ne bougeait encore au front des palais» met en évidence le pouvoir «surnaturel» du jeune promeneur matinal, qui saura bientôt rappeler à la vie ce qui pour lui est le plus altièrement merveilleux au monde: les palais.(m) Nous avons déjà commenté ce passage de Mémoire: «Madame se tient trop debout ...» Mais il y a lieu ici de le rapprocher de la description, dans Enfance*3, de ces «Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-degris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés ».(n) Les arbres d'une allée, les palais, les choses du monde participent ainsi de la volonté humaine d'affronter fièrement le ciel. Dans Soleil et Chair, Rimbaud avait déjà présenté «Majestueusement debout, les sombres Marbres, / Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid»85. Ainsi «l'âme sentinelle» que cet homme debout se dit être dans UEternité66 trouve tout naturellement des «correspondants» dans le monde extérieur: les tours, les clochers, les châteaux, les églises, les cathédrales, les montagnes, les dômes, les pôles, la haute mer, etc. La verticalité de 1'«homme d'Ovide» donne donc naissance à une dialectique précise dont il a été déjà question au Chapitre premier, celle du mouvement et du repos, qui est aussi celle de l'homme debout et de ( m ) Voir aussi le Chapitre VII: «L'Espace rimbaldien». ( n ) Jean-Pierre Richard, à la suite d'autres commentateurs, a mis en évidence « l'étroite parenté, chez Rimbaud, du floral et du minéral» (op. cit., p. 204). Dans ce passage A'Enfance, nous rencontrons donc de nouveau les femmes-fleurs dont on a parlé et qui, ici, se métamorphosent en femmes-bijoux. Il est à remarquer que ces Dames, dont non seulement les vêtements noirs, mais encore la position dans l'espace («sur les terrasses voisines de la mer») rappellent étrangement la Dame en noir de Mémoire (qui se tient «dans la prairie prochaine» de la rivière), n'ont pas l'influence inhibitrice de celle-ci: elles peuvent certainement être assimilées aux «filles» et aux «reines» (cf. PhrasesM) que Rimbaud se plaît à évoquer dans ses rêves, et n'ont rien à voir avec la paralysante «Bouche d'ombre».

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l'homme couché. Cette dialectique change totalement de sens selon la dimension temporelle qui y est donnée. Le repos de l'homme couché peut être la promesse d'une «levée» de tout son être. Véritable symbole d'une gestation, il est alors gros d'un avenir dynamique. A d'autres moments, en revanche, la position couchée est le résultat d'un repli découragé de l'être sur lui-même ou, ce qui est plus grave encore, le terme final d'une chute dans le non-être. La valorisation positive de la position couchée est particulièrement sensible dans Soleil et Chair*1, où, selon le schéma que l'on connaît déjà du Songe de Vécolier™, Rimbaud prépare, pour ainsi dire, le lecteur à toute l'effervescence païenne qui fait le sujet du poème par ces vers: Et quand on est couché sur la vallée, on sent Que la terre est nubile et déborde de sang; Ce genre de préparation n'est cependant pas un élément que l'on rencontrerait seulement au début de la carrière du poète: tout au long de l'œuvre de Rimbaud nous trouvons des évocations d'une position couchée, symbole de cette paix vibrante d'où fusera un avenir splendide. Ainsi l'aspiration au repos, mentionnée dans le Chapitre premier et définie comme la soif d'une fusion totale avec l'élément liquide, trouve dans la description d'une paix active un complément symétriquement opposé. Je fais allusion ici à cette paix dont parle le Sonnet des Voyelles69(°), paix imprimée aux «grands fronts studieux» et animée par les «vibrements divins des mers virides», repos tendu qui annonce l'événement miraculeux que sont les «strideurs étranges» du «suprême clairon». Evénement miraculeux, comme l'est aussi celui que relate la «Suite Johannique»10 : «Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc ... ». Dans ces cas-ci, l'homme couché ne se blottit pas dans la chaleur du sommeil {cf. Les Effarés11), il est le veilleur attentif dont parle l'illumination Veillées72: «C'est le repos éclairé, ni fièvre, ni langueur, sur le lit ou sur le pré». Un veilleur qui est un poète attentif à l'éclosion de sa pensée et en qui «la symphonie fait son remuement» pour s'élancer «d'un bond sur la scène»73. Remarquons ici, quitte à y revenir quand il sera parlé de l'espace rimbaldien, que ce qui a été appelé la dimension temporelle de l'imagination posturale se trouve immédiatement traduit en termes spatiaux, si bien que dans les deux formes a priori de la sensibilité, pour parler le langage kantien, l'espace et le temps, il n'y a qu'un seul et même «projet existentiel» qui se manifeste. Autrement dit, l'avant est identique (°) Pour une analyse plus détaillée de ce poème, voir le Chapitre VIII.

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au devant. Il faut donc être attentif aux modalités diverses que peut avoir Yêtre-couché chez Rimbaud. Or, ce qui frappe, c'est l'insistance particulière avec laquelle le poète mentionne la position couchée devant. Quelques exemples: «Elles assoient l'enfant devant une croisée»74, «gisant au pied d'un mur» 75 , «Aux pieds des sombres murs» 76 , «Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil», «le héros couché à l'ombre d'un chêne»77, «Devant une neige un Etre de Beauté»78 (dans ce poème «le monde [est] loin derrière nous»), «A la lisière des forêts» 79 , etc. Ici nous voyons le poète «tourné vers l'avenir»; mais prenons cette expression dans son sens littéral: couvert dans le dos par une sorte d'appui solide (mur, chêne, forêt) qui peut avoir toute la densité de l'ombre, l'homme fait s'ouvrir à son regard émerveillé l'espace du monde, qui est en même temps appel et clarté, avenir lumineux. Mais si le «repos éclairé», cette «paix vibrante», peut préluder à une sortie joyeuse dans le monde, il peut aussi être conçu lui-même comme étant déjà pleinement une promenade dans un monde imaginaire. C'est dire que pour un être comme Rimbaud la rêverie active de l'homme couché est alors déjà une promenade. Lui-même a fait expressément cet amalgame entre rêve et promenade, que du reste de tous temps les hommes ont opéré spontanément, sinon consciemment; ne parle-t-il pas, dans Les Sœurs de charité*0, de «Rêves ou Promenades / Immenses, à travers les nuits de Vérité»? Or, les remarques faites par Marcel Raymond dans son introduction aux Œuvres complètes de Rousseau(B) peuvent également s'appliquer à Rimbaud. Après la citation suivante de Rousseau: «Pour bien remplir le titre de ce recueil (il s'agit des Rêveries) je l'aurais dû commencer il y a soixante ans: car ma vie entière n'a guère été qu'une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour», le commentateur ajoute: «Or le premier sens de rêver (reexvagarel) c'est vagabonder. (Vers 1300, les libertins «resvoient toute nuit hors parmi la ville ... ».) Ainsi on dirait que Rousseau, envisageant la vie comme une longue rêverie, a voulu suggérer qu'elle n'avait été, une promenade suivant l'autre, qu'un long vagabondage. Même sans y songer, les écrivains véritables tombent sur la phrase qui va le plus loin». Or, si le promeneur qu'est le rêveur a affaire à un espace «intériorisé», imaginaire, son attitude spatialisante reste la même que devant le monde «réel». Ainsi nous trouvons dans Phrases81 cette évocation: «Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je ( p ) Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes (Edition de la Pléiade, tome I, pp. LXXV-LXXVI).

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vous vois, mes filles! mes reines!». Ce qui intéresse dans cette phrase, c'est cette position devant dont il a été parlé, cette attitude prospectrice que le poète a pris soin de décrire: pour ouvrir l'espace imaginaire, on tourne le dos à la réalité. Et voici que l'espace imaginaire indifférencié et homogène (cette indifférenciation et cette homogénéité sont exprimées par le mot «ombre») s'ouvre, s'anime, s'éclaire pour devenir le lieu où l'on peut rencontrer des femmes merveilleuses. Dans la situation renversée d'une promenade faite à l'intérieur de 1'«espace du dedans», nous voyons donc aussi la signification du mot «ombre» se renverser: pour le rêveur, la nuit devient un jour éclatant qui rend possible la manifestation de la vérité: c'est dans ce sens que Rimbaud peut parler de «promenades à travers les nuits de vérité». Cette «philosophie du rêve» détermine aussi, il me semble, la valeur profonde que Rimbaud assigne, à l'intérieur d'une rapide classification du règne animal, à ce «gibier, qui court et qui voit la nuit», évoqué dans la conclusion de Comédie de la Soif6i.{$) Dans ce gibier nocturne, véritables «bêtes de songe» (voir Nocturne vulgaire83), le rêveur se reconnaît luimême: lui aussi se déplace, voyant perspicace, dans l'espace infini qu'est la nuit. Au chapitre Vierge Folle d'Une Saison en Enfer, quand Rimbaud essaie de se définir à travers les observations d'autrui (de «l'épouse infernale», qui ressemble à Verlaine), il note (dans un passage où il n'est question que de voyages, de chasses, d'aventures): «Il veut vivre somnambule»84. Comprenons que ce somnambule, somme toute lucide, n'est pas un homme endormi qui se promène dans le monde réel, mais plutôt un voyageur alerte au «pays des songes».(r) ( q ) Je me plais à voir dans «la nuit» de la proposition «qui voit la nuit», non pas un complément adverbial de temps (pendant la nuit), mais un objet direct: le gibier observe, scrute la nuit. Une telle interprétation n'a rien d'insolite, il me semble, dans le cas d'un «alchimiste du verbe» comme Rimbaud se targue de l'être et qui cherche justement à restructurer d'une façon inattendue le matériau que lui fournit la langue. Cf., dans le même poème, l'expression: «Juifs errants de Norwège, / Dites-moi la neige»; ici l'objet direct ne désigne pas le contenu tout subjectif qu'exprimerait tout simplement le sujet parlant — c'est le cas, par exemple, pour une tournure comme : «il dit des bêtises» — , mais une sorte de création par le verbe, un peu comme dans l'expression «le prêtre dit la messe», c'est-à-dire fait «exister» la messe en proférant des paroles. D u reste nous trouvons ailleurs dans le poème trois fois l'exhortation vois suivie d'un complément direct; on peut en déduire que la «vision» est une catégorie importante dans Comédie de la Soif. Je reviendrai sur ce poème dans le chapitre suivant. ( r ) Le Dictionnaire Robert donne cette définition médicale de somnambulisme: «un sommeil de l'esprit avec conservation de la motricité automatique». En renversant les termes, on pourrait alors définir la rêverie active et «ambulatoire» comme «un éveil de l'esprit avec abolition de la motricité automatique» (ce qui, si l'on voulait s'amuser, pourrait être traduit par un terme comme «ambulosomniaque»).

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L'IMAGINATION POSTURALE

Ces quelques remarques s'imposaient pour bien mettre en évidence que l'antithèse posturale dont il est question et qui, selon l'axe vertical, s'exprime par des couples couché-debout, repos-élan, sommeil-éveil, etc. se complique d'une autre antinomie dans laquelle s'exprime l'organisation horizontale de l'espace, cette fois-ci selon un axe qui nous permet de parler d'un devant et d'un appui dans le dos, d'un dedans et d'un dehors. Disons en résumant que, pour Rimbaud, l'homme couché n'est donc pas toujours ce «dormeur du val» plongé dans un bonheur léthargique, mais qu'il peut être aussi un guetteur à l'affût de l'espace et de l'avenir. L'organisation antithétique du monde, qui semble traduire une tendance profonde chez Rimbaud (renforcée sans doute par sa lecture des grands romantiques, de Victor Hugo surtout), trouve encore une autre manifestation dans la haine, souvent mentionnée par les critiques, que Rimbaud voue aux «assis» ou aux «accroupis», ces véritables antipromeneurs. Pour l'homme debout qu'est notre poète, ces êtres vils sont l'incarnation du Mal. Je n'ai pas besoin d'insister ici, et je pourrais tout simplement renvoyer aux poèmes A la Musique85, Les Assis85, Accroupissements87 (dans Chant de guerre parisien, Rimbaud emploie aussi ce pluriel méprisant quand il parle des «Ruraux qui se prélassent / Dans de longs accroupissements»88). Je signale toutefois que les «assis» ne représentent pas la pure négation du promeneur; ils n'opposent pas, par exemple, à son dynamisme conquérant une parfaite inertie immobile; au contraire, ils nous sont présentés comme des promeneurs pervertis: eux aussi sont dynamiques en quelque sorte, mais leur dynamisme est affecté d'un coefficient maléfique. Ainsi, comme nous l'avons vu, leurs mains ne travaillent pas, mais tuent; le pouvoir magique émanant du regard d'un promeneur se change en une sorte de rayon de la mort («leur regard filtre ce venin noir / Qui charge l'œil souffrant de la chienne battue»). Comme les promeneurs, les assis font des rêves érotiques («Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, / De vrais petits amours de chaises en lisière») et créent des fleurs étranges («Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgules»). Même leurs pieds ne sont pas oubliés (les assis, dont «les pieds aux barreaux rachitiques / S'entrelacent pour les matins et pour les soirs», ont eux aussi des velléités de danse: «Vous les écoutez [...] plaquant et plaquant leurs pieds tors»). L'important cependant, du point de vue poétique, c'est que parfois l'image d'un homme assis se présente spontanément à l'esprit de Rimbaud quand il s'agit de rendre compte d'un moment d'abattement moral: nous rencontrons alors cette formule, d'une concentration vraiment rimbaldienne: «L'ingénuité physique amèrement rassise ...» (Jeunesse89).

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Notons finalement, en ce qui concerne l'imagination posturale de Rimbaud, que sa haine du christianisme, lequel est responsable selon lui de cette «farce prostrée et sombre aux gestes repoussants» que jouent «les pauvres à l'église»90, lui fait parler de l'«homme juste» dans ces termes: «Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente, / O vieillard? ...» 91 . Dans ce poème, le Juste (auquel Rimbaud prête quelques traits du Christ agenouillé dans le jardin des Oliviers), se tenant «droit sur ses hanches solides», semble défier l'homme debout qu'est Rimbaud: la «farce prostrée» du christianisme, en renonçant aux «agenouillages», se fait brusquement menaçante pour l'insoumis, le «Maudit» que se déclare être Rimbaud. (Quant aux genouillères, ces étranges objets vestimentaires avaient déjà attiré son attention ironique dans Mes Petites Amoureuses92, où il exhorte ainsi ses ennemies: «Entrechoquez vos genouillères / Mes laiderons!») Rien d'étonnant alors de trouver dans le texte de Génie93 — qui présente cet être mystérieux, cet Antéchrist qui passe et voyage, et pour la description duquel Rimbaud emploie des mots comme « course », «célérité», «dégagement rêvé» — la phrase suivante: «Sa vue, sa vue! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite» (c'est Rimbaud qui souligne) : comme c'était le cas pour les «accroupissements», le pluriel d'«agenouillages» suggère un grouillement immonde, que le «Génie» saura assainir par son amour. Si un des bienfaits de la poésie est de faire parler le corps, l'imaginaire rimbaldien, par le «primitivisme» de ses rêveries posturales, peut nous toucher profondément: il nous restitue certains plaisirs purs — certaines angoisses originelles aussi — que, sans les expériences d'une «alchimie du verbe», nous aurions peut-être oubliés.

III LE COGITO DU PROMENEUR

Les analyses et les recoupements faits dans les chapitres précédents nous ont permis d'esquisser très grossièrement le profil d'un comportement: cette œuvre poétique nous parle d'un «homme debout» qui, en plus, serait plutôt embarrassé de ses mains. Mais la méthode suivie jusqu'ici a consisté à isoler assez arbitrairement certains éléments — du reste d'ordre quasi-physiologique —: la valorisation de la main et du pied, les significations posturales. Or il me semble, sinon impossible, du moins peu recommandable de pousser plus loin l'utilisation d'une telle méthode. Isoler encore d'autres éléments, espérer éventuellement faire sortir le «psychologique» du «physiologique», le «spirituel» ou le «poétique» du «psychologique», et finalement recoller ensemble tous ces éléments, voilà qui serait tentant. Mais une telle démarche purement analytique risquerait de nous faire tomber dans une sorte de positivisme peu recommandable. Aussi faut-il maintenant préférer une approche plutôt phénoménologique. Il s'agira donc de se plonger, avec tous les risques que cela comporte, dans le «cercle de la compréhension». Pour notre problème, cela veut dire, par exemple, qu'il faudra partir d'une description de l'expérience de la marche qui renfermerait déjà tous les éléments significatifs. Toutefois quelques remarques préalables s'imposent. Premièrement, quand on parle d'expérience de la marche et de promenade, il doit être clair que dans le cas de Rimbaud il s'agit de promenade solitaire, et que c'est en tant que promeneur solitaire qu'il est poète. De fait, les fugues, les vagabondages, les voyages, Rimbaud les a essentiellement entrepris seul: pour lui n'existent pas d'excursions en groupe ou même de voyages faits en compagnie d'un ami (comme par exemple pour Flaubert, qui non seulement entreprend son voyage en Touraine et en Normandie avec son ami Maxime Du Camp, mais encore rédige ses notes en collaboration, en dialogue avec lui). Il est vrai que Rimbaud battra la campagne avec Verlaine et, plus tard,

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avec Germain Nouveau, mais, dans Une Saison en Enfer, nous surprenons un aveu de cette impossibilité pour Rimbaud d'accorder son pas à celui d'un autre. Nous y sentons combien peu il était fait pour une entente avec un compagnon de route. Dans Une Saison, l'épouse a beau se leurrer par des illusions («Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le Paradis de tristesse»), 1'«époux infernal» a hâte de les lui enlever: «Comme ça te paraîtra drôle, quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as passé [...]. Parce qu'il faudra que je m'en aille, très loin, un jour». Le rêve d'une vie vagabonde à deux a certainement hanté Rimbaud lui-même aussi; les mots de «l'épouse» traduisent bien une nostalgie qui leur a été commune, à Verlaine et à Rimbaud: «Par instants, j'oublie la pitié où je suis tombée: lui me rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des villes inconnues, sans soins, sans peines»1, mais cette idylle ne tiendra pas devant une nature aussi «barbare» que la sienne et qui le relègue toujours dans la solitude. En effet, ce n'est qu'à de rares endroits que la poésie de Rimbaud fait mention d'une camaraderie quelconque, et les poèmes qui ont le plus clairement l'expérience de la marche comme point de départ (Rêvé pour l'hiver, Au Cabaret-vert, La Maline, Ma Bohème, mais aussi Larme, Mémoire, Bannières de Mai, Enfance, Aube, etc.) nous montrent le poète seul avec ses rêves. C'est dire que pour ce garçon, qui pourtant rêve souvent d'une grande fraternité entre les hommes, la promenade a été essentiellement une expérience autistique, où la relation je-tu était exclue; d'ailleurs dans sa poésie le véritable nous est très rare.(a) ( a ) Pour Flaubert, par exemple, la promenade est l'occasion par excellence de faire goûter aux protagonistes les joies d'une communication amoureuse avec autrui. Notons qu'il s'agit, chez Flaubert, presque toujours d'une promenade en voiture, où les plaisirs du mouvement sont combinés avec la douceur d'un assoupissement bienheureux. On pense ici surtout à la fameuse description de la promenade de Frédéric et de Rosanette en forêt de Fontainebleau; il s'agit d'un véritable poème en prose presque entièrement écrit à l'imparfait, qui commence par «Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa» (Ed. de la Pléiade, t. II, p. 355). La scène du fiacre, abritant dans sa course folle l'amour d'Emma Bovary et de Léon, est un autre bon exemple de cette attention que portait Flaubert à la poésie des promenades en voiture. Voir aussi, dans le livre de Geneviève Bollème, La Leçon de Flaubert (Paris, 1964), l'Annexe I (pp. 220-223) consacrée aux descriptions des voyages en diligence. Du reste, on sait qu'un événement réel, relaté dans les Mémoires d'un Fou (le jeune Flaubert, se promenant sur la grève, empêche une pelisse rouge d'être emportée par la marée montante), se transforme, dans la version définitive de L'Education sentimentale, en un épisode ayant eu lieu pendant un voyage à bord d'un bateau. Flaubert aime donc associer expressément amour et paysage mobile. Notons toutefois, pour Flaubert, qu'à ces occasions il n'y a pas de dialogue entre un je et un tu. Les deux amoureux sont pour ainsi dire noyés dans un nous indéfini, qui tend à devenir un sujet quasi impersonnel: dans le passage en question de L'Edu-

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Nous trouvons donc de nouveau ici le refus, ou l'impossibilité, de la communication. N'oublions pas cependant que cette solitude, ou cet autisme, semble être presque la condition nécessaire pour que le rêve et par conséquent aussi la poésie puissent s'épanouir. Deuxième remarque: en inscrivant le mot promenade dans le titre de cette étude — avec tous les risques de provoquer ainsi des associations fades comme «promenade du dimanche», etc. —j'ai voulu faire ressortir le caractère gratuit, non-utilitaire de l'exercice. La promenade est une marche qui possède sa fin en soi-même, elle est une marche pure, comme une poésie peut être dite pure. Aucun but autre ne distraira le promeneur de son exercice, et même nos plus humbles promenades dominicales devraient conserver un peu de ce caractère de fête que possède tout acte non assujetti aux impératifs des moyens et des fins. Acte gratuit, acte souverain, telle sera aussi pour Rimbaud, comme pour tant de poètes, sa poésie. En troisième lieu, je voudrais distinguer entre deux races de promeneurs, ou plutôt entre deux sortes de plaisirs que la promenade peut procurer. Tous nous connaissons ces promeneurs munis de cartes d'état-major, de boussoles, de gibecières, et qui n'auront jamais négligé de bien étudier d'avance dans les guides le terrain à parcourir (souvent aussi ils adorent se déguiser en vrais promeneurs: bottes, chaussures fortes, vêtements appropriés sont comme le gage de leur «sérieux»); on pourrait les appeler les promeneurs «idéalistes», non seulement parce qu'ils se conforment à la haute idée qu'ils se font de la promenade «en soi», mais aussi parce qu'un de leurs plaisirs essentiels, pendant la marche, semble consister à reconnaître dans le paysage qui s'offre concrètement à leurs yeux, le paysage tel qu'il existe ideaîiter et en dehors du temps dans les lignes tracées sur leur carte ; leur joie, quand ils ont réussi à identifier un clocher, une croupe de collines, une configuration du terrain, bref à «se retrouver» dans un monde inconnu, est exactement celle que procure la réminiscence platonicienne. Rationalistes de la promenade, ils n'ont pas le temps de rêver, et en vrais rationalistes ils cation sentimentale, l'emploi d'expressions impersonnelles et surtout du pronom on me parait significatif à cet égard; cf. «il y avait des chênes rugueux...» (et non pas une expression comme: «ils voyaient des chênes rugueux») ainsi que: «en se renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes et les arbres.» Chez Rimbaud, le nous n'apparaît guère de façon authentique que sous la forme d'un vœu, comme dans le poème Qu'est-ce pour nous2, où nous lisons: «Qui remuerait les tourbillons de feu furieux, / Que nous et ceux que nous nous imaginons frères?» Et on sait comment le dialogue entre le je et un tu a tourné court dans Les Réparties de Nina3.

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aiment communiquer, discuter leurs trouvailles et leurs connaissances; la solitude ne leur disant rien qui vaille, ce sont des promeneurs sociables, parfois bavards. Il est clair que Rimbaud n'est pas de cette race-là. Pour des promeneurs de sa trempe, ce qui compte, c'est de «trouver du nouveau», c'est l'aventure imprévisible que peut signifier au tournant du chemin tel arbre, telle fleur, telle perspective. Ceux-là, véritables existentialistes de la promenade, savent que l'existence précède l'essence: ils se soucient peu de savoir si leur expérience se conforme au paysage «en soi» tel qu'il a été consigné pour toute l'éternité sur la carte, et comme c'est le cas pour Rimbaud, qui avait déchiré ses bottines aux cailloux des chemins, peu leur chaut d'être équipés en promeneurs idéals (on pourrait penser à cette obstination de Simone de Beauvoir à ne se promener qu'en espadrilles). Ils trouvent leur plaisir à se comporter comme s'ils étaient des découvreurs d'une terra incognito se déployant devant leurs regards émerveillés. Existentialiste dans ce sens, Rimbaud le sera encore quand, en 1883, il entreprendra d'explorer les régions inconnues de l'Ogadine et qu'il pénétrera, lui le premier Européen, jusqu'à Bubassa. — Seulement, cette fois-ci il est explorateur pour de bon, et, dans son rapport accepté par la Société de Géographie, il dégage, pour ainsi dire, une «essence» (ici d'ordre géographique) d'une expérience existentielle. Ces quelques remarques, jointes à ce qui a été dit aux chapitres précédents, nous indiquent déjà la direction où il faudra chercher pour rencontrer une description phénoménologique de l'expérience de la marche : Jean-Jacques Rousseau, qui a terminé sa vie sur les Rêveries d'un promeneur solitaire, pourrait sans doute nous rendre service ici. Qu'il me soit donc permis de prendre, comme point de départ des analyses qui vont suivre, les remarques sur la promenade qu'il a placées dans Les Confessions. Dans le Livre quatrième, Rousseau écrit: La chose que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire est de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j'ose ainsi dire, que dans ceux que j'ai faits seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées: je ne puis presque penser quand je reste en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, la succession des aspects agréables, le grand air, le grand appétit, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui me fait sentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque

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sorte dans l'immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière; mon cœur errant d'objet en objet s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux.(b) Il y a, dans l'analyse de Rousseau, une constatation qui peut amorcer notre analyse de l'expérience de la marche chez Rimbaud. Rousseau dit: «Je dispose en maître de la nature entière», comme il avoue aussi qu'il s'approprie les êtres à son gré sans gêne et sans crainte. Dans et par la promenade un rapport d'appropriation se constitue entre le promeneur et le monde extérieur, rapport qui — faut-il le dire? — est souvent vécu dans la joie, car il est senti comme un véritable enrichissement du moi. Seulement il ne faudrait pas perdre de vue que ce rapport d'appropriation et de possession n'est pas irréductible. Tous nous savons obscurément que le lien entre un sujet possédant et un objet possédé n'est pas un lien de pure extériorité : l'objet possédé affecte intimement l'être du possédant; ainsi l'homme qui a beaucoup d'argent est par là puissant. La philosophie existentielle a excellemment mis en lumière que l'avoir doit être réduit à un être.{c) Mais Rousseau, lui aussi, a entrevu cette priorité de l'être; ne fait-il pas remarquer que, pendant ses voyages, il n'a jamais «tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi»? Prodigieux accroissement de l'être opéré par la promenade, augmentation de sa puissance par l'appropriation du monde extérieur! Or, en ce qui concerne Rimbaud, une analyse de son expérience de la marche gagnerait à s'arrêter plus longuement au projet «ontologique d'appropriation» (le terme est de Sartre) qui s'y manifeste. Lui-même dit dans Une Saison en Enfer*: «Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles». On ne peut pas insister assez, il me semble, sur l'âpreté têtue avec laquelle Rimbaud désire posséder (et là il ne diffère pas essentiellement de sa mère, cette petite bourgeoise d'origine paysanne, accrochée à ses propriétés terriennes).(d) Mais ce qui caractérise (") Op. cit., p. 162. ( c ) Je pense ici, entre autres, au livre de Gabriel Marcel, Etre et Avoir, (Paris, 1933). Pour les développements qui vont suivre, cependant, je m'inspirerai surtout des analyses de Sartre contenues dans L'Etre et le Néant, (Voir le Chapitre II de la Quatrième Partie Faire et Avoir, pp. 643-708). ( d ) Au début, il est vrai, Rimbaud, le vagabond irresponsable, se soucie peu de réaliser cette possession par le moyen patenté d'une accumulation d'argent. Mais en ce qui concerne sa période de trafiquant, tous ses biographes (s'ils ne sont pas hagiographes comme sa sœur Isabelle, qui invente le mythe d'un Arthur distribuant ses biens au pauvres indigènes) insistent sur son comportement possessif, qui devient une véritable avarice. Les huit kilos d'or qu'il portait sur lui jour et nuit, cousus dans sa ceinture, traduisent bien sa hantise — dégradée en manie — d'une «possession immédiate». Y a-t-il un meilleur symbole de ce désir de «faire corps» avec l'objet convoité?

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spécialement Rimbaud, c'est que l'avoir qu'il vise — et nous comprenons qu'il le vise pour augmenter son être — n'est pas obtenu par l'intermédiaire du faire (citons ici l'exemple donné par Sartre: «Je taille une canne dans une branche — je fais une canne avec une branche — pour avoir cette canne»); pour cet «homme sans mains» ce moyen d'appropriation est trop lent; ce qu'il cherche dans son impatience, c'est la «possession immédiate». L'expression se trouve dans Y illumination Solde5(e) et semble bien traduire une tendance profonde chez cet être dont le complexe de frustration est manifeste. Dans Matinée d'ivresse6, Rimbaud, écrivant au début du poème « O mon Bien! O mon Beau!», a pris soin de souligner lui-même l'adjectif possessif pour bien marquer que l'expérience hallucinatoire qui y est relatée lui appartient à lui seul.( f ) Ayant constaté ce caractère possessif du comportement de Rimbaud et ayant décelé son désir d'immédiateté, nous pouvons comprendre que la promenade a constitué pour lui un exercice privilégié: c'est par elle que le monde a été directement mis à sa libre disposition. Il faudrait cependant aller plus loin et se demander comment ce projet global d'appropriation cherche à se réaliser. Il est évident que le promeneur «possède», pour une grande partie, le paysage par la vue.( g ) Toutefois la vue a quelque chose d'irritant pour un homme qui cherche, dans la possession, à coïncider le plus étroitement possible avec l'objet extérieur: elle n'est possible que grâce à la distance se creusant entre le sujet qui voit et les objets vus. Mais le désir d'abolir la distance, le désir d'identification, où Rousseau a très clairement vu ( e ) Les métaphores empruntées ici au langage commercial («A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu...», «Les vendeurs ne sont pas à bout de solde...») ont une raison d'être profonde. Parlant ici de la possession (ou plutôt de l'impossibilité de la possession), Rimbaud utilise spontanément des expressions se référant au moyen proprement magique qu'est tout achat pour réaliser une appropriation. Acheter quelque chose, c'est affecter cette chose d'une qualité invisible, mais combien opérante (à savoir la qualité d'être mienne) au moyen d'un rituel purement symbolique: l'échange de quelques pièces d'argent. Si d'autre part on définit, avec Sartre, l'appropriation comme un comportement magique, faire du commerce (dans la mesure où celui-ci ne transforme pas essentiellement les objets trafiqués) peut être considéré comme un comportement magique élevé au carré. Dans ce sens, Rimbaud, quand il se fait trafiquant, n'échappe pas à son destin (dans la terminologie sartrienne: à son projet existentiel), qui veut que la transformation du monde par la praxis lui soit interdite. (') Excellemment analysée par Frohock, op. cit., pp. 163-168. (B) Pour ne pas trop alourdir mon exposé, je renvoie aux analyses de Sartre, qui a bien mis en lumière que voir, manger, connaître, etc. ne sont que des modalités de ce projet fondamental de l'homme, qui, en tant qu'«être-dans-le-monde», cherche indéfiniment à réaliser l'impossible synthèse d'un «être-pour-soi-en-soi», ou, autrement dit, qui est hanté par le désir d'une harmonie définitive entre le sujet et l'objet, harmonie vécue totalement comme liberté et totalement comme substance.

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une des composantes du plaisir que procure la promenade («mon cœur errant d'objet en objet s'identifie à ceux qui le flattent»), dispose de moyens apparemment plus sûrs pour se réaliser immédiatement. Il y a d'abord, au cours de la promenade, cette conscience des pieds qui foulent le sol. Or nous avons déjà vu l'importance que Rimbaud attache à la nudité des pieds, qui permet un contact intime, sensuel avec le paysage. Mais il y a plus. En ce qui concerne le ski, Sartre a bien montré( h ) que son sens «n'est pas seulement de me permettre des déplacements rapides... mais c'est aussi de me permettre de posséder le champ de neige»: la vitesse du skieur organise le monde dans une connaissance spécifique, et par le glissement le skieur maîtrise, possède le monde en profondeur. Des remarques analogues pourraient être faites au sujet de la marche (avec cette différence que, du fait d'une moindre vitesse, le promeneur organise le monde différemment et qu'au lieu du glissement continu — cet acte d'une suprême élégance — le promeneur s'approprie le paysage par le martèlement plus plébéien de deux pieds qui mesurent la terre). Il est évident que le glissement du skieur a un avantage sur la démarche du promeneur: la vitesse et la parfaite continuité du mouvement créent un sentiment de puissance plus exaltant que le tempo rythmé de deux jambes qui avancent lentement. En revanche, la marche possède du moins cette supériorité sur la pratique du ski qu'elle ne laisse pas de trace après notre passage (Sartre: «L'idéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de trace», «car la trace est compromettante»). D'autre part, n'ayant pas besoin d'un outil (les skis) le promeneur goûtera davantage le plaisir d'un contact immédiat, en pesant de ses pieds sur le sol. On pourrait relever, en passant, une différence assez grande qui sépare les deux authentiques promeneurs que furent Rousseau et Rimbaud. Il semble que cette possession à distance dont on vient de parler, cette possession par le regard, ait suffisamment contenté Rousseau pour qu'il ait pu trouver dans la promenade une thérapeutique efficace pour ses obsessions. Le voyeurisme de Jean-Jacques joue le rôle d'un élément positif dans son équilibre mental tant menacé. Rousseau, par ailleurs si hanté par l'immédiatC), a connu, sans doute, un certain bonheur quand il pouvait tenir l'objet de son désir pendant quelques instants à distance : (h) Op. cit., pp. 671 sqq. (') Je me réfère ici aux études de Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, La Transparence et l'Obstacle (Paris, 1958), et Jean-Jacques Rousseau et le Péril de la réflexion dans L'Œil vivant (Paris, 1961).

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refrénant son impatience et tirant de son impuissance une trouble sagesse, Saint-Preux le voyeur peut se croire heureux. Mais cette patience réfléchie, que probablement Rousseau ne s'est acquise que dans son âge mûr, a manqué à Rimbaud adolescent: se peignant sous les traits du Prince de Conte'', il note: «Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels». Et tandis que le «voyeur» se tient à distance et ne peut se passer de cette distance, le «voyant» bondit par les choses inouïes et innommables» (lettre à Demeny8). Il y a quelque chose de goulu dans la façon de voir de Rimbaud, qui fait preuve d'une véritable boulimie de couleurs et de formes.(J) C'est pourquoi il faudrait dire que le mode le plus originel de s'approprier le paysage s'apparente, pour Rimbaud, à une appropriation de type oral.(k) Voir et connaître sont alors en premier lieu manger et boire. Le promeneur peut ainsi se comparer à un troupeau qui broute: Le soir? ... nous reprendrons la route Blanche qui court, Flânant, comme un troupeau qui broute, Tout à l'entour... (Les Réparties

de

Nina9)

Ce désir de manger le paysage apparaît clairement dans le poème Fêtes de la Faim10 : Ma faim, Anne, Anne, Fuis sur ton âne. Si j'ai du goût, ce n'est guères Que pour la terre et les pierres. Dinn! dinn! dinn! dinn! Mangeons l'air, (') Un recensement statistique a démontré que la fréquence des mots désignant des couleurs est, chez Rimbaud, nettement plus grande que chez d'autres poètes: chez Rimbaud ces mots représentent 2,50 % des mots forts, tandis que la fréquence normale varie entre 0,5 et 1%. Voir: Pierre Guiraud, «L'Evolution statistique du style de Rimbaud et le Problème des Illuminations», dans Mercure de France, 1er oct. 1954, pp. 201-234. 00 Dans son livre Verlaine et Rimbaud ou la fausse évasion (Paris, 1960), Françoise d'Eaubonne décèle, chez Rimbaud, une régression vers le stade oral. L'auteur relève surtout (pp. 230 sqq.) les composantes érotiques de l'emploi fréquent de mots comme «bave», etc. D u reste, pour tout le passage qui va suivre je dois beaucoup aux analyses de Gaston Bachelard. Voir surtout le chapitre «Les rêveries de l'intimité matérielle», dans La Terre et les Rêveries du repos (Paris, 1948), et les chapitres «Psychanalyse du réaliste» et «Le Mythe de la digestion» dans La Formation de l'esprit scientifique, 3e éd., (Paris, 1957), dont je citerai seulement cette phrase: «La digestion correspond en effet à une prise de possession d'une évidence sans pareille, d'une sûreté inattaquable. Elle est à l'origine du plus fort des réalismes, de la plus âpre des avarices» (p. 169).

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Le roc, les charbons, le fer. Mes faims, tournez. Paissez, faims, Le pré des sons! Attirez le gai venin Des liserons; Mangez Les cailloux qu'un pauvre brise, Les vieilles pierres d'église, Les galets, fils des déluges, Pains couchés aux vallées grises! Mes faims, c'est les bouts d'air noir; L'azur sonneur; — C'est l'estomac qui me tire. C'est le malheur. Sur terre ont paru les feuilles! Je vais aux chairs de fruit blettes. Au sein du sillon je cueille La doucette et la violette. Ma faim, Anne, Anne! Fuis sur ton âne.

On peut dire que Rimbaud connaît une hantise de la digestion — cette forme originelle de l'appropriation, cet archétype universel du Savoir (pensons à Eve et à sa pomme cueillie sur l'arbre de la connaissance). Ne doutons cependant pas de la sincérité de Rimbaud quand il dit dans Une Saison11 : «Ah, cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre naturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants...». Nous savons aussi l'extrême sobriété dans laquelle il a vécu en Afrique, sobriété qui est même à l'origine de la légende selon laquelle il se serait converti à la religion musulmane. Je crois qu'une telle sobriété en ce qui concerne la nourriture n'infirme en rien la thèse d'une gourmandise pour ainsi dire ontologique chez Rimbaud, qui a dû opérer ici un véritable transfert (d'ailleurs, un psychanalyste pourrait nous dire dans quelle mesure cette sobriété ascétique des dernières années est un avatar du désir, manifeste chez Rimbaud, d'autopunition). Quoi qu'il en soit, voulant «posséder un paysage», le poète ne se contente donc pas de regarder, il «mange des yeux» formes et couleurs («Mes faims, c'est les bouts d'air noir; / L'azur sonneur»), comme il veut se repaître des sons («Paissez, faims, le pré des sons») pour s'attaquer finalement aux substances mêmes, dont couleurs et sons ne sont que des signes: «Si j'ai du goût, ce n'est guère / Que pour la terre et les pierres». Du reste, cette «oralité» du comportement de Rimbaud ne s'arrête

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pas au monde sensible: dans Une Saison en Enfer ne dit-il pas qu'il «attend Dieu avec gourmandise», tout en ajoutant «Je suis de race inférieure de toute éternité»»12? Mais ce même livre se termine sur cette note d'espoir: «il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps»13, où, pour l'instant, je relève de nouveau ce désir d'une possession véritablement corporelle de la vérité. On pourra donc souscrire à cette remarque de Ruchon, qui voit la grande différence entre Rimbaud et Nerval (cet autre «promeneur somnambule») dans le fait que chez ce dernier «tout est affaibli, spiritualisé, dématérialisé à l'excès», tandis que «malgré les apparences, Rimbaud est un terrible réaliste » . 0 Nous verrons encore que Rimbaud essayera, à un moment de sa vie, d'échapper à la hantise d'une telle possession immédiate, sentie alors comme trop infantile; ce sera à l'époque où il mettra davantage l'accent sur le «calcul» et la «science», méthodes destinées à pallier l'échec de la préhension directe et magique au moyen de la «voyance». Mais peut-être plus que la faim, c'est la soif qui semble avoir tourmenté Rimbaud. Je crois inutile de répéter tout ce que l'on a déjà dit de l'obsession de la soif chez l'auteur du Bateau ivre et de Comédie de la Soif; il suffit de comprendre que cette obsession, loin d'être simplement physiologique, trahit, chez notre poète, une façon globale d'être dans le monde. Ainsi son ivrognerie, son goût de «l'absomphe», sa nostalgie de sources pures, l'attrait qu'exerce sur lui la mer, le bonheur qu'il trouve dans le paradis humide de la végétation des sous-bois (si sensuellement évoqué par Jean-Pierre Richard), tout cela procède de son désir de s'approprier le monde, de le «boire». Mallarmé a excellemment vu cet aspect quand il a parlé, à propos de Rimbaud, de «paysages bus avec soif de vastitude et d'indépendance».( m ) Mais c'est ici que commence le drame. Sartre l'a bien démontré; le projet ontologique d'appropriation, entrepris par un en-soi voulant orgueilleusement étendre son moi, est voué à l'échec: le moi, mû par une soif illimitée de puissance, est condamné à se perdre dans le monde qu'il veut dominer: tout possesseur risque d'être possédé par les objets qu'il a voulu intégrer dans son être. L'homme est placé devant ce dilemme: ou bien absorber, digérer totalement le monde convoité dans sa propre intimité subjective et par là l'anéantir, le perdre, ou bien laisser être le monde dans ce qu'il a d'autonome et d'irréductible et du coup aliéner sa subjectivité dans une pure extériorité. Le projet de l'appropriation oscille (') Op. cit., p. 140. ( m ) Dans Divagations (Paris, s.d.), p. 89.

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donc entre ces deux pôles : l'expansion à l'infini du moi et la perte totale du moi dans le monde. Cette oscillation est très sensible dans l'analyse que Rousseau donne de l'expérience de la marche: d'une part il dit qu'il «dispose en maître de la nature», mais d'autre part «[son] cœur s'identifie aux objets qui le flattent». Dans la cinquième promenade il exaltera la souveraineté absolue d'un moi qui a réussi à «se circonscrire»: «De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu». Cette joie d'un homme-dieu n'est possible qu'à celui «qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres...»( n ). Mais ceci est en contradiction manifeste avec le désir rousseauiste de s'abîmer dans la Nature et avec cette sensation délicieuse (décrite dans la deuxième promenade) que Rousseau a éprouvée au moment où il s'est réveillé de son évanouissement et à propos duquel il note: «je n'avais nulle notion distincte de mon individu».(°) De cette contradiction Rimbaud lui aussi se rendra peu à peu compte, et justement au niveau qui nous occupe en ce moment, celui où, dans la promenade (ou du moins durant un voyage), l'appréhension du monde, sous la forme d'un paysage, se traduit spontanément en termes de boire. Au début, cette antinomie n'est pas encore clairement aperçue: le poète adolescent part pour son aventure poétique avec une bonne dose d'optimisme, témoin sa «lettre du voyant». Aussi pouvons-nous constater dans Le Bateau ivre14 une sorte d'amalgame entre les images évoquant un mouvement dans un milieu liquide, mouvement par lequel, pour employer les termes de Rousseau, on est «jeté en quelque sorte dans l'immensité des êtres», et les images évoquant l'action de boire, cette «intériorisation» de l'élément liquide (amalgame que, du reste, le langage opère spontanément, cf. l'expression «se noyer dans le vin»). Dans ce poème, qui, ne l'oublions pas, parle d'un bateau ivre, s'approprier le monde en buvant est la même chose que se laisser absorber par une liquidité universelle ; bref, boire y est identique à se baigner ou se noyer. C'est ainsi que le bateau ivre peut dire de lui-même: Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d'astres, et lactescent, Dévorant les azurs verts; où, flottaison blême Et ravie, un noyé pensif parfois descend; Où, teignant tout à coup les bleuités, délires (") Ed. de la Pléiade, p. 1047. (°) Ed. de la Pléiade, p. 1005.

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Et rhythmes lents sous les rutilements du jour, Plus fortes que Y alcool, plus vastes que nos lyres, Fermentent les rousseurs amères de l'amour! (En synthétisant les mots soulignés: ivre, baigné, infusé, lactescent, dévorant, noyé, délires, alcool, fermentent, on obtient en quelque sorte le signe de cette soif ontologique de Rimbaud dont j'ai parlé et qui est un type de comportement caractérisé par ce qu'on pourrait appeler le «complexe du buveur bu».) Mais le moment arrivera où l'antinomie latente que cache ce complexe éclatera au jour et sera vécue d'une façon proprement dramatique. Le poème Comédie de la Soif15 est le reflet de ce drame. Je crois donc qu'il y a place ici pour une analyse plus poussée de ce poème, car il nous met au cœur de notre problème, qui est celui de la volonté du promeneur de «boire les paysages avec soif de vastitude et d'indépendance», pour employer les termes de Mallarmé.(P)

COMÉDIE DE LA SOIF

1. Les Parents

Nous sommes tes Grands-Parents, Les Grands! Couverts des froides sueurs De la lune et des verdures. Nos vins secs avaient du cœur! Au soleil sans imposture Que faut-il à l'homme? boire. MOI. — Mourir aux fleuves barbares. ( p ) W. M. Frohock, op. cit., pp. 137-140, donne de cette pièce une analyse qui me semble parfaitement valable. Mais ce que je voudrais étudier ici, ce n'est pas uniquement la valeur des images pour elles-mêmes: si mon analyse s'occupe aussi des «contenus» symboliques, elle voudrait surtout mettre en évidence le jeu des relations formelles que même à ce niveau Rimbaud introduit dans le poème. Je crois aller ainsi dans le sens indiqué par Jean Cohen, dans son livre Structure du langage poétique (Paris, 1966), où il estime «nécessaire de distinguer, dans la substance elle-même, un niveau formel qui serait tel par rapport à un niveau substantiel.» (p. 39). Sans aucun doute cette structuration au niveau des images interfère avec la structure évidente que la répétition de certains procédés rhétoriques donne à cette «comédie»: dans les trois premiers actes Moi oppose cinq fois un refus catégorique aux propositions A'Autrui. La répétition de ce non, sous ses formes diverses, produit un effet poétique bien déterminé. Cette forte structuration rhétorique repousse même un peu dans l'ombre l'organisation que j'essayerai de dégager au niveau des images.

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Nous sommes tes Grands-Parents Des champs. L'eau est au fond des osiers: Vois le courant du fossé Autour du château mouillé. Descendons en nos celliers; Après, le cidre et le lait. MOI. — Aller où boivent les vaches. Nous sommes tes Grands-Parents; Tiens, prends Les liqueurs dans nos armoires; Le Thé, le Café, si rares, Frémissent dans les bouilloires. — Vois les images, les fleurs. Nous rentrons du cimetière. MOI. — Ah! tarir toutes les urnes! 2.

L'Esprit

Eternelles Ondines, Divisez l'eau fine. Vénus, sœur de l'azur, Emeus le flot pur. Juifs errants de Norwège, Dites-moi la neige. Anciens exilés chers, Dites-moi la mer. MOI. — Non, plus ces boissons pures, Ces fleurs d'eau pour verres; Légendes ni figures Ne me désaltèrent; Chansonnier, ta filleule C'est ma soif si folle, Hydre intime sans gueules Qui mine et désole. 3. Les

Amis

Viens, les Vins vont aux plages, Et les flots par millions! Vois le Bitter sauvage Rouler du haut des monts! Gagnons, pèlerins sages, L'Absinthe aux verts piliers...

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MOI. — Plus ces paysages. Qu'est l'ivresse, Amis? J'aime autant, mieux, même, Pourrir dans l'étang, Sous l'affreuse crème, Près des bois flottants. 4. Le Pauvre Songe

Peut-être un Soir m'attend Où je boirai tranquille En quelque vieille Ville, Et mourrai plus content: Puisque je suis patient! Si mon mal se résigne, Si j'ai jamais quelque or, Choisirai-je le Nord Ou le Pays des Vignes? — Ah! songer est indigne Puisque c'est pure perte! Et si je redeviens Le voyageur ancien, Jamais l'auberge verte Ne peut bien m'être ouverte. 5. Conclusion

Les pigeons qui tremblent dans la prairie, Le gibier, qui court et qui voit la nuit, Les bêtes des eaux, la bête asservie, Les derniers papillons! ... ont soif aussi. Mais fondre où fond ce nuage sans guide — Oh! favorisé de ce qui est frais! Expirer en ces violettes humides Dont les aurores chargent ces forêts? La forme de ce poème justifie déjà le terme drame. Si Rimbaud emploie le mot comédie, c'est que peut-être il use envers lui-même de cette ironie qui accompagne souvent son entreprise poétique. Mais en réalité, il s'agit d'un drame, que l'auteur a pris soin de diviser, comme une pièce classique, en cinq sections ou «actes». Dans cette comédie-tragédie il y a de véritables acteurs : d'une part les Parents (assez curieusement le titre

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de l'acte premier porte Parents, tandis que dans le texte du poème il est question de Grands-Parents), l'Esprit, les Amis, et, de l'autre, Moi, entre qui un dialogue s'engage (cette forme d'un poème dialogué nous la retrouvons dans Les Réparties de Nina16 et dans Une Saison en Enfer, où Satan et le poète échangent des répliques et où le chapitre consacré à la «Vierge folle» est un long monologue théâtral). Or si l'on regarde ce dialogue d'un peu près, on constate que les deux véritables antagonistes ne sont pas Autrui (représenté par les parents, l'esprit et les amis) et Moi, mais, plus subtilement, deux personnages qu'on pourrait appeler, selon les habitudes de l'allégorie médiévale, «Désir de boire» et «Désir d'être bu» (il faudra bien comprendre que «Désir de boire» représente le projet d'intérioriser le monde, et «Désir d'être bu» le projet de se jeter dans le monde, c'est-à-dire de faire exister l'extériorité par le mouvement aussi bien que de s'y perdre). Or les deux personnages allégoriques ne sont pas une fois pour toutes répartis sur Autrui et Moi, ils changent pour ainsi dire de masques au cours de la pièce: au premier acte c'est Autrui qui incarne «Désir de boire» (les grands-parents disent: «Que faut-il à l'homme? boire») tandis que Moi représente «Désir d'être bu» (Moi réplique: «Mourir aux fleuves barbares» et «Aller où boivent les vaches»). Dans l'acte II, en revanche, c'est Autrui qui s'exprime en termes de paysages et c'est Moi qui parle en termes de boissons. Dans l'acte III, Autrui et Moi amalgament tous deux images de boissons et images de paysages liquides. L'acte IV, qui est un monologue de Moi, dépasse cette fusion troublante entre ces deux sortes d'images antagonistes. Bien qu'il s'agisse ici d'un «pauvre songe», la pensée claire rétablit les distinctions indispensables pour un discours où Rimbaud peut inscrire des réflexions morales. Ici le projet ontologique indivis dans l'acte III (où donc ni Autrui ni Moi ne distinguent plus entre paysages et boissons) se scinde de nouveau clairement dans ses deux composants: boire et voyager; aussi l'image de l'auberge fermée est-elle d'un symbolisme beaucoup plus rationnel que par exemple l'image évoquée dans «Aller où boivent les vaches». La progression dramatique dans cette comédie ne doit donc pas être cherchée dans une évolution au niveau de la «substance» des idées, car les cinq actes disent tous au fond la même chose: l'impossibilité de se constituer en un pour-soi-en-soi. La progression est plutôt dans ce ballet des deux figures «Désir de boire» et «Désir d'être bu», qui s'opposent, prennent la place l'une de l'autre, se mêlent dans une sorte de tourbillon, pour se séparer de nouveau, bien distinctes maintenant sous la lumière de la réflexion. La première partie de la conclusion qu'est l'acte Y peut

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alors résumer toute cette pièce dans une proposition prétendant à une validité universelle comme en possèdent les jugements philosophiques: «Tout ce qui court et vole a soif». Si Rimbaud a connu une soif d'homme — soif métaphysique — la Conclusion le rejette dans une solidarité avec les animaux, eux aussi victimes du mal existentiel, l'animalité devenant une sorte de refuge contre l'angoisse. Notons, en outre, que Rimbaud a soin de représenter ici tout le règne animal par des spécimens choisis systématiquement: la bête qui vole, celle qui court et celle qui vit dans l'eau, tandis qu'un autre classement est en même temps esquissé, qui distingue entre animaux domestiques et animaux vivant en liberté. Après avoir rejeté les propositions des parents, de l'esprit, des amis, après le rêve d'un bonheur terre-à-terre, il ne reste à Rimbaud qu'à s'enfoncer dans la vie animale la plus fruste, dernière étape peut-être avant l'évocation nostalgique d'un anéantissement libérateur dans le sein de la nature. Cette Conclusion est bien pessimiste évidemment si l'on ne tient compte que de son contenu conceptuel ; elle laisse pourtant reconnaître un élément «cathartique» si on la place à l'intérieur de la structure du poème: en effet, il s'y exprime bien une expérience existentielle, mais par la mise en forme de cette expérience, le poème la transcende : l'expérience y est jouée comme une comédie, et, du point de vue formel, l'antagonisme des deux «personnages allégoriques», se présentant d'abord comme une lutte émotionnelle et irraisonnée (qu'expriment bien les impératifs et les exclamations), puis s'intensifiant dans un tourbillon d'images amalgamées, pour s'apaiser dans une réflexion morale, peut se décanter et finalement s'inscrire dans l'ordre rigoureux d'une proposition logique du type S = P. Le concept illogique du «buveur bu» a finalement pu être dit dans l'ordre normal de la langue. Et maintenant la voie est libre pour une plainte navrante mais apaisante en même temps, qui résume tout le poème dans la mélancolie. Et ainsi, pour employer les mots de Rimbaud lui-même, le poème a pu donner forme à l'informe.(i) La comédie jouée par le couple antagoniste «Désir de boire» et «Désir d'être bu» peut encore être analysée d'une façon légèrement différente; car on pourrait se demander si elle ne nous renseigne pas sur les conceptions proprement poétiques de Rimbaud. Dans l'acte I, Moi oppose une fin de non-recevoir aux exhortations des «Grands-parents». Le poète, en refusant catégoriquement toutes (i) Dans la lettre à Demeny il avait écrit: «si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme; si c'est informe, il donne l'informe»17.

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les boissons bourgeoises (vin, cidre, lait, thé, café) exprime en même temps son horreur de l'encerclement familial (symbolisé par «le courant du fossé autour du château mouillé», «nos celliers», «nos armoires», «les bouilloires», «le cimetière» — cet enclos garantissant la permanence de la famille — «les urnes», attributs d'une poésie démodée); à cette intimité suspecte il peut échapper par une fuite au dehors: «mourir aux fleuves barbares» et «aller où boivent les vaches», fuite désespérée pourtant, car il sent que cette liberté se paye par la mort (on peut même souhaiter cette auto-destruction comme seule forme de protestation possible: «tarir toutes les urnes!» est, ainsi que nous l'avons vu, une forme de masochisme chez un être assoiffé d'un bonheur liquide). Dans l'acte II, la situation se renverse : l'esprit fait miroiter des images qui devraient convenir aux aspirations les plus profondes d'un homme échappé du bagne de son conditionnement social et psychique. Voilà proposé un monde liquide fait d'eau, d'azur et de neige, un monde n'existant pas encore mais que des êtres bien disparates (Vénus, Juifs errants), se ressemblant pourtant par leur mobilité (Ondines, Vénus Anadyomène, surprise au moment même où elle surgit vers l'azur, Juifs errants, Anciens exilés) ont pour mission de faire naître par des attitudes aussi naturelles que possible (diviser, émouvoir, dire). Un monde virtuel donc, auquel le seul mouvement pourra donner la réalité. Le poète semble suggérer ici que c'est dans l'errance que le monde se dévoile, se fait exister. Mais pour un poète-mage comme Rimbaud, «dire la neige», «dire la mer» équivaut à faire naître la neige et la mer. Ne serait-il pas alors essentiel pour la poésie de Rimbaud que seuls les «mouvants», les «errants» puissent «dire» le monde? Et ainsi «dire» — par lequel il faut entendre: parler poétiquement (dichten en néerlandais et en allemand, du latin dictaré) — serait peut-être, dans l'esprit de Rimbaud, une autre forme d'errer, de se promener... Mais cette «poétique» merveilleuse proposée par «L'Esprit» (et nous savons qu'elle a été celle de Rimbaud lui-même à un moment de sa vie où il croyait encore aux «légendes») ne convient plus au poète désabusé. Il refusera donc aussi ces paysages merveilleux, qu'il avait entrevus un instant comme un antidote contre l'intimité maudite des parents. Il les refuse, parce qu'il ne peut plus voir dans ces «légendes» que des boissons fades —juste bonnes pour mettre des fleurs dedans —; mais du coup il est rejeté dans une autre intimité plus maudite encore, l'intimité de son propre moi: «Hydre intime sans gueules / Qui mine et désole». Voici cependant que les «Amis» proposent une sorte de syncrétisme des deux motifs antagonistes: ils construisent un monde hallucinatoire

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composé de boissons, un monde cependant où le mouvement est souverain («Les Vins vont», «le Bitter roule»: mobilité du monde extérieur; «gagnons, pèlerins sages, l'absinthe aux verts piliers»: mobilité de l'homme) et c'est ainsi que l'ivresse est un paysage. Ce que les amis proposent, n'est de nouveau rien d'autre, au fond, que la poésie telle que le voyant l'entendait; le désir du poète de «pourrir dans l'étang» sera donc essentiellement la négation de sa propre entreprise poétique. Sorti ainsi du domaine magique de la poésie, il est naturel que dans l'acte IV, Rimbaud ne s'interroge plus sur son activité de voyant, mais qu'il envisage plus humblement son destin d'homme: il s'agit d'un pauvre songe où l'on entrevoit un petit bonheur sédentaire réservé à qui a appris la patience. Mais alors quelque chose de plus profond que toutes les théories poétiques proteste en lui: renier la poésie, Rimbaud — il le prouvera — en est bien capable, mais il ne pourra jamais s'imaginer comme un assis. Et c'est ainsi que l'image du «voyageur ancien» chasse le pauvre songe petit-bourgeois. La conclusion est amère: voyager, se promener n'est pas boire, comme le poète l'a cru un instant, pas plus que l'ivresse (ou la voyance) ne nous donne les paysages essentiels. La synthèse de l'intériorité et de l'extériorité (synthèse symbolisée par l'auberge) est impossible, et il ne reste au voyageur qu'à marcher indéfiniment dans le désert, miné et désolé par sa soif, hanté par le mirage d'un anéantissement dans la fraîcheur d'un sous-bois. Vue ainsi, Comédie de la Soif est une des définitions les plus adéquates de la poétique de Rimbaud en même temps que sa mise en question la plus radicale. Remarquons toutefois que cette mise en question se tient encore à l'intérieur de l'espace littéraire: critique de la poésie, elle reste poésie, une poésie qui se joue sa propre existence dans les limites étroites de la scène figurée par le poème, bref une vraie comédie. L'analyse de ce poème nous a permis de faire ressortir clairement comment l'élément possessif qui occupe une place si importante dans l'expérience de la marche chez Rimbaud, s'y manifeste très souvent sous sa forme très primitive du désir de boire, de la soif. Mais le motif du «paysage bu» sera encore enrichi d'un autre élément. J'ai déjà mentionné que ce projet ontologique d'appropriation se traduira, chez Rimbaud, par un comportement assez maniaque vis-à-vis de l'or. Pour ce qui nous occupe en ce moment, notons d'abord que l'or, aussi symbolique ou spiritualisé que ce métal apparaisse dans sa poésie, où l'accent est surtout mis sur sa couleur éclatante, doit avoir fasciné Rimbaud par son allègre matérialité, dont l'essence réside justement dans son «être-pour-être-possédé». Il est pour lui «quintessence cachée, trésor

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de l'intimité», comme dit Gilbert Durand( r ); o n ne s'étonnera d o n c pas de trouver chez Rimbaud ce rêve d'un or liquide, rêve vraiment si archétypal qu'il domine toute une partie de l'entreprise des alchimistes.( 8 ) Ainsi nous lisons dans Larme19 : Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise, Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert. Que tirais-je à la gourde de colocase? Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer. N o u s voyons donc ici de nouveau à l'œuvre le désir d'une véritable appropriation buccale; désir, hélas, irréalisable, comme nous l'apprenons dans les deux derniers vers du poème, o ù s'exprime un sentiment désolé de frustration: Or! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages, Dire que je n'ai pas eu souci de boire! En second lieu, ce poème aussi contient cette imbrication, déjà signalée pour Comédie de la Soif, entre deux registres d'images, d'une part celui qui se rapporte au boire, d'autre part celui qui traite de paysages. Ici, c o m m e dans Comédie de la Soif, le paysage n'est pas seulement le décor (r) Op. cit., p. 46. Cette citation est tirée d'une phrase où l'auteur, ayant certainement fait siens les enseignements de Freud, de Jung et d'autres à ce sujet, met l'accent sur la «surdétermination» des objets symboliques et sur le fait qu'ils sont susceptibles d'un renversement de sens. Ainsi l'or peut signifier également «la couleur céleste, solaire». Il me semble que Marc Eigeldinger, dans son ouvrage cité, n'a pas assez tenu compte de cette double face du symbole de l'or. Il a raison de dire (p. 38) que «le soleil n'est pas seulement puissance génératrice de l'amour, mais aussi force dévorante. La lumière solaire féconde ou consume, nourrit ou anéantit»; il n'insiste cependant pas assez sur le fait que le soleil se fait surtout nourriture — et boisson — sous la forme de sa condensation terrestre: l'or. Voir surtout «le courant d'or en marche», «L'eau meuble d'or pâle», «Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière / le souci d'eau» dans Mémoire18 : toutes images d'un or liquide, qui n'est autre qu'un soleil liquéfié (dans Mémoire, c'est sans doute le reflet du soleil dans l'eau qui est le point de départ visuel de cette rêverie de la substance). D'autre part, les psychanalystes nous ont familiarisés avec cette idée qu'il existe un lien étroit entre les rêveries de l'or et une valorisation positive des excréments (cf. aussi Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, p. 178 et G. Durand, op. cit., p. 281). Je reviendrai encore sur cet aspect quand je parlerai du Bestiaire de Rimbaud. ( s ) Quoi qu'on doive penser de ses connaissances précises des théories des Alchimistes (pour ce problème, on peut se référer à Enid Starkie, op. cit., pp. 159-178), il est clair que ses rêveries sur l'or suivent la pente des grands songes qui ont présidé à la recherche de la pierre philosophale. Il me paraît secondaire de savoir dans quelle mesure exacte et par quelles voies Rimbaud a pris contact avec les écrits des alchimistes. Il est probable que la plupart des idées alchimistes, il les a trouvées dans les ouvrages purement littéraires (surtout ceux de Michelet et de Hugo).

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abritant une scène où nous voyons un homme qui boit: le paysage fait pour ainsi dire partie intégrante de l'acte de boire: Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches. Des colonnades sous la nuit bleue, des gares. L'eau du bois se perdait sur des sables vierges. Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...(') L'eau se perdant sur des sables, la mare se changeant en glace, le monde — ce trésor convoité, cet or — devient littéralement imbuvable... Citons, pour finir, encore quelques fragments d'autres poèmes dans lesquels nous voyons la soif s'extérioriser en images du monde ou le paysage se changer en désir de boire (je soulignerai les mots-clefs) : J'ai tant fait patience Qu'à jamais j'oublie; Craintes et souffrances Aux deux sont parties, Et la soif malsaine Obscurcit mes veines. Ainsi la prairie A l'oubli livrée Grandie, et fleurie D'encens et d'ivraies Au bourdon farouche De cent sales mouches.

(Chanson de la plus haute tour21)

Je veux bien que les saisons m'usent A toi, Nature, je me rends; Et ma faim et toute ma soif. Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.

(Bannières de Mai22)

Dans sa vapeur nette, vers Phoebé! tu vois s'agiter la tête de saints d'autrefois... Loin des claires meules des caps, des beaux toits, ces chers Anciens veulent ce philtre sournois...

(Entends comme brame...2 3)

0) Rimbaud a donné de ce poème une autre version, qui se trouve dans la section «Alchimie du Verbe» d'Une Saison en Enfer7"; cette version explicite davantage le titre Larme et est une dramatisation plus poussée, comme le remarque Frohock {op. cit., pp. 152-154), bien que le premier texte contienne plus de détails. En outre, et c'est ce qui m'intéresse ici, son dernier vers offre une image plus synthétique du complexe du «buveur d'or»: Pleurant, je voyais de l'or — et ne pus boire.

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La Rivière de Cassis24 contient la description d'un paysage fantastique entièrement mobile («Tout roule avec des mystères révoltants / De campagnes d'anciens temps»). Il me paraît significatif qu'à la fin le poète exhorte ainsi ses «chers corbeaux délicieux»: «Faites fuir d'ici le paysan matois / Qui trinque d'un moignon vieux. » Ne dirait-on pas que, voulant se réserver pour lui seul l'ivresse de ce paysage, il refuse de la partager avec son vieil ennemi, le paysan? Mais vouloir posséder, pendant la promenade, le monde sur le mode de l'appropriation orale, voilà un désir que depuis Freud nous sommes à même de mieux situer: Eros, dans son déguisement infantile, en est responsable. On ne sera donc pas surpris de voir à d'autres moments ce même petit dieu guider les pas de notre marcheur sous une forme plus évoluée: une imagination fortement sexualisée est mise en branle par la promenade. Nous avons déjà vu cet érotisme à l'œuvre au Chapitre premier, où il était question d'un besoin d'assoupissement bienheureux, et au Chapitre II, où nous avons rencontré le pied doté du miraculeux pouvoir de faire naître des filles-fleurs. On pourrait pousser plus loin l'analyse, en tenant compte justement de ce qui vient d'être dit sur cette dialectique du boire et de Y être bu. Qu'on se rappelle la phrase de Rousseau: «mon cœur errant d'objet en objet s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de sentiments délicieux» (pour savoir de quelle sorte «d'images charmantes» il s'agit ici on n'oubliera pas que Jean-Jacques Rousseau ne peut imaginer un Saint-Preux admirant le paysage sublime des Alpes sans que celui-ci associe ce paysage à Julie: «Tout me rappelait à vous dans ce séjour paisible»). Et que l'on se rappelle Proust, qui a su si bien analyser le mécanisme des rêveries érotiques nées à l'occasion d'une promenade solitaire; le romancier insiste surtout sur le phénomène, très visible aussi dans le cas de Rimbaud, de l'amplification du désir par le paysage (il y a bien une différence notable avec Rousseau, qui affadit toujours le paysage par une imagination un peu doucereuse): «Mais si ce désir qu'une femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint [...] et mon imagination reprenant des forces au contact de la sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n'avait plus de limites. »(u) C'est exactement ce (u)

Ed. de la Pléiade, 1.1, p. 156.

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mécanisme que nous voyons à l'œuvre dans Aube25, par exemple, mais qui se rencontre déjà aussi dans Sensation™ : Je ne parlerai pas, je ne penserai rien: Mais l'amour infini me montera dans l'âme, Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par la Nature, — heureux comme avec une femme. (Remarquons que ces vers sont écrits au futur: Rimbaud, qui a quinze ans, croit encore naïvement à la possibilité d'une heureuse possession. L'illumination Aube, écrite, elle, au passé, se terminera malgré son envol enthousiaste sur le constat d'un échec). Mais cet érotisme, placé sous le signe de la possession charnelle, a, comme l'appropriation buccale, deux versants: un versant qui a été déjà relevé au Chapitre premier: le désir de s'anéantir au sein de la Nature-mère, de se faire posséder par elle, et l'autre, qui n'est que le dessein satyrique de poursuivre et de violer la «déesse». Le désir d'un retour à la mère, bien connu par ailleurs de ceux qui ont étudié le sentiment de la Nature dans la littérature, est trop évident dans le cas de Rimbaud pour qu'on ait besoin d'y insister ici. Plus intéressant pour notre étude est l'autre aspect, celui du dynamisme mâle animant le promeneur, que le mouvement énergique de la marche métamorphose en conquérant. Ainsi «la sensualité se répandant dans tous les domaines de l'imagination», comme dit Proust, change une promenade sans but en une «poursuite de Vénus». Voilà de nouveau un vieux topos littéraire que Rimbaud va faire revivre dans la nature la plus profonde de son être. Lucrèce, dans la traduction de Sully Prudhomme, l'avait familiarisé avec ce thème: dans Invocation à Vénus2,1 nous trouvons: «et tout être vivant, / A ta grâce enchaîné, brûle en te poursuivant!» Soleil et Chair28 est rempli de figures mythologiques qui ne font que se promener et poursuivre les objets de leur désir. D'une façon plus réaliste, A la Musique89 nous montre ce type appelé aujourd'hui «dragueur»: «Moi, je suis, débraillé comme un étudiant, / Sous les marronniers verts les alertes fillettes». On connaît le peu de succès du jeune homme, à qui il ne reste qu'à vivre imaginairement cette quête érotique.(v) Toute une ( v ) Nous savons que cette quête érotique — avec un intermède homosexuel plus ou moins heureux — déboucha, dans la vie de Rimbaud, sur un échec. Nous avons de lui un texte, qui ressemble plutôt à un procès-verbal de rêve nocturne : Les Déserts de l'Amour*9. Dans les deux rêves qui y sont relatés, nous voyons le rêveur cruellement inhibé devant la femme. Dans le premier, le je reçoit la visite d'une Femme entrevue dans la Ville; le je remarque qu'il est en haillons, et laisse tomber la femme, presque nue, hors du lit. «Alors, la femme disparut» [...] «Je sortis dans la ville sans fin. O fatigue! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur.» [...]

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littérature l'avait précédé sur cette voie. Je n'y relèverai qu'un texte, véritable prototype, qui d'ailleurs l'a peut-être inspiré directement ou indirectement: le Cantique des Cantiques. (On sait que sa mère lui faisait lire la Bible.(w)) Le Cantique n'est qu'une poursuite émerveillée de l'époux par l'épouse, de l'épouse par l'époux. L'épouse: «Je l'ai cherché, mais ne l'ai point trouvé! Je me lèverai donc, et parcourrai la Ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime». L'époux: «Qui est celle-ci qui surgit comme l'aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons?» Il me semble que même si Yillumination Aube ne contient pas de réminiscences de ce poème biblique, elle s'inscrit dans cette longue tradition où l'amour est une quête et où toute errance est une poursuite amoureuse. A l'élan de la poursuite correspond souvent la fuite de l'être convoité: le désir qui se projette au dehors se voit condamné à ne jamais atteindre son but. Rimbaud se souviendra de ce thème, par exemple quand il évoque, dans Soleil et Chair, Ariadné «voyant fuir là-bas sur les flots, / Blanche sous le soleil, la voile de Thésée»34, ou quand il donne cet instantané du passage d'un Faune: «Et quand il a fui — tel qu'un écureuil — / Son rire tremble encore à chaque feuille»35. Mais ce thème trouve son exploitation la plus fouillée dans Aube36, où Rimbaud écrit que la déesse «fuyait parmi les clochers et les dômes» et où, comme on vient de le noter, la fuite traduit un échec cuisant. L'expérience ambulatoire proprement dite subit un «transfert» quand Suit une course éperdue, à la recherche de la femme. «Elle n'est pas revenue, et ne reviendra jamais, l'Adorable...» Nous voyons ici la «poursuite de Vénus» réduite à un angoissant cauchemar, où se manifeste — cette fois-ci dans les couleurs les plus sombres — un des avatars les plus fondamentaux du projet existentiel de Rimbaud. ( w ) Dans Les Poètes de sept ans31, Rimbaud nous dit: Il craignait les blafards dimanches de décembre, Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou, Il lisait une Bible à la tranche vert-chou; Des réminiscences de cette lecture se rencontrent partout dans son œuvre (Evangile de Jean, Apocalypse, etc.). Je crois qu'on n'a pas assez tenu compte d'une influence possible du Cantique des Cantiques, surtout à l'époque des «Derniers vers» (1872), dans lesquels on a signalé une résonance mystique. Je me demande, par exemple, si les vers suivants du Cantique n'ont pas, plus ou moins obscurément, influé sur la poésie de Rimbaud : Ton nez, la tour du Liban, Sentinelle tournée vers Damas (dans la traduction de l'Ecole biblique de Jérusalem, Paris, 1956, p. 865). Je pense à cette «Ame sentinelle» de L'Eternité32, et à ce «Damas damnant de longueur» de Métropolitain3S, où, en général, l'on ne voit qu'une allusion à la conversion de Paul sur le chemin de Damas.

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le mouvement de fuite affecte le paysage lui-même. Dans Soleil et Chair37, où a été déjà signalée l'extrême mobilité, nous ne sommes pas étonnés de rencontrer cette image toute romantique des « horizons fuyants » : « Et l'horizon s'enfuit d'une fuite éternelle!» Romantique — ou baudelairienne(x) — est aussi, dans Les Poètes de sept ans™, cette énumération: «Vertige, écroulements, déroutes et pitié!» Mais plus rimbaldiennes, car ramassées dans une expression syncrétique, sont les notations suivantes: «Du désert en bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se rencontre, se recule et descend formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'océan en deuil, les casques, les roues, les croupes.» (Métropolitain39), «Et les ornières immenses du reflux, / Filent circulairement vers l'est, / Vers les piliers de la forêt, / Vers les fûts de la jetée... » (Marne 40 ). Dans Michel et Christine41, cette vraie fête de la fuite éperdue, non seulement les hommes et les bêtes doivent fuir l'orage («O cent agneaux, [...] fuyez», «Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre, / Fuyez l'heure des éclairs supérieurs»), mais la tempête elle-même se met à courir: «Fuis, clair déluge!», «Voilà mille loups, mille graines sauvages / Qu'emporte, non sans aimer les liserons, / Cette religieuse après-midi d'orage». Poursuites et fuites sont alors devenues un seul mouvement indifférencié : «voici que mon esprit vole, / Après les cieux glacés de rouge, sous les / Nuages célestes qui courent et volent». Fuite «pure», qui n'est que le désir éprouvé comme un mouvement vers un dehors non encore constitué en objet, voilà ce qui ressort du refrain de Fêtes de la Faim*2: Ma faim, Anne, Anne, Fuis sur ton âne. Fuite éperdue aussi, les paroles du poète : Que comprendre à ma parole? Il ( = ce charme) fait qu'elle fuie et vole! (O Saisons ...43) La fuite, éprouvée ainsi, n'est donc pas cet écoulement tout négatif qu'elle est toujours chez Baudelaire; elle possède un certain charme, ce qui ressort aussi de la phrase suivante: «lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations» (Génie44). Dans la fuite, Rimbaud peut sentir une exaltation de son moi (où l'on (*) Comme pour Le Bateau ivre, c'est le souvenir du Voyage qui hante Les Poëtes de sept ans. Baudelaire avait déjà évoqué un enfant-poète: Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, L'univers est égal à son vaste appétit.

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pourrait trouver en même temps une imitation du père). Mais l'idée de fuite contient une connotation de plus que celle de la marche: elle est une marche accélérée, hyperbolique, un élan concentré, où, en outre, un accent spécial est mis sur la dimension temporelle: dans la fuite, on laisse quelque chose derrière soi, on se lance en avant en tournant résolument le dos au passé pour s'ouvrir à l'avenir. C'est cette «futurisation» forte(y), contenue dans le mot fuir, qui donne tout son prix aux vers suivants des Corbeaux45 : Laissez les fauvettes de mai Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne, Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, La défaite sans avenir. On aura remarqué cependant que le verbe «fuir» est devenu intransitif dans les derniers exemples. Je crois cependant que pour une imagination dynamique comme celle de Rimbaud cette opposition entre les deux catégories syntaxiques n'est pas toujours sentie avec netteté, ou plutôt le je peut être en même temps sujet et objet de l'action de fuir, comme c'est le cas pour le «Génie», qui est «le charme des lieux fuyants»: le Génie est tout bonnement les lieux, son dynamisme s'est incarné dans le paysage, si bien que poursuivant et poursuivi coïncident. Au Chapitre premier nous avons déjà vu que l'euphorie qui parfois semble être attachée à la notion de fuite est en rapport avec les motifs qui ont poussé le jeune garçon à entreprendre ses fugues. En effet, pour Rimbaud, fils «d'une mère aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb» (lettre à Demeny de 187146), passer le pont de la Meuse et s'échapper dans la nature ardennaise — un peu sévère à nos yeux, mais si accueillante pour un garçon que les disciplines conjuguées de la mère et du collège de Charleville cherchaient à mater — a dû constituer un véritable archétype de l'évasion, de cet éloignement de tout ce qui faisait sentir sa dépendance, de tout ce qui le rappelait à sa situation. Toute l'existence de Rimbaud, comme aussi toute sa poésie, se place sous le signe de la fugue, qui n'est pas seulement une fuite devant une mère tyranniques, mais encore une aversion de sa situation de petit bourgeois provincial et, plus absolument, un refus de la condition humaine.^) 00 Elle peut être dite «forte» chez Rimbaud en opposition avec la «futurisation» si faible, si maladive parfois que l'on rencontre chez Baudelaire. On se rappellera aussi le vers célèbre de Mallarmé: «Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres...» ( z ) Françoise d'Eaubonne montre dans son livre comment l'aventure de Rimbaud et Verlaine a été une tentative de s'évader de l'amour «normal». Je renvoie également

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S'enfuir, s'évader du bagne, voilà le désir le plus ardent que le poète formule pendant sa «saison en enfer»: «J'ai eu raison dans tous mes dédains: puisque je m'évade! Je m'évade!» 47 : liberté un instant crue réalisable, mais dont, un moment après, la possibilité est mise en doute : «On ne part pas»48. Toutefois cet aspect de la poésie de Rimbaud est trop connu pour que j'aie besoin d'y insister davantage. Dans le même ordre d'idées, on peut relever un verbe dont Rimbaud semble avoir usé avec un certain plaisir: le verbe chasser. Nous avons déjà rencontré le forgeron qui au fond n'était qu'un chasseur: «L'Homme forgera du matin jusqu'au soir / Chasseur des grands effets, chasseur des grandes causes»49. Le complément direct (grands effets, grandes causes) est si vague que, dans l'esprit du lecteur, l'action de chasser l'emporte sur le but ou le butin de la chasse. Comme pour le mot fuite, la distinction entre transitif et intransitif s'estompe dans les expressions où Rimbaud utilise les mots chasser, chasseurs, chasse. C'est le cas pour les passages suivants: «O blanc chasseur, qui cours sans bas / A travers le Pâtis panique» 50 ; «Il frissonne au passage des chasses et des hordes» 51 ; «La chasse des carillons crie dans les forges» (Villes52) (remarquons dans le même poème l'évocation de la déesse de la chasse, Diane: «Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane»); «Nager, broyer l'herbe, chasser...» 53 ; «Nous chasserons dans les déserts»54. Notons ici que chasser ou être chassé tendent à devenir la même chose, l'identification de Rimbaud avec «le gibier, qui court» 55 en témoigne, mais aussi les expressions suivantes: «Eux chassés dans l'extase harmonique, / Et l'héroïsme de la découverte» (Mouvement56), ainsi que «A présent, l'inflexion éternelle des moments et l'infini des mathématiques me chassent par ce monde... »57. Comme la fuite, la chasse semble ainsi évoquer la joie extrême que procure le mouvement pur. Rien d'étonnant donc que Rimbaud ait intitulé «La Chasse Spirituelle» ce grand poème en prose perdu maintenant.^ 1 ) En étudiant le «projet d'appropriation» à l'œuvre dans l'expérience de la marche, on a mis jusqu'ici l'accent sur le «désir» qui s'y manifeste, aux analyses de Frohock contenues dans ses chapitres The Taste of Freedom et The Poem as Fugue {op. cit., pp. 37 sqq. et 93 sqq.). (al1) En ce qui concerne La Chasse spirituelle (qui, comme on sait, a donné lieu à une vaste mystification, cf. Etiemble, op. cit., pp. 318-327), voir: Bruce A. Morrissette, The Great Rimbaud Forgery (St. Louis, 1956).

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soif ou «libido». Comme on sait — la phénoménologie y a particulièrement insisté — que le désir est toujours désir de, on a été amené à voir dans la promenade une action transitive, dans laquelle se manifeste la transcendance (au sens sartrien) de la conscience humaine. Nous avons vu que tout se passe comme si le promeneur voulait intégrer dans son être le monde qui s'offre à lui. Mais il s'est révélé aussi que Rimbaud se rend compte que celui qui veut ainsi se constituer en un en-soi-pour-soi est guetté par l'échec. Cependant en étudiant les notions de poursuite, de fuite et de chasse, on a pu constater qu'il n'était pas toujours possible de discerner leur caractère transitif. Nous touchons là, je crois, un aspect important de l'expérience ambulatoire telle qu'elle se manifeste dans la poésie de Rimbaud. C'est-à-dire cette tendance à éprouver la marche comme un acte souverain, absolu, par lequel Rimbaud peut croire qu'il se suffit comme un dieu. Vu sous cet angle, le promeneur se croit soustrait à la catégorie de la transcendance, il se complaira fièrement dans le sentiment d'être une puissance immanente. Acte gratuit, non soumis au lien tyrannique des moyens et des fins, la promenade tend à devenir pur exercice «autistique» dont l'essence réside dans son intransitivité. Il est clair que cette volonté de «posséder le monde» et cette ambition de «se suffire» s'opposent entre elles sur le plan logique. Cela ne veut pas dire que dans l'expérience vécue ces deux tendances contradictoires ne puissent pas cohabiter. Souvent elles alternent dans le temps, mais ce qui a été dit à propos de ce «Génie, charme des lieux fuyants» montre que, parfois, la transitivité est vécue en tant que mouvement intransitif, comme d'autre part nous avons pu déceler dans la promenade cette composante transitive qu'est la «soif». Cela dit, je voudrais étudier, dans les lignes qui suivent, l'aspect «intransitif» de la marche (qui n'est autre que l'affirmation, par le promeneur, de sa souveraineté autonome), tout en sachant que pour les besoins de mon exposé j'ai dû mettre provisoirement et assez brutalement entre parenthèses l'aspect «transitif». En effet, on pourrait dire que pour le jeune Rimbaud, le seul fait de marcher, courir, nager, chasser, se promener, passer, voyager, «aller comme cela» constitue déjà une valorisation extrême de l'être. On pourrait dire que dans ces moments son cogito est: «je marche, donc je suis». C'est ce qui ressort d'un bref recensement des passages où l'on rencontre les verbes mentionnés et où presque jamais un but ou une direction n'est indiquée.

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J'irai loin, bien loin, comme un bohémien (Sensation 68 ) Le Seigneur, à cheval, passait (Le Forgeron59) Nous allions, nous allions (ibid.) Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là.... Nous marchions au soleil, front haut, — comme cela (ibid.) Des mondes cheminant dans l'horreur de l'espace (Soleil et Chair™) Et tandis que Cypris passe, étrangement belle, [...] Héraclès [...] / S'avance, front terrible et doux, à l'horizon! (ibid.) Voici plus de mille ans que la triste Ophélie/Passe 0Ophélie61) Hein? nous irions / Ayant de l'air plein la narine, / Aux frais rayons ... (Les Réparties de Nina62) L'homme pâle [...] / Chemine (Rages de Césars*3) L'Hiver, nous irons dans un petit wagon rose (Rêvé pour l'hiver™) Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées [...] j'égrenais dans ma course (Ma Bohème86) Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu (Les Sœurs de charité**) Rêves ou Promenades / Immenses, à travers les nuits de Vérité (ibid.) O blanc Chasseur, qui court sans bas / A travers le Pâtis panique (Ce qu'on dit...") Lui, comme / mille anges blancs qui se séparent sur la route, s'éloigne par delà la montagne! (Mémoire**) Noirs inconnus, si nous allions! Allons! allons! 69 Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront! (Michel et Christine'"') ... les guerriers/Chevauchent lentement leurs pâles coursiers (ibid.) Il ira plus courageux (La Rivière de Cassis11) Juifs errants de Norwège (Comédie de la Soif72) Et si je redeviens / Le voyageur ancien (ibid.) Le gibier, qui court (ibid.) C'est la mer allée / Avec le soleil (L'Eternité73) Les caravanes partirent (Après le Déluge7i) Son domaine court sur des plages (Enfance7*) Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations (Conte7*) Un soir il galopait fièrement (ibid.) Promène-toi, la nuit... (Antique77)

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Départ dans l'affection et les bruits neufs (Départ1*) Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche (A une Raison79) Arrivée de toujours, qui t'en iras partout (ibid.) Des corporations de chanteurs géants accourent (Villes90) La chasse des carillons crie dans les forges (ibid.) J'ai marché... (Aube*1) ... suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles, Des oiseaux comédiens s'abattent sur un ponton de maçonnerie (Scènes*2) Il frissonne au passage des chasses et des hordes (Soir historique83) Le sport et le confort voyagent avec eux (Mouvement*1) Au matin [...] je courus aux champs (Bottom*b) Même dans des voyages métaphysiques (Dévotion**) C'est la vraie marche. En avant, route! (Démocratie") Et nous le rappelons et il voyage... (Génie**) ... Ses courses... Son pas! les migrations plus énormes que les anciennes invasions (ibid.) Le Paralytique se leva [...], et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent partir (Suite Johannique89) Dans Une Saison en Enfer90, nous trouvons, entre autres, les expressions suivantes: «Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout», «J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte; j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes...», «Le Progrès. Le monde marche!», « O n ne part pas», «La marche, le fardeau», «Dans quel sang marcher», «Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas», «En marche!», «Ferdinand court», «Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber... Jésus marchait sur les eaux irritées», «Je vais où il va, il le faut», «Libre de se promener dans le Paradis de tristesse», «Oh, ces jours où il veut marcher avec l'air du crime!», «Nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts», «Je rêvais croisades, voyages de découvertes», «Je dus voyager», «L'humanité se déplace, simplement», «Le chant des cieux, la marche des peuples ! », « Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons». Une remarque encore pour terminer cette énumération : tout Le Bateau ivre ne fait que relater une course folle, une véritable promenade libre sans but ni motif, telle que l'avait déjà évoquée Baudelaire, dont Le Voyage a sans aucun doute inspiré Rimbaud:

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Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons, De leur fatalité jamais ils ne s'écartent, Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons! Ce que nous a appris ce recensement fastidieux, c'est que l'intransitivité est un aspect très important de cette poésie ; mais puisque la promenade, vécue comme un mouvement causa sui, donne au poète le sentiment d'une étrange expansion de son être, on pourrait corriger la formulation qui vient d'être donnée du cogito rimbaldien en: «Je marche, donc je suis dieu». Rousseau a pu dire à propos des rêveries qu'il avait lorsqu'il était couché et assoupi: «De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. >>(bb) La différence entre Rousseau et Rimbaud ne résiderait-elle pas dans le fait que, pour ce dernier, c'est dans la marche qu'il a parfois l'impression de se suffire comme Dieu? Et on pourrait supposer que cette intransitivité, cette «suffisance» correspond en quelque sorte à un refus de la transcendance dans le sens religieux.(cc) Voici le fol orgueil qui habite le poète-promeneur: il se croit dieu, non pas un dieu motor immobilis dont parlent les philosophes, mais un mobile absolu, qui tirerait son être de sa mobilité. Mais hélas, le poète-promeneur doit se contenter de rêver qu'il est ce pour-soi-en-soi ramassé dans sa propre suffisance. Car, si solitaire que soit la promenade, on y est confronté avec une altérité: le monde, cet être-autre qui peut bien procurer des joies hédonistes, mais qui en même temps nous notifie notre indépassable contingence. Ce dilemme, Rimbaud l'a clairement vu, et il a su l'exprimer dans une formule lapidaire: «Le monde votre fortune et votre péril» (Jeunesse92). C'est-à-dire: la sortie dans le monde peut contenir la promesse d'inépuisables richesses, mais en même temps elle présage un danger mortel pour l'autonomie et l'intégrité du moi. Le «péril» résiderait dans cette perte du moi qu'entraînerait, comme nous l'avons vu, le projet d'appropriation où le possesseur finit par être possédé. Mais une fois reconnu ce «péril», comment le conjurer? Ici deux voies ( bb ) Dans la Cinquième Promenade, op. cit., p. 1047. ( c c ) Les poèmes Soleil et Chair et Génie91 sont de bons exemples de cette «suffisance» païenne liée à une expérience ambulatoire hyperbolique (cf., dans le dernier, cette phrase, où toute intervention divine est rejetée: «Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaietés des hommes et de tout ce péché: car c'est fait, lui étant, et étant aimé»).

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se présentent. Rimbaud, lui, s'y est tour à tour engagé : dans l'une l'être épris de souveraineté non partagée tend à nier le monde ou tout au moins à le «subtiliser» pour en faire un pur espace indifférencié, la scène vide où l'homme joue son grand rôle de monarque absolu. L'autre voie est celle où l'être devient le démiurge qui, par son bon vouloir créateur, fait exister le monde. Destruction et création, filles ennemies nées d'un père: l'orgueil. Voyons d'abord comment s'opère chez Rimbaud, qui se dit «quereller les apparences du monde»93, cette négation du monde concret, cette «subtilisation» en espace pur. Il y a évidemment cette tentation, inspirée par la rage la plus brutale, d'une annihilation pure et simple; c'est une telle rage qui anime le poème Qu'est-ce pour nous...91, où nous lisons: «Europe, Asie, Amérique, disparaissez» et où tout ce qui existe est voué à la destruction, à quoi fait écho «la crevaison pour le monde qui va» de Démocratie95. Cette rage destructrice nous l'avons déjà analysée à propos de la main. Mais Rimbaud a dû se rendre compte combien cette velléité de destruction, pour quelqu'un qui n'est pas un anarchiste pratiquant, risque d'être tout simplement verbale. Avec ironie il peut donc écrire cette phrase: «Et le poète soûl engueulait l'Univers» (Bribes96). Il y a cependant une autre façon de «détruire» le monde, celle-ci encore purement magique et enfantine, c'est de déclarer tout bonnement, telle l'autruche, que le monde n'existe pas ou qu'on n'est pas au monde : «Je ne suis plus au monde», déclare Rimbaud dans Une Saison97; et, se souvenant sans doute de Baudelaire(dd), il répète: «Décidément, nous sommes hors du monde» 98 et «Nous ne sommes pas au monde.» 99 Ici Rimbaud se trouve à la limite de ce qui peut être soutenu comme expérience structurée; aussi la folie, sous sa forme schizophrénique, n'est-elle pas loin. («Aucun des sophismes de la folie — la folie qu'on enferme — n'a été oubliée par moi » dira Rimbaud, et il ajoutera : «J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.»100 Remarquons donc que cette position «hors du monde» est vécue ici avec angoisse; mais dans l'enfer n'est-on pas puni justement dans l'organe de son péché: l'orgueil du solitaire ne doit-il pas être changé en angoisse de la solitude? La remarque suivante est peut-être encore plus intéressante, car elle concerne son entreprise poétique: «Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances. »101 La poésie, et surtout (ad) Cf. le poème en prose Anywhere oui of the World, N'importe dans Le Spleen de Paris.

où hors du monde

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celle des «derniers vers», a donc certainement constitué, pour Rimbaud, une façon d'affirmer sa souveraineté dédaigneuse vis-à-vis de l'être-autre qu'est le monde. Mais cet adieu signifie en même temps un exil. Toutefois la négation du monde en bloc, à moins qu'elle soit assumée dans la folie ou dans la mort, ne pourra être qu'un geste purement verbal sans efficacité opératoire. Or, il existe un comportement plus réfléchi, plus subtil, qui garantirait peut-être mieux l'intégrité du moi. C'est ici qu'il faudrait parler d'une tendance profonde chez Rimbaud, diamétralement opposée à cette autre aspiration, non moins profonde, vers l'hédonisme, je veux dire son goût de l'ascèse, que l'on a déjà vu à l'œuvre sous la forme de l'autopunition. Si le monde pouvait se dépouiller de toutes ses merveilles auxquelles risquerait de s'accrocher le désir, s'il pouvait se réduire à l'extériorité la plus nue possible, le promeneur n'aurait plus à craindre de s'aliéner dans des objets convoités. La promenade deviendrait alors un «art pour l'art» que déterminerait la joie d'une marche libre combinée avec la fierté qu'éprouve un homme debout. Chercher à épurer le monde pour en faire l'espace où la «promenade en-soi» deviendrait possible, voilà, je crois, le sens qu'il faut donner à cette prédilection que tout au long de son œuvre, Rimbaud, pourtant ami d'une campagne humide, donne aux paysages arides et nus. Ces paysages absolus — proches de l'espace géométrique — sont alors : le grand Nord avec ses glaces infinies et la neige, le désert, la nuit ou la lumière toute crue, ainsi que la mer étale. D'un tel paysage tendant à devenir simple espace le désert offre un bon exemple: Rimbaud mentionne que déjà à sept ans «il faisait des romans sur la vie / Du grand désert, où luit la Liberté ravie» (Les Poètes de sept ans102). Ailleurs nous lisons: «Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym» {Après le Déluge10*); «Les déserts tartares s'éclairent; les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire» (Soir historique10*); «Sachons au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour» (Génie105). Il faudrait faire remarquer ici que la viduité, exprimée par le mot déserts, se renforce par l'homogénéité blanche de la neige; dans les brouillons d'Une Saison, nous trouvons la même hantise exprimée par cette phrase incomplète: «J'aurais voulu le désert crayeux de ...» 106 . Dans Une Saison elle-même, on trouve: «Allons! la marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère»107.(ee) Et Rimbaud insiste encore deux (ee)

Il est probable que Rimbaud se souvient ici de ces vers du Voyage de Baudelaire: Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,

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fois sur son amour du désert: «nous chasserons dans les déserts» 109 et «J'aimais le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies» 110 . Ce désert auquel le poète aspire et que — pour risquer un jeu de mots — on pourrait définir comme l'absence de désir, n'est-il pas aussi «l'univers sans images» que le poète évoque dans le poème obscur «Sonnet» de Jeunesse1U? Mais l'extrême dénûment, cette ascèse d'un anachorète établi au désert risque de l'exiler justement de «l'univers d'images» qu'est la poésie. C'est le moment d'ouvrir une parenthèse afin de cerner de plus près les rapports existant, chez Rimbaud, entre l'expérience de la marche et son idéal poétique. On a pu dire que la promenade solitaire est un exercice autistique, dans la mesure où elle tourne délibérément le dos à la communauté des hommes, à ce que les philosophes de l'existence ont appelé le «Mitsein»( f f ), fondé sur la relation je-tu. La promenade, délestée ainsi de la catégorie du Mitsein, dévoile, pour ainsi dire dans sa pureté, l'être dans le monde. Et on peut avancer que toute la charge émotionnelle avec ses tendances appropriatives a été, dans le cas de Rimbaud, transférée

Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image. Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui. Tous les commentateurs sont d'accord pour reconnaître que l'influence de ce poème baudelairien sur Rimbaud a été énorme (surtout en ce qui concerne Le Bateau ivre10*). Notons, entre autres, la mention faite par Baudelaire du Juif errant. Toutefois, il y a une différence entre les deux poètes : Baudelaire est un voyageur en chambre, tout au plus un flâneur, tandis que Rimbaud est un authentique marcheur. Aussi l'ennui dont il parle ici n'a-t-il pas ce caractère d'un a priori absolu. Je crois que pour Rimbaud l'image du désert ou de la plaine n'évoque qu'incidemment, comme ici, l'ennui. La vastitude indifférenciée du «monde» est plutôt le signe d'une exaltation du moi. Pour Baudelaire, en revanche, le moi semble éprouver une diminution de sa consistance en se perdant, par une véritable hémorragie, dans l'infinie grisaille d'un monde sans bornes (cf. aussi le sonnet Destruction, où il est question des «Plaines de l'Ennui, profondes et désertes» — Voir, à ce propos, le commentaire de ce poème par Ludwig Binswanger dans Der Mensch in der Psychiatrie, pp. 31 sqq.). (") J'utilise ici ce terme introduit par Heidegger et employé aussi par Binswanget et Foucault. On sait que Sartre a critiqué la notion heideggerienne du Mitsein en tant que catégorie a priori du Dasein. (L'Etre et le Néant, pp. 275 sqq. et pp. 484 sqq. Selon lui, le Mitsein est une structure secondaire, dérivée de la structure pour-autrui. Mais ne remarque-t-on pas que les analyses de Sartre, fasciné qu'il est par la relation sujet-objet avec tous les dangers de l'aliénation, c'est-à-dire la relation d'un je et d'un lui, sont incapables de rendre compte de l'existence, aussi bien réelle que grammaticale, de la deuxième personne? Si l'on veut donner une description adéquate de la relation je-tu, il faudra donc quitter l'existentialisme de Sartre pour chercher ses lumières chez d'autres, comme par exemple chez Martin Buber. Il est vrai que Rimbaud est «sartrien» dans ce sens qu'il semble incapable de nouer d'authentiques liens entre je et tu; les analyses de Sartre relatives au regard, à la honte, au sado-masochisme, etc. seront donc parfaitement applicables à Rimbaud.

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dans sa relation avec le monde (la nature, les paysages). Or, c'est l'échec, éprouvé ou pressenti, de ce projet d'appropriation qui le rejette dans l'ascèse orgueilleuse du stoïcien cherchant à se suffire. Mais en même temps il retranche de son être le monde concret avec toutes ses richesses pour n'en laisser subsister que le pur espace, le lieu où exercer une souveraineté absolue. Ici, il faudrait toutefois se rappeler cette formule percutante de Mallarmée: «Il s'opéra vivant de la poésie»; nous pourrons alors comprendre que «s'opérer de la poésie» est simplement le corollaire de «s'opérer du monde». Le renoncement définitif à la poésie pourrait alors se comprendre à partir «d'un projet existentiel» global sur lequel les textes poétiques eux-mêmes nous donnent déjà suffisamment de renseignements. Vers la fin d'Une Saison112, Rimbaud dit: «Eh bien! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée [...] Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonges. Et allons. Mais pas de main amie!...», «Enterrer son imagination» ne doit pas être compris comme un simple adieu à un jeu tout subjectif joué par un être porté à l'hallucination; celui qui enterre son imagination se coupe, de ce fait, du monde, comme les analyses de Sartre, de Bachelard, de Binswanger et de tant d'autres nous l'ont si excellemment démontré. Ayant ainsi enterré son imagination, il ne resta à Rimbaud devenu le non-poète qu'à voyager stérilement dans «un univers sans images», véritable Juif errant désormais à travers un monde de plus en plus vidé de sa substance. Cette rétraction de tout son être, cette «auguste retraite» en soi-même dont parle la Chanson de la plus haute tour113, est clairement annoncée comme un programme pour sa vie dans la dernière phrase, déjà commentée, d'Une Saison114: «et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps» (c'est Rimbaud qui souligne). Dans le contexte, cela veut d'abord dire qu'aux «amours mensongères» des «couples menteurs» Rimbaud oppose la suffisance parfaite de l'androgyne.(gg) Mais en même temps la vérité localisée strictement à l'intérieur du corps et coïncidant parfaitement avec lui n'est plus une vérité sur le monde, c'est un ressassement perpétuel d'une perfection immanente qui — et là (gB) Cf. Y illumination H115, qui évoque justement l'être actif-passif de l'androgyne, évocation à laquelle une lecture de Seraphita de Balzac n'est pas étrangère. Dans H nous trouvons cette phrase: «Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action». Mais «Hortense» est encore un être divisé («passion ou action»). Celui qui «possédera la vérité dans une âme et un corps» aura justement dépassé cette division.

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réside la différence entre Rimbaud et certaines pratiques orientales recherchant la perfection dans l'immobilité — s'éprouve comme pure mobilité.(hh) Dans les quelques remarques qui précèdent j'ai essayé de suivre une des tendances de la poétique de Rimbaud dans sa dernière conséquence logique, qui sera le silence du poète. Examinons brièvement, pour finir, cette autre tendance liée, elle aussi, au désir d'une autonomie dans laquelle l'être espère «se suffire»: la souveraineté du «bon vouloir créateur». Remarquons d'abord que, tout comme la destruction, la création est signe qu'on échappe à l'aliénation que risque d'entraîner le projet d'appropriation. On a déjà parlé du pied créateur, exemple frappant de cette hybris qui semble être la force motrice de l'imagination et sans laquelle la poésie n'existerait pas. Qu'il s'agisse là d'une structure de l'imagination qui ne soit pas l'apanage du seul Rimbaud, les citations de Proust l'ont déjà prouvé. Cependant pour faire ressortir davantage cet élément, essentiel il me semble, de l'expérience de la marche chez Rimbaud, je me permets d'alléguer encore deux textes. D'abord un passage d'André Gide("), cité par Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la volonté et qui dit: «Il me semblait que le paysage n'était qu'une émanation de moi-même projetée, qu'une partie de moi toute vibrante, — ou plutôt, comme je ne me sentais qu'en lui, je m'en croyais le centre, il dormait avant ma venue, inerte et virtuel, et je le créais pas à pas en percevant ses harmonies; j'en étais la conscience même. Et je m'avançais émerveillé dans ce jardin de mon rêve». Bachelard insiste sur cette prise centrale du paysage, phénomène assez rare chez Rimbaud, mais non absent de son œuvre()J)- Ce qu'en outre le rêve de Gide nous montre clairement, c'est qu'il y crée le paysage «pas à pas». ( h b ) Cette pure mobilité ne pourrait se sentir comme telle si elle ne se détachait pas sur le fond d'une immobilité extérieure. Plaine, désert, nuit, mer, etc., signifient, dans ce cas, justement que le monde est réduit à n'être que fond pour une mobilité subjective; fond objectif nécessaire cependant pour que cette mobilité puisse encore être sentie comme telle. Cf. pour ce problème: M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (Paris, 1945) (le chapitre consacré à l'espace, pp. 281 sqq.). (") Dans Notes d'un voyage en Bretagne (Œuvres complètes, t. I, p. 9). (") Je pense ici, par exemple, à cette phrase tirée de Jeunesse116: «toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de son siège». Mais la position privilégiée dans l'espace semble avoir été, pour Rimbaud, la position devant. J'en ai déjà parlé au Chapitre II; le problème sera encore repris dans le chapitre consacré à l'espace rimbaldien.

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Aube117 est peut-être le spécimen le plus clair d'une même imagination créatrice chez Rimbaud, mais au fond, la plupart des Illuminations ne font qu'évoquer des paysages qui peuvent être des paysages urbains, comme c'est le cas par exemple dans Ville118 et Villes119. Ainsi Après le Déluge120 n'est autre chose que la re-création du monde dans sa totalité par la vertu de la parole poétique. Car ce qui saute aux yeux ici, c'est que la promenade-création trouve son complément naturel dans le «poème-création». En effet, l'existence objective du poème est pour son auteur la preuve, en quelque sorte, du caractère transitif de l'acte d'imaginer. Le deuxième exemple concerne quelques vers de Saint Jean de la Croix; il montre que l'acte créateur est assigné plus spécialement à la vue (jusqu'ici nous l'avons vu surtout lié au mouvement des pieds), et que de ce fait c'est le regard créateur — et non pas les objets en euxmêmes — qui y est considéré comme la source de toute beauté: Mil gracias derramando Pasô por estos sotos con presura, Y yéndolos mirando, Con sola su figura Vestidos los dejô de hermosura.(kk) Nous voyons donc ici comment, par son seul regard, le divin Epoux vêt (ou investit) de beauté les bosquets qu'il traverse. Posséder un regard qui crée la beauté, n'est-ce pas aussi le rêve de tout voyant? Car le voyant n'est pas celui qui enregistre passivement, il fait bondir son regard parmi les choses.(u) Et qui plus est, son regard créateur est déjà parole; si Rimbaud, s'insérant dans toute une tradition, considère le «poëte» comme un voyant, c'est qu'inversement tout voyant est poète: un voyant qui ne parlerait pas ne posséderait pas la voyance ; créer la beauté par la vision n'est alors rien d'autre que dire cette beauté.( mm ) ( k k ) Juan de la Cruz, Poesias (Liverpool, 1933). Voici la traduction que donne de cette strophe D o m Chevallier dans Le Cantique spirituel de Jean de la Croix (ParisBruxelles, 1930) p. 222: En répandant mille grâces il passa vite par ces bocages; et, promenant sur eux son regard, rien que par son visage il les revêtit de beauté. ( u ) Merleau-Ponty dit du regard qu'il est «une marche au réel», op. cit., p. 323. (mm) Gilbert Durand, op. cit., pp. 159-160, relève «l'isomorphisme de la parole et de la lumière» dans toutes sortes de mythes ainsi que, par exemple, dans le platonisme. T1 dit aussi: «la paiole et le langage, héritiers du vocabulaire symbolique de la vue, vont relayer en quelque sorte la vision en tant que voyance, intuitus suprême et suprême efficacité.»

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Les analyses précédentes nous ont permis de détecter certaines structures existentielles de l'expérience de la marche. Très schématiquement on peut dire que s'y manifestent, soit alternativement, soit conjointement, un désir d'appropriation et un désir d'autonomie souveraine. En passant, on a pu suggérer aussi dans quelle mesure ces structures déterminent en profondeur la poétique rimbaldienne aussi bien que tel ou tel poème. On pourrait résumer ces analyses en disant qu'elles ont dégagé une dialectique essentielle entre le moi et le monde. Cette dialectique a pu être décrite dans une série de termes allant par couple : posséder — être possédé, boire — être bu, poursuivre — fuir, moi — paysage, etc. On a vu aussi que parfois Rimbaud refuse de s'enfermer dans une telle antinomie: tantôt il cherche alors à syncrétiser les deux termes opposés, tantôt il tend à «subtiliser» l'un d'eux au profit de l'autre — ce qui est surtout le cas quand il insiste sur le caractère intransitif de la marche. Mais on pourrait aller encore plus loin dans la définition de cette dialectique. En effet, en elle se manifeste une dialectique plus fondamentale, celle où le proche et le lointain, ou mieux encore le dedans et le dehors s'affrontent. N'a-t-on pas défini l'existence humaine en insistant sur l'étymologie du mot «ex-sister», qui veut dire se projeter vers un dehors? Ainsi les remarques de Rousseau sur son expérience de promeneur nous ont mis sur la voie d'une structure fondamentale, qui naît de la tension entre l'intériorité et l'extériorité. Dans le cas de Rimbaud cette tension, ou cette dialectique, est d'une telle importance que, dans les analyses qui suivent, il faudra y revenir plusieurs fois.

IV LE DÉGAGEMENT RÊVÉ

Wahrheiten für unsere Füsse Wahrheiten, nach denen sich tanzen lässt NIETZSCHE

Après la dialectique du dehors et du dedans, il y a lieu maintenant d'étudier de plus près cette autre dialectique essentielle dans la vie humaine et dont nous avons déjà touché un mot, celle qui a son lieu sur l'axe vertical que figure le corps debout. Rousseau a bien vu ce que la marche peut avoir de stimulant pour une imagination ascensionnelle: dans son analyse ne relève-t-il pas que «tout cela dégage l'âme»?(a) Quant à Rimbaud, le «dégagement rêvé» dont le Génie, ce dieu extrêmement mobile, gratifie les mortels1 semble constituer le véritable but de son entreprise poétique. On peut dire que pour un psychisme aussi dynamique que celui de Rimbaud la dialectique entre la lourdeur et la légèreté, ressentie physiquement à chaque pas par le marcheur, se répercute dans l'esprit. Montaigne l'avait déjà observé: «Mes pensées dorment si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent».( b ) Le dégagement de tout l'être, le mouvement vers en haut, qui est inscrit dans chaque homme, aboutit nécessairement au rêve du vol, tant de fois étudié par les psychiatres, les phénoménologues ou les anthropologues.^) Ayant pris comme référence l'analyse que Sartre donne de ( a ) Dans le passage cité au Chapitre III. (b) Essais, III, iii. ( c ) On sait que Freud relie étroitement le rêve du vol au désir libidineux. Binswanger, que je suivrai ici, rejetant le déterminisme freudien, préfère voir dans cet onirisme la manifestation d'une structure ontologique essentielle (donc irréductible à une «libido» supposée être la source première de toute vie psychique). Je dois évidemment beaucoup aussi aux analyses contenues dans L'Air et les Songes de Gaston Bachelard. Pour le problème de l'imagination fusante on pourrait encore se référer au chapitre que Gilbert Durand consacre aux symboles ascensionnels (pp. 127-149 de son livre cité). On n'oubliera pas non plus que toute une époque peut se placer sous le signe du mouvement (Voir, par exemple, Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque en France (Paris, 1954).

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l'exercice du ski, on pourrait, pour le point qui nous occupe ici, de nouveau comparer promenade et ski, deux façons d'appréhender le monde dans le mouvement. Or, je crois qu'assez paradoxalement, la marche, bien que faite de mouvements discontinus et lents, est plus propice à ce genre de rêveries que le glissement du skieur: celui-ci, éprouvant moins la contrariété de la pesanteur, lui faisant plutôt confiance pour pouvoir descendre, ne dirige guère ses rêveries vers en haut. Beaucoup d'auteurs, et surtout J.-P. Richard, ont insisté sur ce dynamisme ascensionnel qui caractérise la poésie de Rimbaud, et dans la perspective qui est la mienne je ne pourrai que confirmer ces analyses, tout en déplaçant un peu certains accents. Car, à mon avis, tout ce mouvement ascensionnel restera fortement lié, chez Rimbaud, à la conscience du pied dynamisé ; pour ce marcheur invétéré vaut absolument ce qu'a dit Gaston Bachelard: «C'est au pied que résident pour l'homme rêvant les forces volantes». C'est pourquoi avant d'étudier, chez Rimbaud, le vol onirique — cette dématérialisation absolue —, je voudrais m'arrêter à certaines formes de la dynamisation du pied qui restent plus proches de la réalité terrestre. Le bond sera, pour un marcheur, une première manière de vivre hyperboliquement les pas qu'il fait. «Le sauvage troupeau bondit dans l'herbe épaisse», que l'on trouve dans Invocation à Vénus2, ce plagiat de Lucrèce-Prudhomme, a dû bien plaire au jeune garçon. Il s'agit là évidemment d'une description devenue un véritable cliché. Mais les termes bond, bondir, etc..., qui désignent une vigueur tout animale, peuvent recevoir une «prédication impertinente», pour employer la terminologie de Jean Cohen.(d) C'est le cas, dans un ordre d'«impertinence» croissante, pour les passages suivants: «Les strophes bondiront» (UOrgie parisienne3); «Et c'est un soubresaut étrange / Dans nos êtres» (Les Mains de Jeanne-Marie4); «L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes» (Mémoire 5 ); «Des prés de flammes bondissent jusqu'au sommet du mamelon» (Mystique6) ; «La rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines» (ibid.); «A vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs» (Solde7). Les trois derniers exemples montrent Rimbaud s'inscrivant dans la grande tradition qui transpose au monde extérieur les propriétés de l'être animé. Mais ce qui semble appartenir en propre à Rimbaud, c'est qu'il confère ( d ) Voir ouv. cit.. 11 pourrait être intéressant d'entreprendre la confrontation des études thématiques fondées sur une analyse existentielle avec une approche structuraliste entreprise à partir de considérations d'ordre linguistique.

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le mouvement à des objets qui jusque là étaient supposés peu capables d'élan: prés, conques, nuits, harmonie.(e) Dans ce bondissement cosmique, c'est le dynamisme allègre qui domine. Mais il se peut évidemment que le bond trouve son origine dans la colère, comme c'est le cas pour les «Strophes» qui «bondissent» de L'Orgie parisienne ou pour cette phrase A'Une Saison: «Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce»8. Plus intéressant cependant est le fait que pour Rimbaud toute l'entreprise poétique se place, du moins dans la période de la «voyance», sous le signe d'un bondissement grandiose, comme il l'explique dans sa lettre à Demeny: «Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables...» 9 . Montaigne n'avait-il pas déjà apprécié la nature bondissante de la poésie: «J'ayme l'alleure poetique, à sauts et à gambades. C'est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. »(') Et il me semble qu'il faudra être attentif à l'élan qui se manifeste dans cette poésie plutôt que de vouloir reconstituer les «visions» du poète. C'est ainsi tout naturellement que l'image d'un bond se présente à l'esprit de Rimbaud quand il veut rendre compte de l'inspiration poétique: «cela m'est évident: j'assiste à l'éclosion de ma pensée: je la regarde, je l'écoute; je lance un coup d'archet: la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène»10. Remarquons encore que c'est l'allusion voilée au rêve du bond qui sauve Ma Bohème11 d'une certaine mièvrerie. Car pour ce garçon, qui connaissait sans aucun doute le dénouement du conte de Perrault, le «Petit Poucet rêveur» dont parle ce poème n'est pas seulement le pauvre effaré touchant que Hackett veut y voir: lui, dont «l'auberge était à la Grande-Ourse» et qui dans un élan significatif peut parler de «mes étoiles au ciel», se sent déjà capable de chausser les bottes de sept lieues qui lui permettront de bondir parmi les choses inouïes et — pourquoi Rimbaud n'en aurait-il pas été conscient? — de rapporter chez lui tout l'or de l'Ogre. Les amis de Rimbaud eux-mêmes l'ont vu chausser des bottes de sept ( e ) Voici un exemple d'un figure traditionnelle dans laquelle le poète prête à la nature des traits humains: «L'un aime les torrens, qui, murmurans, bondissent De rocher en rocher, qui courroussez, ravissent Et rivages et ponts...» (Du Bartas, Cinquiesme jour de la sepmainé). Rappelons encore le mouvement de fuite qui affecte tout un paysage, comme on l'a vu au Chapitre III. (') Essais, III, ix.

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lieues, témoin la formule de Verlaine: «l'homme aux semelles de vent», ainsi que le dessin de Delahaye qui nous montre Rimbaud en «nouveau Juif errant» parcourant l'Europe à grandes enjambées.(g) Et dynamisant de plus en plus son rêve d'une puissance bondissante — l'enseignement des humanités aidant — Petit Poucet se métamorphosera en Prométhée, ce «voleur de feu» 12 que selon la lettre à Demeny le poète doit être. Il y a cependant dans les images que Rimbaud emprunte à la mythologie grecque un élément révélateur: le voleur de feu sent «qu'il crève dans son bondissement», le «fils du soleil» (Phaéton?), état primitif qu'il voulut faire partager à Verlaine (Vagabonds13), sera précipité par les dieux; et quand Rimbaud dit dans Une Saison14: «Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol», nous pensons involontairement à un Icare déchu. Ici nous rencontrons donc indissolublement liée à l'imagination du bond, celle de la chute. L'homme est ainsi fait qu'il ne peut pas ne pas se sentir comme l'incarnation de cette dialectique de l'élan et de la chute, du haut et du bas.(h) La poésie de Rimbaud en est pour ainsi dire imprégnée, et les commentateurs de Rimbaud ont fort bien démontré que le dynamisme ascensionnel y est toujours contre-balancé par une conscience aiguë d'un mouvement vers le bas. Cependant, si l'on y regarde de plus près, on constate que, sauf peutêtre pendant la période où furent écrites les «illuminations en vers», l'axe de l'imagination rimbaldienne n'est pas une verticale proprement dite (comme ce serait le cas, par exemple, pour la métaphore de la fusée chez Baudelaire). Cette ascension imaginaire se traduirait, chez Rimbaud, plutôt par une ligne parabolique, qu'on pourrait considérer comme résultant d'une idéalisation verticale et d'une horizontalité réaliste, qui, elle, finit toujours par être la plus forte. Ainsi Rimbaud, renonçant finalement à la poésie, donc à l'imagination, qui, d'après Bachelard, est par définition une aspiration vers en haut, se dévouera désormais exclusivement à l'horizontalité d'un «réalisme» de plus en plus terre-à-terre. Mais il est peut-être plus intéressant de noter que chez Rimbaud cette lutte entre la pesanteur et le dynamisme de la hauteur n'affecte pas (K) Ce dessin a été reproduit dans l'édition de S. Bernard. ( h ) Pour une compréhension plus large de cette dialectique, on pourrait se référer à Binswanger, Le Rêve et l'Existence, au chapitre que Bachelard a consacré à «La Chute imaginaire» dans son L'Air et les Songes, ainsi qu'au chapitre «Les symboles catamorphes», dans Les Structures anthropologiques de l'imaginaire de Gilbert Durand.

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seulement la courbe de sa vie: elle se reflète très souvent aussi à l'échelle du poème. Vu ainsi, le poème se présente à nous comme un élan résumant, dans son micro-organisme, le projet existentiel global du poète. Et il faudrait prendre ici le mot «projet» dans son sens littéral de «jet en avant», lancement d'un projectile qui va décrire une trajectoire bien déterminée. Une lecture superficielle de l'œuvre de Rimbaud nous montre déjà dans quelle énorme proportion les différentes pièces se terminent sur une véritable «chute». Chute qu'on pourrait décrire comme un procédé déceptif ou comme la manifestation d'une ironie tantôt rageuse, tantôt désabusée ou mélancolique dont le poète use à l'égard de sa propre entreprise. Une trentaine au moins sur les quelque cent pièces que forment les Poèmes et les Illuminations ont une telle issue. Je pense ici à ces fins qui annulent, pour ainsi dire, toute l'envolée du poème lui-même. Les exemples les plus frappants sont: «Et les gaz en délire, aux murailles rougies, / Flambent sinistrement vers les azurs blafards» (L'Orgie parisienne15; ici l'élan qu'expriment les mots flamber et azurs est rabattu par les termes sinistrement et blafards); « O mort mystérieuse, ô sœur de charité» (Les Sœurs de charité16 — chute très baudelairienne); « O que ma quille éclate! O que j'aille à la mer» {Le Bateau ivre17). Ce dernier exemple mérite peut-être un bref commentaire. S'il est probable qu'une des sources d'inspiration pour Le Bateau ivre a été le poème Pleine Mer de Victor Hugo (une autre source importante serait Le Voyage de Baudelaire), il me semble significatif que Rimbaud n'ait pas suivi Hugo, qui «a bien V U » (lettre à Demeny), dans ses rêveries aériennes de Plein Ciel. Rimbaud, fortement attiré et excité par l'imagination maritime contenue dans Pleine Mer et lui-même, par ailleurs, marqué par le dynamisme de l'envol, était sans doute trop terrien pour pouvoir suivre le poète romantique («trop cabochard», au goût de Rimbaud) dans ses rêveries sur «l'esquif céleste», terme employé pour célébrer l'aéroscaphe, cette invention de l'ingénieur Pétin. On dirait que, dans sa lecture de Victor Hugo, Rimbaud s'est arrêté juste à la fin nihiliste de la première partie du diptyque que forment Pleine Mer et Plein Ciel. En effet, après avoir dit un peu plus haut, parlant d'un énorme navire qui avait sombré: «Qu'est-ce que le simoun a fait du grain de sable? / Cela fut. C'est passé. Cela n'est plus ici», Hugo termine Pleine Mer ainsi: Et l'œil, pour retrouver l'homme absent de l'espace Regarde en vain là-bas. Rien. Regardez là-haut.

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On dirait que Rimbaud n'a pu suivre Hugo après le mot «Rien». Trop paysan, malgré qu'il en ait, il refuse de «regarder là-haut». Rimbaud n'est pas le poète qui chanterait d'une façon aussi soutenue ce navire céleste, qui «a cette divine et chaste fonction / De promener dans le rayonnement, / Et de faire planer, ivre de firmament, / La liberté dans la lumière». On pourrait se demander d'autre part s'il n'y aurait pas, dans le nihilisme des «chutes» rimbaldiennes découragées, une réminiscence de la «chute» hugolienne purement rhétorique de la fin de Pleine Mer: comparez «Cela fut. C'est passé. Cela n'est plus ici» et «Regarde en vain là-bas. Rien» avec: «Ce n'est rien: j'y suis; j'y suis toujours» de Rimbaud (Qu'est-ce pour nous...18). Donnons encore quelques autres exemples d'une telle fin nihiliste: «Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne, / Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, / la défaite sans avenir» (Les Corbeaux19); «Mon canot, toujours fixe; et sa chaîne tirée / Au fond de cet œil d'eau sans bords, — à quelle boue?» (Mémoire20); «Dire que je n'ai pas eu souci de boire!» (Larme 21 ); «Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte? » (Enfance 22 ) ; « La musique savante manque à nos désirs » (Conte23) ; «Le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger» (Being Beauteous24); «Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie» (Les Ponts2b); «Un souffle disperse les limites du foyer» (Nocturne vulgaire2e). Beaucoup plus rares, en revanche, sont les poèmes dont la fin s'ouvre sur un élan vers l'avenir. Ce type de poèmes est représenté, entre autres, par Départ27 («Départ dans l'affection et le bruit neufs!»), Métropolitain28, dont les derniers mots sont: «ta force», ou Démocratie29, qui se termine ainsi: «C'est la vraie marche. En avant, route!» (on sait cependant ce que ce poème a d'ironique). Mais ces exemples appartiennent justement au cycle où Rimbaud, ayant dénoncé l'inanité de sa tentative de voyant, récuse le dynamisme ascensionnel de l'imaginaire pour entrer dans le réalisme des «Villes splendides». Dans d'autres périodes je ne vois guère que le sonnet des Voyelles30 dont le dernier vers exprime un tel élan: «O, l'Oméga, rayon violet de ses yeux!» (Mais nous verrons que dans cette apothéose aussi la défaite s'est insidieusement introduite). Signalons, par acquit de conscience, le fait que Rimbaud a écrit aussi quelques poèmes en forme de boucle, tel L'Eternité31, où la strophe initiale est répétée à la fin; cette forme, assez rare du reste, est surtout caractéristique de la période des «illuminations en vers». Si vraiment le dynamisme du bond, avec sa trajectoire parabolique,

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(qui est fonction d'une tension et d'une détente, d'une aspiration vers le haut et d'une lourdeur) caractérise le psychisme de Rimbaud à une certaine époque de sa vie, nous devrions pouvoir le déceler, non seulement dans la matière significative des poèmes (comme je viens de le faire rapidement, en faisant ressortir le contenu déceptif des «chutes» de certains poèmes), mais encore dans leur texture rythmique. Il faudrait pour cela étudier de plus près le rythme de la poésie — vers et prose — de Rimbaud, ce qui n'est pas le propos de cette étude; je me permets cependant de citer un exemple de ce rythme où je vois reflété un élan tendu à l'extrême, brisé au point culminant par la conscience fatale d'une chute. Je pense ici aux quatre strophes du Bateau ivre32, qui commencent par: «Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses...» et se terminent par: «Je regrette l'Europe aux anciens parapets!» Il s'agit ici d'une longue phrase dont le sujet («moi») est séparé de son verbe par des compléments adjectifs, tous caractérisés par un ton ascendant, qui culmine dans «Fileur éternel des immobilités bleues». Du point de vue syntaxique aussi bien que du point de vue de l'intonation, les quinze premiers vers créent une attente, sont l'expression d'une tension et d'un élan vertigineux, qui se brisent dans la brève chute du dernier vers.i1) *

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Pour ce qui est du vol, cet élan bondissant au superlatif, l'étude de JeanPierre Richard a dégagé l'essentiel dans le cas de Rimbaud. Je ne peux que renvoyer le lecteur à ce texte, lui-même si poétique, tout en me permettant de faire quelques remarques en marge. (!) Ce qu'on peut noter d'abord, c'est que l'imagination du vol est à l'œuvre dès les premiers textes que nous possédons de Rimbaud: ses vers de collège sont déjà tout remplis d'oiseaux, d'ailes, d'envols. Il y a là évidemment un cliché dont se serait servi n'importe quel poète en herbe. Mais ici se pose un petit problème: celui de la sincérité poétique. Nous admirons Rimbaud pour la façon absolument adéquate et neuve dont ses meilleurs textes ont su incarner des émotions essentielles; les derniers poèmes de Rimbaud seraient-ils alors plus «sincères» que les premiers, (') Il s'agit donc d'une importante protase suivie d'une courte apodose. Il y a là une figure stylistique et rythmique que l'on rencontre fréquemment chez Victor Hugo, qui utilise surtout cette «cadence mineure», pour employer la terminologie de Grammont, afin de créer la surprise. Chez Rimbaud, l'utilisation de cette cadence mineure semble répondre le plus souvent à une véritable «chute» émotionnelle (') Certains aspects de ce thème seront aussi étudiés dans le chapitre consacré au «Bestiaire» de Rimbaud.

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où il ne fait que démarquer, plus ou moins heureusement, la poésie traditionnelle? Mais est-il indiqué de parler ici en termes de sincérité? Il est possible, et même probable, que le jeune garçon ait vécu avec une exaltation toute sincère les images contenues, par exemple, dans ces vers: «Le peuple aérien annonce la saison; / L'oiseau charmé subit ton pouvoir, ô Déesse» {Invocation à Vénus33), qui ne sont qu'un plagiat. Et il se peut fort bien que telle autre formule poétique qui nous émeut davantage (par exemple: «que les oiseaux et les sources sont loin», Enfance34), doive sa force, non pas à un sentiment plus puissamment ou plus sincèrement vécu — nous n'en saurons jamais rien — mais à une plus grande maîtrise de la technique poétique, maîtrise obtenue en partie grâce à une conscience plus claire du caractère usé de telle expression qui avait été accueillie d'abord comme totalement adéquate à une émotion ressentie. Cette remarque s'imposait pour qu'il soit clair que les observations qui suivront sur l'imagination de l'envol — ce thème poétique par excellence — ne contiennent pas ipso facto un jugement sur la valeur poétique de tel vers ou de tel poème. D'autre part, on peut être d'accord avec Bachelard quand il dit: «à l'égard de l'expérience dynamique profonde qu'est le vol onirique, l'aile est déjà une rationalisation. »(k) Il y a lieu alors de se demander si l'évolution poétique de Rimbaud ne consiste pas justement dans un effort de «dérationalisation» de certaines images transmises par la tradition, dérationalisation obtenue, non pas par l'invention d'images toutes neuves, mais par une combinaison imprévue de certaines images archétypales. C'est le cas, il me semble, pour une notation comme celle-ci : «L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d'amours morts et de parfums affaissés. »3S A première vue cette phrase semble vouloir produire une rêverie dynamique par l'emploi des mots ardeur et oiseaux; il ne s'agit pourtant que d'un mouvement feint car — ô ironie — les oiseaux sont muets : aucun chant ne s'élève sous le brûlant soleil d'été, si bien que «l'ardeur» se change en son contraire: Y indolence, qui participe, elle, de la nature des eaux mortes et tombe comme des parfums qui s'affaissent. On dirait que Rimbaud, pour nous faire mieux sentir la désolation, a pris soin de faire miroiter un instant devant nos yeux l'image de l'envol, qu'il brise aussitôt. Il s'agit là sans doute d'un procédé purement «rhétorique». Mais, pourrait-on avancer, cette rhétorique n'est que le reflet d'une attitude plus profonde. (k)

Dans L'Air et les Songes, p. 36.

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Quant au thème du vol lui-même, il faudrait observer que, malgré, par exemple, un emploi presque immodéré du mot «ange», la poésie de Rimbaud ne mène que rarement à l'extrême pointe de l'onirisme du vol, qui est la dématérialisation ou la spiritualisation absolue. On a déjà cité la comparaison que Ruchon a faite entre Rimbaud et Nerval. En effet, on peut dire que l'onirisme de Rimbaud se caractérise moins par le rêve du vol, du vol plané dans un éther absolu^) que par l'énergie de l'envol, qui nous dit le bonheur de la proche victoire sur la pesanteur. L'oiseau n'est donc pas tellement cette pointe extrême là-haut dans le ciel, il est plutôt l'aile qui va se déployer, la source qui jaillit. Jean-Pierre Richard a ainsi pu parler de «l'oiseau-source» en commentant la phrase: «Que les oiseaux et les sources sont loin!»38 Cet envol joyeux, nous le rencontrons aussi dans: «Un envol de pigeons écarlates»39, «et les ailes se levèrent sans bruit» (Aube40). Cette même énergie peut se traduire par le mot «essor»: «Il rêvait la prairie amoureuse, où des houles / lumineuses, parfums sains, pubescences d'or, / Font leur remuement calme et prennent leur essor! » (Les Poètes de sept ans*1); «je me trouvais néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris-bleu s'essorant vers les moulures du plafond» (Bottom 42 ). Mais il arrive que cette énergie concentrée qui se décharge dans le rêve de l'envol, «éclate soudain et se métamorphose en une multiplicité véhémente» (J.-P. Richard). Un seul oiseau ne suffit pas à l'imagination de Rimbaud: il y a des «troupes d'oiseaux» (Bruxelles43), «L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes» et «des millions d'oiseaux d'or» (Le Bateau ivre44); les corbeaux vont «par milliers» (Les Corbeaux45), ainsi que les cygnes (Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs46). La rêverie elle-même éclate en un essaim d'innombrables oiseaux: «milles rêves en moi font de douces brûlures» (Oraison du soir"), «Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes, / Implore l'essaim blanc des rêves indistincts» (Les Chercheuses de poux48). Tout naturellement l'image d'un «peuple d'oiseaux» se prête à une métamorphose cosmique: «Tu veux voir rutiler les bolides? / Et, debout, écouter bourdonner les flueurs / D'astres lactés, et les essaims d'astéroïdes?» (L'Homme juste*9). L'essaim — qui est envol et multiplication — semble avoir constitué pour la pensée de Rimbaud une forme a priori, qui peut expliquer l'emploi démesuré qu'il fait du pluriel.(m) Tout phénomène, non seulement dans (') Je ne vois dans l'œuvre de Rimbaud que deux exemples d'un «dégagement» absolu: L'Eternité(«Là tu te dégages / Et voles selon») et Age d'or37. ( m ) Etiemble et Y. Gauclère, dans leur Rimbaud (Paris, 1950), p. 203, commentent, eux aussi, cet emploi fréquent du pluriel.

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le monde sensible, mais encore dans le monde moral ou spirituel, semble, chez Rimbaud, habité d'une force proliférante. C'est ainsi que nous trouvons dans son œuvre (je ne donnerai que quelques exemples): «les Roses de mille octaves enflées»50, «les flots par millions»51, «cent sales mouches»52, «Ces mille questions / qui se ramifient»53, «les mille rapides ornières»54, «La foule des jeunes et fortes roses»55, «Une débandade de parfums» 56 . Cette prédilection pour le pluriel (à laquelle l'influence de la rhétorique du romantisme n'est certainement pas étrangère) s'étend aussi aux notions abstraites. Dans ce cas Rimbaud cherche à obtenir un effet poétique assez spécial, comme il ressort des quelques exemples suivants : «d'atroces solitudes»57, «mille veuvages»58, «des exterminations conséquentes, certitudes...» 59 , «l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes»60, «Exalte-nous vers des candeurs / Plus candides que les Maries»61, etc.... La mégalomanie de son imagination, qui enfle à l'infini la catégorie de l'essaim, lui fait user avec désinvolture du pronom «tous», surtout dans les Illuminations: «Exilé ici, j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures»62, «J'ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres» (ibid.), «Toutes les légendes évoluent»63, «Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec les êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences»64, «A gauche le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe»65, «Toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège»66. Dans Une Saison en Enfer, Rimbaud tantôt ironise sur cette tendance: «Je vais dévoiler tous les mystères»67, «Je me vantais de posséder tous les paysages possibles»68, tantôt il y cède: «Mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels»69, «J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames » 70 , « Je voulus reconnaître là toutes mes odeurs féodales »71. Voilà une «explosion ailée» réalisée imaginairement dans l'absolu. Mais ne doit-on pas avouer qu'une imagination emballée à ce point n'arrive plus guère à nous émouvoir, comme nous avons de la peine à croire à l'angélisme d'Arthur? Le tout auquel le poète dit être arrivé nous paraît obtenu trop vite et trop facilement pour que notre imagination puisse y adhérer. En fin de compte l'évocation de «tous les paysages» signifie l'arrêt de la rêverie dynamique ; on peut même se demander si, là où les mots tous et toutes sont employés, il n'y a pas l'indice d'un affaiblissement de l'imagination: la totalité, catégorie abstraite et inerte, supplante le dynamisme imaginatif de la totalisation en acte.

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Il y a une interprétation sur laquelle je ne puis être d'accord avec J.-P. Richard, celle qu'il donne du thème, «passif et insatisfait, de l'essaim, envol arrêté, mouvant, mais condamné à se mouvoir autour d'un centre immobile, et à ne jamais se déployer».(n) Si son analyse vaut pour le poème Enfance, où on lit: «L'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général», cela n'implique pas, comme nous venons de le voir, que toujours l'image de l'essaim ait cette fonction-là. De même, le bourdonnement, que J.-P. Richard définit comme un «bruit indistinct, tout prisonnier encore du silence, et qui n'arrive pas à s'élancer dans l'espace des sons, à vraiment naître», est loin d'avoir toujours cette signification négative. Car le bourdonnement peut être la promesse d'une mélodie fusante, même le «bourdon farouche / De cent sales mouches»72. C'est ce que nous voyons clairement dans Voyelles13, où «A, noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles» prélude au triomphe de «O, suprême Clairon plein de strideurs étranges». Si le mot tout est la limite extrême vers laquelle tend la rêverie de l'envol essaimant, l'ange se présente à notre imagination comme la sublimation absolue du vol conçu comme un dégagement de la lourde matière.(°) On ne s'étonne donc pas de voir pulluler les anges dans la poésie de Rimbaud. Dans ses vers de collège surtout ils attestent leur présence, comme par exemple dans la doucereuse composition en latin L'Ange et l'Enfant1*. Dans sa jeunesse il doit avoir goûté, comme la petite fille des Premières Communions''5, des rêves suaves ayant pour objet «Les Anges, les Jésus et ses Vierges nitides». Rimbaud avouera dans Une Saison qu'il a cru être lui-même un ange: «Moi! moi qui me suis dit mage ou ange ,..»' 6 . Mais il a dû très tôt se rendre compte que l'extrême spiritualisation que suggèrent les mots ange ou angélique n'est pas entièrement son fait. Nous le voyons donc très souvent utiliser ces termes avec ironie, comme pour freiner volontairement son élan imaginatif, de peur d'être ridicule. Cette ironie est à l'œuvre, par exemple, dans Oraison du soir, où l'on lit: «Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier» 77 . C'est probablement pour se punir de s'être adonné à des rêveries trop naïves et trop «nitides» qu'il parlera dans Y Album zutique d' «Un noir angelot qui (n) Op. cit., p. 192. (°) Gilbert Durand, op. cit., p. 136, conclut ainsi ses remarques sur l'imagination ornithologique: «l'on peut dire enfin que l'archétype profond de la rêverie du vol n'est pas l'oiseau animal, mais l'ange, et que toute élévation est isomorphe d'une purification parce qu'essentiellement angélique.»

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titube, / Ayant trop mangé de jujube. Il fait caca... » ( L ' A n g e l o t maudit™). Mais là même où il évoque l'ange dans une intention poétique très «sérieuse», Rimbaud a souvent soin de combiner ce mot avec d'autres qui tempèrent ce qu'il pourrait présenter de trop facilement spirituel. C'est ainsi que nous rencontrons «l'ébat des anges»79, «Hélas, Lui, comme / mille anges qui se séparent sur la route, / s'éloigne...» (ibid.), «La voix de cent corbeaux... vraie et bonne voix d'anges»80, «Sur la pente du talus, des anges tournent leurs robes de laine»81, «Sa paresse d'ange» 82 , «les centauresses séraphiques»83, «Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur»84, «Je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens»85 et «une école de tambours faite par des anges»86. Même en ce qui concerne l'oiseau, cette ironie lui fait écrire: «Des oiseaux comédiens s'abattent sur un ponton» 87 ; n'oublions pas non plus que, comme par le caca de l'angelot maudit, il semble avoir été fasciné par des excréments d'oiseau.(p) Ceci revient à dire qu'à l'intérieur du rêve ascensionnel une autre force est à l'œuvre, qui tend à repousser Rimbaud vers le sol et la réalité (ce qui donne alors naissance à cet être hybride d'un ange plein de «bon sens»). Un bon exemple de ce mouvement fusant contrarié se trouve dans Bottom88, qui débute ainsi: «La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris-bleu s'essorant vers les moulures du plafond et traînant l'aile dans les ombres de la soirée». Sur le plan conceptuel déjà, la contradiction entre la causalité suggérée par la construction «la réalité étant» et l'opposition marquée par «néanmoins» crée un malaise, renforcé par l'élan brisé de l'oiseau, qui ne tardera pas du reste à se métamorphoser en ours, puis en âne. On comprend bien ce qui fait traîner les ailes à ce gros oiseau-ours mal léché que Rimbaud se montra si souvent: son inhibition devant la femme. Il est évident que pour Rimbaud, dont la poésie mentionnera si souvent le chant ou la musique(i), les sons musicaux eux aussi élèvent l'âme et créent même un élan cosmique: «La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres. » (Barbare89). Mais ce mouvement engendré dans les profondeurs obscures et émergeant irrésistiblement, nous avons déjà vu qu'il anime aussi la création poétique: «la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène»90. ( p ) Voir à ce sujet le Chapitre V B : Le Bestiaire de Rimbaud. ( a ) La musique représente souvent, chez Rimbaud, une architecture mouvante. Voir pour cet aspect aussi le chapitre consacré à l'Espace rimbaldien.

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En effet, Rimbaud sait, avec tant de poètes qui l'ont précédé, que la parole poétique est un envol. Mais l'aisance et la rapidité avec laquelle cette parole monte l'a souvent surpris lui-même, et il lui arrive de se trouver trop léger: «Moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde»91, et quand il se demande: «qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse?», il ne fait que s'étonner de ce charme qui chasse les mots poétiques de sa bouche, verba volant: «Que comprendre à ma parole? / Il fait qu'elle fuie et vole!»92 Mais, comme il a été dit pour le bond, le vol ne peut être compris sans son complément adverse, la chute. Plus haut le vol, plus dramatique la chute. Il est évident que tout un complexe d'anges déchus anime Une Saison en Enfer, mais ce que je voudrais brièvement étudier maintenant, c'est le vertige qui menace Phaéton au point culminant de son trajet. Dans Une Saison93, Rimbaud écrit: «je fixais des vertiges». Faut-il le croire? Rimbaud a-t-il été capable de se maintenir au sommet de sa puissance sans céder à cette attirance du gouffre qu'il s'était creusé par son ascension? On peut en douter, vu la fréquence de la catastrophe qui brise son élan. Mais peut-être le psychisme de Rimbaud est-il tel que les virements s'y font avec l'extrême rapidité de l'éclair. Il avoue lui-même qu'il lui est impossible de raconter sa chute et son sommeil: «Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal; tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. »94 Bachelard a noté pour Edgar Poe toute une rêverie complexe de la lourdeur «qui fait durer la chute ».(r) Chez Rimbaud, ni la chute ni le sommeil ne durent, comme il ressort de la fin de /'illumination Aube95 : En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi. Nous voyons ici que le poète n'aménage aucune transition entre «j'ai senti un peu son immense corps» et «l'aube et l'enfant tombèrent». L'imminence de la chute n'a pas créé de vertige, et entre «tomber» et «réveil» le sommeil n'existe pour ainsi dire pas. Rien ici ne traduit la nausée(s), qui, comme le remarque Bachelard, aurait précédé la chute. ( r ) Dans L'Air et les Songes, pp. 118 sqq. (B) Cette proposition doit se nuancer : c'est ce qui sera fait lors de l'analyse détaillée de ce poème. Voir l'Annexe I.

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Comment Rimbaud aurait-il pu alors raconter «sa chute et son sommeil»? N'est-ce pas que cette tombée intime, qui, selon Bachelard, est déjà de l'ordre de l'évanouissement, de l'ordre de la mort, s'oppose, comme la mort, comme le non-être, à toute appréhension par la conscience? Il est vrai que Rimbaud se cherche une explication à cette tare, dont il semble ignorer qu'elle constitue la nature profonde de l'existence humaine (ne dira-t-il pas «à présent je me révolte contre la mort» 96 ?): cette tare, selon lui, ne serait pas d'ordre existentiel, elle s'expliquerait, biologiquement, parla race: «Je suis de race inférieure de toute éternité» 97 . Toute l'entreprise poétique de Rimbaud peut, cependant, être comprise comme animée par la volonté d'infliger un démenti à cette vérité quasi scientifique. (4) En étudiant la rêverie de l'envol, nous nous sommes éloignés de l'expérience de la marche proprement dite. N'oublions cependant pas que ce dégagement rêvé peut naître à l'occasion d'une promenade aussi bien qu'il constitue l'extension naturelle de l'onirisme pour lequel l'aspect ambulatoire est essentiel. Au fond, le marcheur a conscience de se mouvoir entre deux réalités : celle, solide, dure et compacte, de la terre, et celle, éthérée, légère et vaste, du ciel. Deux matières se disputent pour capter son imagination : la terre, soutien rassurant, organisé en profondeur, et l'air qui invite à toutes les échappées. Deux espaces aussi cherchent à s'organiser: celui qui, naissant du dynamisme de la route, est structuré par les incidents du terrain: bois, talus, quais, villes, tours, etc., et celui, géométriquement plus pur et tendant à l'infini, du ciel. Mais pour l'homme qui se projette dans l'univers il y a encore un autre élément et un autre espace: l'eau. Nous avons déjà vu comment dans l'appréhension du paysage la liquidité intervient sous la forme du boire. Parlant du mouvement proprement dit, il faut maintenant s'arrêter quelques instants à l'expérience de la nage pour voir si elle se reflète dans l'œuvre de Rimbaud. Dans Une Saison, Rimbaud imagine une sorte de programme pour une vie libre et sauvage: «Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout; boire des liqueurs fortes...» 98 . D'autre part, confiné en juillet 1871 à Charleville, il écrit à Izambard, qui se trouve à Cherbourg: «Vous prenez des bains de mer, vous avez été en bateau [...] je vous jalouse, moi qui étouffe ici.» 99 La nage lui paraissait donc un exercice enviable et qu'il a peut-être pratiqué. On pourrait se demander: fut-il un bon nageur?( u ) (') Au Chapitre V A on reviendra sur ce curieux «racisme» de Rimbaud. ( u ) L'inépuisable Etiemble fait état de l'anecdote inventée par Berrichon, selon laquelle,

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Question qui doit rester probablement sans réponse. Peu importe du reste, tout ce qu'on peut dire, c'est que certains poèmes de Rimbaud contiennent des rêveries qui se cristallisent autour d'une «promenade dans l'eau», comme aussi le thème de la mer et de l'eau prend une place importante dans sa poésie. On pensera au Bateau ivre100, à propos duquel on pourrait se demander dans quelle mesure une authentique expérience de la nage s'y reflète. N'y a-t-il pas, dans ce poème, une identification du poète avec un bateau, qui dit à un moment donné: «Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème / De la Mer... » Pourquoi Rimbaud n'aurait-il pas alors utilisé le souvenir de certaines sensations éprouvées à l'occasion d'une baignade? Je crois cependant que Le Bateau ivre contient peu de ce qu'on pourrait appeler une description phénoménologique de la nage. S'il y a une expérience vécue à l'origine du poème, il semble bien qu'elle soit de la même nature que celle que Rimbaud évoque à la fin: une «flache / Noire et froide où vers le crépuscule embaumé / Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai.» Une rêverie ayant l'eau pour objet, la soif de l'évasion et de la liberté, une expérience de la promenade et beaucoup de littérature, voilà les ingrédients qui, je crois, entrent dans la recette de ce poème. En ce qui concerne «l'ingrédient» littéraire, on n'a qu'à se rapporter à ce que Mme Noulet, dans son étude, dit des influences livresques qu'on peut déceler dans ce poème (principalement Baudelaire, Hugo, Poe, Jules Verne, Le Magasin pittoresque).(v) On n'oubliera cependant pas que pour un enfant des Ardennes qui n'avait jamais vu la mer, «le voyage lointain, l'aventure marine sont, de prime abord, des aventures et des voyages racontés», comme le note Gaston Bachelard(w), qui dit encore: «La mer donne des contes avant de donner des rêves» et «l'eau douce est la véritable eau mythique. » Il en va peut-être autrement pour un enfant né au bord de la mer et qui trouve dans la natation une expérience primitive, inductrice d'un très réel onirisme dynamique. On pourrait penser ici à Paul Valéry le méditerranéen, qui dans une sorte de poème en prose, a chanté les joies de la nage.(x) Une comparaison entre ce texte et Le à son retour de Java, passant au large de Sainte Hélène, Rimbaud se serait jeté à la mer afin de gagner à brassées l'île qu'illustra la captivité de Napoléon, op. cit.,p. 420. ( v ) E. Noulet, Le Premier Visage de Rimbaud (Bruxelles, 1953). ( w ) Dans L'Eau et les Rêves, p. 206. ( x ) Ce poème en prose est inséré dans une conférence intitulée «Inspirations méditerranéennes», dans Variété III, (Paris, 1937). Voir aussi les belles pages que Bachelard a consacrées à l'expérience de la nage dans L'Eau et les Rêves, pp. 224-230. Dans ces analyses on trouve peu d'éléments qui

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Bateau ivre fera peut-être comprendre pourquoi, à mon avis, l'expérience de la nage n'a guère animé ce poème. Mais se jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu'aux extrêmes, et de la nuque aux orteils; se retourner dans cette pure et profonde substance; boire et souffler la divine amertume, c'est pour mon être le jeu comparable à l'amour, l'action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main s'ouvre et se ferme, parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses possibles. Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité, il l'anime, il la possède, il l'engendre avec mille étranges idées. Par elle, je suis l'homme que je veux être. Mon corps devient l'instrument direct de l'esprit, et cependant l'auteur de toutes ses idées. Tout s'éclaire pour moi. Je comprends à l'extrême ce que l'amour pourrait être. Excès du réel! Les caresses sont connaissance. Les actes de l'amant seraient les modèles des œuvres. Donc, nage! donne de la tête dans cette onde qui roule vers toi, avec toi se rompt et te roule! Rien, en effet, dans Le Bateau ivre ne nous parle de cette euphorie musculaire («agir jusqu'aux extrêmes, et de la nuque aux orteils») que connaît le nageur. Le moi-bateau, tout mobile qu'il est dans sa course folle, n'est pas actif, ne connaît pas les plaisirs de l'effort spécifique de la nage. L'eau n'est pas non plus un élément contre lequel on se débat dans une lutte amoureuse, et bien que Le Bateau ivre contienne des éléments érotiques, une véritable dialectique amoureuse en est absente. Les rêves maritimes n'ont donc pas pu faire sortir Rimbaud de ce qui a été appelé son attitude autistique; et ceci est d'autant plus remarquable que — même à défaut d'une précoce expérience méditerranéenne — la «culture» aurait pu offrir au jeune poète un schéma où l'homme et la mer se trouvent dans la relation d'un je en face d'un tu: Baudelaire, dans son célèbre sonnet VHomme et la Mer, que Rimbaud a dû connaître(y), ne représente-t-il pas ce couple antagoniste comme des «lutteurs éternels», «des frères implacables»? Ces quelques remarques tendent à suggérer que, dans Le Bateau ivre, comme dans le reste de sa poésie, l'imagination de Rimbaud doit peu à d'éventuelles expériences de nageur. S'il est permis cependant de chercher pourraient être appliqués à Rimbaud (ni, par exemple, l'image de la «lutte en soi», ni une «communion dynamique du nageur et des ondes»), ( y ) Dans Une Saison, Rimbaud dit: «Je suis mille fois le plus riche, soyons avare comme la mer. »101 N'y aurait-il pas là une réminiscence des vers suivants de Baudelaire : Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets.

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à cette rêverie fortement conditionnée par la «culture» un substrat primitif d'expériences existentielles, on pourrait principalement en déceler deux (il faudrait toutefois s'entourer de beaucoup de prudence, car quelle expérience dite primitive n'est pas aussi conditionnée culturellement?) : l'expérience de la promenade telle qu'elle a été analysée, puis un onirisme spécifiquement rimbaldien à propos de l'eau. Pour le premier élément on pourrait noter, par exemple, que là où le bateau se montre énergique, Rimbaud a recours à des images qui évoquent soit un marcheur, soit un oiseau: «Je courus», «j'ai dansé sur les flots», «L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes», «Moi bateau jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau», «Moi qui trouais le ciel...». Le deuxième élément, l'onirisme aquatique proprement dit, est peutêtre plus intéressant, parce qu'il suit non pas l'axe horizontal qui est celui du nageur, mais l'axe vertical de 1' «homme debout». On pourrait dire que pour Rimbaud l'eau ne représente pas tellement un espace ambiant; il arrive évidemment que la mer désigne dans son œuvre une vaste étendue, mais elle est surtout une matière vivante, avec laquelle l'homme se sent d'étroites affinités: J.-P. Richard l'a noté, l'eau — donc aussi la mer, le déluge, les lacs, les cascades, les trombes — monte comme la sève dans une plante, comme les humeurs — pleurs, sang, lait — dans un corps humain. Mais il faudrait peut-être faire une distinction préalable : il y a, chez Rimbaud, deux espèces d'eau très différentes. Celle que décrit J.-P. Richard et qui participe du dynamisme humain, c'est-à-dire l'eau légère qui sourd, qui monte, qui bout et finalement s'allie à la lumière, et une autre eau, lourde celle-ci et qui a conclu un pacte avec les ténèbres. Voyons d'abord les divers aspects que peut présenter cette eau caractérisée par un dynamisme tout anthropomorphe, où Rimbaud a dû se reconnaître. La première remarque que l'on serait tenté de faire alors, c'est que l'alternance des marées aurait pu constituer une explication de cette image d'une eau qui monte ou qui descend. Mais cette explication tout extérieure et rationaliste ne sert pas à grand'chose quand on voit avec quelle fascination Rimbaud voue un culte à l'eau qui s'élance vers le ciel. Et remarquons que dans bien des cas ce thème ne trouve probablement pas son origine dans une cause visuelle, source ou jet d'eau par exemple: tout ce qui s'offre à nos yeux comme une nappe étale, lac ou mer, est, dans l'imagination de Rimbaud, intimement travaillé par une âpre volonté de résurgence. Assez curieusement du reste, l'épithète presque obligée que l'on trouve

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accolée au mot mer (comme aux mots lac, cascade, etc.) ou employée dans son entourage immédiat, est l'adjectif haut. Voici quelques exemples : «Les nuées s'amassaient sur la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes» (Enfance 102 ), «Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer» (ibid.), «Le haut étang fume continuellement» (Phrases103), «Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus» (Villes10*), «Le haut quartier a des parties inexplicables! Un bras de mer, sans bateaux, roule sa grappe de grésil... » ( Villes10S), « La bande en haut formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers» (Mystique106), «C'est peut-être sur ces flancs que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables» (Enfance101) (dans ce dernier exemple il s'agit d'un monde curieusement renversé: tout se passe dans le «tombeau» «très loin sous terre»; mais ce qui pour le moment importe, c'est que, dans le cosmos souterrain, les mers sont au niveau des comètes et des fables). La «haute mer» devient ainsi une véritable voûte céleste, que l'homme contemple d'en bas: «Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et, sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. » (Génie106). Et même l'eau prisonnière, la glace, tout comme la neige, est animée par le dynamisme de la hauteur: «La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres» (Barbare109) et «Ce soir, à Circeto des hautes glaces...» (Dévotion110). On pourrait se demander s'il ne s'agit pas ici d'une sorte de convention picturale, qui fait qu'à une certaine époque les peintres (on pourrait penser aux impressionnistes qui rompent avec la tradition héritée du XVIIe siècle) plaçaient très haut l'horizon dans leurs marines. Rimbaud ne dit-il pas lui-même: «l'on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures» (Après le Délugem)? Il se peut que Rimbaud ait été frappé par une telle «écriture» picturale, mais on peut se demander s'il place la mer toujours haut parce que des gravures ou des tableaux lui ont appris à la voir ainsi, ou s'il aime cette façon de présenter la mer parce qu'elle correspond à un sentiment profond. Il faudrait peut-être dire que la «façon de voir» de Rimbaud, bien qu'elle corresponde à une certaine manière «naïve» ou impressionniste, lui est dictée par son expressionnisme foncier. Car si la mer est haute pour Rimbaud, c'est qu'elle sourd, qu'elle monte, qu'elle s'élance vers le ciel. N'est-il pas fasciné par toutes les «sources sauvages»112 et n'a-t-il pas dit que «tout croît, et tout monte»113?

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Quelle joie donc pour le poète d'évoquer «le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée...» (Soir historique11*), pour un poète qui dit avoir rêvé à sept ans «la prairie amoureuse, où des houles / Lumineuses, parfums sains, pubescences d'or, / Font leur remuement calme et prennent leur essor!»115. Le déluge, lui aussi, vient d'en bas : « Sourds, étang ; — Ecume, roule sur le pont et pardessus les bois ; — draps noirs et orgues — éclairs et tonnerre — montez et roulez; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.» (Après le Déluge116). Dans ce passage, nous voyons donc nettement que Rimbaud, qui métamorphose en événement cosmique une sensation humaine («eaux et tristesses, montez»), ne fait qu'appliquer ce qui semble appartenir à l'essence même de l'imagination poétique. On peut dire même que, dans ce cas précis, il adapte tout simplement un vers de Baudelaire: «Mais la tristesse en moi monte comme une mer. »(z) Seulement, s'il utilise, pour sa poésie, certaines images traditionnelles ou empruntées à tel ou tel poète, il faut qu'elles aient correspondu à un sentiment profondément personnel, sinon il ne leur serait pas resté si fidèle. Tandis que dans Les Chercheuses de poux117 on trouve : « L'enfant sent, selon la lenteur des caresses, / Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer», le poème Les Sœurs de charité118 contient le vers suivant: «Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales», image dont se souviendra Enfance119, où nous lirons: «La haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes ».(aa) Si l'eau et les larmes montent, c'est qu'elles contiennent une chaleur intime qui fait qu'elles bouillent: «Et les larmes blanches, bouillantes — ô douceurs!...» (Barbare121), ce qui semble trouver un écho dans cette strophe énigmatique122: Que je dorme! que je bouille Aux autels de Salomon, Le bouillon court sur la rouille, Et se mêle au Cédron. ( z ) Dans Causerie. ( a a ) Plus «mâle» sous sa forme de plaisanterie gouailleuse, mais non moins révélatrice, est l'évocation suivante qui se trouve dans Oraison du soir120 : Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes, Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin, Avec l'assentiment des grands héliotropes. Sous la trivialité scatologique nous retrouvons le même schéma que pour «l'éternité»: «c'est la mer allée avec le soleil» (les héliotropes sont des «soleils»). Remarquons, en outre, l'extrême fréquence avec laquelle Rimbaud parle de larmes, de sanglots, de pleurs, etc.

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La physique rimbaldienne n'ignore donc pas que toute chaleur est énergie et que toute énergie est chaleur: ainsi le poète dira de Paris en colère: «ton œuvre bout» {L'Orgie parisienne123), comme il évoquera la colère de l'océan, dans une ellipse suggérée par ses connaissances scolaires: «Les volcans sauteront! Et l'Océan frappé...» 124 ( bb ) Et comme nous l'avons déjà vu, la mer bouillante deviendra, dans le monde aride d'Une Saison, «une mer de flammes et de fumée au ciel»125. Du reste, dans une cosmologie née des convictions imaginatives les plus intimes, une alliance se conclut entre le soleil, «le foyer de tendresse et de vie» (Soleil et Chair126), et l'energie bondissante de la mer. C'est ainsi qu'un auteur mystique comme Ruusbroec — qui exprime sans doute une conviction largement partagée par son époque — parle de la canicule comme de l'époque où le soleil, entré au lion, aspire à soi tout ce qui est humide.( cc ) Spontanément ou non, Rimbaud retrouve une image analogue dans les vers si souvent cités : Elle est retrouvée. Quoi? — L'Eternité. C'est la mer allée A v e c le soleil.

Eternité, caractérisée donc, non pas par une raréfaction, une spiritualisation absolue des puissances charnelles, mais par une concentration de toutes les énergies vitales (rappelons-nous «la haute mer faite d'une éternité de chaudes larmes»127). Une idée analogue se trouve du reste exprimée dans Bannières de Mai12*, qui contient: «L'azur et l'onde communient», où cependant l'image visuelle prédomine («Le ciel est joli comme un ange»), ainsi que dans Fleurs129, où l'énergie conjuguée de la mer et du ciel fait mouvoir tout un peuple de fleurs: «Tels qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » A ce qui, au Chapitre III, a été dit sur le «paysage bu», on pourrait ajouter ici que cette chaleur intime qui caractérise toutes les eaux énergiques se transforme tout naturellement en ivresse; le poème Comédie de la Soif le montre clairement, mais à d'autres endroits aussi nous trouvons C") Il s'agit évidemment d'une allusion à l'anecdote, racontée par Hérodote, selon laquelle Xerxès fit fouetter l'Hellespont, dont la «colère» ne lui permettait pas le passage. Voir pour le «complexe de Xerxès» Bachelard, L'Eau et les Rêves, pp. 241 sqq.. Mais dans le texte de Rimbaud, il s'agit plutôt d'exciter l'océan en le frappant, ce qui correspond, selon Bachelard, aux pratiques des «tempestiaires». ( c c ) Jan van Ruusbroec, Werken, tome I (2, De Gheestelike Brulocht (MechelenAmsterdam, 1932). (Dans le stade de la «vie du désir», l'âme, blessée par la chaleur du Soleil-Christ, se met à bouillir comme la mer sous la tempête.)

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l'action tonique de la mer associée à l'alcool, comme, par exemple, dans Bonne pensée du matin130, qui se termine sur la strophe suivante: O Reine des Bergers! Porte aux travailleurs l'eau-de-vie, Pour que leurs forces soient en paix — En attendant le bain dans la mer, à midi. Si l'eau-de-vie, comme la mer, est un stimulant pour les forces vitales, inversement les humeurs corporelles ont la vigueur de l'alcool ou du vin: «La sève est du Champagne et vous monte à la tête» (Roman131). Dans Soleil et Chair132, la sève, le sang, les humeurs ne sont qu'une seule eau de la vie dont s'enivrent plantes, bêtes, hommes et mondes («L'eau du fleuve, le sang rose des arbres verts / Dans les veines de Pan mettaient un univers!»). Le liquide vital, cette fois-ci pris in malam partem, se trouve encore dans L'Orgie parisienne133: «Corps remagnétisé pour les énormes peines, / Tu rebois donc la vie effroyable! Tu sens / Sourdre le flux des vers livides en tes veines. » Dans tous ces exemples on décéléra facilement la composante érotique de la rêverie inspirée par cette eau-énergie vitale. Ici comme ailleurs, les expériences personnelles et les apports culturels sont inextricablement mêlés. En effet, la mythologie rimbaldienne s'est abondamment nourrie du mythe de Vénus émergeant des flots, comme le prouvent son plagiat de Sully Prudhomme, Invocation à Vénus13*, le très parnassien poème Soleil et Chair135, ainsi que la charge rancunière qu'est l'ironique Vénus Anadyomène136. Mais ce mythe le hante encore dans les «Derniers vers»: «Vénus, sœur de l'azur, / Emeus le flot pur» 137 et dans les Illuminations: «Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses» (Villes138). Ce passage nous montre Rimbaud particulièrement sensible à ce moment précis de la «naissance de Vénus», où l'énergie n'est pas toute déployée, l'agitation observée n'étant encore que promesse. Cette attitude s'observe aussi dans «les houles [qui] font leur remuement calme» du poème Les Poètes de sept ans139, comme dans les « vibrements divins des mers virides» de Voyelles1*0. Ce tremblement annonciateur d'un événement capital — on a déjà vu que cette même observation vaut pour le bourdonnement — devient même un attribut presque normal de la mer, comme Rimbaud le montre dans ces vers: «Ainsi, toujours, vers l'azur noir, / Où tremble la mer des topazes...» 141 . Pour ce qui est de la féminité de la mer, on pourrait encore relever, chez Rimbaud, cette image bien romantique de la mer vue comme un

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utérus universel: «[L'homme] sombre-t-il dans l'Océan profond / Des germes, des Foetus, des Embryons, au fond / De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature / Le ressuscitera...?» (Soleil et Chair112). Littérairement plus satisfaisante, car moins travaillée par des réminiscences livresques, me semble cette rapide notation dans Y illumination très onirique qu'est Veillées143 : Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage. La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie. (Ne pourrait-on pas faire ici un rapprochement avec ce vers du quatrain «L'étoile a pleuré rose...», où mer et seins se trouvent associés aussi: «La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles»144?) En ce qui concerne cette dynamisation extrême qui affecte l'eau et surtout la mer dans l'œuvre de Rimbaud, notons, pour finir, cette image d' «un ballet de mers et de nuits connues» (Soir historique145), où nous retrouvons cette croyance toute rimbaldienne à une énergie spécifique résidant dans les pieds.(dd) Mais, comme on l'a dit, l'œuvre de Rimbaud connaît deux espèces d'eau bien distinctes. A l'eau qui est sève, source, chaleur, bondissement vers de hautes clartés, «eau-de-vie», s'oppose une eau sourde, froide, entassée dans ses profondeurs, une vraie eau-de-mort, qui pourtant exerce une étrange fascination sur le poète. Rimbaud a été très conscient de cette dichotomie fondamentale, comme il ressort de cette «introduction» du poème Mémoire1B0, où il confronte les deux eaux essentielles dans une antithèse explicite(ee) : L'eau claire; comme le sel des larmes d'enfance, L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femme; la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes sous les murs dont quelque pucelle eut la défense; l'ébat des anges; — Non... le courant d'or en marche, meut ses bras, noirs et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle sombre, ayant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche. ( dd ) Bien que cette étude s'occupe surtout de l'aspect énergétique, il y a lieu de noter, en ce qui concerne l'onirisme aquatique, que la valeur purificatrice que depuis des temps immémoriaux les hommes attachent à la mer a été plusieurs fois mentionnée par Rimbaud. Quelques exemples: «O flots abracadabrantesques, / Prenez mon cœur, qu'il soit lavé!» (Le Coeur volé146); «L'eau verte pénétra ma coque de sapin / Et des taches de vins et de vomissures / Me lava...» (Le Bateau ivre147); «Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice.»148 Et le poème Après le Déluge149, qu'est-il autre que l'évocation d'un monde lavé par l'eau lustrale du déluge? ( ee ) D me paraît plausible que ce procédé employé par Rimbaud et qui consiste à

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Toutes les images de l'eau dynamique que nous venons d'étudier se retrouvent rassemblées dans la première strophe: eau claire, larmes d'enfance (et l'on a vu que les larmes sont chaudes), assaut au soleil, blancheurs des corps de femme (on pense ici à Vénus émergeant des flots), en foule (image de l'essaim), soie (dans Barbare, Rimbaud parlera encore de «la soie des mers»151), lys (cette fleur qui s'élance vers le ciel), anges. Tandis que dans la deuxième strophe «l'eau lourde» était encore valorisée positivement (c'était un «courant d'eau en marche»), nous la voyons au cours du poème se détériorer de plus en plus pour n'être finalement que cette «nappe, sans reflets, sans source, grise: / [où] un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine», «[un] oeil d'eau sans bords». Cette eau, nous le comprenons, est si lourde parce qu'elle charrie tout le poids d'un passé mort. Elle n'est pas «source», promesse d'un avenir, mais masse inerte, boue originelle vers laquelle la mémoire impuissante est condamnée à revenir («et sa chaîne tirée [...] à quelle boue?»). C'est pourtant cette eau, cette «flache» que Rimbaud dit désirer dans Le Bateau ivre152 : Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache Noire et froide où vers le crépuscule embaumé Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche Un bateau frêle comme un papillon de mai. Car si cette «eau-de-mort» l'attire, c'est que, toute froide qu'elle est, elle figure ce lit évoqué dans la deuxième strophe de Mémoire, où il fera bon se reposer: «dormir plutôt que vivre!», Baudelaire dans Le Léthé l'avait déjà souhaité, et dans Le Bateau ivre l'apparition, au milieu des plus extraordinaires aventures, d'un «noyé pensif [qui] descend» et «des noyés [descendant] dormir, à reculons», atteste, chez Rimbaud, la force de son désir de mort.( ff ) commencer un poème par une antithèse, s'inspire en partie de la technique de Victor Hugo. Cf. le début du poème Tristesse d'Olympio: Les champs n'étaient point noirs, les cieux n'étaient pas mornes, Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornes. Dans le poème de Rimbaud, nous retrouvons donc, outre l'opposition entre la clarté et l'obscurité, le non hugolien. Remarquons toutefois que, chez Hugo, l'antithèse, purement rhétorique, n'entame pas la cohérence d'une vision unitaire («les champs «'étaient point noirs»), Rimbaud, en revanche, introduit l'antithèse au cœur même de sa «vision». (") Outre les passages déjà cités aux chapitres précédents, on pourrait relever les endroits suivants où Rimbaud évoque une eau morte: «la bruine des canaux par les champs» (Phrases168); «Rouler aux blessures, par l'air lassant de la mer; aux supplices, par le silence des eaux et de l'air meurtriers.» (Angoisse154); «L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d'amours morts et de parfums affaissés » (Fairy166) ;«De petits enfants étouffent

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Ces quelques remarques sur l'eau noire pourront compléter ce qui a été déjà dit, au Chapitre premier, sur la dialectique du repos et du mouvement; elles permettent peut-être aussi de mieux voir comment le rêve d'un assoupissement bienheureux s'est dégradé en une aspiration nihiliste à la mort. L'eau claire et l'eau noire nous apparaissent alors comme les symboles de cet élan et de cette chute qui constituent toute l'histoire d'une existence humaine. *

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Les analyses des rêveries de l'envol et de l'eau dynamique nous ont montré l'extrême valorisation, dans la poésie de Rimbaud, du mouvement (avec comme contre-partie une conscience aiguë de la chute et de l'anéantissement). Il en ressort également que cette imagination fait une place assez mince à la joie que procure une résistance vaincue, aux plaisirs toniques de la lutte ou même au simple dialogue. On a l'impression que l'onirisme rimbaldien suit avec quelque facilité sa pente, même si c'est, bien sûr, en montant. Revenons maintenant à l'expérience de la marche proprement dite et notons qu'au cours de ses promenades Rimbaud a dû apprécier particulièrement le dynamisme du vent excitant chez lui une joyeuse agressivité. Dans Les Effarés159 le vent est encore une force détruisant un rêve de calme bonheur (à la fin du poème nous voyons les chemises des pauvres petits trembloter au vent d'hiver); mais dans Bal des Pendus le vent a déjà quelque chose de macabrement joyeux: «Hurrah! la bise siffle au grand bal des squelettes!»180 Bachelard a noté qu' «écouter la tempête d'une âme tendue, c'est tour à tour — ou à la fois — communier, dans l'Effroi et dans la Colère, avec un univers forcené. »(gg) On comprend que «le Maudit» en colère que le poète se dit être dans L'Homme juste161 «relève son front» et appelle les vents à son secours: «Vents nocturnes, venez au Maudit! Parlez-lui.» Car dans les bourrasques coléreuses, l'homme qui aime la tempête saura apprécier la bienveillance d'un rude ami donnant des bourrades pour lui remonter le cœur. Ainsi Rimbaud peut dire dans Le Bateau ivre162 : « La tempête a béni mes éveils maritimes », ce qui renvoie à «que salubre est le vent!» de La Rivière de Cassis163. Le poème Michel et Christine164 tout entier n'est que l'évocation des malédictions le long des rivières» (Jeunesse 156 ); «Vous me choisissez parmi les naufragés» 157 . Notons, enfin, que la piscine, «sinistre lavoir», décrite dans Suite Johannique168, est un endroit si néfaste que même une chute libératrice n'y est pas possible: «L'eau était toujours noire, et nul infirme n'y tombait, même en songe.» ( g 8 ) Dans L'Air et les Songes, p. 261.

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d' «une religieuse après-midi d'orage», qui fait s'envoler l'esprit du poète «après les deux glacés de rouge, sous les images célestes qui courent et volent... »; et après la turbulence des «mille loups, mille graines sauvages» qu'emporte cette tempête sur «l'Europe ancienne où cent hordes iront», nous voyons, tels les cavaliers de l'Apocalypse, «rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers [chevaucher] lentement leurs pâles coursiers! »( hh ) L'orage semble avoir tout spécialement fasciné Rimbaud, qui y goûte le déchaînement des forces primitives. Comme le Déluge, l'orage contient la promesse d'un monde renouvelé, d'un vrai paradis: « au paradis d'orage» (.Bruxelles177), «Le paradis des orages s'effondre» (Villes178), «Ici va-t-on siffler pour l'orage et les Sodomes et les Solymes, et les bêtes féroces et les armées.» (Nocturne vulgaire179), «Les desperadoes languissent après l'orage, l'ivresse et les blessures» (Jeunesse180). On dirait que Rimbaud s'identifiant aux cataclysmes, éprouve toutes les joies de la destruction. Nous retrouvons donc ici le désir, analysé au chapitre précédent, de l'autonomie quasi divine s'affirmant dans la dévastation du monde. Pourtant, ce dynamisme qui, chez le promeneur, peut être stimulé par le vent et l'orage, est plus sensible encore dans les nombreux passages où Rimbaud parle de la danse, cet exercice si typiquement «pédestre». Tandis que le vol, qui est un bond amplifié par le rêve, comportait comme nous l'avons vu, les risques d'une retombée brutale, la danse semble avoir été pour Rimbaud un exercice oniriquement plus heureux. La danse, faite de bonds répétés, contient, elle aussi, la dialectique de la ( hh ) Notons ici l'influence qu'a exercée sur Rimbaud la lecture de l'Apocalypse. Pour le poème en question, qui opère avec de rapides associations d'idées, il semble que les commentateurs n'aient pas remarqué que, si le personnage principal de l'Apocalypse est l'Agneau, le Christ, il y est aussi question de Michel qui combat le Dragon (Ap., 12,7). Quelques autres réminiscences très probables dans la poésie de Rimbaud: les expressions «Voilà la Cité Sainte»166 et «La cité énorme au ciel taché de feu et de boue»166 renvoient à la Jérusalem nouvelle de l'Apocalypse {Ap., 21), «le Sceau de Dieu»167 aux sept sceaux dont parle le texte biblique; «Une cathédrale qui descend»168 fait penser à la «Jérusalem nouvelle qui descend du ciel» (Ap., 21, 2); «Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations de joie»169 est un souvenir de la foule immense d'hommes de toutes nations, vêtus de robes blanches que Jean voit au ciel (Ap., 7, 9). Le «suprême clairon» et l'Oméga de Voyelles1'"' tirent évidemment leur origine de la septième trompette (Ap., 11, 15) et de ce verset (Ap., 23, 13): «Je suis l'Alpha et l'Oméga, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin.» Sans doute y a-t-il aussi une association d'idées avec l'Apocalypse (qui relate la destruction du vieux monde et la naissance d'une terre nouvelle) dans Après le Délugem, comme, d'autre part, le ton, sinon certains thèmes, du texte biblique a vraisemblablement laissé des traces dans des poèmes comme Conte112, Being Beauteous173, Villes /"*,

Villes II175 et Génie"'.

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légèreté et de la pesanteur. Et s'il est vrai qu'elle reste en deçà de l'élan fusant du vol, l'envergure moindre de l'imagination dansante est en quelque sorte compensée par le sentiment d'une accumulation d'énergie née de la répétition. Il n'est donc pas étonnant de voir la «dynamisation du pied», qui est aussi à l'origine de la rêverie de l'envol, revêtir souvent, chez le terrien qu'était Rimbaud, la forme de la danse. Dans certains cas — on pouvait s'y attendre — danse et vol sont associés, comme dans Bal des Pendus181, qui nous montre comment «Au gibet noir, manchot aimable, / Dansent, dansent les paladins» et où «au milieu de la danse macabre / Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou / Emporté par l'élan...». Parfois la danse exprime la colère (on pense ici à un enfant qui trépigne), comme par exemple dans «Hop donc! soyez-moi ballerines / Pour un moment» de Mes Petites Amoureuses182, ou plus gravement dans L'Orgie parisienne183: «Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, / Paris». D'autre part, celui qui savait avoir toujours été «race inférieure», la danse l'attire par ce qu'elle peut avoir de sauvage: «Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit» (Villes184) et «Je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants»185. Et quand Rimbaud pense entrer «au vrai royaume des enfants de Cham», cette sauvagerie s'exprime dans les exclamations: «cris, tambour, danse, danse, danse!» et «Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!» (Une Saison en Enfer186). Mais souvent la danse exprime une joie pure: «Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots» {Le Bateau ivre187). Ailleurs nous trouvons: «Parez-vous, dansez, riez.» (Phrases188), et nous avons vu déjà que même les «assis» exécutent une sorte de danse: «Vous les écoutez... plaquant et plaquant leurs pieds tors»189, de même que les «petites amoureuses» sont invitées à danser un ballet grotesque: «Entrechoquez vos genouillères», «Hop donc! soyez-moi ballerines», «Une étoile à vos reins qui boitent / Tournez vos tours.» 190 Mais ce qui me paraît capital pour le dynamisme s'exprimant dans la danse, c'est son mouvement giratoire. Ce qui frappe quand on lit la poésie de Rimbaud, c'est l'attention fascinée que, dès les premiers poèmes, elle semble porter à tout ce qui tourne, tourbillonne, tournoie. Les exemples suivants pourraient donner une idée de cette fascination qui semble être propre à Rimbaud^ 1 ) : ( u ) Hélène Tuzet, dans son livre Le Cosmos et l'Imagination (Paris, 1965), signale «que pour Hugo les amples mouvements en ligne droite, en courbe ouverte, peutêtre ondulée, sans point de départ ni d'arrivée, ont un tout autre prestige que la rotation en courbe fermée» (p. 126) et que «le mouvement rotatoire éveille chez Hugo un sentiment d'affreuse contrainte» (p. 127). Ceci n'est donc pas le cas pour Rimbaud.

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Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux, Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux, Tourbillonner, danser une danse sonore (Les Etrennes des Orphelins191) Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer, Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer (,ibid.) Quand BANVILLE en [ = des roses] ferait neiger, Sanguinolentes, tournoyantes (Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs1"*) Tournoyer, n'est-ce pas, l'hiver

(Les Corbeaux193)

Qui remuerait les tourbillons de feu furieux, Que nous et ceux que nous imaginons frères?194 Mes faims, tournez.

(Fêtes de la faim1'6)

Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer (Enfance1™) Des bêtes fabuleuses circulaient...

(ibid.)

Des sifflements de morts et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré [...] Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. (Being Beauteous197) (Comme dans Les Etrennes des Orphelins, sons et couleurs dansent.) Et, tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines, (Mystique19*) ... et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins. (Nocturne vulgaire199) Les courants de la lande, Et les ornières immenses du reflux Filent circulairement vers l'est ... (Ici le mouvement centré exprimé par circulairement se combine dans un impossible alliage avec la fuite rectiligne des ornières) Vers les piliers de la forêt, Vers les fûts de la jetée, Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.

(Marine200)

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Nymphes d'Horace coiffées au Premier Empire. — Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher. (Fête

d'hiver™1)

... les façades circulaires des «Royal» ou des «Grand» de Scarborough ou de Brooklyn [...] [...] qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l'art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire. (Promontoire202)

Puis un ballet de mers et de nuits connues (Soir

historiquea03)

Et dans Une Saison204 nous trouvons cette phrase un peu cocasse (et qui a donné du mal aux commentateurs — certains ont cru y déceler un reflet d'une philosophie nietzschéenne de l'éternel retour): «Le progrès. Le monde marche! Pourquoi ne tournerait-il pas?» Quelle que soit l'explication qu'on puisse donner de cette phrase volontairement énigmatique, il me paraît clair que la prédilection de Rimbaud pour le mouvement rotatoire anime ici une vision cosmique. En effet, la danse est devenue, dans l'imagination de Rimbaud, un exercice si exaltant que le poète finit par y attacher une valeur suprême, quasi-mystique : Et ses yeux et sa danse supérieure encore aux éclats précieux, aux influences froides au plaisir du décor et de l'heure uniques. (Fairy205) Son exaltation semble parfois être si grande que les phrases s'embrouillent: Mais à présent, ce labeur comblé, toi, tes calculs, toi, tes impatiences, ne sont plus que votre danse et votre voix non fixées et point forcées, quoique d'un double événement d'invention et de succès une raison, en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images; — la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées...(M) (Jeunesse206) Cependant ce mysticisme fondé sur un tourbillonnement de tout l'être de l'homme (ne pourrait-on pas penser aux danses des derviches tourneurs?), de même que les hallucinations peut-être provoquées par la (") John Porter Houston, dans son livre The Design of Rimbaud's Poetry (New Haven and London, 1963), p. 210, indique à juste titre pour ce poème: «[in this sentence] the poet's future œuvre is related to success, invention, humanity and strength. This enterprise suggests not only a total art, inclusive of dance, but something even greater» (la volonté du poète de transformer le monde). Mais ce qui m'intéresse ici, c'est le rôle que Rimbaud donne, dans cet œuvre, à la danse.

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drogue, mènent par leur excès tout droit à la folie — «la folie qu'on enferme» —: «J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons»207. Les Brouillons d'Une Saison le disent encore plus clairement: «Les hallucinations tourbillonnaient trop.» 208 Mais avant d'en arriver là, Rimbaud a cru trouver dans la danse onirique une sorte de vérité existentielle qui lui apportait une prodigieuse exaltation de son moi en même temps qu'elle le réconciliait avec l'univers. La danse semble, un moment, lui avoir apporté ces vérités dont parle Nietzsche, «vérités pour nos pieds, vérités qui nous permettent de danser. » Une explication plus détaillée du tout petit poème en prose reproduit ci-après, et qui fait partie de Phrases209, pourrait nous en convaincre (pour plus de commodité je disposerai le texte comme un poème en vers) : J'ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. J.-P. Richard, qui a si bien su parler de la courbure dans la poésie de Rimbaud( kk ), semble ne pas avoir remarqué que parfois l'univers rimbaldien, par ailleurs dominé par la «fuite courbe», devient un univers centré, et ce grâce aux rotations qu'effectue le danseur. Le critique dit que, chez Rimbaud, il n'y a «aucun foyer, aucun lointain». Il est vrai que pour un marcheur le monde est constamment à la dérive, que les horizons fuient et que «tous les bruits désastreux filent leur courbe». Mais il semble que cet «espace dérivant» et qui correspond à l'être-dansle-monde fondamental de Rimbaud soit de temps en temps rappelé à l'ordre, à l'ordre du poète, celui qu'il crée par l'acte souverain qu'est la danse. On dirait que, dans la danse, Rimbaud a trouvé un remède momentané contre sa «paranoïa ambulatoire». Qu'il y ait un ordre assez strict dans ces quatre «vers», on s'en convainc facilement: il y a d'abord, sur le plan syntaxique, la régularité créée par la répétition, qui est comparable à celle des pas de la danse. Puis il y a, pour ce qui est du rythme, une prédominance de la «mesure à trois temps» (deux syllabes non accentuées, une syllabe accentuée; une mesure anapestique donc): non seulement les quatre groupes rythmiques ou pieds qui terminent chaque vers sont faits selon ce schéma (on prononce évidemment Ve caduc dans «à fenêtre» du deuxième vers), mais encore, sur un total de onze (ou douze) groupes, il n'y en a que deux qui n'y (kk)

Op. cit.,

pp. 236

sqq..

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obéissent pas : 1) des cordes, 2) d'étoile (on obtiendra 10 ou 11 groupes selon qu'on voit dans «j'ai tendu des cordes», un seul groupe, ou qu'on le subdivise ainsi: «j'ai tendu / des cordes» — il me semble, en outre, indiqué de ne pas prononcer l'e dans «chaînes d'or»). Autre régularité: les deux premiers vers se composent chacun de trois pieds et contiennent donc chacun trois accents bien marqués (le premier en contiendrait éventuellement un en plus, qui pourrait être considéré comme une sorte d'anacrouse, ce qui donne à ce vers un tempo plus rapide). Le troisième vers, en revanche, semble se ralentir du fait que le lecteur a tendance à donner au groupe d'étoile (deux syllabes) la même durée qu'au groupe -des de fenêtré du second vers, (trois ou quatre syllabes, selon que 1' e de «fenêtre» est élidé ou non; notons aussi que très probablement on lira: « g u i r l a n d ^ ^ d e ...»; mais si l'e n'est pas prononcé, la durée prolongée du d géminé qui en résulte a dans le système rythmique la même fonction qu'une syllabe non-accentuée.) Ce ralentissement, mis en rapport avec le contenu significatif, est probablement senti comme une intensification de l'effort pour celui qui tend de plus en plus vers le haut. Quant au quatrième vers, si court, sa durée se prolonge indéfiniment par le silence dont il est suivi et qui, comme des «mesures pour rien», en fait intégralement partie: la proposition «et je danse» ne cesse de résonner dans une durée illimitée, et elle résonne d'autant plus fort que l'énergie contenue dans la consonne initiale du mot danse se trouve accrue par le grand nombre de dentales qui précèdent (16 dentales sur un total de 41 consonnes).(u) Ne doutons pas que ces effets soient concertés : Rimbaud ne dit-il pas dans Une Saison: «Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. » 2U ( u ) Selon la terminologie de Grammont, on aurait affaire ici à une «cadence mineure» ; en effet, l'apodose (la partie de la phrase qui se trouve après le sommet mélodique) est de loin inférieure à la protase. U y aurait donc une «chute» comparable à celle qui a été signalée dans Le Bateau ivre210. Mais il est évident que cette chute rythmique n'est pas ici une chute déceptive sur le plan psychologique. En effet, une étude du rythme qui ne tient pas compte du sens des mots a de fortes chances de nous induire en erreur. Il est clair que si, dans ce petit poème, il y a chute, si à la fin le poète «tombe sur ses pieds», c'est dans l'allégresse d'une danse qui continue indéfiniment. Autrement dit, dans l'espace du poème doit être intégrée toute une zone de silence qui succède au dernier mot et qui, sur le plan sémantique, est porteur du sens indéfiniment suggéré par le présent du verbe danser. Je me rencontre ici avec Frédéric Deloffre, qui met en valeur «le lien entre le sens et le rythme » et qui ajoute : «Je dirais volontiers la primauté du sens, de l'expression en général (comme disait Valéry) sur le rythme.» («Le Rythme de la prose: objet et méthodes de l'analyse», dan Littérature, Rythme, Enseignement, La Haye, 1966).

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Si l'aspect rythmique de ce petit poème nous montre une intensité grandissante, il en est de même pour l'aspect sémantique: il y a une progression dans la qualité matérielle des liens par lesquels les objets sont unis : cordes, guirlandes, chaînes d'or. Cependant une même progression n'existe pas en ce qui concerne la hauteur qui est successivement atteinte: après le bond audacieux vers le sommet des clochers, il y a une légère descente jusqu'au niveau des fenêtres, comme si le danseur voulait bander ses forces pour son saut final parmi les étoiles. Ce qui, toutefois, me paraît le plus significatif du point de vue poétique, c'est que Rimbaud renverse l'ordre du temps: il fait semblant de construire d'abord le décor pour y placer ensuite son danseur, mais nous aurons compris que c'est le danseur qui, par la rotation autour de son axe vertical, crée le décor. Avant la danse, le monde s'offrait à lui comme un assemblage fortuit d'objets disparates (clochers, fenêtres, étoiles); c'est lui maintenant qui, par le mouvement, va lier cet espace hétérogène, lui, centre d'un espace parfaitement fermé, où les horizons, tenus en laisse, ne fuient plus. Parmi les « forces liantes » dont parle J.-P. Richard( mm ) et que Rimbaud utilise pour «dépasser le moment du chaos et du chavirement, et recréer au cœur de la fragmentation des éléments de cohésion concrète» (l'auteur pense surtout au «ruissellement de liquides ou à la vaporisation des herbes»), il faudrait donc compter aussi cette rotation par laquelle, aux yeux de Rimbaud, l'homme devient tout-puissant. Et voilà réhabilitée par le poète la toupie, dont Baudelaire («trop artiste» selon Rimbaud, c'està-dire peu sensible aux plaisirs que procure le mouvement musculaire) avait parlé avec horreur dans Le Voyage: «Nous imitons, horreur! la toupie et la boule / Dans leur valse et leurs bonds. » On comprend qu'une telle danse onirique parmi les étoiles procure une joie sans mélange, car, bien que s'y manifeste avec force le mouvement ascensionnel, si caractéristique pour l'imagination de Rimbaud, cette joie n'est pas exposée à la menace d'une chute, qui dans le rêve du vol est toujours présente. C'est que littéralement le poète «ne perd pas pied», et nous avons l'impression que le petit poème promet encore bien des rebondissements allègres. Notons, pour terminer, que c'est aux bras, que le danseur confie la tâche de désigner et, par là, de subjuguer l'espace. Ceci est confirmé par certaines remarques faites dans d'autres poèmes et qui semblent attribuer aux gestes des bras un pouvoir magique. Ainsi dans Aube212 nous trouvons cette notation: «Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. » ( mm)

Op. cit., p. 215.

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En agitant les bras, cela ne veut-il pas dire que magiquement le poète va dévoiler la déesse-Nature, c'est-à-dire désigner pour lui-même cet espace merveilleux, qui, débouchant de l'allée sur la plaine, se réveille au chant du coq? Ceci est encore plus clair dans Après le Déluge213, où un enfant, d'un geste circulaire, ressuscite tout un monde: «Une porte claqua, et, sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée. » On voit ici que, pour une pensée «primitive», ce sont vraiment les bras qui, se tendant vers le monde et en suivant les contours, se le donnent: «Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements?» (Villes214). Dans la poésie de Rimbaud, la danse, tout en exaltant comme la promenade le dynamisme onirique des pieds, apparaît donc parfois comme un exercice opposé à la marche, dans la mesure où la «force liante» des girations empêche le moi et le monde de s'éparpiller dans une fuite éperdue. Ayant vu cela, on comprend mal la mauvaise humeur dont M.-J. Rustan, cité par Henri Mondor( nn ), témoigne à l'égard de ce petit poème, auquel il oppose une phrase de Nietzsche parlant d'une étoile qui danse. Selon Rustan, l'étoile dansante de Nietzsche a une signification qui dépasse l'image, tandis qu' «avec Rimbaud, l'attention s'en tiendrait à la matérialité du tableau, la danse ne renvoyant à rien. » On est tenté de dire: tant mieux! Ainsi nous serons dispensés de discourir à l'infini sur la signification métaphysique de telle ou telle parole de l'oracle Rimbaud. Peu m'importe que cette danse ne renvoie à rien, pourvu que cette phrase déclenche en moi le mécanisme d'une heureuse rêverie verticale. D'autre part il est clair que M.-J. Rustan se trompe quand il parle d'un tableau, ignorant ainsi la mobilité propre à l'imagination poétique, qui fait que toute image authentiquement vécue, et non seulement contemplée, tend par définition à se dépasser. En revanche il est compréhensible que Rimbaud, ayant lui-même cru un moment, assez naïvement, à la valeur métaphysique de son alchimie du verbe, s'en détourne quand il se rend compte qu'elle ne repose que sur des «sophismes magiques». Dans la danse une certaine dialectique pourra donc être relevée, celle où l'antithèse opposant la pesanteur et la légèreté est dépassée dans la synthèse du mouvement rotatoire. On voit mal cependant comment cette dialectique, qui est du domaine de l'imaginaire, pourrait se transformer, sur le plan des idées, en une méthode régissant valablement un raisonnement. Or je crois que, pour l'interprétation d'Une Saison en (nn)

Op. cit., pp. 220-221.

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Enfer par exemple, parfois les commentateurs ont été tentés d'y voir le développement en quelque sorte hégélien d'une pensée quasiment philosophique. Il devrait être clair que dans ce texte nous n'avons pas affaire à un traité, mais à un poème qui, tout en manipulant des idées abstraites — d'ordre religieux ou moral surtout —, est régi par les lois de la dialectique imaginative, et non pas par celles d'une dialectique raisonnante. C'est dire que pour une bonne partie ce texte est caractérisé par le dynamisme dansant. Une des peines de l'enfer ne tiendrait-elle justement pas à l'impossibilité, désormais, d'atteindre au bonheur d'une danse harmonieuse? Sauf peut-être pour Délires I et II, qui racontent l'histoire de deux expériences que Rimbaud a laissées derrière lui, les éléments liants(00) qui auraient permis une synthèse, font défaut. On a l'impression que Rimbaud piétine ici dans ses contradictions: S'agit-il de la question religieuse? il dira: «le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur: c'est l'amour divin», pour avancer le moment après: «Plus besoin de dévouement ou d'amour divin», ou dans un mouvement plus rapide encore: «De Profundis Domine, suis-je bête!» S'agit-il du travail ou de la science? Après l'élan de la phrase: «Le travail humain! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps», nous assistons à la retombée dans: «Qu'y puis-je? Je connais le travail ; et la science est trop lente ». Dans le domaine de la morale, «La charité est cette clef» est contredit par «cette inspiration prouve que j'ai rêvé», tandis que le «Je m'évade» renvoie à «on ne part pas». On dirait qu' «Orient» et «Occident», «sang païen» et christianisme, travail et sommeil, nègre et homme blanc, souvenirs d'enfance et progrès, innocence et mensonge, époux infernal et vierge folle dansent ici un ballet frénétique. Ce trépignement est particulièrement sensible dans Mauvais Sang, où il amène tout naturellement les images de la danse: «Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse!», qui réapparaissent dans Nuit de VEnfer: «Veut-on des chants nègres, des danses de houris?» On pourrait citer ici J.-P. Richard: «Au lieu de poursuivre continûment dans la substance d'une matière toute poreuse au rêve, la chasse spirituelle ( 0 0 ) Comme le prouvent les brouillons d'Une Saison, c'est en grande partie pour des raisons strictement littéraires que Rimbaud a cherché à éliminer les éléments de liaison entre les pensées exprimées; si cette façon de présenter son expérience spirituelle par pures juxtapositions lui a paru un idéal, on peut très bien admettre que cette préférence pour un certain procédé stylistique correspondait à un besoin profond de son psychisme. Pour le style d'Une Saison, voir l'étude de Suzanne Bernard dans son livre Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours (Paris, 1959), pp. 165-173. W. M. Frohock, de son côté, a longuement analysé ce texte. Voir ouv. cit., pp. 201-223.

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s'enferme en elle-même, se traduit en une série de secousses, d'allers et de retours, d'élans et de reprises, de prières et de railleries d'où ne se dégage aucune progression intérieure. Le rythme de la Saison en Enfer est celui d'un trépignement immobile, d'une frénésie ressassante et toujours en lutte contre elle-même ».(PP) Pourtant, on a l'impression que cette frénésie se calme peu à peu: si dans VEclair, Rimbaud se compare encore à un «saltimbanque», les parties Matin et Adieu semblent consigner la victoire du dynamisme patient de la marche sur les bondissements frénétiques sur place: «tenir le pas gagné»... «Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. »21S Nous constatons donc que toute la crise morale et intellectuelle relatée dans Une Saison se place spontanément sous le signe d'un mouvement exécuté par les pieds, si bien que danser, aller, marcher, galoper, s'évader ne sont pas pour Rimbaud de simples métaphores usées: ces verbes gardent, dans sa conscience, tout le caractère concret de la réalité physiologique. Si l'on peut voir dans Une Saison en Enfer une sorte de ballet infernal, il n'est pas étonnant que la seule façon, pour Rimbaud, de résoudre les contradictions qui le condamnaient au trépignement ait été de quitter brusquement, par un bond, la scène de ce satanique «Opéra fabuleux», et de se remettre à marcher.

(PP)

Op. cit., p. 211.

y UNE RHÉTORIQUE EXISTENTIELLE

Jusqu'ici nous avons dégagé dans la poésie de Rimbaud certaines structures imaginatives dont on comprend peut-être mieux la signification quand elles sont décrites à partir d'une phénoménologie de la marche. Ainsi nous avons vu se constituer d'une part une dialectique du dedans et du dehors, débouchant sur une opposition entre un moi et le monde, et d'autre part une dialectique du bas et du haut, animant les rêveries du bond, de l'envol et de la danse. Dans ces dialectiques on peut percevoir deux mouvements proprement existentiels, l'un sur l'axe horizontal et l'autre sur l'axe vertical, qui souvent se conjuguent pour aboutir à cette ligne parabolique si caractéristique pour Rimbaud et que seul le dynamisme centré de la danse semble parfois être à même de convertir en cercle. Nous n'avons pas oublié cependant la place importante qui, dans la poésie de Rimbaud, est réservée à la rêverie du repos. Mais en parlant de structures imaginatives, nous avons eu jusqu'à maintenant tendance à les décrire comme des manifestations d'un projet existentiel global, que l'on eût pu tout aussi bien voir à l'œuvre à d'autres niveaux qui n'ont rien à voir avec l'imagination poétique. Bien que certains aspects spécifiques de l'imaginaire aient été déjà étudiés (comme le refus de la communication, l'autisme, etc.), il y a place maintenant pour une analyse qui tienne mieux compte de principes régissant une rêverie littéraire. Si l'on peut dire que l'imagination se caractérise par un dynamisme expansif, cette expansion, dès qu'elle fait usage de la parole, se coule dans des formes bien connues de la rhétorique traditionnelle, qu'on appelle figures. Toute poésie, donc aussi celle de Rimbaud, pourrait et devrait être examinée selon une méthode purement «formaliste».( a ) (a) Cet aspect n'a pas été négligé pour l'œuvre de Rimbaud. La plupart des commentateurs s'en sont plus ou moins occupés, bien que l'aspect idéologique ou biographique ait souvent pris la plus grande place dans les commentaires. Les études récentes, comme celles de Houston, de Frohock, de Chadwick, de Guiraud, y prêtent davantage d'attention.

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U N E RHÉTORIQUE EXISTENTIELLE

Un tel examen dépasserait évidemment le cadre de la présente étude thématique. Toutefois, ce qui dans les chapitres précédents a été dit sur la poésie de Rimbaud nous a mis en présence de certains phénomènes auxquels la rhétorique a donné des noms: l'hyperbole et le symbole, deux figures qui sont particulièrement agissantes dans la poésie de Rimbaud. Or il me semble que même une étude thématique gagnerait à les regarder d'un peu plus près. Dans ce chapitre, je me propose donc d'étudier premièrement les formes dans lesquelles «l'exagération» se traduit chez Rimbaud. Ayant choisi la promenade comme thème de ce livre, c'est surtout en rapport avec ce thème que j'envisagerai cette figure, bien qu'on puisse prévoir que certaines digressions ou «excursions» se montreront indispensables. En deuxième lieu, je voudrais, sur un point précis, essayer de dresser un inventaire tant soit peu systématique de certains symboles; ici je me bornerai à un sujet bien déterminé : le symbolisme animal chez Rimbaud, qui me paraît particulièrement apte à servir de «test» pour ce qui a été dit de l'expérience de la marche, où l'imagination toute musculaire prend une si grande place. Enfin, la troisième partie de ce chapitre s'occupera de quelques symboles dans lesquels le poète cherche à exprimer une synthèse rêvée ou souhaitée entre les différents antagonismes présents dans son imagination.

A.

L'HYPERBOLE

Il n'est pas d'existence humaine où le moindre excès ne pénètre sans qu'elle connaisse un désastre. SOPHOCLE

L'envol a déjà pu nous apparaître comme une hyperbole de la marche, mais une lecture superficielle de la poésie de Rimbaud nous montre que l'exagération ne s'arrête pas là et qu'elle constitue, pour ainsi dire, une des constantes de sa rhétorique. Si l'on cherche une explication à cette prédilection voyante, trois raisons pourraient être invoquées. Il y a d'abord le fait purement littéraire que Rimbaud est un des héritiers directs du Romantisme, et surtout du romantisme hugolien, qui cultivait, parfois à l'excès, le goût de l'hyperbole. Comme le dit Rimbaud dans sa lettre à Demeny, le poète est ce voyant pour qui «l'énormité devient norme» 1 . Il est cependant évident que cette tendance purement littéraire à l'hyperbole s'est trouvée renforcée

L HYPERBOLE

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par l'extrême jeunesse du poète. Est-il besoin d'insister sur le fait que l'exagération et surtout l'exagération verbale caractérise spécialement le comportement des jeunes, qui, par là, essaient d'étouffer un sentiment cuisant d'infériorité? N'oublions pas non plus que Rimbaud a cherché à exalter son moi par toutes sortes de moyens artificiels, parmi lesquels il faut surtout citer l'alcool et la drogue (d'autres moyens sont: «écraser son œil darne pour des visions»2, humer l'odeur des latrines, jeûner à l'excès, etc.). Aussi, dans les poèmes qui peuvent être liés à des états hallucinatoires provoqués par une intoxication, nous constatons un emploi fréquent de l'hyperbole de tous genres.(b) Puisque c'est l'expérience de la marche qui nous occupe, on pourrait tenter, pour les hyperboles employées par Rimbaud, une classification qui permette d'éclairer davantage cette expérience. Il va de soi que les quelques catégories que j'ai cru discerner sont loin d'épuiser tout l'inventaire possible qu'on pourrait dresser des endroits où Rimbaud use de l'hyperbole. D'autre part, il faudrait peut-être noter que cette classification, bien qu'elle soit en quelque sorte formelle, s'occupe des «choses», comme dirait Jean Cohen(c), c'est-à-dire qu'elle s'opère dans le champ des signifiés, plutôt qu'elle ne prend comme point de départ les formes des signifiants. Ces restrictions admises, on pourrait dire que chez Rimbaud l'hyperbole revêt essentiellement les formes suivantes : l'hyperbole quantitative, qui peut être étudiée sous les aspects de la multiplication, de l'accélération et du grossissement (ou du gigantisme) ; l'hyperbole qualitative, qui peut affecter soit le marcheur, soit les modalités de l'action de marcher, soit le monde ou les objets que l'on y rencontre.(d) ( b ) Il est difficile de déterminer chaque fois ce que tel poème doit à la simple «intoxication verbale», ou à l'intoxication par l'alcool ou par la drogue. Il semble que cette dernière n'ait fait que renforcer une tendance naturelle. Une certaine incohérence dans les images pourrait faire supposer l'influence d'un toxique; mais souvent cette incohérence est maîtrisée, même dans les Illuminations, par une forte discipline formelle, si bien qu'il faut se garder de trop voir en Rimbaud le vates ou le médium inconscient de ses élucubrations. J. P. Houston, dans son commentaire de la section Alchimie du verbe d'Une Saison, op. cit., pp. 176 sqq., étudie de plus près les rapports entre «l'hallucination simple» et «l'hallucination des mots» dont parle Rimbaud3. Yves Bonnefoy, lui aussi, analyse d'une façon convaincante l'effet de l'intoxication par le haschisch sur certains poèmes. (Voir son livre Rimbaud par lui-même, Paris, 1962, pp. 158 sqq., où se trouve aussi résumé ce que d'autres auteurs, surtout E. Starkie, ont dit à ce sujet). (c) Op. cit., p. 27. ( d ) Comme l'hyperbole «affectant les modalités de l'action de marcher» a été déjà traitée lorsqu'il a été question du bond, de l'envol, de la danse, de la nage, du pied créateur, etc., il ne sera question, dans ce chapitre, que de l'hyperbole de la marche miraculeuse.

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UNE RHÉTORIQUE EXISTENTIELLE

Au fond, il s'agit là d'une sorte de rhétorique existentielle, et pour cette raison il sera indispensable d'étudier aussi, à propos de la tendance à l'hyperbole, les forces adverses, qui, dans une véritable dialectique, s'y opposent souvent. A côté d'un recensement de certaines «figures» imaginatives, le lecteur trouvera donc aussi, dans les lignes qui suivent, de rapides esquisses de telle ou telle opposition régie par cette dialectique. 1. L'Hyperbole quantitative a. La multiplication Au chapitre précédent on a déjà parlé de l'imagination essaimante, qui a été rattachée alors aux rêveries de l'envol; à cette occasion on a relevé l'emploi très fréquent que fait Rimbaud du pluriel. Ici l'accent pourrait être mis sur l'aspect arithmétique, auquel Rimbaud lui-même était particulièrement sensible. Pour tout un groupe de poèmes, Yves Bonnefoy a signalé que, dans une certaine période de sa vie, Rimbaud a cru à la possibilité d'une connaissance absolue grâce à une sorte d'idéologie pythagoricienne où l'étude des nombres nous révélerait les propriétés harmoniques et musicales de l'univers. (e) Ce n'est pas ici le lieu de parler de cette «science» que le poète évoque si souvent et dont il dit avoir fait le fondement de sa nouvelle méthode poétique. Plus modestement, je voudrais relever quelques aspects formels du «calcul» entrant comme élément constitutif dans cette vaste «philosophie» que Rimbaud s'était peu à peu forgée. Dans cette perspective, on pourrait se demander quelle vertu Rimbaud attribue au Nombre, dont il est question dans la lettre à Demeny («Toujours pleins du Nombre et de Y Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester»4). Or ce qui frappe dans sa poésie, c'est qu'il y a peu de traces d'une magie du nombre telle qu'on la trouve dans les textes hermétiques ou dans les spéculations de certains philosophes ou auteurs mystiques.(f) D'autre part, le thème de la métamorphose hyperbolique que peut subir le paysage parcouru a été déjà plusieurs fois abordé. On y reviendra encore, par un autre biais, quand l'espace rimbaldien sera étudié. En fin de compte c'est l'hyperbole relative à la qualité du marcheur qui retiendra essentiellement notre attention. (e) Op. cit., pp. 144 sqq.. ( f ) Pour ne donner qu'un exemple emprunté au moyen âge: toute la structure des Noces spirituelles de Ruusbroec repose sur les nombres 3 et 4: Les Noces se composent de trois livres, chacun divisé en quatre parties symétriques ; en outre, toute la psychologie de l'auteur mystique part de l'analogie traditionnelle des trois facultés de Vanimus

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Aussi, comme l'a bien montré Etiemble, la prétention d'un commentateur comme Gengoux de trouver partout dans l'œuvre de Rimbaud une structuration fondée sur le nombre cinq s'avère être pure fantaisie. Quoi qu'aient pu représenter pour Rimbaud les «calculs», les «études», les «harmonies» dont il parle si souvent, sa poésie ne fait guère que les nommer sans nous en révéler les « règles ».(s) Dans Une Saison, où Rimbaud parle des nombres, il avoue ne pouvoir expliquer sa vision: «C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très-certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.»7 Il n'y a aucune raison, du reste, pour supposer que Rimbaud, bien qu'il aime parler de nombres, de calcul ou de mathématiques, ait été particulièrement versé dans ces matières. Ce n'est qu'en 1875, donc après son renoncement à toute littérature, qu'il fait part à son ami Delahaye de son désir d'étudier plus sérieusement les «sciences»: «Un petit service: veux-tu me dire précisément et concis — en quoi consiste le bachot ès sciences actuel, partie classique, et mathém., etc. — Tu me dirais le point de chaque partie que l'on doit atteindre: mathém., phys,. chim., etc.» (Lettre du 14 octobre 18758). Si, dans les Illuminations et dans Une Saison, il a maintes fois entonné un hymne à la science et s'il s'est luimême proclamé le «suprême savant», il a dû regretter, dans Ouvriers9, «l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi». Je suis enclin à penser que ce qui attirait Rimbaud plus spécialement dans ce qu'il appelle les «calculs», les «nombres» ou les «mathémaavec les trois deux, et des quatre facultés de l'anima avec les quatre éléments. Par la multiplication ou l'addition de ces deux nombres fondamentaux on obtient les nombres parfaits de 12 et de 7. Le symbolisme numérique se manifeste aussi dans les titres de certains autres livres: Les Quatre Tentations, Les Cinq Serrures, Les Sept Degrés de l'amour, Les Douze Béguines. Pour ce qui est de Rimbaud, le fait que sa «philosophie du nombre» est loin d'être aussi systématique et cohérente n'exclut pas que certains rapports numériques puissent déterminer la structure de tel ou tel poème. («) Voici les passages où il est question de calcul: «Les calculs de côté, l'inévitable descente du ciel et la visite des souvenirs et la séance des rhythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l'esprit». «Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses»... «Mais à présent, ce labeur comblé, toi, tes calculs, toi tes impatiences, ne sont plus que votre danse et votre voix... » (Jeunesse•6). «A vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs» (Solde 6 ).

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tiques», c'est le pouvoir multiplicateur qu'il leur reconnaît. Pouvoir parler d'infini et quand même rester d'une exactitude scientifique, voilà ce que peut offrir d'alléchant la science des nombres ou l'algèbre. C'est du reste ce pouvoir de multiplication qu'il a reconnu au «poète» luimême: «Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrèsl»10 II semble bien que, dans ses rêves d'un monde devenu pure harmonie fondée sur le nombre, il ait supposé les mathématiques capables de «cette expansion des choses infinies» dont parle Baudelaire: «A présent, l'inflexion éternelle des moments et Y infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l'enfance étrange et des affections énormes» (Guerre11). Et l'on doit avouer que Rimbaud a usé assez puérilement du pouvoir multiplicateur de l'arithmétique, quand on constate que là où, dans sa poésie, il se sert de chiffres, on ne voit guère apparaître que le nombre dix ou ses multiples.(h) On dirait que le poète se soucie peu de la valeur symbolique que pourraient avoir les autres nombres. (Il n'y a que les douze coups sonnés à midi ou à minuit qui semblent avoir eu une résonance quasi-magique). L'on peut supposer que l'emploi de drogues a renforcé cette joie que procure à Rimbaud une multiplication à l'infini. Certains de ses textes hallucinatoires peuvent être rapprochés, comme l'a fait Yves Bonnefoy^), de tel passage du Voyage en Orient de Nerval, qui met surtout l'accent sur la faculté qu'a le haschisch de dégager l'esprit du corps. N'oublions pas non plus qu'un article de Baudelaire de 1851 est intitulé Du Vin et du Haschisch comparés comme moyens de multiplication de l'individu. Très instructive me paraît aussi une comparaison avec certains passages de Henri Michaux, qui est également un des «poètes qui voyagent»; la ( h ) C'est ainsi que l'on trouve depuis les premiers poèmes jusqu'aux Illuminations et à Une Saison des expressions comme celles-ci: «O million de Christs»12, «Mille Rêves en moi font de douces brûlures»13, «ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes»14, «... j'ai dansé sur les flots... / Dix nuits»16, «Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur» (ibid.), «mille meurtres»16 ,«cent agneaux», «voilà mille loups, mille graines sauvages», «sur cent Solognes longues comme un railway»17, «La voix de cent corbeaux»18, «les flots par millions»19, «cent sales mouches», «Mille veuvages»20, «ces mille questions / Qui se ramifient»21, «la lune de miel ... remplira / De mille bandeaux de cuivre le ciel» 22 , «La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale»23, «des locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court», «Ce dôme est une armature d'acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ»24, «toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres»25, «des millions de créatures charmantes»26, «ce baiser mille fois maudit»27, «les mille amours qui m'ont crucifié»28, «cette goule de reine de millions d'âmes et de corps morts»29, «il est resté effaré comme trente-six millions de caniches nouveau-nés» 80 . (') Op. cit., p. 164.

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mescaline lui a apporté «l'incroyable, le désiré désespérément depuis l'enfance, l'exclu apparemment que je pensais que moi je ne verrais jamais, l'inouï, l'inaccessible, le trop beau, le sublime interdit à moi». Michaux, alors, «voit les milliers de dieux», son «horizontale étant maintenant une verticale», et il écrit ces lignes, dont le ton rappelle celui de Génie31 ou de Matinée d'ivresse32 : «Je ne peux plus m'arrêter de suivre le mouvement à nul autre pareil et qui doit se retrouver partout, mathématique du secret du monde. La grandeur, la souveraineté a quelque chose d'immensément signifiant, comme si elle était l'expression de lois, de quantités de lois ou plutôt de la loi unique qui est dans toutes les lois. »(0 Mais ce qui me paraît intéressant pour le sujet traité ici, c'est que la marche elle-même est soumise à cette multiplication hyperbolique qu'opère le haschisch, si bien que «l'expérience ambulatoire» s'enfle pour devenir les énormes migrations dont Rimbaud parle plusieurs fois : «A vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits ...» (Solde 33 ). Dans Génie34 nous trouvons la même divinité multiple et «turbulente» décrite par Michaux: Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel et les drapeaux d'extase. Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité: machine aimée des qualités fatales [...] O ses souffles, ses têtes, ses courses: la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action. O fécondité de l'esprit et immensité de l'univers! [...] Son pas! les migrations plus énormes que les anciennes invasions. Mais tout au long de son œuvre, ce promeneur si peu grégaire rêve de formidables déplacements en masse. C'est ainsi que, dans Soleil et Chair35, il se demande bien romantiquement: «Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau / De mondes cheminant dans l'horreur de l'espace?», et qu'ailleurs il nous présente une horde de révolutionnaires: «Votre marche vengeresse a tout occupé»36, comme, dans Michel et Christine37, il évoque «Cette religieuse après-midi d'orage / Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront!». Dans Alchimie du Verbe à'Une Saison, où Rimbaud nous donne, comme dans Solde, une récapitulation de ses ambitions si amèrement déçues, nous lisons: «Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements»38. Et plus (J) Henri Michaux, L'Infini turbulent (Paris, 1956).

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loin il revient encore deux fois sur cette «dromomanie» qui aurait affecté l'humanité entière: «L'humanité se déplace, simplement»39, et «Le chant des cieux, la marche des peuples! Esclaves, ne maudissons pas la vie»40. b. L'accélération Pour ce qui est de cette forme d'hyperbole, les passages ne manquent pas où Rimbaud évoque, avec un plaisir non dissimulé, des êtres qui courent.(k) Du reste, nous avons déjà vu l'importance des notions comme la fuite et la chasse, que Rimbaud aime sans doute aussi pour leur rapidité. Mais dans le sens strict du terme on ne pourrait parler d'hyperbole que dans le cas où un mot est employé «improprement», comme dans cette phrase-ci: «son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées par des vagues sans vaisseaux de noms férocement grecs, slaves, celtiques.» (Enfance53). Je crois inutile cependant d'insister plus longuement sur cette hyperbole de l'accélération, tellement évidente dans la poésie de Rimbaud. Mieux vaut, peut-être, aborder ici le problème de son contraire, qui est la patience. En effet, la rapidité du mouvement est en rapport avec l'impatience de Rimbaud, qui aspirait, comme nous l'avons vu, à la «possession immédiate». On pourrait sans doute dire que cette impatience est celle du paresseux, de l'oisif incapable de fournir un effort soutenu, que Rimbaud s'accuse si souvent d'être.^) Or nous voyons Rimbaud faire du «travail» un élément essentiel de la « voyance »( m ); aussi l'application patiente requise pour le travail devient-elle pour Rimbaud, à un moment donné, un thème de réflexion, dont nous trouvons les traces dans sa ( k ) Quelques exemples: «Moi, je cours avec eux assommer les mouchards» 41 , «un petit baiser [...] / Te courra par le cou» 42 , «j'égrenais dans ma course / Des rimes»43, « O blanc chasseur, qui cours sans bas»44, «Je courus» 46 , «Les anciens animaux saillissaient, même en course»46 (cette combinaison d'une puissance sexuelle et d'une célérité athlétique me paraît assez significative), «Les nuages célestes qui courent et volent » " , « Le gibier, qui court »4S, « Un soir il galopait fièrement »49, « Des corporations de chanteurs géants accourent», «les élans se ruent dans les bourgs» 60 , «je courus aux champs» 61 , «O ses souffles, ses têtes, ses courses» 52 . (') C'est surtout dans Une Saison que Rimbaud se pose cette question d'ordre moral, que nous avons déjà rencontrée lorsqu'il a été parlé de l'absence des «mains» dans l'œuvre de Rimbaud. Ainsi nous y trouvons les notations suivantes: «Mais! qui a fait ma langue perfide tellement, qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse?», «... et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout» 64 , «Je suis trop dissipé, trop faible» 66 , «J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre...»6", «Allons, feignons, fainéantons, ô pitié!» 6 '. (m) Dans sa lettre à Izambard, il écrit : «Je veux être poète, et je travaille à me rendre

voyant...»5'.

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poésie. Il est compréhensible qu'à ce moment un conflit éclate entre le devoir(n) que s'impose le poète et ce qu'il appelle son «inhabileté fatale» (Angoisse"1). Ce problème, apparemment d'ordre moral, nous éloigne un peu de l'expérience de la marche, mais peut-être, en étudiant rapidement l'opposition entre la «patience» et «l'impatience», pourrons-nous mieux circonscrire l'aspect «ambulatoire» lui-même de la poésie de Rimbaud. Ceci revient à dire que, pour quelques instants, on s'occupera de cette tendance contraire à la «dromomanie» et qui est celle du «savant au fauteuil sombre» que parfois Rimbaud s'est cru être (Enfance 62 ). Or nous constatons que, pendant une courte période de sa vie, Rimbaud semble bien s'être installé dans la «patience». Nous sommes au mois de mai 1872, Rimbaud s'est séparé de Verlaine pour lui permettre une réconciliation avec sa femme, et à Charleville, où il se trouve, il compose, dans un grand élan créateur, la plupart de ses «derniers vers» (appelés aussi les «illuminations en vers»): Mémoire, Michel et Christine, Larme, La Rivière de Cassis, Comédie de la Soif, Bonne Pensée du matin, Bannières de Mai, Chanson de la plus haute tour, VEternité. Rimbaud s'est imposé alors une règle de conduite bien sévère à ses yeux: attendre sans intervenir l'issue des tentatives de Verlaine. Tantôt cette attente est sentie comme insupportable, tantôt elle est vécue activement et, bien que Rimbaud se plaigne encore de son oisiveté («Oisive jeunesse / A tout asservie, / Par délicatesse / J'ai perdu ma vie»63), sa patience semble lui avoir donné par moments un sentiment de puissance, colorant même le «supplice» d'une nuance de joie éthérée. Tout compte fait, même si dans les quatre poèmes Bannières de Mai, Chanson de la plus haute tour, Eternité et Age d'or, on passe parfois de l'exaltation à l'abattement, Rimbaud a pu leur donner ce titre collectif qui en dit long: Fêtes de la patience. Ainsi nous trouvons dans les poèmes de mai 1872 des réflexions traduisant l'attitude toute spéciale de Rimbaud envers son «devoir». Dans la très sombre Comédie de la Soif6i nous avions déjà rencontré ce pauvre songe — vite dissipé — d'un bonheur auquel on pourrait atteindre à force de patience: (n)

Cf.

Puisque de vous seules, Braises de satin Le Devoir s'exhale Sans qu'on dise: enfin.

(L'Eternité5')

Mon devoir m'est remis (Vies"0).

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UNE RHÉTORIQUE EXISTENTIELLE Peut-être u n Soir m'attend O ù je boirai tranquille E n quelque vieille Ville, E t mourrai plus content: Puisque je suis patient!

Dans Bannières de Mai65, Rimbaud, las de cette patience épuisante qui le confine dans la maison, rêve d'une sortie dramatique, préférant à l'ennui corrosif une mort fulgurante dans la Nature: Q u ' o n patiente et q u ' o n s'ennuie C'est trop simple. Fi de m e s peines. Je veux que l'été dramatique M e lie à s o n char de fortune. Que par toi beaucoup, ô Nature, — A h ! moins seul et moins nul! — j e meure.

Dans Chanson de la plus haute tour, cependant, le poète donne au mot patience une valeur beaucoup plus positive: dans son «auguste retraite», sans la promesse de joies immédiates, le poète entrevoit la possibilité d'une vacuité intérieure, prémisse d'un bonheur supérieur (J. P. Houston fait une comparaison avec la «nuit obscure» des auteurs mystiques). Le poème s'arrête cependant à cet état préparatoire, tout négatif ( c f . «Ah! Mille veuvages / De la si pauvre âme ...»). Et ce n'est que dans L'Eternité88 que la patience de 1' «âme sentinelle» trouvera sa récompense: Elle est retrouvée. Quoi? — L'Eternité. C'est la mer allée A v e c le soleil.

Dans cette éternité, le devoir n'est plus senti comme une souffrance («Le Devoir s'exhale / Sans qu'on dise: enfin») et l'éternel maintenant abolit toute notion de futur: «Là pas d'espérance; / Nul orietur». Si dans les deux vers suivants Rimbaud dit «Science avec patience, / Le supplice est sûr», je crois qu'il faudra interpréter le mot sûr comme déterminant une chose «sur quoi l'on peut compter», «qui ne saurait décevoir, tromper» (Dict. Robert), et non pas comme un terme indiquant une chose «qui est considérée comme vraie ou inéluctable». Ici donc la «méthode», où une certaine science est patiemment pratiquée — ce qui suppose des souffrances atroces —, est la sûre promesse d'un bonheur inouï.(°) (°) Ce qui est dit ici recoupe en partie les analyses de J. P. Houston, op. cit., pp. 120-136, qui note, par exemple: «The notions of patience and suffering furthermore suggest a kind of inner discipline and adaptation to his unquenchable thirst», comme d'autre part il remarque: «the word patience has something of its etymological sense of suffering.» En outre, l'auteur a bien mis en évidence la portée de la méthode poético-

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Ce bonheur, le poème O Saisons, ô châteaux87 nous dit également qu'il faut le chercher en accomplissant son devoir, auquel on ne peut se soustraire : J'ai fait la magique étude Du bonheur, que nul n'élude. Notons cependant, dès maintenant, que ce bonheur patiemment poursuivi dans le «travail» et par «l'étude» se révèle être né d'un sentiment profond de la nature. Tout se passe comme si cette patience travailleuse requise par la «méthode» n'était qu'une préparation à une expérience quasi mystique qui, elle, serait faite d'éléments pouvant être décrits comme essentiels pour l'expérience de la marche. On y reviendra —justement à propos de ce poème O Saisons, ô châteaux — quand, étudiant le bestiaire, on analysera la fonction de l'image du coq dans la poésie de Rimbaud. D'autre part, il faudrait bien avoir présent à l'esprit qu'ici il s'agit d'une «magique étude» et que la «science» dont il est question est plutôt celle des Alchimistes que celle des vrais savants.(P) A l'époque d' Une Saison, en revanche, la signification du mot «science» semble s'être déplacée pour se rapprocher de son acception moderne. Toutefois, le problème moral et existentiel de la «patience» restera le même. Je pense aux phrases suivantes : Oh! la science! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, — le viatique, — on a la médecine et la philosophie, — les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie! ... La science, la nouvelle noblesse! Le progrès ...69 Ici Rimbaud se moque des utopies scientistes, si typiquement occidentales. Mais ne pouvant «habiter dans son orient», Rimbaud ne pourra éluder une nouvelle confrontation avec l'idée de la science: «Le travail humain! C'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps» 70 . Rimbaud semble donc un instant subjugué, mais tout de suite il reprend son ton moqueur: «Rien n'est vanité; à la science, et en avant! crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde». Cependant il avoue mystique appliquée ici par Rimbaud, qui voit dans la souffrance une condition et un moyen pour arriver à 1' «éternité». Cf. aussi ce qui a été dit à ce sujet au Chapitre premier. (») Pour une étude plus approfondie de la signification du mot science, voir l'explication de W. M. Frohock, op. cit., pp. 163-168, de Villumination Matinée d'ivresse, (qui contient cette exclamation: «L'élégance, la science, la violence!» 88 ). L'auteur y établit des rapports entre la «méthode» poétique et l'intoxication par le haschisch.

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assez naïvement où le bât le blesse: « — Qu'y puis-je? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde ... je le vois bien». Au fond il répète ce qu'il avait dit déjà: «Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi — Ah! la science ne va pas assez vite pour nous!» 71 . La critique du scientisme bourgeois se change donc en une autocritique et en une dénonciation de sa propre incapacité à être patient. Et l'issue du combat spirituel relaté dans Une Saison nous montre un Rimbaud acceptant pleinement la sagesse de «l'Ecclésiaste moderne», quand il s'exhorte: «Il faut être absolument moderne». Ce qui nous importe ici, c'est que Rimbaud essaie de s'imposer finalement une règle de vie, où l'effort soutenu et la patience tiennent le premier rôle. Seulement — et ceci me paraît significatif — , une fois reconnu le devoir d'une lenteur réfléchie en opposition avec sa propension à la rapidité, il va de nouveau s'exprimer en «marcheur» et non pas en «savant»: «Point de cantiques: tenir le pas gagné». [...] «Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes»72. Rimbaud sait maintenant son devoir: il doit combattre en lui l'excès auquel il est enclin et freiner cette force imaginative responsable de tant d'évocations de mouvements rapides. «Tenir le pas gagné» signale la victoire d'une certaine sagesse, mais cette devise est peut-être mortelle pour une expérience poétique dont la force motrice avait été l'hyperbole, surtout l'hyperbole de l'accélération. c. Le gigantisme A un garçon plein d'imagination, fidèle lecteur en outre de Hugo et de Baudelaire, Vénormité doit avoir fourni une catégorie poétique commode. On n'est donc pas étonné de trouver, dans ses premiers vers, un emploi parfois immodéré de termes comme énorme, immense, vaste, infini. Dans Sensation73 l'amour est évidemment «infini», comme dans Le Forgeron74 la populace est «immense». Soleil et Chair75, parmi tous les poèmes du jeune Rimbaud, sacrifie le plus à l'hyperbole. L'adjectif immense (toujours préposé, ce qui sent sa vieille rhétorique) y devient un véritable cliché: «son immense sein», «émergeant dans l'immense clarté», «dans un immense amour», «le monde vibrera comme une immense lyre / Dans le frémissement d'un immense baiser», «l'immense Creuset», «Dans l'immense splendeur de la riche nature». D'autre part, l'Univers, l'éther, comme le corps d'Héraclès, sont «vastes», tandis que Y infini est une qualité obligée du monde. L'indignation exaltée qui est à l'origine de

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U Orgie parisienne76 trouve tout naturellement sa traduction dans «l'immense remuement des forces». Bien que la fréquence du mot immense diminue progressivement, nous le trouvons encore dans les Illuminations, comme par exemple dans Marineoù il est question des «ornières immenses du reflux», ou dans Promontoire78, qui parle «d'immenses vues de la défense des côtes modernes», ou dans Soldes'19, où le poète brade, entre autres richesses, «les corps, les voix, l'immense opulence inquestionable». N'oublions pas non plus les «Rêves ou Promenades / Immenses, à travers les nuits de Vérité», dans Les Sœurs de charité?0, hyperbole qui nous a paru une définition assez fidèle de l'entreprise poétique de Rimbaud. A l'adjectif immense, qui traduit une grandeur de l'espace ambiant, Rimbaud semble avoir préféré à un moment donné le mot énorme, qui qualifiera plutôt des corps ou des êtres: c'est ainsi que dans Le Bateau ivre «les marais énormes ... fermentent»81, que dans Fleurs «un dieu aux énormes yeux bleus» est évoqué82 et que le «Génie» provoque «les migrations les plus énormes»83. Nous sommes ici plus près d'un gigantisme proprement dit, qui doit avoir émerveillé Rimbaud enfant, mais que l'on voit encore à l'œuvre dans les Illuminations. Le souvenir de La Géante de Baudelaire (outre des réminiscences de la poésie de Banville, de Hugo, de Leconte de Lisle et surtout de Musset) a-t-il effleuré Rimbaud écrivant dans Soleil et ChairSi: «Je regrette le temps de la grande Cybèle / Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle ...»? Quant à cet «Etre de Beauté de haute taille» de jSeing Beauteous, cette vision dansante d'un corps adoré que «des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre»85, il se présente à nous comme la Beauté monstrueuse évoquée par Baudelaire dans son Hymne à la Beauté. Différence capitale, toutefois, entre les deux poètes : la vision de Rimbaud n'est plus guère susceptible d'être interprétée allégoriquement. Ce qui frappe en outre, chez Rimbaud, c'est l'extrême mobilité, devenant pure frénésie, qui caractérise l'être surnaturel (la géante de Baudelaire, s'étendant finalement à travers la campagne, incite à «dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins»). Ce même mouvement anime les autres êtres surpuissants qui hantent l'imagination de Rimbaud, telle la «Raison», dont il dit: «Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche»86. Tel aussi ce Génie qui voyage87 et qui est peut-être le même être surnaturel «d'une beauté ineffable, inavouable même» apparaissant au Prince de Conte88. Rimbaud projette pour ainsi dire sa propre soif de grandeur sur des

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êtres qui lui apparaissent alors dans toute la splendeur de leur beauté monstrueuse ; il n'y a guère que le Petit Poucet de Ma Bohème89 qui soit animé par le désir de devenir géant lui-même ; le Génie aussi, bien qu'il apparaisse sous la forme de la troisième personne, pourrait être considéré comme une incarnation du poète. Nous touchons ici à un des aspects typiques de l'œuvre de Rimbaud: le fait que la volonté de puissance peuple le monde poétique de Rimbaud d' «êtres gigantesquement beaux», qui cependant par un choc en retour sont capables de réduire le poète à l'impuissance. Il arrive que sous leurs regards Rimbaud ait tout à coup conscience de sa propre petitesse et de sa nullité. Et ce qui est remarquable, c'est que ces «êtres de beauté» auxquels il a voué un culte plein d'un amour admiratif sont des «beautés» au féminin, à l'exception du Génie. «Dames», «déesses», «reines», ces «beings beauteous» finissent toujours par frapper le poète d'un sentiment de honte inhibitrice (et nous soupçonnons dame Vitalie Rimbaud née Cuif d'y être pour quelque chose). Arrêtons-nous quelques instants à ce phénomène. Dans Enfance90, Rimbaud décrit un des rêves qui doivent l'avoir hanté autrefois : Dames qui tournoient sur des terrasses voisines de la mer; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés, — jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costumes tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses. Mais voici que l'enfant se révolte contre ces «géantes», ces jeunes mères et grandes sœurs, qui, d'abord amoureusement admirées, éveillent un sentiment de dégoût honteux dès qu'elles s'avisent de caresser et de cajoler le «petit» : «Quel ennui, l'heure du «cher corps» et «cher cœur»! ». Il en est de même de Being Beauteous91, qui se termine sur l'évocation d'un anéantissement du je de la vision: «le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger!». Et dans Aube92 un je particulièrement entreprenant, qui chasse la déesse Aube, se découvre à la fin du poème n'être qu'un enfant tombant dans l'impuissance du sommeil. A l'intérieur de la tendance vers un certain gigantisme imaginaire nous constatons donc de nouveau cette dialectique de l'élan et de la chute qui a été déjà signalée ailleurs. Le poète ressemble alors au pauvre «enfant accroupi» de la fin du Bateau ivre93 ou à «l'enfant gêneur, la si sotte bête» de Honte91. L'enfant nous apparaît ainsi comme le terme inverse de l'être gigantesque que Rimbaud aime à évoquer. N'oublions cependant pas qu'ail-

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leurs les enfants sont spécialement associés au futur et aux puissances magiques, comme le fait remarquer Houston^); mais dans ce cas-là ce sont des enfants témoins auxquels Rimbaud ne s'identifie pas. Pour ce qui est de cette «hyperbole quantitative» que je viens d'esquisser^) sous les trois aspects de la multiplication, de l'accélération et du gigantisme, on pourrait signaler des passages où Rimbaud se sert des trois à la fois dans un véritable effort imaginatif de synthèse. C'est le cas par exemple dans Villes95, où il est dit: «Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes» (ici la multiplication est même double, car il y a plusieurs corporations; remarquons aussi qu'aux images de la grandeur et de la vitesse sont associés les termes évoquant la musique, la clarté et la hauteur, tous représentatifs du «dégagement rêvé»). Génie96 est un poème particulièrement représentatif à cet égard. Gigantisme d'êtres surnaturels, gigantisme aussi dans les constructions urbaines que Rimbaud aime nous présenter dans certaines des Illuminations. On pensera ici surtout aux deux poèmes Villes, à Métropolitain, à Promontoire. A remarquer que pour ces descriptions Rimbaud emploie avec prédilection les mots «colosse» et «colossales»: «Ce sont des villes! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers rugissent mélodieusement dans les feux»97. «L'acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales»98. «L'aube d'or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l'Epire et le Péloponnèse ou que la grande île du Japon, ou que l'Arabie! [...] et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet hôtel, choisies dans l'histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l'Italie, de l'Amérique et de l'Asie . . . » " . (0) Op. cit., p. 217. A la page 229, commentant Matinée d'ivresse, l'auteur note: «The rire des enfants is again a passing, associated image which can best be understood by comparison with other poems: children and adolescents (Rimbaud usually does not distinguish the two clearly) sometimes appear in Rimbaud's work in almost the guise of presiding spirits present at actions of a magical, mythic, and even erotic character. Thus it is children who in A une raison cry for transformation of the world, and in another Illumination, H, they supervise sexuality (Cf. also Mémoire and the first two sonnets in Les Stupra).» ( r ) Si j'ai renoncé à dresser un tableau exhaustif de ces «figures», je crois qu'un tel inventaire — forcément très fastidieux — ajouterait peu de choses à ces quelques suggestions.

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Ce qui frappe encore dans ces descriptions, c'est l'extrême mobilité dont ces énormes constructions sont affectées: l'architecture elle-même participe du dynamisme de la marche ou de la danse, et l'on peut se demander si l'on ne doit pas, là aussi, supposer l'influence d'une intoxication par la drogue ou par l'alcool. 2. UHyperbole qualitative Une nature princière Dans la section Mauvais sang d'Une Saison, Rimbaud, le petit bourgeois ardennais mâtiné de paysan, dit avec rage: «Il m'est bien évident que j'ai toujours été race inférieure», et pour expliquer l'influence délétère du christianisme («J'attends Dieu avec gourmandise») il se répète: «Je suis de race inférieure de toute éternité»100. Gaulois barbare, ayant tous les vices de cette peuplade à la cervelle étroite, «surtout mensonge et paresse», il rêve, dans sa détresse, de quitter ce continent et de se mêler à cette autre race inférieure, la race noire qui lui montre des frères de malheur. Une chose est sûre : si, sur les traces de Baudelaire, il cherche à se souvenir de sa «vie antérieure», aucune image d'une existence «vécue dans les voluptés calmes» ne remonte à la surface. Il ne peut s'imaginer que comme nomade, comme homme qui marche: «manant faisant le voyage de terre sainte», «reître bivaquant sous les nuits d'Allemagne». Mais notons que c'est au plus profond de sa crise qu'il se considère ainsi comme un vagabond, qu'en plus le christianisme a irrémédiablement avili. A d'autres moments, cependant, il croit accéder à une noblesse qui aurait transfiguré tout son être. Il entre alors dans le monde enfantin des contes de fées, peuplé de rois, de reines, de princesses et où lui-même figurerait comme un jeune prince vigoureux habitant un joli château. La voix des «multiples sœurs» d'Age d'or101 ne s'adresse-t-elle pas au poète dans ces termes: O! joli château! Que ta vie est claire! De quel Age es-tu, Nature princière De notre grand frère? etc. ... Et nous n'avons pas de difficultés à reconnaître Arthur lui-même dans ce Prince de Conte102, qui «voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels». Un prince féroce, qui assassine toutes ses femmes

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et égorge toutes les bêtes de luxe (mais femmes et bêtes réapparaissent comme les fleurs au printemps). «Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut d'une beauté ineffable, inavouable même, [...] Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle». Dans «Sonnet» de Jeunesse103 nous voyons opérer les mêmes images empruntées à la biologie ou plutôt à la botanique: «La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race nous poussaient aux crimes et aux deuils: le monde, votre fortune et votre péril». En associant princes et artistes, Rimbaud indique que le don de la poésie nous est légué par la race, qui nous destine à être poète, comme un gentilhomme ou un prince ne pourront jamais échapper à leur nature de gentilhomme et de prince. On naît poète, comme Rimbaud l'explique dans sa lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871: «Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète» 104 . Si «je est un autre», c'est en partie que le moi conscient ne peut se fonder lui-même, qu'il tire son origine de sa «race», force obscure qui ne cesse de travailler en nous à notre insu. Il est vrai que Rimbaud insiste sur le travail que le poète doit accomplir («Je veux être poète et je travaille à me rendre voyant», «Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »105 Seulement, le poète travaille, «cultive» des matériaux qui lui sont mystérieusement donnés par la nature. Et la première tâche est de bien connaître ses «matériaux» : «La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend». Mais si, par hasard, ces matériaux se révèlent être vils, si la «race» est inférieure? Qu'à cela ne tienne, l'imagination est là pour les anoblir. Et Rimbaud, qui, au fond de son être, se sentait orphelin («Je n'en finirai pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul; sans famille; même, quelle langue parlais-je?»106), cherche à s'apparenter à tout ce qui est noble.( s ) Royauté111, ce conte de fées que se raconte Rimbaud et où il est question, comme pour l'œuvre poétique, d'épreuve et de révélation, nous montre, dans sa pureté, cette imagination anoblissante: (8) A part le passage & Enfance déjà cité, mentionnons encore: «Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande» (.Enfance107) (être de race noble sans avoir de parents, voilà une contradiction que l'imagination lève avec aisance...), «A présent, gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante» (Vies10*), «Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l'ombre, je vous vois, mes filles! mes reines!» (Phrases10"); dans Les Ponts110 nous voyons mentionnés «des bouts de concerts seigneuriaux».

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Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique: "Mes amis, je veux qu'elle soit reine!" "Je veux être reine!" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre. En effet, ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes. Notons que dans ce poème — et c'est cela qui nous intéresse dans une étude de l'expérience de la marche — la royauté consiste non pas à régner effectivement ou à siéger sur un trône, mais à se promener majestueusement dans les rues et à se diriger vers un paysage exotique. Une des qualités que Rimbaud croit inhérentes à une nature noble ou princière, est, comme nous l'avons vu dans Conte, cette aisance souveraine avec laquelle on assassine et on égorge. De tels actes gratuits ne sont pas l'apanage de la race inférieure: «Ma race ne se souleva jamais que pour piller: tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée»112. L'homme noble, au contraire, l'homme libre, celui qui a enterré «dans l'ombre l'arbre du bien et du mal», qui a «déporté les honnêtetés tyrannique», ne pille pas honteusement; possesseur par droit divin, il peut déclarer: «O mon Bien! O mon Beau!». Comme nous l'apprend Matinée d'ivresse113, c'est au haschisch que le poète doit cette nouvelle noblesse, faite «d'élégance, de science et de violence». Et nous comprenons fort bien ce cri de triomphe qui termine le poème: «Voici le temps des ASSASSINS». Toutefois un homme épris de logique (et à ses heures Rimbaud s'éprend de logique) finit par se heurter à cette véritable epochè existentielle: si la notion «raciste» de noblesse, cette prédestination venant du fond des âges, a pour fonction de fonder ontologiquement l'excellence de l'être, elle est irritante du fait que la supériorité dont on voudrait se prévaloir dépend entièrement de facteurs contingents, car en même temps l'on voudrait la vivre comme jaillissant d'une liberté totalement autonome. La «race», surtout si elle est sentie comme inférieure, peut alors apparaître comme une force aliénante, ce qui est le cas pour Rimbaud dans Une Saison. D'où ce rêve fréquent d'une naissance sans antécédents, sans famille, d'une existence causa sui, qui, comme nous l'avons vu, hante si intimement l'expérience rimbaldienne de la marche. C'est ce que Rimbaud dit expressément dans Solde, cette braderie de toutes ses illusions: «A vendre les corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance! Les richesses jaillissant à chaque démarche! Solde de diamants sans contrôle!»114 (A remarquer que, dans cette «strophe» Rimbaud associe expressément le pouvoir magique de la

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marche et la souveraineté d'un corps qui tire son existence de lui-même). Voilà donc les contradictions dans lesquelles le poète s'empêtre en revendiquant pour lui-même une «nature princière». Une issue autre que le rêve d'une naissance «hors de toute race» s'offre cependant à l'imagination: on peut accepter d'être inférieur et revendiquer ses tares pour en faire une nouvelle supériorité. C'est ce qu'ont fait, par exemple, tous les écrivains socialisants du XIXe siècle (Hugo, Michelet, entre autres), pour qui le mot peuple, voire populace, devient un titre de gloire, et il est compréhensible que Rimbaud ait suivi leurs traces, dans Le Forgeron par exemple115. Ainsi, s'agissant de poésie, la malédiction se métamorphose en bénédiction comme le lui a appris Baudelaire. Et toute une idéologie romantique confirme, aux yeux de Rimbaud, la supériorité du poète maudit. Il y a loin, cependant, de se déclarer maudit dans un bel envol de rhétorique à reconnaître concrètement telle ou telle de ses déficiences honteuses. Dans une poésie aussi «hyperbolique» que celle de Rimbaud il pourrait donc être intéressant d'étudier certains mots ou images signifiant le contraire de cette noblesse à laquelle aspire le poète. Je pense ici aux mots mendiant et mendicité, qui sur le plan qualitatif correspondent à ce que représente le mot chute sur le plan du mouvement. Arrêtonsnous quelques instants à la notion exprimée par ces mots, qui reviennent trop souvent pour ne pas former un élément assez important dans la structure thématique de l'œuvre de Rimbaud. On peut évidemment envier tous les vagabonds, bohémiens, forçats, relégués par la société et échappant à ses lois. On peut laisser pousser ses cheveux, négliger ses vêtements, cultiver la crasse et éventuellement engraisser les poux (Rimbaud «le voyou» ne manquera pas à cette convention à rebours de toutes les bohèmes: dans A la Musique116 il est fier d'être «débraillé comme un étudiant»). Le mot vagabond, comme celui de brigand sont suffisamment évocateurs d'une joyeuse liberté pour que le Rimbaud des fugues puisse s'y reconnaître: dans Sensation117, il rêve d'aller «loin, bien loin, comme un bohémien» et dans Ma Bohème118 il évoque avec joie l'état piteux de ses vêtements (les poches crevées, le paletot devenu idéal, l'unique culotte ayant un large trou, les souliers blessés), et encore Yillumination Vagabonds119, où pourtant il est question des atroces scènes de ménage entre Verlaine et Rimbaud, nous montre ce qu'une vie sobre mais libre peut avoir d'excitant: «—• et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule». Mendier sa pitance peut très bien ne pas être senti comme une honte: «Ah! cette vie de mon enfance, la grande route par

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tous les temps, sobre naturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis ...», voilà l'état d'esprit qui doit avoir été celui du jeune Rimbaud. (Cette phrase se trouve dans Une Saison120, qui contient justement une révision de toutes ses idées ; Rimbaud s'empresse donc d'ajouter: «quelle sottise c'était. — Et je m'en aperçois seulement! »). Un moment, cette vie de son enfance peut rétrospectivement apparaître pleine de charme, mais dans un autre texte, rétrospectif lui aussi, Rimbaud se souvient du revers de ces vagabondages: «Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse» (Enfance m ). Même s'il avoue avoir eu «des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes»122, Rimbaud, que l'on nous décrit comme si susceptible, conservera un souvenir cuisant de ces humiliations; si bien que le terme «mendiant» lui vient sous la plume chaque fois qu'il veut évoquer ses dégoûts, ses humiliations, ses frustrations, parfois sa pitié; cf. dans Les Pauvres à l'église123: «Et tous, bavant la foi mendiante et stupide». Ailleurs nous lisons : «... j'essaye de m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante» (Vies 124 ); «Ma Camarade, mendiante, enfant monstre! [...] Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.» (Phrases12S); «Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d'indigents absurdes, notre jeune misère» (Ouvriers126). C'est surtout dans Une Saison que Rimbaud se révolte contre toute la misère crasseuse inhérente à cette vie vagabonde : « Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés. Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir ... L'affreuse vocation! J'exècre la misère.»127 (Notons qu'autrefois les haillons ont pu sembler très décoratifs au jeune poète: les petits effarés128 «ont leur âme si ravie / Sous leurs haillons», et dans Le Dormeur du val129 il est question d' «une rivière / Accrochant follement aux herbes des haillons / D'argent».) Ailleurs dans Une Saison, Rimbaud insiste sur sa dégradation morale et intellectuelle: «Ma vie est usée. Allons! feignons, fainéantons, ô pitié! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, mendiant, artiste, bandit, — prêtre!»130 (quatre catégories «d'hommes sans mains»!) «... tâchez de raconter ma chute et mon

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sommeil. Moi, je ne puis pas plus m'expliquer que le mendiant avec ses continuels Pater et Ave Maria. »131 Ce qu'il faudrait souligner dans la dernière citation, c'est le voisinage des mots chute, sommeil et mendiant. Cette combinaison se rencontrera encore deux fois, une fois dans Les Déserts de Vamour(?), texte à tel point onirique qu'on peut y voir un véritable compte rendu de rêve, une autre fois dans Aube, peut-être le poème en prose qui, dans l'œuvre de Rimbaud, a atteint la plus grande perfection formelle. Je pense qu'on pourrait utilement s'arrêter un peu plus longtemps à ces textes parce que leur analyse est susceptible de préciser certaines idées développées jusqu'ici. Dans Les Déserts de Vamour132 nous lisons: Cette fois, c'est la Femme que j'ai vue dans la Ville, et à qui j'ai parlé et qui me parle. J'étais dans une chambre, sans lumière. On vint me dire qu'elle était chez moi: et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière! Je fus très-ému, et beaucoup parce que c'était la maison de famille: aussi une détresse me prit! J'étais en haillons, moi, et elle, mondaine qui se donnait: il lui fallait s'en aller! Une détresse sans nom: je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis, sans lumière! La lampe de la famille rougissait l'une après l'autre les chambres voisines. Alors, la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n'en a jamais pu demander. Sans prétendre donner une explication exhaustive de ce texte (ce qui serait plutôt le travail d'un psychiatre), on pourrait faire les remarques suivantes. Dans cette Femme, qui un peu plus loin sera appelée «l'Adorable» (notons l'emploi des majuscules), il n'est pas difficile de reconnaître un being beauteous, objet d'une convoitise brutale en même temps que d'une vénération craintive. Il s'agit d'un «être de beauté» qui, comme les déesses, les dames superbes, les reines, les princesses dont Rimbaud peuple ses rêveries, fait figure d'une femme «de qualité»: elle est mondaine et habite la Ville (nous verrons encore ce que le mot ville — presque toujours appelée «splendide» — contient de résonance magique pour le petit provincial). Si Rimbaud répète trois fois sans lumière, l'obscurité dans laquelle se déroule cette scène doit avoir revêtu une signification importante. Toutefois il me semble que la valeur émotive qu'il faudrait assigner à cette notation trois fois répétée change progressivement: le sentiment qui y est investi vire de l'euphorie à l'angoisse (l'obscurité au début est d'abord (') Voir aussi Chapitre III, note (v).

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rassurante : on n'est pas vu des autres, donc la pudeur du je est respectée — mais, selon la logique du rêve, cette obscurité n'empêche pas le je de voir la femme). Avec quelle «gourmandise» (rappelons-nous l'impatience de Rimbaud visant, dans ses désirs, la «possession immédiate») le poète note: «et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière!» (remarquons le point d'exclamation). Mais voici que l'excès de l'émotion l'inhibe, l'excès mais surtout, comme il le dit expressément, la conscience que la scène se passe dans la maison de famille, la maison de sa mère: nous comprenons que la «détresse» est causée par l'interdit que l'autre «Femme», sa mère («Madame se tient trop debout ...»), jette sur cet amour clandestin.(u) Aussitôt alors la détresse se visualise, se matérialise: le je voit qu'il est en haillons et se métamorphose brusquement en petit mendiant faible et impuissant. «Haillons», «détresse», «faiblesse» ne sont que d'autres noms pour cette chute intime que Rimbaud va maintenant raconter crûment. Et comme pour signaler la victoire de l'autorité maternelle sur ce petit enfant qu'elle a si bien empêché de devenir adulte, la lampe familiale circule, moqueuse, accusatrice, comme «les yeux horribles des pontons» dont il est question dans Le Bateau ivre133 ou «l'œil de Dieu» évoqué dans U Homme juste134. (Notons que cette image de la lampe qui circule doit remonter à une expérience concrète. Rimbaud l'utilise encore dans Une Saison, où il écrit 135 : «Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres». Serait-ce un hasard que, tout de suite après cette évocation d'une lueur rougeâtre qui se déploie dans une sorte de feu d'artifice joyeux, Rimbaud continue: «Mais l'orgie et la camaraderie des femmes ( u ) Il est intéressant de remarquer combien ce texte nous paraît plus «sincère» dans son symbolisme que l'Avertissement qui le précède: on dirait que dans cet Avertissement le «conscient» de Rimbaud lui fait mentir, c'est-à-dire refouler l'essentiel du drame. Il y écrit: «Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où: sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables hommes.» Rimbaud veut nous faire accroire (ou se convaincre lui-même?) qu'il s'est développé sans mère, tout en sachant que c'est la «Mother» qui l'empêche de se développer. Le «mensonge» serait touchant dans sa maladresse (théoriquement Rimbaud aurait tout aussi bien pu écrire «sans père» par exemple, ce qui aurait été la vérité). Cependant, on peut supposer que Rimbaud n'est pas dupe, mais que, par une sorte de jeu, il travestit ici ironiquement la vérité pour brouiller les pistes.

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m'étaient interdites». On dirait que la joie que pouvait procurer la lumière rougeâtre de la lampe familiale est exclusive de l'amour). Et voilà le poète retombé dans l'état de «l'enfant gêneur, la si sotte bête» de Honte13*, de cet «enfant accroupi plein de tristesse» de la fin du Bateau ivre: «Je versai plus de larmes que Dieu n'en a jamais pu demander». Le texte des Déserts nous apprend que le mot mendiant contient toute une charge érotique que nous avons intérêt à ne pas négliger dans les autres passages où il est employé. Nous comprendrons alors que le mendiant que l'on chasse quand il a faim et soif se voit chassé du paradis de l'amour. Les lignes précédentes feront mieux comprendre aussi le poème Aube137, qu'Enid Starkie, à mon avis, a mal interprété quand elle note: «There [dans Aube] is something fiercely possessive and sensual in Rimbaud's love, as if it were lust rather than love he felt, as if nature were a living woman whom he could worship sensually with his own body, and to whom he could give the surging passion and love which he had not given yet to any woman. [Jusqu'ici on peut être d'accord avec l'auteur.] And it is not merely desire and longing which he experienced, but the final ecstasy of orgasm. This gives an intensity to his nature poetry and a quality which is not found elsewhere. »(v) L'auteur, qui croit que ce poème décrit «l'extase finale de l'orgasme», n'a pas remarqué que vers la fin du poème Rimbaud note: «A la grand' ville, elle [la déesse Aube] fuyait parmi les clochers et les dômes; et, courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais». Si l'on admet que le mot mendiant apparaît chaque fois que Rimbaud veut exprimer une «détresse», une «faiblesse», Aube ne décrirait pas l'extase de l'orgasme, mais le drame de l'impuissance. «Elle fuyait», «je la chassais» renvoient à ces phrases des Déserts de Vamour qui suivent immédiatement le passage cité: «Je sortis dans la ville sans fin. O fatigue! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. [...] je courais dans un jardin enseveli». L'imparfait de fuyais, de chassais, comme de courais, exprime bien une action qui dure, qui n'en finit pas (tout comme cette «ville sans fin»). On y reconnaît cette impuissance à atteindre un but qu'on éprouve parfois dans un rêve où l'on a le sentiment de marcher indéfiniment. «Le mendiant courant sur un quai de marbre» signifie que la somptuosité — et la dureté — de cette pierre (dont normalement on ne se sert pas pour la construction d'un quai) fait ressortir, par contraste, la pauvreté (v)

Op. cit., p. 227.

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et la faiblesse du poursuivant. Dans ce contraste se matérialise la honte qui envahit l'enfant dès qu'il s'approche de l'objet de son désir. Et on peut être sûr que la chute n'est pas loin. En effet, le poème Aube continue ainsi: En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. Il est à noter que le je a soin d'entourer de ses voiles la femme dénudée : signe d'une peur inhibitrice devant le mystère de la nudité féminine. Cette peur mérite d'être commentée un peu plus amplement, et pour bien saisir la signification de ce passage il me paraît inévitable de faire ici une digression. Soleil et Chair13*, où le Parnassien en herbe professe crânement sa foi pan-érotique, contient l'éloge, combien littéraire, de la nudité totale. Cf. ce passage: ... Cypris passe, étrangement belle, Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins, Etale fièrement l'or de ses larges seins Et son ventre neigeux brodé de mousse noire Mais le poète semble plus à son aise devant une demi-nudité: «Assise sur ma grande chaise, / Mi-nue, elle joignait les mains». (Première Soirée139), comme aussi, dans Les Etrennes des orphelins14°, la «terre est demi-nue». Le mystère du «Chanaan féminin» l'a évidemment intrigué, mais l'horreur qu'il lui inspire semble avoir prévalu. Vénus Anadyomène («Belle hideusement d'un ulcère à l'anus») est une tentative pour conjurer cette terreur par le ricanement141. Les sonnets des Stupra (surtout le deuxième et le troisième142) traduisent, par leurs obscénités détaillées, une véritable obsession. Mais, comme le fait remarquer Suzanne Bernard(w), le Chanaan féminin du dernier vers ne saurait nous tromper: la sodomie pratiquée par Rimbaud ne serait-elle pas une déviation de l'instinct sexuel dictée par la peur devant le sexe féminin? De toutes façons, la fin de la deuxième aventure, elle aussi onirique, que Rimbaud relate dans Les Déserts de Vamourli3, me paraît significative à cet égard: «Une servante vint près de moi: je puis dire que c'était un petit chien : quoiqu'elle fût belle, et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi: pure, connue, toute charmante» (à noter: «noblesse maternelle», «connue», «pure»). Mais voici l'issue piteuse de l'aventure: «Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en (w)

Ed. cit., p. 326.

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un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches»: le «coït matériel», dont Rimbaud se dit jaloux dans Stupra 7//144, ne pourra donc être consommé, et, comme dans le premier texte, la détresse l'envahira: «Puis, ô désespoir! la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit». Nous retrouvons à nouveau cette sensation d'une chute vertigineuse, exprimée ici par le mot abîmé. Mais les «toiles de navire» nous placent devant une petite énigme, qu'on pourra résoudre en se souvenant de la fin du poème Les Poètes de sept ansliS, qui contient tant de traits autobiographiques : Et comme il savourait surtout les sombres choses, Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes, Haute et bleue, âcrement prise d'humidité, Il lisait son roman sans cesse médité, Plein de lourds ciels ocreux et de forêts noyées, De fleurs de chair aux bois sidérais déployés, Vertige, écroulements, déroutes et pitié! — Tandis que se faisait la rumeur du quartier, En bas, — seul, et couché sur des pièces de toile Ecrue, et pressentant violemment la voile! Nous y trouvons un même schéma d'imagination, dont les mots-clefs semblent être: sombre {cf. «sans lumière» des Déserts), fleurs de chair (élément érotique), vertige, écroulements, pitié, qui correspondent exactement à la chute et à la détresse des autres textes. Ce qui est remarquable ici, c'est qu'aux éléments érotiques se mêlent des éléments proprement romanesques : dans leur matérialité — Rimbaud doit avoir été sensible au grenu de leur texture — et par leur symbolisme, les pièces de toile écrue ont probablement joué le rôle d'un adjuvant, d'un «analogon» dirait Sartre, dans ses jeux onanistes. L'amour est alors imaginairement vécu comme un voyage vers la terre promise du «Chanaan féminin». En «pressentant violemment la voile», Rimbaud rêve de lever l'ancre et d'appareiller, mais il ne sait pas encore que le capitaine du navire qui se présente à lui sous les traits d'Eros n'est autre que Thanatos, dont parle Baudelaire et qui nous plonge «au fond du gouffre»: la chute, le sommeil, l'écroulement seront le terme fatal de cette hardie mise à la voile. En tenant compte de ce réseau imaginatif identique dans des textes très divers, nous avons donc vu que l'hyperbole qualitative de la «nature princière» et son contraire, le sentiment d'être un mendiant, sont intimement solidaires de la dialectique du haut et du bas, où le «dégagement»

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s'annihile dans la chute. D'autre part, les figures du prince ou du mendiant dans lesquelles le poète se métamorphose sont essentiellement des êtres qui marchent, galopent, courent. Elles nous apparaissent toujours comme les avatars d'un promeneur, qui même dans le jeu de l'amour vit ses expériences existentielles comme une aventure ambulatoire. Quant à la valorisation de l'action de marcher elle-même, nous avons déjà vu comment la marche peut donner lieu à des rêveries de la danse, de l'envol et de la navigation. Elle peut avoir encore un caractère magique ou miraculeux dans la mesure où elle est sentie comme un acte créateur: elle fait surgir alors les paysages et éveille des femmes-fleurs. Dans cet ordre d'idées, on peut relever l'attitude curieuse de Rimbaud envers la personne du Christ: si, dans Les Premières Communions1*6, il l'accuse d'être un «éternel voleur des énergies», dans Une Saison en Enfer et dans la «Suite Johannique» il montrera une attention plus nuancée, où domine, semble-t-il, l'émerveillement devant l'aptitude du Christ à marcher miraculeusement. Voici un passage révélateur, dont la première phrase semble indiquer que le point de départ pourrait bien être une espèce d'hallucination provoquée lors d'une promenade réelle: «Que de malices dans l'attention dans la campagne ... Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages ... [cf. les «mille graines sauvages» de Michel et Christine1", où est décrite une «religieuse après-midi d'orage»] Jésus marche sur les ronces purpurines, sans les courber ... Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d'une vague d'émeraude ,..» 148 . Dans la «Suite Johannique», où le Christ se voit dénier tout pouvoir divin («Jésus n'a rien pu dire à Samarie»; d'autre part le paralytique se lève tout seul ...), Rimbaud ne peut s'empêcher de voir en lui un promeneur poétique(x) : «... et Jésus continua par les rues moins fréquentées. Des liserons [oranges], des bourraches montraient leur lueur magique entre les pavés. Enfin, il vit au loin la prairie poussiéreuse, et les boutons d'or et les marguerites demandant grâce au jour». Quant au texte de Beth-Saïda, que l'on a interprété dans un sens chrétien (Berrichon, Delahaye) et dans un sens anti-chrétien (Etiemble), ne peut-on supposer que, tout en étant rempli d'une certaine sympathie à la Renan pour le Christ, Rimbaud y exprime l'idée que l'homme, possédant désormais tous les pouvoirs, n'a plus besoin d'un rédempteur: le paralytique est pour lui-même son propre Christ et se lèvera tout seul. ( x ) Je suis ici le texte de l'édition Garnier (p. 198), qui apporte quelques corrections à celui de l'édition de la Pléiade.

L'HYPERBOLE

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(Cf. aussi dans Génie: «Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaietés des hommes et de tout ce péché: car c'est fait, lui étant, et étant aimé.»149) Ainsi le Christ et le Paralytique ne seraient que le dédoublement d'une même personne: le promeneur miraculeux qui — trait significatif pour notre sujet — ne veut rien avoir avec les «infâmes infirmes», les «Damnés», ces «mendiants». Et comme il a été suggéré pour le Prince et le Génie de Conte150 («Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince»), dans l'esprit de Rimbaud Jésus est probablement le Paralytique et le Paralytique est Jésus. Dédoublement «schizoïde» et «identification mystique» apparaissent ainsi comme des traits essentiels de la pensée de Rimbaud, sur lesquels on aura encore l'occasion de revenir. Mais dans ce «dédoublement» un facteur d'identité est sauvegardé: Jésus et le Paralytique sont tous deux la métamorphose du promeneur.

V (Suite 1)

B. LE BESTIAIRE DE RIMBAUD

Dans la «lettre du voyant», Rimbaud, se faisant théoricien de la poésie, déclare: «Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l'humanité, des animaux même» (c'est Rimbaud qui souligne)1. L'animalité semble donc attirer suffisamment son attention pour qu'il lui réserve une place dans sa poétique. Il est probable que Rimbaud s'est mis ici à l'école de Victor Hugo, qui avait élaboré, concernant les phénomènes de la vie, toute une philosophie où l'animal remplit une fonction spéciale.(a) Cependant en lisant attentivement l'œuvre de Rimbaud, on s'aperçoit assez vite que cette idée d'une responsabilité de la part du poète vis-à-vis des animaux n'est pas particulièrement agissante. En effet, le «bestiaire» de Rimbaud n'apparaît ni très riche ni très original, surtout quand on pense à l'exubérante imagination thériomorphe à l'œuvre dans la poésie de Victor Hugo lui-même, qui se complaît à décrire, parfois en détail, une faune extrêmement variée. D'autre part, si l'on compare la poésie de Rimbaud à celle de Lautréamont, il saute aux yeux qu'on peut à peine parler, dans le cas de Rimbaud, d'un «complexe de la vie animale» comparable à celui que Gaston Bachelard a si bien su déceler chez Isidore Ducasse.(b) Comme on sait, Gaston Bachelard insiste sur l'agressivité et la cruauté ducassiennes qui ( a ) Je pense ici à cette échelle des êtres dont il est question dans Ce que dit la Bouche d'ombre et «qui va du roc à l'arbre et de l'arbre à la bête, / Et de la pierre à toi monte insensiblement». Si dans toute bête une âme déchue est enfermée, le poète croit que cet esclavage peut prendre fin. Et ce salut, c'est à l'amour universel prôné par le poète que la bête la plus vile le devra. C'est dans ce sens donc que le poète peut «se charger des animaux». Notons encore que l'expression «voleur de feu», Rimbaud l'a rencontrée chez Hugo dans le poème Ibo, qui a sans doute exercé une grande influence sur les idées poétiques du «voyant»: «Il doit ravir au ciel austère / L'éternel feu; / Conquérir son propre mystère, / Et voler Dieu.» ( b ) Gaston Bachelard, Lautréamont.

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trouvent leur expression dans une imagination toute musculaire et dont la loi principale est celle d'une «fougueuse énergie métamorphosante»: les Chants de Maldoror sont peuplés d'animaux monstrueux chez lesquels la volonté sadique d'agression a fait naître des organes appropriés d'attaque, de déchirure, de morsure. S'il est vrai que l'imagination de Rimbaud, elle aussi, est portée à la métamorphose, au changement, au mouvement — que l'on pense à «l'être de beauté» si dynamique de Being Beauteous2 ou aux métamorphoses que dans sa poésie subissent villes et paysages, — elle est loin de se montrer aussi féconde dans le domaine de l'animalité. Il faudrait noter cependant que l'illumination Villes3 est un concert savamment orchestré d'hyperboles où un des éléments est constitué par l'animalité, dont Rimbaud retient surtout les mouvements et les cris. Ceci revient à dire qu'il ne faudrait pas s'attendre que l'étude du bestiaire rimbaldien puisse éclairer d'une façon inattendue certains aspects de sa poésie. Pourtant une telle étude pourrait avoir son utilité dans la mesure où elle confirmerait, par une sorte d'épreuve supplémentaire, certaines des analyses précédentes. Et peut-être nous révélerait-elle des détails susceptibles d'ajouter, par-ci par-là, quelques éléments à la structure de l'imagination poétique de Rimbaud. Pour ce qui est de la présentation du «bestiaire» rimbaldien, si je n'ai pas jugé opportun de suivre une méthode strictement statistique, c'est un peu pour les mêmes raisons que Gaston Bachelard a alléguées pour la voie qu'il a suivie dans son Lautréamont.(c) J'établirai donc d'emblée un classement à mes yeux significatif, sans attacher une trop grande importance aux chiffres. Cet inventaire, divisé en plusieurs rubriques, dont la valeur sera chaque fois analysée et discutée, sera précédé d'une introduction qui traite les idées de Rimbaud sur l'animalité en tant que telle. L'ANIMALITÉ

Dans les passages où il est question des bêtes en général, nous voyons ( c ) «... il nous est apparu bien vite qu'une statistique en quelque manière formelle éclairait bien peu le problème lautréamontien et même qu'elle risquait de le mal poser. En effet, se borner à repérer les formes animales dans une exacte comptabilité de leur apparition, c'est oublier l'essentiel du complexe ducassien, c'est oublier la dynamique de cette production vitale. Il fallait donc, pour être psychologiquement exact, restituer la valeur dynamique, le poids algébrique mesurant l'action vitale des divers animaux.» (Op. cit., p. 27) Je n'oublie cependant pas que le «complexe animalier» est beaucoup moins puissant chez Rimbaud; d'où l'obligation pour moi de dresser un inventaire un peu plus systématique.

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le poète exalter l'animal pour sa beauté que n'a pas avilie la loi morale. Un paganisme assez conventionnel y oppose l'élégance toute naturelle des animaux à la laideur dont le christianisme serait responsable. C'est le cas, par exemple, pour cette évocation figurant dans Enfance: «Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient» et «comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine»4. Une même supériorité naturelle semble être assignée à l'animal dans les vers suivants de Mouvement5: «Ils emmènent l'éducation / Des races, des classes et des bêtes, sur ce vaisseau / Repos et vertige / A la lumière diluvienne, / Aux terribles soirs d'étude. » Aussi l'animal signifie-t-il avant tout la joyeuse liberté érotique. Si la Nature est divine, peu de distance sépare dieux et bêtes, comme toutes les mythologies nous l'apprennent. Je regrette le temps de l'antique jeunesse, Des satyres lascifs, des faunes animaux, Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde! (Soleil et Chair") La bête est alors essentiellement, selon une formule de René Char, une «bête d'amour»: «Et tous les animaux aimaient, aimaient en Dieu!» (Ibid.) Tout cela est peu original, et Rimbaud puise ici largement dans une longue tradition culturelle, ce qui semble être le cas aussi pour les monstres marins évoqués dans Le Bateau ivre7 («... le rut des Béhémots...»). Cependant, certains autres passages montrent que tout ne repose pas sur une imagination livresque. Ainsi le vers déjà cité des Stupra «Les anciens animaux saillissaient même en course» 8 trahit, dans sa brutalité, une attention plus directe à certains phénomènes biologiques. On comprend alors cette espèce de fascination devant la «parade sauvage» (dont Rimbaud dit posséder seul la clef), qui nous montre «le plus violent Paradis de la grimace enragée», où «des drôles très solides [...] mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. »9 On ne s'étonnera pas non plus que, durant le «saccage du jardin de beauté», relaté dans Conte10, bêtes et femmes subissent le même sort: «Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées» et «Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe». Mais: «Les femmes réapparurent» et «les belles bêtes existaient encore.» Tout cela n'a pas grand'chose à voir avec cette «philosophie» de Hugo à laquelle Rimbaud fait allusion dans la «lettre du voyant» et

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selon laquelle l'animalité serait un état où les âmes tomberaient sous le poids de leurs péchés. Rimbaud s'en souviendra pourtant au moment où il se débattra avec le problème du mal qui l'a enfermé dans son «enfer». Une allusion très nette à cette philosophie se rencontre dans le passage déjà commenté, où il est justement question de chute et de sommeil: «Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil. » u (On dirait que Rimbaud, employant la formule «vous qui prétendez que», est maintenant sceptique à l'égard de cette philosophie). Dans d'autres passages d'Une Saison encore, l'animalité est vécue comme une déchéance (ce qui nous éloigne de l'exaltation païenne); c'est le cas lorsque Rimbaud s'exclame: «je ne comprends pas les lois; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute: vous vous trompez...», «Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre»12, ou: «Quelle bête faut-il adorer?», ou lorsqu'il s'attendrit sur le «bétail de misère»13. Notons encore que la violence tant de fois vantée par le poète peut associer la colère des orages, la destruction par les armées et la férocité animale: « — Ici va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes et les Solymes, et les bêtes féroces et les armées. » 14 Pour ce qui est de Comédie de la Soif, on a déjà attiré l'attention sur le fait que la solidarité affirmée avec le règne animal constitue pour le poète la dernière étape dans sa tentative d'échapper à la condition humaine avant la fusion quasi mystique avec la Nature. Après ces quelques remarques sur l'animalité en général, regardons de plus près les divers animaux qui apparaissent dans l'œuvre de Rimbaud. S'il n'est pas possible d'établir un classement rigoureux, l'inventaire qui suit s'organise assez naturellement en deux groupes principaux: les animaux qui volent et qui symbolisent donc le «dégagement rêvé», et les animaux qui incarnent, aux yeux du poète, la marche ou la course (le cheval y prend une place prépondérante). Quelques autres éléments du bestiaire rimbaldien peuvent être rattachés dans une certaine mesure à l'un ou à l'autre de ces groupes; d'autres, en revanche, doivent être traités isolément.

OISEAUX ET INSECTES

Pour ce qui est de cette classe d'animaux, l'essentiel a été déjà dit au chapitre IV, dans les passages consacrés aux rêveries de l'envol. Avant

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de donner encore quelques précisions supplémentaires, notons simplement que dans le bestiaire de Rimbaud l'oiseau occupe de loin la première place par le nombre de fois qu'il est évoqué, soit que Rimbaud emploie le mot oiseau, soit qu'il parle d'ailes, de voler, etc.. Comme nous l'avons vu, l'oiseau apparaît dans la poésie de Rimbaud surtout pour exprimer le mouvement ascensionnel de l'imagination. C'est probablement une des raisons pour lesquelles le «volucraire» de Rimbaud est peu différencié. Une dizaine d'oiseaux seulement y sont cités par leurs noms, pauvreté qui frappe quand on pense à la grande variété des volatiles présents dans l'œuvre de Victor Hugo par exemple, où est exploité à fond le symbolisme — en partie traditionnel — de l'oiseau. Ainsi nous trouvons mentionné, chez Rimbaud, le doucereux ROSSIGNOL (dans le vers bien conventionnel: «Astarté fit chanter [...]/ Le rossignol aux bois et l'amour dans les cœurs»15), le BOUVREUIL («Les Dieux, au front desquels le Bouvreuil fait son nid»; «Et l'on voit épeuré par un bouvreuil / Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille»16), la FAUVETTE («Laissez les fauvettes de mai / Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne [...]/ La défaite sans avenir»17 — ici le joli chant de cet oiseau doit consoler les faibles qui ne peuvent pas partager la rude liberté des «chers corbeaux délicieux»). Quant au CYGNE, on voit glisser «amoureusement le grand Cygne rêveur»18, tandis que sur la mer de Sorrente les «cygnes vont par milliers»19. Le CONDOR romantique n'apparaît que pour être ridiculisé dans un poème du séminariste amoureux20, et le PAON n'est évoqué que bien allégoriquement («Tes palsambleu bâtards tournant comme des paons»21). Tout cela est donc maigre, et l'on peut dire qu'il n'y a que trois espèces d'oiseaux assez gros que Rimbaud juge dignes d'une certaine attention : les pigeons, les corbeaux et les coqs. Les PIGEONS, dans les premiers poèmes encore solennellement appelés «colombes», semblent bien avoir intrigué Rimbaud: leur envol bruyant et multiple a dû correspondre au sentiment joyeux d'un éveil énergique. Déjà dans les vers latins, les colombes jouent un grand rôle (cf. «puis battant des ailes autour de moi, elles me ceignirent la tête [...], elles m'enlevèrent, léger fardeau, dans les airs...» 22 ), mais Le Bateau ivre aussi parle de leur dynamisme exaltant: «L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes». Dans les Illuminations nous trouvons une évocation qui rappelle les colombes des vers latins. Mais ce qui y est intéressant au point de vue poétique, c'est que Rimbaud a su défaire l'image de toute la crasse mythologique ou symbolique pour la présenter à la rêverie du lecteur

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dans l'éclat de sa matérialité concrète: «Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée» (Vies23). Il s'agit ici de pigeons oniriques, car ils entourent la pensée, et non la tête; ils sont cependant d'un dynamisme très concret, qui s'exprime conjointement à trois niveaux sensoriels : celui du mouvement, celui de la vue, celui de l'ouïe, («envol», «écarlates», «tonne»), et l'on peut dire que c'est dans de telles synthèses que réside la force poétique de Rimbaud. Pour Rimbaud le pigeon est donc par excellence l'oiseau de la vigueur, et l'on pourrait très bien, je crois, s'imaginer sous leur forme le «Million d'oiseaux d'or, ô future vigueur» dont parle Le Bateau ivre. Le même dynamisme vigile est confié aux tourterelles, dont il est question dans Veillées24 : Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage. La mer de la veillée, telle que tes seins d'Amélie. Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée. Et c'est ainsi également que «Les pigeons qui tremblent dans la prairie» de Comédie de la Soif25 représentent exactement la «future vigueur». (Nous avons déjà vu, au chapitre IV, comment le «tremblement», le «remuement», le «bourdonnement» contiennent la promesse d'un essor victorieux). On ne s'étonne donc pas de voir dans Bottom26 le poète se métamorphoser en une espèce de pigeon (un «gros oiseau gris-bleu, s'essorant vers les moulures du plafond»), un pigeon, hélas, qui manque de vigueur auprès de sa dame et qui va «traîner l'aile dans les ombres de la soirée». Une même vigueur habite les CORBEAUX, eux aussi volant en «troupeaux», mais dont la voix rauque et le plumage noir expriment bien les joies de l'agressivité. Le corbeau sera donc tout naturellement de la fête au bal des pendus: «Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées»27. Mais il ne s'agit là que d'une image conventionnelle. Le poème Les Corbeaux28 nous renseigne un peu mieux sur l'amour que Rimbaud porte à ces oiseaux funèbres (amour où il entre pas mal de littérature, des réminiscences de Hugo, je pense, et peut-être du Raven de Poe), même s'ils devaient symboliser la défaite française en 1871.(d) D'ailleurs toute une imagerie militaire anime La Rivière de Cassis29 : Que le piéton regarde à ces claires-voies: Il ira plus courageux. Soldats des forêts que le Seigneur envoie, Chers corbeaux délicieux! ... (d)

Cf. la notice aux pages 384-385 dans l'édition de Suzanne Bernard.

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Le COQ, lui, joue dans la poésie de Rimbaud un rôle assez important. Si le mot coq y possède toujours une forte charge symbolique (d'autant plus intense qu'elle se prête difficilement à une interprétation univoque), le poète ne glisse pas vers l'abstraction purement allégorique: il a pris soin de le placer dans son contexte de telle manière que l'image du coq garde toute la fraîcheur d'une évocation concrète. Ainsi Rimbaud réussit la performance difficile qui consiste à faire d'un symbole d'usage (fortement conventionnalisé et intellectualisé) une image personnelle d'une grande puissance onirique. Comme on pouvait s'y attendre(e), le chant du coq est intimement lié, chez Rimbaud, à la notion de bonheur. Ce bonheur c'est l'euphorie que fait naître en lui l'éveil du monde annoncé, provoqué même par le chant du coq. Rimbaud l'éprouve comme une grâce, comme un don qui lui est fait. Saisi alors par une sorte d'extase, le bref moment indéfinissable du lever du jour est vécu comme une éternité. C'est ce qui ressort de la lettre qu'en juin 1872 Rimbaud a envoyée de Paris à son ami Ernest Delahaye. Il y écrit: «Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq heures du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée SaintLouis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit; tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres: c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. »30 On comprend le bonheur qui saisit Rimbaud: après une nuit consacrée au travail il a la sensation d'assister à un événement capital: le chant des oiseaux relègue la nuit laborieuse dans le passé («c'est fini») et fait advenir le futur où tout devient possible. En même temps la continuité de la durée est abolie pour faire place à cet instant «indicible» qui ressemble à l'éternité. Le bonheur éprouvé est cependant fait de deux éléments apparemment contradictoires, car en lui se conjuguent le dynamisme d'un désir tendu vers le futur et l'apaisement d'un cœur comblé par l'instant. Le moi, se lançant maintenant dans le monde qui renaît, se sent curieusement exalté, et en même temps un ravissement, une sorte de dépersonnalisation s'opère. J.-P. Richard(') parle d'un «creux temporel» d'un ( e ) Gilbert Durand, op. cit., p. 155, signale que «le mazdéisme assimile le soleil à un coq qui annonce le lever du jour, et nos clochers chrétiens portent encore cet oiseau qui symbolise la vigilance de l'âme en attendant la venue de l'Esprit, la naissance de la grande Aurore. C'est donc ici la puissance bienfaisante du soleil levant, du soleil victorieux de la nuit qui est magnifiée.» Ceci peut être rattaché au symbolisme solaire étudié par Marc Eigeldinger. (') Mes analyses s'inspirent, en partie, de l'étude de J.-P. Richard, dont le point

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«hiatus sensible nommé aube». Comprenons que ce «creux» est la plénitude et que cet «hiatus» est une force liante, qui réconcilie le moi et

le monde dans une «commune présence». Bonheur précaire, éternité brève, qui ne dure peut-être pas plus longtemps que le chant du coq. C'est ce qui ressort clairement du poème O Saisons, ô châteaux31(g), qui date de la même époque (juin 1872) et auquel je voudrais m'arrêter quelques instants pour mieux pouvoir dégager toute la valeur symbolique qui, dans la poésie de Rimbaud, est attachée au coq. O Saisons, ô châteaux, Quelle âme est sans défauts? O saisons, ô châteaux, J'ai fait la magique étude Du Bonheur, que nul n'élude. O vive lui, chaque fois Que chante son coq gaulois. Mais! je n'aurai plus d'envie, Il s'est chargé de ma vie. Ce Charme! il prit âme et corps, Et dispersa tous efforts. Que comprendre à ma parole? Il fait qu'elle fuie et vole! O saisons, ô châteaux! [Et, si le malheur m'entraîne, Sa disgrâce m'est certaine. Il faut que son dédain, las! Me livre au plus prompt trépas! — O Saisons, ô Châteaux!] La «magique étude» dont il est question ici, semble renvoyer à cette habitude qu'a adoptée Rimbaud de travailler la nuit, comme il le dit dans sa lettre à E. Delahaye. Seul, dans l'obscurité faiblement éclairée par la bougie, il a dû se sentir un alchimiste acharné à réaliser le Grand Œuvre : la création poétique, à ses yeux, est faite d'immenses efforts pour produire «force et beauté», le «bonheur» ne s'obtenant que par une âpre application.( h ) Mais voici que les premières lueurs de l'aube, «dispersant tous de départ est justement la description de cette «heure indicible» de l'aube, op. cit., pp. 189-190. ( g ) Pour des raisons de commodité je reproduis ici le texte d'après l'édition de Suzanne Bernard, p. 179. Pour la discussion concernant l'établissement du texte et les variantes, voir l'Edition de la Pléiade, pp. 707-709. (») Cf. aussi: «Mais la noire alchimie et les saintes études / Répugnent au blessé,

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efforts», éclairent cette agitation fébrile. Cette concentration dynamique du moi n'était-elle pas figurée et stimulée par le cercle de lumière à l'intérieur duquel le «savant» s'était réfugié pendant la nuit? Et tout à coup le miracle se produit: le bonheur si laborieusement et si méthodiquement poursuivi pendant la nuit, c'est le coq qui l'apporte comme un don gracieux, un charme dépersonnalisant qui se charge de la vie du sombre savant d'orgueil. L'égoïsme infini de l'adolescence, cette volonté d'affirmer le pouvoir illimité du moi studieux, s'évanouit devant la grâce du monde qui s'offre généreusement, sous la forme d'un paysage enchanté. En effet, comme le note W. M. Frohock, qui refuse les interprétations trop ésotériques des mots saisons et châteaux, Rimbaud évoque ici très sommairement un paysage idéal.(') Notons en passant que, d'après les brouillons décryptés par Bouillane de Lacoste, le premier jet, raturé plus tard, du premier distique a été: «Les saisons et les châteaux / Où court ou vole ou coule»; il ne s'agit donc pas d'un paysage contemplé comme un tableau statique, mais d'un paysage auquel l'imagination ambulatoire de Rimbaud confère toute sa mobilité. Toutefois un aspect important devra maintenant être relevé, à savoir que le bonheur évoqué est, dès le début, compromis du fait que le poète, qui se demande: «Quelle âme est sans défauts?», se voit placé devant un problème moral. Ce problème pourrait se formuler ainsi: le devoir de l'homme réside-t-il dans l'action, l'effort, le travail consacré à «la force et à la beauté», ou dans l'abandon passif à «l'enchantement»? Pour éclaircir ce problème il sera utile de se référer au passage d'Une Saison (cet examen de conscience) où Rimbaud cite ce poème. Nous y lisons38: «je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement». Quelques lignes plus loin toutefois on trouve: «Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver! ma vie serait toujours trop immense pour être vouée à la force et à la beauté». Il y a donc des moments où le sombre savant d'orgueil»32, «Aux terribles soirs d'étude»83, «paix des rides / Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux»34, «Je suis le savant au fauteuil sombre»36, «Je suis un inventeur bien autrement méritant» [...] «Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite»36, «Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante...», «Ah! l'égoïsme infini de l'adolescence, l'optimisme studieux»37. (') Op. cit., p. 159: «From what has been said above about the relation of felicity to nature, to light, and eventually to weather, and from the recognition of the elements which keep turning up in Rimbaud's internal landscape, the thrice repeated cry, O Saisons, 6 châteaux, becomes intelligible. Seasons are weather, and châteaux are a prominent, perhaps dominant, feature of the landscape his imagination has dwelt upon. They have been the focus of his poetic activity, of his search for felicity.»

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bonheur qu'apporte l'expansion infinie de l'être est considéré comme une trahison de la concentration volontaire qu'exige «l'étude»: cette expansion contiendrait le risque d'une perte du moi, proche de l'anéantissement, de la mort. C'est pour cette raison probablement que Rimbaud peut dire que la dent du bonheur (associé de nouveau au coq) est douce à la mort: «Le Bonheur! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes» (par les plus sombres villes il est probable que Rimbaud fait allusion à Paris, d'où il avait écrit sa lettre à Ernest Delahaye). Paradoxalement donc, le chant du coq, qui annonce l'éveil du monde, qui parle d'une véritable renaissance (dans les Brouillons on lit: «le monde me parut très nouveau»39), se trouve associé à l'idée de la mort. D'autre part, les mots latins de ce texte suggèrent une atmosphère mystique, un véritable envoûtement que Rimbaud doit avoir connu dans son enfance (cf. Les Premières Communions40) et qui, peut-être sous l'influence de Verlaine, lui revient à la mémoire pendant la période où, comme le dit Verlaine, il «travaille (lui!) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple. » N'oublions pas que dans les Brouillons41 il parle aussi des «magies religieuses» par lesquelles il avait été damné et des «élans mystiques» qu'il dit haïr maintenant. Du reste, le «coq gaulois», symbole de toutes les sorcelleries celtiquesQ, (dans les Brouillons, le Christ ne vient que pour «les hommes forts») confirmerait peut-être, comme pour Pierre, le reniement de Jésus. Le poème O Saisons, ô châteaux montre donc un schéma imaginatif que l'on pourrait résumer ainsi: réveil du monde — bonheur entrevu — bonheur compromis — défaite du moi. Or il est curieux de constater que ce même schéma se retrouve dans Aubei2, du moins si l'on tient compte de la version manuscrite de O Saisons, et non pas de la version figurant dans le n° 9 de La Vogue de 1886, où manquent les deux derniers distiques.(k) En effet, après le bonheur évoqué au début, et qui, en (') C'est du moins ce que pense J. P. Houston, qui écrit, op. cit., p. 183: «The Gallic cock is here not a Revolutionary patriotic symbol, as it is usually, but the emblem of the poet's dangerous initiation: Gaul was a country of strange magic rites.» ( k ) Notons cependant que la répétition du refrain en fait un poème circulaire. Cet aspect formel est important; aussi peut-on être d'accord avec W. M. Frohock, qui dit, op. cit., p. 160: «Thus, O Saisons, 6 châteaux can be read as a brief account of a poet's development. It may thus be significant that it finishes as it begins, with a salute to the materials of his occupation. A poem of reconciliation with one's destiny does not have to be a shout of triumph. It is perhaps enough to expect of his poetic process that once in a while it bring him a sort of beatitude even if, at other times, it should fail wretchedly to do so. He recognizes his limitations and, for this moment at least, is willing to take them — and himself—as they are. It is true that such poems, in which

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prenant âme et corps (le mot Charme doit être lu avec majuscule), devient une personne tout comme l'Aube, présentée, elle, sous les traits d'une déesse, il est question d'un malheur qui entraîne le poète vers la mort. Dans la version du poème que reproduit Une Saison, la parenté avec Aube est encore plus visible. Là, les deux derniers distiques sont remplacés par un seul: «L'heure de sa fuite, hélas! sera l'heure du trépas», où la fuite du Charme renvoie à la fuite de la déesse d'Aube. On pourra relever aussi que le sentiment de honte, qui, dans Aube, est responsable de l'image du mendiant courant sur les quais de marbre, est exprimé dans ce poème par les mots disgrâce et dédain : le Charme, en retirant sa grâce et son estime, devient malheur et livre le poète au trépas, qui, Rimbaud a soin de le noter, est «prompt», de même que dans Aube la chute est d'une extrême rapidité. Mais ce qui nous intéresse surtout ici, c'est que les deux poèmes, dont le développement dramatique montre un certain parallélisme, mentionnent expressément le coq. Aube, toutefois, exalte davantage le dynamisme vigoureux du je: tandis que dans O Saisons c'est le coq qui semble éveiller le bonheur du monde nouveau, le je d'Aube se montre si vigilant qu'il devance même le coq, auquel il «dénonce» fièrement la déesse. Par ailleurs, on a l'impression qu'il existe une sorte de rivalité amicale entre le coq et Rimbaud, une connivence de deux compères à l'affût d'une «bonne fortune»^ 1 ) C'est ce qui ressort aussi de cette phrase d'Après le Déluge, ce poème qui, comme Aube et O Saisons, nous parle d'une éblouissante renaissance du monde: «Une porte claqua, et, sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée. >>43(m) Ici le même enfant démiurge que nous avons vu à l'œuvre dans Aube participe à la création du monde. Quand le coq, symbole de la vie nouvelle, est absent des villages, c'est he does not cry out in frustration or defeat, are rare in Rimbaud's work. More often he ends suspended between the two flowers he cannot reach.» O W. M. Frohock, op. cit., p. 159, n'exclut pas une signification sexuelle de l'expression «le coq gaulois» dans O Saisons: «Whatever the meaning of le coq gaulois — and a sexual one is not automatically excluded — his felicity clearly takes the form of a delight for which, in turn, he pays by a kind of paralysis. Impotence follows bliss, and so does helplessness.» ( m ) Il me semble peu important qu'il s'agisse ici de coqs de clocher et non pas d'un volatile de basse-cour. Pour l'imagination, un coq de clocher peut chanter, comme le cocorico triomphant du coq réel le fait percher à une hauteur d'où il domine le monde. Rien d'étonnant donc que la phrase d'Aube où Rimbaud introduit le coq soit immédiatement suivie d'une phrase mentionnant «les clochers et les dômes».

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signe que la mort y a passé. Dans la seconde section d'Enfance11, qui nous décrit un monde fantomatiquement négatif (il est peuplé d'êtres morts ou absents; châteaux, églises, maisons, loges y sont vides et inhabités: «il n'y a rien à voir là-dedans»), nous ne sommes donc pas étonnés de lire: «Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. » L'analyse faite du «volucraire» de Rimbaud semble confirmer ce qui a été déjà observé au chapitre IV, à savoir «que l'onirisme de Rimbaud se caractérise moins par le rêve du vol, du vol plané, dans un éther absolu, que par l'énergie de l'envol, qui nous dit le bonheur d'une pesanteur qui va être vaincue. L'oiseau n'est donc pas tellement cette pointe extrême là-haut dans le ciel, il est plutôt l'aile qui va se déployer, la source qui jaillit. » Pigeons, corbeaux, coqs nous parlent, il est vrai, d'une vigueur ou plutôt d'une promesse de vigueur, mais il semble que Rimbaud ne puisse jamais aller au bout de la véhémence libératrice inscrite dans l'image de l'aile. C'est ce qui explique peut-être l'absence de l'alouette dans la poésie de Rimbaud. Pourtant cet oiseau, qui a toujours fasciné l'imagination des hommes, était devenu un symbole littéraire traditionnel que Rimbaud aurait pu prendre à son compte parmi tant d'autres topoi; par ailleurs il a eu tout loisir d'observer pendant ses promenades son vol vertigineusement vertical et l'intense scintillement de son chant. Rimbaud, si sensible à la «première ardeur du jour» incarnée dans le coq, aurait-il été trop terrien pour apprécier l'énergie sublimée et finement concentrée dans cette «extrême braise du ciel» dont parle René Char, lui aussi promeneur matinal?( n ) Rappelons ici que (n)

Dans son poème L'Alouette: Extrême braise du ciel et première ardeur du jour, Elle reste sertie dans l'aurore et chante la terre agitée. Carillon maître de son haleine et libre de sa route. Fascinante, on la tue en l'émerveillant.

Ce poème illustre bien, à mes yeux, la différence entre l'imagination de Rimbaud et celle de Char. Si Char, comme Rimbaud, est sensible à l'instant indicible prenant figure d'éternité (exprimée ici par le verbe rester), il ne connaît pas cette tioublante propension de Rimbaud à l'autodestruction. A la dangereuse fascination exercée par l'alouette, il oppose virilement son propre pouvoir d'émerveillement. Chez Char aussi, la mort est de la fête, mais une mort donnée et non pas subie, comme c'est le cas pour Rimbaud, dans la honte et la défaite. «La force et la beauté» dont parle Rimbaud, culminent, chez Char, dans l'allégresse de l'acte sadique. Le masochisme de Rimbaud le fait succomber au charme qui se saisit de lui. Si l'alouette est oiseau-flèche et symbole de pureté, comme le note G. Durand, nous ne nous étonnons pas qu'elle ait toujours provoqué des rêves de cruauté, comme il ressort de la chanson où la «gentille alouette» subit les pires outrages: «Je te plumerai le bec», etc.

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Gilbert Durand, utilisant les observations de Bachelard, note «que l'oiseau désincarné typique était l'alouette, oiseau difficile à voir, volant très haut et très vite, oiseau ouranien par excellence qui, dit J. Renard, vit au ciel. L'alouette est «pure imagination spirituelle qui ne trouve sa vie que dans l'imagination aérienne comme centre des métaphores de l'air et de l'ascension». Nous voyons se dessiner, sous l'image si peu animale de ce pur oiseau, l'isomorphisme avec la pureté même et avec la flèche. »(°) Quant à «l'angélisme», qui n'est que la sublimation extrême de la rêverie ornithologique, nous avons déjà vu qu'après une première période de naïve confiance Rimbaud est troublé par le scepticisme de l'ironie. Ces remarques peuvent être complétées par la constatation d'un phénomène assez curieux: l'insistance avec laquelle Rimbaud parle des excréments d'oiseaux. Je pense aux passages suivants : Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier, Mille Rêves en moi font de douces brûlures. ('Oraison du Soir45) Et de lourds papillons d'éclat Fientent sur la Pâquerette. En somme, une Fleur, Romarin Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle Un excrément d'oiseau marin? Incague la mer de Sorrente Où vont les Cygnes par milliers; (Ce qu'on dit**) Presque île, ballotant sur mes bords les querelles Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds. (Le Bateau ivre") Quelque chose comme un oiseau remue un peu A son ventre serein comme un monceau de tripe! (Accroupissements48) Un noir angelot qui titube, Ayant trop mangé de jujube. Il fait caca... (L'Angelot maudit**)

Il ne faudrait certainement pas oublier que la plupart de ces passages ont été pris dans des poèmes appartenant à une certaine épôque (1871) où Rimbaud vivait dans la contrainte. Georges Izambard note: «depuis longtemps j'ai deviné d'où proviennent les réflexes étranges, irrésistibles, (°) Op. cit., pp. 133-134.

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que suscite, dans son écriture et dans son verbe, chaque nouvel affrontement avec sa mère. Ça le prend comme une fièvre éruptive: une floraison d'images scatologiques, un débagoulement de bile caustique et limoneuse, ce que j'appelle son degueulare superbos.»(p) Aussi J.-P. Richard peut-il écrire à propos de cette période: «Pour lui pas d'autre choix que celui du mièvre ou de l'obscène, point de milieu entre l'excrément et la petite fleur bleue. A partir des derniers poèmes au contraire, et surtout à partir des Illuminations, tout change. »(q) Cependant, même si les textes d'où ces passages ont été tirés, ont souvent un ton de blague, le rêve d'une sorte d'oiseau intestinal («chtonien», dirait Gilbert Durand), possède un aspect sérieux, à preuve le fait qu'il réapparaît dans le très sérieux Bateau ivre. L' «excrément d'oiseau», ce rêve qui fait en lui «de douces brûlures», ne serait-il pas la synthèse de la sombre intériorité et de l'envol purificateur? Le «remuement» de l'oiseau-tripe dy Accroupissements indiquerait alors, dans sa saleté, une réalité analogue au très pur «remuement calme» dans Les Poètes de sept ans50, ou aux «vibrements divins des mers virides» de Voyelles51, ou aux «pigeons qui tremblent dans la prairie» de Comédie de la Soif52, dont il a été déjà parlé: l'envol libérateur est annoncé ou suggéré, soit qu'il se prépare mystérieusement dans les profondeurs de l'être, soit qu'il y reste bloqué par des pouvoirs néfastes. (Mais la saleté n'est pas toujours négative: les «sales mouches bombinant autour des puanteurs cruelles» prédisent la pureté à venir). Ceci m'amène à parler des INSECTES, et plus spécialement des MOUCHES que Rimbaud aime à évoquer. Après ce qui vient d'être dit, je pourrai me contenter de citer des passages où il en est question. (Notons cependant que, un peu en opposition avec ce que dit J.-P. Richard, la catégorie du sale a parfois encore, chez Rimbaud, une valeur positive dans des textes postérieurs aux premiers poèmes). A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, (Voyelles63) Ainsi la prairie A l'oubli livrée, Grandie et fleurie D'encens et d'ivraies Au bourdon farouche De cent sales mouches. (Chanson de la plus haute tour54) (p) («)

Georges Izambard, Rimbaud tel que je l'ai connu (Paris, 1946), p. 152. Op. cit., p. 198.

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A ma sœur Léonie Aubois d'Ashby. Baou! — l'herbe d'été bourdonnante et puante. — Pour la fièvre des mères et des enfants. (Dévotion66) Oh! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon! (Une Saison66) Dans les Brouillons ce passage se lit ainsi: «Le soleil souverain donnait vers une merde, dans la vallée de la [illisible], son moucheron enivré au centre à la pissotière de l'auberge isolée, amoureux de la bourrache, et (qui va se fondre en un rayon) dissous au soleil. »57 Une mouche plus décorative se trouve dans la plutôt mièvre Première Soirée58 : Je regardai, couleur de cire, Un petit rayon buissonnier Papillonner dans son sourire Et sur son sein, — mouche au rosier. Pour ce qui est du PAPILLON, son vol innocemment enfantin, évoqué ici, devient plus fantastique dans De tes noirs Poèmes, — Jongleur! Blancs, verts, et rouges dioptriques, Que s'évadent d'étranges fleurs Et des papillons électriques! (Ce qu'on dit69) Dans le même poème il est encore question d'insectes pondeurs, tandis que les LIBELLULES sont associées sarcastiquement aux pauvres rêves érotiques des assis80 : Des fleurs d'encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules — Et leur membre s'agace à des barbes d'épis. Plus mélancolique, le papillon du Bateau ivre61 est l'image à laquelle se réduit finalement tout un rêve grandiose. Mélancoliques aussi «les derniers papillons», insatisfaits comme le poète, de Comédie de la Soif62. Les HANNETONS, insectes peu poétiques aux yeux de Rimbaud (dans Ce qu'on dit63 il les oppose aux crotales exotiques), contrastent, par leur lourdeur, avec ces frêles papillons : «Voici hannetonner leurs troupes... » : il s'agit des troupes versaillaises, «lourdes et bêtes, comme des hannetons», dévastatrices aussi (Chant de guerre parisien84). Voilà donc pour ce qui est des animaux volants — oiseaux et insectes — que nous rencontrons dans l'œuvre de Rimbaud.

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Il est curieux d'observer que Rimbaud a témoigné d'une certaine sympathie pour quelques bestioles jugées plutôt répugnantes: ainsi 1'ARAIGNÉE, la CHENILLE, la PUNAISE sont enviées pour la félicité qu'elles goûtent innocemment, comme la TAUPE, dans l'obscurité bienfaisante qui ressemble à l'inconscient: «J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre: j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité. » 65 Cette phrase est un condensé du brouillon, plus explicite, qui dit: J'ai réfléchis (sic) aux (sic) bonheur des bêtes; les chenilles étaient les foules (sic) [illisible] [petits corps blancs] innocen des limbes: [Varaignée romantique faisait Vombre] romantique envahie par l'aube opale; la punaise, brune personne, attendait [mots illisibles] passionnée. Heureuse le [somm] la taupe, sommeil de toute la Virginité! Je m'éloignais [du contact] Etonnante virginité d'essay, avec une espèce de romance.69 Cette «araignée romantique» est probablement celle que Victor Hugo disait aimer (dans les Contemplations) : J'aime l'araignée et j'aime l'ortie Parce qu'on les hait Parce qu'elles sont toutes deux victimes De la sombre nuit. Chez Rimbaud, elle est même si romantique qu'elle mange des violettes: «Mais l'araignée de la haie / Ne mange que des violettes» 67 (Et nous savons que ces fleurs évoquent pour Rimbaud une douce mort dans la fraîcheur humide d'une nature maternelle). Si la TAUPE partage avec les bestioles plutôt laides que sont l'araignée et la chenille le privilège de représenter un bonheur virginal (mais toutes trois n'ont-elles pas un aspect duveteux évoquant la douceur innocente d'un nid? Cf. encore les élèves «qui vivaient à l'étude comme des taupes, rentassés, enfoncés dans leur ventre»), voici I'ESCARGOT, avec sa bave empoisonnée, que Rimbaud associe au sommeil: Fenêtre du duc qui fais que je pense Au poison des escargots et du buis Qui dort ici-bas au soleil. (Bruxelles**) Le CRAPAUD, vivant lui aussi dans des endroits sombres et humides, n'est pas toujours cité avec dégoût: «Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. »®9 (Mais le mobilier

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de l'écœurant frère Milotus comprend aussi «des escabeaux, crapauds étranges, [...] blottis / Aux coins noirs»70). La sympathie manifeste de Rimbaud pour ces petites bêtes (n'oublions pas non plus les braves «petits poux» qui, mourant entre des «doigts fins terribles et charmeurs», procurent à l'enfant une étrange sensation de volupté71) ne reposerait-elle pas sur un «rêve lilliputien», une «gulliverisation» qui, comme le note Gilbert Durand( r ), «part toujours d'une fantaisie de l'avalage»? De toute façon, pour la rêverie, manger les tendres violettes n'est rien autre que fondre et expirer dans leur fascinante humidité, comme avaler le poison mystérieux de l'escargot nous fait entrer dans sa coquille protectrice. (et les autres images animalisantes de la marche) En ce qui concerne cet animal, on constate que le poète a été surtout sensible à sa vigueur; au fond, le cheval, dont tout l'être semble se résumer dans son allure fière et élégante, est la plus parfaite incarnation de l'énergie ambulatoire. Aussi apparaît-il aux moments où Rimbaud sent le besoin d'exprimer hyperboliquement un élan énergique. Plus terrestre que l'oiseau, le cheval évoque davantage l'euphorie musculaire de la marche. Et comme presque toujours dans son évolution poétique, Rimbaud réussit, pour cette image aussi, à la décanter progressivement, à lui enlever ce qu'elle pourrait avoir de convenu pour ne conserver que son pouvoir d'évoquer la sensation nue. Dans Le Forgeron13, la marche vengeresse du Peuple est encore décrite avec un luxe de détails qui sent la bonne rhétorique traditionnelle: LE CHEVAL

Et, comme des chevaux, en soufflant des narines Nous allions, fiers et forts, et ça nous battait là... Nous marchions au soleil, front haut, — comme cela — Dans Paris! ... Cette comparaison paraît poétiquement assez faible à côté de la surprenante évocation, non affadie par l'emploi d'adjectifs ou de circonstancielles, que nous trouvons dans Jeunesse74 : Les calculs de côté, l'inévitable descente du ciel et la visite des souvenirs et la séance des rhythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l'esprit. (r) Op. cit., p. 224. Sur cette «gulfiverisation» dans la poésie de Rimbaud, il faudrait lire le commentaire que Gaston Bachelard a donné des deux vers de Ma Bohème72 : Petit Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse. Voir aussi, au Chapitre VC, l'analyse de l'image de l'auberge.

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— Un cheval détale sur le turf suburbain et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables... La vision fulgurante de ce cheval malheureux au galop fait pour ainsi dire une brèche dans la demeure spirituelle où le poète studieux s'était enfermé; s'ouvre alors l'espace tragiquement laid de la zone industrielle d'une ville moderne, espace qui va se confondre avec celui de la mémoire où apparaissent des êtres malheureux (femmes de drame, desperadoes), avatars du désespoir du jeune Arthur lui-même: «De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. » Le pur élan, transcendance non entravée, domine dans l'image de «la cavale longtemps, si longtemps oppressée, qui s'élance de son front» et qui figure la Pensée (Soleil et Chair™). D'autres passages encore témoignent de la force incarnée dans le cheval : Oh! voilà qu'au milieu de la danse macabre Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre (Bal des pendus1*) Et assez curieusement les mains de Jeanne-Marie sont appelées «plus fortes que tout un cheval». Au moment du désespoir, vigueur et force peuvent évidemment se tourner contre le poète, qui souhaite alors être piétiné: «Feu! feu sur moi! Là! ou je me rends. — Lâches! — Je me tue! Je me jette aux pieds des chevaux!»77 Le poème Ornières78 raconte à quel point le «défilé de féeries» a enchanté Rimbaud, qui assiste «au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés». Et quand, dans Une Saison, il oppose la patience requise par le travail et la science à la rapidité de la connaissance mystique (dans laquelle il ne peut plus croire), il trouve tout naturellement cette image: «— Qu'y puis-je? Je connais le travail; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien.»79 Etre cheval ou être cavalier, pour la rêverie c'est la même chose. Ophélie, dont le cœur était trop doux, est morte de n'avoir pas su épouser la fougue et l'élan vers «l'âpre liberté» de son «beau cavalier pâle» {Ophélie?0). Le prince de Conte, ce surhomme dont rêve Rimbaud, rencontre le Génie «un soir [qu'] il galopait fièrement»81, et dans Une Saison nous trouvons cette évocation d'une «vie antérieure»: «Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne. »82 Au cheval, dont la fougue est aussi sentie comme ardeur sexuelle,

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s'attachent souvent des valeurs érotiques. Les Stupra montrent crûment que cet aspect n'a pas échappé à Rimbaud: «d'ailleurs l'homme au plus fier mammifère est égal»; hélas, dans le malaise moral qui le jette dans l'obscénité, Rimbaud souffre d'un complexe de castration: «le cheval / Et le bœuf ont bridé leurs ardeurs»83. Nous trouvons une déchéance analogue dans BribesSi, où Rimbaud nous montre avec un ricanement amer «le plus fier mammifère» devenu, au manège, «un cheval épilé qui bave en un cornet». Dans un sens positif, cependant, on peut relever cette nuance érotique, féminisée cette fois-ci, colorant des évocations comme celles-ci: «— même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d'ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. »85(s) Comme la fable, la mythologie offre de ces symboles où se synthétisent toutes sortes de notions. Dans Villes**, où le poète parle encore des «Bacchantes des banlieues», de Diane et d'une «mer troublée par la naissance éternelle de Vénus», nous lisons: «L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. » Or cette phrase présente un condensé de plusieurs thèmes déjà étudiés. Les centauresses séraphiques combinent l'ardeur du cheval, la beauté féminine et le «dégagement» suprême, symbolisé par l'aile de l'ange; en outre elles exécutent des mouvements dansants dans les hauteurs, dont l'idéalité est renforcée par la blancheur des avalanches. Et comme tout le contexte parle d'un irrésistible mouvement ascensionnel, on peut se demander si l'écroulement des apothéoses ne doit pas être interprété comme une chute inversée, comparable au «gouffre bleu» et au «vol profond» dont parle Victor Hugo dans Ibo. Tandis que cette illumination dépeint «objectivement» tout un paysage urbain en éruption et peuplé d'êtres étrangement mobiles, Nocturne vulgaire87 est un songe dont le côté subjectif retient davantage l'attention. Et un des éléments les plus oniriques est justement l'évocation des «bêtes de songe», ces étranges chevaux funèbres qui, traversant le rêve, apportent une volupté mortelle: «— Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie.»(4) ( s ) Notons encore qu'ici Eros et Thanatos se trouvent de nouveau associés. Gilbert Durand, op. cit., p. 69 sqq., signale que le cheval chtonien symbolise presque toujours la mort (le mot «cauchemar» se traduit en anglais et en néerlandais par nightmare et tiachtmerrie, où le deuxième élément signifie justement jument). (') Cette «source de soie», cette soie liquide, est isomorphe des «violettes humides / Dont les aurores chargent ces forêts» et où le poète voudrait expirer dans Comédie de la Soif™. Cf. aussi les remarques de J.P. Richard à ce sujet, op. cit., p. 202.

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Un autre avatar onirique du cheval, comme l'indique Gilbert Durand( u ), est qu'il est lié au phénomène météorologique du tonnerre. Rimbaud aime introduire dans ses descriptions d'une tempête ou d'un orage (on sait déjà comme il en est fasciné) les silhouettes de quelques mystérieux cavaliers: «C'est en ces bords qu'on entend / Les passions mortes de chevaliers errants» (La Rivière de Cassis"). Et voici que dans «une religieuse après-midi d'orage», «Rougis et leurs fronts aux cieux noirs, les guerriers / [qui] Chevauchent lentement leurs pâles coursiers! / Les cailloux sonnent sous cette fière bande!» (Michel et Christine90). L'ÂNE est en quelque sorte une version moins réussie du cheval, dans ce sens que, moins fougueux que lui, on se l'imagine mal galopant ou se cabrant. Bête d'amour pourtant, dans son humilité il nous attendrit avec ses grands yeux soyeux.( v ) Trouve des chardons cotonneux Dont dix ânes aux yeux de braises Travaillent à filer les nœuds! (Ce qu'on dit au Poète92) Bête aussi qui nous est fidèle dans notre détresse : Ma faim Anne, Anne Fuis sur ton âne93 Caricature cependant de l'étalon fougueux et libre, l'âne domestiqué en lequel Rimbaud se voit métamorphosé fuit, dans Bottom94, les «chefs d'œuvre physiques» de Madame pour courir aux champs, où des «Sabines» charitables (peut-être des prostituées) essaient de le consoler (remarquons que Rimbaud, par ailleurs si sérieux ou d'une ironie plutôt grinçante, est capable d'un humour plaisant). Pour les BOVIDÉS, outre quelques utilisations relativement conventionnelles^), nous pouvons noter certains aspects qui ont retenu l'attention (u) Op. cit., p. 74. ( v ) Voici l'observation faite par un garçon intrigué par un spectacle mystérieusement révoltant : Jeune, aux foires de campagne, Je cherchais, non le tir banal où tout coup gagne, Mais l'endroit plein de cris où les ânes, le flanc Fatigué, déployaient ce long tube sanglant Que je ne comprends pas encore!... (Remembrances d'un vieillard idiot'1) ( w ) Le forgeron révolutionnaire exprime ainsi les griefs du peuple, dont les yeux sont «hébétés comme des yeux de vaches»: «Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres» 96 . Zeus, le taureau ardent, berce bravement «le corps nu d'Europe», dans Soleil et Chair**. (Rappelons que le taureau, bête d'amour selon René Char, se voit déchu, en compagnie du cheval, dans les Stupra: «le cheval / Et le bœuf ont bridé

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de Rimbaud. D'abord le puissant mugitusque boum virgilien, qui peut donner aux paisibles vaches une aura démoniaque, les apparentant aux fureurs de la mer déchaînée. Que la mer mugisse, toute une tradition littéraire, fortement exploitée par le Romantisme, est là pour nous le rappeler. Rimbaud le sait, et se souvenant de Poe, qui avait comparé le bruit de la tempête à celui d'un troupeau de buffles sauvages, il écrira dans Le Bateau ivre99 : J'ai suivi, des mois pieins, pareille aux vacheries Hystériques, la houle à l'assaut des récifs, Sans songer que les pieds lumineux des Maries Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs! La vache est devenue ainsi un animal qui a partie liée avec les forces obscures de l'eau (la victoire des pieds lumineux des Maries suggère que l'adversaire appartient au royaume des ténèbres). On comprend que la soif d'une liquidité originelle fait pousser à Rimbaud ce cri: «Aller où boivent les vaches» (Comédie de la Soif100). D'autre part, il est certain que la bave sortant de son mufle puissant est pour quelque chose dans le symbolisme de la liquidité qui est attaché à la vache. Dans cette perspective on ne s'étonnera pas des images contenues dans le vers suivant, où l'ombre d'un bois humide est associée à la bave d'une vache: «Quand l'ombre bave aux bois comme un mufle de vache» (forêts et bois apparaissent toujours dans la poésie de Rimbaud comme un lieu obscur habité par de mystérieuses forces humides, qui sont éprouvées, soit comme une sève féconde, soit comme le principe d'un engluement létal). La même imagination est à l'œuvre dans cette strophe de Ce qu'on dit au Poëte à propos de fleurs101 : Trouve, aux abords du Bois qui dort, Les fleurs, pareilles à des mufles, D'où bavent des pommades d'or Sur les cheveux sombres des Buffles! Une fois l'humidité essentielle des fleurs mise en équation avec le mufle d'une vache, on peut croire que les fleurs mugissent. C'est ce que dira Rimbaud dans Villes102, où il ne recule pas devant une énorme hyperbole étendue dans tous les sens (multiplication, gigantisme, exagération de leurs ardeurs»9'. L'idyllique poème Les Réparties de Nina contient un petit tableau de genre, où il y a place pour «une vache qui fientera, fière, / A chaque pas...»®8

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l'agressivité des fleurs): «Sur les versants, des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent». En effet, puisque les fleurs savent parler (cf. dans Aube103: «une fleur qui me dit son nom»), pourquoi, quand les forces vitales qui les habitent se déchaînent, ne mugiraientelles pas?

L e CHIEN.

Pour Rimbaud — et en cela il partage l'attitude du paysan, peu tendre en général pour cet animal domestique — le chien est une bête méprisable, le contraire du cheval fin et beau. Il offre au poète une métaphore facile quand il s'agit d'exprimer son indignation. Trop «humanisé», le chien, devenu pur symbole de l'humiliation, enrichit peu l'imagination poétique.^) Au fond, pour Rimbaud, le chien est la figure thériomorphe du mendiant qu'il se sent si souvent être dans la honte et la timidité. (Rappelons encore qu'au dire de Delahaye Rimbaud, qui en mai 1871 avait donné rendez-vous à une petite demoiselle, est resté devant elle effaré «comme trente-six millions de caniches nouveau-nés»116). C'est peut-être une certaine tendresse trouble pour un être partageant son infériorité congénitale qui le pousse vers des amours ancillaires: la servante complaisante rencontrée dans la bonne auberge belge (La Maline117) et la servante dont il est question dans la seconde partie des Déserts de Vamour118: «J'étais dans une chambre très sombre: que faisais-je? Une servante vint près de moi: je puis dire que c'était un petit chien». Mais comme on l'a déjà noté, la «noblesse maternelle» que le garçon inexpé( x ) Voici les passages où apparaît le chien: «Le peuple [...] soumis comme un chien», «La foule [...] hurlant comme une chienne», «Libérés, ils sont comme des chiens: / On les insulte» 104 . Le regard des «assis» filtre «ce venin noir / Qui charge l'œil souffrant de la chienne battue» 105 . Les pauvres à l'église sont «humiliés comme des chiens battus» 106 . Les Versaillais repeuplant Paris sont comparés à un «tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes» et à une «nichée infâme» 107 . «L'homme juste» reçoit ainsi son congé du poète indigné: «qu'il s'en aille [...] Tel que la chienne après l'assaut des fiers toutous / Léchant son flanc d'où part une entraille emportée.» 108 Ridicules sont «les végétaux Français, [...] / Où le ventre des chiens bassets / Navigue en paix, aux crépuscules» 109 . Ailleurs nous trouvons encore: «Au pied des sombres murs, battant les maigres chiens» 110 , «Cette famille est une nichée de chiens» 111 et «des jeunes chiens rabroués» 112 . Parfois les chiens deviennent menaçants, mais il s'agit alors des «dogues» qu'amènent les terribles douaniers 113 , puissances néfastes dont Rimbaud se souviendra peut-être quand, dans Nocturne Vulgaire11*, il s'imagine «rouler sur l'aboi des dogues». Il va de soi que, dans l'optique paysanne, le chien de berger, ce compagnon intelligent, a un statut plus honorable que le chien de garde, battu et humilié à souhait; cf. «Chien noir, brun pasteur dont le manteau s'engouffre / Fuyez l'heure des éclairs supérieurs» (Michel et Christine116).

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rimenté lui reconnaît, est probablement cause que l'aventure se termine dans le désespoir.(y) Le LOUP est au chien ce que le vagabond est au mendiant: la fable l'a bien assez idéalisé pour que Rimbaud sache apprécier son goût de la liberté et son allègre méchanceté. Plus encore que les chevaux, les loups sont les compagnons préférés des dramatiques orages: «Hurra! la bise siffle au grand bal des squelettes! [...] Les loups vont répondant des forêts violettes.» (Bal des Pendus120); «Ces monstruosités hargneuses, populace / De démons noirs et de loups noirs.» (Rêvé pour l'hiver121); «Voilà mille loups, mille graines sauvages / Qu'emporte, non sans aimer les liserons, / Cette religieuse après-midi d'orage» (Michel et Christine122). Les loups sont ainsi des démons joyeux auxquels va toute la sympathie du jeune poète en colère. Et voici que Rimbaud, lui aussi tenaillé par une faim sauvage, s'identifie entièrement à lui : Le loup criait sous les feuilles En crachant les plus belles plumes De son repas de volailles: Comme lui je me consume.123 (Ces plumes laissées par le loup symbolisent assez bien l'échec navrant du rêve de l'envol; dans le ventre du loup remue vraiment quelque chose comme un oiseau vaincu; c'est pourquoi le poète-loup, «se consumant» dans la détresse, n'aspire qu'à l'oubli dans le sommeil figuré par l'araignée: «que je dorme».) Parfois cependant ses connaissances d'histoire naturelle s'embrouillent un peu, et il met sur le dos du loup les méfaits de I'HYÈNE: «Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller: Tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée. » 124 Mais dans Y introduction à'Une Saison, écrite sans doute plus tard, il se corrige en écrivant «'Tu resteras hyène, etc....', se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. ' Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux'. » 125 Du reste, au moment où il est fasciné par le «plus violent Paradis de la grimace enragée», il n'oublie pas ces bêtes lugubres dans son énumération de toutes, les sauvageries: «Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres» (Parade126). De décoratifs CHACALS, qui assez curieusement «piaulent», sont introduits dans Après le Déluge1*1, sans doute pour établir un contraste avec le monde printanier né du déluge: «Depuis (y) N e pourrait-on rapprocher de ce passage l'évocation de «la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré...» de Ville11'!

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lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym.»( z ) (Notons l'opposition entre la sécheresse des déserts et l'humidité du monde renouvelé). Pour ce qui est des CHATS, notre admirateur de Baudelaire, vivant dans un milieu où l'on a autre chose à faire que de s'intéresser à l'âme compliquée et mystérieuse de ces félins, ne les connaît que comme des êtres sur lesquels on peut se soulager de quelque colère ou rancune domestiques: les «assis surgissent, grondant comme des chats giflés»129, Thimotina, courtisée par le pauvre séminariste, frappe de son pied large son chat doré130. Dans Honte Rimbaud, «l'enfant gêneur, la si sotte bête», se voit comme «un chat des Monts-Rocheux, empuantissant toutes sphères» 131 .^) Signalons encore des bêtes que Rimbaud a dû aimer pour leur mobilité. Dans Villes132 Rimbaud écrit: «Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les CERFS tettent Diane»: image où la jolie chaseresse et l'élégante bête traquée se réconcilient dans une sorte d'union amoureuse, qui en fait un motif pittoresque pour dessus de cheminée. Puis il y a «le GIBIER, qui court et voit la nuit», auquel, comme nous l'avons vu, Rimbaud s'identifie133, ainsi que I'ÉCUREUIL fuyant, auquel ressemble le faune effaré134. Le LIÈVRE, dans Après le Déluge, est un coureur matinal si innocent que Rimbaud lui fait découvrir ainsi le monde renouvelé: «Aussitôt que l'idée du Déluge se fut rassise, un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.»135 Mais son parent, le CASTOR, ce rongeur «à mains», ne comprenant rien à cette prière poétique devant un monde virginal, n'a qu'une hâte, c'est de se rendre utile et de construire: «Les castors bâtirent», et toute la civilisation, avec le commerce, les crimes, les religions, va renaître, incitant un esprit épris de pureté à invoquer un nouveau grand nettoyage.(bb) La poésie de Rimbaud parle encore incidemment d'autres animaux que je mentionnerai ici dans le souci d'être complet, bien que leur fonction dans l'imagination onirique me paraisse relativement peu importante. ( z ) Bien que piauler se dise surtout du cri de certains oiseaux (poussins, etc.), le jappement aigu du chacal doit y ressembler. Le «joli Crime piaulant dans la boue de la rue», que l'on trouve dans Ville1™, a toutes les chances de ressembler à un chacal. (»») Suzanne Bernard, éd. cit., p. 446, dit à propos de ce «chat des Montagnes Rocheuses»: «Rimbaud pense à des animaux puants comme la moufette (ou putois d'Amérique), qui est grosse comme un chat.» (bb) Cf. la notice de Suzanne Bernard, éd. cit., p. 479, qui reprend les commentaires d'Enid Starkie et d'Etiemble.

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est mentionné dans Michel et Christine136, où son symbolisme mystique est accentué: «O cent agneaux, de l'idylle soldats blonds, [...] Fuyez!» Le caractère «religieux» de cette après-midi d'orage amène tout naturellement l'évocation du «blanc Agneau Pascal» de la dernière strophe. 137 TIGRES et PANTHÈRES sont introduits dans Soleil et Chair , sans doute pour donner un peu de couleur exotique à ce poème exaltant le paganisme. Plus évocateur est l'exotisme dans Le Bateau ivre13*, où nous voyons se mêler «aux fleurs des yeux de panthère à peau d'homme». (On peut noter ce rapprochement typique pour la poésie de Rimbaud entre fleurs et yeux, qui ici sont mi-humains, mi-animaux). POISSONS. — On a déjà suggéré que Le Bateau ivre, ce poème de l'expérience maritime, ne fait guère allusion au dynamisme de la nage. Aussi une vraie rêverie ichtymorphe en est-elle absente. Les seuls poissons dont Rimbaud parle, plus «ouraniens» que maritimes, sont de véritables oiseaux: L'AGNEAU

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.(oc) On trouve encore le poisson dans Dévotion: «Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasses comme le poisson», où il faudrait peut-être voir une allusion aux femmes des pays esquimaux, qui s'enduisent de graisse de phoque; quoi qu'il en soit, ce passage ne semble pas être dicté par une rêverie animalisante. L'illumination Ouvriers139, toute consacrée aux souvenirs mélancoliques, contient cette phrase: «Dans une flache laissée par l'inondation du mois précédent à un sentier assez haut, elle me fit remarquer de très-petits poissons. » Ces très-petits poissons ne réveillentils pas des rêves enfantins? Le SERPENT semble jouer un rôle plutôt décoratif dans la poésie de Rimbaud, qui, sur le ton de la plaisanterie, parle de crotales, qu'il oppose aux hannetons et aux «constrictors d'un hexamètre»140. Nous trouvons cependant dans Le Bateau ivre des «serpents géants, dévorés des punaises ( o c ) Ce renversement des valeurs attachées au poisson se trouve fréquemment dans la poésie. Assez curieusement, Gilbert Durand, op. cit., pp. 227-231 et passim, pourtant si sensible à ce renversement, retient pour le poisson presque exclusivement le symbolisme de l'avaleur avalé (complexe de Jonas, complexe de l'emboîtement, etc.). De toute façon, dans cette strophe du Bateau ivre, les dorades, ces poissons chantants, s'apparentent à l'eau claire habitée par une volonté d'ascension, à l'eau aérienne, et non pas à l'eau lourde qui figure le retour au sein originel et la mort. Ceci est confirmé par les deux vers qui suivent immédiatement et qui parlent de fleurs et d'ailes: — Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants

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[qui] choient». Notons que la strophe où ces reptiles apparaissent forme une antithèse complète avec la strophe suivante, qui justement parle des «poissons chantants»; elle montre en effet des «échouages hideux au fond des golfes bruns» et de «noirs parfums». La profondeur, le caractère enfermé des golfes, la chute et les couleurs brun et noir s'opposent symétriquement à l'aile, au mouvement libérateur des «dérades» et à l'or et au bleu des vers suivants, si bien que le serpent devient une sorte de poisson maléfique habitant les eaux-de-mort. Pour finir, signalons par acquit de conscience, le PORC, mentionné dans ce passage d'Une Saison: «Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi j'ai aimé un porc» 141 , ce qui semble désigner Verlaine, qui, dans sa lettre du 18 mai 1873 à Rimbaud, écrit en parlant de lui-même: «Tu seras content de ta vieille truie». Récapitulation

De ce qui vient d'être dit sur le bestiaire rimbaldien on pourrait tirer les conclusions suivantes: Rimbaud ne s'est pas mis en frais pour utiliser sur une grande échelle l'imagination thériomorphe; dans sa poésie peu de place est donnée au dynamisme métamorphosant que l'animalité pourrait suggérer. On ne peut signaler que la métamorphose du gros oiseau gris-bleu en ours, puis en âne dans Bottom142. A quelques rares exceptions près, Rimbaud n'introduit dans sa poésie que des bêtes qu'il a pu observer lui-même. Le contact qu'il a pris avec la nature pendant ses promenades lui a certainement suggéré certaines rêveries qui font sortir assez souvent son symbolisme animal de l'emblématisme conventionnel. On pourrait se demander si l'absence de certains animaux dans la poésie de Rimbaud, qui par ailleurs s'inspirait si largement de ses maîtres (Hugo, Baudelaire, les Parnassiens) et qui, témoin sa «géographie», aimait l'exotisme, ne s'expliquerait pas par une sorte de réaction antiromantique chez ce jeune réaliste campagnard. En effet, toutes les bêtes jugées «poétiques» au XIXe siècle — aigle, gerfaut, albatros, hibou, etc. — ne trouvent pas de place dans l'imagination rimbaldienne; le lion ne fait qu'une fugitive apparition dans Villes143, où, à côté des fleurs qui mugissent et de la lune qui hurle, nous rencontrons des cratères qui rugissent. Si l'on y regarde de plus près, le bestiaire rimbaldien paraît se structurer en deux catégories fortement antithétiques, ce qui confirme la dichotomie

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inhérente à l'imagination de Rimbaud que nous avons déjà dégagée à propos de l'expérience de la marche: une catégorie représente l'élan et correspond au désir rimbaldien de marcher, de voler, etc. ; dans l'autre se matérialise la soif d'un repos dans une ombre bienfaisante. Le tableau synoptique suivant pourrait rendre compte de cette structuration imaginative. Il va de soi que, dans sa sécheresse, ce schéma trahit en partie la souplesse nuancée de l'imagination poétique. II

I

(A) Catégories imaginatives

1 Lumière 2 éveil 3 sortie 4 ascension 5 mouvement 6 ardeur 7 (,sécheresse) 8 mâle 9 joie pure 10 vie (a) cheval (âne)

(B) Principaux animaux

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