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French Pages [357]
STUDIA HELLENISTICA
LA GLOIRE DE RHODES AU 1er SIÈCLE DE NOTRE ÈRE (À PARTIR DU DISCOURS AUX RHODIENS DE DION DE PRUSE)
par
Henri FERNOUX, Anne GANGLOFF et Éric GUERBER
PEETERS
LA GLOIRE DE RHODES AU Ier SIÈCLE DE NOTRE ÈRE (À PARTIR DU DISCOURS AUX RHODIENS DE DION DE PRUSE)
STUDIA HELLENISTICA
condiderunt L. Cerfaux et W. Peremans
continuaverunt W. Peremans et E. Van ’t Dack, L. Mooren
ediderunt W. Clarysse, V. Costa, M. Depauw, H. Hauben, J. Manning, M.J. Osborne, G. Schepens, S. Schorn et K. Vandorpe
curaverunt W. Clarysse et P. Van Dessel
STUDIA HELLENISTICA
LA GLOIRE DE RHODES AU 1er SIÈCLE DE NOTRE ÈRE (À PARTIR DU DISCOURS AUX RHODIENS DE DION DE PRUSE)
par
Henri FERNOUX, Anne GANGLOFF et Éric GUERBER
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. D/// ISBN ---- eISBN ---- © , Peeters, Bondgenotenlaan , B- Leuven
À la mémoire de notre collègue et ami Éric Guerber
TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1
I. Les conditions de prononciation et de rédaction du discours II. Type du discours et sujet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Plan du Discours aux Rhodiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
4 11 13
Chapitre I L’OCTROI
........
27
Le système des honneurs civiques à Rhodes: nature et valeur . Une hiérarchie des honneurs? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les statues honorifiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La valeur des honneurs civiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La multitude des statues honorifiques et leurs bénéficiaires traditionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Fabrication, dédicace et jurisprudence des statues honorifiques . La réalisation des statues: leur coût de fabrication . . . . . . . Dédicaces et lieux d’érection. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La condition juridique des statues honorifiques . . . . . . . . III. Abolitio memoriae et formes de dépossession . . . . . . . . . . . . . . Les aspects institutionnels et techniques de la récupération . Éléments de chronologie du phénomène des récupérations à Rhodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les bénéficiaires des procédures de récupérations de statues . Les justifications à la récupération des statues: le discours des autorités rhodiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. La qualification du crime par Dion de Pruse. . . . . . . . . . . . . . Impiété et sacrilège . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Outrage et oubli . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Falsification et perte de crédit des honneurs . . . . . . . . . . .
28 28 30 42
I.
DES HONNEURS À
RHODES
AU Ier SIÈCLE P.C.
48 54 54 57 61 64 64 71 77 81 84 84 85 86
VIII
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre II ........
91
Le cadre institutionnel: la démokratia rhodienne . . . . . . . . . . . Les institutions comme reflet de la grandeur politique . . . . La «démocratie» rhodienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La peinture dionéenne des institutions . . . . . . . . . . . . . . . II. Les institutions politiques de Rhodes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’assemblée des Rhodiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La boulè rhodienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les magistratures. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les institutions judiciaires: le dikastèrion . . . . . . . . . . . . . III. Les lois rhodiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Caractérisation générale de la loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Loi (ὁ νόμος) et coutume (τὸ ἔθος) selon Dion de Pruse . . Les lois de la cité des Rhodiens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
92 92 94 97 98 98 117 120 125 128 129 129 131
INSTITUTIONS
ET LOIS RHODIENNES AU Ier SIÈCLE P.C..
I.
Chapitre III LES
.....
137
«Une communauté de destin» entre Rhodes et Rome. . . . . . . La guerre antiochique et la lutte contre Mithridate VI Eupator. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les «serments d’amitié» entre Rhodes et Rome et le statut juridique des Rhodiens du IIe siècle a.C. jusqu’à l’époque de Dion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La prise de Rhodes en a.C.: Rhodes dans les guerres civiles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Rhodes, Caunos, les cités attribuées et Rome . . . . . . . . . . . . . Les relations entre Rhodes et Caunos . . . . . . . . . . . . . . . . . La «double servitude» de Caunos au Ier siècle p.C.. . . . . . III. L’empereur Néron dans le discours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Néron et la cité de Rhodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les pillages de Néron en Orient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. La liberté de Rhodes et les relations avec l’autorité romaine sous les Flaviens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
138
I.
RELATIONS ENTRE
RHODES
ET LA PUISSANCE ROMAINE.
138
141 149 151 152 157 162 162 165 170
IX
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre IV LA
SOCIÉTÉ RHODIENNE AU Ier SIÈCLE P.C.
..................
177
Les familles des notables rhodiens au Ier siècle p.C. . . . . . . . . . La structure familiale dans le milieu des notables . . . . . . . . Les éléments de rupture et d’évolution: le problème de la pérennité et du renouvellement des élites rhodiennes au début de l’époque impériale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prestige et exemplarité sociale chez les notables rhodiens . Rivalités, réseaux et clientélisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Commerçants, artisans et fermiers dans la cité . . . . . . . . . . . III. «Toute la cité est sacrée». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La piété des Rhodiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les sanctuaires dans la Ville-Capitale . . . . . . . . . . . . . . . . . Cultes, rites et conception du divin . . . . . . . . . . . . . . . . .
177 177
I.
187 193 196 199 203 203 204 206
Chapitre V L’ÉCONOMIE
RHODIENNE AU Ier SIÈCLE P.C.
.................
L’image de la puissance de Rhodes: un reflet de la richesse passée? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’entretien des murailles, symbole de l’autonomie et de la richesse de la cité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les arsenaux et les ports, symboles de la richesse et de la puissance de Rhodes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. L’économie rhodienne aux époques hellénistique et impériale . L’arrière-plan: la prospérité de Rhodes à l’époque hellénistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’économie rhodienne au Ier siècle p.C. . . . . . . . . . . . . . . . Les dépôts d’argent dans le sanctuaire d’Artémis à Éphèse et la plus grande richesse de Rhodes . . . . . . . . . . . . . . . . .
213
I.
214 215 221 234 234 242 252
Chapitre VI ........
261
I. Gloire passée, gloire présente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Le déclin des cités du monde grec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Rhodes, l’espoir de l’hellénisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
261 270 281
GLOIRE
DE
RHODES
ET DÉPÉRISSEMENT DE L’HELLADE
X
TABLE DES MATIÈRES
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
287
ANNEXE
..............................
295
....................
299
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
301
INDICES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
323
I. Index des sources . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II. Index général . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
323 339
LISTE
CARTOGRAPHIQUE
DES TABLEAUX ET ILLUSTRATIONS
INTRODUCTION
Le Discours aux Rhodiens (Rhodiakos logos, Or., ) du sophiste Dion de Pruse, surnommé Chrysostome (c. – après p.C.), est un document historique de première importance. Prononcé probablement, comme nous allons le voir, au début du règne de Vespasien, il s’adresse à la communauté civique de l’une des plus prestigieuses cités grecques de tout le bassin méditerranéen, Rhodes qui, autant qu’Athènes, incarna l’hellénisme à l’époque hellénistique et au début de l’Empire. Le sujet principal est la condamnation du remploi d’anciennes statues honorifiques au bénéfice des nouveaux maîtres, les Romains, mais plusieurs thèmes sont aussi abordés: les honneurs civiques, le statut des cités grecques dans l’Empire romain, leurs rapports avec les autorités romaines (les promagistrats et l’empereur) et plus généralement la nature et la place de l’hellénisme dans l’Empire. Les nombreuses précisions et observations réalistes apportées par le sophiste, concernant des aspects aussi variés que le cadre institutionnel et politique, la vie économique, les cultes ou les structures familiales, permettent de dresser le tableau historique d’une des plus grandes cités grecques du Ier siècle ap. J.-C. Tel est l’objectif de cette étude fondée sur le Rhodiakos et développée autour de six grands axes qui structurent la matière du discours: tout d’abord la politique des honneurs qui est le cœur du sujet, puis le cadre institutionnel et législatif de la cité, la question des rapports de Rhodes avec le pouvoir romain, la société rhodienne, l’économie de Rhodes, enfin le rapport de la cité à l’hellénisme. Cette étude est le fruit d’un travail collectif, dans la mesure où elle repose sur des lectures et des interventions croisées. Henri Fernoux a écrit les chapitres et sur l’octroi des honneurs, les lois et les institutions, ainsi que le chapitre sur la société rhodienne avec la participation d’Anne Gangloff. A. Gangloff a rédigé l’introduction et la conclusion, avec la participation d’H. Fernoux et d’Éric Guerber, ainsi que le chapitre sur la gloire de Rhodes. É. Guerber est l’auteur des chapitres et sur les relations entre Rhodes et Rome et sur l’économie. Le texte du discours Aux Rhodiens est celui de l’édition de J.W. Cohoon dans la Loeb Classical Library et les traductions ont été élaborées par H. Fernoux et A. Gangloff. Les auteurs souhaitent exprimer leur vive reconnaissance
2
INTRODUCTION
Les études historiques se sont intéressées jusqu’alors en priorité à la Rhodes hellénistique, en raison du prestige qu’avait la cité et de l’abondance des sources disponibles. Dans cette optique, deux noms ont marqué l’historiographie contemporaine, d’une part celui d’H. Van Gelder qui proposa le premier, en , une synthèse d’ensemble sur l’histoire rhodienne, d’autre part celui d’A. Bresson, dont l’ensemble de l’œuvre (thèse inédite, recueil épigraphique et articles), a renouvelé notre connaissance des réalités socio-économiques de la grande cité insulaire à son apogée. Il faut désormais ajouter le nom de N. Badoud, dont la thèse publiée en constitue une somme incontournable pour tout ce qui concerne la chronologie des inscriptions hellénistiques et impériales et pour certains traits fondamentaux du fonctionnement de la cité. Une étude historique menée à partir du discours de Dion peut apporter un complément à ces études magistrales, en fournissant l’occasion et la matière d’une analyse portant sur le devenir d’une cité grecque majeure à une époque où le pouvoir impérial, tout en jouant la carte de la restauration du principat sur le modèle augustéen, comme en témoigne la lex de imperio Vespasiani, se renforce et s’organise selon des modalités qui rompent avec le «néronisme» dans un contexte politique nouveau: Vespasien et son fils Titus agissent en effet dans le cadre d’une paix flavienne, propice à l’instauration d’une politique de remise en ordre de l’empire. Dion de Pruse est présenté dans les Vies de sophistes de Philostrate de Lemnos comme le précurseur du mouvement culturel qu’on appelle (à partir de Philostrate) la Seconde Sophistique, dont la floraison se situe aux IIe et IIIe siècles p.C. Né dans les années et disparu après , il était issu de familles très influentes de Prousa de l’Olympe en Bithynie: sa famille maternelle était particulièrement importante, riche, et son grand-père maternel et sa mère avaient reçu d’un empereur la citoyenneté à Willy Clarysse et à Hans Hauben pour leurs relectures attentives et leurs remarques qui ont amélioré le livre. Concernant les annexes cartographiques, ils remercient Nathan Badoud, Isabelle Pimouguet-Pédarros, et Fabrice Delrieux qui leur a procuré les cartes et a eu l’amabilité de les retoucher. Van Gelder . Bresson et . Badoud . CIL VI et . Voir Ma .
INTRODUCTION
3
romaine, que Dion possédait également. Fameux pour son habileté rhétorique, doté d’une grande culture philosophique (il fut l’élève du Stoïcien Musonius Rufus), Dion s’est spécialisé dans une éloquence politique et morale. Grand voyageur, il a fait le lien entre différentes cités du monde grec (d’Asie Mineure et de Grèce continentale), et entre celles-ci et Rome. Il a lui-même entretenu des relations complexes avec le pouvoir impérial: il subit vraisemblablement une relégation – dont la nature, la date et la durée sont discutées – sous Domitien, après la mort duquel il revint s’installer dans sa patrie de Prousa. S’il met en avant, dans ses propres discours datés d’après l’exil, ses relations d’«amitié» (philia) avec les premiers Antonins, Nerva et Trajan, l’analyse de ses discours Sur la royauté (Or., -) atteste une distance critique envers Trajan dans les discours et . Tout ceci fait de lui un jalon essentiel dans la construction de ce que l’on appelle l’hellénisme impérial, thématique qui est au centre du Discours aux Rhodiens. Dans le corpus des quatre-vingts discours attribués au sophiste, le Discours aux Rhodiens constitue l’un des discours les plus intéressants sur le plan historique. Le thème général – à savoir la critique de la fâcheuse habitude prise par les autorités de Rhodes de réattribuer aux Romains les statues honorifiques octroyées à leurs anciens bienfaiteurs – ne se laisse pas immédiatement saisir, en raison de la structure à la fois lâche et compliquée du texte. Il est en effet d’une composition assez libre, qui ne transparaît que progressivement. Il convient alors, avant d’étudier les principaux apports concernant notre connaissance de Rhodes au Ier siècle, de mettre en lumière le contexte historique du discours, sa nature et l’organisation détaillée de son contenu.
Pour une présentation synthétique et renvoyant aux sources disponibles, voir, entre autres, Desideri , en particulier p. -. Sur les relations entre Dion de Pruse et les empereurs, Gangloff , avec renvoi à la bibliographie antérieure, notamment aux travaux de Sidebottom sur les relations du sophiste et des Flaviens et de Moles sur l’analyse des discours Sur la Royauté; Desideri , -. Pour Amato , -, Dion de Pruse aurait pu être le professeur de rhétorique de Trajan.
4
INTRODUCTION
I. LES CONDITIONS DE PRONONCIATION ET DE RÉDACTION DU DISCOURS La date du discours est aujourd’hui encore l’objet d’un débat, qui oppose pour l’essentiel les tenants d’une date haute (le règne de Vespasien surtout) à ceux qui privilégient une date basse (le règne de Trajan). Une datation haute semble préférable. En effet, les arguments favorables à la rédaction du Rhodiakos sous Trajan paraissent assez fragiles. Selon S. Swain, la référence à la suppression des statues des tyrans et des rois renverrait pour le premier terme au «tyran» Domitien. Or, il serait pour le moins curieux que l’expression τοὺς γοῦν τυράννους ἢ τοὺς βασιλέας, qui évoque «des tyrans [au pluriel] ou bien des rois», fasse allusion à Domitien seul, d’autant que Dion leur reproche d’avoir gouverné (les uns comme les autres) dans la violence et l’illégalité. Cet argument qui permettrait de dater le discours sous Trajan ne convainc guère. Ensuite, évoquant le Discours aux Alexandrins (.) qu’il date du règne de Trajan, S. Swain souligne que Néron est cité avec l’empereur régnant. En effet, le texte évoque au passé le goût immodéré de Néron pour la cithare puisque «sa connaissance approfondie et sa passion pour cet art
Swain, éd. , -: «Thus it is just possible that the reference at XXXI. to the damnatio memoriae of ‘tyrants and kings’ (explicitely a contemporary happening) is to Domitian rather than of Nero. The collocation of Nero and ‘the present ruler’ at Or. XXXII. (which is surely Trajanic) might neutralize the reference to Nero’s reign as ‘very recent’ at XXXI.». On voit mal en quoi le caractère proche du règne de Néron dans le discours . («très récemment, à notre époque») serait affecté par la co-occurrence de la mention de Néron et de celle de l’empereur régnant qui figure dans le Discours aux Alexandrins (.). La date haute (début du règne de Vespasien) pour la rédaction du discours a été défendue brillamment par Momigliano , -, avant d’être adoptée par Jones , , Desideri , -, Salmeri , . Selon von Arnim , -, le discours devait dater du règne de Titus (- p.C.). Plus récemment, Sidebottom , -, a rejeté la datation haute (entre la mort de Néron et la perte du privilège de liberté de la cité au début du règne de Vespasien) soutenant que Dion n’avait pas pu faire l’éloge du philosophe identifié à Musonius Rufus et rédiger à peu près à la même époque son discours défavorable aux philosophes (le Κατὰ τῶν φιλοσόφων), et a opté en faveur du règne de Trajan. Il a été suivi par S. Swain et par P. Veyne (voir infra). Dans une étude plus récente, Bost-Pouderon, éd. , , fait part de sa «perplexité» à propos de la datation du discours . Veyne , et n. : selon l’auteur, «le discours se place après la fin de Néron et la ‘reprovincialisation de l’Achaïe’ par Vespasien, et même après Titus; car c’est Domitien et non Titus qui a rendu à Rhodes la liberté que lui avait ôtée Vespasien (…). Donc à mon avis, le discours tel que nous le lisons date de Domitien ou de Trajan». Voir [].
INTRODUCTION
5
ne lui ont servi à rien», tandis qu’il fait l’éloge du souverain actuel, «attentif à la culture et aux belles lettres» (sans doute plutôt Vespasien). Pour autant, cette façon de placer côte-à-côte dans le cours du texte la référence aux deux souverains ne brouille pas la chronologie, pas plus qu’elle n’annule le caractère récent du règne de Néron souligné au § [] (ἔγγιστα ἐφ᾽ ἡμῶν, c’est-à-dire «très récemment, très près de nous»). Nous disposons au contraire d’un repère chronologique relatif: à la date de rédaction du discours , le règne de Néron est très proche, bien ancré dans le souvenir des Rhodiens, et l’on imagine mal un discours prononcé sous Trajan. Ensuite, Rhodes est présentée comme une cité libre ([-]). La province d’Achaïe apparaît de nouveau provincialisée puisque Rhodes est dépeinte comme une cité supérieure à ses semblables – Athènes, Sparte, Byzance, Mytilène – qui forment un groupe particulier de cités libres ([, ]). Or, Rhodes a perdu sa liberté sous Vespasien, comme Byzance par ailleurs. Le règne de Domitien, sous lequel Rhodes a retrouvé sa liberté, ne peut être exclu, mais la proximité chronologique du règne de Néron suggère plutôt une datation haute entre et p.C., postérieure à la reprovincialisation de l’Achaïe (en ou bien en /?), et antérieure à la perte de l’éleuthéria de Rhodes et de Byzance. La façon dont Dion évoque la liberté de la cité ne suggère pas que cette dernière vient de recouvrer ce privilège très
Voir récemment Kasprzyk & Vendries , -, avec un résumé du débat sur la datation. Voir aussi []. Suet., Ves., .: «Il réduisit en provinces romaines l’Achaïe, la Lycie, Rhodes, Byzance et Samos, qu’il priva de leur liberté», trad. H. Ailloud, CUF. IG XII., (IGR IV ). La restitution de la liberté est datée sous Domitien par Momigliano , suivi par Bresson , . Contra von Arnim , ; Magie , n. ; Jones , , favorables à une datation sous Titus. Selon Philostr., VA, ., Vespasien aurait privé l’Achaïe de sa liberté à son arrivée (ἀφικόμενος), peut-être lors de son trajet depuis Jérusalem jusqu’à Rome où il est entré à l’automne p.C.; ce trajet est détaillé par Flavius Josèphe, BJ, .-, qui mentionne d’ailleurs une étape à Rhodes avant la traversée jusqu’en Grèce; la fin du passage de Philostrate confirme qu’il s’agit du début du règne de l’empereur. Cf. Georges le Syncelle, D. La chronique d’Eusèbe-Jérôme, s. a. , p. Helm, date le changement de /, ce qui correspond au retour de la Sardaigne à un gouvernement équestre, un poste proconsulaire étant devenu disponible en Achaïe: Levick , -. On ne connaît jusqu’à présent aucun gouverneur d’Achaïe avant /, voir Eck , . Byzance est présentée comme une cité libre dans l’Histoire naturelle qui a été dédiée à Titus en : Plin., Nat., ..
6
INTRODUCTION
récemment. La gratification de Titus ou de Domitien ne semble pas figurer en arrière-plan du discours. Enfin, un autre argument utilisé est l’identification possible du philosophe de très grande réputation et de haute naissance dont les Athéniens refusèrent d’écouter les réprimandes ([]) avec C. Musonius Rufus. Dion avait suivi son enseignement, peut-être à Rome avant ou bien vers , ou encore entre et à Gyaros. On a suggéré que cette présentation très élogieuse du philosophe correspondait mieux à une datation entre et environ , avant que Dion ne rédige son discours Contre les philosophes, qui était peut-être contemporain de l’expulsion des philosophes (notamment les Cyniques) de Rome par Vespasien en . Un discours Πρὸς Μουσώνιον, À Musonius, est aussi attribué au sophiste, et daté par Synésios de Cyrène de la même période «antiphilosophique». Étant donné que Synésios a plaqué sur la vie de Dion un schéma opposant une période sophistique précédant l’exil et une période philosophique suivant une conversion datée de l’exil, il convient cependant de rester prudent. Cette prudence est d’autant plus de mise qu’une autre identification possible a été proposée entre le philosophe mentionné par Dion et le sage pythagoricien Apollonios de Tyane qui, selon la Vie d’Apollonios de Tyane de Philostrate, aurait condamné dans une lettre la passion des habitants d’Athènes pour les combats de gladiateurs, sous le règne de Néron. La
Momigliano , . C’est Fronton, Sur l’éloquence, . (p. van den Hout) qui témoigne du fait que Musonius a été le maître de Dion. Musonius a été relégué en p.C. par Néron sur l’île de Gyaros, où il tenait école. En , il était à Rome: il accompagna l’une des ambassades envoyées par Vitellius pour demander une trêve aux armées de Vespasien qui étaient aux portes de la Ville (Tac., Hist., ..-). Sur Musonius Rufus: PIR M ; von Fritz , col. , n° ; Demougin , n° ; Lutz , - pour sa biographie; Goulet-Cazé . Synésios de Cyrène, Ep. , textes et traductions de Treu ; Crosby , -. Voir von Arnim , -; Momigliano , ; Desideri , . Précisons que Musonius a été chassé de Rome après l’expulsion des philosophes datée de . Moles . Philostr., VA, .. Voir sur ce philosophe Robiano . Cette identification avait été défendue par Henri de Valois: Cohoon & Crosby , n. . Contrairement à ce qui est affirmé dans cette note par les éditeurs anglais, rien ne paraît indiquer dans le texte grec que le philosophe en question serait un Romain: il pourrait s’agir d’un Grec, dont l’origine aristocratique très ancienne serait mise sur le même plan que l’aristocratie romaine.
INTRODUCTION
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présentation que donne Dion du philosophe peut en effet correspondre également avec ce que Philostrate nous apprend de l’origine sociale du sage de Tyane, qui serait le descendant d’une ancienne famille ayant donné à la cité de Tyane ses fondateurs: [] «Les Athéniens n’ont ni écouté ni approuvé les réprimandes du philosophe qui les entretenait sur ce sujet. Au contraire, ils l’ont tellement tancé que cet homme, qui ne le cédait par la naissance à aucun Romain, qui jouissait d’une réputation supérieure à celle qu’aucun homme, depuis longtemps, n’avait jamais obtenue, et qui, de l’avis de tous, était le seul depuis l’époque des Anciens à mener une vie conforme à la raison, cet homme quitta la cité et préféra vivre ailleurs en Grèce».
Philostrate s’appuie sur le mémoire pythagoricien (dont l’existence est controversée) d’un certain Damis, disciple d’Apollonios de Tyane, mais aussi sur une lettre écrite par le sage aux Athéniens, elle aussi sujette à caution, comme l’est plus généralement la correspondance attribuée à Apollonios. Il est également possible que Philostrate ait construit son récit concernant la visite d’Apollonios à Athènes à partir de ce passage du Discours aux Rhodiens de Dion, dont il connaissait l’œuvre. Si l’identification du philosophe est donc problématique, les principaux indices convergent vers une datation haute du discours, au début du règne de Vespasien, entre et . Dion avait probablement une trentaine d’années quand il a composé ce discours, ce qui signifierait qu’il avait acquis une bonne réputation à un âge relativement jeune. Il n’avait pas encore été échaudé par l’expérience négative du pouvoir impérial qu’il a eue ensuite avec Domitien.
Philostr., VA, .. Selon Arr., Peripl. M. Eux., ., Tyane avait été fondée par Thoas le roi des Tauriens, qui, en poursuivant Oreste et Pylade, parvint jusqu’à ce lieu où il mourut de maladie. [] Καὶ τὸν εἰπόντα περὶ τούτου φιλόσοφον καὶ νουθετήσαντα αὐτοὺς οὐκ ἀπεδέξαντο οὐδὲ ἐπῄνεσαν, ἀλλ’ οὕτως ἐδυσχέραναν, ὥστε ἐκεῖνον γένει μὲν ὄντα Ῥωμαίων μηδενὸς ὕστερον, δόξαν δὲ τηλικαύτην ἔχοντα ἡλίκης οὐδεὶς ἐκ πάνυ πολλοῦ τετύχηκεν, ὁμολογούμενον δὲ μόνον μάλιστα μετὰ τοὺς ἀρχαίους ἀκολούθως βεβιωκέναι τοῖς λόγοις, καταλιπεῖν τὴν πόλιν καὶ μᾶλλον ἑλέσθαι διατρίβειν ἀλλαχόσε τῆς Ἑλλάδος. Sur l’existence des mémoires de Damis, voir en particulier la position très sceptique de Bowie , - (reprise dans Bowie , en particulier p. ). Sur l’authenticité de la correspondance d’Apollonios, voir la position mesurée de Penella . Bowie , .
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INTRODUCTION
À quelle occasion Dion a-t-il voyagé à Rhodes? Comme le rappelle C.P. Jones, Rhodes était une cité très visitée, aussi bien pour elle-même que comme une étape des voyages en Égypte. Un passage du Discours aux Alexandrins (.) fait écho à certaines thématiques du Discours aux Rhodiens: il mentionne la liberté des Rhodiens, la sécurité dans laquelle ils vivent, le respect que leur portent les Romains, leur bonne réputation et la dignité de leur démarche en ville. Il se pourrait que les deux discours aient été proches dans le temps, et que le sophiste ait prononcé son discours à Rhodes lors de son voyage à Alexandrie, où il aurait peut-être été envoyé par Vespasien dans l’objectif de rappeler les Alexandrins à l’ordre. Dans le Discours aux Rhodiens, en revanche, Dion n’apparaît pas du tout comme un émissaire de l’empereur. Les circonstances de sa prise de parole sont intéressantes ([-]) . L’orateur parle en effet devant l’assemblée du peuple ([, , ]), peutêtre dans le théâtre qui était situé au sud de la ville. Mais il éprouve le besoin de se justifier car son discours concerne une question qui ne figure pas à l’ordre du jour ([]), sur laquelle il n’a pas été invité à s’exprimer, alors qu’il n’est pas citoyen de Rhodes ([ et ]). Il se justifie en évoquant l’importance de l’affaire publique qu’il va évoquer et l’utilité de son intervention ([-]). L’orateur compare sa situation à celle d’un évergète étranger, qui fait un don financier spontané à la cité: cette image traduit la mission sophistique dans sa dimension la plus noble. Dion a le devoir politique et moral d’intervenir dans les affaires publiques
Jones , . Cette hypothèse – débattue – a été soutenue par Jones , -; Desideri , -; Veyne , . Voir aussi Jones , -. Contra Sidebottom . Von Arnim , , tenait le discours pour fictif au motif de sa longueur inhabituelle pour un discours prononcé devant l’ékklèsia et de son caractère écrit. Ce second point est incontestable (voir infra), et la réécriture a peut-être amplifié le discours qui fut prononcé à l’origine. L’importance de la question traitée, l’habitude d’écouter (et le plaisir d’entendre un sophiste réputé), la discipline des Rhodiens à l’assemblée, pourraient au contraire expliquer cette longueur. D.S. .; voir Bresson , . Ces deux éléments sont associés avec insistance: εἰ μήτε πολίτης ὢν μήτε κληθεὶς ὑφ’ ὑμῶν ([1]); ὃς ἂν μὴ τύχῃ κληθεὶς ἢ μὴ πολίτης ὑπάρχῃ ([3]). Sur le rôle social et politique des sophistes, intermédiaires entre les cités et entre celles-ci et le pouvoir impérial, voir Bowersock , en particulier p. -: on attendait qu’ils procurent services et bienfaits aux cités et provinces dont ils étaient originaires ou bien dont ils avaient obtenu la citoyenneté.
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d’une des plus importantes cités du monde grec, même s’il ne fait pas partie de son corps civique. D’une manière proche, Aelius Aristide, dans le discours Aux Rhodiens sur la concorde, se présentera comme un homme qui appartient à l’élite des Grecs et qui a le devoir de se préoccuper de tous les Grecs. Dion est donc dans un rôle qui deviendra le rôle habituel des sophistes, mais qui nécessite ici d’être justifié à cause du cadre civique, ce qui pose la question du droit de prendre la parole dans une assemblée régulière du peuple, dans la seconde moitié du Ier siècle de notre ère: dans des circonstances normales, il fallait soit être un citoyen, et même l’un des plus riches, soit y avoir été officiellement invité par les magistrats ou les notables, par exemple comme conseiller sur un sujet donné, ce qui sera le cas d’Aelius Aristide à Rhodes, dans les années qui ont suivi le séisme de / p.C.. Or, dans le Discours aux Rhodiens, l’orateur présente son intervention comme spontanée ([]): s’agit-il d’une initiative personnelle, rendue possible par une prérogative liée au prestige et au rôle social et politique du sophiste? L’exorde du Second tarsique présente une situation de prise de la parole comparable, dans laquelle C. Bost-Pouderon a vu une intervention spontanée du sophiste (peut-être mandaté par l’empereur). Notons qu’à la différence de la posture qu’il a dans ce Aristid., Or., .. Voir Or., .: «Je n’ignore pas, habitants de Tarse, que chez vous comme chez les autres, l’usage veut que les citoyens montent à la tribune et participent aux délibérations – non pas les premiers venus, mais les notables et les riches, et aussi ceux qui se sont dignement acquittés d’une liturgie» (traduction C. Bost-Pouderon). Sur les conditions de prise de la parole à l’assemblée rhodienne voir infra chapitre II, p. . Aristid., Or., .: des notables rhodiens sont venus rapporter à Aelius Aristide la crise civique que traversait la cité: n’ayant pu se déplacer, le sophiste envoya la lettre Aux Rhodiens sur la concorde, composée entre et p.C., lorsque la cité bénéficiait de la liberté. Pour la datation, voir Franco , , avec les renvois aux différents travaux de Charles A. Behr. Or., .: «Dans quel espoir, donc, dans quel dessein suis-je venu à cette tribune, moi, tel que je suis, et dans un tel contexte? Cela relève en effet de la pure folie! C’est que je n’ai pour ma part rien à vous demander, mais c’est de votre intérêt à vous que je me suis mis en peine» (traduction C. Bost-Pouderon); Dion n’est pas citoyen de Tarse (§ ); il s’exprime dans le cadre de l’ékklèsia (§ ), et doit justifier son intervention dans l’exorde (§ -; il fait aussi de nombreux appels à la patience de ses auditeurs, § , , et ); voir Bost-Pouderon, éd. , t. I, p. . La datation du Second Tarsique est très débattue (la plupart des savants penchent pour le règne de Trajan, mais certains sont favorables à une datation haute sous Vespasien), voir Bost-Pouderon, éd. , -.
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discours, Dion n’assied pas sa légitimité dans le Discours aux Rhodiens sur son statut de philosophe. Il n’existe pas de rapport certain avec la date de composition du discours, que nous avons situé relativement tôt dans la carrière de l’orateur. En effet, cette légitimité philosophique n’est pas absente du Discours troyen qui paraît appartenir à une période proche. Une explication pourrait être que le sophiste a besoin, face aux Rhodiens, d’une justification strictement politique, en rapport avec le type et le sujet de son discours. Les citoyens de Rhodes, d’après Dion, s’attendaient à ce que celui-ci les sollicite pour une affaire d’ordre personnel ([]). Si le sujet qu’il a choisi est présenté dans l’exorde comme extérieur à l’ordre du jour, l’orateur affirme en revanche vers la fin du discours que l’assemblée s’est réunie pour juger de cette question même ([]). Il s’agit peut-être d’une contradiction propre au développement du discours oral, ou bien à la rédaction. On peut aussi supposer que la question traitée par Dion n’était pas officiellement à l’ordre du jour, qu’elle figurait pour ainsi dire au nombre des «divers» et qu’elle avait été préparée par des hommes politiques rhodiens hostiles à l’extension de la pratique du remploi des statues, qui souhaitaient que celle-ci fût abandonnée ou encadrée par des lois, et qui avaient demandé à Dion d’intervenir sur ce point. Le faible nombre des hiatus montre le travail de réécriture opéré sur le Discours aux Rhodiens, sans qu’on puisse savoir par qui précisément, par Dion lui-même ou bien par d’autres éditeurs (peut-être à partir de notes prises par des tachygraphes). Dion se plaint ailleurs que la circulation de ses discours échappait à son contrôle, et d’autres auteurs du IIe siècle p.C., comme Galien et Arrien, affirment avoir connu la même
Or., .-. Von Arnim , , pense que dans ce discours de «jeunesse», Dion n’est pas encore légitimé par son rôle de philosophe, qu’il ne peut donc pas tenir un discours aux citoyens d’une ville étrangère, et qu’il a par conséquent composé un discours fictif. Voir Gangloff , -; parmi les partisans d’une datation haute du discours XI, voir von Arnim , ; Jones , ; Bowie , ; Blomqvist , - et -; Minon , XXXI-XXXII, résume le débat sur la datation de ce discours. [] Τοὺς πολλοὺς ὑμῶν ἐμὲ νομίζειν ὑπὲρ ἰδίου τινὸς πράγματος ἐντευξόμενον ὑμῖν ἀφῖχθαι. Voir aussi Or., ., pour la même opposition entre l’intérêt personnel du sophiste et l’utilité publique de la cité. Cette contradiction a été soulignée par Lemarchand , , qui la considérait comme un indice des rédactions successives du discours, voir infra. Von Arnim , ; Lemarchand , .
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expérience avec leurs notes. L. Lemarchand a défendu l’idée que le discours aurait été composé par Dion à partir de trois rédactions successives, pour expliquer les nombreuses répétitions et les changements de ton qu’il contient. Cette thèse n’a pas été suivie par la majorité des commentateurs postérieurs. Les changements de ton, les répétitions et détours peuvent s’expliquer par le caractère oral de la composition originelle, puis par le travail de réécriture, par le type de l’éloquence de Dion, proche de la diatribe, et par l’analogie recherchée – nous y reviendrons – avec le Contre Leptine de Démosthène, qui se distingue lui-même par le recours à de nombreuses paraphrases. II. TYPE DU DISCOURS ET SUJET Le discours fait partie de l’ensemble des «discours aux villes», constitué par les discours à qui sont tous adressés à des cités grecques. Dans la notice qu’il a consacrée à Dion Chrysostome, Philostrate avait déjà distingué dans la production de l’orateur les discours aux cités. Il les caractérise les uns comme des blâmes à l’encontre des cités vivant dans l’indiscipline, les autres comme des éloges teintés d’avertissement envers les cités bien gouvernées. Le Discours aux Rhodiens fait partie de la première catégorie, comme le Discours aux Alexandrins et la majorité des «discours aux villes» que nous avons conservés. Dans ce sens, le Discours aux Rhodiens, puisqu’il contient beaucoup de blâme, mais aussi des éloges partiels adressés aux citoyens de Rhodes, relève du genre épidictique, défini par l’éloge et le blâme. Comme D. Chrys., Or., .-; pour des plaintes analogues, voir Gal., Libr. Propr., .- (éd. V. Boudon-Millot), et la préface qu’Arrien a composée pour les Entretiens. Lemarchand , - pour le tableau résumé des trois rédactions (deux de jeunesse et une troisième plus tardive) et pour la liste des passages qui se répètent ou se contredisent d’une version à l’autre. Bost-Pouderon , . Voir von Arnim ; Bost-Pouderon, éd. , t. I, -. Il s’agit du discours Aux Rhodiens, du discours Aux Alexandrins (Or., ), Premier tarsique (Or., ), Deuxième tarsique (Or., ), Discours à Célènes (Or., ), Discours borysthénitique (Or., ), Discours corinthien (Or., ) et des discours bithyniens (Or., -). Philostr., VS, . Voir la thèse non publiée de Grandjean . Arist., Rh., b -; Men. Rh. ., l. (éd. D. A. Russell et N. G. Wilson). Notons que le Discours aux Alexandrins appartient à la catégorie de la lalia (caractérisée
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beaucoup d’autres «discours aux villes», il porte la marque de la diatribe philosophique, sensible dans la virulence du ton et dans la visée parénétique de l’orateur. Mais le discours relève plus encore du genre politique, qui inclut l’éloquence délibérative (ou sumbouleutique) et l’éloquence judiciaire. Cela apparaît clairement dans l’exorde, où le verbe «conseiller», συμβουλεύειν, est employé deux fois ([ et ]). L’orateur utilise aussi le verbe «redresser», ἐπανορθοῦν, pour affirmer d’emblée son objectif moral ([]). Rappelons qu’à cette époque, la politique est fondamentalement indissociable de la morale. Ce lien étroit entre politique et morale explique aussi les mélanges entre genre politique et épidictique. Le grand érudit byzantin Photios, lisant le Discours aux Rhodiens au IXe siècle, a précisément analysé sa nature et ses objectifs. Le discours relevait pour lui de l’éloquence délibérative, mélangée à une éloquence «proche de l’éloquence judiciaire»; il y relevait aussi la présence du blâme. On peut établir un parallèle entre le Discours aux Rhodiens de Dion et la Lettre aux Rhodiens sur la concorde (Or., ) d’Aelius Aristide: ce discours, écrit à Smyrne entre et p.C. et adressé aux Rhodiens, est aussi un discours politique dont l’objectif est de rétablir la concorde civique. Il condamne des luttes entre différents groupes sociaux, peut-être liées à l’augmentation des dépenses publiques après le séisme de / p.C., qui avait causé de grands dégâts dans la ville et de lourdes pertes dans la selon Ménandre II par une forte présence d’anecdotes, de mythes et de références aux poètes), ce qui n’est pas le cas du Discours aux Rhodiens; l’orateur a peut-être jugé ce type inadapté à la dignité et à la sobriété de l’assemblée rhodienne. La fin du Ier et le début du IIe siècle p.C. sont caractérisés par le développement d’une réflexion théorique qui est menée par des spécialistes de la rhétorique, grecs et romains, sur l’éloquence politique. Ce phénomène est lié au contexte politique et culturel qui se met en place sous les Antonins, à partir de Trajan qui a prôné la libertas, notion large qui inclut une certaine liberté d’expression, et qui a ouvert le Sénat aux élites de l’Orient grec. Cette nouvelle éloquence politique est étroitement associée, mêlée à l’éloquence épidictique: voir Gangloff . L’importance de la dimension morale de la littérature du Haut-Empire est une évidence depuis Martha . Sur la difficulté de classer de manière trop stricte les discours de Dion (qui précèdent d’environ deux siècles les traités épidictiques attribués à Ménandre le Rhéteur), voir Gangloff , -. Phot., Bibl., : voir Crosby , . Crosby , (ἐπιτιμᾶν). Photios souligne également l’excellence de la force de réfutation de l’orateur (Crosby , ).
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population. Pour persuader ses destinataires de faire cesser la stasis, Aelius Aristide fait valoir, comme Dion dans le Discours aux Rhodiens, la grande réputation de Rhodes, célèbre pour sa beauté et pour sa culture, présentée comme un modèle d’hellénisme par son origine, par la langue qu’elle utilise et par son ordre civique. L’idée de stasis est en revanche absente dans le discours . Ce n’est pas au désordre civique que le sophiste s’attaque, mais à une pratique civique qui est jugée dangereuse. Le sujet du discours est en effet le remploi des statues. L’orateur dénonce l’habitude qu’avaient les Rhodiens soit de regraver (μεταγράφειν) les dédicaces de statues pour honorer de nouveaux bienfaiteurs ([]), au détriment des anciens, soit de faire graver une inscription sur une statue qui n’en portait pas à l’origine ([]). Cette pratique se développant dans le temps, Dion souligne les graves conséquences politiques et culturelles qu’elle entraîne pour la cité. Elle engage en effet la crédibilité de Rhodes ([-, -]) et remet en question son système des honneurs et ses institutions ([-]). Elle menace aussi la place prééminente de la cité dans le monde grec, et ainsi la communauté des Hellènes tout entière, puisque Rhodes est, à l’époque de Dion et selon celui-ci, la plus digne représentante de l’hellénisme d’époque impériale ([-]). Dion souligne lui-même ([-]) le parallélisme entre son propre discours et le Contre Leptine de Démosthène, daté de - a.C., qui s’opposait à une loi récemment votée à l’initiative de Leptine ( a.C.). Celle-ci visait à renflouer les caisses de l’État en supprimant les immunités portant sur les liturgies et votées par le peuple pour récompenser des bienfaiteurs de la cité. Les points communs entre la liberté de composition des deux discours, l’argumentation des orateurs et les thèmes abordés, ont été mis en lumière par C. Bost-Pouderon. III. PLAN DU DISCOURS AUX RHODIENS . Exorde [-]: –
L’orateur prend la liberté de donner son avis sur une question cruciale pour la cité, même s’il n’est pas citoyen et n’y a pas été invité [-].
Voir la description qu’en donne le discours attribué à Aelius Aristide. Voir infra, chapitre VI. Bost-Pouderon .
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Les Rhodiens doivent lui savoir gré d’intervenir sur cette affaire et de pouvoir ouvrir un débat public. [] L’affaire abordée est importante pour la cité et pour ceux qui l’administrent car l’action de ces derniers engage la crédibilité et la réputation de la communauté tout entière, contrairement à une affaire strictement privée. [-]
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. Loidoria [-]: Constat de la situation [-]: –
C’est justice pour une cité de rendre honneur à ses bienfaiteurs et de conserver ainsi le souvenir de leurs actions. Elle est alors digne des bienfaits qui lui sont faits. [] Une situation indigne: les bienfaiteurs (citoyens, peuples et rois) sont privés «depuis un certain temps» de leurs honneurs. Cela est d’autant plus choquant que les Rhodiens montrent un soin remarquable à attribuer des honneurs. [] La procédure d’octroi des honneurs est expéditive, sans respect pour les délais légaux. Le stratège joue un rôle particulièrement néfaste dans le processus: l’inscription précédente est effacée, un autre nom est gravé. [] L’orateur ironise: on pourrait agir de même pour les actes religieux, accomplir un sacrifice commun pour tous les dieux et changer les dédicaces des temples! [-]
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Piété et impiété [-]: –
Les engagements pris auprès des dieux et des hommes sont de la même importance. Les renier, c’est commettre le même acte, bien qu’il porte un nom différent: l’impiété dans le premier cas, l’injustice dans le second. [-] Ne pas respecter les honneurs et la mémoire des évergètes morts ou vivants est aussi en soi un acte d’impiété. [] Il faut faire acte de piété à l’égard de ses parents comme des dieux. []
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Certains passages ne relèvent pas du blâme et l’on trouve même en contrepoint des parties élogieuses, comme aux § -. Mais la tonalité générale est bien celle de la loidoria.
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Gloire des hommes de bien et des aïeux, gloire des Rhodiens [-]: –
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Les hommes ont besoin d’être honorés et de laisser leurs traces dans les mémoires. Pour cela, beaucoup ont accompli des actes admirables qui les ont conduits à affronter la mort. Les honneurs sont la preuve de leurs belles actions. Sans eux, on ne saurait rien d’elles. La recherche des honneurs est la principale motivation des exploits. [-] La gloire des Lacédémoniens aux Thermopyles en a.C.; la gloire de la thalassocratie rhodienne qui préserve la gloire commune des Hellènes. [] La gloire des Rhodiens qui ont tenu à préserver leur liberté contrairement aux autres Grecs qui, par esprit querelleur, se sont donnés à de nouveaux maîtres. [] Leur gloire vient aussi de ce qu’ils ont pu trouver des hommes prêts à se dévouer pour eux parce qu’ils recherchaient les honneurs. La stèle, l’inscription et la statue en bronze sont le digne salaire de leurs qualités. [] Les hommes ont besoin des honneurs pour supporter les épreuves: l’exemple des athlètes qui endurent toutes les contrariétés de leur métier pour que soient commémorées leurs victoires aux Olympia ou Pythia. []
Les conséquences de la suppression des honneurs pour la cité [-]: –
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Les conséquences de la suppression du plus grand honneur, celui des statues honorifiques, pour l’homme de bien: que son exploit soit ignoré de tous; pour la cité: que soient mis en péril les autres honneurs, et que l’on prive la cité de ses bienfaiteurs. [] Supprimer un honneur, c’est, de proche en proche, remettre en cause la stabilité de tout l’édifice. Même conséquence si l’on supprime, en matière judiciaire, l’un des châtiments prévus par la loi, l’appareil judiciaire s’en trouve bouleversé; de même, falsifier certaines monnaies, c’est jeter le doute sur l’ensemble des émissions monétaires. [-] Supprimer les honneurs est une faute inexcusable. C’est pire que de ne pas châtier un criminel car on fait du mal à un homme de bien. []
L’inconséquence de ceux qui préconisent la réutilisation des honneurs [-]: –
La statue est le plus grand des dons faits à certains hommes. Ceux qui préconisent la réutilisation des honneurs se contredisent: ils
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rappellent la nécessité d’octroyer des statues aux magistrats (romains), mais en même temps ils en dépossèdent les anciens bienfaiteurs en prétextant des dépenses trop grandes. [] Il est doublement injuste de priver un homme de bien des honneurs qu’il mérite et de se montrer ingrat envers lui, alors qu’il n’a commis aucun crime qui eût pu justifier la suppression de ses honneurs. [] C’est honteux de lui infliger le sort que l’on réserve à des hommes que l’on avait honorés jadis mais qu’un crime (comme la trahison ou le projet d’établir une tyrannie) a justement dépossédés de leurs honneurs. []
Suspicion des hommes de bien à l’égard des honneurs octroyés par les Rhodiens [-]: –
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Les futurs bienfaiteurs feront tout pour ne pas subir un tel traitement et refuseront même d’être honorés par les Rhodiens. Les anciens rois et tyrans que la cité honora auraient eux aussi refusé en connaissance de cause. [] Ceux qui préconisent une telle pratique sont dans la contradiction: comment les bienfaiteurs d’aujourd’hui accepteront-ils un honneur dont ils peuvent craindre qu’on les en privera comme on en a privé les bienfaiteurs d’autrefois? Il faut donc se garder d’une telle pratique. [] Les bienfaiteurs tiennent en suspicion de tels honneurs. Mieux vaut les prévenir que les Rhodiens se soucient peu de ceux qui viennent d’être honorés. [] De la méchanceté de ceux qui usent d’une telle pratique: satisfaire les bienfaiteurs d’aujourd’hui aux dépens de ceux d’autrefois. Ce n’est pas un avantage pour la cité. Il est à craindre que les gens nouvellement honorés ne deviennent suspicieux à l’égard d’un honneur frelaté, qui est une insulte plus qu’un don. [-] De l’indignité de ceux qui octroient à un tiers une statue qui ne leur appartient plus. Cette tierce personne n’aurait aucune reconnaissance pour eux. []
Captatio benevolentiae et rappel des différents points de la thèse [-]: –
Appel à la bienveillance de l’auditoire. L’orateur veut soigner la cité de son mal. []
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Rappel de la thèse principale: jeter le discrédit sur une noble institution est une preuve d’injustice et de méchanceté, voire un sacrilège; étymologie du mot gratitude (charis), qui renvoie aux déesses, les Charites. Injurier le geste de gratitude est donc une impiété. [-] Le discours de l’orateur ne se veut pas injurieux, mais il est malhonnête de ne pas prévenir les gens honorés qu’ils vont recevoir une statue déjà attribuée. Les Rhodiens dissimulent ce qu’ils font, alors qu’on ne dissimule pas ce qui est fait dans les règles. Personne n’est dupe de ce qui se passe. [-] Rhodes est prospère et digne. Elle suscite les jalousies et tout le monde guette une faute éventuelle des Rhodiens. Ils ne doivent et ne peuvent rien cacher de leurs agissements. [] Argument économique prêté aux Rhodiens: «il serait trop cher de faire ériger des statues à tous ceux pour lesquels un décret a été voté?» Il vaudrait mieux dans ce cas honorer un plus petit nombre. Les Rhodiens ont par ailleurs le tort d’honorer des gens qui peuvent se révéler indignes, aux dépens des hommes de bien. [] L’homme de bien, à l’inverse, ne saurait se satisfaire d’honneurs obtenus aux dépens d’un autre. [] Les statues sont actuellement érigées surtout pour des Romains, en raison de leur pouvoir. Mais elles le sont au détriment de Macédoniens, de Lacédémoniens ou d’autres bienfaiteurs, or un bienfait est plus fort et plus pérenne qu’un pouvoir. [] Les bénéficiaires actuels des statues n’éprouvent aucune reconnaissance envers la cité car ils connaissent la pratique insouciante des Rhodiens en la circonstance. [] Une cité qui est dans le besoin ne peut pas considérer que la dépense: qu’est-ce qui l’empêche alors de spolier les citoyens ou les étrangers sur son territoire? [] Il n’est pas possible que dans le passé il y ait eu de tels comportements. Autrefois, sauf dans des circonstances de danger extrême, des contributions n’étaient pas levées sur les citoyens. []
Les statues et leur condition juridique [-]: –
Les statues sont-elles la propriété de la cité ou de leurs récipiendaires? La statue honorifique est certes conférée par la cité, mais l’inscription et le «caractère» de l’effigie disent bien l’identité de celui à qui elle appartient. []
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Réfutation de deux arguments: les statues se dressent dans l’espace public, il existe une liste officielle des statues. [] Dans quelle mesure une statue «appartient-elle» à celui qu’elle honore? Il y a mille façons de dire qu’une chose «appartient» à un individu. [] Mais un principe régit tous les autres: Tout ce que l’on obtient selon la justice, on le possède légitimement. La légitimité de l’honneur est renforcée par l’autorité de la cité qui a conféré l’honneur, Rhodes. [] De même, dans les affaires privées, tout contrat enregistré dans les archives officielles, toute transaction publique est garantie par la cité. En conséquence, peut-on revenir sur l’octroi d’une statue garantie par la cité, qui a été donnée suite à une décision collective, alors que le choix de récupérer la statue est celui d’un seul homme, le stratège? [-] Le décret honorifique est enregistré dans les archives civiques, l’octroi des honneurs est le résultat d’une procédure légale stricte. Ceci contraste avec la suppression de l’honneur, qui semble être l’effet d’une coutume. [] Ni les registres officiels, ni le fait que les statues sont dressées dans l’espace public ne prouvent qu’elles n’appartiennent pas aux honorati. Exemple des Éphésiens: comparaison avec les dépôts d’argent dans le sanctuaire d’Artémis, pour montrer qu’un bien privé déposé dans un espace public demeure privé. Les Éphésiens ne toucheraient jamais à ces dépôts, pourtant Rhodes est plus riche qu’Éphèse. [-] De même une statue honorifique, enregistrée dans les documents de la cité et dressée dans un espace public, doit rester la propriété de son bénéficiaire. [] Exemple des offrandes publiques, fabriquées et dédicacées par la cité sur ses propres fonds: ce serait un outrage de les réutiliser à d’autres fins. Différence entre les offrandes et les honneurs. []
Légitimité des hommes de bien à garder leur statue [-]: –
Mais les hommes de valeur sont aimés des dieux. Il est légitime que les propriétaires d’un bien le détiennent en toute sécurité, surtout dans une démocratie qui respecte la loi et la justice, et d’autant plus que les honneurs ne peuvent être acquis que par des hommes de bien. []
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Les hommes de bien ont payé le prix fort pour les acquérir: magistratures, faits d’armes, contributions en argent supérieures aux ou drachmes dépensées pour ériger une statue. [] La cité est-elle prête à rembourser les bienfaiteurs dépossédés de leur statue? S’ils ont libéré ou refondé la cité, faut-il renoncer à celle-ci? Et ceux qui ont sacrifié leur vie, comment leur rendre ce service? [-] La génération présente est redevable aux bienfaiteurs d’autrefois. []
L’injustice et ses conséquences [-]: –
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L’injustice est aussi grande à l’égard des récipiendaires des honneurs qu’à l’égard des Rhodiens du passé qui ont octroyé ces honneurs, et donc de la cité tout entière et, pour finir, des Rhodiens du présent. [] Être injuste envers soi-même est un acte de folie. D’autre part, les hommes de bien sont ceux qu’il faut le moins outrager. [] Le danger est que les Rhodiens ne reçoivent plus de bienfaits des hommes de bien (comme les Éphésiens risqueraient de ne plus recevoir de sommes d’argent en dépôt s’ils y touchaient, cf. [-]). [] Exemple de la remise des dettes par Rome à la fin des guerres civiles. Les Rhodiens sont les seuls à l’avoir refusée, alors que leur cité avait été prise et dépouillée. S’ils ont respecté leurs créanciers, ils doivent encore davantage le faire pour leurs bienfaiteurs. Alors qu’ils se sont distingués des autres et ont bien agi lors d’une crise, maintenant qu’ils sont prospères, les Rhodiens n’agissent comme personne d’autre ne le fait, et de manière moins justifiable que ne l’est l’annulation des dettes. [-] Autre exemple de mesure illégale, celui de la redistribution des terres. Il est encore plus injuste d’enlever à un bienfaiteur sa statue pour la donner à un autre que de partager une terre entre l’ancien propriétaire et quelqu’un qui auparavant n’avait rien, car l’ancien bienfaiteur se retrouve sans rien du tout. [] Le stratège qui prend la décision de faire graver à nouveau une statue est incriminé; si la famille du premier bienfaiteur concerné était au courant, ce serait un scandale public. Contre-argument des adversaires de l’orateur: la plupart des bienfaiteurs du passé n’ont plus de parents vivants et la récupération des statues épargne les hommes illustres. [-]
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Réfutation des arguments de la partie adverse: à propos du statut personnel des anciens bienfaiteurs [-]: –
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L’injustice commise envers ceux qui n’ont plus personne pour les défendre est encore pire. Comparaison avec la situation des orphelins, protégés par la cité. [] L’argument selon lequel on ne touche pas aux statues des hommes illustres est absurde: si l’on ignore l’identité de certains bienfaiteurs, ce n’est pas à cause de leur naissance modeste ou d’une infamie, c’est parce que le temps a effacé leur souvenir. [] Or, les hommes d’autrefois étaient meilleurs que ceux d’aujourd’hui et il était plus difficile auparavant d’obtenir des honneurs, ceux-ci récompensaient des exploits extraordinaires. [] Comparaison avec les amitiés: les gens sensés privilégient leurs anciens amis et ceux de leur famille aux amis récents. Il est injuste de maltraiter les amis et bienfaiteurs de nos aïeux. [] L’anonymat supposé des anciens bienfaiteurs est une fausse excuse. Ceux qui les ont connus les ont estimés dignes des plus grands honneurs, or les Rhodiens ne peuvent se défier de leurs aïeux. [] On ne peut pas dire non plus que les anciens bienfaiteurs ont joui longtemps de leurs honneurs car on ne peut prouver que ces honneurs ont duré plus longtemps que les bienfaits qu’ils ont procurés à la cité. [] L’injustice est plus grande que pour un privilège fiscal supprimé, des sommes d’argent ou une terre enlevées. Celui qui les a détenus pendant un moment a pu s’enrichir, alors que la perte est plus grande pour ceux qui ont été privés d’un honneur très ancien. []
L’impiété commise à l’encontre des anciens bienfaiteurs et de leurs statues [-]: –
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Les bienfaiteurs de jadis sont considérés comme des héros, du seul fait du temps qui s’est écoulé. C’est une impiété de leur enlever leurs honneurs, ce qui est aussi grave qu’une impiété commise envers les dieux. [-] C’est une impiété de mutiler une statue honorifique. La mort est requise pour les sacrilèges. [] Pourtant seul le bronze est atteint mais l’honneur est intact. C’est moins grave que de détruire une dédicace témoignant que l’honoratus a été jugé digne d’un honneur. []
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Le châtiment réservé à ceux qui sont condamnés par la cité d’Athènes est la suppression de leur nom des listes civiques. [] Le nom de ces criminels disparaît entièrement. Rhodes ne doit pas accepter qu’on dise qu’elle traite ses bienfaiteurs comme on traite ailleurs les criminels. [] Celui qui efface l’inscription d’une statue honorifique commet un outrage pire que celui qui efface un mot d’une stèle, d’une loi ou d’un décret, alors que ce dernier sera condamné à mort à Rhodes. [] La cité de Rhodes est sacrée: or, beaucoup de statues qui se dressaient dans les sanctuaires ont été regravées. [] Les temples, qui sont un lieu d’asile pour les criminels, ne le seraient pas pour les bienfaiteurs? Si un homme touche à une offrande, il sera sacrilège, mais non s’il touche à une statue honorifique? Pourtant les statues dressées dans les sanctuaires sont des offrandes. [-]
Au sujet des statues anépigraphes [-]: – –
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Même faute à l’encontre des statues anépigraphes. [] Les statues anépigraphes sont en effet soit celles de si grands hommes, voire de héros, qu’on n’avait pas jugé nécessaire de les faire graver, soit celles de descendants de divinités tombés dans l’oubli avec le temps. [] Des exemples à Thèbes, à Athènes et dans d’autres cités. [] Il n’est pas impossible que les Rhodiens aient donné des statues d’Héraclès, de Tlépolémos ou d’un fils d’Hélios à des bienfaiteurs du présent. [] Comparaison avec ceux qui violent les très vieilles tombes. Le tombeau n’est pas le signe de la valeur des morts, alors que la statue, même très ancienne, prouve la qualité du personnage honoré. []
Un exemple remarquable: la statue de l’athlète Théagénès à Thasos [-]: – –
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Carrière athlétique et civique de Théagénès. [] Après sa mort, sa statue est fouettée par un homme politique rival. Elle chute et le tue. Un procès est fait à la statue, qui est jetée à la mer. [] S’ensuit une épidémie qui touche la cité de Thasos. Un oracle demande aux Thasiens de faire revenir la statue de Théagénès. [] Pareillement les Rhodiens déshonorent les statues qu’ils réattribuent. []
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INTRODUCTION
De même que la statue de Théagénès fut maltraitée par l’un de ses ennemis, de même il y a danger que le stratège, à Rhodes, agisse aussi par ressentiment. [-]
Cette pratique du remploi se justifie-t-elle par des économies? Les dépenses de la cité de Rhodes [-]: – – –
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L’argument est scandaleux, car Rhodes est riche. [] La richesse de Rhodes n’a pas décliné. Ses sources de revenus restent importantes (cités tributaires; dépôts d’argent). [] Jadis Rhodes avait des dépenses beaucoup plus lourdes, dues aux guerres. Comparaison des dépenses militaires du passé et des dépenses présentes pour les navires. Aujourd’hui les Rhodiens vivent en paix, les dépenses pour les murailles ne sont plus aussi coûteuses. [-] Les bienfaiteurs sont-ils plus nombreux aujourd’hui? Les Rhodiens prétendent être obligés d’honorer tous les dirigeants, mais les autres cités le font aussi. [] Certains Rhodiens justifient cette pratique par le fait que leur cité, plus prospère que les autres, suscite les jalousies et les envies: elle est dans l’obligation d’honorer beaucoup plus de protecteurs. [] Mais c’est une raison supplémentaire d’abandonner cette manière d’ériger des statues qui n’a pas de sens. []
Les honneurs accordés aux Romains et la liberté de Rhodes [-]: –
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Dion critique la sélection opérée de facto par les Rhodiens entre ceux pour lesquels ils réalisent une statue honorifique et ceux auxquels ils accordent une statue réutilisée. Des honneurs plus modestes auraient contenté la plupart. [] Les Rhodiens, en bradant ainsi leurs statues, risquent de dévaloriser leurs honneurs. [] Pourtant leurs honneurs ont grande réputation []. Valeur symbolique des honneurs, illustrée par l’exemple des concours olympiques qui ont attiré récemment un empereur (Néron). Dignité des Éléens qui ne distribuent pas les couronnes aux Romains et n’ouvrent pas les lettres de recommandation avant les concours. [-] Si les Rhodiens craignent tant de perdre leur liberté en mécontentant les Romains, il vaut mieux y renoncer. []
INTRODUCTION
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Si leur liberté ne tient qu’au fait de flatter tous les Romains, et non à leur loyauté ancienne envers Rome, alors leur cité et sa gloire n’ont pas de fondement solide. [-] Il vaut mieux reconnaître sa pauvreté que passer pour vil. Un honneur n’est pas interchangeable comme une maison. []
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Les pratiques funestes, au prétexte qu’elles ont cours chez les autres, seraientelles justifiables? [-]: –
Un repoussoir, le cas d’Athènes [-]: Les erreurs des autres ne doivent pas exonérer les Rhodiens de tout effort de remise en ordre de leur politique des honneurs: exemples de l’octroi des honneurs à Athènes, qui sont critiqués. [] – On peut faire ce reproche aux Athéniens et incriminer le déclin général de la Grèce, mais ce n’est pas une raison pour les Rhodiens de ne pas se montrer meilleurs que les autres. [] – On ne décrie pas ainsi les Athéniens pour les donner en exemples à imiter. [-] – Les Rhodiens ne doivent pas imiter leurs rivaux dans l’erreur, mais au contraire se montrer supérieurs à eux. [] – Pratiques honteuses des Athéniens: les combats de gladiateurs dans leur théâtre au pied de l’Acropole. [] – Les Athéniens sont restés sourds aux critiques d’un philosophe illustre, qui a préféré quitter leur cité. À Rhodes, une loi interdit à l’exécuteur public d’entrer dans la cité. [] – Mais même les Athéniens ne se comportent pas à l’égard des statues honorifiques comme les Rhodiens. [] –
Retour à l’argumentation: l’infamie d’enlever à un ancien sa statue pour la donner à un contemporain. Parallèles [-]: –
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Les Rhodiens valent-ils mieux que les Cauniens ou les Myndiens? Doivent-ils se justifier de certaines de leurs pratiques au motif qu’elles sont en vigueur chez d’autres qui leur sont inférieurs? [] Même les voisins de Rhodes ne sont pas aussi ingrats envers leurs bienfaiteurs. La double servilité des Cauniens est soulignée. [] Les Rhodiens ne doivent pas se comparer à ceux qui leur sont inférieurs. Exemple des deux athlètes rhodiens Dorieus et Léônidas. Si les Rhodiens veulent se comparer aux Athéniens et aux Lacédémoniens, que ce soient ceux du passé. []
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INTRODUCTION
À la limite, on peut se comparer à ceux qui sont dans la moyenne ou bien légèrement inférieurs à soi. []
Comparaison avec la loi de Leptine à Athènes: nouvelles oppositions entre les deux cités [-]: –
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Exemple de la loi de Leptine visant l’annulation des exemptions, refusée par les Athéniens. Les Rhodiens doivent abolir leur propre pratique de la récupération des honneurs, qui est pire que cette loi. [-] À Athènes, les biens acquis grâce à l’exemption restèrent à leurs détenteurs; à Rhodes, les récipiendaires des statues honorifiques qui ont perdu leur honneur sont dépossédés de tout. [] À Athènes, Leptine avait des récriminations contre les détenteurs de l’atélie; à Rhodes, aucun grief contre les récipiendaires des statues honorifiques. [] À Athènes, la loi de Leptine exceptait les descendants d’Harmodios et Aristogiton; à Rhodes, aucune restriction à la pratique du remploi des statues. [] À Athènes, on envisageait de restreindre l’autorité du peuple (sa possibilité de donner l’atélie) par une loi; à Rhodes, cela se fait par l’effet de l’habitude et par l’autorité d’un seul individu, qui supprime un honneur accordé par le peuple. [-] L’effet dommageable de l’habitude, plus injuste que la loi. De surcroît, à Athènes on n’enlevait pas pour donner à un autre, contrairement à ce qui se passe à Rhodes. [] L’injustice de la loi de Leptine, son systématisme qui prive de l’atélie tous les bienfaiteurs (même ceux qui sont irréprochables), mais la pratique en cours à Rhodes est plus grave parce qu’elle prive les titulaires de leur statue pour les octroyer à d’autres. [] La loi de Leptine n’était pas susceptible d’enlever aux bénéficiaires de l’atélie ce qu’ils avaient acquis jusqu’alors grâce à elle. [] La pratique en cours à Rhodes a ceci de plus grave qu’elle frappe des hommes de bien. []
Un pis-aller, la loi plutôt que l’habitude [-]: –
Pourquoi les Rhodiens ne légiféreraient-ils pas sur cette pratique? Des avantages d’une loi, fût-elle injuste: elle ne devient pas pire, contrairement à l’habitude. [-]
INTRODUCTION
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Les dérives de l’habitude, à propos des différentes catégories de statues concernées par la pratique du remploi: d’abord les statues endommagées, puis les anépigraphes, enfin les très anciennes qui portaient une inscription. L’habitude néfaste devient toujours plus mauvaise et ne constitue pas une excuse au même titre que la loi. [-] L’ancienneté d’une habitude n’en enlève pas son caractère honteux. Il est nécessaire d’agir maintenant, le temps ne doit pas cautionner cette coutume. [-]
L’attitude des Romains vis-à-vis des statues. Leur respect pour le «bel ordre» rhodien [-] – – –
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Rappel de la gloire justifiée de Rhodes. La cité a de nombreux motifs de fierté: sa législation, ses institutions, ses constructions. [] Le «bel ordre» et la force de la cité. Les Romains eux-mêmes n’y ont pas porté atteinte. [] L’attitude de Néron qui a pillé les sanctuaires grecs contraste avec son respect pour la ville de Rhodes. C’est une preuve des bonnes relations de la cité avec les Romains. [-] Les Rhodiens ne peuvent-ils pas montrer le même respect que les Romains pour leurs propres statues? [] Les Romains, en emportant les statues pour les déposer dans leurs sanctuaires, ont été finalement moins irrespectueux que les Rhodiens car ils n’ont pas effacé les noms des bienfaiteurs. []
La fragilité des statues honorifiques et leur caractère éphémère [-]: – – –
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Les statues honorifiques des Rhodiens sont plus éphémères que des effigies de cire. [] C’est le «vice de la cité» qui détruit les statues. [] La cité de Rhodes s’approprie des statues qui sont la propriété des bienfaiteurs, comme les femmes qui font passer pour leurs des enfants supposés. [] Les statues des Rhodiens sont comme des acteurs qui changent de rôle et de visage. Mais le subterfuge ne fonctionne pas: décalages souvent ridicules entre la statue et l’identité du nouveau récipiendaire de l’honneur, dont l’âge, le physique, le métier ou bien la fonction sont différents de ceux du premier honoratus. [-]
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INTRODUCTION
Les Rhodiens et l’hellénisme [-]: –
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Il faut mettre fin à cette pratique indigne des Rhodiens, pour contribuer à la bonne renommée des Grecs en général. Tous jadis y contribuaient. [] Aujourd’hui tous les autres peuples grecs ont déchu, les Rhodiens sont les seuls à être dignes de leur gloire passée. Ils ont le devoir d’illustrer une identité grecque en voie de disparition. [-] Les ruines des cités témoignent seules de leur grandeur passée. []
. Péroraison [-]: – –
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Les Rhodiens sont la seule cité digne de considération et, de ce fait, la seule qu’il vaut la peine de conseiller. [] À défaut d’empire et de puissance militaire, il reste à la cité de Rhodes la possibilité de bien se gouverner et de continuer à montrer un visage digne, en conservant ses coutumes antiques et grecques. [-] Il faut donc éviter de sombrer dans la honte et dans le désordre, surtout en temps de paix et d’insouciance. [-]
Chapitre I
L’OCTROI DES HONNEURS À RHODES AU Ier SIÈCLE P.C.
Dans le préambule de son discours, Dion précise la portée du sujet abordé devant l’assemblée des Rhodiens. C’est une affaire «d’intérêt général» (τῶν ὑμετέρων τι κοινῶν) ([]), une «affaire de la plus grande importance» (περὶ μεγίστου πράγματος) ([]). Effectivement il y va de l’honneur et de la réputation de la cité de Rhodes, qui, tous deux, dépendent de la capacité de cette dernière à continuer de payer de retour les bienfaits de ses bienfaiteurs et surtout de sa volonté de tenir pour acquis des honneurs qui avaient été octroyés jadis à de grands bienfaiteurs. Les Rhodiens, déplore Dion, ont rompu cette tradition, cette continuité. Leur crime? Avoir pris l’habitude depuis un certain temps (ἔκ τινος χρόνου) ([]) de réattribuer aux grands personnages du moment, les Romains, les statues honorifiques qu’ils avaient accordées à leurs anciens bienfaiteurs. Pour ce faire, dit-il, on grattait dorénavant sur les bases les noms des anciens honorati pour leur substituer ceux des nouveaux promus, une pratique appelée la métagraphè. Les statues réattribuées étaient donc clairement identifiées par l’orateur comme des statues publiques, à distinguer a priori de celles qui étaient érigées à titre privé par les notables eux-mêmes dans l’espace public. Le discours a une portée morale incontestable. Il s’agit de blâmer une pratique condamnable qui affecte la réputation de Rhodes et, ce faisant, celle de toute l’Hellade, car elle engage la réputation de la cité non seulement auprès de ses propres élites supposées prendre ombrage d’un tel traitement mais aussi auprès des bienfaiteurs étrangers qui saisiraient le prétexte de cette pratique honteuse pour ne plus faire profiter la cité de leurs générosités. Dion détaille dans son discours les raisons qui lui font penser que cette réattribution des statues honorifiques est une erreur lourde: il y a sacrilège, outrage, injustice, inégalité, rupture de la confiance,
Sur ce point, voir en dernier lieu Ma .
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CHAPITRE I
illégalité, folie. Ce faisant, Dion, tout en dénonçant la manière dont les Rhodiens se comportent (ou plus précisément la manière dont, selon lui, ils se comportent), définit en même temps sa propre conception de la nature des statues honorifiques et de leur gestion en établissant un contremodèle basé, selon lui, sur une valeur fondamentale: la confiance entre la cité et son bienfaiteur. I. LE SYSTÈME
DES HONNEURS CIVIQUES À
RHODES: NATURE ET VALEUR
. Une hiérarchie des honneurs? Dion établit une hiérarchie des honneurs, au sommet de laquelle il place la statue honorifique, avec la stèle et l’inscription qui l’accompagnent. Il énumère incidemment, au fil de son discours, d’autres timai, dont les Rhodiens avaient encore l’usage mais qu’ils avaient tendance, selon lui, au moins pour certains d’entre eux à négliger au bénéfice des statues. La question se pose de la pertinence de cette hiérarchie dionéenne dans le contexte rhodien du Ier siècle p.C. L’importance conférée par Dion à la statue honorifique correspond à l’air du temps, c’est-à-dire à ce que les notables des cités, au début de l’Empire, attendaient en premier lieu de leurs communautés en termes d’honneurs. L’orateur rappelle à juste titre qu’autrefois cette importance tenait à la rareté du privilège ([]). L’observation vaut pour l’ensemble des cités grecques: l’octroi de la statue honorifique ne s’y est véritablement développé qu’à partir du IVe siècle a.C. – encore ne concernait-il dans un premier temps que de grands personnages comme des généraux victorieux ou des bienfaiteurs étrangers – pour se généraliser au IIe siècle a.C. Au début de l’Empire,
Gangloff . [] Ἡ γὰρ στήλη καὶ τὸ ἐπίγραμμα καὶ τὸ χαλκοῦν ἑστάναι μέγα δοκεῖ τοῖς γενναίοις ἀνδράσι («En effet, la stèle, l’inscription et l’érection d’une statue de bronze sont considérées comme importantes par les hommes bien nés»). [] Τὸ δὲ μεγίστην εἶναι τῶν τιμῶν, ἣν ἀφαιροῦνται τοὺς εἰληφότας πρότερον, ἐκ τούτων ὡμολόγηται («Que [la statue] soit le plus grand des honneurs dont on prive les anciens bénéficiaires, tout le monde en convient»). Rappel historique dans Ma , sq. Voir Gauthier , -.
L’OCTROI DES HONNEURS À RHODES AU Ier SIÈCLE P.C.
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la statue est même devenue parfois un honneur de routine. Cette généralisation eût pu nuire à sa valeur. En vérité, l’importance qu’on continuait de lui accorder tenait non seulement à sa nature, c’est-à-dire à sa monumentalité et à sa visibilité dans l’espace de la cité, mais aussi à un phénomène d’accumulation: un citoyen pouvait se voir attribuer deux, voire trois statues de types différents. On trouve mention ici et là, dans certaines cités d’Asie Mineure à l’époque hellénistique et impériale, «des plus grands honneurs» (αἱ μέγισται τειμαί), sans que nous soyons sûrs de leur composition. Il paraît assuré qu’à Milet, au début de l’Empire, les «portraits dorés» (χρυσαῖ εἰκόνες) et les «statues» (ἀνδριάντες) en faisaient partie. Des cités en fixèrent le contenu par la loi, comme à Aphrodisias de Carie. À Rhodes, l’épigraphie permet d’identifier, sinon une hiérarchie des honneurs, du moins la très grande fréquence de certains d’entre eux. Dans les décrets d’époque hellénistique votés à Kedreai dans la Pérée intégrée (Bresson , , et ), à Nysiros (IG XII., et ), dans la ville de Rhodes (e.g. IG XII., b, ) et à Camiros (Tituli Camirenses et ), l’éloge, la couronne d’or et la statue en bronze reviennent de manière récurrente et paraissent avoir formé un ensemble cohérent. C’est encore plus net dans un certain nombre de décrets de Lindos de la fin de l’époque hellénistique et du début de l’Empire. On y fait clairement la distinction entre ces trois honneurs et une série d’autres privilèges introduits par la mention δεδώκαν[τι] δὲ αὐτῶι καὶ… ce qui semble suggérer que ces derniers furent octroyés en supplément (e.g. Lindos II , , a, , , , ). Sans doute dans le groupe de ces trois honneurs la statue en bronze occupait-elle une place particulière. Par ailleurs, il est clair que dans Par exemple, pour les desservantes du culte d’Artémis Pythiè à Didymes (e.g. Rehm A., Didyma. II. Die Inschriften ). E.g. pour le notable L. Vaccius Labeo à Kymè d’Éolide (IK, – Kymè, , l. - (époque augustéenne). Voir Fernoux , -. Noter l’expression remarquable ταῖς πρώταις καὶ μεγίσταις τειμαῖς dans le décret honorifique du Conseil, du peuple et de la gérousie d’Aphrodisias de Carie pour Démétrios fils de Pyrrhos, cf. MAMA , . Rehm A., Didyma. II. Die Inschriften . MAMA , b, l. -: τειμαῖς τετειμῆσθαι ταῖς ἐκ τῶν νόμων μεγίσταις. On signalera, à la suite de J. Ma (, -), que la mention εἰκόνι χαλκέαι, dans les inscriptions lindiennes gravées sur le piédestal, est souvent centrée et occupe une ligne
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CHAPITRE I
la capitale les autorités privilégièrent à partir du milieu du Ier siècle a.C. la statue honorifique, au détriment des autres honneurs (éloge, couronne notamment) qui furent beaucoup moins fréquents, en tout cas moins mis en avant. . Les statues honorifiques On déduit des témoignages des décrets honorifiques rhodiens (notamment lindiens car les plus nombreux et les plus explicites) qui portent de manière récurrente la mention εἰκόνι χαλκέαι que les statues honorifiques, à Rhodes, étaient réalisées en bronze, encore au début de la période impériale. La raison première en est que le marbre trouvé dans l’île (avant tout le marbre dit de Lartos du nom d’une carrière située dans les environs de Lindos) était de qualité insuffisante, car trop grossier, et n’était utilisé que pour la fabrication des piédestaux, autels et autres stèles. Par ailleurs, l’usage du bronze était privilégié pour des raisons idéologiques: son coût conférait à la statue une valeur supérieure. Pour autant, un certain nombre de statues étaient réalisées en marbre, mais ce dernier était importé. a. Lexique Pour évoquer les statues honorifiques Dion utilise plusieurs fois dans son discours, selon un procédé métonymique courant, l’expression τὸ χαλκοῦν, le bronze. Dans la majorité des cas il emploie les deux termes εἰκών et ἀνδριάς en prenant soin de réserver celui d’ἄγαλμα aux statues cultuelles des dieux. En cela, Dion se conforme à un usage traditionnel qu’on trouve déjà chez Hérodote et encore chez Pausanias à l’époque
entière (e.g. IG XII., ; Lindos II , , h, , , c, ), indice de l’importance probable accordée à la statue. Merker , -. Par exemple, d’époque hellénistique: Machaira , -, n° , pl. -; Clara Rhodos, , , sq., n° (avec photo). Cf. Kabus-Preisshofen , -, n° , pl. , -; Ridgway , . Par exemple [], [] ou []. [] et [].
L’OCTROI DES HONNEURS À RHODES AU Ier SIÈCLE P.C.
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impériale. À Rhodes, on s’est cantonné à un usage restrictif du mot, en réservant son emploi à des statues divines. Dion semble ne faire aucune différence entre les termes εἰκών et ἀνδριάς. On en veut pour illustration le paragraphe [], dans lequel l’orateur déplore la rapidité avec laquelle les Rhodiens récupèrent et réattribuent les statues. Dion, dans tout le passage, emploie indifféremment les deux mots comme synonymes. Le constat est le même au paragraphe []. Mais, comme souvent, l’orateur introduit de subtiles variations, et il n’est pas impossible qu’à certains moments de son argumentation il ait joué sur les légères différences de sens existant entre εἰκών et ἀνδριάς. Le premier, dans son acception originelle, suggère l’idée de portrait. On rappellera que dans certaines inscriptions l’εἰκών conférée à titre honorifique à un individu est un portrait peint, souvent sur un bouclier. Les textes prennent soin de compléter à cette occasion le substantif par l’épithète γραπτός suivi de la précision ἐν ὅπλῳ ἐπιχρύσῳ, ou beaucoup plus rarement des adjectifs ἔνοπλος ou ἐνασπίδιος. Par exemple, Hdt. . (une statue dorée cultuelle d’Athéna – agalma épichryson – envoyée par le pharaon Amasis à la cité de Cyrène); ibid. (deux statues de pierre – agalmata lithina – envoyées par le même Amasis à l’Athana de Lindos). Pour rappel, l’agalma désignait à l’origine une statue consacrée à une divinité. L’étymologie du terme (ἀγάλλεσθαι: «se réjouir») indique que ce qui prévaut c’est le geste même de la dédicace et la conséquence qu’on en attend (la réjouissance du dédicataire) et non la forme prise par la statue, c’est-àdire sa ressemblance hypothétique avec la divinité ou son respect du canon humain. En cela, un agalma peut être aussi bien anthropomorphe qu’aniconique. Au IIe siècle p.C., chez Pausanias on retrouve la dimension fondamentalement cultuelle de l’agalma. Toutefois l’épigraphie des cités, tout en corroborant ce constat d’ensemble, révèle ici et là une évolution du sens du mot dans son champ d’application à partir de l’époque hellénistique: il s’agit d’honorer des rois et, après eux, de simples notables décédés, et, enfin, des évergètes vivants. Voici les exemples épigraphiques avérés, à ce jour, du terme agalma dans l’île de Rhodes: à Lindos, Lindos II , § : à propos de la dédicace par des Rhodiens de huit boucliers et d’une couronne d’or pour la statue de la déesse Athana Lindia; § : statues dédicacées à la déesse par Pollis de Syracuse. À Camiros: Tituli Camirenses (- a.C.): dédicace par un damiurge et les hiéropes d’une base avec sa statue à Apollon. Dans la ville de Rhodes: Lindos II (IIIe s. a.C.): dédicace par un couple et leurs enfants d’un petit temple avec son autel et ses statues cultuelles (agalmata) à Artémis et Éleithuia. Dans la Pérée rhodienne à Tymnos (Bresson , n° – fin IIe/début Ier s. a.C.): décret règlement pour le sanctuaire de Zeus et d’Héra. Parmi de très nombreux exemples: MAMA , c (à Aphrodisias de Carie – basse époque hellénistique); IK, – Perge, (après p.C.). REG, , , -, n° (à Aphrodisias de Carie – époque impériale). IGR III (à Ankara – / p.C.).
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CHAPITRE I
L’ἀνδριάς est, à proprement parler, la statue honorifique en pied, grandeur nature. De nombreux décrets honorifiques distinguent clairement les deux honneurs en les énumérant l’un à la suite de l’autre. L’εἰκών suggère l’idée de ressemblance que l’ἀνδριάς ne comporte pas au premier abord. Elle est une image fidèle du portrait de l’honorandus (c’est-à-dire de «l’homme à honorer»). Dans un registre similaire, l’εἰκών peut aussi désigner techniquement les bustes d’empereur honorés d’un culte, pour lesquels la ressemblance est un facteur déterminant. Lorsque Dion, dans son discours, argumente contre les Rhodiens, auxquels il reproche de faire un usage indifférencié des statues, il ne manque pas d’employer le terme εἰκών pour insister sur la particularité unique de chaque effigie, parce qu’elle portraiture le récipiendaire et, par ce biais, lui appartient en propre. Ainsi, dans le paragraphe [], au sujet de l’un de ses détracteurs il dit ceci: «Ainsi donc, j’ai entendu quelqu’un développer un argument très fort en faveur de cette thèse, je ne vous le passerai pas sous silence, à savoir que vous avez enregistré les statues au nom de l’État.»
La signification neutre (du point de vue de la physionomie de la statue) du terme ἀνδριάς dit bien l’usage purement utilitaire et intéressé de l’honneur par les autorités rhodiennes et, par là, leur volonté d’en disposer à leur guise. Dion insiste au contraire sur la prétention, justifiée à ses yeux, de l’honorandus à vouloir «posséder» son effigie en faisant valoir, parmi d’autres arguments, celui de la ressemblance de la statue à son image: «En un mot, si chacun de ceux qui ont été honorés ne possède pas sa statue (τὴν εἰκόνα) au sens où il peut posséder un autre bien acquis, il n’est pas vrai de dire que, pour cette raison, elle lui appartiendrait moins ou bien qu’il ne serait pas du tout lésé si vous donniez sa statue à un autre». Cet usage circonstancié des deux termes n’a pourtant rien de systématique dans le discours du Rhodiakos. Voir Robert , en particulier p. - (= Opera Minora Selecta, II, -). Avec les remarques de Price a, . [] Ὃ τοίνυν ἤκουσά τινος ὑπὲρ τούτου λέγοντος ὡς ἰσχυρότατον, οὐκ ἂν ἀποκρυψαίμην, ὅτι δημοσίᾳ τοὺς ἀνδριάντας ἀπεγράψασθε ὑμεῖς. Voir aussi le paragraphe []: «Mais finalement j’ai l’air d’argumenter en vain contre l’orateur qui a prétendu que toutes les statues (οἱ ἀνδριάντες) sont la propriété de la cité». [] Ὅλως δὲ οὐκ εἰ μὴ τοῦτον τὸν τρόπον ἕκαστος τὴν εἰκόνα ἔχει τῶν τιμηθέντων, καθάπερ ἂν ἄλλο τι κτησάμενος, διὰ τοῦτο ἂν ἔλαττον αὐτῷ προσήκειν λέγοιτο ἢ μηδὲν ἀδικεῖσθαι διδόντων ὑμῶν ἑτέρῳ τὴν ἐκείνου.
L’OCTROI DES HONNEURS À RHODES AU Ier SIÈCLE P.C.
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L’épigraphie rhodienne, et plus précisément les décrets honorifiques pris par les instances de Rhodes et des trois communautés insulaires, utilisent quasi systématiquement le terme εἰκών pour désigner la «statue», à l’exclusion de celui d’ἀνδριάς. Il est presque toujours accompagné d’une épithète ou d’un complément qui en précise le sens. Pour le reste, on retrouve presque toujours l’expression εἰκόνι χαλκέαι, la «statue de bronze», aussi bien dans les trois communautés de l’île que dans la ville de Rhodes, à Nysiros et dans la Pérée intégrée, aux époques hellénistique et impériale. On retient, parmi de nombreux exemples, ceux du Ier siècle p.C. ou contemporains de Dion: –
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Dans la ville de Rhodes, Scrinzi, AIV, , -, , n° (début Ier s. p.C.): décret honorifique du peuple de Rhodes pour Mnasagoras fils de Kallistratos. À Lindos, Lindos II a (avant p.C.): décret des Lindiens pour Zénon fils de Mélanthios, signature du sculpteur Athénaïs de Myndos; Lindos II b (avant p.C.): décret des Lindiens pour la femme de Zénon fils de Mélanthios; Lindos II c: décret des Lindiens pour Agésiklita, fille de Nikasimachos.
Seules deux inscriptions rhodiennes portent mention, parmi les honneurs accordés, d’un portrait peint, c’est-à-dire d’une εἰκών ἔνκαυστος. Les textes en précisent le sens par la mention du bouclier sur lequel est dessiné le portrait: Lindos II ( p.C.): portrait peint sur un bouclier doré offert par les prêtres de Lindos à Hiéroboula (ἰκόνα ἐνκαύσταν ἐν τῷ ἰερῷ τᾶς Ἀ]θάνας ἐν ὅπλῳ ἐπιχρ[ύσῳ); Lindos II (c. / p.C.): portrait peint sur un bouclier offert au stratège de la Ville Ménékratès fils de Pausanias (εἰκόνα ἐνκαύσταν ἐν ὅπλῳ).
On ne relève, à ce jour, que deux inscriptions honorifiques où il est employé seul. Ce sont Tituli Camirenses (c. / a.C.) et (c. a.C.). La première inscription honore un Philokratès, fils de Sôsitimos, vainqueur à la lutte dans la catégorie enfants aux Pythia et aux Isthmia, la seconde un Athanodotos, fils d’Aratophanès. Tous deux ont reçu l’éloge public, la couronne de feuillage (et la couronne d’or pour le second), et l’εἰκών. L’εἰκών au sens de «buste» ne semble pas être attesté à Rhodes. C’était un honneur rarement accordé par les autorités. Quand c’était le cas, les Rhodiens utilisaient de préférence le terme πρόσωπον. Trois attestations: dans la ville de Rhodes, IG XII., (règne d’Auguste?), inscription honorifique pour un athlète vainqueur (ἀναθεισᾶν δὲ ὑπὲρ αὐτοῦ [καὶ ἀνδριάντας χαλκέο][ς] καὶ [πρό]σωπα ἀργύρε[α]); Lindos II d (c. p.C.): inscription honorifique de Neikasimachos fils de Dardanos mentionnant des portraits en argent (προσώπων ἀργυρέων) octroyés par le Conseil de Rhodes;
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CHAPITRE I
Il faut distinguer de la langue officielle des décrets honorifiques celle des inscriptions et dédicaces honorifiques rédigées par les honorati euxmêmes ou leurs parents, dans lesquelles les uns et les autres résumaient et rappelaient les honneurs qui leur avaient été conférés par les instances publiques. Là, l’usage du terme εἰκών était normé et exclusif de tout autre, comme nous venons de le voir. Ici, il était laissé à l’appréciation des intéressés qui l’utilisaient librement et lui suppléaient le cas échéant celui d’ἀνδριάς. Les exemples que l’on peut alléguer en ce sens datent de la basse époque hellénistique et du début de l’Empire: –
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Lindos II ( p.C.): inscription honorifique de Lapheidès fils de Lapheidès. Celui-ci distingue bien: (l. ) la couronne d’or et la statue (andrias) octroyées par les mastroi; (l. ) la couronne d’or et la statue (andrias) octroyées par le collège des prêtres; (l. -) la couronne d’or et l’eikôn (= portrait?) octroyés par l’association des Grenadai patriôtai; (l. -) les couronnes d’or, le portrait doré (εἰκόνι ἐπιχ]ρύσ[ῳ]) et la statue en bronze (ἀνδριάντι χαλκέῳ) octroyés par les katoikountes et les agriculteurs du territoire de Lindos (ὑπὸ τῶ[ν κατοικεύντων ἐν Λ]ινδίᾳ πόλει [καὶ] γε[ωργ]εύν[τ]ω[ν ἐ]ν τᾷ Λ[ινδίᾳ). Lindos II (c. p.C.): dédicace du stratège de la Ville Ménékratès fils de Pausanias. Celui-ci y rappelle les honneurs qui lui avaient été octroyés par le Conseil de Rhodes et par deux équipages de navires. Rappel des neuf couronnes d’or décernées par le Conseil de Rhodes, de l’andrias que le Conseil lui a dédiée, des couronnes d’or décernées par les deux équipages de navires, des deux couronnes d’or décernées par le dème lindien des Nettidai, d’un portrait peint sur un bouclier (εἰκόνα ἐν[καύσταν] ἐν ὅπ[λ]ῳ) qui lui a été décerné.
Ces quelques exemples montrent clairement l’usage synonymique par les particuliers des deux termes eikôn et andrias. C’est particulièrement net dans l’inscription IG XII., b qui énumère les trois honneurs couramment octroyés par les autorités publiques, l’éloge, la couronne et la statue, ici traduite par le mot andrias et que les décrets officiels indiquent du terme eikôn. En somme, le lexique utilisé par les notables rhodiens à Camiros, Tituli Camirenses (sans date): honneurs accordés au Camiréen Pausanias, dont des πρόσωπα ἀργύρεα. Nuova Silloge (c. a.C.); IG XII., b (c. a.C.).
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dans leurs dédicaces et la logique de son emploi correspondent à ceux de Dion dans son discours. b. Typologie En l’absence quasi complète de tout exemplaire de statue en bronze trouvé sur le site de Rhodes, à l’exception notable de la statue du «garçon en prière» (voir ci-après), l’établissement d’une typologie des statues honorifiques rhodiennes repose sur des rapprochements et des comparaisons vraisemblables. On est d’autant plus incité à ce comparatisme raisonné que la question de la définition d’un style rhodien spécifique en sculpture fait débat. Si l’on s’en tient aux seuls critères typologiques, indépendamment de la nature précise des statues (aussi bien celles qui furent décernées par les instances officielles que celles qui furent dédiées par les récipiendaires eux-mêmes), le discours de Dion identifie de manière explicite, dans l’espace public, deux types de statues honorifiques: – Les statues de militaires Les statues mentionnées dans les paragraphes [] et [] ne sont pas précisément identifiées, l’orateur n’en énumère que les parties abîmées: Recension bibliographique utile chez Gualandi , sq., à compléter par Mattusch . Pour une critique de l’idée même d’école rhodienne: Richter , . Celle-ci pense que la sculpture rhodienne ne présente pas de spécificité et que parler d’une école rhodienne est injustifiée. Merker () avait tenté de définir un style de sculpture propre aux ateliers rhodiens à partir des statues trouvées dans l’île. [] Ἀλλ’ ἐὰν μὲν δοράτιον ἐξέλῃ τις ἐκ τῆς χειρὸς ἢ κράνους ἀπορρήξῃ τὸν λόφον ἢ τὴν ἀσπίδα τοῦ βραχίονος ἢ χαλινὸν ἵππου, τῷ δημοσίῳ τοῦτον εὐθὺς παραδώσετε («Si quelqu’un arrache une javeline de la main d’une statue, s’il détache l’aigrette d’un casque, le bouclier d’un bras ou les mors d’un cheval, vous le livrerez immédiatement à l’exécuteur public»). [] Καὶ μυρία ἐῶ τῶν γιγνομένων, οἷον τὸ πολλάκις ἀνδρὸς σφόδρα γέροντος εἰκόνι νέου τινὸς τὸ ὄνομα ἐπιγράφειν, θαυμαστήν τινα, οἶμαι, δωρεὰν εὑρηκότων ὑμῶν, εἰ μετά γε τῆς τιμῆς καὶ τὴν ἡλικίαν δίδοτε· καὶ πάλιν ἀθλητοῦ τινος ἀνδριάντα ἑστάναι, ὡς ὄντα ἀνθρώπου παντελῶς ἀσθενοῦς καὶ μετρίου τὸ σῶμα. Τὸ μὲν γὰρ ἱππεύοντα τὸν δεῖνα ὁρᾶσθαι παρ’ ὑμῖν ἢ πολεμίῳ συνεστῶτα ἢ στράτευμα ἐκτάσσοντα ἄνθρωπον οὐδεπώποτε τῆς γῆς ἁψάμενον τοῖς αὑτοῦ ποσὶν καὶ ἀπὸ τῶν ὤμων καταβάντα τῶν φερόντων οὐδὲν ἴσως ἄτοπον· ἀλλ’ ὁ δεῖνά γε ἕστηκε πυκτεύων παρ’ ὑμῖν; («Je passe sur d’innombrables cas de figures. Par exemple, inscrire souvent sur la statue d’un homme très âgé le nom d’un jeune homme! Voilà, à mon avis, un admirable don inventé par vos soins, si du moins avec l’honneur, vous donnez aussi la jeunesse! Autre exemple, une statue érigée pour un athlète, qui est celle d’un homme tout à fait faible, au physique
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une javeline arrachée d’une main, une aigrette de casque, un bouclier, le mors d’un cheval. Ce sont les statues honorifiques de militaires. Elles étaient de deux types, équestres ou en pied. Les premières étaient un honneur particulièrement recommandé pour les rois, mais pas uniquement. Comme en témoignent les rares exemples préservés dans le monde grec, le basileus était d’ordinaire représenté cuirassé, portant la chlamyde, et montant un cheval qui se cabrait ou avançait au pas. C’était un morphotype très prisé des rois qui paradaient ainsi dans une attitude triomphante, lance en main et dans l’attitude du vainqueur terrassant un adversaire à terre. On ne saurait dire dans quelle mesure les cités qui votèrent des statues équestres en leur honneur reprirent à leur compte une iconographie si connotée. Quant aux statues en pied, elles présentaient les honorati vêtus d’une cuirasse et d’une chlamyde. Ils pouvaient être casqués mais aussi rester tête nue, le casque reposant alors à terre, comme le montre un exemplaire d’Aphrodisias du Ier siècle p.C. Plusieurs trophées funéraires en marbre découverts autrefois dans les nécropoles de Rhodes donnent une idée éloquente de ce à quoi pouvait ressembler la statue «cuirassée» d’un militaire. Parmi plusieurs exemplaires, on retiendra celui publié par A. Maiuri, dans Clara Rhodos , repris avec une bonne illustration par B.S. Ridgway en , et datable du Ier siècle a.C. (voir ci-après, fig. ): On y voit la cuirasse décorée d’une scène mythologique, la lutte entre des griffons et un Scythe de la tribu des Arimaspes. Le casque, du type pseudo-attique, est lui aussi richement orné: gorgoneion au niveau ordinaire. Voir chez vous un quidam sur un cheval, ou attaquant un ennemi ou commandant une armée, qui jamais ne toucha la terre de ses propres pieds et ne descendit des épaules de ceux qui le portaient, n’est-ce pas surprenant peut-être? mais que dire d’un tel, au moins, qui se dresse chez vous dans la pose du pugiliste?»). Pour les honneurs rendus par les cités grecques aux militaires et plus particulièrement aux stratèges: Laube . Notamment à partir du modèle alexandrin: Andreae , -; Smith , , n. (à propos de la statuette en bronze d’Alexandre au musée de Naples). Chez les Séleucides, cette représentation est attestée par quelques émissions monétaires royales. Quelques attestations épigraphiques de statues équestres érigées par des cités pour des rois séleucides: OGIS (Ilion); CID . (Delphes); OGIS (Didymes); OGIS (Delphes); FD III., - (Delphes). Smith , -. Gualandi , , fig. . Maiuri , -, n° , fig. - (cf. Ridgway , , pl. a-b).
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Figure : Trophée en marbre (nécropole de Rhodes) – (cf. Ridgway , pl. a-b).
des protège-joues, guerrier avec bouclier et chlamyde sur la calotte du chasque, sphinx à la base de l’aigrette. À la suite de B.S. Ridgway, on considère cette pièce comme typique de la panoplie de parade des officiers rhodiens de la période post-mithridatique. Les statues honorifiques en bronze octroyées à ces personnages à la même époque devaient offrir occasionnellement une richesse décorative comparable. – Les statues d’athlètes À l’instar des quelques rares exemplaires trouvés hors de Rhodes, le morphotype des statues d’athlètes, figurant les personnages nus, reprenait des canons artistiques largement inspirés par les sculpteurs de l’époque classique, en particulier Lysippe. Deux têtes d’éphèbes en marbre [], voir supra note pour le texte. La statue en bronze connue sous l’appellation fautive de «garçon en prière», est la seule, à ce jour, à avoir été découverte à Rhodes, dans un état de conservation remarquable. Elle fut trouvée en à l’intérieur du périmètre urbain de l’ancienne cité puis emmenée à Venise. Datée de la fin du IVe ou du début du IIIe siècle a.C., elle est de type lysippéen. La statue a une hauteur de , m pour un poids de kg: le jeune homme, nu, un peu déhanché, a la tête légèrement relevée. Ses deux bras tendus en avant dans une attitude de prière sont toutefois des restaurations modernes (XVIIe s.). L’attitude générale de la statue reste donc hypothétique, ce qui explique les multiples interprétations à son sujet. Certains historiens y voient un athlète vainqueur en train de se ceindre la tête
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d’époque hellénistique appartenant à des statuettes trouvées dans des demeures privées dans la ville de Rhodes, donnent une idée de la manière dont les visages étaient représentés: les deux têtes portent le strophion, un bandeau destiné à retenir la chevelure. Hormis ces deux types spécifiques de statues, un certain nombre d’effigies devait représenter des notables debout en pied, vêtus du manteau (himation) recouvrant ou non une tunique courte (chiton), avec de nombreuses variations dans le détail (plis; disposition de l’himation sur l’épaule ou les deux à la fois, recouvrant tout ou partie du corps; disposition des mains, etc.). D’autres statues honoraient des prêtres ou prêtresses sorties de charge. Elles les représentaient traditionnellement en habit rituel, portant une couronne, avec des objets sacerdotaux, par exemple un sceptre. Pour l’heure, nous n’en possédons pas d’exemple. c. Les autres honneurs attestés à Rhodes Hormis les statues, Dion mentionne dans le cœur de son discours d’autres honneurs ([]). L’orateur suggère qu’à son époque les autorités rhodiennes avaient réduit la palette de leurs honneurs au plus important d’entre eux, la statue, s’interdisant d’adapter la valeur de leurs privilèges aux mérites des honorandi. Pourtant, dans certains passages de son discours, il évoque indirectement, en s’exprimant parfois au conditionnel, d’autres honneurs toujours susceptibles d’être octroyés d’une couronne, tandis que d’autres y reconnaissent le portrait de Démétrios Poliorcète. G. Zimmer, dans la monographie la plus récente consacrée à la statue (Zimmer & Hackländer ), suggère de voir dans le jeune homme un serviteur tenant, par exemple, les rênes du cheval d’un cavalier héroïsé. L’auteur se fonde toutefois sur des arguments qui restent largement hypothétiques. Cl. Rolley (Rolley , , fig. ) considère que c’est une œuvre réalisée par un successeur direct de Lysippe. Les deux exemplaires sont: Merker , , n° (signalé dans BCH, , , , fig. -); Gualandi , , n° , fig. - (Ier s. a.C.). Voir Ridgway , . Plus généralement, Dillon . Un parallèle envisageable pour illustrer ce type, la statue en bronze découverte dans le golfe d’Adana en Cilicie, datée probablement du Ier siècle a.C., et figurant un homme portant l’himation sans chiton, rapprochement fait avec un motif d’une stèle de Rhénée dans les Cyclades (cf. Dillon , ). [] Καὶ γὰρ ξένια πλείω καὶ τὸ τῆς ὑποδοχῆς ἐλευθέριον τοῖς πολλοῖς ἱκανόν, κἂν βελτίων ᾖ τις, ἔτι καὶ ψήφισμα ἤρκεσεν ἁπλοῦν, εἴτ’ οὖν εἰς τὸ πρυτανεῖον ἢ εἰς προεδρίαν ἐκλήθη («En effet, des cadeaux d’hospitalité plus nombreux et un accueil généreux contenteraient la plupart; et pour quelqu’un d’une qualité plus grande, il aurait suffi d’ajouter un simple décret et ensuite de le convier au prytanée ou à une place d’honneur»).
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par les Rhodiens, en particulier à des bienfaiteurs étrangers. Ce sont la citoyenneté [], l’atélie ou exemption fiscale [] et l’enktèsis ou droit de propriété []. Un cas remarquable est celui des honneurs conférés à des citoyens évergètes décédés. Ce sont d’une part les funérailles publiques et les célébrations religieuses rendues en leur honneur ([] et []). Dans le premier extrait ([]) Dion procède par allusion et par comparaison, de sorte qu’on ne saurait dire s’il envisage le cas concret de funérailles publiques accordées à des particuliers. Les défunts évoqués par l’orateur sont les grands bienfaiteurs de jadis qui avaient reçu les honneurs d’une statue. Il faudrait comprendre que, selon Dion, ils avaient obtenu une reconnaissance éminente de la cité, «comme si» (voir le ὅπερ οἶμαι τρόπον τινὰ τούτοις συμβέβηκε) on leur avait accordé des funérailles publiques. L’honneur d’une inhumation financée sur fonds publics (par la cité ou par une association), attestée dans d’autres cités de la région à l’époque hellénistique et sous l’Empire, l’est aussi dans la Pérée sujette, sur le site de Pisye à l’époque hellénistique, et à Caunos sous l’Empire. Dans le deuxième extrait ([]), Dion est affirmatif: certains grands personnages décédés faisaient toujours l’objet de célébrations religieuses dans la cité. On reconnaît là un phénomène bien identifié par ailleurs, celui des cultes héroïsants conférés par certaines communautés civiques à des notables qui leur avaient rendu d’éminents services, surtout dans la période trouble du Ier siècle a.C. et de la fin des guerres civiles. Nous n’en avons pour l’heure aucune attestation à Rhodes, mais des cas sont bien attestés à Aphrodisias, Mylasa et Milet.
[] Οὐδὲ ἔχομεν εἰπεῖν τοὺς ἐν τοῖς μνήμασι κειμένους ὡς ἦσαν ἀγαθοί, πλὴν εἰ μή γε δημοσίᾳ τις φαίνοιτο τεθαμμένος ὅπερ, οἶμαι, τρόπον τινὰ τούτοις συμβέβηκεν («Et nous ne pouvons dire des défunts qui reposent dans leur monument s’ils étaient des hommes de bien, sauf du moins si quelqu’un a visiblement reçu des funérailles publiques, ce qui, selon moi, fut d’une certaine manière le lot de ces hommes»); [] Τοὺς δὲ δὴ σεμνοὺς οὕτως καὶ τῶν μεγίστων ἠξιωμένους, ὧν ἔνιοι καὶ τὰς τελετὰς ἐσχήκασιν ἡρώων, τοὺς τοσαῦτα ἔτη κειμένους, ὥστε καὶ τὴν μνήμην ἐπιλελοιπέναι («Ceux qui, au vrai, sont si vénérés et qui ont été jugés dignes des plus grands honneurs – parmi eux certains font l’objet même des célébrations religieuses réservées aux héros –, ceux qui sont inhumés depuis tant d’années qu’on a perdu même leur souvenir»). Van Gelder , , n° (IIe/Ier s. a.C.). Marek , n° (époque trajane?). À Aphrodisias, les honneurs posthumes rendus à C. Iulius Zoïlos (Reynolds , -; Smith ); à Mylasa, le cas de C. Iulius Hybreas (IK, – Mylasa, -);
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Comment les communautés de l’île gérèrent-elles leurs honneurs à long terme? À Rhodes même, les textes honorifiques sont assez nombreux mais répartis de manière très déséquilibrée dans le temps au profit de l’époque impériale. L’éloge public, la couronne d’or et la statue reviennent régulièrement dans les documents hellénistiques, mais les deux premiers deviennent beaucoup plus rares sous l’Empire. La proédrie, attestée dans un texte du troisième quart du IIIe siècle. a.C. (IG XII., – / a.C.), l’est aussi dans un document du début du Ier siècle p.C. (Scrinzi, AIV, , , , n° ) et dans un texte du IIIe siècle p.C. (Nuova silloge ). Quant à l’invitation au repas au prytanée (sitèsis), évoquée par Dion dans le passage, elle est mentionnée dans les deux derniers documents que nous venons de citer. Les décrets de la communauté de Camiros, beaucoup moins nombreux, ne permettent pas de se faire une idée plus précise, étant donné que tous, du plus ancien au plus récent, ne mentionnent que les trois honneurs les plus répandus, l’éloge, la couronne et la statue, sans mention de la proédrie ni de la sitèsis, sauf le décret Tituli Camirenses , malheureusement non daté. La seule série de décrets consistante et cohérente est celle de Lindos. Trente-sept documents sont répertoriables. On compte à part les décrets Lindos II , (= Syll ) et appendice, datables d’avant le synœcisme de a.C.: dans ces trois textes, les Lindiens honorent des étrangers du titre de proxène, auquel s’ajoutent d’autres privilèges qui varient légèrement d’un cas à l’autre (exemption de taxes pour les marchandises à l’entrée et la sortie du port, garantie permanente contre toute saisie en temps de guerre comme de paix, proédrie, sitèsis, titre de bienfaiteur): en somme, des honneurs particuliers parce que conférés à des étrangers, à Milet, celui de C. Iulius Epikratès, cf. Herrmann , -, et tout particulièrement p. -. Sur ce phénomène, voir Robert , - et tout particulièrement p. . Sur les honneurs dispensés par les différentes communautés de Rhodes, voir en dernier lieu Badoud , (index ‘Honneurs’) avec renvoi aux textes épigraphiques afférents. On en compte quatre à ce jour: Tituli Camirenses (c. / a.C.), (c. a.C.), (règne de Titus) et (sans date). Il faut leur ajouter deux textes de Lindos qui mentionnent indirectement l’octroi ὑπὸ Καμειρέων de l’éloge καὶ πάσαις ταῖς τιμαῖς à une femme de notable, Nikassa fille de Myonidès (Lindos II a – p.C.), et à l’époux de celle-ci, Lapheidès fils de Lapheidès (Lindos II – p.C.). Sur ces trois décrets, cf. Bresson .
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de surcroît à des gens du commerce. Les trente-sept autres décrets, qui couvrent la période du dernier tiers du IIIe siècle a.C. (Lindos II – c. / a.C.) à l’époque tibérienne (Lindos II – c. p.C.) montrent une grande homogénéité dans l’énumération des honneurs: l’éloge, la couronne d’or et la statue en bronze en constituent le socle. On note la représentation sur le monument d’Agésandros fils de Mikiôn (Lindos II = Badoud , TRI – c. a.C.) de l’une de ces couronnes, pourvue à l’arrière d’une bandelette qui tombait sur la nuque de l’honorandus. S’ajoute à ces honneurs, à partir de la fin du IIe siècle a.C., quasi systématiquement, leur proclamation publique annuelle. Dans un cas sur deux sont octroyées la sitèsis et la proédrie, ainsi qu’assez régulièrement la stéphanéphorie, c’est-à-dire le privilège de porter une couronne lors des fêtes religieuses (panégyries). Malheureusement la série des décrets s’interrompt presque totalement à l’époque tibérienne. Il apparaît évident, si l’on compare par exemple la documentation lindienne à celle de la capitale, que les deux communautés ont fait un usage très différent de leurs honneurs sur le long terme. À Lindos, à partir de la fin du IIe siècle a.C., pendant tout le siècle suivant et jusqu’au début de l’empire, on continua de conférer très régulièrement en bloc les privilèges traditionnels (éloge, couronne, statue). À Rhodes même, jusqu’à la fin du Ier siècle a.C. les honneurs continuèrent de compter l’éloge, la couronne et la statue, auxquels s’adjoignaient éventuellement la proédrie et la sitèsis. La tradition voulait qu’on perpétuât un tel système. Mais, au début de l’Empire, la gamme s’est nettement réduite aux seules statues. L’essentiel de la documentation a consisté alors en une série de bases de statues dont le formulaire gravé sur le piédestal n’évoquait aucun autre honneur décerné. Si réduction de la gamme il y eut, on devrait donc en imputer la cause à un contexte particulier. Faut-il mettre le phénomène en relation avec la perte provisoire de la liberté de la cité en p.C. et avec une précarisation de sa situation politique qui l’incita à n’utiliser désormais que ses honneurs les plus flatteurs et les plus visibles?
Sauf pour Lindos II (c. / a.C.), (c. / a.C.), (c. a.C.), (avant a.C.) et (c. p.C.); Kontorini , , n° (après a.C.).
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. La valeur des honneurs civiques Pour Dion, l’octroi des honneurs revêt une importance égale pour son initiateur, la cité, et pour son destinataire, le bienfaiteur. L’un et l’autre y trouvent des raisons majeures d’agir, raisons avant tout politiques et idéologiques que l’orateur teinte d’une dimension religieuse. Le geste de l’octroi n’est pas anodin. Il engage la cité et l’honorandus, dans la mesure où l’honneur conféré «trahit» les mérites de l’une et de l’autre. C’est une prise à témoin pour le présent et pour l’avenir. Jusque-là, rien de très original. Dion développe néanmoins, par ailleurs, une vision, voire une théorie «contractuelle» des rapports entre les deux acteurs. a. La valeur de la statue honorifique pour la cité – Les enjeux de la mémoire Dion reprend un argumentaire dans l’ensemble traditionnel qui explicite les raisons incitant la cité à conférer des honneurs à ses bienfaiteurs. Il s’agit, en premier lieu, de rendre hommage aux évergètes et de garder le souvenir de leurs actions. La nécessité pour les cités de garder la mémoire des hommes de bien, notables ou rois, et de leurs agissements est un thème répété dans les décrets honorifiques tout au long de l’époque hellénistique. Mais plus encore à la fin de cette période et au début de l’Empire, la mémoire est devenue un enjeu très important pour les communautés civiques. Certains textes formulent explicitement leur volonté de garder le souvenir des évergésies accomplies pour elles. C’est une manière de marquer sa dette envers l’honorandus, sa gratitude envers lui. Plus fondamentalement il s’agit de garder les traces d’un passé que les notables ont contribué à construire par leurs actes et qui aide à l’entretien d’une identité. Les identités civiques semblent à ce point menacées selon Dion (l’orateur a à l’esprit l’exemple de Rhodes ellemême), que l’octroi des honneurs, qui est présenté comme nécessaire et que la cité doit garantir pour toujours ([]), est une manière de préserver les traces d’un passé et de conjurer un avenir incertain.
Par exemple, le décret de Kymè pour Kléanax (SEG [], ).
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– L’édification des générations futures Traditionnelle est aussi l’idée de l’utilisation de l’octroi des honneurs à des fins d’édification pour les générations suivantes ([]). Concrètement, il importe, selon une manière de faire là aussi courante, de susciter de nouvelles vocations évergétiques qui prennent modèle sur la conduite des bienfaiteurs du passé. Ce procédé est normalement exprimé dans la formule hortative des décrets honorifiques. Dans le cas de Rhodes, Dion voit une raison plus fondamentale et plus politique à la transmission des qualités évergétiques, telle qu’elle s’est manifestée dans la cité dans les temps passés, c’est de permettre à cette dernière de construire de génération en génération non seulement sa prospérité mais aussi sa «gloire» et sa «puissance». Dion doit avoir à l’esprit l’exemple particulier des évergésies des notables rhodiens qui firent carrière dans les armes. Dans l’état actuel de la documentation épigraphique rhodienne, en l’absence de tout décret développé, les tituli honorifiques reprennent quasiment tous, à toutes les périodes, à défaut des motifs susmentionnés, la même formule stéréotypée: ἀρετᾶς ἕνεκα καὶ εὐνοίας ἇς ἔχων διατελεῖ ἰς τὸ πλῆθος: «en raison de sa valeur et du dévouement qu’il ne cesse de témoigner envers le peuple (des Rhodiens)». b. La valeur et le «caractère» de la statue pour les honorandi Là encore, on retrouve chez Dion des considérations traditionnelles sur la valeur conférée par les honorandi à leur statue honorifique. La statue répond à un «besoin»: laisser à la postérité un nom illustre et le souvenir
Par exemple, à Pergame, IvP, . ( a.C.); à Halicarnasse, BCH, , , , n° (Ier s. a.C.). Cf. D., Contre Leptine, . Cf. []. Un exemple parmi d’autres, le décret de la cité de Pergé en Pamphylie pour un certain Apollonios (IK, – Perge, – après p.C.): On y lit, à la fin des considérants et avant la formule de sanction: «Attendu que le peuple considère qu’il convient que les citoyens ainsi zélés pour la patrie soient récompensés par les honneurs appropriés, afin que les autres, au vu des marques de reconnaissance rendues par la cité, en viennent à l’avenir à rivaliser avec de tels hommes…» (πρέ[πον δὲ δῆμ]ος ἡγεῖται τοὺς οὕτως ὑπὲρ τῆς πατρίδος σπουδαίως [πολιτεύοντα]ς ταῖς καταξίοις ἀμείβεσθαι τειμαῖς πρὸς τὸ καὶ τοὺς [ἄλλους εἰδ]ότας τὰς τῆς πόλεως ἀμοιβαίας χάριτας εἰς τὸ λοιπὸν ζη[λωτὰς τῶν τ] οιούτων ἀνδρῶν γείνεσθαι…).
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de son nom. C’est l’importance de la gloire posthume, décisive dans la construction d’une exemplarité sociale ([]). La statue a pour fin essentielle, selon l’orateur, de pérenniser les mérites du personnage honoré. Elle est une trace, une preuve, importante aussi bien pour l’édification de la communauté que pour la mise en valeur de la famille du bienfaiteur distingué. On retrouve cette idée très ancrée dans les mentalités anciennes que la perpétuation du nom permet celle de l’individu au-delà de la mort. Cela amène à s’interroger sur la relation entre l’inscription et la statue. Quelle est leur valeur respective aux yeux des notables et de l’orateur? Le paragraphe [] ne semble laisser aucun doute sur l’opinion de Dion à ce sujet. La statue en bronze est moins importante que le titulus gravé sur le piédestal, pour une double raison: il permet l’identification immédiate du récipiendaire par la lecture de son nom. De surcroît, parce qu’il résume le décret honorifique voté en l’honneur de ce dernier, il est la preuve écrite de l’octroi de l’honneur. L’intégrité de l’inscription importe plus, en conséquence, que celle de la statue, à laquelle peut manquer un doigt ou une main sans que sa signification globale n’en soit affectée, alors que dans l’inscription chaque mot compte. Si le titulus est martelé totalement ou partiellement, c’est le décret tout entier qui risque d’être supprimé ([]). La position de Dion est toutefois moins tranchée qu’il n’y semble. Si l’orateur suggère que la détérioration d’une partie «périphérique» de la statue (main, javeline, etc.) ne porte pas à conséquence, on peut faire l’hypothèse que son opinion eût été différente si la détérioration avait porté sur une partie «critique» de l’effigie, comme le visage. Comme il a été déjà signalé, Dion fait un usage des termes [] Μισθὸς οὗτος ἄξιος τῆς ἀρετῆς τὸ μὴ μετὰ τοῦ σώματος ἀνῃρῆσθαι τὸ ὄνομα μηδ’ εἰς ἴσον καταστῆναι τοῖς μὴ γενομένοις, ἀλλὰ ἴχνος τι λιπέσθαι καὶ σημεῖον, ὡς ἂν εἴποι τις, τῆς ἀνδραγαθίας («Un digne salaire de la vertu, ce n’est pas de voir son nom disparaître après son corps ou d’être mis sur le même plan que ce qui n’a pas existé, mais plutôt de laisser une trace, un signe, pour ainsi dire, de sa valeur»). Pour cette démarche de justification de la part de la famille, voir Ma , -. [] Καίτοι χειρὸς μὲν ἀφαιρεθείσης ἢ δόρατος ἢ φιάλης, ἐὰν τύχῃ κρατῶν, ἡ τιμὴ μένει καὶ τὸ σύμβολον ἔχει τῆς ἀρετῆς ὁ τιμηθείς, ὁ δὲ χαλκὸς μόνος ἐλάττων γέγονεν· τῆς δὲ ἐπιγραφῆς ἀναιρουμένης ἀνῄρηται δήπουθεν καὶ ἡ μαρτυρία τοῦ δοκεῖν ἄξιον ἐπαίνου γεγονέναι τὸν ἄνθρωπον («Pourtant, même si une statue est privée d’une main, d’une lance ou d’une phiale dont on se serait emparé, l’honneur demeure et celui qui a été honoré garde le symbole de son mérite. Seul le bronze a été diminué. Mais quand l’inscription est détruite, est détruit assurément aussi le témoignage que l’homme semble avoir été digne d’éloge»).
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εἰκών et ἀνδριάς, tel qu’il semble accorder une grande importance à la «ressemblance» de la statue honorifique. Selon Dion, la statue garde le souvenir non seulement du nom mais aussi du «caractère» (χαρακτήρ) de l’honorandus ([]). Dans sa définition générale, le terme χαρακτήρ s’entend comme un «signe distinctif». Il apparaît de manière récurrente dans les textes épigraphiques dès le IVe siècle a.C. pour désigner le signe gravé sur des émissions monétaires, signe distinctif (une image, une représentation) qui dit précisément l’origine de la pièce de monnaie, son appartenance à telle ou telle cité. Il n’est pas impossible que Dion, filant la métaphore, ait utilisé la comparaison monétaire pour mieux dénoncer la falsification des statues à l’instar de celle des monnaies, comme il l’indique au paragraphe [], lorsqu’il condamne l’utilisation par des marchands indélicats de «monnaies de mauvais aloi» (νόμισμα κίβδηλον). L’orateur donne en même temps au terme χαρακτήρ une signification morale et culturelle qu’on retrouve, dès l’époque classique, dans certains textes littéraires pour désigner les traits singuliers d’un individu. Ce sont ceux de son visage en particulier, mais aussi plus largement son allure, un habitus qui renvoie à un comportement déterminé par le milieu culturel dans lequel il vit. Dion, en [-], rappelle comment les Rhodiens avaient su conserver jusqu’alors un comportement quotidien empreint de gravité qui était un hommage aux traditions les plus vénérables. Cette «marque» s’est-elle retrouvée dans la statuaire de la cité? La réponse n’est pas évidente, faute d’une documentation archéologique suffisamment fournie. Il est probable que l’orateur a cette dimension culturelle à l’esprit lorsqu’il parle du «caractère» des statues qui se dressaient dans la cité insulaire. C’est l’histoire de [] ἡ δὲ εἰκὼν ἐπιγέγραπται, καὶ οὐ μόνον τὸ ὄνομα, ἀλλὰ καὶ τὸν χαρακτῆρα σῴζει τοῦ λαβόντος, ὥστ’ εὐθὺς εἶναι προσελθόντα εἰδέναι τίνος ἐστίν. Λέγω δὲ ἐφ’ ὧν ἔτι μένει τἀληθές («Mais la statue porte une inscription: elle préserve non seulement le nom mais aussi les traits du récipiendaire, si bien qu’en s’approchant d’elle on peut savoir immédiatement à qui elle appartient. Je parle ici des statues qui donnent encore des informations véridiques»). Par exemple Hdt. .. Gleason , xii et xxiv, sur le terme ἔξις, la «manière d’être», «l’état du corps», emprunté par Gleason à Pierre Bourdieu: une manière de se comporter, de parler, de penser qui renvoie à une identité sociale et culturelle. Cf. Ma , , qui pense que le poids, l’influence de la communauté civique et, dans un certain nombre de cas, le localisme des sculpteurs ont contribué à façonner l’image, le style des statues, leur attitude, leur vêtement, leurs gestes, à faire en sorte qu’elles reflètent le milieu, les repères idéologiques dans lesquels vivaient les individus.
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CHAPITRE I
Rhodes, avec ses statues de stratèges et d’athlètes, qui est ainsi mise en images. Le «caractère» doit aussi s’entendre comme la manifestation d’une ressemblance physique. Le portrait sculpté a une valeur physiognomonique. L’époque de Dion est celle où les notables des cités ont à cœur d’obtenir de leurs communautés des statues à leur image, reproduisant les traits distinctifs du visage. Favorinus, le disciple de l’orateur, ne pouvant rester à Corinthe, qui voulait l’honorer d’une statue, se réjouit de l’initiative de la cité de lui dresser une effigie à son image (ἀλλά γε τὴν εἰκὼ τοῦ σώματος ἐποιήσασθε). Certains ateliers de sculpture, par exemple dans la cité voisine de Cos, ont réalisé, au tournant de l’Empire et au Ier siècle p.C., des séries de statues qui portraituraient fidèlement les bienfaiteurs de la communauté. À Rhodes on est bien en peine de se prononcer précisément sur ce point, toutes les statues (en bronze), ou presque, ayant disparu. La nature de la demande locale et les conditions de fabrication laissent penser toutefois qu’un soin particulier pouvait être apporté à ces questions de ressemblance: Rhodes jouissait d’une réputation proverbiale dans le travail des métaux et les ateliers de sculptures y étaient dynamiques depuis le IIe siècle a.C. La compétence était là. Les ateliers répondaient à des demandes spécifiques, notamment celle de réaliser des groupes familiaux commandés par les intéressés eux-mêmes. Les commanditaires avaient probablement à cœur que les statues transpirent un certain air de famille, que les traits du fils reprennent ceux du père. La fibre élitiste des notables incitait à la fabrication de statues de caractère.
Favorin. [D. Chr.], Discours, . . Sur la question du caractère stéréotypé ou réaliste des portraits sculptés dans l’art grec à la basse époque hellénistique et sous le Haut-Empire, cf. Smith ; Perrin-Saminadayar , en particulier p. ; Ma , . Cf. Kabus-Preisshofen , , n° , pl. . (milieu Ier s. p.C.); , n° , pl. . (milieu Ier s. p.C.); , n° , pl. (milieu Ier s. p.C.): travail soigné du visage. Sur ce point, il ne faut pas alléguer nécessairement une influence de l’art du portrait romain. Le terme χαρακτήρ se retrouve dans quelques rares documents épigraphiques d’époque impériale, au sujet des portraits des empereurs dont l’exigence de ressemblance constituait l’une des principales règles de représentation. Par exemple, le rescrit de Marc Aurèle et Lucius Verus à la cité d’Éphèse (IK, .- Ephesos, ). On compte dans les trois principales communes de l’île des bases monumentales de ce type: l’une est attestée sur le site de la ville de Rhodes (Nuova Silloge – c. / a.C.), une autre sur celui de Camiros (Tituli Camirenses – c. a.C.), et près d’une dizaine dans le sanctuaire d’Athana Lindia à Lindos (e.g. Lindos II – c. a.C.; Lindos II – fin IIe s. p.C.).
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c. Le rapport entre la cité et son bienfaiteur: une vision contractuelle Une cité doit respecter les honneurs qu’elle accorde et se montrer digne du bienfaiteur qu’elle honore et qui l’honore. La statue honorifique est, d’une certaine manière, la garantie de ce contrat, de la sincérité des rapports entre la cité et l’individu. Une expression utilisée par Dion retient l’attention: [] «Tous les hommes, en effet, accordent une grande importance aux symboles de la vertu et, dans la multitude, personne ne préférera que ce qu’il considère comme une belle action ne soit réalisé que pour lui seul, sans que personne ne le sache.»
Un peu plus haut ([]), l’orateur affirme que la statue est une «trace, un signe de sa valeur» (ἴχνος τι […] καὶ σημεῖον […] τῆς ἀνδραγαθίας). On a là l’évocation traditionnelle de la fonction mémorielle de la statue comme pérennisation des mérites du bienfaiteur pour la postérité. Le terme symbolon peut être aussi compris dans le sens de signe tangible, extérieur, de symbole (ce qu’il est par exemple aussi chez Plutarque, Vie de Romulus, ), voire de statue honorifique (mais son usage dans ce sens est rare); il dit aussi peut-être quelque chose de plus, de différent: la statue est un signe de reconnaissance entre deux parties, la cité et le bienfaiteur; il y a eu contrat, et la statue est la preuve de la sincérité de la transaction. Dion utilise sciemment le terme symbolon dans l’intention de définir une relation de confiance de type contractuel fondée sur la sincérité des rapports; un contrat dont les ramifications sont multiples à vrai dire: fidélité à une mémoire passée, dont on doit réactiver sans cesse la pertinence; engagement auprès des parents et de la descendance du bienfaiteur; engagement éventuel auprès des bienfaiteurs à venir. La cité viendrait-elle à revenir sur sa décision, le fil sera rompu ([]). En conséquence, l’honneur subit une «démonétisation» de sa valeur en devenant une monnaie de mauvais aloi (νόμισμα κίβδηλον []), qui crée la suspicion chez les citoyens, évergètes potentiels ([]).
[] Ἅπασι γάρ ἐστι περὶ πολλοῦ τὰ τῆς ἀρετῆς σύμβολα, καὶ οὐδεὶς αἱρεῖται τῶν πολλῶν, ὅ τι ἂν οἴηται καλὸν εἶναι, μόνον αὑτῷ πεπρᾶχθαι, μηδένα δὲ εἰδέναι. [] Καὶ οὐδὲ ἐκεῖνο ἐνθυμεῖσθε ὅτι μηδὲ τοῖς καπήλοις μηδεὶς ἔτι ῥᾳδίως πρόσεισι, παρ’ οἷς ἂν πονηρὰ ᾖ τὰ μέτρα («N’avez-vous même pas conscience que personne ne s’entremettra plus aisément avec des marchands dont les comptes sont malhonnêtes?»).
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CHAPITRE I
Dion établit un rapport étroit entre la valeur du don (l’honneur conféré) et celle de son donateur ([]). La valeur de l’un est fonction de la valeur de l’autre. Dans la mesure où Rhodes incarne, plus que toute autre cité, les valeurs de l’hellénisme, l’orateur suggère dans plusieurs passages du discours (e.g. [], []), que les honneurs qui y sont conférés sont davantage recherchés qu’ailleurs: une proédrie y aurait plus de valeur qu’une statue dans une autre cité. L’honneur conféré a une valeur éminente en ce qu’il est la preuve et la manifestation de la valeur de la cité donatrice. En même temps, il a une valeur qui ne peut souffrir aucune médiocrité chez son bénéficiaire éventuel. Sa gestion est exigeante, la valeur de la statue ne pouvant pas être dévalorisée par l’identité du récipiendaire ou les circonstances de la donation (voir dans ce sens []). Dion établit une hiérarchie des biens dont peuvent disposer les hommes et la cité. Au sommet on trouve la statue honorifique ([]). . La multitude des statues honorifiques et leurs bénéficiaires traditionnels a. La multitude des statues Au début des années p.C., le nombre de statues honorifiques (auxquelles il faut ajouter celles dédicacées à titre privé), qui ornaient les espaces publics de la ville de Rhodes était encore très grand aux dires de Dion ([], [] et []), en dépit du pillage de la cité par Cassius en a.C. pendant les guerres civiles. Selon Dion Cassius (..), ce dernier avait emporté toutes les statues votives, excepté le colosse de Charès et le char du soleil de Lysippe. On a depuis longtemps rapproché les indications données par le Rhodiakos d’une information livrée par Pline l’Ancien dans ses Histoires Naturelles (..): Rhodi etiamnum † LXXIII † signorum esse Mucianus ter cos. prodidit, «À Rhodes aujourd’hui encore il y soixante-treize mille (?) statues, au témoignage de Mucianus qui fut trois fois consul». Le chiffre de (LXXIII) donné pourtant par les meilleurs manuscrits est jugé le plus souvent improbable par les éditeurs qui lui substituent celui plus [] Καθόλου δὲ εὖ ἴστε ὅτι μηδέν ἐστι τῶν τοιούτων μέγα μηδὲ τίμιον ἄλλως, εἰ μὴ παρὰ τοὺς διδόντας («En règle générale, vous le savez bien, aucun de ces dons n’est grand ni estimable par ailleurs, si ce n’est par leurs donateurs»). [], [], [] et [].
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vraisemblable de (III). Pline cite sa source, le consul suffect de p.C., C. Licinius Mucianus. C’est probablement de lui que Pline tient par ailleurs sa description des vestiges admirés du fameux colosse et le chiffre de cent colosses encore visibles dans la ville. Or, ce Mucianus, mort en p.C. et qui avait été désigné par Néron gouverneur de Lycie-Pamphylie avant , puis de Syrie dans les années - p.C., avait rapporté de ses voyages en Orient, dont au moins un passage à Rhodes, un récit de Mirabilia collationnant des faits jugés merveilleux par lui. Mucianus n’avait pas le souci de l’exactitude. Il est cité trente-deux fois par Pline l’Ancien qui, le plus souvent, adopte à son égard une ironie teintée de circonspection (une distance traduite dans le passage par le verbe proditit). Le témoignage de Mucianus, en dépit de son chiffrage de toute évidence invraisemblable, dit bien néanmoins le très grand étonnement des contemporains au spectacle de la multitude des statues encore visibles sur le site à la fin du Ier siècle p.C. Les témoignages épigraphiques et archéologiques nombreux laissés par les ateliers de sculpture et les sculpteurs dans l’île et dans la ville de Rhodes sont un autre indice de cette importance quantitative: plus de signatures de sculpteurs ont été identifiées pour la période hellénistique. Les deux tiers sont celles d’étrangers, en majorité des Athéniens au début du IIIe siècle a.C., puis des artisans venus du sud de l’Asie Mineure (Halicarnasse, Cnide, Soloi, etc.). Les ateliers étaient organisés, chacun, autour d’une famille d’origine rhodienne ou naturalisée, à laquelle
Voir le commentaire de Le Bonniec Henri et Gallet de Santerre Hubert dans l’édition des CUF (Paris, ème éd. , p. ). Plin., Nat., .-: «Il y a dans la même ville cent autres colosses, plus petits, mais dont chacun suffirait à illustrer le lieu où il se trouverait, et de plus cinq colosses représentant des dieux, qui sont l’œuvre de Bryaxis» (trad. Le Bonniec, CUF). Soit lors de ses années d’exil sous le règne de Claude qui l’avait relégué en Asie Mineure (Tac., Hist., .), avant que Néron ne le rappelât à Rome et ne lui confiât le gouvernement successivement de la province de Lycie-Pamphylie et de la Syrie, soit lors de sa légation en Lycie-Pamphylie. Sur le gouvernement de Mucianus en Lycie-Pamphylie, cf. Rémy , -, n° . Sur cette œuvre perdue, voir Williamson ; Ash . Sur cet aspect de l’œuvre de Pline l’Ancien et la manière dont il utilise en particulier l’œuvre de Mucianus, voir Serbat . Goodlett . Voir aussi Nocita . Liste des signatures de sculpteurs en activité à Rhodes dans Blinkenberg , -. Consulter dorénavant Badoud , -.
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venaient s’agréger occasionnellement des étrangers pour effectuer une commande particulière. L’atelier le plus important au IIe siècle a.C. fut celui d’Artémidôros fils de Ménodotos, originaire de Tyr en Phénicie. Il est relativement bien connu. Son activité, avérée entre et a.C. environ, donne une idée assez bonne de l’importance de la production artisanale dans l’ensemble de l’île et singulièrement dans la capitale. Il y aurait eu deux pics de production des statues, entre et a.C., puis entre et a.C., ce qui dément l’idée d’un déclin irrémédiable de Rhodes après la troisième guerre de Macédoine: Les œuvres et les ateliers identifiés pour cette dernière période sont plus nombreux que pour celle du début de l’époque hellénistique. L’archéologie a gardé la trace de treize ateliers de fonderie sur le site de la capitale. Ils forment un ensemble exceptionnellement riche. Tous sont situés à l’intérieur du périmètre urbain, dans sa partie ouest au pied de l’acropole et dans la partie sud de la ville. Parmi eux, trois sont associés à des sanctuaires. L’un d’entre eux a fait l’objet de fouilles systématiques. C’est aussi l’un des plus anciens, daté des années / a.C. Il est localisé dans la partie occidentale de la ville, en bordure d’une de ses principales artères. b. Les bénéficiaires traditionnels des statues honorifiques neuves: notables, rois hellénistiques et empereurs romains Au paragraphe [] Dion énumère les récipiendaires que les instances officielles rhodiennes honoraient traditionnellement de statues neuves. On leur ajoute le cas spécifique des rois hellénistiques ([]) et des empereurs romains ([]). C’étaient tout d’abord les notables rhodiens de haut rang, ceux du temps jadis comme de l’époque de Dion. Ce dernier dit à leur propos ([]): «Tous ces hommes ont, chacun, payé le prix de leur propre statue, un prix qui n’est pas mince: pour les uns des stratégies brillantes au service de la cité, pour les autres des ambassades, des trophées pris sur
Voir les stemmata établis par Zimmer & Baïrami , -. Cf. Goodlett , ; Mattusch ; Badoud , avec le tableau synthétique de toutes les attestations épigraphiques (p. ). Description et localisation dans Zimmer & Baïrami . Zimmer & Baïrami , , n° (terrain Mylona; cf. Kantzia & Zimmer , -). Les deux autres ateliers associés à des sanctuaires sont les n° (terrain SoïhanMinetou) et n° (terrain Papachristodoulos).
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l’ennemi, pour certains des contributions d’argent aussi». C’est à eux que renvoie l’expression du paragraphe [] οἰ ἐπ’ ἀξιώματος. L’orateur, en une formule cumulative, semble distinguer différentes catégories de personnages. En vérité ces dernières ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Des stratèges ont souvent élevé des trophées, mais tous n’ont pas eu l’occasion de le faire, de même que certains ont participé à des contributions d’argent, alors que d’autres ne l’ont pas fait. Certains ont pu faire partie d’ambassades, d’autres non. Ce sont des motifs de gloire que Dion distingue: des fonctions, des hauts-faits militaires, de l’argent. En dernier ressort, ce sont aux stratèges que l’orateur pense en premier lieu, en raison du prestige de leurs fonctions (les trophées funéraires élevés par certains de ces militaires, et par ailleurs, la série de dédicaces faite à Hestia sous forme de boucliers votifs par les stratèges à l’issue de leur année de charge). Les grands notables avaient mérité de leur patrie, soit en exerçant des magistratures ou des liturgies auxquelles s’apparentaient notamment les ambassades, soit en donnant des sommes d’argent (χρήματα). Dans ce dernier cas, à des formes communes à d’autres cités comme les prêts sans intérêt aux citoyens ou les contributions dans le cadre de souscriptions publiques, il faut ajouter d’autres modalités de financement propres à Rhodes et toujours exigibles des notables. Strabon en parle brièvement dans sa Géographie (..): si l’on suit l’interprétation donnée par L. Migeotte de ce passage, il s’agissait de l’entretien par les riches (nourriture ou versement d’argent) du petit peuple qui devait travailler en
[] Οὐκοῦν ἅπαντες οὗτοι δεδώκασι τιμὴν ἕκαστος τῆς εἰκόνος τῆς ἑαυτοῦ, καὶ ταύτην οὐδὲ μετρίαν, οἱ μὲν στρατηγίας λαμπρὰς ὑπὲρ τῆς πόλεως, οἱ δὲ πρεσβείας, οἱ δὲ καὶ τρόπαια ἀπὸ τῶν πολεμίων, οἱ δέ τινες καὶ χρήματα. Par exemple IG XII., ; SER . Tituli Camirenses (c. a.C.); (c. a.C.); (c. a.C.). L’un des rares exemples d’une base conservée à ce jour dans la capitale pour la statue honorifique d’un militaire est probablement celle du stratège de la ville Tryphôn, fils d’Aristokratès (SER – IIe siècle a.C.?). On ajoute le relief monumental d’un navire de guerre gravé dans la paroi de l’acropole de Lindos à l’initiative de la communauté locale en l’honneur d’Agésandros, fils de Mikiôn (Lindos II - c. a.C.). Voir Badoud , - et , n° , à propos des circonstances qui amenèrent l’octroi à Agésandros des honneurs (couronne d’or, statue en bronze et proédrie). N. Badoud privilégie l’accomplissement de générosités financières, plutôt que l’exercice de charges militaires.
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CHAPITRE I
contrepartie à la construction et à l’entretien de la flotte. Les desservants des cultes étaient pareillement honorés. Parmi eux, les prêtres d’Halios se singularisaient à un double titre: serviteurs du culte principal de la cité, ils semblent avoir intégré, chacun à sa sortie de charge, une association (koinon) les réunissant tous, ce qui expliquerait qu’ils aient pu former un groupe à l’identité affirmée. Ils avaient pris l’habitude, au IIIe et au IIe siècles a.C., de faire des dédicaces dans le sanctuaire du dieu. Dion ne cite pas les athlètes dans l’énumération du paragraphe []. Il reste équivoque quand il mentionne l’érection de statues d’athlètes et leur récupération (ἀθλητοῦ τινος ἀνδριάντα ἑστάναι, []). Il peut s’agir de statues érigées à l’initiative aussi bien des autorités locales que des intéressés eux-mêmes. De fait, beaucoup de leurs monuments sont des dédicaces privées. Étant donné l’importance de la tradition agonistique à Rhodes et la fierté que la cité en retirait, cette dernière ne pouvait manquer d’honorer les compétiteurs (par exemple, SER + IG XII., = SEG [] – c. - p.C.: titulus honorifique du peuple pour T. Flavius [P]olli[on?] avec énumération de toutes ses victoires). Aux citoyens rhodiens honorés s’ajoutaient des étrangers. Ce furent, entre autres, des Lacédémoniens et des Macédoniens, comme précisé par Dion au paragraphe []. Les Lacédémoniens étaient des généraux que Rhodes honora au tournant du Ve et du IVe siècles, entre et a.C., quand la cité était entrée dans l’alliance spartiate, et entre et a.C., lorsque des luttes entre factions appuyées par les Athéniens et les Spartiates avaient plongé la cité dans la confusion. Quant aux Macédoniens on pense, entre autres, aux statues votées en l’honneur d’Antigone le Migeotte . Voir en dernier lieu Migeotte , -. On rangera dans cette catégorie générale les statues octroyées à des magistrats sortis de charge, comme les prytanes (NESM – Ier siècle a.C.). Deux bases de statues du IIIe siècle p.C. montrent comment les citoyens les plus éminents, dans le cadre de leurs fonctions officielles, escomptaient encore à cette date obtenir ou s’octroyer ce type d’honneur: Kontorini , , n° (après p.C.).; IG XII., , cf. Lindos II (c. / p.C.). Par exemple NESM – c. a.C.: L’inscription retrouvée gravée sur le piédestal indique que ce fut au sortir de sa charge que Lysistratos, fils de Moiragénès reçut sa récompense. On signale à Lindos une petite série de statues de prêtres d’Athana Lindia, toutes dédicacées par les intéressés eux-mêmes ou par un membre de leur famille, et qui devaient les représenter dans leur tenue sacerdotale avec un sceptre en main. On le déduit des trous de fixation aménagés sur la face supérieure des piédestaux (e.g. Lindos II – c. / a.C.; – c. a.C.). Nuova silloge (c. / a.C.); IG XII., a et b (sur l’acropole – c. / a.C.).
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Borgne et de son fils Démétrios Poliorcète, suite à l’alliance conclue par Rhodes avec eux en a.C. (D.S. ..). Les rois Cassandre et Lysimaque eurent aussi les honneurs d’une statue au lendemain du siège de a.C. (D.S. ..). Les empereurs romains constituaient un cas à part, comme le reconnaît implicitement Dion aux paragraphes [] et []. Leur revenaient nécessairement des statues neuves en bronze, faites à leur image. Il eût été inconcevable qu’on réattribuât à l’un d’entre eux une effigie qui avait les traits d’une autre personne, ces traits fussent-ils réalisés de manière conventionnelle. Le portrait impérial (traits du visage, chevelure) obéissait à des contraintes de représentation fortes, auxquelles il était impossible de déroger au risque de commettre un crime de lèse-majesté. Pour porter les statues neuves les autorités locales n’eurent pas scrupule à récupérer d’anciens piédestaux. Concernant les empereurs et les membres de la Maison impériale, les témoignages épigraphiques de la capitale, rares, ne sont pas parlants, faute, dans les éditions les plus anciennes, d’une description précise des pierres qui eût pu révéler de possibles récupérations (e.g. IG XII., : dédicace honorifique du δᾶμος ὁ Ῥοδίων pour l’impératrice Poppeia Sabina, femme de Néron; Studi Ciaceri, , : titulus honorifique du δᾶμος ὁ Ῥοδίων pour l’empereur Antonin le Pieux, «sauveur et fondateur de la cité»). Le dossier des inscriptions du sanctuaire d’Athana Lindia à Lindos est plus éloquent grâce à l’édition minutieuse de Chr. Blinkenberg: quasiment toutes les bases honorifiques octroyées aux empereurs ou aux membres de la famille impériale, depuis le principat d’Auguste (e.g. Lindos II – entre et a.C.: grande base décernée par les Lindiens à Drusus l’Ancien, son frère Tibère et Julie) jusqu’au règne de Nerva (Lindos II – p.C.) portent des marques de récupération. Le constat est identique à Camiros avec le titulus honorifique des Camiréens pour l’impératrice Domitia, dont le nom est gravé par-dessus une large rasura (Tituli Camirenses a – entre et p.C.). Concernant les notables, les témoignages de récupérations d’anciennes Voir l’un des rares fragments d’une tête en bronze retrouvé in situ dans l’un des ateliers de bronziers de la capitale: fragment de tête en bronze avec oreille, tempe droite et boucles de cheveux en forme de demi-lune dans le style des statues de l’époque du principat d’Auguste. Cf. Zimmer & Bairami , , fig. et pl. a. Les auteurs pensent plus précisément au style des statues des princes de la Jeunesse, Gaius et Lucius César. Il peut s’agir de la statue d’un membre de la famille impériale comme de celle d’un notable, inspirée de ce modèle.
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bases sont bien attestés à Lindos. Ils couvrent toute la basse époque hellénistique et le début de l’époque impériale. II. FABRICATION,
DÉDICACE ET JURISPRUDENCE DES STATUES
HONORIFIQUES
. La réalisation des statues: leur coût de fabrication Après la décision de la cité d’accorder à un quidam une statue en bronze, venait l’étape de la fabrication de cette dernière. L’un des motifs invoqués par les Rhodiens à l’époque de Dion pour récupérer et réattribuer les anciennes statues était leur coût de réalisation, jugé élevé ([] et []). Il était de tradition depuis l’époque classique que les cités grecques assument le coût de fabrication des statues honorifiques. Des commissions de contrôle étaient désignées par les assemblées au sein des citoyens pour exécuter la dokimasie de la statue à ériger, organiser la mise en adjudication de sa fabrication (l’opération appelée ἔγδοσις) et fixer les termes de la dédicace à faire graver sur le piédestal. La fabrication était affermée auprès des ateliers de sculpteurs mais le financement en était assuré sur la caisse publique par un versement unique ou échelonné à dates fixes, toujours dans un cadre étroitement défini par les autorités publiques. Toutefois, dès l’époque hellénistique et plus encore au début de l’Empire, il était devenu assez coutumier que le récipiendaire lui-même, un parent, un époux, voire un ami, prissent à leur charge
Fernoux . Pour la procédure de décision et le rôle du stratège dans celle-ci, voir infra, p. et sq. []: ἴσως, οὐ μὰ Δία χιλίας δραχμὰς οὐδὲ πεντακοσίας, ὅσων ἔστιν εἰκόνας ἀναστῆσαι («et probablement, par Zeus, pas les ou drachmes qu’on dépense pour ériger des statues»); [] πόσῳ κρεῖττον αὐτὸ τὸ ψήφισμα προσπέμψαι τὸ τῆς εἰκόνος, ἵν’, ἐὰν βούληται, στήσῃ παρ’ ἑαυτοῦ; («Combien serait-il préférable d’envoyer le décret même de la statue au dédicataire, pour qu’il en finance la réalisation, s’il le veut?»). Ma , -, avec référence au décret de la cité de Cyzique pour Kleidikè, fille d’Asklépiadès. Par exemple, le décret, très révélateur dans ses détails, de la cité carienne de Théangela pour un anonyme, peut-être un officier royal (Robert , , n° – IIIe siècle a.C.).
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l’érection de la statue, c’est-à-dire le coût de sa réalisation. Certaines cités n’en faisaient pas mystère et l’indiquaient en toutes lettres en fin de dédicace. Ainsi à Éphèse, Milet, Aphrodisias, Nysa, Pergame, etc.. Toute indication dans ce sens fait défaut, à ce jour, dans la documentation épigraphique rhodienne. Le témoignage de Dion (notamment []) incite néanmoins à penser que les autorités de la cité s’abstenaient, encore à la fin du Ier siècle p.C., de recourir à de tels procédés et qu’elles continuaient de prendre en charge les coûts de fabrication sans sollicitation des honorandi. Les formes ainsi préservées, le coût était annulé toutefois, au moins partiellement, par la récupération d’anciennes effigies. Le coût d’une statue honorifique en bronze aurait oscillé, selon Dion, entre et drachmes ([]). Le montant est celui qui, a priori, devait être alors en vigueur dans la capitale insulaire. À quoi correspondaient ces montants? Bien que les chiffres des sommes à payer soient rarement mentionnés dans les décrets des cités qui se contentent souvent d’indiquer l’identité du magistrat et/ou de la commission chargés de la fabrication, les quelques indications fournies hors de Rhodes donnent une fourchette supérieure aux chiffres de Dion: pour l’époque hellénistique, entre / et drachmes. J. Ma retient la somme de / drachmes pour une statue en bronze, et de talent pour une base monumentale portant plusieurs statues. S’étonnant du prix peu élevé indiqué par Dion, certains historiens ont fait valoir la moindre qualité des sculpteurs du début de l’époque impériale et donc la modicité de leurs prestations, ou le fait que les sommes auraient correspondu non
Gauthier []; Perrin-Saminadayar , ; Ma , . Respectivement IK, – Ephesos , (l. -: ποιησαμένου τὴν ἀνάστασιν ἐκ τῶν ἰδίων Αὐφιδίου Πρόκλου τοῦ ἀνεψιοῦ αὐτοῦ). Didyma. II. Die Inschriften (l. -); CIG (l. -); BCH, , , , n° (l. -); Altertümer von Pergamon, ., (l. -). Par exemple, ASAA, , , , n° (époque impériale indéterminée): titulus honorifique du peuple et du Conseil pour un prytane, un certain Marcus Zénodotos. Le texte précise à la fin qu’il fut honoré par le Conseil et le peuple de l’érection de sa statue ([καὶ] τειμησάμενον τᾷ τοῦ ἀνδριάντος [ἀνα]στάσει τᾷ τε βουλ[ᾷ καὶ] τῶι δάμωι). Voir, en dernier lieu, la discussion de Ma , sur ce sujet (avec tableau en appendice, p. ). Ma , et . Oliver , -. Voir le jugement dubitatif de Perrin-Saminadayar , , n. .
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pas à la réalisation de la statue, mais à son érection et à sa dédicace après changement de l’inscription. Cette dernière explication est envisageable, le texte de Dion ne permettant pas de trancher sur ce point. La fonte d’une statue en bronze entrainait une série de dépenses inévitables: la réalisation d’un modèle préparatoire en terre cuite par le sculpteur, l’aménagement de la fosse de coulée pour la réalisation de la statue (son creusement, l’emploi de briques pour en recouvrir les parois, l’utilisation de bois et de charbon), le coulage du métal qui requérait parfois, comme l’attestent certaines inscriptions, les compétences d’un fondeur, soit une deuxième rétribution à verser éventuellement, en plus de celle du sculpteur; enfin, les finitions: pièces de bronze rapportées (éléments de draperie, paupières), insertion d’éléments comme les yeux en pâte de verre, les tétons en cuivre, etc. Un décret honorifique de Cnide d’époque flavienne, donc contemporain du Rhodiakos, fournit un précieux parallèle. Il y est question de l’octroi par le peuple et le Conseil d’une statue en bronze à une certaine Likaithion, fille d’Aristokleidas. À cet effet, la décision fut prise de désigner un citoyen qui, moyennant la somme de drachmes avancée par l’ἀφεστήρ (le président de la boulè de Cnide), devrait se charger de la réalisation de la statue honorifique. La somme est très supérieure aux chiffres de Dion. Pour autant, elle semble exceptionnellement élevée. Peut-être la statue de Likaithion était-elle dorée, ce que l’état fragmentaire de l’inscription cnidienne ne permet malheureusement pas de confirmer. Par ailleurs, les conditions de fabrication des statues à Rhodes, à l’époque de la plus grande activité des ateliers de fonderie (aux IIe et Ier siècles a.C.) prédisposaient à une minimisation possible des coûts. L’expérience acquise par les Rhodiens dans le
Wilhelm , -. Lindos II (c. a.C.?), (c. a.C.), (c. a.C.). Zimmer & Bairami , (M), (M). Sur les techniques de coulée, principalement au nombre de deux (d’une part, la fonte en creux ou procédé sur positif, d’autre part, la fonte sur négatif), voir le rappel utile de Rolley , en particulier p. -. IK, – Knidos . l. -: ἑλέσθαι δὲ [κ]αὶ ἄνδρα, ὅστις ἀποδεξάμενος παρὰ τοῦ ἐν ἀρχᾷ ἀφεστῆρος ͵γφʹ τὰν ἐπιμέλειαν τᾶς εἰκόνος τᾶς ἀναστάσιος ἐν τάχει ποιησεῖται. On a des exemples, à Délos (époque hellénistique), de prix n’excédant pas à drachmes (Inscriptions de Délos, , l. - – a.C.).
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domaine, la fréquence des commandes, l’organisation des sites de fabrication, dans lesquels intervenaient concomitamment plusieurs sculpteurs, permettaient probablement une rationalisation des procédures. Si les fosses de coulée étaient à usage unique, il était possible néanmoins de réutiliser une partie des matériaux (les briques, le charbon de bois), autant de possibilités de minimiser les coûts de réalisation. La fourchette de prix avancée par Dion (entre et drachmes) peut avoir correspondu, dans son estimation haute, au coût de fabrication ( drachmes et plus) et, dans son estimation basse, à celui de la réutilisation des statues (autour de drachmes). Last but not least, il ne faut pas oublier les conditions du discours de Rhodiakos. Le sens du propos de l’orateur, la dénonciation de l’hypocrisie de ses interlocuteurs rhodiens et de l’inconsistance de certains de leurs arguments dont l’argument financier, peuvent l’avoir incité à accentuer le trait et à avancer des chiffres minimisés. . Dédicaces et lieux d’érection a. Le formulaire des inscriptions honorifiques Dion fait une brève allusion à un élément du formulaire des décrets honorifiques (pséphismata) pris à l’assemblée ([]). Pour rappel, les textes discutés puis votés au Conseil et/ou à l’assemblée du peuple étaient rédigés par les soins du secrétaire sur un support périssable (papyrus ou parchemin). Seule une petite partie d’entre eux, jugés les plus importants, faisaient l’objet éventuellement d’une transcription sur pierre (ἐστάλᾳ λιθίν[ᾳ]). On gravait alors sur une stèle le texte voté dans son entier avec mention des acteurs de la procédure (intitulé), des circonstances et des raisons ayant amené l’adoption du décret (considérants), puis des décisions (dispositif). C’est dans cette dernière partie que l’on trouvait
Une expérience qui se reflète dans la haute réputation acquise par leurs artisans et dont Pline l’Ancien rend compte dans son Histoire Naturelle (.-). Pour la configuration et l’utilisation des fosses de coulée sur le site de Rhodes, voir: Zimmer ; Zimmer & Bairami . [] Ἐν γοῦν τοῖς ψηφίσμασι γράφετε, στῆσαι δὲ εἰκόνα τοῦ δεῖνος, «Ainsi dans vos décrets vous écrivez: ‘faire ériger une statue d’un tel’». Pour cette expression, IG XII., : décret de l’assemblée rhodienne concernant la distribution d’huile (c. p.C.).
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l’énumération des honneurs dont l’érection éventuelle d’une statue (στῆσαι δὲ εἰκόνα τοῦ δεῖνος). Le formulaire des décrets n’a pas fondamentalement changé au début de l’Empire. Il a gardé son organisation en trois parties, comme on le déduit du seul texte de cette nature que nous avons conservé pour cette période, le décret IG XII., , de p.C., honorant des ambassadeurs partis à Rome. Une fois le décret honorifique voté, c’est son résumé que l’on inscrivait sur la face avant du piédestal de la statue. Il constituait le titulus honorifique. Celui-ci prenait deux formes qui sont toutes deux attestées dans l’île, mais avec des disparités d’une communauté à l’autre. Ces deux formes, qui se ressemblent beaucoup l’une et l’autre, sont la «formule dédicatoire» et la «formule honorifique» proprement dite. La formule honorifique donne sous une forme condensée les informations nécessaires à la compréhension de la démarche officielle. Sont successivement indiqués, au nominatif, le pouvoir honorant, le peuple (ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδίων); ensuite, le verbe («a honoré», ἐτίμασε); le nom de l’honorandus à l’accusatif; les honneurs au datif; enfin, le motif de l’honneur, au génitif, construit avec la préposition ἕνεκα, «en raison de». La formule dédicatoire, quant à elle, énumère successivement le nom du dédicant (le peuple, ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδίων, éventuellement accompagné du Conseil), le verbe («dédier», ἀνατιθέναι; ou «honorer»), le nom du dédicataire à l’accusatif, l’énumération éventuelle des autres privilèges, enfin l’indication du dieu (des dieux) auquel la statue est consacrée. Cette formule est attestée à Lindos et à Rhodes: À Rhodes
À Lindos
(IG XII., ) (c. p.C.)
(Lindos II ) (avant a.C.?)
ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδίων καὶ ἁ βουλὰ Τίτον Φλαύιον Φανόστρατον Διοκλέους τὸν ἱερῆ τοῦ Ἁλίου τὸν καὶ ἀδελφὸν ἱερέως Ἁλίου καὶ υἱὸν ἱερέως Ἁλίου θεοῖς.
Λίνδιοι ἐτίμασαν Μελάνθιον Ζήνωνος καθ’ ὑοθεσίαν δὲ Ἰάσονος ἐπαίνῳ, χρυσέῳ στεφάνῳ καὶ εἰκόνι χαλκέᾳ, δεδώκαντι δὲ αὐτῷ καὶ ἀναγόρευσιν τᾶνδε τᾶν τειμᾶν εἰς τὸν ἀεὶ χρόνον καὶ προεδρίαν ἐν τοῖς ἀγῶσι καὶ σείτησιν ἐν ἰεροθυτείῳ καὶ στεφαναφορίαν ἐν ταῖς παναγύρεσιν καθ’ ἕκαστ[ον]
Pour cette distinction, voir Ma , -.
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ἐνιαυτὸν αἷς ἄγοντι Λίνδιοι καὶ τᾶν τειμᾶν ἀναγόρευσιν εὐσεβείας ἕνεκα τᾶς ποτὶ τοὺς θεοὺς καὶ ἀρετᾶς καὶ εὐνοίας καὶ φιλοδοξίας ἃν ἔχων διατελεῖ εἰς τὸ πλῆθος τὸ Λινδίων καὶ εἰς τὸν σύνπαντα δᾶμον. vacat θεοῖς.
À l’époque hellénistique, le plus utilisé des deux formulaires a été la «formule honorifique». À la fin de la période et sous l’Empire, la formule dédicatoire est restée rare à Lindos (on n’en compte que quatre attestations entre les années a.C. et p.C.), les autorités continuant de privilégier le formulaire des inscriptions honorifiques, quitte à y insérer des éléments de celui des dédicaces (voir supra l’inscription Lindos II ). L’inscription honorifique donnait une vue d’ensemble, sous une forme condensée, de la nature de la relation nouée entre la communauté et son bienfaiteur et du degré de reconnaissance de la première pour le second. Le contenu des informations gravées sur le piédestal des statues, excédant la seule référence à l’octroi de l’eikôn honorifique, énumérait tous les autres privilèges (couronne, proédrie, sitèsis, etc.). On peut voir dans cette manière de procéder un attachement des autorités lindiennes à gérer de manière traditionnelle toute la gamme de leurs honneurs. Pour marquer la relation étroite entre la dédicace et la statue, on se contentait éventuellement de singulariser la mention de cette dernière en la plaçant sur une ligne (e.g. Lindos II – c. / a.C.):
Λίνδιοι ἐτίμασαν Εὐπόλεμον Εὐπολέμου τοῦ Εὐπολέμου ἐπαίνωι, χρυσέωι στεφάνωι καὶ εἰκόνι χαλκέαι, δεδώκει δὲ αὐτῶι καὶ προεδρίαν …
E.g. IG XII., (c. / a.C.); Lindos II (c. a.C.). Cf. Ma , , parle d’un «Rhodian Style». Lindos II , , c, .
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CHAPITRE I
Dans la capitale, à partir du Ier siècle a.C. (e.g. NESM ), on a commencé à recourir à la formule dédicatoire qui ne se prêtait pas par définition à une énumération des autres honneurs, puisque son objet était la consécration de la statue elle-même. Les formules honorifiques ont adopté elles aussi assez souvent un style ramassé (e.g. ASAA, , , , n° – Ier siècle p.C.; IG XII., a et b – entre et p.C.), omettant de mentionner tout autre privilège. Ou bien les autres honneurs ne furent pas accordés, ou bien, et quand bien même ces derniers l’eussent été, les Rhodiens désiraient mettre en avant l’octroi de la statue honorifique. Dans les deux cas, il y eut réduction de la gamme des honneurs à cette dernière. b. Les emplacements des statues honorifiques Aux dires de Dion, beaucoup de statues récupérées, qui étaient celles de bienfaiteurs et de divinités, se côtoyaient dans les sanctuaires de la capitale ([]). Ce faisant, l’orateur évoque ici l’un des espaces privilégiés (en plus de l’agora, du théâtre et des deux gymnases) par les notables et les autorités pour y dresser et y consacrer leurs statues honorifiques et votives. L’identification des espaces où dresser ces dernières est très souvent impossible car bon nombre de bases sont des pierres de récupération qui ont été remployées dans des constructions médiévales et modernes. Les indications de provenance précises sont rares et la plupart du temps il faut se contenter d’une localisation aléatoire. Partout dans les cités grecques à toutes les périodes, les sanctuaires, notamment celui de la divinité poliade, accueillaient de nombreuses
Ma , sq. Pour l’utilisation des espaces publics comme espace de publicité, voir chapitre IV, p. . Pour le plus ancien des deux gymnases: Bresson , ; Kontorini a. Pour le second gymnase aménagé au IIe s. a.C.: Filimonos ; Kontorini a (Cf. BÉ , ). [] Τῶν δὲ ἀνδριάντων πολλοὺς ἂν εὕροιτε τῶν ἐν αὐτοῖς τοῖς ἱεροῖς ἑστηκότων τοῦτο πεπονθότας. Καὶ γὰρ ἀρχαιοτάτους συμβέβηκε τούτους εἶναι, καὶ τῶν στρατηγῶν ὃν ἂν ἕκαστος ἐθέλῃ θεραπεύειν, ὡς ὑμῶν τιμώντων, φιλοτιμεῖται τοῦτον ὡς κάλλιστα ἑστάναι. Καὶ τί δεῖ λόγων; («Vous découvrirez que beaucoup de statues qui se dressent dans les sanctuaires mêmes ont subi ces outrages. Or il se trouve que ce sont de très anciennes statues; et chacun de vos stratèges, quand il désire honorer quelqu’un, dans la mesure où c’est vous qui conférez les honneurs, fait tout pour que la statue se dresse de la plus belle des manières qui soit. Ai-je besoin d’en dire plus?»).
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statues honorifiques, car c’étaient des lieux prestigieux où se déroulaient les fêtes religieuses les plus importantes. Beaucoup de statues, en raison de leur caractère votif, y trouvaient naturellement leur place. À ces raisons objectives nous ajoutons, avec Dion, des raisons internes au discours du Rhodiakos. Comme il le précise dans le même paragraphe, l’orateur donne au crime des récupérations une qualification religieuse: c’est une impiété. Le rapprochement est tout trouvé entre la portée du geste et le cadre dans lequel il s’inscrit. Les sanctuaires se répartissaient dans l’ensemble de l’espace urbain, dans les parties hautes comme dans les parties basses au nord. Celui d’Halios était le plus prestigieux de tous. Tituli honorifiques, dédicaces honorifiques, dédicaces familiales et privées devaient s’y entasser (e.g. la série des dédicaces réalisées par les prêtres d’Halios pendant toute l’époque hellénistique). Parmi les autres sanctuaires les plus fameux et les plus richement dotés il faut citer le Dionysion, qui accueillit en nombre, aux dires de Strabon (..), monuments et objets d’art dédicacés par les rois et alliés de Rhodes. De même, des fouilles archéologiques ont mis au jour dans la zone de l’Asclepieion situé dans le centre de la ville plusieurs bases de statues. . La condition juridique des statues honorifiques Pour Dion, l’octroi d’une statue honorifique située dans l’espace public par la communauté rhodienne à un particulier équivalait à un transfert de propriété de ladite statue du domaine public au domaine privé, le récipiendaire en ayant désormais la pleine jouissance ([]). Pour la localisation des principaux sanctuaires dans l’espace de la ville de Rhodes, voir chapitre IV, p. . Kontorini ; id., , sq. Dont certaines sont signées du sculpteur Pythocritos (IIe siècle a.C.). Fouilles de , cf. Chroniques dans BCH, , , (voir aussi, ibid., , , ). [] Ἴσως οὖν ἐρεῖ τις ὡς οἵ γε ἀνδριάντες τῆς πόλεώς εἰσιν. Καὶ γὰρ ἡ χώρα τῆς πόλεως, ἀλλ’ οὐθὲν ἧττον τῶν κεκτημένων ἕκαστος κύριός ἐστι τῶν ἑαυτοῦ. Καὶ κοινῇ μὲν ἐὰν πυνθάνηταί τις τίνος ἐστὶν ἡ νῆσος ἢ τίνος ἡ Καρία, φήσουσι Ῥοδίων. Ἐὰν δὲ ἄλλως ἐρωτᾷς, τουτὶ τὸ χωρίον ἢ τὸν ἀγρόν, δῆλον ὅτι πεύσῃ τοῦ δεσπότου τὸ ὄνομα. Καὶ τὰς εἰκόνας ἁπλῶς μὲν πάσας Ῥοδίων εἶναι λέγουσιν, ἰδίᾳ δὲ ἑκάστην τοῦ δεῖνος ἢ τοῦ δεῖνος, ᾧ ἄν ποτε ᾖ δεδομένη. Καίτοι τὰ μὲν χωρία καὶ τὰς οἰκίας καὶ τἄλλα κτήματα οὐκ ἂν εἰδείης ὧν ἐστιν, εἰ μὴ πυθόμενος· ἡ δὲ εἰκὼν ἐπιγέγραπται, καὶ οὐ μόνον τὸ ὄνομα, ἀλλὰ καὶ τὸν χαρακτῆρα σῴζει τοῦ λαβόντος, ὥστ’ εὐθὺς εἶναι προσελθόντα εἰδέναι τίνος ἐστίν. Λέγω δὲ ἐφ’ ὧν ἔτι μένει τἀληθές («On prétendra peut-être que les
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À vrai dire, l’orateur donne lui-même au paragraphe suivant ([]) l’argument juridique qui invalide sa thèse, à savoir que les statues ont été enregistrées au nom de l’État. C’est un argument imputé à l’un de ses contradicteurs, qui représente très vraisemblablement la position officielle des autorités rhodiennes sur la question: toutes les statues honorifiques octroyées par elles étaient enregistrées dans la liste officielle des honneurs. À ce titre, elles demeuraient la propriété de la cité même après leur octroi. Certes, en droit, une cité pouvait aliéner un bien lui appartenant, en d’autres termes l’hypothéquer, mais c’était toujours sous la contrainte, par besoin d’argent en particulier. Rien de commun avec le cas présent. Par ailleurs, et traditionnellement, la cité avait toute autorité sur la gestion des statues dans l’espace public. À ses contradicteurs Dion n’oppose aucun argument juridique valable. Quand il feint de le faire, son raisonnement porte à faux, car il ignore la prémisse de leur argumentation, à savoir que les statues honorifiques demeurent la propriété de la cité. L’orateur essaie de prendre en défaut la position officielle des Rhodiens en lui apportant une nuance qu’il choisit d’illustrer par l’exemple, selon lui, voisin de la propriété foncière. Il existe deux niveaux de propriété superposés: celui détenu par la cité statues sont la propriété de la cité. En effet, le territoire est la propriété de la cité, mais chacun de ceux qui ont acquis des biens n’en est en rien moins le maître de ses propres possessions. Du point de vue politique, si l’on veut savoir à qui appartient l’île ou la Carie, on dira qu’elles sont aux Rhodiens. Mais posez cette autre question: à qui est ce domaine ou ce champ-là? Aucun doute que vous n’appreniez le nom du propriétaire. De même pour les statues, on dit sans détours qu’elles sont toutes la propriété des Rhodiens, mais qu’à titre privé chacune appartient à un tel ou à un tel à qui un jour elle a été donnée. Pourtant, les domaines, les maisons et les autres biens, vous ne sauriez en connaître les propriétaires, à moins de vous renseigner. Mais la statue porte une inscription: elle préserve non seulement le nom mais aussi les traits du récipiendaire, si bien qu’en s’approchant d’elle on peut savoir immédiatement à qui elle appartient. Je parle ici des statues qui donnent encore des informations véridiques»). [], cité supra p. . Comme cela ressort clairement d’un règlement rhodien daté de la première moitié du IIIe siècle a.C. (SER ). On y voit les instances civiques réglementer la consécration des statues et des offrandes dans un sanctuaire, celui d’Asclépios, en en interdisant de nouvelles. Le contrevenant s’exposait à voir sa statue être déplacée d’autorité en un autre lieu. En somme, c’est la loi émise par la cité qui régissait l’usage de l’espace public (voir à Tymnos dans la Pérée rhodienne la loi réglementant l’usage d’un portique dans un sanctuaire: IK, – Rhodische Peraia, – c. / a.C.). Sur ces aspects, voir Ma , -.
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(la chôra est un bien de la cité) et celui détenu par le particulier (tel domaine est le bien de tel citoyen). Pour les statues honorifiques, les Rhodiens ne disent pas moins: les statues en règle générale sont un bien de l’État car octroyées par lui; telle ou telle statue en particulier appartient à un tel. Mais le niveau supérieur doit légitimement l’emporter. Dion ne nie pas cette distinction. Toutefois il insiste sur la légitimité du second niveau. Cette légitimité, ajoute-t-il, est plus grande encore dans le cas des statues, dans la mesure où l’identité du récipiendaire est immédiatement reconnaissable, c’est-à-dire lisible sur le piédestal, alors qu’il faut aller chercher dans les archives le nom du propriétaire du domaine. C’est un argument d’évidence, assez spécieux en vérité. L’identification d’un honorandus, si elle est évidente et immédiate, fonde-t-elle davantage sa légitimité à posséder un bien que le propriétaire d’un bien foncier dont il faudra aller chercher le nom dans des archives? En dernier ressort, le droit de propriété d’un particulier, dans les législations grecques traditionnelles, n’a pas le caractère absolu que lui reconnaît le droit romain. Il reste toujours subordonné à celui de la communauté poliade. De surcroît, certains droits locaux distinguaient entre le droit de propriété individuel à la surface du sol et le droit du sous-sol qui restait propriété de la cité. Si la statue honorifique reste formellement le bien de la cité, son récipiendaire en est, selon Dion, le propriétaire éminent. L’orateur oppose deux formes de propriété, l’une juridique et l’autre symbolique ([]). Ce droit de propriété symbolique a des fondements avant tout moraux. Pour Dion, la possession à un niveau moral se justifie pleinement quand elle est la «juste» rétribution d’une générosité ([]). De manière singulière, l’orateur allègue l’exemple, selon lui similaire, des magistratures. Tout «honneur» (entendu au sens de fonction et de rétribution symbolique de cette dernière), dès lors qu’il récompense le mérite de son titulaire, est sa possession, viagère pour la récompense honorifique, temporaire pour la magistrature. Est à l’œuvre, dans les deux cas, un processus de patrimonialisation. Dion ajoute un deuxième argument pointant l’illégalité supposée de la démarche des Rhodiens, c’est le non-remboursement par la cité de
Voir Karabélias , en particulier p. sq.
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la statue réattribuée ([]). L’expropriation par la cité d’un bien privé pour raison d’utilité publique supposait, hors cas de confiscation pénale qui n’entraînait aucun dédommagement, une compensation de la part de la communauté sous la forme d’une indemnité. Celle-ci était éventuellement «estimée», comme par exemple à Athènes, par des commissions d’experts ad hoc. Le droit romain a suivi la même logique. Dans le cas présent, l’indemnisation n’avait pourtant pas lieu d’être car il n’y a pas eu expropriation, le bien (la statue honorifique) demeurant propriété de la collectivité. En ignorant volontairement l’évidence des arguments juridiques de ses contradicteurs rhodiens, Dion manifeste un point de vue personnel représentatif de celui des élites impériales pour qui le rapport entre la cité et son bienfaiteur doit être à tout le moins équilibré, mais plus encore à l’avantage du second. III. ABOLITIO MEMORIAE
ET FORMES DE DÉPOSSESSION
La récupération et la réattribution des statues honorifiques à un tiers par la cité de Rhodes sont assimilées à une destruction (διαφθορά []), la pire qui soit, dans la mesure où elles affectent la mémoire et la réputation d’hommes méritants. Dion en expose les différents aspects techniques et politiques, à savoir le processus de récupération lui-même, ses conséquences (c’est-à-dire les victimes et les bénéficiaires du phénomène) et les justifications d’une telle dépossession. . Les aspects institutionnels et techniques de la récupération a. Le rôle du stratège dans la procédure de récupération Plusieurs passages dans le discours du Rhodiakos évoquent le rôle institutionnel du stratège rhodien dans la procédure de récupération. Ainsi au paragraphe [] au tout début de la loidoria du discours: «Ce qui arrive [] Οὐχὶ νενόμισται παρά γε τοῖς μὴ παντάπασιν ἀδίκοις τὸν ἀποστερούμενόν τινος κτήματος ὃ γοῦν κατατέθεικε κομίζεσθαι παρὰ τῶν εἰληφότων; («N’est-ce pas l’usage chez les gens, du moins, qui ne sont pas totalement dépourvus d’esprit de justice, que quelqu’un auquel on a pris son bien soit remboursé de son prix d’achat par ceux qui l’ont dépossédé?»).
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est complètement absurde: le stratège, parmi les statues dressées là, indique celle qui lui tombe sous les yeux» . Ce serait justice pour une cité de rendre honneur à ses bienfaiteurs. Elle serait alors digne des bienfaits qui lui sont faits ([]). À quoi Dion oppose le constat de la situation présente: les bienfaiteurs, citoyens et rois, ne gardent pas leurs honneurs ([]). La raison tient à une procédure d’octroi des honneurs expéditive, qui incrimine le comportement de l’assemblée rhodienne ([]), le stratège intervenant ensuite pour désigner la statue à récupérer ([]). Bien qu’inscrites dans un registre officiel, les statues octroyées par la communauté civique ([]) appartiennent légitimement à leur récipiendaire, d’autant que toute transaction publique (à quoi Dion compare l’octroi de l’honneur) est garantie par la cité. Revenir sur une telle transaction est d’autant plus scandaleux que la procédure de récupération, dans sa partie finale, fait intervenir le seul stratège ([], [] et []). Les deux derniers passages du discours ([] et []) s’insèrent dans un moment du discours où Dion compare la situation rhodienne à celle d’Athènes, quand celle-ci vota en a.C. la loi de Leptine, qui enlevait aux bienfaiteurs de la cité l’exemption des liturgies ordinaires. L’orateur procède à une série d’oppositions entre les deux situations, toutes en défaveur de Rhodes: à Athènes, les biens acquis grâce à l’exemption restèrent à leurs détenteurs; à Rhodes, les récipiendaires des statues honorifiques ont été dépossédés de tout ([]); à Athènes, Leptine avait des récriminations contre les détenteurs de l’atélie; à Rhodes, aucune récrimination contre les récipiendaires des statues honorifiques ne pouvait être retenue ([]); à Athènes, la loi avait des limites; à Rhodes, aucune restriction ne limitait la pratique des récupérations ([]); à Athènes, on envisageait de régler une situation par la vertu de la loi; à Rhodes, cela se faisait par l’effet de l’habitude ([-]), en dehors de toute loi. Dion mentionne le stratège dans les deux derniers cas pour fustiger à chaque fois son libre arbitre et son omnipotence. Lui incombaient alors le choix des andriantes à récupérer, la décision de faire procéder à leur restauration éventuelle, si leur état l’exigeait; de faire réaliser la métagraphè des inscriptions (c’est-à-dire le remplacement de l’ancienne dédicace par la nouvelle); enfin de choisir l’emplacement où dresser la nouvelle statue.
[] Συμβαίνει δὲ πρᾶγμα ἀτοπώτατον· ὁ γὰρ στρατηγὸς ὃν ἂν αὐτῷ φανῇ τῶν ἀνακειμένων τούτων ἀνδριάντων ἀποδείκνυσιν.
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Toutes les étapes de la procédure étaient entre ses mains (comme le précise Dion ([]): «Toute l’affaire dépend du »). Dion distingue à vrai dire deux moments dans la procédure, celui de l’octroi (ou du réoctroi) de la statue (l’assemblée civique décide par son vote grâce à une décision collective), et celui de la récupération de l’honneur, le stratège intervant alors seul et décidant des modalités de cette dernière sans consulter l’assemblée sur ses choix. b. Les changements apportés à la statue Les changements apportés aux statues étaient de deux ordres: ils concernaient, d’une part, la statue elle-même, si celle-ci avait été détériorée; d’autre part, la dédicace inscrite sur son piédestal. – Réparation et entretien de la statue Dion évoque deux cas de dégradation dans deux configurations différentes: le premier cas concerne les détériorations partielles infligées à des statues qui étaient encore en place sur leur base. Ces détériorations peuvent avoir été en partie volontaires et motivées par des raisons politiques, dans la mesure où la cité de Rhodes, depuis l’époque d’Alexandre jusqu’aux premières années du Principat, traversa plusieurs crises internes plus ou moins graves. Le second cas concerne des statues descendues de leur piédestal, qui gisaient directement sur le sol. Les causes du «déboulonnage» peuvent avoir été diverses: mises au rebut, réparations qui n’auraient pas abouti, etc. Les extrémités des statues étaient les parties les plus fragiles, les doigts en particulier. Pareillement, les parties rapportées (épée, javeline, pan de chiton, aigrettes de casque, etc.) étaient vulnérables. Les réparations étaient donc plus ou moins importantes selon l’étendue des dégâts subis: on remplaçait les parties manquantes. Par ailleurs, il était procédé au
Voir []. Sur tous ces aspects, on renverra à l’étude toujours précieuse de Blanck . Plus récemment, Shear . Voir [], cité supra p. . Voir chapitre II, p. . [] τὴν ἀρχὴν λαβεῖν ἀπὸ τῶν συντετριμμένων καὶ οὐδὲ ἐφεστώτων ἐπὶ ταῖς βάσεσι· τούτοις γὰρ ἀποχρῆσθαι τοὺς στρατηγοὺς ἐπισκευάζοντας καὶ τρόπον τινὰ ἐξ ἀρχῆς ποιοῦντας ἑτέρους («Cela a commencé avec des statues endommagées qui ne se trouvaient plus sur leur base. Ce sont elles que les stratèges récupérèrent en les réparant et en les rendant, d’une certaine manière, différentes de l’original»).
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nettoyage de la surface. À défaut d’un document rhodien illustrant les différentes étapes de la restauration, on rappelle un décret d’Érythrées du IIIe siècle a.C. pour la rénovation de la statue en bronze du tyrannicide Philitès: (l. -) δεδόχθαι τῆι βουλῆι καὶ τῶι δήμωι· τοὺς ἐξεταστὰς το[ὺ]ς ἐνεστηκότ[α]ς ἐγδοῦναι τὸ ἔργον διαστολὴν ποιησαμένους μετὰ τοῦ ἀρχιτέκτονος, καθ’ ὅτι συντελεσθήσεται ὡς πρότερον εἶχεν· ὑπηρετε[ῖ]ν δὲ αὐτοῖς τὸγ κατὰ μῆνα ταμίαν. ὅπως δὲ καθαρὸς ἰοῦ ἔσται ὁ ἀνδριὰς καὶ στεφανωθήσεται ἀεὶ ταῖς νουμηνίαις καὶ ταῖς ἄλλαις ἑορταῖς, ἐπιμελεῖσθαι τοὺς ἀγορανόμους. «Plaise au Conseil et au peuple: que les exétastai alors en fonction mettent en adjudication le travail, une fois fixé le devis avec l’architecte, afin que la statue retrouve la forme qu’elle avait auparavant; que le trésorier mensuel les paie; que les agoranomes veillent à ce que la statue soit nettoyée de sa corrosion et toujours couronnée lors des Noumeniai et des autres fêtes».
Le parallèle est frappant avec les informations données par Dion, W. Dittenberger n’a pas manqué de faire le rapprochement. Les restaurations consistaient en la réalisation de nouvelles pièces, qu’on fixait par soudure au noyau de la statue, et dans l’entretien de cette dernière par friction à l’huile pour préserver la patine et enlever le vert-de-gris. Il fallait que la statue fût à nouveau «brillante». Les restaurations se limitaient toutefois aux parties rapportées, ce qui était le plus facilement réalisable. Le «corps» de la statue (torse, tête et membres principaux) n’était pas retouché, à moins qu’une dégradation ne l’exigeât. Ces retouches a minima expliquent que Dion puisse dire que les stratèges rendirent les statues «d’une certaine manière» différentes des originaux ([]: καὶ τρόπον τινὰ ἐξ ἀρχῆς ποιοῦντας ἑτέρους). D’où d’éventuels décalages cocasses entre la physionomie de la statue qui gardait sa forme générale d’origine et l’identité du nouvel honorandus ([-]). Dion n’évoque à aucun moment dans son discours la refonte des statues. Les cités recourraient à ce procédé radical avant tout pour les effigies d’anciens rois dont elles voulaient effacer la mémoire. L’usage
Syll (IK, – Erythrai und Klazomenai ). Syll (p. , n. ). Pour les détails de ce «travail à froid», voir Zimmer , -. Perrin-Saminadayar , -.
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en est plus exceptionnel pour des citoyens bienfaiteurs. Pour rappel, quand l’occasion se présenta aux Rhodiens, lors du siège de leur cité en / a.C. par Antigone le Borgne et son fils Démétrios, d’abattre et de détruire les statues honorifiques votées pour ces derniers, l’assemblée s’y opposa (D.S. ..). Diodore de Sicile allègue à cette occasion la magnanimité des Rhodiens (des honneurs conférés devaient le rester en dépit des circonstances), mais aussi leur intelligence politique, dans le cas où, contre toute attente, la ville serait prise, cette marque d’honneur devant leur assurer la bienveillance du vainqueur. Selon toute vraisemblance, la refonte des statues n’était pas dans les usages des Rhodiens qui tiraient une fierté manifeste de leur parc de statues dont ils pouvaient faire un usage politique avantageux. – La métagraphè: le changement de dédicace Les dédicaces gravées sur la face avant du piédestal des statues subissaient un traitement radical, aux dires de Dion: l’effacement de l’inscription initiale par martelage (rasura) et son remplacement par une nouvelle dédicace ([]). Ce procédé est celui de la métagraphè. Bien que Dion insiste sur l’utilisation fréquente du procédé à son époque, les sources rhodiennes, sur le site de la capitale, font très largement défaut pour l’ensemble des périodes hellénistique et impériale. On compte pour l’heure quatre exemples: –
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Kontorini , , n° (entre a.C. et p.C.): dédicace honorifique du peuple des Rhodiens pour un anonyme. Entre l’indication du dédicant (ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδίων) et celle des dieux (θεοῖς), trois lignes effacées. Kontorini , , n° (entre a.C. et p.C.): titulus du peuple de Rhodes. Simple mention du dédicant (ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδίων). En dessous, rasura.
Ainsi à Cos: la gérousie locale, au Ier siècle p.C., procéda à la refonte de quatorze statues de citoyens bienfaiteurs. C’était en raison de «circonstances difficiles». Un décret fut toutefois pris afin qu’on gardât en mémoire les noms des anciens récipiendaires (cf. Habicht , ). [] εἶτα τῆς μὲν πρότερον οὔσης ἐπιγραφῆς ἀναιρεθείσης, ἑτέρου δ’ ὀνόματος ἐγχαραχθέντος («après l’effacement de l’inscription qui était là précédemment et la gravure d’un autre nom»). Voir aussi [], [] et [].
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Segre , , n° (IIe s. p.C. – sur l’acropole, à proximité du stade et du gymnase): piédestal d’une statue honorifique pour un koros amphithalès qui fut vainqueur à une épreuve des Rhômaia. Comme l’ont noté M. Segre et, à sa suite, A. Bresson, le bloc a été remployé à au moins une reprise. Sur la face inférieure du piédestal, trous de fixation pour une statue plus ancienne, celle d’un homme. La dédicace initiale avait été entièrement effacée. ΑΔ A (), p. , n° (sans date): rasura quasi-totale de l’inscription: les deux premières lignes ont été effacées; en dessous, subsiste la dédicace aux dieux (θεοῖς). Dessous, une troisième ligne a été effacée, où était probablement indiqué le nom du sculpteur de la statue.
Seule l’inscription Segre illustre précisément la procédure de la métagraphè décrite par Dion, c’est-à-dire l’effacement de la dédicace initiale et son remplacement par la nouvelle. Dans les trois autres exemples, il y a eu effacement partiel ou total sans gravure d’un nouveau texte, ce qui fait douter de la réutilisation de la pierre aux mêmes fins. On fera une autre observation au sujet de l’inscription Segre : de toute évidence, la statue d’origine ne fut pas réutilisée. Il y a deux raisons possibles à cela: soit elle avait été enlevée de sa base avant que le piédestal ne fût remployé. Soit, étant celle d’un homme, elle ne convenait pas à son nouveau destinataire, un jeune athlète, pour lequel on fit réaliser une effigie à son image. La disposition des trous de fixation ne convenant plus pour accueillir la nouvelle statue, on fit basculer la pierre sur une autre de ses faces pour procéder aux aménagements nécessaires, un procédé beaucoup mieux documenté à Lindos sur le site du sanctuaire d’Athana Lindia. Les informations sont aisément transposables du site de Lindos à celui de la capitale, au moins pour trois raisons: primo, la communauté de Lindos, constitutive du dèmos rhodien, en était encore la partie la plus dynamique au début de l’Empire et donc la plus à même de peser sur les usages. Secundo, nombre de notables en activité dans la capitale était originaires de la commune lindienne et exerçaient charges et évergésies sur les deux sites. Tertio, dans la capitale comme à Lindos, les usages publicitaires qu’on faisait des statues étaient similaires: les sanctuaires en étaient les lieux privilégiés d’exposition. Nous avons exposé ailleurs la manière de procéder de la communauté lindienne pour gérer son parc
Bresson , .
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de statues. On en rappelle les deux aspects principaux: la rasura totale de l’inscription primitive; la réutilisation du piédestal qu’on basculait sur une autre de ses faces, souvent sens dessus dessous, l’ancienne face inférieure devenant la nouvelle face d’accueil de la pierre (e.g. Lindos II – entre a.C. et p.C.). Étaient-ce des procédés propres aux Rhodiens, comme le suggère Dion ([] et [])? Dans le paragraphe [], Dion évoque l’exemple athénien: si Athènes pouvait nourrir, prétend-t-il, une honte légitime pour son engouement inconsidéré pour les combats de gladiateurs, elle n’avait pas à rougir du traitement qu’elle réservait à ses statues honorifiques. Le propos de l’orateur est confirmé par l’épigraphie: depuis le IIIe siècle a.C., les autorités, quand l’envie leur prenait d’honorer un nouveau bienfaiteur en récupérant une ancienne base, ordonnaient souvent qu’on gardât intacte l’ancienne inscription. La nouvelle était gravée soit juste à côté de cette dernière, soit sur une autre face, l’ancienne restant toujours visible. Ces manières de faire sont attestées ailleurs, en Béotie à Oropos dans le sanctuaire d’Amphiaraos, en Argolide à Épidaure, dans les îles à Mytilène et Lemnos, en Ionie à Éphèse. Fernoux . Voir, en particulier, en annexe, le catalogue des bases de statue ayant fait l’objet d’une récupération. [] Τὸ γὰρ τῶν εἰκόνων οὐκ ἔστι παρ’ αὐτοῖς ἰδεῖν οὕτω γιγνόμενον· ὥσθ’ ὅ γε μηδὲ παρ’ ἐκείνοις ἁμαρτάνεται τοῖς ἐσχάτως ἀπολωλόσι, πῶς οὐκ ἂν ὑπερβολήν τινα ἔχοι τῆς ἀτοπίας; («Mais le fait est qu’au sujet des statues on ne peut voir chez eux [les Athéniens en particulier] un tel phénomène. Par conséquent, comment une faute qui n’est même pas commise par ceux qui ont perdu toute réputation n’atteindrait-elle pas le comble de l’absurdité?»); [] Παρὰ μὲν γὰρ τοῖς ἄλλοις μένει τὰ τῶν τιμηθέντων ὀνόματα καὶ τὰς ἐπιγραφὰς οὐδεὶς ἂν ἀπαλείψειεν· ὑμεῖς δ’ ὥσπερ κακόν τι πεπονθότες ὑπ’ αὐτῶν ἐκχαράττετε («Dans les autres cités, les noms des hommes honorés demeurent et les inscriptions, personne ne les effacerait. Mais vous, vous les martelez comme si ces hommes vous avaient porté préjudice»). Keesling ; Shear . Par exemple: base de marbre blanc avec signature de l’artiste Simalos (c. a.C. = IG VII, ) / au-dessus, titulus du peuple d’Oropos pour Q. Fufius Calenus (- a.C. = IG VII, ). Par exemple: IG IV (Ier s. p.C.): titulus de l’Aréopage, du Conseil et du peuple d’Athènes pour le jeune T. Statilius Timokratès; sur un petit côté, dédicace d’une statue à Asclépios par Aristarchos d’Épidaure, œuvre de l’artiste argien Kallistratos (c. a.C.). Par exemple: IG XII., : titulus du peuple pour Pompée ( a.C.); au-dessous, signature de l’artiste olynthien Dorothéos (IVe s. a.C.).
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Pour autant, et c’est une exagération de Dion sur ce point, les Rhodiens n’avaient pas, bien entendu, le monopole de l’utilisation de la rasura. On constate dans certains des sites mentionnés ci-dessus l’emploi, en même temps, du martelage – complet ou partiel – des anciennes dédicaces, et la préservation de ces dernières, notamment à Oropos. On ajoutera les cas d’Athènes, Priène et Ténos. La chronologie n’était toutefois pas la même. . Éléments de chronologie du phénomène des récupérations à Rhodes Dans quatre paragraphes, [], [], [] et [], Dion revient sur la chronologie du phénomène des récupérations à Rhodes. Il y a, d’une part, les éléments de chronologie que les autorités locales s’évertuèrent à justifier aux yeux de l’orateur pour minimiser leurs responsabilités, et, d’autre part, la propre chronologie de Dion. a. La chronologie avancée par les autorités rhodiennes Dion reprend la chronologie alléguée par les responsables des récupérations pour mieux en dénoncer l’hypocrisie et les faux semblants: [] «Ils disent que cela a commencé avec des statues endommagées qui ne se trouvaient plus sur leur base. Ce sont elles que les stratèges
IG XII., : titulus du peuple des Athéniens installés à Héphaistia en l’honneur de l’Aréopage (début Ier p.C.). Est insérée à la fin du texte la signature de l’artiste Aristoxénos de Tenedos (IG XII., a – IIIe s. a.C.). H. Blanck (, ) pense que l’inscription initiale devait être gravée sur la plaque de couverture de la base disparue. IK . – Ephesos : titulus honorifique du Conseil et du peuple pour le poète L. Septimius Nestor de Laranda. En dessous, traces d’un titulus honorifique plus ancien. Sur les rasurae partielles, voir Blanck , . IG VII, : titulus du peuple d’Oropos pour Paulla Popillia épouse de Cn. Calpurnius Piso (avant a.C.). Sur rasura. Par exemple: IG II, : titulus du peuple pour un [Barea? - - -] Soranus (le stoïcien, consul suffect de p.C.?). Sur rasura. Fr. Hiller von Gaertringen, Die Inschriften von Priène : titulus du peuple pour le proquesteur M’ Aquilius Lepidus, peut-être le proquesteur d’Asie de - a.C. L’inscription est gravée en lettres négligées sur le côté latéral droit. Sur la face antérieure, rasura d’une ancienne inscription. Au-dessus, trous de scellement pour une statue en bronze. IG XII., (Ier s. a.C.): titulus du peuple pour le proconsul L. Quintius Rufus. Au-dessous, rasura partielle d’un ancien titulus.
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récupérèrent en les réparant et en les rendant, d’une certaine manière, différentes de l’original. Ensuite, et cela a été l’étape suivante, sur des statues intactes, mais qui ne portaient pas d’inscription, des hommages ont été inscrits. Et on finit par en faire autant même sur certaines statues très anciennes qui avaient déjà reçu une inscription».
Aux dires des Rhodiens, les statues récupérées furent successivement: ) Des statues détériorées et descendues de leur base, qu’on n’avait donc pas eu de scrupule à récupérer, en l’absence de toute réclamation de la part des anciens dédicataires et récipiendaires, et surtout de leurs descendants. Ce seraient les plus anciennes statues récupérées. On ne pouvait que croire sur parole les autorités rhodiennes dont l’argumentation n’était nullement vérifiable en l’absence de tout corps du délit. ) Des statues intactes, mais dépourvues de dédicaces (τοὺς ὑγιεῖς μέν, οὐκ ἔχοντας δὲ ἐπιγραφάς). Quelles étaient ces statues anépigraphes? S’agissait-il de statues qui, dès l’origine, avaient été dépourvues d’inscriptions? Dion lui-même n’est pas sûr de l’identité des statues en question ([] et []): étaient-ce, dit-il, des effigies de grands bienfaiteurs dont la notoriété était si considérable qu’on n’avait pas eu besoin d’y inscrire leurs noms? Dans ce cas, il pourrait s’agir de statues honorifiques. Étaient-ce des effigies de dieux et héros, donc des statues votives? L’orateur n’exclut aucune des deux possibilités, mais, dans l’absolu, la deuxième possibilité s’impose de toute évidence. On n’imagine pas que des statues honorifiques n’aient pas porté de tituli, à l’inverse de celles qui étaient dédiées à des divinités. Dans les faits, les Rhodiens, comme les Grecs en général, n’établissaient pas toujours une distinction nette entre les deux catégories de statues. Votives ou honorifiques, elles participaient, de leur point de vue, d’une même démarche publicitaire de la part des dédicants. Dion lui-même ne les différencie pas nettement entre elles: il s’agissait dans les deux cas de statues humaines (ἀνδριάντας) représentant le notable. Si [] φασι τὴν ἀρχὴν λαβεῖν ἀπὸ τῶν συντετριμμένων καὶ οὐδὲ ἐφεστώτων ἐπὶ ταῖς βάσεσι· τούτοις γὰρ ἀποχρῆσθαι τοὺς στρατηγοὺς ἐπισκευάζοντας καὶ τρόπον τινὰ ἐξ ἀρχῆς ποιοῦντας ἑτέρους· εἶθ’, ὅπερ λοιπόν, τοὺς ὑγιεῖς μέν, οὐκ ἔχοντας δὲ ἐπιγραφάς, ἐπιγράφεσθαι· καὶ τὸ λοιπὸν ἤδη καὶ τῶν ἐπιγεγραμμένων τινὰς τῶν σφόδρα παλαιῶν. Par exemple, Paus. .., à propos d’une statue d’Oreste à l’Héraion de Mycènes, qui fut dédicacée à Auguste. Pausanias témoigne que pour les contemporains il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait d’une statue du héros, ce qui veut probablement dire qu’aucune dédicace n’était visible sur la base.
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le geste présidant à leur érection était formellement différent d’un cas à l’autre, d’un côté, l’hommage d’une communauté envers son bienfaiteur, de l’autre, l’hommage d’un particulier envers une divinité (ἀναθήματα), le résultat était le même: la célébration du destinataire réel de la statue, le notable. Enfin, le cadre de leur érection était l’espace public, sans distinction entre le profane et le religieux car «toute la cité de Rhodes est sacrée» ([] ἅπασα μὲν ἡ πόλις ἐστὶν ἱερά). De fait, la distinction entre dédicace et monument honorifique n’est pas toujours aisée à établir, et il est probable que les dédicataires, en privilégiant les sanctuaires pour y faire dresser leur monument, jouaient eux-mêmes sur cette ambiguïté. Le lexique utilisé dans certains décrets réglementaires entretenait l’équivoque. Ainsi du décret lindien Lindos II (= Badoud , TRI – p.C.), qui encadra la création du fonds pour financer le culte d’Athana Lindia. Parmi les mesures envisagées pour alimenter ce fonds, les autorités lindiennes prévirent de vendre aux enchères le droit de graver une dédicace sur des statues anépigraphes érigées dans le sanctuaire. On lit aux lignes l. -: Ἐπειδὴ δὲ καὶ ἀνδριάντες | [τ]ινές ἐντι ἐν τᾷ ἀναβ[ά]σει καὶ αὐτᾷ τᾷ ἄκρᾳ ἀνεπίγραφοι καὶ | ἄσαμοι, συνφέρον δέ [ἐ]στι καὶ τούτους ἤμειν ἐπισάμους ἐπιγρ[α]-|[φ]ὰν ἔχοντας ὅτι θεος ἀνάκεινται. «Attendu, d’autre part, qu’il y a sur l’escalier [montant à l’acropole] et sur l’acropole des statues sans inscriptions ni signes distinctifs et qu’il est de notre intérêt que même celles-ci portent un signe distinctif avec une inscription indiquant qu’elles sont consacrées aux dieux».
S’agit-il de statues de dieux ou de bienfaiteurs? H. Blanck fait observer que le décret utilise le terme ἀνδριάντες, donc qu’il pourrait s’agir de statues honorifiques décernées à des citoyens. Le fait que ces statues doivent être ensuite consacrées aux dieux (ὅτι θεος ἀνάκεινται) vaut pour ce type de statues, comme le suggère la mention θεοῖς sur les bases de nombreuses statues honorifiques. L’indication de statues anépigraphes peut aussi s’entendre d’effigies dont la dédicace initiale n’était plus lisible, donc comme absente. Selon H. Blanck, l’expression ἀνδριάντες ἀνεπίγραφοι καὶ ἄσαμοι n’indique pas simplement des «statues anépigraphes et sans signes», mais aussi des bases Blanck , -. Cf. Robert , . Voir la remarque de Blinkenberg , , n. , à propos des inscriptions nos - de son corpus.
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dont les inscriptions peintes en couleur sont devenues progressivement illisibles par suite de la disparition de la couleur. Selon M. Kajava, l’adjectif ἄσαμοι pourrait signifier qu’il s’agissait de statues dont on ne savait plus qui elles représentaient. En somme, il devait s’agir, dans tous les cas, de statues anciennes. Certaines n’avaient jamais porté de dédicaces. D’autres, mal entretenues, n’en portaient plus de facto. On peut soupçonner que les autorités locales, sans pousser plus loin leurs efforts d’identification, trouvaient là, à bon compte, matière à récupérations. ) Enfin, des statues très anciennes et dédicacées. Il faut comprendre les statues honorifiques décernées par les autorités rhodiennes à leurs plus anciens bienfaiteurs depuis le début du IVe siècle a.C.: les rois et les peuples d’autrefois ([]), les Lacédémoniens et les Macédoniens ([]), mais aussi les citoyens bienfaiteurs de jadis ([]: τῶν τε πρότερον γενναίων ἀνδρῶν καὶ περὶ τὴν πόλιν προθύμων, οὐκ ἰδιωτῶν μόνον). b. La chronologie de Dion de Pruse L’argumentation des Rhodiens était simple: les statues récupérées ne l’avaient été que parce qu’elles ne méritaient plus qu’on leur prêtât attention. Leur récupération leur donnait une seconde vie. De fait, elle dédouanait les autorités de toute responsabilité. Du moins, elle en diminuait, à leurs yeux, fortement la portée. Dion, à plusieurs reprises, ne cache pas son incrédulité. Plutôt que la progressivité du processus, il retient l’idée d’une chronologie en deux temps ([]): tout d’abord,
Kajava . [] Μὴ τοίνυν εἰ πρότερον ἤρξατο καὶ χρόνος πλέων γέγονε, διὰ τοῦτο ἔλαττον ὑμῖν νομίζετε προσήκειν αὐτὸ ἀνελεῖν· […] Τὸ μέν γε πρῶτον γιγνόμενον οὐδὲ λαθεῖν ἀδύνατον τοὺς τότε, καὶ ταῦτα φυλαττομένων ἔτι τῶν ποιούντων· τὸ δὲ ἐκ πολλοῦ συμβαῖνον ἀνάγκη μηδένα ἀγνοεῖν, ἄλλως τε παντελῶς ἀνῃρημένης ὑμῖν τῆς προφάσεως ταύτης, οἵ γε περὶ αὐτοῦ τούτου κάθησθε κρίνοντες. («Cependant, si cette habitude a commencé avant et que beaucoup de temps s’est écoulé, ne considérez pas que pour cette raison la nécessité soit moins grande pour vous de l’abroger […] Il n’est certainement pas impossible que cette pratique, à ses débuts, n’ait pas attiré l’attention des gens d’alors, car les responsables montraient encore de la prudence dans leurs actes; par contre, lorsqu’un fait dure dans le temps, nécessairement personne ne l’ignore, et du reste vous êtes complètement privés de cette excuse, puisque justement vous êtes réunis en assemblée pour en juger»). Voir aussi [] «Mais depuis un certain temps (ἔκ τινος χρόνου) prévaut chez vous un comportement déplorable et plus personne n’y reçoit d’honneurs, si vous voulez savoir la vérité».
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cela aurait été un développement progressif du phénomène «né dans l’ancien temps» (πρότερον). Dion concède que les Rhodiens, dans les premiers temps du processus, purent ne pas prendre pleinement conscience de ce qu’ils faisaient. Cette «inconscience» et l’indifférence dans laquelle s’opérèrent les premières récupérations s’expliqueraient avant tout par la nature des statues concernées, les plus anciennes. Pour autant, l’orateur considère que l’ancienneté de l’habitude ne confère aucune justification au procédé. Ensuite, on aurait constaté une accélération et un dérapage récent du processus. Dion ne croit pas à la vertu des Rhodiens quand ceux-ci prétendent s’en être tenus aux statues sans dédicaces. Il craint que le phénomène ne se soit généralisé ([]), qu’il ait concerné aussi les monuments honorifiques dédicacés et, pire, les statues des bienfaiteurs encore vivants ou décédés depuis peu ([]). Le phénomène des récupérations à Rhodes était doublement exemplaire et scandaleux aux yeux de Dion, en raison de sa chronologie et de l’identité de ses victimes. Revenons un instant aux cas d’Athènes et d’Oropos, les mieux documentés en la matière. À Athènes, les bases de statues récupérées forment un ensemble bien identifiable d’une quinzaine de pierres, en majorité localisées sur l’acropole. Or, la large majorité d’entre elles date du Ier siècle a.C., et surtout des époques augustéenne et tibérienne. Trois bases récupérées plus tardivement l’ont été sous le règne de Néron. Toutes les statues réattribuées étaient à l’origine des dédicaces privées (des années a.C. au début du Ier siècle a.C.). Au moment de leur réattribution, les statues ont été cette fois-ci octroyées à titre officiel par le dèmos et/ou le Conseil de la cité. À Oropos, dans le sanctuaire d’Amphiaraos, on compte une quinzaine de bases de statues récupérées: elles l’ont été sur une période similaire, des années a.C. au début de l’époque augustéenne. C’étaient avant tout des statues en l’honneur de rois et de grands personnages étrangers (IVe/IIIe s. a.C.). Aucune statue privée oropienne n’avait été concernée. Ce fut donc un phénomène limité dans le temps au Ier siècle a.C., jusqu’au début du Shear . Voir le témoignage de Cicéron, Att. .. (lettre datée de février a.C.): «Oui, j’aime beaucoup la ville d’Athènes. Je désire y perpétuer de quelque façon mon souvenir; je déteste les falsifications d’inscriptions sur des statues qui ne sont pas les vôtres» (odi falsas inscriptiones statuarum alienarum). Plu. Ant. (statue d’Eumène II de Pergame réattribuée à Marc Antoine en a.C.). IG II, , et .
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siècle p.C. Par ailleurs, le choix des statues ne se faisait probablement jamais au hasard. D’une cité à l’autre, les critères de sélection différaient en fonction des conditions locales, mais à chaque fois on semble avoir choisi un type de statues précis – des dédicaces privées ou des statues publiques – et, dans ce dernier cas, de préférence des statues conférées à des étrangers, comme à Oropos. Sur ces deux points, la chronologie et l’origine des statues, les autorités rhodiennes semblent s’être distinguées: si l’on en croit Dion, la pratique des récupérations y était ancienne. De fait, à Lindos dans le sanctuaire d’Athana Lindia, les plus anciens exemples de récupérations remontent au milieu du IIe siècle a.C., à partir de a.C.: ce sont quatre piédestaux qui portent la trace d’anciennes statues en bronze. Les dédicaces primitives ont été entièrement effacées (Lindos II , , et ). Les récupérations se seraient poursuivies au Ier siècle a.C., mais, à la différence des exemples athéniens et oropiens, elles s’y seraient développées dans la deuxième moitié du Ier siècle p.C., soit plus tard qu’ailleurs. On devrait conclure effectivement à une véritable spécificité insulaire sur ce point. Les raisons de ce décalage chronologique doivent être cherchées du côté de l’histoire politique de la cité. Cette dernière fut privée de sa liberté en p.C. par l’empereur Claude, qui voulut la punir d’avoir mis à mort des citoyens romains (D.C. .). Ce dut être un véritable choc pour les autorités rhodiennes et les élites qui, jusqu’alors, avaient toujours défendu avec succès le statut privilégié de leur cité. Le recouvrement de la liberté dès p.C. grâce à l’intervention du jeune prince Néron n’éteignit pas les appréhensions des Rhodiens, qui étaient conscients désormais que leur sort dépendait plus que jamais des caprices du pouvoir romain. S’ensuivit une politique des honneurs en direction de la famille impériale et de tous les personnages liés de près ou de loin à l’État romain, dont le but manifeste était de capter et de préserver la bienveillance des autorités. Quand Vespasien accéda au pouvoir en p.C., Pour la chronologie des récupérations sur le site de Lindos, Fernoux . Voir en dernier lieu pour l’ensemble du phénomène et sa chronologie Badoud , en particulier p. -. Pour une analyse plus détaillée de ces circonstances politiques, voir Fernoux . Voir la lettre, tout à fait significative, de Néron aux autorités rhodiennes, de p.C. (Syll = Badoud , TRI ), en particulier l. -. Dans ce sens, voir l’allusion explicite du paragraphe [] à des Rhodiens empressés de dresser une statue de bronze aux magistrats romains, de peur de perdre leur liberté.
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la crainte demeurait d’une nouvelle perte de la liberté. De fait, l’Achaïe, «libérée» quelques années plus tôt par Néron, fut replacée sous administration provinciale, peut-être dès p.C., par le nouvel empereur. C’est dans cet état d’esprit que Dion trouva les élites insulaires au début de cette décennie. Seconde originalité des Rhodiens, la nature des statues récupérées: si l’on en croit Dion, les autorités locales, par l’éclectisme (et donc le caractère arbitraire) de leur choix, se seraient distinguées de ce que l’on faisait ailleurs en puisant très largement dans le large vivier des statues honorifiques publiques octroyées aux étrangers mais aussi, et plus scandaleusement, aux notables bienfaiteurs de la cité. On a là probablement la raison majeure de l’indignation de Dion. Que les bénéficiaires des récupérations aient été des Romains importait moins, somme toute, que l’importance supposée du phénomène et le fait que d’anciens notables rhodiens, acteurs d’une histoire passée prestigieuse, purent être les victimes du processus. . Les bénéficiaires des procédures de récupérations de statues Les principaux bénéficiaires des récupérations, identifiés par Dion, étaient les ἡγούμενοι/ἡγεμόνες, c’est-à-dire les magistrats romains et autres représentants ou agents de l’autorité romaine ([]): «Ils prétendent en effet qu’il est nécessaire aujourd’hui d’honorer beaucoup de magistrats romains (τῶν ἡγουμένων), et s’il faut leur faire ériger des statues à tous, la dépense sera grande, parce que tous les autres honneurs ne correspondent pas à leur rang et qu’ils ne les accepteront pas, étant bien trop inférieurs.»
Voir Introduction, p. . Même constat du disciple de Dion de Pruse, Favorinus d’Arles, à Corinthe. Des statues ont été récupérées au bénéfice d’hommes politiques romains: καὶ τὸ γιγνόμενόν ἐστιν οἷον ἐν τοῖς μέλεσιν ἀντίσπαστον τὸ μὲν ἐπίγραμμα ῥωμαΐζει, καὶ τρόπον τινὰ ἀντιδιδάσκουσιν οἱ ποιηταί· τρόπον μὲν Ἑλλήνων , τύχας δὲ Ῥωμαίων (Favorin. [D. Chr.], Discours, .). Le style des statues est grec, mais l’épigramme est romaine. Sur la signification du terme ἡγούμενοι au sens de «magistrats romains» ou «autorités romaines», voir Robert , . L’expression apparaît avec ce sens dans les sources épigraphiques à partir du IIe siècle a.C. [] Φασὶ γὰρ ἀνάγκην εἶναι πολλοὺς ἐν τῷ παρόντι τιμᾶν τῶν ἡγουμένων, οἷς ἅπασιν εἰκόνας εἰ δεήσει κατασκευάζεσθαι, μεγάλην τινὰ ἔσεσθαι τὴν δαπάνην, ὡς τάς γε ἄλλας τιμὰς οὐκ οὔσας κατ’ αὐτοὺς οὐδὲ ἀποδεξομένων αὐτῶν ὡς πολὺ ἐλάττους. Voir
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En [] est évoquée la réattribution d’une statue équestre ou en pied d’un ancien commandant militaire à un homme qui «ne toucha jamais la terre de ses propres pieds et descendait des épaules de ceux qui le portaient», allusion aux Romains de haut rang portés en litière. On ne compte, sur le site de la capitale, que trois traces épigraphiques d’honneurs rendus à ce type de personnage ou à leur parenté proche: a) IG XII., (entre et p.C.): grande base pour deux statues en bronze. Le δᾶμος ὁ Ῥοδίων en est le dédicataire: – en faveur de Paconia Agrippina, épouse de Lucius Dercius. Cette Paconia Agrippina est la sœur de Q. Paconius Agrippinus, qui fut questeur en Crète sous le règne de Claude. Il intervint dans la région de Hiérapytna pour superviser la réfection du système routier. Par ailleurs, ami de Thrasea Paetus, il fut condamné à sa suite en et fut banni d’Italie. Il revint en grâce sous Vespasien, puisqu’on retrouve sa trace à Cyrène entre et p.C. en tant que légat de l’empereur pour des opérations de cadastration. – en faveur de Lucius Dercius, époux de Paconia Agrippina, par ailleurs inconnu. b) SEG [] = AE , (entre / et p.C.): base de statue découverte dans les fouilles du sanctuaire d’Halios. Le δᾶμος ὁ Ῥοδίων en est le dédicataire (dédicace honorifique aux dieux). En faveur d’un certain Ofellius Makedo, ὑπὲρ Ὀφιλλίου Μακεδόνος ἐπιτρόπου de l’empereur Vespasien, honoré pour sa bienveillance envers les Rhodiens (εὐνοίας ἕνεκα). V. Kontorini voit en lui un aussi [] «Par Zeus, direz-vous, nous sommes dans l’obligation d’honorer tous les magistrats (τοὺς ἡγεμόνας τιμᾶν ἅπαντας)!»; [] «En effet, si vous vous comportiez de la même manière avec tout le monde, à l’exception des empereurs, on ne vous en ferait pas ainsi le reproche. Mais aujourd’hui il y a des gens auxquels vous dressez des statues. Il est alors manifeste pour tous les autres, à partir de là, que vous ne leur conférez pas un réel honneur. Et même si ces gens sont issus de la multitude et n’ont rendu service à personne (τῶν πολλῶν καὶ τῶν μηδένα ὠφελησάντων), pourquoi manquer ainsi aux convenances?» Cf. aussi [] et []. Pour l’interprétation de cette allusion, cf. Jones , . À rapprocher de Catull. , v. -. Inscriptiones Creticae ., n° -. Tac., Ann., . et . SEG [] ( p.C.) et ( p.C.); [] ( p.C.). Kontorini , en particulier p. -.
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probable procurateur équestre de la province d’Asie. L’honorandus est apparenté à un autre procurateur, A. Ofellius Maior Macedo qui eut, lui aussi, une carrière équestre sous les règnes de Trajan et Hadrien. c) IG XII., (règne de Domitien): base cylindrique en marbre pour une statue en bronze trouvée sur l’acropole. Le δᾶμος ὁ Ῥοδίων est le dédicataire (dédicace honorifique aux dieux). En faveur d’un certain T. Flavius [- -]eneius, épitropos de l’empereur Domitien, honoré pour sa bienveillance envers les Rhodiens (εὐνοίας ἕνεκα). Paconia Agrippina était la sœur du sénateur Paconius Agrippinus dont la carrière connut d’importantes vicissitudes. Notons que deux étapes de son cursus, pour ce que nous en savons, le firent intervenir dans la province sénatoriale de Crète-Cyrénaïque, d’une part en Crète sous le règne de Claude, d’autre part en Cyrénaïque sous celui de Vespasien, et que c’est en fonction de cette proximité d’Agrippinus avec l’Orient que doivent se comprendre, d’une manière ou d’une autre, les honneurs rendus par les Rhodiens à sa sœur Paconia. Quant aux deux autres témoignages, ils font connaître deux procurateurs impériaux. C’est le sens que l’on donne en théorie à la fonction d’ἐπίτροπος Αὐτοκράτορος Καίσαρος. Étant donné que les deux inscriptions, faute de préciser la nature de leur charge, les qualifient simplement de «procurateurs de l’empereur» César (Vespasien ou Domitien), il est possible de voir en eux des administrateurs des biens privés du Prince, qui officiaient à côté des questeurs sénatoriaux chargés de l’aerarium Saturni dans les provinces publiques. Dans le paragraphe [], Dion, sans mentionner explicitement les ἡγούμενοι, revient sur le traitement qu’il eût fallu, selon lui, leur réserver. Les Rhodiens réservaient aux seuls empereurs et personnages de haut rang (οἰ ἐπ’ ἀξιώματος) des statues de bronze neuves, les autres se contentant de statues récupérées. Ils créaient ainsi une inégalité de traitement entre les honorandi. Certains, bien conscients de la portée du procédé, ne manquaient pas de le leur faire savoir, même si leur soif d’honneurs et leur appétence particulière pour les statues en bronze l’emportaient sur toute autre considération (voir []). Pourquoi se mettre ILS (inscription honorifique de Nicopolis en Épire). Cf. Kontorini , pour qui la carrière d’Ofellius Maior Macedo se situerait plutôt à la fin du IIe siècle p.C. Comme le font, a contrario, nombres d’inscriptions en faveur de procurateurs financiers.
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dans de telles difficultés? Alors qu’il eût suffi aux Rhodiens d’octroyer des honneurs plus appropriés (les xénia, la sitèsis, la proédrie) aux Romains qui n’étaient que de passage dans la cité? Dion ajoute à leur sujet: ceux-là sont «nombreux et n’ont rendu service à personne (τῶν πολλῶν καὶ τῶν μηδένα ὠφελησάντων)». Ce jugement sévère réapparaît en [] et []: ce sont des gens «médiocres» (τοὺς φαύλους) que l’on gratifie de statues qui avaient appartenu à des gens de bien (τοὺς χρηστούς), les bienfaiteurs d’autrefois. Les voilà «qui débarquent dans nos ports» (τοὺς καταπλέοντας). Dion évoque de manière détournée l’afflux à Rhodes de magistrats et fonctionnaires romains, qui ne s’arrêtaient dans l’île que le temps d’un bref séjour car ils n’y officiaient pas officiellement, la cité étant encore de statut libre à l’époque du discours. «Nombreux», ces Romains l’étaient. C’étaient les magistrats de rang sénatorial en poste dans les provinces (d’Asie, de Lycie-Pamphylie, de Crète-Cyrénaïque, voire même de Syrie) limitrophes de Rhodes ou qui y passaient pour se rendre sur leur lieu d’affectation. C’était leur entourage, légats et autres. Il faut ajouter les procurateurs équestres: administrateurs des biens personnels du Prince, de la caisse impériale dans les provinces, chefs de services financiers et administratifs; enfin, les affranchis impériaux (liberti Augusti/ἀπελεύθεροι Καίσαρος). Soit, potentiellement, plusieurs dizaines de personnes qu’il fallut honorer au cours des décennies / p.C. Ces gens étaient-ils d’une quelconque utilité pour Rhodes? Non, selon Dion, car une cité libre n’avait rien à attendre d’officiels romains dont elle ne dépendait pas. Pour rappel, l’orateur n’était pas toujours tendre avec les gouverneurs de province, dénonçant leurs exactions éventuelles, l’autoritarisme tyrannique de certains, le cynisme d’autres. Lui viennent aussi probablement en tête d’autres individus, toujours serviteurs du pouvoir, mais d’un bien moindre rang social, les affranchis impériaux. Certains d’entre eux, par leur puissance et leur richesse conférée par leur proximité avec l’empereur, purent acquérir une certaine notoriété dans les cités dont ils étaient éventuellement originaires. Les témoignages dans ce sens restent toutefois isolés, preuve, s’il en est, de la persistance à leur encontre de jugements négatifs. Dans ces conditions, l’attitude des Rhodiens vis-à-vis de l’affranchi de Néron, Acratos, qui fit un passage dans la cité, suscite chez Dion, qui ne manque pas de signaler l’épisode au paragraphe [], une réprobation d’autant plus
Par exemple Or., .-. Cf. Guerber .
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grande. Les autorités locales, craignant qu’il ne fît son marché de statues, lui firent part de leur affliction. C’était manifester un esprit de servilité intolérable, aux yeux de l’orateur, envers un individu qui n’était qu’un ancien esclave. . Les justifications à la récupération des statues: le discours des autorités rhodiennes Au paragraphe [] Dion rappelle la seule raison qui peut justifier, à ses yeux, la suppression des honneurs accordés à un individu, à savoir sa condamnation pour crime. L’abolitio memoriae du criminel, en d’autres termes l’effacement de son nom sur tous les monuments publics, était envisagée et sanctionnée par la loi à Rhodes. En regard, Dion énumère, au fil de son discours, les arguments des autorités rhodiennes pour justifier les récupérations. Outre l’argument consistant à rappeler qu’ils ne sont pas les seuls à commettre cette faute à l’instar des Athéniens ([]) – un argument infondé au vu de ce que nous savons par ailleurs des pratiques athéniennes en la matière grâce à la documentation épigraphique – les Rhodiens avancent quatre justifications à ces récupérations, toutes étant, selon Dion, insoutenables: a. La cité doit honorer les futurs bienfaiteurs La récupération des statues décernées à d’anciens bienfaiteurs se justifie par la nécessité d’honorer des évergètes présents et à venir, en vue d’éventuelles générosités ([]). La nécessité rejoint l’utilité. La politique des privilèges était une politique d’incitation, les cités grecques la concevaient traditionnellement de cette manière. Encore fallait-il que le passé ne fût pas sacrifié au profit de l’avenir mais que les honneurs à octroyer vinssent s’ajouter à ceux déjà conférés. Rhodes menait une politique non pas d’incitation mais de substitution: substitution des anciens honorati par les futurs honorandi. Dion déplace clairement la discussion sur le terrain de la morale et privilégie le point de vue du futur honorandus au détriment de celui de la cité. Ce n’est pas tellement l’intérêt de la communauté qui est envisagé mais plutôt celui de l’évergète présent et à venir, qui ne saurait tenir en estime un honneur dont rien ne l’assure qu’il n’en restera pas lui-même le propriétaire.
[]. Cf. chapitre II, p. .
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b. Rhodes doit honorer plus de gens qu’autrefois Cet argument ([]) est à rapprocher de l’obligation dans laquelle seraient les Rhodiens d’honorer tous les magistrats romains de passage dans l’île pour s’assurer leur bienveillance et leur soutien face aux jalousies des autres cités ([]). Dion dénonce un effet d’optique: la multiplication des honneurs en faveur de ces derniers depuis le début du règne de l’empereur Claude ne saurait peser face à la longue liste des honneurs octroyés par la cité depuis le IVe siècle a.C.: «Ainsi, on ne peut pas dire que ceux que vous honorez soient plus nombreux! La multitude même des statues dressées autrefois le prouve par elle-même.»
c. La cité doit être économe dans ses dépenses Dion balaie l’argument financier des Rhodiens ([]), en rappelant le niveau de richesse encore enviable de la cité au début de l’époque impériale. Il dénonce le caractère vicieux de l’argumentation des autorités en cette circonstance: parce que la cité est encore riche, elle suscite des jalousies dont elle doit se prémunir en s’assurant l’appui d’amis d’autant plus nombreux. Elle doit donc économiser. Pour Dion, la prémisse de l’argumentation devrait inciter les Rhodiens à adopter l’attitude inverse (voir []). d. L’anonymat des anciens bienfaiteurs autorise la récupération de leurs statues Dion, dans le paragraphe [], dit plus que ce qu’avancent les autorités rhodiennes. Il est vrai, si l’on en croit l’orateur, que l’argumentation [] τὴν μεγίστην φασὶν εἶναι τῇ πόλει χρείαν καὶ πρὸς πλείονας νῦν ἢ πρότερον («une pratique dont votre cité, aux dires de certains, a le plus grand besoin pour honorer plus de gens qu’autrefois»). [] οὐ τοίνυν οὐδὲ τοῦτο ἔστιν εἰπεῖν ὡς πλείονας τιμᾶτε· τὸ γὰρ πλῆθος αὐτὸ δηλοῖ τῶν ἐξ ἐκείνου τοῦ χρόνου κειμένων ἀνδριάντων. [] Νὴ Δία, ἀλλὰ δαπανήσομεν, εἰ μὴ τοῖς οὖσι χρησόμεθα («Par Zeus, direz-vous, nous allons dépenser si nous n’utilisons pas les statues qui existent déjà»). Voir chapitre V. [] Καθόλου δὲ πάντων ὧν μέλλουσιν ἐρεῖν λόγων οὐδενὸς ἔχοντος ἐπιεικὲς οὐδέν, ὁ τοιοῦτός ἐστιν ἀτοπώτατος, ὡς ἄρα οὐδενὸς ἅπτονται τῶν γνωρίμων ἀνδριάντων οὐδὲ οὓς ἐπίσταταί τις ὧν εἰσιν, ἀλλὰ ἀσήμοις τισὶ καὶ σφόδρα παλαιοῖς καταχρῶνται. Καθάπερ εἴ τις λέγοι μηδένα τῶν ἐπιφανῶν ἀδικεῖν πολιτῶν, ἀλλὰ τοὺς δημοτικοὺς καὶ οὓς μηδεὶς οἶδεν («En général, de tous les arguments que vont avancer ces gens, aucun
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de ses interlocuteurs n’était pas exempte d’ambiguïtés. Les Rhodiens prétextaient l’ancienneté et l’absence de tout signe distinctif (ἀσήμοις) sur la base des statues (il faut comprendre: l’illisibilité des anciennes inscriptions) pour récupérer ces dernières, tout en se portant garants de l’intégrité des autres effigies qui étaient «reconnaissables», parce qu’elles étaient celles d’hommes illustres. A contrario, les autorités suggéraient une équivalence implicite entre l’illisibilité des inscriptions et l’anonymat de leurs anciens dédicataires: dédicaces lisibles
bienfaiteurs illustres
statues à préserver
dédicaces illisibles
bienfaiteurs anonymes
statues à récupérer
L’argument des Rhodiens serait le suivant: si les statues ne sont pas «reconnaissables», c’est parce qu’elles auraient appartenu à des hommes de peu de renom. Ils excipent de l’ancienneté et de l’état méconnaissable de la statue (un état de délabrement causé, par hypothèse, par l’absence de parents ou de proches) le rang social des anciens récipiendaires. Dion a beau jeu de démonter l’argumentation: si les statues sont méconnaissables, c’est en raison, non pas du rang de l’ancien honoratus, mais tout simplement de l’ancienneté de la pierre ([]). Dion, au paragraphe [], en vient à suggérer que l’obtention des honneurs, une fois acquise, vaut plus que la valeur relative des mérites des récipiendaires. Avec le temps, on ne peut plus distinguer entre les mérites de chacun. Mieux vaut donc respecter toutes les statues honorifiques, quelles qu’elles soient. Cette proposition de repli n’est toutefois qu’un pis-aller. Dion réaffirme très nettement la qualité éminente de l’individu honoré d’une statue. Cette dernière «dit» la valeur de son bénéficiaire ([]): «L’effigie a été donnée en raison de la valeur et parce que quelqu’un avait eu auparavant la réputation d’être noble (γενναῖον)». L’octroi d’une statue ne saurait procéder du hasard, comme elle ne saurait récompenser la simple richesse du récipiendaire, qualité en soi insuffisante, si elle ne suppose pas l’eugénéia de l’individu.
n’est juste en aucune façon, mais le plus absurde est le suivant: ils ne touchent aucune statue des hommes illustres ni celles dont on connaît l’identité des titulaires, mais réutilisent certaines qui n’ont pas de signes distinctifs et qui sont très anciennes. Cela reviendrait à dire qu’ils ne font tort à aucun citoyen prééminent, mais à la foule et à ceux que personne ne connaît»). [] Ἡ δὲ εἰκὼν δι’ ἀνδραγαθίαν δίδοται καὶ διὰ τὸ δόξαι τινὰ πρότερον γενναῖον.
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IV. LA QUALIFICATION DU CRIME PAR DION DE PRUSE . Impiété et sacrilège L’impiété est à la base de l’argumentation de Dion ([]). L’honneur et la gratitude sont ce qu’il y a de plus sacré []. Dion évoque explicitement le parallèle entre l’impiété envers les dieux et l’outrage infligé aux bienfaiteurs ([-]). Injustice et sacrilège sont deux actes semblables et constituent un même crime. Toutefois, aux yeux de l’orateur, il semble que l’octroi des honneurs requiert même plus d’exigence et d’attention que la simple piété (en particulier []): on peut consacrer à une autre divinité un monument qui appartenait à un dieu (Dion le déplore mais le constate); on peut même se contenter de faire le geste du rite sans l’accomplir réellement ([]), dès lors que l’intention est sincère. Ce n’est pas la même chose pour l’octroi d’une statue: l’intention ne suffit pas, l’octroi d’une statue constitue un geste concret, correspond à une réalité matérielle autrement contraignante. L’acte de récupération est un sacrilège car la personnalité des victimes, les hommes de bien, est proche, voire identique à celle de la divinité ([], [-]): ceux-ci possèdent une «parcelle de pouvoir et de prescience divine» ([]), car ils sont «aimés des dieux» ([], []). Cette idée que les dieux aiment les hommes de bien et que, d’un autre point de vue, ces derniers possèdent la vertu et le bonheur au même titre que les dieux, est stoïcienne. On la trouve chez Chrysippe. Le stoïcisme considérait plus généralement que tout homme avait une appétence naturelle à vénérer la divinité, et entretenait en conséquence une proximité avec celle-ci. Dion ajoute à cette thèse générale l’idée que cette appétence était d’autant plus forte et naturelle dans les générations humaines les plus anciennes. La proximité avec la divinité n’aurait fait que décroître avec le temps selon un processus de décadence. Or, l’orateur rappelle dans son discours, selon une logique identique qui théorise l’idée d’une supériorité des temps anciens, que les hommes de l’ancien temps tenaient des héros ([]), dont la nature était meilleure que celle des générations [] Ὅτι τοίνυν οὐδὲ ἀσεβείας ἀπήλλακται τὸ γιγνόμενον μάλιστα, ὃν οὗτοί φασι τρόπον δείξω («Que la pratique actuelle, surtout comme rapportée par ces gens, ne soit pas non plus exempte d’impiété, je vais le montrer»); voir aussi []. Plu., De comm. not., , A-B. Par exemple, D. Chrys., Or., .-.
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suivantes ([]) et donc que les anciens évergètes étaient d’autant plus légitimes à recevoir des marques d’honneurs dignes de leurs hauts faits. La dimension quasi divine de la personnalité du bienfaiteur était renforcée par le fait que sa statue pouvait être considérée comme une offrande quand elle se dressait dans un sanctuaire ([]). Favorinus d’Arles, le disciple de Dion, pense pareillement qu’une statue honorifique était investie des attributs du sacré (Or., [Korinthiakos].). En dernier ressort, l’impiété est dénoncée avec d’autant plus d’insistance que la cité qui la commettait était appelée et tenue par son histoire, son prestige et ses traditions empreintes de sentiments religieux, de respecter toutes les manifestations d’eusebeia. Dion rappelle en écho le caractère sacré de l’île de Rhodes. De même, concernant Corinthe qui se prêtait au jeu des récupérations de statues, Favorinus commence par faire l’éloge de la cité, de son passé prestigieux, de la place éminente qu’y occupaient les dieux, en particulier Poséidon et Hélios (Or., .). . Outrage et oubli La récupération des anciennes statues honorifiques est clairement assimilée par Dion à une violence perpétrée à l’encontre des anciens bienfaiteurs ([]). L’orateur précise en [] sa pensée: l’insulte (ὕβρις) est une violence à l’honneur des honorati, qui provoque leur déshonneur (ἀτιμία), leur déchéance. C’est une chute. Le registre utilisé par Dion correspond aux critères idéologiques auxquels les notables des cités se sont de plus en plus référés depuis la basse époque hellénistique et sous l’Empire: l’importance toujours plus grande du cadre familial, de la généalogie, les qualités évergétiques et les autres valeurs qu’elles induisaient étant de plus en plus vécues comme héréditaires, présentées et acceptées comme telles par les intéressés et les cités. La «réputation», le «prestige social» étaient un capital symbolique que tous les membres de la famille se devaient d’entretenir, voire d’accroître au fil du temps,
Voir chapitre IV, p. sq. [] Τὸ δ’ εἰς ἄνδρας ἀγαθοὺς καὶ τῆς πόλεως εὐεργέτας ὑβρίζειν καὶ τὰς τιμὰς αὐτῶν καταλύειν καὶ τὴν μνήμην ἀναιρεῖν ἐγὼ μὲν οὐχ ὁρῶ πῶς ἂν ἄλλως ὀνομάζοιτο («Outrager les hommes de bien et les évergètes de votre cité, annuler leurs honneurs et détruire leur mémoire, moi je ne vois pas comment on pourrait appeler cela autrement!»); voir aussi [] et [].
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génération après génération. Ce capital symbolique était donc un capital mémoriel. Dion fait sienne cette patrimonialisation du discours des notables, même si le cadre contraignant de la cité relativise la signification et la portée des notions d’honneur et de déshonneur. Il ne saurait être question d’atteinte à l’honneur au sens anthropologique du terme, dans la mesure où le notable organise publiquement sa vie familiale de telle manière que toute agression à son égard est avant tout un événement politique qui en relativise la portée. Quoi qu’il en soit, toute suppression d’un honneur octroyé, qui participe de la construction d’une réputation, est considérée comme une dégradation, parce que la métagraphè, par l’effacement des noms des anciens bienfaiteurs, provoque leur oubli ([]). En cela, le nom plus que la statue est la mémoire de l’homme honoré. Plus gravement, il s’agit d’une double dégradation. Ce n’est pas seulement la mémoire et la réputation de l’ancien bienfaiteur qui sont en jeu, ce sont aussi celles de l’ancien donateur, c’est-à-dire la cité elle-même ([]). C’est son passé classique et hellénistique qui est outragé. Dion considère, par conséquent, que la cité, en maltraitant sciemment ses anciens bienfaiteurs, n’a plus la volonté de pérenniser son passé. La pratique de la métagraphè la renvoie directement à ce que devrait être son rapport avec son identité ([]): «Non, ce sont plutôt les pierres qui manifestent encore la noblesse et la grandeur de la Grèce». Le constat de Favorinus d’Arles est le même à propos de Corinthe (Or., .). Nous ne sommes même pas dans le cas de ces cités qui, comme Athènes, par le maintien de l’ancienne dédicace à côté de la nouvelle, cumulaient deux mémoires, celle du passé et celle du présent, la seconde ne se substituant pas à la première. . Falsification et perte de crédit des honneurs L’outrage procède fondamentalement d’une tromperie. Récupérer un honneur que l’on avait autrefois accordé est une tricherie: mensonge envers l’ancien honorandus, auquel la polis retire ses honneurs après l’en Jones , . [] Ἀλλ’ οἱ λίθοι μᾶλλον ἐμφαίνουσι τὴν σεμνότητα καὶ τὸ μέγεθος τῆς Ἑλλάδος. Sur cet aspect, voir Heller , en particulier p. -.
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avoir gratifié; mensonge envers la cité elle-même qui se renie. C’est une malversation, un marchandage indigne. Ce faisant, Dion compare l’attitude de l’État rhodien à celle d’un commerçant indélicat marchandant ses produits ([]). La comparaison est clairement reprise de Démosthène à propos de la loi de Leptine. C’est une critique relayée plus loin dans le corps du discours par le reproche fait aux Rhodiens de justifier la récupération des statues par des raisons strictement financières: il s’agit de limiter les dépenses ([-]). Dion balaie l’argument en prétextant l’ignominie d’une telle démarche. Ce thème parcourt l’ensemble du texte. La cité se déshonore en marchandant ses honneurs, c’est-à-dire en en assurant une gestion à moindre coût. Cette gestion à la petite semaine porte un coup fatal à ce qui apparaît essentiel à l’orateur, la relation de confiance entre la cité et son bienfaiteur. Cet aspect est l’un des axes principaux de son discours: le lien quasi contractuel entre l’un et l’autre. Il y a falsification de l’honneur dès lors que le rapport entre l’inscription et la statue est rompu. La métagraphè fausse la relation entre le mot et la chose. Dans la mesure où le mot ne renvoie plus à son «référent naturel», il se révèle alors dans toute sa dimension arbitraire. Le vieil homme devient un jeune homme, le faible devient fort, l’efféminé devient un héros militaire. L’allure de la statue, ses vêtements trahissent la fraude de la cité ([]). Seule la valeur d’image de la statue subsiste, mais sans le nom. On ne sait plus alors qui est qui. La statue perd sa dimension individuelle, en ce qu’elle ne signifie plus «un caractère» ([]). Elle change de signification et de rôle comme fait l’acteur ([]).
[] Ἀλλὰ τοὺς μὲν καπήλους τοὺς ἐν τοῖς μέτροις κακουργοῦντας, οἷς ὁ βίος ἐστὶν αὐτόθεν ἀπὸ αἰσχροκερδείας, μισεῖτε καὶ κολάζετε· τὴν δὲ πόλιν, εἰ δόξει περὶ τοὺς ἐπαίνους τῶν ἀγαθῶν ἀνδρῶν πανουργεῖν καὶ τὰς δωρεὰς καπηλεύειν, οὐκ αἰσχυνεῖσθε, παλίμβολα καὶ παλίμπρατα ποιοῦσαν τὰ σεμνά; («Mais les marchands qui trafiquent dans leurs comptes et dont la vie est faite de malversations, vous les haïssez et les châtiez. Cependant votre cité, si elle a la réputation de marchander au sujet des éloges des hommes de bien et de faire le trafic de dons, n’aurez-vous pas honte qu’elle transforme des biens vénérables en objets sans valeur et de seconde main?»). D., Contre Leptine, : «Une de vos lois interdit la fraude sur le marché […]. Quelle honte, si l’État, qui a établi lui-même cette loi pour les particuliers, ne l’observait pas dans le domaine public, s’il manquait de parole envers ses bienfaiteurs, et cela en dépit de la gravité des conséquences!» (trad. O. Navarre et P. Orsini, CUF). Platt , ; Gangloff .
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La récupération des statues honorifiques au détriment des anciens titulaires équivaut à une rupture du contrat moral entre la cité et ses bienfaiteurs. Or ce contrat devrait être pérenne, car les profits que celle-ci a pu retirer jadis de l’action de ces derniers sont, d’une certaine manière, toujours effectifs, puisqu’ils sont constitutifs de la réputation présente de la communauté civique. Dion s’interroge faussement ([]): «Il faudra que nous nous séparions aussi de la cité elle-même, si nous voulons du moins agir justement». La rupture du contrat exigerait un dédommagement que la cité est bien en peine d’honorer. Comment rendre à un ancien stratège, dont la victoire avait autrefois assuré à Rhodes sa liberté et sa gloire et dont on vient de réattribuer la statue à un nouveau récipiendaire, la juste rétribution de son œuvre? Conclusion Le discours du Rhodiakos est une charge très sévère contre la manière dont les autorités rhodiennes, dans la deuxième moitié du Ier siècle après J.-C., entendaient gérer leurs honneurs. Ces dernières tentèrent de se justifier auprès de lui, mais aucun de leurs arguments ne trouva grâce à ses yeux. On peut parler de deux points de vue a priori inconciliables. La conception de Dion est exigeante, voire rigide. Elle est celle des notables de son temps, qui considèrent que les honneurs qu’on leur accorde leur sont dus en raison de leurs mérites personnels et du prestige de leurs familles. Une statue honorifique octroyée l’est à titre définitif, et la cité qui l’accorde ne saurait revenir sur sa décision à moins de se déjuger. Les rapports entre la cité et son bienfaiteur, qui privilégiaient traditionnellement, dans une logique civique, le point de vue de celle-là, sont décrits par Dion au mieux comme contractuels, mais, au-delà, perce l’idée que ce qui appartient au notable honoré est sa propriété éminente. L’argumentation de l’orateur n’est pas juridique, mais morale et idéologique. Dion appuie sa dénonciation en reprochant à Rhodes de renier son passé en maltraitant ses anciens bienfaiteurs. Mais on s’aperçoit rapidement que, pour l’orateur, le passé identitaire d’une cité est avant toute chose celui de ses grands hommes.
[] καὶ τῆς πόλεως αὐτῆς ἀποστῆναι δεήσει βουλομένους γε τὰ δίκαια ποιεῖν.
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Cette conception n’était pas celle des Rhodiens. Si l’orateur dramatise son propos en affirmant que la perte de valeur des statues récupérées équivaut à une remise en cause de tout le système des honneurs et, au-delà, des institutions de la cité, la pratique des récupérations et son développement à Rhodes dans les années / p.C. prouvent que les autorités rhodiennes avaient une conception plus opportuniste et utilitariste de leurs honneurs: elle était permise par la pléthore de statues qui se dressaient encore dans la cité, mais aussi, et plus fondamentalement, par le fait que les Rhodiens, dans leur manière de gérer leur timai, continuaient de privilégier le point de vue et les intérêts communautaires. Le nœud de la discorde était la métagraphè et la valeur que les uns et les autres lui accordaient. Pour Dion, la dédicace avait plus de valeur que la statue elle-même, car elle était la preuve écrite du mérite du bienfaiteur. Elle avait valeur de témoignage. Chaque dédicace était donc unique. C’est sa substitution qui fait scandale selon Dion, moins la suppression de l’honneur en fin de compte. Pour la cité, il en allait autrement. La démarche de l’octroi, le geste lui-même, importait plus que l’identité de son destinataire, fût-il méritant. Elle pouvait être répétée, autant de fois que le voulait la communauté. Dion argumente selon des principes qui n’admettent pas le compromis, car il est un notable qui réfléchit sur le fonctionnement de la cité, sur ce que doivent être les relations de cette dernière avec ses élites, et, au-delà, sur son identité. Les autorités rhodiennes, quant à elles, géraient leur cité au mieux de leurs intérêts du moment.
Chapitre II
INSTITUTIONS ET LOIS RHODIENNES AU Ier SIÈCLE P.C.
Dès le début de son discours, Dion rappelle dans quelle estime ses contemporains tenaient la cité de Rhodes ([]), en raison de son rayonnement culturel, du «caractère» des Rhodiens et du fonctionnement des institutions. Les Rhodiens en tirent un orgueil que l’orateur trouve justifié ([]). Dans l’énumération des motifs de fierté retenus par les insulaires, Dion mentionne en premier lieu leurs lois et la «bonne organisation de [leurs] institutions» ([]), avant d’envisager le cadre monumental de la cité (temples, théâtres, arsenaux, etc.), reflet d’un état de civilisation et d’une histoire remarquables. Ce jugement élogieux se trouve déjà au milieu du IIe siècle a.C. chez Polybe (..), qui explique le prestige de la cité par l’estime qu’on portait alors à «la nature de ses institutions et au caractère de ses habitants» (τὴν ὅλην αἵρεσιν τῆς πολιτείας καὶ τῶν ἀνδρῶν); jugement identique, à l’époque augustéenne, chez Strabon (..) qui justifie la place exceptionnelle de la cité dans le monde grec par «sa bonne législation et le soin apporté à tous les autres aspects de son gouvernement» (ἡ εὐνομία καὶ ἡ ἐπιμέλεια πρός τε τὴν ἄλλην πολιτείαν). Dion reprend à son compte des éléments d’analyse qu’on pourrait croire stéréotypés, tant ils semblent se répéter presque à l’identique d’un auteur à l’autre. Ils rendent compte toutefois d’un état de la société rhodienne remarquable, dont Dion s’applique à faire ressortir deux traits consubstantiels l’un à l’autre et essentiels à ses yeux: une solidité des institutions et un comportement moral irréprochable, inscrits tous deux dans une tradition prestigieuse, qui font apparaître d’autant plus scandaleuse la politique récemment menée par les Rhodiens en matière d’honneurs. [] πρῶτον μὲν τῶν νόμων καὶ τῆς εὐταξίας τῆς περὶ τὴν πολιτείαν, ἐφ’ οἷς καὶ μάλιστα φιλοτιμεῖσθε. Voir supra chapitre I.
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CHAPITRE II
I. LE CADRE
INSTITUTIONNEL: LA DÉMOKRATIA RHODIENNE
L’éloge des institutions rhodiennes parcourt tout le discours de Dion. Il n’en est pas le sujet, mais celles-ci constituent un décor de fond qui fait ressortir avec d’autant plus d’acuité les travers politiques contemporains. Pour l’orateur les mécomptes actuels de la politique rhodienne en matière de gestion des honneurs (une compétence relevant de l’autorité de la cité) revêtent un caractère très important, car ils constituent une atteinte à l’intégrité des institutions que Dion présente comme un legs du passé à entretenir pieusement. . Les institutions comme reflet de la grandeur politique L’eutaxia des institutions, au même titre que l’urbanisme de la ville, est un héritage du passé ([]). Dion, reprenant à son compte l’opinion de son auditoire, rappelle que les lois et la bonne organisation des institutions de la cité sont pour cette dernière un motif de fierté, car ils sont le reflet de l’histoire de Rhodes, de sa richesse, de sa puissance et de sa magnanimité. C’est à une lecture politique globale, voire morale, des institutions que nous convie l’orateur. Les raisons de cette fierté tiennent à l’équilibre auquel est parvenu l’édifice institutionnel de Rhodes depuis l’époque classique, à la nature de cet équilibre et aux pratiques politiques qui en ont découlé. Depuis le synœcisme officiel de a.C. entre les trois communautés de l’île, Ialysos, Camiros et Lindos, la vie politique et institutionnelle de la nouvelle cité avait été marquée par une succession de graves crises internes faisant se succéder au pouvoir factions oligarchiques et factions
[] Πολλῶν ὄντων κατὰ τὴν πόλιν, ἐφ’ οἷς ἅπασιν εὐλόγως σεμνύνεσθε, πρῶτον μὲν τῶν νόμων καὶ τῆς εὐταξίας τῆς περὶ τὴν πολιτείαν, ἐφ’ οἷς καὶ μάλιστα φιλοτιμεῖσθε, ἔπειτα, οἶμαι, καὶ τῶν τοιούτων, ἱερῶν, θεάτρων, νεωρίων, τειχῶν, λιμένων, ὧν τὰ μὲν πλοῦτον ἐμφαίνει καὶ μεγαλοψυχίαν καὶ τὸ μέγεθος τῆς πρότερον δυνάμεως, τὰ δὲ καὶ τὴν πρὸς τοὺς θεοὺς εὐσέβειαν («Votre cité offre de nombreux traits qui tous font naître en vous une juste fierté: ce sont, tout d’abord, vos lois et la bonne organisation de vos institutions dans lesquelles précisément vous mettez le plus votre honneur. Ce sont ensuite, je pense, des choses telles que les temples, théâtres, arsenaux, murailles et ports: les uns témoignent de votre richesse, de votre magnanimité et de la grandeur de votre puissance passée, les autres de votre piété envers les dieux»).
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démocratiques. Pendant toute cette période, les institutions ne permirent pas la concorde entre les deux factions opposées, qui poursuivaient leurs intérêts propres, même si ces «partis» ne formaient pas des blocs homogènes: d’un côté, les «riches» et «gens aisés», de l’autre la masse du peuple, le plus grand nombre. Bien plus, il semble que certaines dispositions institutionnelles aient été cause de troubles graves, comme la misthophorie temporairement instituée par les Démocrates entre et a.C., dont le financement aurait été assuré par de l’argent que l’État devait par ailleurs restituer aux triérarques pour remboursement de fonds exceptionnels avancés pour l’entretien de la flotte. Les protestations des triérarques et les procès qui s’ensuivirent débouchèrent sur une contestation ouverte du régime démocratique. L’irruption d’Alexandre le Grand dans la région marqua une stabilisation de la situation dans la cité à partir de a.C. sans qu’il soit possible de préciser si le roi de Macédoine fut directement responsable de la mise en place et de la pérennisation des institutions démocratiques dans la cité à cette date. Pour A. Bresson, à la suite de G. Pugliese Carratelli, cette responsabilité ne fait pas de doute. À partir de ce moment et jusqu’au début de l’Empire, la cité a connu à nouveau plusieurs épisodes de troubles sociaux, dont certains eurent des conséquences politiques et institutionnelles. Lors des guerres civiles, lorsque la cité, aux prises avec les exigences financières du césaricide Cassius, traversa une épreuve qui la mit en péril, de profondes dissensions se firent jour: des chefs démocrates furent assassinés et proscrits, certains passant sur le continent pour échapper à leurs poursuivants, alors que des notables cherchaient à pactiser avec Cassius. Les graves difficultés
D.S. ..; Paus. ..; Arist. Pol., ..- b; Berthold , chap. ; Bresson , chap. et . X., HG, ..; Arist., Pol., ..-, b. X., HG, ... Gabrielsen , -. À sa suite, Migeotte , et n. . En ou a.C., Alexandre consacra à Lindos, dans le sanctuaire d’Athéna Lindia, les armes prises aux Perses après la victoire de Gaugamèle (Chronique de Lindos = Lindos II , § ). Bresson , sq.; Pugliese Carratelli . Voir aussi Fraser . En dernier lieu, Badoud , en particulier p. -. App., BC, .., -.
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de la cité expliquent peut-être la suppression du misthos ékklèsiastikos. L’instauration du Principat et la pacification générale de toute la région amenèrent la cité à revenir sur la définition des compétences de certaines magistratures, en particulier de celles de la stratégie. Des modifications institutionnelles purent donc éventuellement intervenir. La stabilité des institutions rhodiennes à l’époque hellénistique était-elle plus apparente que réelle? Les grandes cités de la région faisaient valoir elles aussi la réputation de leur patrios politeia, bien qu’elles eussent connu des modifications dans l’organisation de leurs institutions. La différence entre Rhodes et les autres communautés civiques est affaire de degré. Les changements apportés aux institutions d’une cité comme Milet, par exemple, touchèrent à des questions importantes comme la présidence de l’Assemblée. Par comparaison et autant qu’on puisse en juger, les modifications apportées aux institutions rhodiennes pendant l’époque hellénistique ne furent que marginales, en dépit de la portée symbolique de la suppression du misthos ékklèsiastikos. On saisit ici toute la différence entre le cas de Milet et celui de Rhodes: les changements apportés aux institutions de la première sont imputables pour partie à des ingérences extérieures (royales) et concernèrent l’organisation même des pouvoirs, alors que le régime de la seconde ne connut que de légères amodiations qui ne furent jamais imposées par un pouvoir étranger. En dernier ressort, ce qui conféra leur prestige aux institutions rhodiennes, ce fut la continuité et la grandeur de l’histoire politique de la cité depuis l’époque d’Alexandre. Des témoins comme Dion ne s’arrêtent pas, dans leurs analyses, sur les corrections apportées éventuellement aux lois rhodiennes, car c’est l’histoire politique de la cité qui détermine leur vision. En somme, à une cité et à des acteurs prestigieux correspondaient des institutions prestigieuses. . La «démocratie» rhodienne Dion, par deux fois, qualifie les institutions rhodiennes de démocratiques. Dans le premier cas ([]), c’est pour mettre en regard le comportement public des individus et le caractère des institutions. L’un et l’autre se répondent mutuellement et, dans les deux cas, c’est le critère
Ferrary , en particulier p. . Voir aussi Migeotte , . Fernoux , - avec les références antérieures. [], voir supra.
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de la majorité (οἱ πλείους) qui est déterminant: majorité des individus dans la communauté, majorité politique. La seconde fois ([]), la démocratie est définie comme un régime de droit, qui garantit, d’une part, la loi et la justice, et d’autre part la jouissance de ses biens à chacun. C’est là, de prime abord, une définition de type politique et juridique. Comment se situe-t-elle dans la tradition exégétique des prédécesseurs du sophiste et de ses contemporains? Paradoxalement, les auteurs de culture grecque semblent avoir insisté sur le caractère aristocratique des institutions rhodiennes, contrairement aux analystes romains, qui en retinrent la dimension démocratique. Pour Polybe, «l’excellence du gouvernement» tenait au rôle important qu’y jouaient les collèges de magistrats, en particulier les prytanes, qui paraissent avoir occupé dès le IIIe siècle a.C. une place essentielle dans l’organigramme des pouvoirs et les procédures de décision. L’analyse polybienne repose ici sur un constat de nature institutionnelle. À l’époque augustéenne, Strabon qualifiait les institutions de non démocratiques: «Les Rhodiens se montrent soucieux du bien-être du peuple, bien qu’ils ne vivent pas sous un régime démocratique». Ce texte est un des plus affirmatifs concernant la nature des institutions. Était-ce une démocratie? Jusqu’à quel point? Une aristocratie déguisée en démocratie? Ou une constitution mixte? Le paysage politique est décrit par Strabon comme équilibré. Les riches y ont le souci du dèmos, la cité y trouve son avantage parce que le peuple fournit les rameurs à la flotte. V. Gabrielsen trouve dans ce passage de Strabon un écho à l’enseignement stoïcien de Panétios et de Posidonios, qui prônaient les valeurs de l’humanitas étroitement liée aux notions de justice et de virtus. Mais cela ne révèle rien de précis sur les institutions elles-mêmes. De fait, [] Ἀλλὰ πάντα μὲν προσήκει βεβαίως ἔχειν τοὺς κτησαμένους, καὶ ταῦτα ἐν δημοκρατίᾳ καὶ παρ’ ὑμῖν, οἳ μέγιστον φρονεῖτε ἐπὶ τῷ νομίμως καὶ δικαίως διοικεῖν τὰ παρ’ ἑαυτοῖς, μάλιστα δὲ, οἶμαι, τὰς τιμὰς καὶ τὰς χάριτας («Mais pour tout, il convient que ceux qui ont acquis un bien le détiennent en toute sécurité, et cela dans une démocratie, précisément chez vous qui mettez un point d’honneur à administrer vos propres affaires en respectant la loi et la justice; et je pense surtout aux honneurs et aux marques de gratitude que vous accordez»). Str. ..: Δημοκηδεῖς δ´ εἰσὶν οἱ Ῥόδιοι καίπερ οὐ δημοκρατούμενοι. Van Gelder , -; Berthold , . O’Neil . Migeotte . Gabrielsen , .
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ce qui convainc Strabon, c’est moins l’analyse des données institutionnelles que celle de comportements quasi culturels, le développement des liturgies faisant office, selon lui, de système de gouvernement. Mais Strabon ne dit rien sur les compétences respectives de l’Assemblée, du Conseil et des magistrats. Les Romains, a contrario, jugeaient les institutions rhodiennes à l’aune de leurs propres critères. Il n’est pas étonnant que Cicéron (Rep., ..), les ait estimées clairement démocratiques, faisant valoir le mode de recrutement du Conseil (les bouleutes étant désignés au sein de l’ensemble des citoyens) et la capacité de tout politès à être juré d’un tribunal populaire. Tacite (Dial., ) est moins tranché et explicite, toutefois le rapprochement qu’il opère entre institutions rhodiennes et institutions athéniennes «où tout était au pouvoir du peuple», indique dans quel sens va son sentiment. De Polybe jusqu’à Strabon, les jugements sur les institutions rhodiennes varient car l’angle d’analyse retenu par chacun privilégie soit une perspective institutionnelle, soit des considérations politiques: la description des compétences (aussi brève soit-elle chez Cicéron) fait apparaître un mode de fonctionnement démocratique, alors que l’analyse des rôles politiques et de la place de chacun dans l’État (chez Polybe et plus encore chez Strabon) met en évidence des comportements de type aristocratique. Or, les deux perspectives ne s’excluent pas. V. Gabrielsen, à la suite de Ph. Gauthier, fait valoir que la notion de démokratia, à Rhodes comme dans l’ensemble des cités grecques à partir du IIe siècle a.C., perdit sa signification d’origine (celle d’un gouvernement exercé par le peuple), et en vint à désigner un régime de liberté, une République. Ce faisant, des comportements jugés aristocratiques pouvaient s’accommoder d’un cadre d’ensemble garantissant les libertés minimales d’un régime démocratique, en particulier au niveau du fonctionnement de l’assemblée civique. Ce sont les comportements politiques de chaque jour (notamment de la part de l’élite) qui donnent sur la durée une inflexion particulière à des institutions dont le cadre général peut rester globalement inchangé à long terme.
Gabrielsen , -. Voir Gauthier ; id. .
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. La peinture dionéenne des institutions La caractérisation par Dion des réalités institutionnelles et politiques rhodiennes s’inscrit bien dans cette perspective. Les éléments de description du fonctionnement de l’assemblée, aussi discrets soient-ils, dessinent dans l’incipit du discours un décor démocratique incontestable, mais l’orateur pointe dans la suite de son propos certains détails dans le fonctionnement de l’État, notamment le rôle important du stratège chargé de la gestion des statues honorifiques et plus généralement le rôle des élites, qui disent bien la dimension paradoxalement aristocratique d’une certaine pratique politique. In fine, et si nous accordons ces deux constats apparemment contradictoires, on en déduit que la démocratie selon Dion renvoie moins à des pratiques politiques particulières qu’à une forme générale de gouvernement. Au paragraphe [], Dion, à propos des déboires de la cité lors des événements de a.C., évoque le dévouement constant dont les Rhodiens firent preuve envers le peuple. Comment comprendre ce «dévouement envers le dèmos»? Appien rapporte que notables et petit peuple n’étaient pas d’accord sur la réponse à donner au césaricide C. Cassius qui demandait aux Rhodiens de contribuer à ses préparatifs de guerre, les premiers s’effrayant d’un conflit avec les Romains, alors que les gens du peuple en étaient fiers parce qu’ils se rappelaient le passé militaire prestigieux de leur cité. D. Magie et à sa suite H.H. Schmitt déduisent de ce passage qu’il existait un clivage net entre les notables pro-républicains et des éléments populaires pro-césariens nostalgiques de la grandeur passée, et que c’est le jusqu’au-boutisme de ces derniers, galvanisés par deux démagogues, qui provoqua l’intervention militaire désastreuse des Rhodiens et aboutit, malgré les tentatives ultimes de conciliation de certains éléments modérés, à l’échec final et au pillage de la cité. Nous suivons plutôt l’analyse de R.M. Berthold, [] Μετὰ γὰρ τὸν συνεχῆ καὶ μακρὸν ἐκεῖνον Ῥωμαίων πόλεμον, ὃν πρὸς ἀλλήλους ἐπολέμησαν, ὅτε ὑμῖν ἀτυχῆσαι συνέβη διὰ τὴν πρὸς τὸν δῆμον εὔνοιαν… («Après cette longue guerre sans interruption des Romains, au cours de laquelle vous avez combattu les uns contre les autres et où un sort malheureux vous est échu à cause de votre dévouement envers le peuple…»). App. BC, ..: Ῥοδίων δὲ οἱ μὲν ἐν λόγῳ μᾶλλον ὄντες ἐδεδοίκεσαν Ῥωμαίοις μέλλοντες ἐς χεῖρας ἰέναι, ὁ δὲ λεὼς ἐμεγαλοφρονεῖτο, ἐπεί οἱ καὶ παλαιῶν ἔργων πρὸς οὐχ ὁμοίους ἄνδρας ἐμνημόνευον. Magie , -; Schmitt , . Berthold , .
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pour qui l’opposition entre notables et dèmos est par trop facile et assez rhétorique. L’enthousiasme des couches populaires des cités grecques pour les causes d’antan devient sous l’Empire un topos quasi littéraire. Les éléments donnés par le Républicain P. Cornelius Lentulus Spinther dans sa lettre de l’année précédente (Fam., . – mai-juin a.C.), mentionnant des affrontements entre clans nobiliaires, semblent plus plausibles et mieux s’accorder avec ce que nous savons par ailleurs des divisions qui existaient dans les cités à l’époque et qui traversaient les groupes sociaux. En somme, le «dévouement envers le dèmos» évoqué par Dion s’entend dans le sens de dévouement envers la cité. II. LES INSTITUTIONS POLITIQUES DE RHODES Les institutions de Rhodes furent mises en place en a.C. à l’issue du synœcisme des trois communautés de l’île, Ialysos, Camiros et Lindos. Elles furent ensuite largement refondues au terme du coup d’État démocratique de / a.C., inspiré par l’Athénien Conon. Les règles institutionnelles qui en résultèrent et qui se maintinrent tout au long de l’époque hellénistique et jusqu’à l’époque de Dion encore étaient fondamentalement de nature démocratique. . L’assemblée des Rhodiens Les Rhodiens, devant lesquels Dion prononce son discours ([]), constituent officiellement et institutionnellement «le peuple entier» de la cité de Rhodes (ὁ σύμπας δᾶμος ou ὁ δᾶμος ὁ Ῥοδιων) depuis le synœcisme en a.C.. Les textes officiels que le dèmos vote portent souvent la simple mention ὁ δᾶμος (e.g. IG XII., – c. p.C.). La «ville» (ἄστυ), où se tiennent les séances de l’assemblée, désigne la «ville de Rhodes», appelée éventuellement dans les textes d’époque impériale ἁ μεγάλα πόλις (IG XII., , l. ).
Sur les conditions du synœcisme de a.C., voir Gabrielsen . Sur la date précise du synœcisme, Badoud , . Concernant les conditions de la prise de parole de Dion devant l’assemblée des Rhodiens, voir supra, Introduction, p. -.
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a. La composition de l’assemblée: la citoyenneté rhodienne L’assemblée qui se tient à Rhodes réunit en théorie tous les citoyens rhodiens. Cette citoyenneté subsume les anciennes citoyennetés des trois communautés insulaires, Lindos, Camiros et Ialysos, devenues les trois tribus de la nouvelle cité-état (la Ἰαλυσία, la Καμιράς et la Λινδία). Elles apparaissent surtout, comme l’avait déjà noté Fr. Hiller von Gaertringen, dans le contexte agonistique, celui des concours panrhodiens des Halieia. À cet égard, le synœcisme de , s’il n’a pas détruit le cadre institutionnel des trois anciennes cités, signifiait clairement son abaissement dans la nouvelle organisation civique. Les trois tribus avaient une réalité territoriale, et chacune était divisée en un nombre variable de dèmes, qui se répartissaient sur l’île même de Rhodes, dans les îles voisines qui étaient sa possession et dans la Pérée intégrée. On en connait à ce jour respectivement pour Ialysos, pour Camiros et pour Lindos, plus d’attribution incertaine, soit un total provisoire de dèmes. Ces chiffres valent pour la fin de l’époque hellénistique et le début de l’Empire. Les citoyens rhodiens étaient rattachés administrativement à un dème de leur tribu et non à la ville de Rhodes, car celle-ci, bien qu’effectivement construite sur le territoire de Ialysos, n’aurait pas été incluse dans le territoire de cette dernière. Elle était distincte du système des dèmes et jouissait d’un statut particulier. Une inscription (IG XII., – fin époque hellénistique?) fait connaître l’organisation interne de la Ville, sa division en districts (μέρος) et quartiers (κώμα), ces derniers étant dirigés par un kômarque (κωμάρχας). Districts et quartiers servaient de cadre administratif à la vie sociale, mais ils n’avaient, semble-t-il, aucun rapport avec l’organisation du corps civique lui-même. De fait, cette inscription mentionne un chef de quartier, un dénommé Aristobios, fils d’Aristobios, petit-fils d’Aristobios, qui avait son rattachement administratif dans le dème lindien des Druitai.
Hiller von Gaertringen , col. . Voir aussi Kontorini , . Bresson , . Voir en dernier lieu le tableau dressé par Badoud , . Id. . Voir carte en annexe. Bresson , . Papachristodolou , avec liste des dèmes p. -, en compte , plus possibles ou incertains. C’est le point de vue prudent de Gabrielsen (, ) pour qui cette hypothèse repose encore largement sur un argument a silentio.
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Concernant les effectifs civiques au Ier siècle p.C., il est difficile de dire si, et dans quelle mesure, ils avaient évolué depuis l’époque du synœcisme. Les estimations pour le IVe siècle a.C. oscillent entre et citoyens. Peut-on indexer, à partir de là, les effectifs de la population (ce faisant, ceux de sa population civique) sur l’évolution du niveau économique général à la fin de l’époque hellénistique et au début de l’Empire? Certains indices laisseraient à penser que la population de certaines agglomérations connut une baisse notable. À Lindos, le dème urbain des Lindopolitai paraît être beaucoup moins bien représenté dans les sources à la fin de l’époque hellénistique qu’à son début. Dans la liste des damiurges camiréens, entre et p.C., le dème urbain des Palaiopolitai n’est pas attesté (Tituli Camirenses ). Quant à l’ancienne cité de Ialysos, elle semble avoir presque totalement disparu du paysage, devenant un simple hameau. Strabon ne la connaît que sous la mention de Ἰαλύσος κώμη (..). Plus généralement, on a longtemps fait l’hypothèse d’une contraction de l’activité économique de l’île depuis le premier tiers du IIe siècle a.C.; une décroissance qui se serait traduite socialement par une diminution du nombre des titulaires des magistratures locales. L’attesterait l’apparition de pratiques de monopole qui trouvent par exemple leur traduction dans la transformation de certaines prêtrises annuelles en charges viagères (e.g. à propos du notable lindien T. Flavius Thrasylochos, IG XII., , époque impériale/IIe-IIIe s. p.C., où il est effectivement question d’au moins une prêtrise de ce type – στατὸς ἱερεὺς – à Lindos). Le diagnostic du phénomène et les effets qu’il induit doivent être relativisés, eu égard à l’appréciation par Dion de la prospérité persistante de la cité à son époque, une appréciation confortée par l’analyse en particulier des sources archéologiques. Par ailleurs, ce que nous constatons pour les notables ne vaut pas nécessairement pour l’ensemble de la population civique. Si l’on ne peut pas écarter l’hypothèse d’une contraction relative du tissu économique et de la population globale de l’île, elle doit être tempérée par des facteurs de redistribution,
Par exemple Berthold , -. Bresson , , pense à une population civique d’environ à personnes pour le IIe siècle a.C. Cf. Plb. .- (séisme de / a.C.); Justin, Histoire universelle, ..- (séisme de a.C.). Bresson . Bresson , ; Badoud , . Voir infra chapitre V.
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entre dèmes urbains et dèmes ruraux d’une part, et entre le reste de l’île et la ville de Rhodes d’autre part. La documentation permet de tirer trois enseignements pour le début de la période impériale: primo, si l’économie rhodienne n’a plus le faste de sa période d’apogée du IIe siècle a.C., la ville n’en conserve pas moins des traits de dynamisme incontestables. Secundo, il est possible que, l’amoindrissement des agglomérations secondaires aidant, la ville ait vu sa population sinon s’accroître, du moins se maintenir dans son ensemble. Ialysos devenue une simple bourgade, Lindos connut des complications financières au début du principat (voir la baisse des revenus de son principal sanctuaire d’Athana Lindia et le décret pris pour y remédier = Lindos II = Badoud , TRI – p.C.). Tertio, la documentation donne de la ville de Rhodes l’impression d’une agglomération cosmopolite, où semblent se retrouver les Rhodiens de toute l’île, des îles avoisinantes et de la Pérée. Malheureusement, il est impossible de mesurer précisément dans le temps l’importance des flux. Qui sont les Rhodiens auxquels Dion s’adresse dans son discours? En théorie devait se rendre à l’assemblée qui le pouvait, soit qu’il habitât dans la capitale elle-même, y séjournât suivant ses moyens et les circonstances, ou fût en mesure de faire le trajet depuis son dème. La mobilité des citoyens est une réelle interrogation. On ne veut pas seulement envisager la mobilité permise, par exemple, par les conditions de navigation difficiles en hiver, qui, comme le note V. Gabrielsen, devaient empêcher les Rhodiens des îles (Nisyros, Carpathos…) et de la Pérée de faire le déplacement. Plus fondamentalement, il faut se demander dans quelle mesure les conditions générales dans l’île, d’un point de vue socio-économique, n’ont pas fixé plus qu’auparavant les populations dans leur lieu de résidence, rendant plus difficile la mobilité des individus. La suppression du misthos ékklèsiastikos à la fin du Ier siècle a.C. ou au début de l’époque impériale, si elle est avérée, a dû en décourager plus d’un. Avant tout ce sont les notables qui continuèrent de faire les allers et retours entre la capitale et leur lieu de résidence dans la chôra. L’auditoire de Dion est le dèmos urbain de la Ville. Le démotique porté par chaque citoyen dit son appartenance administrative à sa petite patrie d’origine, mais pas nécessairement son lieu de résidence. Il est permis de
Voir chapitre V. Gabrielsen , .
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penser que la grande majorité des auditeurs de l’orateur, Camiréens, Ialysiens ou Lindiens par leur dème de rattachement, habitaient à demeure dans la capitale. b. L’organisation de l’assemblée rhodienne Sont envisagés deux aspects: d’une part l’accès à l’enceinte de l’assemblée et le droit de parole qui s’y exerce, d’autre part le rythme des séances et l’organisation de l’ordre du jour. Les institutions rhodiennes y manifestent-elles un conservatisme et une originalité particulière? Certaines cités, aux dires de Dion, auraient ouvert leur assemblée à des individus qui n’auraient pas dû y être autorisés, ce que les Rhodiens se seraient bien gardés de faire ([]). À des personnes dont la «réputation» d’hommes libres était avérée et vérifiée (entendre dans ce sens δοκούντων), se seraient ajoutés des individus qui n’offraient pas les mêmes garanties, donc, si l’on suit l’orateur, des non-libres. Le propos de Dion est polémique. L’organisation des assemblées civiques dans les cités au début de l’Empire excluait clairement la participation des non-libres. La documentation montre que celles-ci, suivant les circonstances politiques locales et au gré de certains événements particuliers, pouvaient tolérer exceptionnellement que des non-citoyens fussent admis dans leur enceinte, mais le critère d’acceptation, auquel il était impossible de déroger, était celui de la liberté. Nonobstant le caractère excessif de son propos, Dion avait probablement en tête des exemples précis où, dans certaines cités, des citoyens pouvaient côtoyer occasionnellement dans les séances de leurs assemblées des individus qui ne répondaient pas au critère strict de la citoyenneté. À Tarse, en Cilicie, cas dont l’orateur eut à traiter quelques années plus tard (c. p.C.) dans son Discours , les citoyens toléraient épisodiquement dans l’enceinte de leur ékklèsia la présence de certains groupes socio-professionnels [] Δῆλον γὰρ ὅτι τούτου χάριν σύνιτε βουλευόμενοι καθ’ ἡμέραν, καὶ οὐ καθάπερ ἄλλοι δυσκόλως καὶ διὰ χρόνου καὶ τῶν ἐλευθέρων τινὲς εἶναι δοκούντων, ὅπως ὑμῖν ᾖ σχολὴ περὶ πάντων ἀκούειν καὶ μηδὲν ἀνεξέταστον παραλίπητε («Il est évident, en effet, que c’est pour cette raison que vous vous réunissez afin de délibérer chaque jour, et non pas, comme d’autres, avec répugnance, à dates irrégulières et avec seulement un petit nombre de ceux qui passent pour des hommes libres: pour avoir le loisir d’écouter les débats sur tous les sujets et de ne rien laisser qui n’ait été examiné»). Voir en dernier lieu, pour une analyse générale de cette question, Fernoux , chapitre , -, avec les références antérieures.
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(notamment celui des «travailleurs du lin», les λινουργοί). De statut libre, mais non-citoyens, ceux-ci étaient des acteurs économiques étroitement associés à la vie de la cité, au point d’être autorisés à assister à certaines réunions sans pouvoir y prendre officiellement la parole. Dans d’autres cités, à Tralles, ou à Milet, ils avaient pareillement pignon sur rue. La présence éventuelle de tels personnages dans une assemblée n’allait pas de soi, même pour les citoyens de la cité en question, comme en témoigne la polémique qui divisa les Tarsiens eux-mêmes. Les autres cas, rares, où se côtoyaient citoyens et non-citoyens libres, intervenaient dans des contextes spécifiques, notamment de distributions d’argent et de vivres, ou de votes d’honneurs. Mais les différentes catégories étaient toujours bien distinguées les unes des autres et rangées dans un ordre décroissant de dignité. À Rhodes, si l’on explicite le propos de Dion, les règles d’organisation de l’assemblée du σύμπας δᾶμος auraient continué d’imposer la présence et la participation des seuls citoyens aux séances délibératives. La documentation conforte cette opinion au niveau des instances dirigeantes de la capitale et de celles des trois communautés insulaires principales. Certes, on reconnaissait à des groupes de population qui ne possédaient pas le statut de citoyens le droit de se constituer en associations, de se réunir, de voter des honneurs, voire même pour certains d’entre eux d’assumer des responsabilités publiques. Les autorités rhodiennes de la capitale et des trois communautés insulaires principales pouvaient consentir à certains non-citoyens une promotion juridique remarquable et leur permettre d’exercer, pour finir, une liturgie: à Lindos, en p.C., le Conseil et l’assemblée locale décidèrent d’élargir le vivier des chorèges responsables de l’organisation de la procession religieuse en l’honneur de Dionysos Smintheus, en ajoutant aux six titulaires traditionnels choisis
Voir Fernoux , - avec la bibliographie antérieure. IK . – Tralleis und Nysa . Inschriften von Milet VI., . Par exemple à Syllion en Pamphylie, où l’évergète Mégaclès, fils de la bienfaitrice Ménodôra, procéda à une διανομή, dont bénéficia une bonne partie de la population de la cité: les bouleutes, les géraioi, les ecclésiastes, les citoyens, les uindictarii, les affranchis et les paroikoi (IGR III ). À Stratonicée de Carie, «ceux qui résident dans le sanctuaire [d’Hécate]» s’associent au Conseil, à l’assemblée et à la gérousie locale à deux reprises pour rendre hommage à des prêtres et prêtresses du culte (IK . – Stratonikeia -).
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parmi les citoyens six autres individus désignés ἐκ τῶν κατοικεύντων καὶ γεωργεύντων ἐν Λινδίᾳ πόλει (IG XII., ). Il devait s’agir de fermiers d’un niveau socio-économique assez élevé mais qui n’étaient pas démotes, donc pas citoyens. L’assemblée lindienne se conformait en cela à des décisions prises à l’échelon supérieur à Rhodes. Si, donc, des non-citoyens animaient des associations, devenaient à l’occasion liturges, étaient bénéficiaires de décisions adoptées par les instances civiques supérieures, jamais on ne les vit pour autant associés, de quelque manière que ce fût, aux citoyens rhodiens pour voter un texte. Le droit de parole à l’assemblée de la capitale était théoriquement lié au statut de citoyen. Dion, dans le préambule, évoque cette question ([]). L’insistance mise par l’orateur à définir les conditions de sa propre prise de parole s’explique par l’image qu’il veut donner de lui-même et de la fonction qu’il entend remplir dans la situation présente: il n’est, dit-il, ni citoyen ni «invité» officiellement à prendre la parole, et pourtant il parle aux Rhodiens car son statut de sophiste l’y autorise. Ses arguments sont d’ordre idéologique, mais en définissant les deux conditions qui auraient dû lui permettre de s’exprimer officiellement devant les Rhodiens, l’orateur pointe aussi un cadre institutionnel précis. Les deux conditions pour une prise de parole devant l’assemblée sont traditionnelles: pouvait y prétendre, d’une part, tout citoyen de plein droit capable de participer au vote. À cet égard, des personnes encore immatures politiquement, comme les paidés ou les néoi, voyaient leur présence tolérée dans certaines circonstances, ce qui ne signifiait pas qu’ils fussent autorisés à s’exprimer publiquement. Pouvait prendre aussi la parole un étranger s’il y était autorisé formellement. Les cités avaient légiféré depuis fort longtemps en la matière en prévoyant un droit d’audience (appelé la prosodos ou l’éphodos) auprès des instances délibératives (Conseil et assemblée), que ce fût pour une affaire privée ou un point qui concernât les affaires publiques. Il faut distinguer deux cas de figure: Le demandeur pouvait solliciter ce droit afin d’exposer la matière Sur ces κατοικεῦντες καὶ γεωργεῦντες, voir Gabrielsen , et n. ; -, n° -; Papachristodoulou , . [] εἰ μήτε πολίτης ὢν μήτε κληθεὶς ὑφ’ ὑμῶν, ἔπειτα ἀξιῶ συμβουλεύειν («Si, n’étant ni citoyen ni invité par vous, je crois bon de donner mon avis sur une question»). Voir aussi []. Comme à Éphèse par exemple à l’époque de Trajan, voir le texte de la fondation de Vibius Salutaris (IK . – Ephesos , l. -).
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de sa demande auprès des ékklèsiastes ou des bouleutes. Il devait en faire la demande auprès du bureau de l’assemblée et être introduit par un garant, un citoyen en l’occurrence. Concernant un ambassadeur, son introduction se faisait directement devant les instances. À Rhodes comme ailleurs la procédure était attestée depuis longtemps. Sous l’Empire, ses attestations se raréfient. À Rhodes seul le discours de Dion en porte témoignage. Le verbe utilisé par l’orateur, καλέω, «inviter», ici à l’aoriste passif κληθῆναι, renvoie à la procédure d’introduction. C’est une invitation officielle à prendre la parole devant l’assemblée. Elle était formulée probablement par le collège des prytanes, si l’on considère qu’ils constituaient encore à l’époque impériale le bureau de l’ékklèsia rhodienne. Dion a-t-il enfreint les règles en usage? Il faut écarter d’emblée l’explication de C.P. Jones pour qui, au prétexte qu’il abordait une question qui n’était pas à l’ordre du jour, l’orateur tint son discours devant le peuple qui n’était pas réuni en assemblée régulière. Son propos liminaire, ambigu d’un certain point de vue, fournit pourtant des éléments d’explication: «la plupart» des auditeurs (τοὺς πολλοὺς ὑμῶν), dit-il, ignoraient la nature de son sujet. En d’autres termes, certains étaient très probablement dans la confidence. Plus sûrement, Dion lui-même nous apprend qu’il avait échangé des arguments avec «un Rhodien» avant de prendre la parole à l’Assemblée ([]). Dans d’autres passages de son discours, il reprend l’argumentaire de ses adversaires pour mieux les contrer, preuve qu’en amont il y avait eu discussion. Dion révèle peutêtre au grand jour certaines manœuvres politiques dont le stratège responsable des récupérations des statues honorifiques se serait rendu coupable ([]). On infère de tout ceci que Dion était, sinon au centre, du moins partie prenante d’une dispute opposant tenants et adversaires Par exemple O. Kern, Die Inschriften von Magnesia am Meander (/ ou / a.C.). Dans ce sens, par exemple, un décret honorifique malheureusement mutilé de la cité de Mylasa en Carie: IK – Mylasa (principat d’Auguste). Jones , . Par exemple [] et []. [] Οὐ τοίνυν οὐδὲ τοῦτο ἔστιν εἰπεῖν ὅπως οὐκ ἂν καὶ πρὸς ἔχθραν ὑπ’ ἐνίων τοῦτο γένοιτο, ἐὰν ἄρα τύχῃ τις τῶν στρατηγούντων μισῶν τινα τῶν πρὸ αὐτοῦ («Certes, on ne peut pas non plus affirmer que certains n’aient pas agi de la sorte [c’est-à-dire récupéré les anciennes statues en en changeant les inscriptions] par inimitié, ainsi dans l’hypothèse où l’un de vos stratèges éprouverait de la haine pour l’un de ses prédécesseurs»).
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de la politique des honneurs. Nous pensons que, si ambiguïté il y eut, ce ne fut pas tant au niveau de la légalité de la prise de parole de l’orateur qu’à celui de la nature du sujet qu’il entendait aborder et de son inscription à l’ordre du jour. Dion a manifestement entretenu l’ambiguïté sur la nature de son propos. Il oppose clairement affaire d’ordre privé et affaires d’intérêt général. Il était attendu sur la première, non sur la seconde ([]). L’ordre du jour prévoyait l’examen d’un certain nombre de points, non celui que Dion se proposait d’examiner, la récupération des anciennes statues honorifiques. L’ordre du jour était fixé par le bureau de l’assemblée. Celui-ci était composé à l’époque hellénistique par le collège des prytanes. Élus par le dèmos, donc procédant a priori du vote des citoyens, les prytanes formaient un collège aux compétences élargies: en fonction pendant un semestre, ils formaient le bureau du Conseil et de l’assemblée, auxquels ils soumettaient des projets de décrets, puis procédaient à la mise en délibération. Ils apparaissent ainsi dans les sources épigraphiques dès le IIIe siècle a.C., et dans le récit de Polybe (.. et ). L’un des prytanes pouvait être amené à exercer la présidence des assemblées pendant un semestre. D’où une visibilité remarquable, qui, à la fois, conférait un statut particulier à son titulaire et trahissait son prestige (Plb. ..). Les sources plus tardives (D.S. .. et App., BC, ..) insistent elles aussi sur l’importance de la prytanie. Encore à l’époque flavienne, les [] Τοὺς πολλοὺς ὑμῶν ἐμὲ νομίζειν ὑπὲρ ἰδίου τινὸς πράγματος ἐντευξόμενον ὑμῖν ἀφῖχθαι· ὥστε ἐπειδὰν αἴσθησθε τῶν ὑμετέρων τι κοινῶν ἐγχειροῦντα ἐπανορθοῦν («La plupart d’entre vous pensent que je suis venu vous entretenir d’une affaire privée; quand, par conséquent, vous vous apercevrez que j’entreprends de redresser l’une de vos affaires d’intérêt général»). [] καὶ ταῦτα ὑπὲρ οὐδενὸς ὧν σκεψόμενοι συνεληλύθατε («sur une question, justement, qui n’a rien à voir avec les problèmes que vous êtes venus examiner»). Gabrielsen , , notamment d’après App., BC, ... Les prytanes étaient a priori au nombre de six pour respecter la stricte répartition des postes entre les trois communautés constitutives de l’État rhodien. Dans ce sens, Van Gelder , (à partir de IG XII., et ; MDAI(A), , , ). Voir aussi Holleaux . Contrairement aux autres magistrats en fonction pendant deux semestres, cf. Badoud , . Par exemple O. Kern, Inschriften von Magnesia (/ a.C. ou / a.C.). Peut-être dans ce sens la mention d’un […]κλεῦς ἐπεστάτει dans l’intitulé du décret IG XII Supplément (IIe/Ier s. a.C.). Cf. Gabrielsen , , d’après Plb. ..; ..; .. et ..
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détenteurs de la charge ont une activité de conseiller dont on fait l’éloge dans les décrets (IG XII., : le rôle remarquable d’un certain Hermagoras, συνβουλεύσαντα τῷ δάμῳ τὰ συνφέροντα τᾷ πατρίδι {τὰ} ἐν τῷ τᾶς πρυτανείας χρόνῳ – entre et p.C.). La fonction de prytanes est attestée jusqu’à l’époque sévérienne incluse (Lindos II d – a.C.; SEG [] – époque sévérienne; Lindos II – début IIIe s. p.C.: un Eukratès, fils d’Agloudamos, honoré par les Lindiens pour avoir ἐν τῇ μεγάλῃ πόλι πρυτανεύσαντα). Le collège était présidé par l’un d’entre eux, dont le nom figure dans l’intitulé de certains documents officiels (e.g. la lettre du jeune Néron adressée à la cité et réceptionnée par le prytane Ménéklès, fils d’Archagoras = Syll ). Dion mentionne allusivement un certain nombre de sujets abordés dans les séances de l’assemblée rhodienne: financement de travaux d’intérêt général comme la réparation de la muraille ou d’un navire ([]); octroi d’honneurs à des bienfaiteurs ([ et ]); archivage des décrets ([]); reddition des comptes ([]); rapports avec les autorités romaines dans le cadre de fêtes religieuses ([]); affaires justiciables susceptibles d’une dénonciation publique ([ et ]). Les sources épigraphiques d’époques hellénistique et impériale ajoutent quelques précisions à cette brève énumération. Pour l’époque hellénistique: gestion de l’espace public; envoi d’ambassades dans une cité étrangère; conclusion d’une convention militaire; organisation d’un culte. Pour l’époque impériale: décret honorifique pour des ambassadeurs revenus de mission (IG XII., – p.C.); fourniture d’huile au gymnase (IG XII., – c. p.C.). On retrouve là les questions attendues dans toute discussion d’assemblée. La définition de l’ordre du jour d’une session était fonction du rythme des séances dans l’année et, pour partie, de l’organisation du calendrier. Concernant le premier point, Dion suggère que les Rhodiens se réunissaient chaque jour pour délibérer ([]). C’est naturellement inenvisageable pour l’assemblée du peuple. Le témoignage est donc à réfuter, comme l’avait déjà souligné P.M. Fraser, suivi par V. Gabrielsen, qui pense que cette indication renvoie plutôt aux sessions du conseil. Pour
SER (c. / a.C.). IK . – Iasos (c. / a.C.). Syll (/ a.C.). NESM (IIe/Ier s. a.C.). Fernoux , -. Fraser , en particulier p. ; Gabrielsen , .
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CHAPITRE II
l’époque impériale, il faut très probablement s’en tenir à la règle d’une séance mensuelle, loi devenue quasi universelle pour toutes les cités grecques à cette date. On en a un indice tangible dans l’intitulé du décret IG XII., , daté des années p.C. Il y est précisé que la décision de l’assemblée afférente à la fourniture d’huile au gymnase fut prise ἐν τᾷ ἐκλησίᾳ ἐν τῶι Ἀρταμιτίωι μηνί, lors de la séance du mois Artamitios. Le calendrier dictait le rythme des séances de l’assemblée. Pour rappel, les douze mois de l’année civile, divisés en deux semestres, se répartissaient comme suit: Semestre d’hiver (χειμερινὰ ἑξάμηνος): () Karneios – Καρνεῖος
() Pédageitnyos – Πεδαγείτνυος
() Diosthyos – Διόσθυος
() Badromios – Βαδρόμιος
() Theudaisios – Θευδαίσιος
() Sminthios – Σμίνθιος
Semestre d’été (θερινὰ ἑξάμηνος): () Artamitios – Ἀρταμίτιος
() Panamos – Πάναμος
() Agrianios – Ἀγριάνιος
() Dalios – Δάλιος
() Hyakinthios – Ὑακίνθιος
() Thesmophorios – Θεσμοφόριος
Le début de l’année civile était fixé au commencement du semestre d’hiver, soit en automne (en Karneios, octobre/novembre). C’est à ce moment qu’entraient en fonction les magistrats rhodiens chargés des affaires politiques et militaires. Il s’ensuivait que la sortie de charge des titulaires en fin de mandat et la session électorale de l’assemblée (les ἀρχαιρεσιακαί ἐκκλησίαι) destinée à désigner leurs successeurs intervenaient dans les derniers mois du semestre d’été. Cette question occupait à elle seule tout le temps de la séance et pouvait requérir deux, voire trois jours de débats et de vote.
Pour la généralisation de la règle d’une réunion mensuelle des assemblées dans les cités grecques, voir Rhodes , . Exception faite du cas de Cyzique, cf. Fernoux , -. Badoud , -. Trümpy , -, qui reprend en l’amendant très légèrement le schéma établi par Börker, cf. Börker (en remplacement de Samuel , -). À titre de comparaison on apprend, dans un décret que la cité lycienne de Tlos – une cité de modeste dimension – pris en faveur de sa bienfaitrice Lalla, que l’ἀρχαιρεσιάκη
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Par ailleurs, étant donné le rythme mensuel probable des réunions dans l’année, nonobstant l’ajout éventuel de sessions extraordinaires, l’ordre du jour de chaque séance passait en revue les principaux sujets de discussion dont l’ordre de priorité se répétait d’une session à une autre: tout d’abord, les questions intéressant les intérêts de la cité (affaires sacrées, ambassades, questions économiques). C’est seulement après que des particuliers, s’ils en faisaient la demande, pouvaient exposer la matière de leur requête. En théorie, c’est dans ce dernier moment que Dion aurait dû placer l’exposé de son «affaire privée» ([] ὑπὲρ ἰδίου τινὸς πράγματος). Dans les faits, il a probablement pris la parole plus tôt dans l’ordre des discussions, en raison du prestige naissant de sa réputation de sophiste et grâce à l’intervention vraisemblable de notables rhodiens intéressés par son intervention. c. L’assemblée délibérative Dans le préambule du discours, Dion mentionne par allusion les compétences de l’assemblée: elle est convoquée par le bureau pour «examiner» ([] σκεψόμενοι συνεληλύθατε) les projets de décrets soumis à son approbation. Le dèmos se réunit régulièrement pour s’acquitter de sa tâche, «sans répugnance» ([] καὶ οὐ καθάπερ ἄλλοι δυσκόλως καὶ διὰ χρόνου), contrairement à ce qui se passe dans d’autres cités. Enfin, Dion évoque la procédure du vote et son résultat ([]). L’octroi de l’éloge public (ἔπαινος), aux dires de Dion ([]), procédait d’une démarche réfléchie, les Rhodiens restant assis à leur place et votant à main levée par cheirotonia, alors qu’ailleurs on recourrait à des acclamations bruyantes et désordonnées. L’orateur grossit le trait en opposant la situation rhodienne à celle des autres cités. Les acclamations bruyantes déplorées par Dion et marquées ordinairement dans la documentation des cités d’Asie Mineure par les verbes βοᾶν, ἐπιβοᾶν, ἐκβοᾶν, ἀναβοᾶν et ἐπιφωνεῖν (le latin utilisant le terme succlamare) ne se substituaient pas, à vrai dire, aux procédures de décision et n’étaient en aucun ἐκκλησία s’y prolongea au moins sur deux jours, ἐν τῇ ιε′ τοῦ Ξανδικοῦ μηνὸς τῇ πρώτῃ τῶν ἀρχαιρεσίων ἡμέρᾳ (milieu du IIe s. p.C.): Naour , en particulier p. -. [] Καὶ τὸ μὲν ὑμᾶς καθημένους ἐπαινέσαι λαμπρόν· ἄλλοι δὲ οὐδὲ ἂν διαρραγῶσι κεκραγότες οὐ δοκοῦσιν ἱκανῶς τιμᾶν («Et un éloge que vous prononcez assis est un prix éclatant, alors que d’autres, même en criant à se faire éclater les poumons, ne paraissent pas rendre un honneur suffisant»).
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cas le symptôme d’une déliquescence de ces dernières. Elles sont un phénomène ancien qui remonte à l’époque classique. Déjà à Athènes, les cris et les applaudissements scandaient les séances de l’ékklèsia. Dans la documentation d’époque impériale, on voit les acclamations apparaître dans des contextes précis: désignation des candidats aux élections aux magistratures et vote des décrets honorifiques. Elles pouvaient inviter à un vote en l’honneur d’un particulier mais elles ne remplaçaient jamais l’acte de la cheirotonia. Les décrets qui les évoquent (à Tlos, Stratonicée de Carie ou Caunos) rappellent à chaque fois le respect des étapes de la procédure. Les acclamations disent simplement l’unanimité des citoyens et rendent compte d’un climat. À Rhodes on votait dans le calme, ailleurs dans l’exubérance du moment. Au regard de ce que nous savons de l’évolution générale des assemblées civiques dans les cités grecques d’époque impériale, les compétences du dèmos rhodien n’ont pas disparu. Les débats continuaient de s’y dérouler selon des procédures formelles que les notables eux-mêmes avaient intérêt à préserver: c’était la source essentielle de leur pouvoir local et ils se servaient en particulier des assemblées comme d’un point d’appui pour leurs actions politiques, au grand désappointement de Dion, qui désapprouva toujours le recours direct à l’autorité délibérante des assemblées sans consultation préalable des conseils. Il y voyait une manière malhonnête et abusive d’instrumentaliser le vote populaire. À Rhodes, on a gardé la trace de deux décrets illustrant les compétences de l’assemblée: l’un et l’autre datent de la deuxième moitié du Ier siècle p.C. La formule de décision du premier décret ([ἔδοξεν τῶι δ]άμωι ἐν τᾷ ἐκλησίᾳ ἐν τῶι Ἀρταμιτίωι μηνί) indique qu’il procéda de la seule assemblée (IG XII., ). On lit dans les premières lignes:
Voir l’exposé général de Fernoux , -, avec la bibliographie antérieure. Voir les exemples réunis par Fernoux , . Sur les procédures de décision dans les assemblées des cités grecques d’époque impériale, voir en dernier lieu Fernoux , en particulier le chapitre IV, avec la bibliographie antérieure. D. Chrys., Or., .- (discours daté des années p.C.), à propos des ἀπροβούλευτα ψηφίσματα. Voir La Rocca , en particulier p. -; Fernoux , -. Cette datation est celle généralement admise depuis Hiller von Gaertringen (voir Habicht ; Bresson , Catalogue n° , plus précis «/»). Contra, Badoud , et (TRI ), qui date le décret du Ier s. a.C.
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«Il a plu au peuple, dans l’assemblée tenue au mois Artamitios: d’inscrire combien de jours tirera au sort chaque homme appelé à déposer et à vendre l’huile au gymnase en en faisant généreusement et volontairement le dépôt, depuis le jour où le successeur d’Eucratès à la prêtrise sera entré en charge jusqu’au du mois Thesmophorios.»
L’assemblée avait voté un mécanisme qui prévoyait que tout homme désireux de financer la fourniture d’huile au gymnase en en vendant à un prix préférentiel pourrait le faire à un jour qu’il aurait préalablement tiré au sort. Les jours ouverts au tirage au sort couvraient une période allant de la date d’entrée en charge du prochain titulaire de la prêtrise d’Hélios, soit en Karneios, jusqu’au de Thesmophorios. Le nom des contributeurs et les jours tirés au sort par leurs soins devaient être enregistrés par le secrétaire (probablement celui des prytanes), qui devait transmettre les informations au prêtre d’Hélios, auquel incombait la charge de tout faire graver sur une stèle en marbre à ériger devant le bâtiment de fonction de l’agoranome. C’était une manière d’organiser dans la durée la générosité des particuliers. Le décret ayant été voté en Artamitios, au début du semestre d’été (en avril/mai), le premier jour à tirer au sort intervenait en Karneios, en octobre/novembre: six mois étaient laissés aux citoyens pour s’organiser et aux autorités pour mettre en place le mécanisme. Le dernier jour à tirer au sort se plaçait en Thesmophorios, soit en septembre/ octobre de l’année suivante dans notre calendrier actuel. De facto, les générosités étaient réparties sur une année entière (καὶ μῆνα καὶ ἁμέραν ὅλου τοῦ ἐνιαυτοῦ). Le second décret est issu d’une procédure probouleumatique (formule de résolution: δεδόχθαι τᾷ βουλᾷ καὶ τῷ δάμῳ = IG XII., – p.C.): L’intitulé et l’essentiel des considérants sont perdus, seuls subsistent des lambeaux du dispositif qui laissent deviner l’objet du décret, l’octroi d’honneurs à des ambassadeurs partis à Rome pour y obtenir de l’empereur Claude le rétablissement de la liberté de la cité ([ἀποδοθείσ]ας τᾷ πόλει τᾶς πατρίου πολειτείας καὶ τῶν νόμων). Immédiatement après la formule de résolution suit la clause κυρωθέντος τοῦδε τοῦ ψ[αφίσματος] («après validation du présent décret»), qui rappelle que le texte, pour prendre effet, devait être avalisé par l’instance validante, à savoir l’assemblée elle-même. Sur le sens de cette expression, Rhodes , , à la suite de Gabrielsen , en particulier p. -.
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Entre la décision de principe et le vote du texte pouvait s’écouler un délai que la loi imposait pour des questions jugées importantes par les citoyens, comme l’octroi de la citoyenneté à un étranger. Dion le note de manière allusive au paragraphe []. Il déplore que les Rhodiens n’observent pas «un certain temps», un «délai» dans leur procédure de décision concernant le vote des décrets en l’honneur des étrangers. Le terme utilisé, χρόνος, renvoie à cette étape traditionnelle de la procédure. Cela signifie-t-il que les Rhodiens ne respectaient plus cette règle à l’époque de Dion, ou qu’ils ne l’ont jamais appliquée dans le cas présent? Les textes, une fois votés par l’assemblée, devenaient des décrets, c’està-dire des réglementations d’espèce se rapportant à un individu déterminé ou à un sujet ponctuel. Dans des cités de Carie et d’Ionie à l’époque impériale (Mylasa, Éphèse, Aphrodisias), on voit pour la première fois apparaître le contreseing de certains magistrats (soit par la mention de leurs noms seuls, soit par l’indication d’un verbe comme χαράττειν, «signer», ou ὑπογράφειν, «mettre sa signature au bas») au bas des documents pour en valider la conformité et l’authenticité. On fera l’hypothèse que les prytanes, assistés de leur secrétaire, se chargeaient de cette mission, de même qu’ils avaient soin de surveiller le bon archivage des textes. Dion fait explicitement référence à cette partie finale de la procédure ([]): une loi (nomos) obligeait qu’on enregistrât les décrets honorifiques dans les archives de la cité. Concrètement, des textes mis en forme et votés à l’assemblée étaient ensuite déposés aux archives soit sous leur forme in extenso soit sous une forme abrégée. Le support du texte
[] Ἐκεῖνο μὲν οὐκ ἂν αἰτιασαίμην, τὸ χρόνον τινὰ καὶ διατριβὴν προσεῖναι («Je ne saurais vous le reprochez si vous laissiez s’écouler un délai d’un certain temps»). Les sources épigraphiques indiquent qu’à l’époque hellénistique, dans certaines cités, les décisions ne pouvaient pas être prises au cours d’une seule et unique séance. Était exigé un énnomos chronos, un «délai légal» entre deux étapes d’une procédure qui se faisait en deux temps. Le décret de Rhodes pour Eudémos de Séleucie garde la trace de ce processus (Syll , a.C.). Voir Badoud , -. Par exemple, à Éphèse: IK . – Ephesos a (règne de Trajan). Par exemple à Mylasa: IK – Mylasa (époque impériale indéterminée). Sur cette partie de la procédure, voir Fernoux , -. [] Καὶ μὴν καὶ γράμματά ἐστιν ἐν κοινῷ περὶ τούτων, ὑπὲρ ὧν ἔφην. Τὰ γὰρ ψηφίσματα γέγραπται δήπουθεν τὰ τῶν τιμῶν («Et pourtant, il existe dans les archives publiques des documents à ce sujet. Les décrets concernant les honneurs y sont assurément enregistrés»).
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pouvait être du papyrus, des tablettes de bois ou de cire. Pendant une grande partie de l’époque hellénistique, le prytaneion servit de bâtiments aux archives (Plb. ..). Nous ignorons s’il en allait de même au début de l’Empire, si les Rhodiens aménagèrent un bâtiment spécifique, récupérèrent un ancien bâtiment ou une partie de celui-ci. Dion emploie une expression neutre pour désigner le lieu d’archivage, ἐν κοινῷ, «dans un bâtiment public». Hors de Rhodes, on trouve le plus fréquemment les termes δημόσιον, ἀρχεῖον. Quelle valeur attachait-on à l’archivage? C’était fonction de l’identité des rédacteurs des documents. Dion mentionne au paragraphe [] le dépôt aux archives de contrats passés entre des particuliers. Tous avaient été validés a priori sur le moment par les parties contractantes, mais leur exécution n’était nullement garantie et on pouvait toujours aller au procès. D’où l’importance de l’archivage qui garantissait l’authenticité des textes et de leur contenu. Comme le dit Dion, la cité se portait d’une certaine manière garante des transactions, elle était «prise à témoin» par le déposant, et assurait ainsi un climat de confiance. Son «témoignage» empêchait qu’un contrat pût être rompu et annulé. Pareillement, des particuliers déposaient copie de leur testament aux archives pour qu’eux ou leurs descendants pussent faire valoir légalement leurs droits et dénoncer plus tard éventuellement tout détournement des clauses testamentaires (qu’il se fût agi de la gestion des biens mobiliers ou immobiliers des intéressés ou de l’intégrité de la tombe). Sensiblement différent est le cas des documents dont l’auteur ou l’un des auteurs était la cité elle-même. Dion mentionne le dépôt aux archives des contrats publics ([]: ὅσα ἂν δημοσίᾳ συμβάλωσι διὰ τῶν τῆς πόλεως γραμμάτων) passés par l’État avec des acteurs économiques
On en a un exemple précis dans le décret de Rhodes pour Eudémos de Séleucie (Syll – a.C.): Une copie du document, «extraite des registres» (ἐκ τῶν λευκωμάτων), fut envoyée dans la cité de ce dernier. Sur l’archivage des documents dans les cités grecques: Wilhelm , -; Georgoudi . Comme par exemple à Smyrne, où les archives avaient été aménagées dans le bâtiment du Mouseion: IK – Smyrna . À Paros, Kern Otto, Die Inschriften von Magnesia am Maeander , l. . À Smyrne, IK – Smyrna , , etc. [] ὅτι τὴν πόλιν μάρτυρα ἐποιήσατο τοῦ πράγματος ὁ τοῦτον τὸν τρόπον οἰκονομήσας τι τῶν ἑαυτοῦ («parce que celui qui a mené l’une de ses affaires de cette manière a pris la cité pour témoin de son affaire»).
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privés. L’archivage ne visait pas ici à garantir aux documents une authenticité qu’ils possédaient déjà par eux-mêmes puisqu’ils avaient été élaborés, mis en forme et votés par les instances délibérantes de la cité. Il permettait simplement qu’on en gardât une trace écrite pour vérification. Dans le cas de l’adjudication d’un chantier de construction qui détaillait les obligations imparties aux contractants, la prudence requérait qu’on archivât précautionneusement le document, pour vérifier plus tard, si nécessaire, la bonne exécution des engagements. Pareillement, on ne visait pas, en archivant un décret honorifique, à l’authentifier. L’inscription gravée sur le piédestal et la statue érigée en l’honneur d’un bienfaiteur constituaient des preuves tangibles et éloquentes. L’archivage peut probablement se comprendre par la situation de la cité et la nature des relations qu’elle entendait entretenir avec le monde extérieur. Cité de passage, elle était admirée de tous et, au cours de sa longue histoire, elle avait multiplié les honneurs pour ses bienfaiteurs, au point qu’on comptait au début de l’Empire plusieurs milliers de statues dans la ville (Plin., Nat., .). L’archivage des décrets qui les avaient conférés correspondait à une démarche de type patrimonial. d. La sphère de compétence de l’assemblée rhodienne Il est difficile dans l’état actuel de la documentation de définir le périmètre précis des compétences du σύμπας δᾶμος, son évolution depuis l’époque hellénistique et la manière dont ses pouvoirs s’articulaient avec ceux du Conseil et des magistrats. Les compétences de l’assemblée rhodienne s’imposaient à celles des instances locales du reste de l’île, dans le sens où ses décrets avaient force de loi sur l’ensemble du territoire rhodien. En théorie, personne ne pouvait y déroger. Pour autant, cela ne veut pas dire que l’assemblée de Rhodes détenait seule le pouvoir délibératif et qu’elle pouvait décider sans avoir une considération minimale pour les règlements des trois communautés de l’île. Depuis l’époque du synœcisme, tous les niveaux
C’est ce qui arriva à Dion, quelques années plus tard, dans sa patrie de Prousa de l’Olympe en Bithynie. Ayant pris en adjudication la construction d’un portique dont le cahier des charges avait été défini par le conseil, l’orateur voulut le livrer à la cité. Un adversaire politique, Flavius Archippos, désira alors le poursuivre devant le tribunal du gouverneur, Pline le Jeune, prétextant la non-conformité de la livraison (Plin., Ep., .). [] Voir supra, p. -, à propos de l’ordre du jour de l’Assemblée.
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administratifs de l’île avaient obtenu de garder la capacité de légiférer chacun à leur niveau et d’élire leurs magistrats. De nombreux exemples l’attestent pour la période hellénistique. Pour la fin de celle-ci et le début de l’Empire, la documentation marque une évolution: les niveaux de délibération inférieurs, ktoinai et patrai, qui sont, selon toute vraisemblance, respectivement des subdivisions de dèmes et des structures associatives, disparaissent quasiment des sources, mais les tribus et les dèmes continuent d’être attestés en tant qu’instances de décision à Lindos et Camiros. L’assemblée des Lindiens et le Conseil des mastroi votent ensemble (Lindos II , , , , fin Ier/IIe siècle p.C., avec la formule de résolution Λίνδιοι καὶ οἱ μαστροὶ); à Camiros, l’assemblée intervient seule (e.g. Tituli Camirenses Suppl. : Καμιρεῖς ἐτίμασαν – Ier siècle a.C. ou Ier s. p.C.) ou accompagnée du Conseil (Tituli Camirenses : ἔδοξε Καμιρέων τῷ κοινῷ καὶ μαστροῖς – fin IIIe s. p.C.). À Ialysos, l’absence de toute trace d’une activité législatrice de son assemblée à cette date s’explique par le déclin accéléré de l’agglomération au début de l’Empire. À l’échelon inférieur, les dèmes qui avaient leurs magistrats et leur assemblée de démotes (e.g. dans le dème camiréen des Euriadai: Pugliese-Carratelli, ASAA, , -, -, n° ) pouvaient toujours, seuls ou en groupe, voter des décrets. Les exemples les plus éclairants viennent de Lindos: la base honorifique pour un certain Philippos, fils de Philippos, fut votée ὑπὸ τῶν δάμων τῶν ἐν Λινδίᾳ πόλει (Lindos II – a.C.), alors que les Nettidai honorèrent séparément le prêtre d’Athana Lindia Lapheidès, fils de Lapheidès (Lindos II – p.C.). Même démarche pour les Lindopolitai, qui votèrent des honneurs pour une certaine Hiéraboula, épouse du prêtre d’Athéna Kallistratos (Lindos II a – p.C.). La capacité délibérative des trois communautés de l’île est encore incontestable au Ier siècle p.C. À l’époque hellénistique, le domaine d’intervention des tribus et des dèmes touchait à des questions très
Pour la nature des ktoinai en tant que subdivisions territoriales des dèmes à l’époque hellénistique, voir la définition donnée par Hésychios: κτύναι ἢ κτοίναι · χωρήσεις προγονικῶν ἱερῶν ἢ δῆμος μεμερισμένος, «ktynai ou ktoinai: divisions des sanctuaires ancestraux ou subdivisions de dèmes». Cf. déjà Van Gelder , -. Voir en dernier lieu Papachristodoulou , en particulier p. , à la suite de Bresson , . Pour la nature des patrai en tant que structures associatives comparables aux phratries athéniennes, voir Gabrielsen ; id. , .
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diverses: décisions relatives aux rentrées d’argent, à la gestion des terres publiques; vote de décrets honorifiques, gestion des cultes et des sanctuaires locaux. Il ne semble pas que cette sphère d’intervention se soit substantiellement réduite au début de l’époque impériale: tribus et dèmes continuèrent de voter des décrets honorifiques et plus largement de gérer les affaires locales au plus près de leurs intérêts financiers et économiques. En p.C., assemblée et Conseil lindiens votèrent la création d’un fonds pour pérenniser le financement du sanctuaire d’Athana Lindia (Lindos II = Badoud , TRI ). L’année suivante, en p.C., les mêmes décidèrent de réorganiser la procession des Sminthia en l’honneur de Dionysos en élargissant le vivier des chorèges chargés d’en financer le coût (IG XII., ). Relevaient toujours de la compétence des autorités locales la gestion des espaces publiques, l’entretien et la préservation des bâtiments (à Camiros: Tituli Camirenses – fin IIIe s. p.C.). L’assemblée de Rhodes n’avait pas à connaître a priori toutes ces questions et, contrairement à une hypothèse qui avait été émise par Fr. Hiller von Gaertringen et largement reprise ensuite, son blanc-seing n’était pas nécessaire pour valider systématiquement les décrets pris dans les tribus et les dèmes. Pour autant, on ne peut pas en déduire qu’il y avait complémentarité des compétences entre le sommet et les niveaux inférieurs. Si son intérêt le portait à s’occuper tout d’abord de l’administration de la ville-capitale et des affaires diplomatiques, le sympas dèmos émettait aussi des décrets qui pouvaient avoir une incidence sur l’organisation des instances locales: une incidence directe quand il s’agissait d’organiser l’État dans son ensemble (par exemple, en imposant par décret l’usage et l’indication systématique du démotique dans les textes officiels); une incidence indirecte, quand l’assemblée rhodienne légiférait en première IK – Rhodischen Peraia = Bresson , (c. a.C.). Cf. Badoud ,
. IK – Rhodischen Peraia = Bresson , (c. / a.C.). Par exemple, à Ialysos, dans le dème des Pontôreis: Lindos II (c. / a.C.). Hiller von Gaertringen , col. . Voir aussi Pugliese Carratelli ; id. ; Andrewes ; Papachristodoulou , . Contre cette opinion longtemps dominante, voir déjà Swoboda , sq.; Gabrielsen (avec les remarques de Ph. Gauthier, BÉ, , ); Rhodes , . Pour le décret de l’assemblée rhodienne instituant cette règle: Syll (fin IIe/début Ier siècle a.C.) avec sa transposition dans les textes d’Ialysos (liste des prêtres d’Apollon Éréthimios: SER b).
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intention pour le compte de la ville-capitale, mais promouvait un texte qui de facto était susceptible de valoir pour l’ensemble des communautés de l’île. Ainsi faut-il comprendre le sens du décret de Lindos de p.C. (IG XII., , l. -):
…ἐπειδὴ πλείσταν πρόνοιαν ὁ σύμπας δᾶμος [οιεῖται(?)] εἰς τὸ τὰς τοῦ Διονύσου τειμὰς συν[τηρεῖν καλῶς καὶ] ἀγῶνας τελεῖν καὶ πονπὰς καὶ θυσίας [εἰς ἀ]εὶ Σμθ[ίοις?] χοραγῶν ποιούμενοι αἵρ[εσιν] καὶ πολειτᾶν καὶ ξένων, ὁμοίως δὲ κα[ὶ Λίνδι]οι εἰς τὰν ποτὶ τὸν θεὸν εὐσέβειαν [φιλοτειμοῦν]ται,… «Attendu que le peuple tout entier (de Rhodes) met tous ses soins à rendre plus grands les honneurs faits à Dionysos, et à organiser des concours, des processions et des sacrifices, les plus beaux qui soient, pour les Sminthia en choisissant les chorèges parmi les citoyens et les étrangers; de même (attendu que) les Lindiens rivalisent de piété envers le dieu.»
L’assemblée rhodienne avait pris un décret qui ne concernait que le culte de Dionysos Smintheus dans la capitale. Dans quelle mesure cette disposition s’imposa-t-elle aux autres communautés de l’île? Toujours est-il que les Lindiens s’y conformèrent et le rappelèrent explicitement dans les attendus de leur propre décret. Le sympas dèmos par sa législation définissait ainsi un cadre général que les instances locales devaient respecter. Cela laissait néanmoins aux tribus et aux dèmes une marge de manœuvre non négligeable. Ces derniers avaient toujours la possibilité de voter au mieux de leurs intérêts et l’opportunité d’adapter les textes venus de la capitale. . La boulè rhodienne Le Conseil de la cité de Rhodes n’est mentionné dans le discours de Dion que par deux brèves allusions, quand l’orateur énumère les dépenses auxquelles les Rhodiens doivent consentir pour faire fonctionner les principales institutions de leur cité, panégyries, processions, sacrifices, tribunaux et Conseil ([]), et quand il leur rappelle leur obligation d’administrer dignement leurs affaires communes: célébrer les fêtes religieuses, délibérer au Conseil et dans les tribunaux ([]).
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Le Conseil était une pièce charnière du fonctionnement de la cité, à Rhodes comme partout ailleurs. Son organisation reste dans le détail très peu connue. On ignore de combien de membres il se composait. Néanmoins les deux traits les plus remarquables qui le caractérisent au Ier siècle p.C. sont, d’une part, le mode de recrutement de ses membres et, d’autre part, son organisation semestrialisée, un cas singulier dans l’histoire des boulai de l’époque. Les dépenses affectées au fonctionnement de la boulè, indiquées par Dion dans le paragraphe [], doivent correspondre au versement du misthos aux bouleutes. Cette misthophorie était déjà mentionnée par Cicéron au Ier siècle a.C.. Toujours d’après Cicéron, «les mêmes citoyens étaient tous tantôt plébéiens tantôt sénateurs». En d’autres termes, tout citoyen rhodien avait le droit de siéger à l’assemblée et au Conseil. On en déduit que ce dernier avait gardé au Ier siècle a.C. une organisation et une composition démocratiques. Plusieurs indices suggèrent que cette situation resta en l’état au siècle suivant. C’est tout d’abord le maintien à l’époque de Dion du misthos bouleutikos, qui ne se comprend que s’il était distribué à des citoyens qu’il fallait dédommager de la perte de leurs journées de travail. Ensuite, la documentation n’a gardé trace d’aucun magistrat qui aurait pu, à l’instar des timètés, sélectionner les futurs titulaires sur des critères censitaires, comme cela se fit à Cyzique au début du Ier siècle p.C. Enfin, autant qu’on puisse en juger, les notables mentionnèrent rarement dans leurs inscriptions la fonction de bouleute, parce qu’elle ne leur était pas réservée, à l’inverse par exemple de celle de prytane, à l’élection de laquelle ils pouvaient légitimement aspirer. La désignation des bouleutes a pu continuer de se faire par tirage au sort au sein du corps civique. L’autre caractéristique de la boulè rhodienne fut son organisation semestrialisée. L’année étant divisée en deux semestres, le Conseil renouvelait ses effectifs deux fois l’an: un premier Conseil fonctionnait pendant le semestre d’hiver (βουλὰ χειμερινὰ ἑξάμηνος) qui commençait en Karneios, en octobre/novembre, et s’achevait en Sminthios au début du printemps, en mars/avril. C’est ce «premier» Conseil qui ouvrait l’année. Un deuxième Conseil était constitué au début du semestre d’été (βουλὰ θερινὰ ἑξάμηνος) en Artamitios (en avril/mai) et sortait de charge en Thesmophorios (en septembre/octobre). La désignation des bouleutes Cic., Rep., ... Hamon , en particulier p. . Hypothèse avancée pour l’époque hellénistique par Gabrielsen , .
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intervenait donc une première fois en septembre/octobre pour une sortie de charge en mars/avril, puis une seconde fois au début du printemps vers avril/mai pour une fin de mandat en septembre/octobre. Les deux conseils semestriels fonctionnaient de cette manière dans le courant du Ier siècle p.C.: on en a une attestation explicite dans l’inscription de Kallistratos, fils de Kallistratos, qui fut honoré de couronnes d’or en p.C. par le Conseil du semestre d’hiver, ὑπ[ὸ τᾶς βουλᾶς τᾶς βεβουλευκυίας τὰν] χ[ειμερ]ινὰν ἑξάμηνον (Lindos II b, l. -). De même faut-il voir probablement dans la mention, au pluriel, «des conseils», qui honorèrent un certain nombre de grands notables au tout début de l’Empire une référence explicite à la dualité de l’institution (e.g. Lindos II d = Badoud , TRI – a.C.). Les compétences du Conseil semblent avoir été larges. À l’époque hellénistique la boulè préparait dans des domaines divers des projets de décret qu’elle soumettait au vote de l’assemblée suivant la procédure dite probouleumatique. Elle se réunissait et délibérait sous l’autorité du collège des prytanes qui était, lui aussi, semestrialisé. Prytanes et bouleutes partageaient au IIe siècle a.C. un sous-secrétaire, ὑπογραμματεύς (IG XII., ), qui devint un secrétaire à partir du courant du Ier siècle a.C. Cette dernière fonction est encore attestée en a.C. (Lindos II d). L’expertise du Conseil était essentielle. Même dans les procédures où son nom n’apparaissait pas officiellement et où les propositions émanaient directement des magistrats ou de l’assemblée, son intervention en amont était probable. Il est difficile, faute d’une documentation abondante, de préciser si dans tel domaine particulier les compétences des bouleutes prenaient le pas sur celles de l’assemblée et si une évolution s’y fit sentir. Traditionnellement, le Conseil était réputé avoir la haute main sur l’organisation des cultes publics. De même, son pouvoir était grand en matière diplomatique, quand il s’agissait de prendre une initiative impromptue et rapide. Mais l’assemblée rhodienne votait les grands textes diplomatiques.
Particulièrement révélateurs sont les trois décrets rhodiens pour la cité de Iasos (IK . – Iasos , c. / a.C.). Par exemple NESM (IIe/Ier s. a.C.). À l’exemple de ce qui se passait à Camiros au e IV siècle a.C. (Tituli Camirenses ). Par exemple, le quatrième décret en faveur d’Eudémos de Séleucie (Syll – a.C.). Par exemple, le traité d’alliance avec la cité crétoise de Hiérapytna (Syll – / a.C.).
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CHAPITRE II
. Les magistratures Dion a de l’exercice des magistratures une conception significative de la mentalité des grands notables du début de l’époque impériale ([-]). Le point de vue adopté par l’orateur est celui du titulaire de la charge et non de l’État. Il ne conçoit pas qu’un individu auquel une magistrature a été confiée pour une durée déterminée, ou à titre viager, puisse s’en voir dépossédé à l’initiative d’un quidam selon des procédures de contrôle et de mise en cause qui, dans les cités démocratiques traditionnelles, intervenaient aussi bien lors de l’entrée en charge que pendant et à la sortie de charge. Dion concède qu’un magistrat ne puisse pas disposer de sa fonction à sa convenance, mais il place nettement la légitimité et la justice du côté du titulaire de la magistrature. Nous ne sommes plus dans le cadre de la cité classique, où nous pouvions dire avec Aristote que «la souveraineté absolue est à l’assemblée en toutes matières» (Pol. .., b) et que le pouvoir des magistratures n’est qu’une compétence par délégation. L’époque impériale se caractérise par un amoindrissement incontestable des formes de contrôle des fonctions publiques. a. Le cas de la stratégie et l’évolution du collège sous l’Empire Dion s’arrête sur le cas du stratège car son rôle dans la récupération des anciennes statues honorifiques est au cœur de son discours. La stratégie était une magistrature dont le titulaire était élu à Rhodes par l’assemblée, au même titre que d’autres charges dépendant de l’État rhodien. Toutes [] Μυρίους γὰρ εὑρήσετε τρόπους, καθ’ οὓς ἑκάστου τί φαμεν εἶναι, καὶ πλεῖστον διαφέροντας, οἷον ἱερωσύνην, ἀρχήν, γάμον, πολιτείαν· ὧν οὔτε ἀποδόσθαι τι ἔξεστι τοῖς ἔχουσιν οὔτε ὅπως ἄν τις ἐθέλῃ χρῆσθαι. [50] Κοινὸν δ’ οὖν ἐπὶ πᾶσιν ὥρισται δίκαιον, τὸ πάνθ’ ὅσα δικαίως τις ἔλαβεν, ἄν τε καθάπαξ τύχῃ λαβὼν, ἄν τε εἴς τινα χρόνον, καθάπερ, οἶμαι, τὰς ἀρχάς, βεβαίως ἔχειν καὶ μηδένα ἀφαιρεῖσθαι («Vous trouverez en effet mille façons pour dire qu’une chose ‘appartient’ à chacun, et ce sont des cas de figures très différents: une prêtrise, une magistrature, un mariage, une citoyenneté. Ces biens, ceux qui les détiennent n’ont la possibilité ni de les revendre ni d’en faire ce qu’ils veulent. Ainsi donc, pour tous est fixé un principe de justice commun: tout ce que l’on obtient de manière juste – qu’on le reçoive une fois pour toutes ou pour un certain temps comme, à mon avis, les magistratures – on le possède sûrement et personne ne peut vous en déposséder»). Sur la stratégie rhodienne en général, voir Van Gelder , -; Hiller von Gaertringen , col. ; Susini ; Bresson , sq.; Dmitriev , -; Brélaz , -; Badoud ; Fernoux ; Badoud . Concernant le rôle du stratège dans la procédure de récupération, voir supra, chapitre I, p. .
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sont à distinguer des magistratures relevant des trois communautés de l’île, Camiros, Lindos et Ialysos qui avaient leurs propres archontes. Le stratège chargé des récupérations de statues faisait partie d’un collège de dix membres, qui avait été institué selon toute vraisemblance à l’époque du synœcisme en a.C.. Au début de l’Empire, l’établissement de la paix romaine et l’abaissement militaire de Rhodes ont amené une reconfiguration du collège. C’est dans cette perspective que l’on doit situer le témoignage du Rhodiakos. Le collège était traditionnellement haut placé dans la hiérarchie des archontes, juste après les prytanes, et juste avant les trésoriers, les astynomes et les agonothètes. Dans des inscriptions publiques qui rendent compte de la carrière de grands personnages rhodiens de l’époque hellénistique, on trouve plusieurs fois la séquence ‘trésorier – stratège – prytane’, qui marquait les étapes les plus prestigieuses du cursus. Deux des dix stratèges avaient des compétences avant tout militaires, le stratège de la Pérée (στραταγὸς ἐπὶ τὸ πέραν) et celui affecté à la chôra de l’île (στραταγὸς ἐπὶ τᾶς χώρας τᾶς ἐν τᾷ νάσσωι). Ceci dit, la maîtrise militaire des territoires supposait des compétences administratives a minima, ce qui amenait même les stratèges de la Pérée à faire valoir leurs prérogatives financières. Les huit autres titulaires étaient très vraisemblablement les stratèges de la ville, στραταγοί ἐν τῶι ἄστει, qui apparaissent dans plusieurs dédicaces. Ils étaient en charge de la défense de l’asty mais l’essentiel de leur tâche devait être d’ordre administratif. Peut-être existait-il une hiérarchie entre les différents titulaires. Au C’est le chiffre attesté pendant l’essentiel de l’époque hellénistique. Par exemple IG XII., (IIe s. a.C.). Il fut temporairement porté à douze au Ier siècle a.C. (IG XII., ). Voir Badoud . Même si la fonction est attestée isolément avant cette date à Lindos dans un décret daté des années / a.C. (Clara Rhodos, , , - = SEG [] ). Le stratège lindien y apparaît réceptionnant le prélèvement d’une dîme d’/e sur la solde des soldats pour financer le culte local d’Enyalios. Voir le commentaire de Bresson , -. Nuova Silloge (entre et a.C.). Une inscription dit ce que l’on attendait alors effectivement d’eux: selon IG XII., , Nikagoras, stratège de la Pérée à quatre reprises au début du IIe siècle a.C., τάν τε χώραν καὶ τὰ φρούρια ἃ παρέλαβε πάντα διαφυλάξας τῶι δάμω[ι] καὶ ἀνακτησάμενος τάν τε Πισυῆτιν χώραν καὶ τὰν Ἰδυμίαν καὶ τὰν Κυλλανδίαν καὶ τὰ ἐν αὐταῖς φρούρια. Par exemple: Tituli Camirenses (IIIe/IIe s. a.C.); ibid., a (début IIe s. a.C.). Pour le détail de la démonstration, voir Fernoux .
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IIe
siècle a.C., où l’outil militaire était encore l’une des armes principales de la puissance rhodienne, les fonctions de stratèges à compétences militaires (donc ceux de la Pérée et de l’île) devaient recéler une importance considérable pour l’élite socio-politique qui y voyait l’occasion de «briller». Cette hiérarchie s’est inversée sous l’Empire. Le stratège du territoire de l’île disparaît des sources. On comprend les raisons de cette disparition. La pacification définitive de la Méditerranée et de toute l’Asie mineure occidentale enlevait toute signification à une fonction dévolue jusqu’alors à la sécurité de l’île grâce à un petit nombre de forteresses disséminées à l’intérieur de celle-ci. L’abaissement relatif des anciennes stratégies militaires a profité à la stratégie de la ville devenue la principale fonction au sein du collège. Ses titulaires étaient de grands notables couverts d’honneurs dans la capitale et dans leur communauté d’origine. Ainsi le lindien Ménékratès fils de Pausanias (Lindos II ) fit une carrière qui l’emmena à Rhodes jusqu’à la stratégie de la ville vers p.C. De retour dans sa communauté, il y éleva un monument commémoratif sur lequel il rappela les multiples honneurs dont on le gratifia: neuf couronnes d’or et une statue par les boulai de Rhodes, plusieurs autres couronnes d’or par les équipages des deux triémiolies, Euandria et Eirénè, enfin deux couronnes d’or et un buste peint sur un bouclier rond par le dème des Nettidai. Ce qui frappe dans cette inscription (autre exemple, Lindos II b), c’est, d’une part, le lien politique étroit noué par le notable avec la boulè de Rhodes et, d’autre part, l’importance du clientélisme local. On a là les deux bases du pouvoir de ce type de personnages: un ancrage dans la communauté d’origine, entretenu par un évergétisme de proximité avec les associations et les instances locales; une carrière politique dans la capitale, fondée dorénavant sur l’exercice des fonctions administratives. La stratégie de la ville permettait un commerce régulier avec le Conseil de la cité. On songe, entre autres, aux affaires financières, dont le titulaire de la charge devait s’enquérir et que les bouleutes avaient à traiter dans leurs discussions préparatoires. La puissance, le poids, l’influence politique du stratège décrit par Dion font penser au stratège de la ville, tel qu’il apparaît au début de l’Empire. Voir l’allusion en [] aux «stratégies brillantes», στρατηγίας λαμπρὰς. Le dernier titulaire de la charge attesté est un certain [ - - - ]okratès fils de Polyainetos pour l’année / a.C. (IG XII., = Tituli Camirenses ).
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C’est un personnage en charge de questions administratives importantes, étroitement impliqué dans les procédures de décisions. Dans les cités de l’Asie Mineure occidentale, la stratégie a connu la même évolution: les stratègoi, aux côtés d’autres collèges de magistrats et au premier rang de ceux-ci, agissent, proposent des décrets devant les assemblées locales. L’épigraphie rhodienne, malgré son indigence, garde peut-être la trace d’un tel rôle. Ainsi les dix stratèges apparaissent-ils collégialement, peutêtre en tant que proposants, dans un décret du Conseil et du peuple de la cité de p.C. honorant les ambassadeurs partis à Rome pour recevoir des mains du prince l’éleuthéria qu’on lui avait enlevée quelques années plus tôt. Au sein du collège, les huit stratèges de la ville jouaient les premiers rôles et chacun d’eux détenait dorénavant une sphère de compétence spécifique en matière administrative: l’un d’entre eux avait la charge de la gestion des statues. La fonction de ce stratège a crû à mesure qu’augmentait le nombre des demandes de statues honorifiques dans la deuxième moitié du Ier siècle p.C. Le personnage est devenu un rouage essentiel dans la procédure d’octroi, car on se tournait vers lui pour que les statues fussent réattribuées dans les délais les plus brefs. C’est sa fonction administrative qui lui a conféré cette importance. Dion peut dire aux Rhodiens, en grossissant le trait, qu’il «est placé à leur tête» (τὸν στρατηγὸν ὑμῶν ἐφεστῶτα []). b. Les autres magistratures rhodiennes Dion, tout à l’analyse du rôle politique du stratège de la ville, esquisse à peine une typologie des autres fonctions publiques de l’État rhodien. La brève énumération, qu’il donne au paragraphe [], concerne essentiellement la période hellénistique et tout ce qui se rapporte à la diplomatie,
Par exemple à Milet, voir Fernoux , ; à Stratonicée de Carie, id. , . IG XII., , au début de la ligne . Restitution possible: «[proposition?] des stratèges». [] Οὐκοῦν ἅπαντες οὗτοι δεδώκασι τιμὴν ἕκαστος τῆς εἰκόνος τῆς ἑαυτοῦ, καὶ ταύτην οὐδὲ μετρίαν, οἱ μὲν στρατηγίας λαμπρὰς ὑπὲρ τῆς πόλεως, οἱ δὲ πρεσβείας, οἱ δὲ καὶ τρόπαια ἀπὸ τῶν πολεμίων, οἱ δέ τινες καὶ χρήματα ἴσως («Tous ces hommes ont, chacun, payé le prix de leur propre statue, un prix qui n’est pas mince: pour les uns des stratégies brillantes au service de la cité, pour les autres des ambassades, des trophées pris sur l’ennemi, pour certains des contributions d’argent aussi»).
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à la guerre et à son financement par le versement occasionnel de contributions d’argent exceptionnelles (eisphorai). Les ambassades, πρεσβεῖαι, devenues depuis l’époque hellénistique des liturgies à part entière étant donné que les notables assumèrent de plus en plus souvent leur coût, demeurèrent au Ier siècle p.C. une charge importante, parce que les enjeux qu’elles avaient à traiter restaient cruciaux (la défense du privilège de liberté). Les sources ont gardé la trace d’un certain nombre de ces ambassades: auprès de Tibère, de Claude, et du jeune prince Néron en p.C. et en p.C.. À l’époque hellénistique, les ambassadeurs des cités grecques possédaient une marge de manœuvre minimale qui leur permettait de mener leurs discussions à bon escient. Toutefois cette latitude d’action était limitée par les instructions précises données par les assemblées qui les avaient élus. Les décrets du peuple leur fixaient une feuille de route à laquelle ils devaient se tenir et constituaient en eux-mêmes la lettre de créance à remettre à leurs interlocuteurs. À Rhodes, les prytanes, qui désignaient les ambassadeurs (ou les proposaient au vote) pour aller négocier, exerçaient sur eux un contrôle. Au Ier siècle p.C., il semble que cette chaine de hiérarchie se soit maintenue, les prytanes continuant de jouer un rôle important dans l’élaboration des contacts diplomatiques avec le pouvoir impérial (IG XII., – entre et p.C.). Les autres magistratures de l’époque impériale se signalent notamment par l’importance de leurs activités financières. Les trésoriers abondent dans la documentation. La banque publique continuait d’être dirigée par un trapézite.
Sur les eisphorai, voir en dernier lieu Migeotte , - et -. Suet., Tib., .; D.C. ... IG XII., ; Tac., Ann., .; Suet., Cl., .; Ner. .. Syll . Voir Fernoux a, en particulier p. -. Plb. ... Voir toujours l’exposé général de Van Gelder , -. Van Gelder , -. E.g. Lindos II d – a.C.; ASAA, , -, , n° – c. p.C. ASAA, , -, , n° – c. p.C. Bogaert , . Sur les banques publiques, voir en dernier lieu, Migeotte , -.
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. Les institutions judiciaires: le dikastèrion Les institutions judiciaires qui procédèrent du coup d’État de / a.C. étaient de nature démocratique et le restèrent sous le Haut-Empire. Elles s’incarnaient principalement dans le diskastèrion, le tribunal populaire. Le texte de Dion, dans deux passages, indique l’inévitable évolution à laquelle ce dernier, comme ceux de toutes les autres cités grecques, fut soumis dans le courant du Ier siècle p.C. La mention implicite d’un misthos [] versé aux jurés du diskastèrion suggère que celui-ci se recrutait toujours parmi les citoyens de l’ensemble de la communauté rhodienne, aucun cens n’étant requis à son entrée. Riches et pauvres étaient tirés au sort (e.g. Pseudo-Salluste, Lettre à César, ..-). On ne sait pas dans quelle mesure cette procédure respectait un quota égal de citoyens originaires des trois tribus de la cité. La vraisemblance voudrait qu’il en ait encore été ainsi. Le tirage au sort se déroulait sous l’autorité et la supervision d’un magistrat, le κλαρωτὰς τῶν δικαστᾶν, qui est attesté dans trois inscriptions du Ier siècle a.C. (Pugliese Carratelli, ASAA, , /, , n° ; IG XII., ; Nuova silloge ). Des tablettes en bronze (pinakia) sur lesquelles figuraient nom, démotique et patronyme servaient au tirage au sort des jurés. Les trois Voir dorénavant l’exposé général de Fournier , chapitre VI, - avec les références antérieures. L’auteur expose et commente toute la documentation rhodienne existante, qu’elle soit textuelle, épigraphique ou archéologique, ce qui dispense d’en faire la présentation. Fraser . Les magistrats possédaient aussi des compétences judiciaires leur permettant de traiter des affaires relevant de leur domaine de compétence respectif. On pense, par exemple, aux responsables de l’émporion, ἐνπορίου ἐπιμεληταί (Nuova silloge – c. et a.C.) ou aux agoranomes (ASAA, , , , n° – Ier s. p.C.), que leurs prérogatives conduisaient à vérifier la conformité des transactions commerciales aux lois en usage et à infliger des amendes aux contrevenants. [] Οὐκοῦν ἐξέσται δήπουθεν μὴ προσέχειν αὐτοῖς. Καὶ γὰρ εἰ νῦν εἰσιν, ἐφ’ οὓς ἂν ἔλθοιεν ὑμῶν ταῦτα ποιούντων, πρότερόν γε οὐκ ἦν ἕτερος οὐδεὶς τοῦ δήμου κυριώτερος («Ainsi donc, on ne leur prêtera assurément pas attention. Car s’il est aujourd’hui des gens [les autorités romaines] auprès de qui ils pourraient aller si vous agissez ainsi, auparavant en tout cas personne n’avait plus d’autorité que le peuple»); [] τότε μὲν γὰρ εἰς πάνθ’ ὅσα καὶ νῦν ἀνηλίσκετο, […] τοῖς δικάζουσι («Autrefois, ils avaient toutes les dépenses que vous avez maintenant: […] les dépenses relatives aux tribunaux»). Même situation à Cyzique, autre cite libre d’Asie Mineure. Strabon (..) insiste sur la similarité institutionnelle entre les deux cités. Cf. Thornton . Sur la misthophorie des juges à l’époque hellénistique, voir Cassayre , -.
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pinakia datant de l’époque impériale et connus à ce jour proviennent du territoire de Lindos, deux d’un dème de l’île (Nettidas: ΑΔ, n° , B., , , pl. b et pl. g), le troisième d’un dème de la Pérée (Amios: Robert , -, pl. III.). À la fin de la procédure, chacun était réparti entre les différents jours de sessions du tribunal. Dion rappelle comment le dèmos, c’est-à-dire le dikastèrion, de souverain est devenu une institution aux compétences limitées et remises en cause par les sollicitations de la justice romaine du gouverneur. L’événement qui en accéléra le processus fut incontestablement la perte par la cité de sa liberté en p.C., au motif que la justice rhodienne avait pris l’audacieuse initiative de faire mettre à mort des Romains. À l’époque hellénistique, le dikastèrion était effectivement souverain pour juger les procès les plus divers: ceux dont l’État était partie prenante et dont le motif pouvait être la haute trahison; ceux mettant aux prises entre elles les trois communautés insulaires; ceux enfin opposant deux particuliers pour une affaire de sang, un litige commercial (D., Contre Dionysodôros, ), etc. La soumission de la cité à la jurisdictio du gouverneur romain à partir de p.C. a marqué une étape importante dans l’histoire juridictionnelle de l’institution. Il ne faut pas pour autant y voir un tournant brutal et décisif pour la raison que la cité retrouva son éleuthéria dès le milieu des années . Si des plaignants, surtout ceux possédant la ciuitas ou les étrangers, prirent l’habitude de multiplier les recours auprès de la justice romaine dans l’espoir de voir aboutir plus facilement leurs démarches, le dikastèrion continua pour le reste de juger les affaires délictuelles et criminelles entre Rhodiens. Dion, pour mieux dénoncer la scandaleuse impunité des auteurs de récupérations des statues honorifiques, donne quelques informations sur la politique pénale de la cité; une politique
Gabrielsen , -. []. Même si nous n’écartons pas totalement l’hypothèse que l’assemblée populaire ait eu le pouvoir de se constituer elle-même en tribunal, comme c’était encore le cas par exemple à Cyzique à la fin des années du Ier siècle p.C. Cf. Syll ( p.C.). Dans ce sens Gabrielsen , . Contra Fournier , . D.C. ... Dans ce sens Thornton , -. Liv. .., à propos des Rhodiens convaincus d’intelligence avec le roi Persée lors de la troisième guerre de Macédoine. Ainsi de la querelle frontalière entre Lindos et Camiros au IIe siècle a.C.: Tituli Camirenses .
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qui restait très sévère: le bannissement (φυγή) ([]) et la peine de mort (θάνατος) en constituaient les peines les plus lourdes. Cette dernière continuait d’être appliquée dans un certain nombre de cas, comme par exemple pour les actes de sacrilège ([]). Dion la cite aussi dans le cas de la destruction de documents publics ([]) ou des dommages causés aux statues dans l’espace public ([]). On pourrait y voir une exagération de sa part. Il faut rappeler toutefois que l’État avait le souci de préserver ses pouvoirs régaliens. Les faux monnayeurs, dans certaines cités, étaient passibles de la peine capitale. Il est possible que les Rhodiens aient considéré toute dégradation d’un document public comme une atteinte à l’intégrité de leur État. A contrario, Dion évoque la violation de sépultures (τυμβωρυχεία), un crime d’ordinaire passible d’une amende, en des termes qui suggèrent que les insulaires ne la réprimèrent pas systématiquement. Les procès publics donnaient matière à l’ouverture d’une procédure en trois temps dont un décret de Lindos du début du Ier siècle p.C. pourrait donner un aperçu très fragmentaire: après l’ouverture proprement dite du procès venait l’audience avec plaidoiries et témoignages, puis la délibération et le vote des jurés avec jetons percés ou non. C’est un schéma traditionnel. L’exécution des peines capitales était appliquée par un bourreau public, le dèmosios ([]). Comme les autres cités, l’État rhodien confiait toujours à des esclaves publics (dèmosioi) le soin de faire fonctionner au quotidien la machine administrative. Ici, l’exécution des châtiments, là la surveillance des bâtiments publics, ou encore l’entretien des voieries et divers travaux d’écriture aux archives. Dans les échelons inférieurs, au niveau des collectivités locales, on faisait un même usage des esclaves. À Lindos,
Par exemple à Dymè en Achaïe: Syll . []. La «violation de sépulture» était une catégorie juridique peut-être empruntée au droit romain. Des cités grecques l’intégrèrent à leur législation, mais cela ne semble pas s’être fait de manière systématique. Cf. Giovannini & Hirt , en particulier p. -, avec les références aux études antérieures. Dans des cités lyciennes on relève les éléments d’une législation de ce type, voir Schweyer , . Lindos II . Voir Fournier , -. Voir le commentaire de Badoud , - (date retenue: c. p.C.) pour qui le décret traite du statut juridique des prêtres qui auraient recouru à l’adoption pour obtenir leur office. Ismard , en particulier p. -. Voir la mise au point de Badoud .
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dans le règlement de p.C. pour la création d’un fonds destiné à financer le culte d’Athana Lindia, on note le détail suivant (l. -): «De même, les épistates en fonction lors de l’année de prêtrise de Kallistratos et Rhodopeithès choisiront cinq hommes, trois parmi les anciens prêtres d’Athéna et deux parmi tous les autres Lindiens, qui, une fois désignés, recevront du prêtre d’Athéna, sous le contrôle du surveillant public, les objets en bronze et en fer entreposés dans le Nakoreion; ils les exposeront devant les mastroi et les Lindiens lors de l’assemblée des mastroi réunie dans la cité le [ - - - - ] et procéderont à leur vente sous le contrôle des surveillants publics.»
Le règlement, entre autres mesures, prévoyait la formation d’une commission de cinq citoyens qui devaient se charger de la vente, au profit du fonds, des objets en bronze et en fer conservés dans le Nakoreion, un local situé dans le téménos. La transaction commerciale fut placée sous la surveillance de plusieurs esclaves publics, peut-être employés par le sanctuaire ou plus probablement par les autorités politiques de la cité. III. LES LOIS RHODIENNES Dion mentionne un certain nombre de lois rhodiennes en vigueur à son époque. En même temps, son sujet l’amène à réfléchir plus globalement sur la signification de la loi, en particulier sur son rapport avec l’éthos, la coutume.
Lindos II = Badoud , TRI : [ὁμ]οίως δὲ καὶ τοὶ ἐπιστάται τοὶ ἄρχοντε[ς] [τ]ὸν ἐπ’ ἰερέως Καλλ[ιστρ]άτου καὶ Ῥοδοπείθευς ἐνιαυ[τὸν] [ἑλέ]σθων ἄνδρας [ε], ἐγ μὲν τῶν ἰερατευκότων τ[ᾶς] [Ἀ]θάνας γ, ἐγ δὲ τῶν [ἄλλω]ν Λινδίων β· τοὶ δὲ αἱρεθέ[ν][τε]ς παραλαβόντ[ω παρ]ὰ τοῦ ἰερέως τᾶς Ἀθάνα[ς] τοῦ δαμοσίου ἐπ[ιστά]ντο[ς τ]ὰ ἀποκείμεν[α ἐν] [τ]ῷ νακορείῳ χάλκ[ε]α καὶ σιδά[ρ]εα καὶ [ἐ]πιδειξάν[τω] [τ]οῖς μαστροῖς καὶ Λινδίοι[ς ἐν τῷ] μα[στ]ρείῳ τῷ ἐ[ν τᾷ] [π]όλει ἀγομένῳ τῷ (—) κα[ὶ ἀποδ]όσθω α[ὐ]τὰ παρα[κο][λ]ουθούντων πᾶσι καὶ τῶν [δα]μοσίων· Le Nakoreion servait de local aux Nakoroi qui avaient la charge de l’entretien du sanctuaire. Voir Ricl .
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. Caractérisation générale de la loi Dion reprend la distinction traditionnelle entre la loi (nomos) et le décret (psèphisma), distinction propre au régime démocratique, théorisée en particulier par Aristote au IVe siècle a.C.. L’État rhodien l’a reprise à son compte à partir de a.C. sous l’influence directe d’Athènes. Dans la conception aristotélicienne, lois et décrets diffèrent dans leur nature. Les unes sont des réglementations générales sans limitation de temps, alors que les seconds sont des réglementations d’espèce se rapportant à un individu déterminé ou à un sujet ponctuel. Tel est le décret de Camiros interdisant qu’on allume un feu dans le bâtiment du hiérothyteion, ou dans le portique de la cité. Toutefois la distinction théorique introduite par le philosophe n’est pas infrangible. Certains décrets de l’assemblée, loin d’avoir un effet limité dans le temps, sont pensés pour agir à l’avenir sans terme défini. Ainsi du décret de l’assemblée rhodienne prescrivant l’indication du démotique après le nom des prêtres dans les documents officiels de la cité (Syll – fin IIe s./début Ier s. a.C.): «Extrait du décret pris sous Archestratos, le Artamitios: «afin qu’à l’avenir (ὅπως δὲ καὶ ἐν τῶι μετὰ ταῦτα χρόνωι) l’inscription de ceux qui revêtent la prêtrise ait lieu dans l’ordre d’exercice». En prescrivant des règles de mises à jour des listes de prêtres, ce décret vise à la fois à rendre hommage aux titulaires sortis de charge et à empêcher que ne se constituent des dynasties de prêtres. Le texte peut s’apparenter à une loi car son effet est a priori sans limite dans le temps et, par ailleurs – c’est le propre à tous les décrets adoptés dans l’assemblée à Rhodes –, il s’applique à l’ensemble des communautés de l’île et de la Pérée. . Loi (ὁ νόμος) et coutume (τὸ ἔθος) selon Dion de Pruse Dion énonce une série d’oppositions entre la loi et la coutume au paragraphe []. [] μήτε κατὰ νόμον μήτε κατὰ ψήφισμα («ni selon une loi, ni selon un décret»). Voir en particulier Arist., Pol., ..-, b-a. Cf. Fernoux , -. Caliò . Tituli Camirenses (fin IIIe s. p.C.). Dans ce sens Bresson , . [] Πρῶτον μὲν γὰρ ὁ νόμος ῥητός ἐστι, καὶ οὐκ ἄν ποτε γένοιτο χείρων· οὐ γὰρ ἔστιν οὔτε ἀφελεῖν οὔτε προσθεῖναι τοῖς γεγραμμένοις· τὸ δέ γε ἔθος, ἂν ᾖ φαῦλον, ἀνάγκη
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CHAPITRE II
Primo, la loi se caractérise par la précision de sa lettre, alors que la coutume, qui n’est sanctionnée par aucun texte, reste fondamentalement floue. «On ne peut pas en discerner les contours», dit l’orateur (μηδὲ ὡρίσθαι). Secundo, la loi reste immuable: on n’en peut ni retrancher ni ajouter quoi que ce soit, tandis que la coutume est par nature évolutive et empire à l’occasion parce qu’on y ajoute toujours quelque chose (voir aussi []). Tertio, le comportement des hommes diffère face à la loi et à la coutume, leur responsabilité personnelle aussi. Dion souligne un paradoxe (surtout []): un individu pourra bien ou mal agir en appliquant une loi, sa responsabilité n’en sera pas moins dégagée en raison de son obéissance à ladite loi. L’obéissance fait foi, indépendamment de la compréhension que l’on a de la loi. A contrario, la coutume dilue d’une certaine manière toute responsabilité individuelle (on se comporte comme les autres), mais si certains agissent selon la coutume, c’est pour mieux éviter de passer par la loi. Leur responsabilité personnelle n’en est que plus grande. Dion rappelle toutefois que toute coutume n’est pas condamnable en soi. Certains comportements, autant que les lois, disent la noblesse d’un peuple ([-]). Ce sont ceux que la coutume ancestrale sanctionne. En d’autres termes, c’est l’évolution (tournée vers l’avenir) ou la non-évolution (tournée vers le passé) d’une coutume qui permet de distinguer un bon d’un mauvais éthos. Dion puise à des sources et des lectures traditionnelles. L’immuabilité de la loi est un fait institutionnel et culturel. Ce sont les «lois ancestrales» (πάτριοι νόμοι), des lois organiques que l’on respecte d’autant plus qu’on les pense anciennes. C’est un lieu commun pour les Grecs de l’époque hellénistique. Le problème du respect de la loi, indépendamment de son contenu et de l’identité de son auteur, est un sujet que l’on rencontre notamment chez Xénophon, pour qui la désobéissance au nomos est source de dégénérescence. Quant à l’opposition entre la loi et la coutume et à la supériorité de la première sur la seconde, un thème très répandu dans la littérature grecque, elle se rencontre en particulier chez καὶ φαυλότερον ἀεὶ γίγνεσθαι τῷ μὴ κατειλῆφθαι μηδὲ ὡρίσθαι («Tout d’abord la loi est énoncée et ne saurait devenir pire, parce qu’il n’est pas possible ni de retrancher ni d’ajouter à ce qui est écrit; mais la coutume, si elle est mauvaise, doit devenir précisément toujours plus mauvaise parce qu’on ne peut ni l’appréhender ni en fixer les contours»). Voir chez les orateurs attiques, entre autres, Isoc., Aréopag., . X., Mem., ..-. X., Lac., .
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Platon. L’idée qu’il puisse exister un bon éthos se définissant par son rapport fidèle au passé ancestral, Dion la tient de sa lecture, entre autres, de Xénophon et surtout d’Isocrate, qui insiste sur l’importance du comportement éthique des individus dans un régime politique. . Les lois de la cité des Rhodiens L’organisation composite de l’État rhodien à partir du synœcisme de a.C. fit que les lois promulguées à Rhodes (les «lois des Rhodiens» à proprement parler: οἱ νόμοι οἱ τῶν Ῥοδίων), visèrent, pour certaines, à garantir l’égale participation des Ialysiens, Camiréens et Lindiens au fonctionnement de l’État, et, pour d’autres, à prescrire à tous les Rhodiens des règles de fonctionnement communes sur des point précis. Dans le premier cas, il s’agit par exemple de la règle triennale, imposant aux membres des trois communautés de briguer à tour de rôle, selon une rotation triennale, les fonctions les plus importantes de la capitale; dans le second cas, de la loi fixant la procédure de désignation des mastroi dans les conseils locaux, ou de celles relatives à l’activité commerciale et financière (notamment la lex rhodia maritime connue par des sources tardives, afférente au droit de naufrage des navires étrangers sur les côtes rhodiennes). Enfin, dans une cité promouvant une image de rigueur et de sévérité «à la dorienne», on n’est pas étonné de trouver trace d’une législation ancienne sur l’interdiction de se raser la barbe, signalée par Chrysippe de Soloi (dernier tiers du IIIe s. a.C.) qui en déplorait l’abandon à son époque.
Par exemple, Pl., Leg., c. Par exemple, X., Mem., ..; Isoc., Areopag. et . Badoud , passim. Voir aussi Blinkenberg , et ; Fraser ; Papachristodoulou . Tituli Camirenses (fin IVe s. a.C.). Pour une nouvelle édition du texte, Badoud , en particulier p. -. Sur la lex Rhodia maritima des Rhodiens (ὁ νόμος τῶν Ῥοδίων ὁ ναυτικός), Cf. Ashburer ; Dareste ; Atkinson ; Bresson , sq. En dernier lieu, Zimmermann , en particulier p. -. Chrysippe de Soloi dans le livre IV Sur le Beau et le plaisir, cité par Athénée, Deipnosophistes .d: «À Rhodes, bien que la loi interdise de se raser, nul n’est arrêté, parce que tout le monde se rase» (᾿Εν ῾Ρόδῳ δὲ νόμου ὄντος μὴ ξύρεσθαι οὐδ’ ὁ ἐπιληψόμενος οὐδείς ἐστιν διὰ τὸ πάντας ξύρεσθαι).
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CHAPITRE II
Les «lois rhodiennes» ne portaient pas sur tout. Subsistaient localement des lois camiréennes, ialysiennes et lindiennes qui, si elles ne contredisaient pas les dispositions de l’État, continuaient de prévaloir, l’État rhodien s’en portant garant le cas échéant (dans ce sens le décret des Lindiens IG XII., n° – c. a.C.). Le discours de Dion signale quatre lois rhodiennes de façon certaine: – Loi interdisant l’annulation des dettes et la redistribution de terres ([]). Annulation des dettes et redistributions de terre fonctionnent de concert: elles correspondaient dans le monde grec à des revendications populaires traditionnelles et furent envisagées, quand cela fut possible, pour renforcer un régime démocratique local (comme à Léontinoi en Sicile à la fin des années a.C.), ou pour refonder un État de citoyens égaux (comme à Sparte au temps du roi Agis IV dans les années a.C.). Le double interdit qui les frappe montre bien la nature de la structure foncière à Rhodes, la part très importante qu’y jouaient les grands domaines. La loi traduit aussi le souci des élites locales de garantir la réputation des acteurs économiques et financiers rhodiens auprès de leurs débiteurs et créanciers. Dion rappelle que Rhodes fut l’une des rares, sinon la seule cité, à refuser la remise des dettes proposée par Octave aux provinciaux au lendemain d’Actium, au prétexte que cela «enfreindrait un principe de droit» ([-]): ἀλλ’ ὅμως δεινὸν ὑμῖν ἔδοξε τὸ ἐν ὁποίῳ δήποτε καιρῷ παραβῆναί τι τῶν δικαίων. S’agissait-il d’une loi? C’est douteux. Dion eût employé le terme νόμος. Probablement les dikaia renvoient-ils moins à des droits établis par la loi qu’à l’adhésion à des principes de justice, en l’occurrence l’obligation morale du débiteur envers son créancier. Peut-on en déduire que la loi interdisant l’abolition des dettes est postérieure à ces événements? [] Καὶ μὴν δύο ταῦτα ὁμοίως τῆς μεγίστης φυλακῆς ἐν τοῖς νόμοις ἠξίωται καὶ ἀρᾶς καὶ ἐπιτιμίων τῶν ἐσχάτων, ἐάν τις εἰσάγῃ χρεῶν ἀποκοπὰς ἢ ὡς τὴν γῆν ἀναδάσασθαι προσήκει («Et vraiment, ces deux points, de la même façon, ont été jugés dignes de la plus grande vigilance dans les lois ainsi que de l’exécration et des peines les plus lourdes: si quelqu’un propose d’annuler les dettes ou prétend qu’il convient de redistribuer les terres»). Redistribution de terres à Léontinoi: Thuc. .. Redistribution de terres (τῆς δὲ γῆς ἀναδασθείσης) et abolition des dettes (χρεῶν μὲν ἀφεθῆναι τοὺς ὀφείλοντας): Plu., Agis, ..
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– Loi ordonnant la suppression dans les documents publics du nom d’un citoyen condamné à mort ([]). C.P. Jones songe au martelage du nom du condamné sur les monuments publics. C’était une forme d’abolitio memoriae. Dion rapproche le cas des Rhodiens de celui des Athéniens pour en souligner les différences. Les seconds en restèrent à un usage coutumier du martelage, alors que les premiers auraient recouru à la loi. De fait, la plupart du temps, le martelage du nom d’un condamné (en particulier pour crime politique) était la conséquence implicite de l’atimie qui, elle, était explicitement mentionnée dans les lois et décrets des cités. Voir, à Athènes, le décret de - a.C. (Pouilloux J., Choix d’inscriptions grecques, n° ) ou à Érétrie, la loi contre la tyrannie et l’oligarchie du milieu du IVe siècle a.C. (Knoepfler D., BCH, , , -). Le criminel était déclaré impie et sacrilège, et le droit de recevoir une sépulture sur le territoire de la cité lui était refusé. Dion, au paragraphe [], évoque clairement ce cas de figure. Le martelage figure beaucoup plus rarement dans les clauses des lois. Voir un cas remarquable à Ilion: la loi prévoyant le martelage des noms des oligarques et autres aspirants à la tyrannie sur un certain nombre de monuments publics et privés, listes de magistrats, monuments votifs et épitaphes: IK – Ilion (début IIIe s. a.C.), III, l. -: ὅου ἄν τι ὄνομα ἦι τούτων, ἐάν τε ἐν τοῖς ἱερεύσασιν ἐάν τε ἐν ἀναθήματι ἐάν τ’ ἐπὶ τάφο[υ], ἐκκόπτειν παντόθεγ. À l’exemple d’Ilion, Rhodes prescrivit, dans les clauses d’une loi, le martelage des noms d’individus convaincus de crime. On peut supposer qu’il s’agissait de crimes politiques graves, comme la trahison envers les institutions démocratiques de la cité. Peut-être cette loi date-t-elle du IVe siècle a.C., lorsque Rhodes connut plusieurs coups d’État oligarchiques, en et a.C.
[] Βούλομαι τοίνυν, ὅπερ Ἀθήνησι μὲν οἶδα γιγνόμενον, οἶμαι δὲ κἀνταῦθα γίγνεσθαι κατὰ νόμον πάνυ καλῶς ἔχοντα, εἰπεῖν πρὸς ὑμᾶς. Ἐκεῖ γὰρ ὅταν δημοσίᾳ τινὰ δέῃ τῶν πολιτῶν ἀποθανεῖν ἐπ’ ἀδικήματι, πρότερον αὐτοῦ τὸ ὄνομα ἐξαλείφεται («Je veux néanmoins vous entretenir d’une pratique qui précisément, je le sais, a cours à Athènes et qui, je crois, est ici aussi en vigueur conformément à une loi qui est tout à fait bonne: là-bas, lorsqu’un citoyen doit être condamné à mort par l’État pour un crime, d’abord son nom est effacé»). Jones , . Gauthier, BÉ, , .
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CHAPITRE II
– Loi interdisant au dèmosios l’entrée dans la cité ([]). Quelle catégorie d’individus la loi visait-elle? L. Robert traduit dèmosios par «gladiateur», suivi par A. Bresson. De fait, Dion évoque juste avant ([]) l’usage scandaleux adopté par les Athéniens d’organiser des combats de gladiateurs (μονομάχους) dans la ville, au théâtre de Dionysos. Les sièges des prêtres y étaient éclaboussés du sang des combattants vaincus. Pourtant, il paraît beaucoup plus probable qu’il faille voir dans le δημόσιος le bourreau public. Le mot ainsi entendu est d’un usage classique. Dion lui-même l’utilise dans ce sens au paragraphe []. Substantivé, il désigne l’esclave public (sous-entendre δοῦλος), et plus généralement tout agent de la cité, le héraut public, le policier, l’huissier ou l’exécuteur public, alors que le terme de gladiateurs a un équivalent technique précis depuis le début de l’Empire: μονομάχοι. De plus, autant les bourreaux sont toujours de condition servile et attachés au service de la cité, autant les gladiateurs peuvent être de statut libre ou servile, et, quand ils sont esclaves, ils n’appartiennent pas à la communauté publique. Une loi de Rhodes interdisait ainsi l’entrée de la cité (c’est-à-dire de la ville) à l’exécuteur public. L’interdiction se comprend par le soin d’éviter à l’espace urbain tout contact avec le miasma, l’impureté attachée à l’exécution capitale. De ce point de vue, Dion associe, mais sans les confondre, le cas du bourreau et celui du gladiateur, qui versent tous les deux le sang.
[] Ἀλλ’ οὐκ ἂν ὑμεῖς, ἄνδρες Ῥόδιοι, τοιοῦτον οὐθὲν ὑπομείναιτε, παρ’ οἷς νόμος ἐστὶ τὸν δημόσιον μηδέποτε εἰσελθεῖν εἰς τὴν πόλιν («Mais vous, citoyens de Rhodes, vous ne sauriez absolument pas tolérer une telle chose, vous chez qui il existe une loi affirmant que l’exécuteur public n’entre jamais dans la cité»). Robert , -, n. , et avec la n. . Bresson , ; id. , . Dans ce sens Jones , . Aeschin., Sur l’ambassade infidèle, ; D.S. .. Voir les exemples réunis par Robert , sq. Sur le δημόσιος, esclave public, cf. Weiss . Certains dèmosioi pouvaient être toutefois de condition libre (Robert, BÉ, , ).
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– Loi obligeant au dépôt des lois et décrets dans le bâtiment des archives ([]). Le règlement de cette disposition par la loi est le plus vraisemblable en raison du caractère illimité de son application dans le temps. La peine de mort sanctionnait l’individu qui entrait dans le bâtiment pour y modifier la lettre d’un document. La qualification pénale du délit s’explique par la gravité du geste qui était une atteinte à l’autorité et à la réputation de l’État. Plus incertaine est l’existence d’une loi spécifique protégeant les statues des outrages. Aux paragraphes [-], Dion évoque le cas des déprédations commises à leur encontre. Il esquisse la procédure et le châtiment punissant les coupables: pris en flagrant délit, ils pouvaient être appréhendés, jugés devant les tribunaux qui leur infligeaient la torture, et, le cas échéant, la peine de mort. Étrangers et citoyens rhodiens étaient passibles, aux dires de l’orateur, de cette peine extrême. Le chef d’accusation en était l’impiété. Une loi particulière en constituait-elle le cadre? C’est peu probable. Les injures faites aux statues étaient criminalisées, dans la mesure où de nombreuses effigies se dressaient dans les sanctuaires et pouvaient être assimilées peu ou prou à des offrandes religieuses. Les crimes en question relevaient en conséquence de la législation sacrée. Les cités grecques émettaient des nomoi et des psèphismata prévoyant des procédures et des clauses pénales en matière de sacrilèges: il s’agissait de protéger les bâtiments d’un sanctuaire ou les objets du culte. Le contrevenant s’exposait le plus souvent à une amende, voire à une peine d’exil, plus rarement à la peine de mort, ce qui fait ressortir le caractère exceptionnel du règlement rhodien. Rhodes prit des dispositions pour protéger les statues dressées dans ses sanctuaires et plus généralement tous les objets cultuels qui s’y trouvaient. [] Τὰ γὰρ ψηφίσματα γέγραπται δήπουθεν τὰ τῶν τιμῶν καὶ δημοσίᾳ μένει τὸν ἅπαντα χρόνον («Les décrets concernant les honneurs y sont assurément enregistrés et par décision de la cité on les garde pour toujours»). Voir []. Un exemple frappant: un règlement de Smyrne du Ier siècle a.C. protégeant les poissons sacrés d’une divinité (Syll , cf. LSAM, , n° ). Si un individu en volait un, une imprécation le condamnait à être dévoré par eux. Voir l’allusion de Dion en ce sens au paragraphe []. On peut ajouter le règlement rhodien du début du IIIe siècle a.C. relatif à l’érection des statues dans le sanctuaire d’Asclépios (ASAA, n.s. -, -, , n° ), ou celui de Lindos relatif à son
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CHAPITRE II
Conclusion Le jugement élogieux des institutions rhodiennes par Dion procède d’une vision traditionnelle héritée de Polybe. Il exalte la démocratie de la cité qui n’exclut pas, bien au contraire, un comportement aristocratique de ses élites politiques. Au-delà des institutions, ce que l’orateur porte aux nues, c’est un état de société qui allie conservatisme et dignité. Le comportement d’un peuple, autant que les lois qu’il se donne, disent sa noblesse. Mais le discours de Dion ne s’en tient pas à des considérations générales qui n’ont rien de bien original en elles-mêmes. Tout à son propos polémique sur la gestion condamnable des honneurs par les insulaires, l’orateur distille dans sa démonstration des observations sur le fonctionnement des institutions qui sont des aperçus pertinents sur les réalités politiques du moment. Le fonctionnement de l’Assemblée devant laquelle il s’adresse? Un modèle vivant de délibération démocratique. Quant à celui des magistratures? Dion, par des détails vrais, dit bien l’évolution des conceptions qui agissent à ce niveau. Le stratège chargé de la gestion des honneurs échappe au contrôle démocratique et agit en toute souveraineté sans en référer à quiconque. L’orateur s’en offusque pour le coup, car c’est une souveraineté individuelle qui agit inopportunément aux dépens d’une tradition collective. Mais, sur le fond, Dion est bien le témoin de son temps quand il rappelle que toute magistrature est la propriété de son titulaire et qu’elle ne peut lui être soustraite à son corps défendant.
sanctuaire d’Athana Lindia, dans lequel l’accusation d’impiété est retenue contre les contrevenants: Lindos II (= Badoud , TRI ), l. -: [τοὶ δὲ] ὠνησά[μ]ε[ν]οι τὰς ἐπιγραφὰς μὴ [ἐχόντων ἐξουσίαν ἀπ]ε[νε]νκεῖ[ν] ἐκ τᾶς ἄκρας ἀνδριάν[τας | τρόπῳ μηδ]ενὶ μηδὲ παρευρέσει μηδεμιᾷ ἢ ἔνοχοι ἐόντ[ω | ἀσεβεί]ᾳ· ( p.C.).
Chapitre III
LES RELATIONS ENTRE RHODES ET LA PUISSANCE ROMAINE
Si Dion est prolixe à propos de l’octroi des statues récupérées au profit des officiels romains, les ἡγεμόνες, il n’évoque de façon précise le passé glorieux qui a fondé l’amitié entre Rome et Rhodes qu’à une seule occasion ([]), au cours d’un passage visant à montrer que les Rhodiens à cause de leurs sacrifices ne doivent nourrir aucune crainte à l’égard de leurs institutions (en premier lieu l’éleuthéria) à moins de supposer vaine la dette contractée par Rome à l’égard de Rhodes. Il est remarquable que Dion établisse un lien direct entre la sauvegarde des institutions (ἡ πολιτεία) de la cité d’une part et sa longue fidélité (ἡ μὲν ἐκ τοσούτου χρόνου πίστις) vis-à-vis de Rome d’autre part, qui a concouru à l’établissement d’une «communauté de destin» (κοινωνία πάσης τύχης) entre l’ancienne puissance maritime et Rome, qui s’est matérialisée par des «serments d’amitié» (ὅρκοι τῆς φιλίας) et des traités. Ainsi la question du statut juridique de Rhodes, de sa remise en cause qui semble tant effrayer les Rhodiens – ceux-ci paraissent multiplier l’élévation de statues de dignitaires romains afin de ne pas leur déplaire – constitue l’une des questions centrales abordées dans le Rhodiakos. En ce sens, le Discours pose de façon frontale la question de l’autonomie d’une puissante cité fédérée, puis libre et fédérée, vis-à-vis de Rome et plus spécifiquement des gouverneurs romains, qui manifestent ainsi son autorité.
Sur la présence des gouverneurs romains dans les cités libres, voir Guerber . Sur cette question Guerber .
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CHAPITRE III
I. «UNE COMMUNAUTÉ DE DESTIN» ENTRE RHODES ET ROME . La guerre antiochique et la lutte contre Mithridate VI Eupator Dion fait allusion à deux événements historiques précis qui scellèrent l’amitié entre Rhodes et Rome: l’élimination d’Antiochos III, puis la lutte contre Mithridate, où Rhodes joua un rôle important aux côtés de Rome ([]). Selon Dion, l’un des fondements de l’amitié entre Rome et Rhodes fut «l’élimination d’Antiochos» ([]). Rhodes en effet s’était alliée à Rome dans sa guerre victorieuse contre Antiochos III, qui aboutit à la paix d’Apamée de / a.C., laquelle privait le roi séleucide de toute intervention à l’ouest du Taurus et d’une rivière qui pourrait être le Kalykadnos. É. Will insiste à juste titre sur le fait que les alliés de Rome (Eumène II, les Rhodiens notamment) ne furent pas partie prenante du traité et que «c’est Rome seule, qui impose à Antiochos les conditions auxquelles il doit se soumettre à l’égard d’Eumène, des Rhodiens et des autres – si bien que, juridiquement, ceux-ci apparaissent aussi liés aux volontés romaines que le vaincu lui-même. C’est Rome seule et non ses alliés, qui expulsa Antiochos de ses possessions d’Asie Mineure». Cet épisode majeur est mentionné par Dion sans doute parce qu’à la suite de l’affaiblissement d’Antiochos III, Rhodes devint alors la principale force navale en Égée, s’accrut de possessions continentales en Lycie, et en Carie jusqu’au Méandre, et connut alors l’akmè de sa puissance. Après a.C., on trouve des subordonnés du stratège de la Pérée intégrée et sujette – le στραταγὸς εἰς τὸ πέραν – qui portent le nom d’hagemones et qui sont présents à Caunos et dans les nouveaux territoires de Carie et de Lycie obtenus en vertu du traité.
[] Εἰ γὰρ ὑμῖν ἡ μὲν ἐκ τοσούτου χρόνου πίστις καὶ πρὸς τὸν δῆμον εὔνοια τὸν ἐκείνων καὶ κοινωνία πάσης τύχης οὐ δύναται βεβαιοῦν τὴν πολιτείαν, οὐδὲ Μιθριδάτης καθαιρεθεὶς οὐδ’ Ἀντίοχος («Si, en effet, votre loyauté si ancienne, votre dévouement envers leur peuple et le caractère commun de chacun de vos destins, mais aussi l’élimination de Mithridate ou d’Antiochos»). Will , . Sur l’ambiguïté du statut des Lyciens en / a.C., qui se considéraient comme «amis et alliés des Rhodiens», voir Bresson . IG XII., . Voir Badoud , en particulier p. .
LES RELATIONS ENTRE RHODES ET LA PUISSANCE ROMAINE
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Le deuxième fait d’armes ayant forgé une communauté de destin entre Rhodiens et Romains est l’élimination de Mithridate VI roi du Pont. Le siège de Rhodes entrepris par Mithridate en a.C. fut le premier échec subi par celui-ci, et cet exemple est particulièrement bien choisi puisque les sources ne font nulle mention d’une quelconque hésitation des Rhodiens à résister au roi du Pont (Appien en premier lieu, mais aussi Cicéron, Tacite, Plutarque, Tite-Live, Velleius Paterculus, Florus, Memnon, Valère Maxime): d’emblée ils choisirent le camp des Romains. Cette fidélité est d’autant plus remarquable que Rhodes avait subi les effets de l’hégémonie romaine (accroissement du rôle économique de Délos, capacité d’intervention diplomatique de Rhodes quasiment annulée, rôle de police des mers exercée par les Rhodiens fortement amoindri). Tout suggère que les Rhodiens ont en fait appliqué à la lettre les termes du foedus de a.C. (voir infra). Ensuite, les Rhodiens pouvaient légitimement tirer fierté de ce fait d’arme un siècle et demi après son déroulement puisque Mithridate vint en personne assiéger Rhodes. Les Rhodiens tenaient la ville et son acropole ainsi que les ports (le port militaire, le grand port, les ports est et sud) après avoir détruit les faubourgs, tandis que les troupes du roi dominaient le reste de l’île (chôra rhodienne comprise). Le combat sur mer fut favorable aux Rhodiens. De même, sur terre, les troupes du roi du Pont furent défaites lors de l’attaque des remparts. L’échec d’une tentative ultime d’accéder aux murailles par le biais de passerelles et d’échelles disposées sur des chaloupes contraignit Mithridate Eupator à lever le siège et à quitter l’île. Les Rhodiens infligèrent de lourdes pertes à la flotte pontique et mirent leurs bateaux au service de Sylla. Parmi les amiraux rhodiens les plus courageux cités par des sources littéraires et épigraphiques, se distingue la figure de Damagoras, fils d’Euphranôr: ce dernier, lors de la première App., Mith., sq., trad. P. Goukowsky, CUF. Peyras ; Ballesteros Pastor . Cic., Ver., ..; Tac., Ann., ..; Plu., Luc., .; Liv., ; Vell. ..; Flor. ..; Memnon, .; V. Max. ..; D.S. .. App., Mith., -. App., Mith., . App., Mith., . App., Mith., ; IG XII., , l. -: μετὰ ναυάρχ[ω]ν Δα[μ]α[γ]όρα τοῦ Εὐφράνορος. Nuova silloge , l. : καὶ γενόμενον σύβουλον ναυάρχωι Δαμαγόραι; Lindos II , l. : καὶ τριήραρχον Δαμαγόρα[ν].
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CHAPITRE III
guerre de Mithridate, remporta une bataille navale (naumachia) décisive contre des adversaires supérieurs en nombre grâce à ses dons de tacticien, et fit rentrer sa flotte au port; il combattit avec habileté et succès aux côtés de Lucullus lors du combat naval de Ténédos, quelques temps avant la paix de Dardanos de a.C. Le fait que Damagoras soit encore cité dans une inscription datée de a.C. suggère qu’il a participé à d’autres campagnes militaires. Or, la publication par V. Kontorini d’une inscription trouvée à Rhodes sur le flanc est de l’acropole, que l’épigraphiste a rapprochée d’une inscription déjà connue, un catalogue alphabétique endommagé (IG XII., ), permet de saisir non seulement le caractère éminent de la famille de Damagoras (sa parenté avec des familles de haut rang de Lindos notamment), mais surtout l’existence d’une sorte de tradition militaire: cette famille produisit des amiraux qui combattirent aux dates les plus basses aux côtés de Rome. Son beaupère, Theupropos fils d’Eukleidas, servit dans la marine rhodienne. Eukleidas est décrit par Plutarque comme «ἀνὴρ εὔνους τε Ῥωμαίοις καὶ θαλασσίων ἀγώνων ἐμπειρότατος». En outre Euphranor, le fils de Damagoras, encore jeune dans l’inscription inédite (il a certes remporté une course de bige et servi dans la marine, mais il n’a pas été officier et n’a pas fondé de famille), est probablement le même homme qui a commandé la flottille rhodienne aux côtés de César lors de la guerre d’Alexandrie et qui périt à cette occasion. Ainsi de grands triérarques tels que Theupropos, fils d’Eukleidas, ou Pythokritos, fils de Pythokritos, ont dirigé des navires lors des guerres mithridatiques, ou dans les combats navals contre Cassius.
Plu., Luc., .-. IG XII., , l. . En dernier lieu, Kontorini , en particulier p. -. Kontorini , -. Plu., Luc., .-. B. Alex., -. Ce qui favorise cette hypothèse en dépit de la fréquence du nom Euphranor à Rhodes, si nous suivons Kontorini: la tradition militaire de la famille; la formation militaire du jeune homme; la possibilité chronologique de faire coïncider l’âge adulte d’Euphranor (plus précisément celui de la prise de responsabilités militaires) avec la campagne navale aux côtés de César. Segre . Le texte a été publié et légèrement amendé dans le Nouveau choix d’inscriptions grecques de l’institut Fernand Courby, Paris, [], n° .
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De la sorte, Dion, lorsqu’il relate le rôle joué par Rhodes aux côtés de Rome lors de la guerre de Mithridate, fait davantage que rappeler une vérité historique connue de tous et enracinée dans la mémoire collective: nul doute que se trouvent dans son auditoire, parmi les notables, des descendants de ces navarques qui ont défendu les intérêts communs de Rhodes et de Rome, pour lesquels furent élevées des statues témoignant de leur dévouement envers la cité. L’assistance, également composée pour partie de descendants de marins et de soldats rhodiens qui servirent sur les navires, ne pouvait qu’être sensible au rappel de cette victoire patriotique à laquelle les Rhodiens de toutes conditions avaient jadis participé. La mention d’une «transmission aux Romains de l’hégémonie sur mer [des Rhodiens] au prix de nombreux dangers et épreuves» relate un phénomène réel, l’aide précieuse apportée par Rhodes à la flotte romaine telle qu’elle apparaît dans la lex de prouinciis praetoriis (Crawford , , n° ) et se manifeste encore dans le cadre de la lutte de Pompée contre les pirates en a.C.. Toutefois, l’expression ἡ τῆς θαλάττης ἀρχὴ παραδοθεῖσα, qui désigne la transmission de l’hégémonie sur mer (aux Romains), enjolive au profit de Rhodes ce qui fut en réalité une mise au service de Rome et des imperatores de la flotte rhodienne, puis un effondrement de la puissance maritime de Rhodes en a.C. . Les «serments d’amitié» entre Rhodes et Rome et le statut juridique des Rhodiens du IIe siècle a.C. jusqu’à l’époque de Dion Dion mentionne les «serments d’amitié» (ὅρκοι τῆς φιλίας) passés entre Rhodiens et Romains. Ces serments évoquent, d’une part, un état de fait, l’entrée de Rhodes dans l’amitié de Rome dès le début du IIe siècle a.C., et, par ailleurs, un état de droit, soit le traité (foedus) passé entre les deux parties en a.C.
[] ἡ τῆς θαλάττης ἀρχὴ παραδοθεῖσα διὰ πολλῶν κινδύνων καὶ πόνων. Flor. ..; Str. ... [] οἱ πρὸ τοσούτων ἐτῶν ὅρκοι τῆς φιλίας, […] αἱ παρ’ αὐτὸν τὸν Δία στῆλαι κείμεναι μέχρι νῦν («Les serments d’amitié contractés tant d’années auparavant, les stèles [sur l’une d’elles est gravé le traité entre Rome et Rhodes] qui se dressaient jusqu’à maintenant à côté de la statue de Zeus»).
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CHAPITRE III
Strabon dans un éloge de Rhodes écrit: «Remarquables en sont la bonne administration et le souci porté aux affaires de l’État, en particulier de la marine, qui lui permit d’être longtemps maîtresse de la mer, de détruire la piraterie et de devenir une amie pour les Romains et pour ceux des rois qui étaient philoromains et philhellènes» (καὶ Ῥωμαίοις ἐγένετο φίλη καὶ τῶν βασιλέων τοῖς φιλορωμαίοις τε καὶ φιλέλλησιν).
Selon J.-L. Ferrary, «Strabon dans ce texte évoque justement la période qui commença dans les années - a.C., lorsque Rhodes entra dans l’amitié des Romains et fut avec les rois de Pergame leur plus fidèle alliée». En a.C. cette amitié reçut un cadre légal par le biais d’un traité (foedus), qui, comme on peut le constater pour d’autres cités, fut gravé sur une stèle à Rhodes («les stèles qui se dressaient jusqu’à maintenant à côté de la statue de Zeus» []). On peut rappeler le contexte de la conclusion du traité et son contenu. La politique ambiguë de Rhodes lors de la troisième guerre de Macédoine (un engagement auprès de Rome en a.C., dont la portée fut amoindrie par l’espoir de jouer un rôle de médiateur entre Philippe V et le Sénat) fut lourdement sanctionnée par Rome, qui soumit les Rhodiens aux interventions de sa puissance hégémonique dès a.C. En effet, la tentative de médiation déplut au Sénat et C. Popilius Laenas, de passage à Rhodes en a.C. après la bataille de Pydna (juin a.C.), exigea des Rhodiens qu’ils condamnent à la peine capitale tous ceux qui avaient pactisé avec Persée, fils et successeur de Philippe V. Deux sénatus-consultes furent promulgués en a.C., qui privèrent Rhodes de ses possessions en Carie (étendues jusqu’au Méandre) et en Lycie, acquises aux dépens d’Antiochos III en / a.C. à la suite de la paix d’Apamée. En proclamant la liberté des Cariens et des Lyciens, le Sénat affaiblissait la puissance rhodienne sur le continent, d’autant plus que les cités de Stratonicée de Carie et Caunos (laquelle avait été vendue aux Rhodiens en ou par les autorités ptolémaïques) furent également rendues à la liberté. En position de
Str. ... Ferrary , -. Sur l’aspect irréaliste de cette politique, voir Ager . Schmitt , sqq. Plb. ..- et Liv. ..; Plb. ..; ..; ...
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faiblesse, les Rhodiens implorèrent alors l’alliance romaine qui fut accordée sous la forme d’un foedus iniquum, un traité inégal, c’est-à-dire un traité dont Rome fixa les conditions de façon unilatérale, qui comprenait sans doute des clauses contraignantes, telles que le refus de toute aide aux ennemis de Rome et l’engagement d’avoir les mêmes ennemis que les Romains. Ce traité d’alliance, daté de a.C., qui mettait fin au climat d’hostilité affectant les relations entre Rome et Rhodes, s’accompagna de l’élévation dans le temple d’Athéna d’une statue de Rome haute d’une quinzaine de mètres. Le contenu de ce traité n’est pas connu de façon directe, mais une lettre datée de a.C. du «républicain» P. Cornelius Lentulus Spinther, proche de Brutus et de Cassius, fait allusion à un renouvellement de l’alliance avec Rhodes en a.C. La lettre adressée aux magistrats, au Sénat, au peuple romain et à la plèbe romaine – une dépêche officielle donc – condamne l’attitude indigne des Rhodiens, qui interdirent notamment aux navires romains d’accoster et refusèrent le ravitaillement des soldats de l’ami de Cicéron. Le propréteur souligne que les Rhodiens devaient pourtant avoir en vertu du traité d’alliance renouvelé en a.C. «les mêmes ennemis que les Romains», obligation qui devait figurer comme une clause du traité dès a.C.. Selon Appien, une clause particulièrement contraignante limitait fortement la marge de manœuvre des Rhodiens: «Il existe sans doute une clause obligeant les Rhodiens à porter secours aux Romains même si la requête émanait d’une seule personne.»
Il faut imaginer un traité plutôt qu’une symmachia (Plb. ..-). Plb. ..-. Plb. ... Fondé en ou en a.C., le concours des Rhômaia devint l’un des concours les plus importants de la cité (Mellor , , ). À cette date, P. Cornelius Lentulus Spinther est un jeune questeur, fils du consul de a.C., proche de Cicéron (il est l’un des artisans de son rappel). En a.C., il servit Cassius à Rhodes et Brutus en Lycie (App., BC, ..) et dut être capturé après la bataille de Philippes et exécuté. Cic., Fam., ... Sur le rapprochement de cette formule avec la seconde clause du traité romanoétolien, Ferrary , en particulier p. . Schmitt , -. App., BC, ..: ἔστι δὲ δή που τὸ συγκείμενον, Ῥωμαίοις Ῥοδίους βοηθεῖν κἂν καθ᾽ἕνα χρῄζωσιν.
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CHAPITRE III
Le maintien d’une telle clause, qui rendait toute neutralité impossible (bien que les Rhodiens eussent pourtant montré leur loyauté envers Rome lors de la lutte contre Mithridate) s’explique sans doute, comme l’a perçu J.-L. Ferrary, par l’importance de la flotte rhodienne encore puissante en a.C., avant son affaiblissement en a.C., aux lendemains de la prise de la cité, de la destruction de sa marine par Cassius et du pillage en règle des richesses de la cité, des sanctuaires et des particuliers. On peut dès lors s’interroger sur la réalité de la modification du traité qui aurait été opérée par César en a.C., c’est-à-dire la transformation d’un foedus iniquum en foedus aequum. La précision apportée par Appien, selon laquelle le traité stipulait que les Rhodiens devaient porter assistance aux Romains sur simple requête de l’un d’entre eux (un magistrat plutôt qu’un simple citoyen?) semble discordante avec les clauses fondées sur le principe de réciprocité: «ne pas porter les armes les uns contre les autres», «apporter une assistance mutuelle en cas de nécessité». Le texte d’Appien manque peut-être de sûreté et de précision, de sorte qu’il est difficile de conclure fermement sur la nature du traité césarien: s’il y eut peut-être un rééquilibrage des rapports entre les deux cités, la thèse avancée par H.H. Schmitt d’une transformation d’un traité inégalitaire en traité égalitaire paraît incertaine. Peut-être la puissance navale de Rhodes était-elle suffisamment forte en a.C. pour que César n’ait pas modifié fondamentalement la nature du foedus: le traité dut, selon toute vraisemblance, demeurer inégalitaire (à cause de la clause obligeant les Rhodiens à secourir les Romains même si la requête émanait d’une seule personne) et comporter une clause de majesté. Il a constitué le cadre juridique fixant sous le principat les relations entre la cité libre de Rhodes et les autorités romaines. Cependant, l’augmentation ou la suppression de possessions rhodiennes à l’époque triumvirale, et surtout l’alternance au Ier siècle p.C. de périodes de liberté ou de sujétion, prouve à l’envi que le foedus n’a pas joué un rôle décisif pour le maintien ou la perte de la liberté de la cité.
Ferrary , en particulier p. . App., BC, ... Schmitt , (à partir d’App., BC, ..; ; ). Sur cette question, voir Fernoux , qui songe à un tour plus égalitaire donné au traité césarien. Ferrary , en particulier p. . L’auteur doute par ailleurs de la réalité du traité égalitaire césarien.
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La perte de l’éleuthéria sous Claude fut la conséquence de la mise à mort de citoyens romains. Le recouvrement de la liberté fut sous Claude, puis sous le règne de Domitien (suite à une provincialisation sous Vespasien), le fruit de décisions impériales unilatérales, sans rapport direct avec le traité. Nous savons par ailleurs qu’à la suite de la défaite du roi du Pont Mithridate VI en a.C., Sylla accorda à Rhodes (et à d’autres cités qui avaient résisté) «la liberté en les inscrivant au nombre des amis de Rome». Grâce à leur résistance opiniâtre, les Rhodiens obtinrent de la part de l’imperator l’attribution de territoires – dont Caunos – l’éleuthéria et leur entrée dans l’amitié du peuple romain. De prime abord, l’octroi de la liberté à Rhodes peut sembler redondant puisque la cité, fédérée depuis le traité de , jouissait de ce fait d’une liberté implicite. Pourtant, Appien, engagé dans une carrière procuratorienne équestre sous Antonin le Pieux, auteur d’une Guerre de Mithridate considérée comme une source fiable, ajoute deux gratifications syllaniennes concernant le statut de Rhodes, la liberté d’une part et l’entrée dans l’amitié du peuple romain d’autre part. Peut-être faut-il simplement comprendre qu’aux yeux d’Appien l’existence du foedus romano-rhodien (de a.C.) ne suffisait pas à faire de Rhodes une cité libre et que seule une déclaration formelle de Sylla fit entrer de façon explicite la cité insulaire dans l’amitié romaine. Il est également possible que seule la décision de Sylla ait effectivement donné une forme indiscutable à la liberté de Rhodes et validé son inscription parmi les peuples amis de Rome. Que l’on adopte l’une ou l’autre hypothèse, le cadre de référence juridique majeur – le seul qui ait compté aux yeux des Romains – fut le traité de a.C., renouvelé en a.C.,
App., Mith., , trad. P. Goukowsky, CUF. Cic., Q.fr., ..; Bernhard ; Bertrand , en particulier p. ; Heller , -. Selon Proculus, juriste d’époque tibérienne (Digeste, .., § ), les peuples fédérés sont libres. Cette «mise au point» du juriste d’époque tibérienne suggère que cela ne relevait pas de l’évidence pour tous. À notre sens, en suivant la glose de Proculus, il faut distinguer la liberté implicite qu’implique un foedus iniquum, qui est bornée par la reconnaissance de la maiestas du peuple romain, la liberté d’un peuple ou d’une cité liée à Rome par un traité aequum (qui ne comprend pas de clause de majesté), et l’éleuthéria explicite des cités sine foedere qui obtinrent la liberté en vertu d’une décision unilatérale de Rome. Cf. Guerber , -.
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CHAPITRE III
puisque P. Cornelius Lentulus Spinther se fondera en a.C. sur ce texte pour reprocher aux Rhodiens de ne pas lui avoir apporté l’aide voulue. Le statut de Rhodes au Ier s. p.C. Les indices d’une relation entre la cité et Auguste manquaient jusqu’à la publication par V. Kontorini d’une inscription mettant en exergue le rôle d’un notable rhodien particulièrement actif, Eupolémon fils de Basileidès. Ce dernier a été ambassadeur à quatre reprises auprès de l’empereur, auquel on rendit à Rhodes un culte de son vivant. Ce même personnage a été théore à Actium et à Alexandrie (καὶ ἀπο]σταλέντα θεωρὸν εἰς τὸ Ἄκτιον καὶ εἰς Ἀλεξάνδρειαν), c’est-à-dire envoyé par sa cité aux fêtes religieuses liées aux concours des Aktia à Nicopolis d’Épire, et aussi aux concours actiaques qui se déroulaient près d’Alexandrie. Agissant de la sorte, les Rhodiens manifestaient leur loyauté envers le nouveau régime. On sait que de hauts personnages sont intervenus à la suite des guerres mithridatiques ou à l’occasion des guerres civiles afin de défendre les intérêts de leur cité d’origine ou d’adoption, comme le fit Théophane de Mytilène pour le recouvrement de la liberté de sa cité à l’époque de Pompée, ou C. Iulius Théopompos, ami de César, qui œuvra à l’obtention par les Cnidiens de l’éleuthéria. Il semble qu’Eupolémon et ses proches aient joué en faveur de Rhodes un rôle comparable. Son frère Euphranor a été identifié comme étant le navarque qui commanda la flotte rhodienne au service de César lors de la guerre d’Égypte, mais n’en recueillit pas les lauriers puisqu’il mourut lors d’une bataille navale avant la fin de la guerre. Quelques années plus tôt, pendant la guerre mithridatique, Damagoras fils d’Euphranor, nous l’avons vu, commanda la marine rhodienne au profit de Rome. A. Erskine a émis l’hypothèse de l’existence de liens familiaux entre ces différents personnages. Eupolémos, bénéficiant des relations entre ses proches et César, Kontorini , -; SEG [] ; Erskine . Le premier concours des Actia à Nicopolis se déroula en a.C. comme l’ont montré Schäfer , et Strasser , sq. Fraser a, vol. , . Robert . Plu., Caes., .; IK – Knidos . Fraser & Elaine , n° . App., Mith., . Erskine , .
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aurait été l’ambassadeur le plus légitime auprès du nouveau princeps. En somme, le lien diplomatique entre Rhodes et les imperatores a été entretenu ici comme ailleurs par des notables de haut rang. Il n’y a pas à cet égard d’exception rhodienne, ni à la fin de l’époque républicaine, ni sous le Principat. En plus de la liberté, l’île bénéficiait du ius exilii, le droit d’accueillir des citoyens romains en exil, ce qui favorisa peut-être le retrait de Tibère en ce lieu entre a.C. et p.C.. Lorsque Auguste adopta Gaius César en a.C., les Rhodiens, inquiets, firent montre de loyauté vis-à-vis d’Auguste et de son successeur potentiel. Cette prudence manifestée par les Rhodiens contraste avec leur attitude à l’époque julio-claudienne. En effet, Claude supprima la libertas de la cité en p.C., les Rhodiens ayant mis à mort des citoyens romains. La difficulté est ici de comprendre le contexte qui aboutit à ces exécutions. Celles-ci eurent-elles lieu lors d’émeutes populaires ou furent-elles des «condamnations à mort» prononcées par des tribunaux? Le parallèle que l’on peut dresser concernant l’exécution de citoyens romains par des peuples libres (Romains tués à Cyzique en a.C., puis emprisonnés ou violentés en p.C., citoyens romains exécutés par les Lyciens en p.C.) montre que les cités ou les peuples libres ne pouvaient pas se permettre d’exécuter des citoyens romains – ni même d’user de violence à leur égard – quelles que fussent les circonstances, sous peine de voir leur statut amoindri. C’est ainsi que Cyzique en et les Lyciens en perdirent définitivement leur éleuthéria. La perte par Rhodes de son éleuthéria s’opéra dans un contexte régional particulier, une année seulement après la suppression de la liberté accordée aux Lyciens, qui mena à la provincialisation définitive de la Lycie, suite à des troubles majeurs ayant
Dion Cassius (..) rapporte que le règlement d’Auguste qui, en a.C., interdit aux exilés de résider à moins de stades des côtes fait une exception pour Cos, Rhodes, Samos et Lesbos. Suet., Tib., -; Lewick . Clara Rhodos, -, (-), , n° ; Lindos II . D.C. ... Pour un résumé du débat historiographique, voir Fournier , -. Ferrary , . D.C. ... Tac., Ann., ..-; Suet., Tib., .; D.C. ... D.C. ...
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CHAPITRE III
affecté la confédération. La quasi-concomitance chronologique, la proximité géographique entre Rhodes et la Lycie, dont certaines cités sont incluses dans la Pérée rhodienne, pourraient suggérer l’existence d’un climat politique et social commun affectant la région en son entier. Pourtant, les sources rhodiennes qui témoigneraient d’une tension interne à la société insulaire font défaut, de sorte que rien ne permet de mettre en facteur commun la suppression de la liberté de Rhodes et la provincialisation de la Lycie. Les Rhodiens retrouvèrent leur liberté grâce à Néron qui, en , prononça un discours en leur faveur devant Claude, mais aussi sans doute grâce à des ambassades envoyées à Rome puisque Suétone (Claud., .) évoque la manifestation de leur repentir. Un décret rhodien rédigé en l’honneur des ambassadeurs envoyés à Rome en affirme qu’elle retrouva sa constitution ancestrale et ses lois. Néron, dans une lettre destinée à Rhodes et datée par sa première puissance tribunicienne (décembre / p.C.) apaisa les Rhodiens qui, craignant pour leur liberté, avaient envoyé une ambassade auprès de lui. Vespasien, à une date inconnue, priva les Rhodiens de leur liberté dans le cadre d’une politique que Suétone présente comme globale, puisqu’elle toucha l’Achaïe, la Lycie, Rhodes, Byzance ainsi que la Cilicie et la Commagène. Rhodes retrouva sa liberté sous Domitien, puisqu’une dédicace en l’honneur de Domitien et de son épouse Domitia offerte par le dème de Thyssanonte, ses résidents et la ktoina des Strapiatai dans la Pérée rhodienne indique le nom d’un hagèmôn de la Chersonèse et de Symè, Iason fils d’Aristogénès du dème des Boulidai, «sous la magistrature de qui la constitution ancestrale a été rétablie». Suet., Claud., .; D.C. ..-. Cf. Thornton . Tac., Ann., .. IG XII., , l. -: [ἀποστα/λέντας ποτὶ] Τιβέριον Κλαύδιον Γερμανικὸν Αὐτοκράτορα [- - - ἀποδο/θείσ]ας τᾶι πόλει τᾶς πατρίου πολιτείας καὶ τῶν νόμων ὑπὸ τῶν [- - - - Νέ/ρω]νος Καίσαρος. Syll (= Badoud , TRI ). Suet., Ves., .. Il est peu probable que la Lycie redevint libre entre le règne de Néron et celui de Vespasien: elle forma plutôt une province impériale détachée de la Pamphylie avant d’y être rattachée pour devenir une composante de la province gémellaire, ce que Suétone interpréterait comme la perte de la liberté de la Lycie. À ce propos, voir Rémy , -. La Commagène et la Cilicie Trachée formaient jusqu’au règne de Vespasien un royaume vassal gouverné par Antiochos IV (Rémy , , -). Bresson , n° = IK – Rhodische Peraia, : l. -. Selon Blümel (IK – Rhodische Peraia, , d’après IG XII., ), le rétablissement de la constitution ancestrale
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La liberté de la cité est ensuite attestée au milieu du IIe siècle p.C., à l’époque du discours d’Aelius Aristide intitulé Aux Rhodiens sur la Concorde . Plusieurs passages du discours témoignent de l’éleuthéria effective des Rhodiens. Pour l’essentiel, Rhodes vécut sous le Haut-Empire selon ses propres lois, bénéficiant de son statut de ciuitas libera. Cependant, lors de périodes relativement longues, entre et p.C. sous Claude puis entre (?) et le début (?) du règne de Domitien – c’est-à-dire là encore plus d’une dizaine d’années – Rhodes fut assurément rattachée à une province qui ne nous est pas connue par des preuves positives. On peut à vrai dire hésiter entre l’Asie et la Lycie sous Claude, puis entre l’Asie et la Lycie-Pamphylie sous les premiers Flaviens. Le stadiasmos de Patara ne peut guère nous éclairer, car la liste des distances itinéraires couvrant la Lycie en partant de Patara et de la vallée du Xanthos n’inclut pas l’île de Rhodes, sans que cette absence puisse être interprétée: en effet, le stadiasmos donne une liste non exhaustive d’itinéraires routiers. . La prise de Rhodes en a.C.: Rhodes dans les guerres civiles Évoquant «l’infortune» de Rhodes à l’occasion de la «guerre ininterrompue et sans fin qui fit s’opposer entre eux les Romains» pendant les guerres civiles ([]), Dion fait une brève allusion à l’événement le plus tragique de l’histoire rhodienne au Ier siècle a.C., la prise de la cité par le Républicain C. Cassius Longinus en a.C. ([]). La prise de la cité par Cassius amoindrit définitivement la puissance rhodienne et augmenta par effet de bascule l’hégémonie maritime de Rome en Orient.
est dû à Titus, trop tôt décédé pour profiter d’une dédicace. Cette hypothèse ne peut être acceptée en l’état car l’inscription IG XII., , datée entre et p.C., ne mentionne pas explicitement la restitution de la constitution ancestrale de la cité, mais évoque simplement la réception par la cité, par l’entremise d’Hermagoras Klasios, fils de Phainippos, des kallista grammata, c’est-à-dire des «très nobles réponses» de l’empereur. Selon Behr (, ), le discours a été rédigé à Smyrne peu avant septembre p.C. Aristid., Or., . (trois occurrences de l’éleuthéria des Rhodiens). [] ἡ μέχρι Ὠκεανοῦ συγκινδυνεύσασα δύναμις, οὐδ’ ἡ τὸ τελευταῖον ὑπὲρ αὐτῶν ἁλοῦσα πόλις («vos forces qui ont affronté ensemble les dangers jusqu’à l’Océan, et finalement votre cité prise par les Romains»).
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CHAPITRE III
Le contexte historique des guerres civiles permet de comprendre la raison pour laquelle Dion a jugé approprié de relater cet épisode. Lors de la guerre entre César et Pompée, Rhodes choisit le camp de ce dernier et subit de lourdes pertes lors de la campagne de Pharsale. Toutefois, les Rhodiens changèrent de camp à l’annonce de la défaite, refusèrent d’accueillir les Pompéiens, et rendirent d’importants services sur mer à César contre Ptolémée XIII lors de la guerre d’Alexandrie (août -mars ). Récompensés par une validation de leur traité, les Rhodiens prirent le parti de César et refusèrent leur aide aux Césaricides après a.C. La ville fut prise par trahison, alors que se déroulaient des négociations voulues par les Rhodiens, tant la situation paraissait critique. Cassius exigea que fussent mis à mort les notables qui avaient animé la résistance et perçut un lourd tribut. Toutefois, l’éviction par les Rhodiens après la deuxième bataille de Philippes de la garnison de trois mille hommes, laissée par Cassius et entretenue par la cité, témoigne des capacités de résistance de Rhodes. En somme, aux lendemains de la prise de la cité par C. Cassius Longinus, Rhodes est une cité affaiblie par les ponctions opérées par l’imperator et ses légats (Cassius Parmensis, L. Varus, Decimus Turullius), qui eurent lieu au cours de l’année a.C., sans être pour autant abaissée au rang de cité de second ordre. La relation a priori paradoxale de l’épisode de la prise de Rhodes dans le Rhodiakos se comprend mieux si l’on sait que Rhodes ne se rendit pas à Cassius sans combattre, qu’elle ne sortit pas totalement exsangue de cette campagne militaire et qu’elle fut fidèle à César et à ses vengeurs.
Caes., Civ., .. sq.; Cic., Div., ..; Att., ..; Plu., Cic., .. Cic., Fam., ..; Caes., Civ., ... Caes., Civ., .; B. Alex., ; ; -; ; App., BC, ..; ; . Delrieux & Ferriès , en particulier p. . App., BC, ... Appien (BC, ..) relate que Cassius exigea tout l’or et l’argent détenus par le trésor public et par les plus riches citoyens pour des sommes qui atteignirent respectivement cinq cents talents et huit mille talents selon Plutarque (Brut., .). Dion Cassius rapporte que la flotte rhodienne fut confisquée en totalité par le vainqueur (..). En fait, cette confiscation ne fut pas immédiate puisqu’en octobre a.C. Cassius Parmensis, légat des Césaricides venu en Asie pour collecter des fonds, s’empara de trente navires rhodiens et détruisit le reste de la flotte.
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Vers a.C., Marc Antoine pour dédommager les Rhodiens leur fit don des îles de Myndos, Naxos, Andros et Ténos. Les Rhodiens, proches du triumvir, se retrouvèrent alors dans le mauvais camp lors de la bataille d’Actium. S’il est probable qu’Octave leur enleva les îles susmentionnées, ils ne furent pas privés de leur liberté puisque Rhodes figure parmi les cités libres énumérées par Pline l’Ancien. La mansuétude d’Octave peut s’expliquer par le prestige de Rhodes et la volonté affichée par l’imperator de ne pas heurter brutalement les Grecs. II. RHODES, CAUNOS,
LES CITÉS ATTRIBUÉES ET
ROME
Au cours d’un développement destiné à montrer que les voisins de Rhodes honorent leurs bienfaiteurs (à la différence des Rhodiens qui se montrent ingrats à leur égard), Dion use d’une cruelle ironie à l’égard des Cauniens pour lesquels la question ne se pose même pas: en effet, ces derniers ne sont pas, selon lui, des hommes de bien de sorte qu’ils ne profitent pas des évergésies de la part de bienfaiteurs – ce qui est bien entendu inexact. En revanche, l’orateur souligne un point juridique important concernant le statut de la cité carienne dont le destin est lié de façon récurrente à celui de Rhodes ([]).
App., BC, ... Selon Appien, les îles furent retirées aux Rhodiens peu de temps après leur octroi car ces derniers traitaient leurs habitants de manière trop dure. Ce fut sans doute Octave qui décida ce dessaisissement (Fraser & Bean , -), peut-être lorsqu’il rencontra Hérode le Grand à Rhodes, en a.C. (J., BJ, .; AJ, .). Plin., Nat., ..: sed pulcherrima est libera Rhodos. Guerber . [] Τίς γὰρ παρὰ Καυνίοις γέγονε γενναῖος ἀνήρ; Ἢ τίς πώποτε ἐκείνους ἀγαθόν τι πεποίηκεν; Οἵ γε δουλεύουσιν οὐχ ὑμῖν μόνοις, ἀλλὰ καὶ Ῥωμαίοις, δι’ ὑπερβολὴν ἀνοίας καὶ μοχθηρίας διπλῆν αὑτοῖς τὴν δουλείαν κατασκευάσαντες. Ταῦτα δὲ καὶ περὶ ἄλλων τις ἂν εἴποι τῶν ὁμοδόξων («Et en effet, qui, chez les Cauniens, n’a jamais été un homme noble? Ou qui ne leur a jamais fait du bien? Eux, justement, sont non seulement vos esclaves mais aussi ceux des Romains, parce qu’en raison de l’excès de leur folie et de leur méchanceté, ils se sont créé une double servilité! Et l’on pourrait en dire autant des autres qui ont la même réputation»).
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CHAPITRE III
. Les relations entre Rhodes et Caunos L’examen de la question des relations entre Caunos (cité jadis attribuée à Rhodes par Sylla) et Rhodes permet de préciser le statut juridique des deux cités et de mesurer l’étendue du pouvoir exercé par les Rhodiens. Dion insiste sur l’abaissement moral de la cité carienne ([], []) et sur sa «double sujétion» vis-à-vis de Rhodes et de Rome ([]), alors qu’elle a été une cité libre au cours de son histoire. Au paragraphe [], l’orateur souligne qu’il n’y a pas de manière plus juste de posséder un honneur que celle où un homme de bien et digne de reconnaissance le reçoit en échange de nombreux bienfaits, et illustre son propos en dénigrant les Calymniens et plus encore les Cauniens. Au paragraphe [], les Cauniens, associés cette fois aux Myndiens, essuient de nouveau une remarque méprisante. Dion précise son propos et donne la clé de la situation déprimée de Caunos: les Cauniens sont à la fois esclaves des Rhodiens et des Romains «parce qu’en raison de l’excès de leur folie et de leur méchanceté, ils se sont créé une double servilité!» ([]). L’orateur suggère l’existence d’une relation de causalité entre le comportement déraisonnable des Cauniens et leur double sujétion. En d’autres termes, le comportement des habitants de Caunos a provoqué à la fois la suppression de l’éleuthéria de la cité carienne et son attribution à Rhodes. Il faut alors comprendre que [] Ἢ παρὰ τίνος κυριωτέρου καὶ μείζονος ἢ παρὰ τοῦ Ῥοδίων δήμου καὶ τῆς ὑμετέρας πόλεως; Καὶ γὰρ τοῦτο οὐ σμικρόν ἐστι, τὸ μὴ Καλυμνίους εἶναι τοὺς δεδωκότας ἢ τοὺς κακοβούλους τούτους Καυνίους («Ou de qui [pourrait-il le recevoir] qui ait plus d’autorité et soit plus considérable que le peuple de Rhodes et votre cité? Et en effet ce n’est pas anodin, le fait que les Calymniens n’ont pas été à l’origine du don, ni ces Cauniens insensés»). Myndos était une cité carienne près d’Halicarnasse. [] Καὶ μὴν εἴ τις ὑμᾶς Καυνίοις ἢ Μυνδίοις ὁμοίους εἶναι λέγοι, σφόδρα ὀργιεῖσθε καὶ βλασφημεῖν αὐτὸν ἡγήσεσθε κατὰ τῆς πόλεως («Et assurément, si quelqu’un prétend que vous êtes semblables aux gens de Caunos ou de Myndos, vous laisserez éclater votre colère et penserez qu’il médit de votre cité»). Dion dans le Discours (Aux Alexandrins), § , fait allusion à la fièvre qui à Caunos «s’est presque emparée de la cité», à tel point que «c’est un sujet d’opprobre collectif que tous les habitants soient touchés» (trad. D. Kasprzyk, dans Kasprzyk & Vendries , ); sur l’insalubrité du climat de Caunos: Str. ..; Robert , -. La métaphore médicale renvoie peut-être aussi à une crise sociale et politique qui aurait mené les Cauniens au désastre, c’est-à-dire à la perte – récente (proche des dates des discours et ) – de leur autonomie et à leur retour au statut d’attribués de Rhodes.
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l’attribution de la cité de Caunos ne signifiait – à la date du discours de Dion (pas plus qu’à l’époque de Sylla, comme nous le verrons) – ni une incorporation à un territoire (ici celui de Rhodes), ni la perte de son statut poliade. Par contre, Rhodes devait percevoir le uectigal, de sorte que les Cauniens (les attribués), sujets de Rome (la puissance attribuante), furent également sujets de Rhodes (la cité attributaire), dans le sens où la perception de l’impôt était effectuée par des Rhodiens. En effet, le passage de Cicéron qui indique que les Cauniens «eurent recours au Sénat, afin de payer le tribut à nous plutôt qu’aux Rhodiens» (confugerunt ad senatum, nobis ut potius uectigal quam Rhodiis penderent), suggère que le conflit porte sur la perception de l’impôt et non sur une soumission politique, même si la soumission à l’impôt est un signe de sujétion d’autant plus insupportable que les pratiques des percepteurs rhodiens sont brutales. S’il est difficile de savoir si les Rhodiens obtinrent la ferme du vectigal dû à Rome, ou s’ils perçurent un tribut au profit de leur cité – ce qui semble plus vraisemblable, il est indiscutable que Caunos conserva son territoire ainsi que son autonomie politique. Il est
Il existe par contre des attributions qui impliquent l’expulsion provisoire ou définitive – et d’envergure variable – des populations vivant sur les territoires attribués, comme celles qui bénéficièrent à Delphes, à Athènes (aux dépens d’Élatée et d’Haliarte), de Thasos sur sa Pérée (Bertrand ). Cic., Q.fr., ... J.-M. Bertrand, citant l’exemple de Caunos attribuée à Rhodes, émet l’hypothèse selon laquelle le Sénat aurait parfois souhaité limiter «la puissance des compagnies (de publicains) et de leurs agents», et «permettre aussi à des Grecs de se porter soumissionnaires» (Nicolet , ). On adopte ici le point de vue de Th. Mommsen (-, ): la cité est sous juridiction du gouverneur romain; Sylla avait seulement donné aux Rhodiens le droit d’encaisser les impôts à Caunos et de les utiliser pour leur propre usage. Les honneurs rendus par le peuple des Cauniens aux dignitaires romains qui gouvernent l’Asie (L. Licinius Murena en / a.C., accompagné par son fils C. Licinius Murena, Publius Cornelius Sylla, proconsul, en a.C.) montrent que le dèmos de Caunos, agissant de façon autonome vis-à-vis des autorités rhodiennes, courtise les dignitaires dont il dépend: les premiers sont récompensés de leur eunoia, tandis que P. Cornelius Sylla est appelé «patron, évergète et sauveur», épithètes incompréhensibles si la cité était sous la dépendance de Rhodes. Sous le principat, son dèmos vote (parfois avec la Gérousie ou avec la boulè) l’octroi de dédicaces honorifiques à des notables locaux, à des prêtres ou des prêtresses du culte impérial, à des dignitaires romains (Marek , nos , ), ou encore à des empereurs
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CHAPITRE III
nécessaire de suivre le fil chronologique des relations entre Rhodes, Rome et Caunos pour valider notre propos. En a.C., lors de la paix d’Apamée, Caunos n’avait pas été cédée par la commission de sénateurs. La cité ne jouait pas un rôle secondaire parmi les cités côtières: au contraire, elle était au IIe siècle a.C. suffisamment influente pour que les Smyrniens aient demandé des juges cauniens pour leurs procès. Louis Robert a souligné que lorsque Delphes faisait annoncer la célébration des Pythia, «Caunos [figurait] après Cnide, avant Calynda, Callipolis, Théangela et Mylasa» et que les théores y étaient reçus par des théodoroques. D’autres documents attestent la présence de Cauniens à l’étranger, notamment dans des concours panhelléniques tels que les Asklépeia de Cos, tandis qu’à l’époque impériale un certain Mettianos de Caunos est nommé parmi les élèves qui ont dressé un monument dans l’Artémision d’Éphèse au sophiste Sôtèros. Caunos connaît cependant un destin politique heurté puisque, possession lagide aux IVe et IIIe siècles, la cité aurait été achetée par les Rhodiens aux autorités ptolémaïques au début du IIe siècle a.C. selon Polybe, puis ou à des membres de la maison impériale: Tibère (Marek nos , ), Julie (n° ), et Trajan (n° ). Sur la description géographique de la cité (topographie, ressources), voir Robert . L’auteur combat l’image promue par Bean (, ) d’une cité marginale s’efforçant difficilement de faire accepter son égalité avec les autres cités grecques de la côte. La publication par Chr. Marek du corpus des inscriptions cauniennes et la réunion des textes littéraires évoquant le rôle de Caunos périme en grande partie le point de vue de Bean. Robert , -. Robert , ; IK – Ephesos (Cf. Puech , -). En a.C. selon Will (, ). La date est discutée: Magie , , est favorable à une datation basse – a.C. – estimant peu probable que les Rhodiens aient pris possession de la cité immédiatement après avoir promis de la défendre contre Antiochos. Polybe (.) ne donne pas de date lorsqu’il rapporte qu’Astymédès, plaidant auprès du Sénat les intérêts des Rhodiens après Pydna, rappela que Rhodes avait acheté Caunos pour deux cents talents aux généraux de Ptolémée (᾽Αλλὰ Καῦνον δήπου διακοσίων ταλάντων ἐξηγοράσαμεν παρὰ τῶν Πτολεμαίου στρατηγῶν). Tite-Live (, , trad. G. Achard, CUF) affirme pour sa part qu’après la victoire de Rome contre Philippe V à Cynoscéphales en a.C., les Rhodiens «n’oublièrent pas un autre souci, celui de protéger la liberté des cités alliées de Ptolémée, qu’Antiochos menaçait de guerre […]. Ils sauvèrent ainsi la liberté des gens de Caunos, de Myndos, d’Halicarnasse et de Samos» (causaque libertatis fuerunt Cauniis, Myndiis, Halicarnassensibus Samiisque). Il semble donc qu’en , Caunos fut encore une cité protégée mais non achetée par Rhodes. L’achat à des stratèges d’un Ptolémée a pu avoir lieu plus tard tandis que Rhodes exigeait des Cauniens le versement
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octroyée officiellement à l’époque de la guerre contre Antiochos III (selon nous après a.C.), et demeura sujette de Rhodes jusqu’au lendemain de la bataille de Pydna, comme le suggère le discours de l’ambassadeur rhodien Astymèdes devant les Patres en a.C. À cette date, les Cauniens se révoltèrent, furent défaits par Rhodes, mais obtinrent d’être délivrés de la garnison rhodienne en vertu d’une décision (δόγμα) du Sénat romain, prélude à une émancipation de la tutelle de Rhodes. On peut penser que le culte de Θεὰ Ῥώμη et les concours dédiés à Rome et à Létô ont été institués soit après la révolte de a.C., soit après que le Sénat eut octroyé à la cité sa liberté, qui est selon nous une éleuthéria et non un simple affranchissement de la mainmise rhodienne, parce qu’à cette date l’Asie n’était pas encore provincialisée. Deux concours pentétériques (l’un athlétique, l’autre dramatique) dédiés à Rome et à Léto prirent le nom de Lètôa Rômaia, puis celui de Lètôa Kaisareia. Un certain Polyxénos fils de Philagros a été honoré au IIe siècle a.C. lors des concours pentétériques «de Léto et de Rome» (dans cet ordre).
de lourds tributs (Plb., ..). Selon Appien, Mith., , Caunos devint sujette de Rhodes «après la guerre contre Antiochos», c’est-à-dire après la défaite d’Antiochos III et l’établissement de la paix d’Apamée en /. Les deux sources ne sont pas en contradiction si l’on pense qu’une acquisition vénale a été en quelque sorte entérinée lors de la paix d’Apamée. Ainsi Badoud (, ) remarque qu’après , des subordonnés du στραταγὸς εἰς τὸ πέραν, des ἁγεμόνες, sont en fonction à Caunos et dans les territoires que le traité soumettait aux Rhodiens dans la Pérée intégrée. Il demeure que le récit polybien distingue très clairement Stratonicée, «obtenue pour services rendus à Antiochos et à Séleucos», de Caunos, achetée à des généraux ptolémaïques. La question de l’alliance avec Rome est soulevée par Polybe (..-): les exilés cauniens et stratonicéens étant parvenus à Rome, une audience leur fut donnée, et un sénatus-consulte (δόγμα) enjoignit aux Rhodiens de retirer leurs garnisons de ces deux villes. Les deux ambassadeurs rhodiens, Philophron et Astymédès, se hâtèrent de retourner à Rhodes. Selon le Mégalopolitain (..), les ambassadeurs rhodiens entendus à Rome soulignèrent la différence entre la Lycie et la Carie données puis retirées par le Sénat, et d’autre part Stratonicée obtenue pour services rendus à Antiochos et à Séleucos, et Caunos achetée à des généraux de Ptolémée. Chacune des deux cités rapportait cent-vingt talents. L’ambassadeur rhodien, Astymédès, déclara que pour obéir au Sénat, les Rhodiens avaient renoncé à des bénéfices considérables. Il semble donc, à la lecture de Polybe, que Rhodes ait renoncé à soumettre ces deux cités afin de sauver l’alliance avec Rome. Mellor , . C’est du reste en a.C. ou peu après que des cultes rendus à Rhodes et à Rome ont pu exister dans des cités soumises à Rhodes. Ibid., : le dernier concours portant ce nom est attesté à l’époque flavienne. SEG [] .
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CHAPITRE III
Lors de la guerre contre Mithridate des Romains furent sauvagement massacrés dans la cité carienne. Attribuée à Rhodes par Sylla, la cité s’était plainte sans succès auprès du Sénat de la dureté de leur maître. Les Cauniens ne furent cependant pas déchus de leur statut poliade puisque le peuple de Caunos (ὁ δῆμος ὁ Καυνίων) éleva vers - a.C. (?) au plus tôt deux statues en bronze. La première, une statue équestre, fut érigée en l’honneur de L. Licinius Murena, placé par Sylla à la tête de la province d’Asie en -. La seconde fut élevée en l’honneur de son fils C. Licinius Murena qui, édile curule vers a.C., servit comme légat de son frère aîné Lucius en Gaule Transalpine en / a.C.; le père et le fils, qualifiés d’évergètes et de sauveurs, reçurent des couronnes d’or, pour leur valeur et leur bienveillance vis-à-vis de la cité. Les assauts de prévenance à l’égard de L. Licinius Murena, peu d’années après le massacre de Romains, témoignent de la tentative de se rapprocher de Rome et d’effacer progressivement le souvenir des guerres mithridatiques. Le peuple de Caunos honore par une inscription, une couronne d’or et un buste de bronze P. Cornelius Sylla, «proconsul», son «patron, évergète et sauveur» en a.C.. Ce rapprochement avec les autorités romaines se poursuit au cours des années , puisque le dèmos des Cauniens honore vers / a.C. par une couronne d’or et un buste de bronze C. Scribonius [Curio], ainsi que son épouse Memmia. Il semble qu’à cette date, Curio ait été questeur d’Asie. Toutefois, les inscriptions ne signalent pas un recouvrement par Caunos de ses patrioi nomoi. Celle-ci compta toujours, semble-t-il, parmi les cités stipendiaires intégrées à la province d’Asie en / a.C., si l’on ouvre le dossier des créances de Pompée à partir d’une lettre de Cicéron. En effet, lors de l’exercice de sa promagistrature en Cilicie, Cicéron intervint auprès du proconsul d’Asie Q. Minucius Thermus pour lui recommander M. Cluvius de Pouzzoles, financier et familiaris. Ce dernier avait prêté de l’argent à cinq villes App., Mith., . Appien condense les événements dans une séquence linéaire mais inexacte. Les Cauniens furent sujet de Rhodes avant la guerre d’Antiochos et furent rendus à la liberté en a. C., de sorte qu’ils ne «venaient (pas) d’être libérés par les Romains» à la veille de la guerre de Mithridate. Cic., Q.fr., .. (la lettre date de a.C. mais décrit des situations antérieures). Bernhardt . Voir AE , -. Marek , n° . Marek , n° -. Broughton , . Cic., Fam., ..-. Migeotte , -; Fournier , .
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cariennes, Mylasa, Alabanda, Héraclée, Bargylia et Caunos, et ne parvenait pas à se faire rembourser. Si l’affaire est urgente, c’est que Cluvius est un agent de Cn. Pompée. Le cas de Caunos est celui qui semble poser le moins de problèmes puisque les Cauniens affirment avoir réuni la somme due et l’avoir déposée dans un sanctuaire afin que les intérêts des sommes débitrices cessent de courir. Cicéron demeure méfiant et demande au proconsul d’Asie de s’assurer que le dépôt a été réellement effectué en conformité avec les dispositions de l’édit provincial ou d’un décret, afin que les intérêts dus à Cluvius soient maintenus. Le fait que Caunos soit dans l’obligation de se soumettre à un édit provincial suggère que la cité n’était pas en / a.C. une cité libre. Pour une période plus basse, Strabon ne nous aide guère à préciser le statut de la cité à la date de rédaction de sa Géographie lorsqu’il note, à propos de Caunos, cité possédant un arsenal maritime et un port fermé, que «Les Cauniens naguère avaient prétendu se séparer des Rhodiens, mais un jugement des Romains remit les Cauniens en possession de Rhodes». Cette incise renvoie à un discours du rhéteur Apollonios Molon, ambassadeur des Rhodiens à Rome en a.C., prononcé contre les Cauniens. La volonté du peuple de Caunos d’honorer les dignitaires romains s’affiche encore en a.C., lorsque des honneurs identiques aux précédents distinguent M. Barbatius Pollio, questeur propréteur d’Asie sous Marc Antoine et C. Fonteius Capito, légat propréteur. Chacun de ces dignitaires romains fut honoré comme «patron» par le dèmos de la cité, ce qui traduit une volonté de rapprochement avec les autorités romaines. . La «double servitude» de Caunos au
Ier
siècle p.C.
À l’aube du Principat, selon un cheminement qui échappe, Caunos a acquis la liberté et figure parmi les ciuitates liberae dénombrées par Cic., ibid. L’idée de Peppe (, -), acceptée par Fournier (, ), selon laquelle Caunos n’était sans doute pas une ciuitas libera, nous semble juste (contra Bernhardt , , n. ). Str. ... Marek , n° et . Bernhardt , , n. . L’auteur se fondant sur un passage de Cicéron (Fam., ..) présume la liberté de Caunos parce qu’elle est nommée avec d’autres cités libres dans la lettre envoyée au propréteur d’Asie en / a.C. Ce raisonnement ne peut pas
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CHAPITRE III
Pline. Il en va différemment à l’époque de Vespasien au plus tard, puisque Dion, dans le Rhodiakos, souligne que les Cauniens sont désormais esclaves tout à la fois de Rhodes et de Rome. Pour certains, la situation décrite par Dion renvoie aux guerres mithridatiques. Nous nous heurtons alors à une difficulté logique: si le passé de l’époque syllanienne est rappelé dans ces lignes, comment Caunos aurait-elle pu être assujettie, alors même que la cité figure parmi les villes libres depuis l’époque augustéenne? L’allusion à la double douleia de Caunos est antérieure (ou au plus tard contemporaine) à l’époque du discours de Dion mais postérieure aux sources d’époque augustéenne utilisées par Pline l’Ancien, qui évoquent la liberté de Caunos. Par la suite, dans la mesure où la cité est mentionnée sur le stadiasmos de Patara sans une définition de son appartenance provinciale (à la différence d’Attaleia τῆς Π[αμφυλίας] ou de Kybira ἐν τῆι ᾽Ασία[ι]), on peut penser que Caunos a fait partie de la Lycie dès la création de la province sans que l’on puisse exclure qu’elle fut encore libre à cette date, puisque ce document mesure des itinéraires existants et ne prend pas en compte le statut juridique des cités. Caunos figure ensuite parmi les cités lyciennes dans la loi douanière (dèmosionikos nomos) de Myra-Andriakè, dont le texte fut gravé dans les années -/ (gouvernement de C. Licinius Mucianus). Il s’agit là d’un indice fort en faveur de son rattachement, même si le selon nous être retenu (voir supra). Nous préférons suivre Henze (, ) et Schmitt (, ), selon qui le recouvrement de la liberté de Caunos daterait de l’époque de César ou d’Auguste. Plin., Nat., . .: oppidum Caunos liberum. À partir de Cicéron (Q.fr., ..), J.W. Cohoon et L.H. Crosby (, -) ont avancé l’idée suivante: «The Caunians, who had been tributary to Rhodes by Sylla in punishment for their part in the massacre of Italians in Asia Minor in , appealed to the Roman Senate to be allowed to pay tribute to Rome rather than to Rhodes. This passage leads us to infer that their petition was rejected and that they were required to pay tribute to both Rhodes and Rome». Chr. Marek mesure lui aussi la diatribe de Dion à l’aune de l’attitude catastrophique des Cauniens lors des guerres mithridatiques (, -). Outre que l’on ne peut accepter l’idée que les Cauniens paient à la fois un tribut à Rhodes et à Rome (en effet les Cauniens demandent à être soumis aux publicains et à passer directement sous la puissance romaine, ce qui signifie clairement qu’ils ne sont pas soumis fiscalement à la fois à Rhodes et à Rome), il est clair que Dion de Pruse évoque la situation des Cauniens vis-à-vis de Rhodes, telle qu’elle se présente au moment où il prononce son discours. Rousset . Takmer (= AE, , ).
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règlement douanier la range avec Kalynda, Lissai et Lydai parmi les cités qui bénéficient de dispositions spéciales (l. : εἰ]σα[γομέ]νω[ν] πάντων ἔστω ἀτέλε[ι]α· ἐν δὲ Καύνῳ κα[ὶ Κα]λύνδοις καὶ Λί[σσαις κα]ὶ Λύδαις). Le traitement particulier qui affecte ces cités sous Néron est lié au fait que, bien que membres du koinon de Lycie et rattachées à cette province, elles doivent payer un tribut à Rhodes. Les Cauniens, à une date ultérieure au Discours , honorent enfin régulièrement les gouverneurs en fonction en Lycie-Pamphylie, ce qui suggère le rattachement de la cité à la province gémellaire. Ainsi la «servitude» des Cauniens semble renvoyer à la situation qui a cours au moment où Dion s’adresse aux Rhodiens. En outre, l’orateur vise à éveiller la conscience de son auditoire en lui présentant des arguments qui évoquent la situation actuelle des cités libres et des cités sujettes. On peut supposer que Caunos put toutefois se dégager de l’emprise rhodienne à certains moments des règnes de Claude et de Vespasien, lorsque les Rhodiens perdirent momentanément leur statut de ciuitas libera. Par la suite, la sujétion fiscale de Caunos est attestée encore en p.C. par une inscription très fragmentaire retrouvée lors des fouilles du Lètôon de Xanthos. En effet, les deux cités qui se déchirent ([τῶ]ν πόλεων ἐχθ[ο] υσῶν πρὸς ἀλλή[λας]), Calynda, qui appartient au koinon lycien, et Caunos, située géographiquement en Carie orientale mais intégrée sans doute à cette date à la province de Lycie-Pamphylie, sont toutes deux Marek , n° pour Marcus Luscius, gouverneur en -; Marek , n° pour Calpurnia Paula, épouse du chevalier Caristianus Fronto, procurateur de Lycie-Pamphylie en -; Marek , n° pour C. Cassius Salamallas, procurateur de Trajan de la province de Lycie-Pamphylie-Galatie; Marek , n° pour Pompeius Falco, légat propréteur de Lycie-Pamphylie c. -. Observons que le verbe δουλῶ («asservir, réduire en esclavage») est au présent (οἵ γε δουλεύουσιν). De même, la référence aux Myndiens ([]) ou aux Calymniens ([]) est supposée faire offense aux Rhodiens au moment où Dion s’adresse à son auditoire. Balland , -, n° . L’éditeur présente huit éléments d’un long texte recomposé de façon partielle à partir de seize fragments d’une grande stèle de calcaire. Celle-ci porte le règlement d’un litige ayant opposé la cité de Calynda, membre du koinon lycien et la cité portuaire de Caunos. Le conflit devait porter sur des questions commerciales (l’utilisation des ports), fiscales (fragment B, l. -), qui engageaient un litige territorial: aux l. - du fragment C, il est question d’une décision (romaine) à propos d’une palaia orothésia, puis d’une archaia orothésia, c’est-à-dire d’une ancienne délimitation.
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CHAPITRE III
tributaires de Rhodes comme en témoigne le texte gravé à la l. du fragment B: «- - [κα]θὰ καί Ῥοδίοις συντελ[οῦσιν]». La suntéléia en question (les lettres ΣΥΝΤ [- - ] apparaissent également à la l. du fragment C) est fiscale et ne saurait être territoriale. En effet, un dignitaire romain dont le praenomen est Caius figure à la l. du fragment B et s’exprime ensuite (fragment C) à la première personne du singulier: comme juge, il a écouté les deux parties (l. et ) et dit avoir œuvré pour le règlement du conflit (l. ). Il a été identifié par A. Balland à C. Iulius Avitus, consul suffect en et légat propréteur de Lycie-Pamphylie entre et janvier . Ainsi, le litige est réglé par un dignitaire romain, ce qui prouve que les deux cités en conflit relevaient du droit provincial. Par ailleurs, il semble que l’accord entre Calynda et Caunos ait été au préalable négocié soit par le koinon des Lyciens, soit par une autre cité grecque, en tout cas par des juges étrangers aux deux cités qui procédèrent à des votes ([ψ]ῆφοι) et à un décompte de voix (fragment C., l. ) ou bien votèrent (ἐπιψηφιοῦνται fragment B, l. ). Il y eut donc un arbitrage grec, «à un certain stade de la procédure». En somme, Caunos se présente comme une cité grecque dont le litige avec Calynda a été tranché ou dont la résolution a été actée par un légat propréteur romain dans le cadre d’un processus de conciliation mené par l’entremise du koinon lycien, qui aboutit à un accord entre les deux Balland , . Certains indices suggèrent la datation de l’inscription, ce qui permet à l’éditeur de proposer le nom de C. Iulius Avitus, légat impérial de Lycie Pamphylie entre et : sur le fragment A, l. , «les lettres ΕΥΔΗ paraissent être le début du nom Eudèmos», qui pourrait être identifié à Veranius Eudèmos, grand-prêtre au début du règne d’Hadrien, père de Q. Veranius Tlépolémos, grand-prêtre éponyme en dont le flaminat daterait l’en-tête du dossier. Cette datation, qui repose il est vrai sur deux restitutions, nous semble solide. Dans la mesure où un gouverneur romain intervient comme juge dans les affaires lyciennes, il semble qu’il faille dater l’inscription postérieurement à la provincialisation de la Lycie en p.C. (Suet., Cl., .; D.C. ..) et plus précisément sous le règne d’Antonin le Pieux. Cette hypothèse formulée par Balland (, ) est confortée par deux éléments: le fragment B aux l. et fait référence à un jugement (hè krisis) antérieur daté par un magistrat éponyme, Sarpédon, que l’éditeur identifie à Sarpédon fils de Pantaneios, grand-prêtre en ; ensuite, le lieu de rédaction du document figure à la l. du fragment B. Il s’agit de Tlos, cité lycienne, qui a pu accueillir une assemblée du koinon. Balland , . Voir également l’analyse de ce document par Heller , -. L’auteur privilégie de façon argumentée l’hypothèse d’un conflit «de nature commerciale et fiscale» opposant les deux cités.
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cités. Les deux poleis jouissent d’une certaine autonomie juridictionnelle (Caunos n’est pas juridiquement sujette de Rhodes), qui est toutefois limitée par le droit romain, puisqu’un gouverneur a rédigé à ce propos un édit ou plus vraisemblablement une simple lettre (epistula). Bien que Caunos ait été tributaire de Rhodes, le conflit avec Calynda n’a pas été réglé par des juges de la cité attributaire, tandis que l’intervention du gouverneur romain prouve que les deux cités dépendaient du droit provincial. En définitive, ce que Dion nomme le double esclavage des Cauniens est l’attribution (fiscale) de Caunos par le pouvoir impérial à Rhodes. Les Cauniens ont un statut d’attribués qui les rend fiscalement tributaires de Rhodes et qui en même temps les laisse juridiquement sous l’emprise du gouverneur romain. La notion de cité tributaire apparaît dans un autre passage du Rhodiakos. En effet, Dion énumère au paragraphe [] certains fondements de la richesse de Rhodes qui devraient éloigner les habitants de la tentation coupable de réutiliser les statues en effaçant le nom des honorati. Dion songe ici à la Pérée rhodienne, plus particulièrement à ce qu’il est convenu d’appeler la «Pérée sujette» puisque la Pérée intégrée (la Chersonèse de Carie à l’exception de Cnide) fait partie de l’État rhodien. Sous le vocable de «Carie», l’orateur fait allusion aux territoires cariens qui dépendaient de Rhodes (Pisyè, Mobôlla, le koinon des Leukodeis, Leôndeis, Pladasa, Thèra, le territoire des Tarmianoi, Ula, Idyma, Kallipolis, le koinon des Laodicéens, etc.). En Lycie, Rhodes possède des territoires comme celui de Daidala et tire profit de cités tributaires qui, telle Fragment B, l. -: «Qu’un accord soit passé entre les citoyens de Caunos et de Calynda» (εἶναι δὲ Καυνίοις καὶ Καλυνδίοι ὁμο[λογίαν]). Le légat propréteur de Lycie-Pamphylie est intervenu en dans la mesure où la cité lycienne de Calynda était en conflit avec Caunos, également membre du koinon des Lyciens (ainsi la fondation liée au règlement douanier gravé à Caunos est datée par le nom de l’empereur Hadrien, puis par les noms du grand-prêtre des Augustes, Licinius Stasithémis connu comme lyciarque, et du stéphanéphore Andréas, fils de Théôn) et rattachée à la province de Lycie-Pamphylie. Sur Licinius Stasithémis, Kokkinia , . [] Καίτοι τί δήποτε ἐπὶ μὲν τῶν προγόνων ὑμῶν οὐθὲν ἐγίγνετο τοιοῦτον, οὐκ ἐχόντων αὐτῶν πλείονα ἢ νῦν ἔχετε ὑμεῖς; ὅτι γὰρ οὔθ’ ἡ νῆσος χείρων γέγονε καὶ τὴν Καρίαν καρποῦσθε καὶ μέρος τι τῆς Λυκίας καὶ πόλεις ὑποφόρους κέκτησθε («Mais pourquoi, enfin, rien de tout cela n’est-il jamais arrivé du temps de vos aïeux, alors qu’ils n’avaient pas plus que ce que vous avez aujourd’hui? Car votre île n’a pas décliné, vous tirez des revenus de la Carie et d’une partie de la Lycie, vous possédez des cités tributaires»).
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CHAPITRE III
Caunos, n’appartiennent pas à la Pérée sujette. On peut se demander si des cités comme Calynda, Lissai et Lydai, qui sont concernées par des dispositions particulières dans le nomos de Myra-Andriakè, sont encore tributaires de Rhodes à l’époque de Néron et si elles bénéficient, alors qu’elles ont rejoint la province de Lycie-Pamphylie, de certains avantages liés à leur appartenance passée à la Pérée rhodienne. B. Takmer suppose, à juste titre, que les quatre cités bénéficiaient de dispositions spéciales, c’est-à-dire des exemptions de taxes; elles ont probablement été concernées par des clauses spécifiques dans la mesure où elles dépendaient encore de Rhodes dans le domaine fiscal. III. L’EMPEREUR NÉRON DANS LE
DISCOURS
Dans les «Discours aux villes», Dion ne nomme pas les empereurs régnants. Il ne s’interdit pas de citer le nom des empereurs qui ont régné dans un passé plus ou moins proche. Le cognomen de l’empereur Néron est prononcé aux paragraphes [] et [], mais le paragraphe [] évoquait déjà l’empereur sans le nommer. . Néron et la cité de Rhodes L’action de l’empereur Néron est la seule parmi l’ensemble des agissements impériaux qui laisse place dans le discours à un commentaire explicite et étoffé, destiné à marquer le contraste entre le respect du prince à l’égard des monuments de Rhodes – en particulier pour ses statues – et l’action coupable des Rhodiens qui s’adonnent à la métagraphè ([]).
Takmer , . Voir carte en annexe. [] Τοιγαροῦν ἔγγιστα, ἐφ’ ἡμῶν, ὡς ἐπίστασθε, τῶν αὐτοκρατόρων τις οὕτω σφόδρα ἡττήθη τοῦ πράγματος καὶ ἐπεθύμησε τῆς ἐκεῖ νίκης ὥστε καὶ ἀγωνίσασθαι παρ’ Ἠλείοις, καὶ τοῦτον ὅρον ἡγήσασθαι τῆς εὐδαιμονίας («Voilà pourquoi très récemment, à notre époque, comme vous le savez, un empereur fut si subjugué par cette pratique et a tant désiré la victoire là-bas qu’il a justement concouru chez les Éléens et a considéré ce prix comme la définition du bonheur»). [] Εἶτα Ῥωμαῖοι μὲν καὶ Νέρων οὕτω τὰ παρ’ ὑμῖν ἐτήρησαν καὶ σεμνὰ ἔκριναν· ὑμεῖς δὲ οὐ φυλάξετε; Καὶ Νέρων μὲν ὁ τῶν βασιλέων σφοδρότατος καὶ πλεῖστον αὑτῷ διδοὺς καὶ πρὸς ἅπασαν ἐξουσίαν πάντ’ ἐλάττω νενομικὼς οὐδενὸς ἀφείλετο τὴν εἰκόνα τῶν παρὰ μόνοις Ῥοδίοις τιμηθέντων («Et puis les Romains et Néron ont ainsi sauvegardé
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La première manifestation attestée de la bienveillance de Néron envers Rhodes remonte au début des années . En p.C., la liberté avait été enlevée aux Rhodiens par l’empereur Claude. Sa restitution, à mettre au compte du jeune Néron, est attestée à la fois par des sources littéraires et épigraphiques, mais sa datation est aujourd’hui encore disputée. En effet, Suétone écrit que le jeune Néron plaida la cause des Rhodiens (de même que celles de Bologne et d’Ilion) devant Claude, alors que ce dernier était consul. À l’époque du quatrième consulat éponyme du prince (janvier p.C.), le futur Néron, né le décembre p.C., entrait dans sa dixième année. Il ne peut donc s’agir – si l’on suit Suétone – que du cinquième consulat de Claude daté de janvier p.C. À cette date Tiberius Claudius Nero, adopté par Claude, n’a pas encore quatorze ans et il n’épousera Octavie qu’en p.C. Tacite rapporte les mêmes épisodes parmi d’autres – le mariage avec Octavie, la plaidoirie en faveur des gens d’Ilion, la subvention de millions de sesterces octroyée aux habitants de la colonie de Bologne détruite par un incendie, le retour à la liberté des Rhodiens, la remise du tribut pour cinq ans aux Apaméens victimes d’un tremblement de terre – à la date de p.C.. Cette divergence des sources a été examinée de façon détaillée par Ph. Fabia, dont nous adoptons les principales conclusions. Dans ce passage, Suétone est elliptique tandis que Tacite est précis. Surtout, Suétone fait erreur dans ce même paragraphe lorsqu’il écrit: «Au cours de sa onzième année, il (Néron) fut adopté par Claude, et reçut pour maître Annaeus Seneca, alors déjà sénateur». L’adoption de Néron par Claude se fit dans sa treizième année, le février p.C., tandis que Sénèque ne devint son précepteur qu’après son retour d’exil en p.C., lorsque Néron eut onze ans passés. L’hypothèse selon laquelle Suétone aurait confondu le discours de remerciement adressé à son père en p.C. (à l’occasion de la prise avant l’âge de sa toge virile, de sa nomination comme prince vos biens et les ont jugés sacrés; et vous, vous ne les préservez pas? Néron, le plus impétueux des empereurs, qui s’est attribué le plus à lui-même et qui a considéré tout comme inférieur par rapport à toute sa licence, ne priva de leur statue aucun de ceux qui avaient été honorés chez les seuls Rhodiens»). D.C. .. (pour cause d’exécution capitale de citoyens romains); Tac., Ann., .. Suet., Nero, . Tac., Ann., .. Fabia , en particulier p. -. Suet., Nero, . (trad. H. Ailloud, CUF).
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de la jeunesse et de la distribution de donatiua et de congiaires) avec le plaidoyer envers les cités est séduisante. Une chose paraît certaine: les Rhodiens retrouvèrent leur éleuthéria non pas en mais en p.C. Deux inscriptions témoignent du recouvrement du statut de cité libre. La première indique aux lignes - que la cité retrouva sa constitution ancestrale et ses lois (sa patrios politeia et ses nomoi) – c’est-à-dire sa liberté – grâce à «Tibère Claude César Germanicus empereur». La seconde, datée de la première année du règne de Néron en p.C., témoigne d’une fébrilité certaine des autorités rhodiennes qui ont dépêché une ambassade auprès du prince suite à l’inquiétude causée à Rhodes par une lettre trompeuse qui leur a été adressée au nom des consuls. La liberté de la cité dut être confirmée dans la partie manquante (à partir de la ligne la pierre est endommagée en bas) puisque Néron affirme: «Moi qui suis bien disposé envers votre cité depuis mon plus jeune âge - - -», affirmation que les sources littéraires attestent. Le contexte de l’envoi d’une ambassade à Rome n’est pas clair, mais il semble que la crainte des Rhodiens était liée à une lettre en provenance des consuls (?) peut-être à propos de troubles internes qui à cette date affectaient la cité: l’empereur cite en effet la mise au point effectuée par le chef de l’ambassade Claudius Timostratos à propos des différends relatifs «au régime démocratique de votre cité» (l. -: πρὸς τὴν τῆς πόλεως δημοκρατίαν). Un passage du texte pourrait suggérer une attitude inappropriée des Rhodiens vis-à-vis des autorités romaines puisque Néron, lorsqu’il fait l’éloge du chef de l’ambassade et souhaite clore tout malentendu, souligne qu’on lui avait rappelé que ce dernier «avait eu une attitude juste envers nous» (l. -). Les différends auraient plutôt porté sur le statut de la cité dans l’empire. En tout cas, l’alerte fut si sérieuse que les Rhodiens envoyèrent plusieurs ambassadeurs (munis d’un décret) qui rappelèrent à l’empereur les sacrifices offerts par les Rhodiens pour la santé de la famille de Néron et le maintien de son pouvoir tandis que Timostratos procéda à un éclaircissement au sujet du caractère démocratique de la cité.
IG XII., est datée par Fr. Hiller Von Gaertringen de l’année p.C. La date de p.C. est préférable. Syll (= Badoud , TRI ), l. -: οἱ πρέσβεις ὑμῶν οὕς ἐπὶ τῇ ψευδῶς ἐπιστολῇ πρὸς ὑμᾶς κομισθείσῃ τῷ τῶν ὑπάτων ὀνόματι ταραχθέντες πρὸς με ἐπέμψατε.
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C’est sans doute ce retour à la liberté qui est fêté par Apollonidas de Smyrne et par Antiphilos de Byzance: «Autrefois l’île du soleil, je suis aujourd’hui celle de César, moi Rhodes (…). Je m’éteignais déjà quand un nouveau rayon m’éclaira, ô Soleil, et à ta lumière Néron ajouta son éclat. Dirai-je à qui je dois le plus? L’un m’a fait sortir des flots, l’autre m’en a tiré quand déjà je m’y enfonçais.»
L’éditeur, et à sa suite nombre de chercheurs, ont estimé que Nérôn renvoyait au cognomen de Tibère. Ce n’est pas impossible, mais cette mise en parallèle de l’empereur, évergète suprême, qui a rendu un service sans équivalent à la cité, avec le dieu fondateur (Hélios), oriente davantage vers Néron que vers Tibère. Le caractère solaire de Néron est en outre affirmé sur une monnaie, datée postérieurement à p.C. par les éditeurs du Roman Provincial Coinage, où l’empereur porte une couronne radiée. Si la bienveillance de Néron vis-à-vis de Rhodes est attestée dans le domaine politique (le plaidoyer du jeune prince en faveur du retour à l’éleuthéria de Rhodes devant l’empereur Claude, puis la ferme défense de la liberté rhodienne lors de son accession à la pourpre), Dion met davantage l’accent sur le respect tout particulier qui a animé l’empereur vis-à-vis des statues rhodiennes. . Les pillages de Néron en Orient Aucune statue rhodienne ne fut, en effet, pillée et emmenée par Acratos, le redoutable affranchi de Néron ([-]). Tacite précise qu’en AP, IX, , l. (Apollonidas de Smyrne) et , l. (Antiphilos de Byzance): Ὡς πάρος Ἀελίου, νῦν Καίσαρος ἁ Ῥόδος εἰμὶ νᾶσος, […] Ἤδη σβεννυμέναν με νέα κατεφώτισεν ἀκτίς, Ἅλιε, καὶ παρὰ σὸν φέγγος ἔλαμψε Νέρων. Πῶς εἴπω τίνι μᾶλλον ὀφείλομαι; Ὃς μὲν ἔδειξεν ἐξ ἁλός, ὃς δ᾽ἤδη ῥύσατο δυομέναν (trad. G. Soury, CUF.) En dernier lieu Maillot , . Nous suivons ici les points de vue de Fabia , et de Robert , . RPC I., n° : au droit Néron regardant à droite portant une couronne laurée et radiée avec la légende ΑΥΤΟΚΡΑΤΩΡ ΝΕΡΩΝ ΚΑΙΣΑΡ; au revers une représentation de Nikè regardant à gauche portant une couronne et des palmes avec la légende ΡΟΔΙΩΝ. [-] Ὅπου καὶ Νέρων, τοσαύτην ἐπιθυμίαν καὶ σπουδὴν περὶ τοῦτο ἔχων, ὥστε μηδὲ τῶν ἐξ Ὀλυμπίας ἀποσχέσθαι μηδὲ τῶν ἐκ Δελφῶν, καίτοι πάντων μάλιστα τιμήσας ταῦτα τὰ ἱερά, ἔτι δὲ τοὺς πλείστους τῶν ἐκ τῆς ἀκροπόλεως Ἀθήνηθεν μετενεγκεῖν καὶ τῶν ἐκ Περγάμου πολλούς, αὐτῷ προσήκοντος ἐκείνου τοῦ τεμένους· περὶ μὲν γὰρ τῶν παρ’ ἄλλοις τί δεῖ λέγειν; Τοὺς παρὰ μόνοις ὑμῖν εἴασε, καὶ τοσαύτην ἐπεδείξατο
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Asie et en Achaïe cet Acratos et le pseudo-philosophe Secundus Carrinas furent envoyés spécialement pour piller les statues des divinités en p.C. suite à l’incendie qui avait ravagé Rome. Ce pillage en règle provoqua une révolte à Pergame à l’encontre d’Acratos, interprétée par Néron comme une émeute anti-romaine, qui ne fut pourtant pas réprimée par le proconsul Barea Soranus, lequel, accusé par le chevalier Ostorius Sabinus d’avoir entretenu l’esprit de sédition dans les cités d’Asie fut contraint au suicide en p.C.. Plutarque est allusif, mais Tacite paraît lier le pillage de l’Italie, des provinces, des peuples alliés et des cités libres au souhait de recouvrer des fonds à la suite de l’incendie de Rome afin de reconstruire la cité et suggère que l’accaparement des œuvres d’art et des statues était destiné à orner l’Vrbs. Pourtant, H. Halfmann a avancé l’idée que les Pergaméniens s’étaient attiré la colère de Néron en raison de leur opposition à Acratos et qu’ils perdirent pour cette raison leur droit à frapper monnaie «de l’année au plus tard jusqu’à l’époque de Domitien». Il faudrait alors dater la révolte des Pergaméniens liée aux méfaits d’Acratos de l’année au plus tard. Certes, le proconsulat d’Asie de Q. Marcius Barea Soranus est ancien εὔνοιαν καὶ τιμὴν ἅμα πρὸς ὑμᾶς, ὥστε τὴν πόλιν ἅπασαν ἱερωτέραν κρῖναι τῶν πρώτων ἱερῶν. Ἴστε γὰρ Ἄκρατον ἐκεῖνον, ὃς τὴν οἰκουμένην σχεδὸν ἅπασαν περιελθὼν τούτου χάριν καὶ μηδὲ κώμην παρεὶς μηδεμίαν, ὡς κἀνθάδε ἧκε. Λυπουμένων δ’ ὑμῶν, ὅπερ εἰκός, κατὰ θέαν ἔφη παρεῖναι· μηδὲ γὰρ ἔχειν ἐξουσίαν μηδενὸς ἅψασθαι τῶν ἐνθάδε. […] Τῆς γὰρ πρὸς τοὺς ἡγουμένους φιλίας καὶ τῆς παρ’ ἐκείνων ἐντροπῆς ἀπόδειξις φαίνεται ταῦτα («De fait, même Néron qui montrait tant d’enthousiasme et de zèle à ces choses au point de n’épargner ni les monuments d’Olympie ni ceux de Delphes, bien qu’il honorât ces sanctuaires au plus haut point; voire de déplacer la plupart des statues de l’Acropole d’Athènes et beaucoup de celles de Pergame, bien que ce sanctuaire lui fût cher – à quoi bon parler des monuments d’autres sites? – Néron laissa intacts ceux qui étaient chez vous seuls et montra tant de bienveillance et de respect à la fois envers vous, que votre cité tout entière, il la jugea plus sacrée que les principaux sanctuaires. En effet, vous connaissez le fameux Acratos qui parcourut quasiment toute la terre habitée dans cet objectif, sans laisser le moindre village de côté. Il vint ici aussi. Alors que vous étiez affligés, comme c’est naturel, il vous dit qu’il était venu là pour regarder, car il n’avait aucune autorité pour toucher à rien de ce qui était ici; […] Tout cela est la preuve manifeste de votre amitié pour les autorités romaines et de leur bonne disposition à votre égard»). Sur Acratos, PIR A . Tac., Ann., .. Tac., Ann., . et . Plu., Mor., D. Halfmann , .
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(uetus) lorsque l’accusation se déclenche contre lui, et daté habituellement entre et / au plus tard, c’est-à-dire antérieurement à l’incendie de Rome. Avant l’envoi de Barea Soranus en Asie, deux autres proconsuls, L. Vipstanus Publicola Messala en / et C. (?) Pompeius Longinus Gallus en / durent sanctionner les Pergaméniens si l’on se fonde sur l’interdiction de frapper monnaie qui date au plus tard de . Acratos aurait été actif en Asie, et plus particulièrement dans l’ancienne capitale attalide, au plus tard en , et il aurait été de nouveau présent dans la cité entre et /, date à laquelle le nouveau proconsul s’opposa au pillage «des statues et des tableaux». Si l’on adopte l’hypothèse de H. Halfmann, il faut supposer que le pillage entrepris par Acratos en Asie fut antérieur pour partie à l’incendie de Rome et donc sans lien direct avec l’édification de la Domus Aurea. Les empereurs Vespasien et Titus maintinrent l’interdiction de la frappe monétaire pergaménienne en l’état puisque le monnayage local ne reprit que sous le règne de Domitien. Ainsi, les premiers Flaviens auraient considéré à leur tour la révolte des Pergaméniens comme un mouvement séditieux. Par un procédé rhétorique convenu, Dion accentue le contraste entre la clémence de Néron à l’égard des Rhodiens et le goût du pillage que le prince aurait manifesté, par l’entremise notamment de son affranchi Acratos, dans «quasiment toute la terre habitée». Le rhéteur nomme les sanctuaires qui furent les victimes de la rapacité impériale: il s’agit d’Olympie, de Delphes, de l’acropole d’Athènes, et d’un sanctuaire (?) pergaménien (peut-être celui d’Asclépios?). Le discours dionéen concernant le vol de statues à Olympie, à Delphes et à Pergame, est confirmé par d’autres sources. Pausanias rapporte qu’à Olympie, les Achéens offrirent en commun à titre d’offrandes des statues de ceux qui se présentèrent au tirage au sort pour aller au combat quand Hector défia un Grec pour combattre en combat singulier: «Ceux qui se présentent au tirage au sort contre Hector sont au nombre de huit, le neuvième, la statue d’Ulysse, fut, à ce
Magie , , . Tac., Ann., .: statuas et picturas. RPC II, -. Jones , , n. et . Delphes (Paus. ..); Olympie (Paus. ..; .); Pergame (Tac., Ann., .; ., CIL VI ).
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CHAPITRE III
qu’on dit (λέγουσιν), emporté à Rome par Néron». Pausanias rapporte «ce qu’on dit», sans émettre un jugement de valeur. Par ailleurs, les huit autres statues sont restées en place. La supposée ponction opérée par les envoyés de Néron concernant les offrandes achéennes aurait été sélective et non exhaustive. Il en irait différemment des œuvres offertes par Mikythos. Pausanias énumère en suivant un cheminement topographique qui accompagne sa pérégrination, comme s’il les voyait, les consécrations offertes au sanctuaire d’Olympie par Mikythos telles que des représentations de Coré, Aphrodite, Ganymède, Artémis, des poètes Homère et Hésiode, l’effigie (eikona) d’Agôn portant des haltères (que Pausanias décrit précisément, comme si elles étaient présentes devant ses yeux et donc non emportées à Rome), celles de Dionysos, d’Orphée, une statue (agalma) de Zeus. Selon K.W. Arafat, sur la foi d’un passage ambigu, Pausanias aurait suggéré que les statues énumérées et d’autres encore auraient été volées par Néron: «D’autres consécrations furent encore faites, dit-on, par Mikythos en plus de celles-là, mais à ce qu’on dit, Néron les déroba aussi (τεθῆναι δὲ ὑπὸ τοῦ Μικύθου καὶ ἄλλα ὁμοῦ τούτοις λέγουσι, Νέρωνα δὲ ἀφελέσθαι φασί καὶ ταῦτα).»
Il semble que seules les statues offertes par Mikythos, qui n’ont pas été énumérées par le Périégète, les consécrations faites «en plus de celles-là» – qui ne figurent plus désormais devant ses yeux – ont été effectivement emportées sur ordre de Néron. En effet, Pausanias distingue nettement ce qu’il a trouvé d’une part (les consécrations offertes par Mikythos qu’il décrit), et ce qu’il a entendu dire d’autre part (le vol de statues qu’il ne peut décrire car désormais absentes). En définitive, en sus de la statue d’Ulysse, Néron – aux dires de Pausanias – aurait dérobé un nombre indéterminé de consécrations offertes par Mikythos. Dion ([]) évoque également le pillage du sanctuaire de Delphes par Néron. Selon Pausanias, le prince s’empara de statues de bronze de dieux et d’hommes, dépouilla Apollon de ses statues, et emporta une
Paus. ... Arafat , . Paus. ..-. Paus. .. (trad. J. Pouilloux, CUF). Paus. ...
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statue de la fille de Skyllis, Hydna, jadis offerte par les Amphictyons. Le Périégète place le pillage du sanctuaire dans un mouvement immémorial qui culmine sous Néron. On peut penser que Néron s’empara des statues lors de sa peregrinatio Achaica et plus précisément lorsqu’il se rendit à Delphes pour concourir aux Pythia. En revanche, on peut douter de la réalité du pillage par Néron de «la plupart des statues de l’Acropole d’Athènes» évoqué par Dion. En effet, le Rhodiakos est la seule source littéraire à évoquer ces prédations, tandis que les inscriptions d’Athènes qui témoignent du pillage de statues athéniennes par Caligula et de leur restitution par Claude, soulignent tout au contraire une tentative athénienne visant à flatter Néron en / p.C., à un moment où sa venue à Athènes était peut-être espérée. L’inscription du Parthénon (un résumé de décret honorifique), par laquelle «le Conseil de l’Aréopage, le Conseil des Six-Cents et le Peuple d’Athènes (ont honoré) le très grand empereur Néron César Claude Germanicus, fils du dieu, alors qu’était stratège des hoplites pour la huitième fois, épimélète et nomothète, Tiberius Claudius Novius, fils de Philinos, et qu’était prêtresse (d’Athéna), Paullina, fille de Capito», était placée sur l’architrave est du Parthénon de façon à commémorer une victoire de Néron en même temps que la victoire des Athéniens sur les Perses et la victoire des Attalides contre les Galates. Laquelle? Selon K. Carroll, les Athéniens auraient voulu célébrer la victoire proche de l’empereur en Arménie et peut-être son triomphe à venir à Rome. De plus, on peut penser que les Athéniens honorèrent en p.C. (?) le redoutable Secundus Carrinas, «dévoué à César (Néron)», comme «archonte éponyme» (IG II ), afin de s’attirer ses faveurs et sauvegarder Athènes de ses convoitises. Un dernier argument plaide en faveur de l’absence de pillage: Néron «périodonique» délaissa Athènes dans sa peregrinatio au profit de sites davantage liés à son activité agonistique.
Paus. ... Sur cette question Levin , en particulier p. -. Dion Cassius (mais non Pausanias) mentionne le don effectué par Néron de sesterces à l’oracle de Delphes afin de récompenser la Pythie «qui avait prononcé des oracles qui l’avaient satisfait» (..). IG II -; + Hesperia, , , -, n° ; ; (rééd. Hesperia, , , -, n° ). IG II . Perrin-Saminadayar .
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CHAPITRE III
En somme, le discours de Dion ne peut être assimilé à un témoignage impartial concernant le vol de statues à l’époque de Néron. Il accentue le trait, voire invente du moins en partie, lorsqu’il évoque le pillage des statues de l’Acropole d’Athènes. Son objectif est de souligner le contraste entre la préservation des statues rhodiennes par Néron «le plus véhément des empereurs» et la coupable pratique de la métagraphè qui a lieu à Rhodes du fait des Rhodiens eux-mêmes. Il n’évoque que de façon allusive le pillage de Delphes et d’Olympie, qui sera longuement relaté par Pausanias. Il énonce enfin ce qui semble être une vérité: Néron, qui a pillé les sanctuaires les plus vénérables du monde grec, a préservé les statues de Rhodes. IV. LA LIBERTÉ DE RHODES ET LES RELATIONS AVEC L’AUTORITÉ ROMAINE SOUS LES FLAVIENS Nous avons évoqué le rôle joué par Vespasien dans la perte par Rhodes de son éleuthéria, qui a constitué un traumatisme considérable dans la cité. Le Rhodiakos dont la rédaction est de très peu antérieure à cette déchéance – dont le risque est dans tous les esprits (ceux de Dion et de son auditoire) – ne saurait être compris en dehors de ce contexte: les Rhodiens craignent (a posteriori à juste titre) que le nouveau prince, Vespasien, soit beaucoup moins bienveillant à l’égard de Rhodes que ne le fut Néron, dont les décisions sont éminemment précaires. Vespasien, on le sait, a joué la carte de la restauration en fondant sa légitimité sur la référence augustéenne. Ainsi dans la lex de imperio Vespasiani de Le point de vue d’Arafat , selon lequel le discours dionéen concernant Athènes doit être pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire un discours de rhéteur «whose account should not be examined too closely for its accuracy» doit être complété, car Dion parle d’un empereur récent connu par la foule dont toutes les actions n’ont pas été nécessairement relatées par les autres sources littéraires. L’inscription IG II atteste la présence à Athènes de Secundus Carrinas (à moins qu’il n’ait été archonte éponyme à titre honorifique), lequel n’était sans doute pas venu dans la ville (ou dans la province) sans but précis (Tac., Ann., ., trad. P. Wuilleumier, CUF). Tacite énonce clairement que l’affranchi Acratos, tout comme Secundus Carrinas, «versé dans la philosophie grecque, en parole seulement», avaient pour mission de piller en Asie et en Achaïe les offrandes et les statues des dieux. Il n’est donc pas impossible que Néron ait fait transférer un petit nombre de statues athéniennes à Rome.
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p.C., le prince se présente comme l’héritier, le successeur et le continuateur de la politique augustéenne. Cette loi d’investiture cite trois empereurs (le Divin Auguste, Tibère et Claude) dont il se veut l’héritier et évite de nommer ceux dont la mémoire a été condamnée (Caligula et Néron), tandis que Galba, Othon et Vitellius sont considérés par lui comme de mauvais princes. Les décisions bienveillantes de Néron à l’égard de Rhodes sont extrêmement fragilisées au début du règne de Vespasien, ce qui explique l’élévation de statues de gouverneurs ou de dignitaires romains et l’usage de la métagraphè. La fragilité du maintien de la libertas de Rhodes est également bien comprise par Dion qui en tire des conclusions opposées: à ses yeux une liberté aussi fragile, qui implique de surcroît des pratiques jugées infâmantes est une fausse liberté. La suppression de l’éleuthéria de Rhodes par Vespasien a-t-elle eu un impact sur l’activité diplomatique et monétaire de la cité? Sous les Flaviens, il n’y a pas de frappe de monnaies rhodiennes qui puisse être datée de façon certaine avant le règne de Domitien, règne sous lequel la cité recouvre sa liberté. Il n’est pas impossible que le choc lié à la perte de la liberté, l’instauration d’un tribut dû à Rome, la régulation politique et judiciaire effectuée par un promagistrat romain (le proconsul d’Asie ou l’un de ses legati, ou bien encore le gouverneur de Lycie-Pamphylie?) aient perturbé la frappe des monnaies, mais nous ne disposons pas de preuve positive confirmant cette hypothèse. L’activité diplomatique des autorités rhodiennes vis-à-vis de Rome et de ses représentants n’a pas été suspendue: elle est attestée dès le règne de Titus au plus tard, puisque le Lindien Hermagoras fils de Phainippos, honoré par la boulè de Rhodes de couronnes d’or, de statues, de portraits d’argent, a été prytane alors que la cité avait envoyé une ambassade auprès de «l’empereur Titus Flavius César Auguste Vespasianus, de l’ensemble de sa Maison, du Sénat sacré et du peuple des Romains» et a reçu à l’occasion de l’exercice de la prytanie les très nobles réponses du dieu Auguste. Il n’était pas le seul membre du bureau de l’Assemblée, mais le fait d’avoir été prytane lors des négociations avec le pouvoir impérial était un fait digne d’être gravé, car il témoignait de la haute main du CIL VI = ILS ; Nicolet ; Hurlet , -. RPC II., p. -. IG XII., .
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collège des prytanes sur les affaires diplomatiques de la cité. L’activité diplomatique de Rhodes à l’époque flavienne est également attestée par les dédicaces de Lindos et de Rhodes honorant le puissant notable T. Flavius Aglôchartos. Les résidents dans la ville de Lindos et les cultivateurs et armateurs du territoire lindien honorent, en raison de sa générosité et son esprit de justice, le prêtre d’Athana Lindia et de Zeus Polieus, T. Flavius Aglôchartos, fils de Philokratès et par adoption de Neikasimachos. Membre du dème des Brasioi, ce Lindien et citoyen romain inscrit dans la tribu Quirina est honoré comme gymnasiarque, théore aux Sébasta de Naples et évergète: sa richesse et sa générosité lui ont permis d’avancer l’argent de l’impôt à Rhodes et à Lindos. Il n’est pas honoré par une instance poliade, mais par des communautés économiques et sociales. Pourtant, les dédicants qui ont sans doute suivi les desiderata de l’honorandus mettent en exergue une activité éminemment politique: ses ambassades à Rome (à titre gratuit) auprès des empereurs, son rôle d’ambassadeur auprès des proconsuls et légats romains et des procurateurs des empereurs en Achaïe, en Asie et en Lycie, à plusieurs reprises. En retour, il a été «estimé digne de recevoir de très nobles réponses».
Bresson . Lindos II b-f; ASAA, , , , n° ; Habicht (avec stemma). N. Badoud (, ) suppose qu’Aglôchartos aurait été prêtre d’Athana Lindia vers - p.C. La mention de la seule Lycie et non de la Lycie-Pamphylie peut étonner: est-ce parce que les aires provinciales envisagées ne concernent que celles où ont opéré les seuls procurateurs impériaux? Est-ce parce que la Lycie à la date de l’ambassade d’Aglôchartos n’était pas encore rattachée à la Pamphylie (sur cette question, Rémy , -, qui doute fortement de l’existence d’une Lycie séparée de la Pamphylie au début du règne de Vespasien)? S’agit-il d’un simple oubli lié au rôle secondaire que joue la Pamphylie dans les affaires rhodiennes, par contraste avec la proche Lycie? La découverte récente d’une inscription fait de Cn. Avidius Celer Rutilius Lupus Fiscilius Pansa le légat de LyciePamphylie (ou de Pamphylie-Lycie car l’ordre est discuté) entre et (AE , ; il est honoré en comme légat de la Pamphylie et Lycie en Pisidie centrale: AE , ). Ceci renforce le point de vue de B. Rémy selon lequel il y eut donc une province gémellaire peut-être dès . Par ailleurs, des procurateurs équestres furent responsables d’entités plus vastes: tel est le cas du procurateur de la province de Galatie, Pont et Pamphylie et Lycie en , P. Anicius Maximus (AE , ), successeur de L. Valerius (AE , ). Ainsi, envisager l’existence d’un procurateur de la seule Lycie n’est guère souhaitable. Il faut sans doute comprendre que dans le sud de l’Asie Mineure, seule la Lycie intéressait les Rhodiens, la Pamphylie leur paraissant comme un espace non stratégique.
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L’inscription de Rhodes honorant un anonyme, qu’A. Bresson a identifié à Aglôchartos, donne davantage de précisions sur plusieurs points concernant les évergésies et les honneurs; elle est en revanche plus elliptique à propos des ambassades qu’il a menées: il a été ambassadeur à Rome à plusieurs reprises auprès des empereurs, auprès de proconsuls et auprès de procurateurs (καὶ πρεσβεύσαντα πλεονάκ[ις ἰς Ῥώμαν] [πο] τί [τ]ε τοὺς Σεβαστοὺς καὶ ποτὶ ἀνθ[υπάτους καὶ ποτὶ ἐπι]τρόπους). Ce grand notable généreux et voyageur – il fut théore aux concours célébrés à Naples et archithéore à Olympie – servit sa cité dans le domaine politique avant tout comme ambassadeur. Qui furent les empereurs auprès desquels il se rendit à Rome? Il est étonnant que l’inscription ne les mentionne pas (la pierre n’est pas abîmée et le lapicide ne manquait pas de place). Peut-être est-ce parce que l’un d’entre eux fut Domitien (assassiné et damnatus le septembre )? Par ailleurs, il n’est pas aisé de déchiffrer un hypothétique cursus honorum de l’honorandus car les dédicaces décrivent des actions et des récompenses. Selon A. Bresson, le titulus de Rhodes est postérieur de quelques années à celui de Lindos car la prêtrise d’Athéna Kékoia était obtenue deux ans après la prêtrise d’Athana Lindia. À cela, s’ajoute le sentiment que la dédicace rhodienne, plus elliptique vis-à-vis des ambassades (celles-ci semblent plus lointaines et requièrent moins de précision que dans l’inscription de Lindos), est plus récente que celle de Lindos. Surtout, des éléments nouveaux figurent dans l’inscription de Rhodes: l’archithéorie à Olympie subsume la théorie napolitaine et la remplace dans l’inscription; le titulus met en avant sa direction de la banque d’État, mentionne l’hommage reçu dans les cités grecques, l’octroi de couronnes, de statues et de portraits d’argent. Elle atteste également son obtention de la citoyenneté romaine (καὶ τυχόντα τᾶ[ς] Ῥωμα[ίων πολιτεία]ς). Si l’on suppose avec A. Bresson que la dédicace de Lindos a été gravée au moment où l’honorandus quittait sa charge de prêtre d’Athana Lindia (l’inscription débute en effet par Ἱερῆ Ἀθανᾶς Λινδίας καὶ Διὸς Πολιέως / [Τί]τον Φ[λάυι]ον Φιλοκράτους υἱὸν Κυ[ρ]ε[ί]να / Ἀγλώ[χαρτ]ον κτλ.) et que l’inscription date des années - p.C. (mais une date légèrement plus tardive est possible), les ambassades furent menées plus tôt au cours de la vie d’Aglôchartos, c’est-à-dire à la fin du règne de Vespasien, sous Titus, et lors du règne
ASAA, n. s. -, , -, n° .
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de Domitien. Il est cependant notable que notre présbeutès ne signale pas qu’il a obtenu au cours de l’une de ses ambassades le retour à la liberté de Rhodes. S’il a œuvré sous le règne des deux premiers Flaviens, ou au début du règne de Domitien, l’ambassadeur dut jouer un rôle dans la stabilisation des relations entre Rhodes et les empereurs, puis dans le recouvrement de la liberté de Rhodes. Aglôchartos a également participé à des ambassades auprès «des proconsuls et légats romains (stratagous Rhômaiôn) et des procurateurs des empereurs en Achaïe, en Asie et en Lycie à plusieurs reprises». Les proconsuls gouvernent l’Achaïe et l’Asie qui sont deux provinces sénatoriales. Le terme de stratègos Rhômaiôn est moins univoque puisqu’il peut renvoyer au légat d’Auguste propréteur de Lycie, à l’un des trois légats propréteurs du proconsul d’Asie ou au légat propréteur du proconsul d’Achaïe. L’ambassadeur rhodien a également rencontré des chevaliers gérant les affaires des empereurs (notamment en matière de revenus et de fiscalité) dans les provinces d’Achaïe, d’Asie et de Lycie. Les relations entre Rhodes et les dignitaires romains d’Asie et de Lycie-Pamphylie s’expliquent par le poids des intérêts de la cité dans sa Pérée (intégrée et sujette). En effet, ces territoires cariens qui englobent la presqu’île de Lôryma (Pérée intégrée) s’étendent plus profondément à l’intérieur des terres en formant la Pérée sujette (dont la population n’est pas incluse dans les dèmes rhodiens) et constituent une extension du territoire de Rhodes sur le continent, qui est entourée par des territoires appartenant à la province proconsulaire d’Asie. Plus tardivement, les Cauniens et les Calyndiens placés en dehors de la Pérée sujette, mais tributaires des Rhodiens, virent le gouverneur de Lycie-Pamphylie interférer entre et janvier dans un conflit opposant les deux cités. Le souhait de rencontrer régulièrement les plus hautes autorités romaines d’Asie et de Lycie-Pamphylie s’explique par l’intrication des intérêts et des responsabilités de Rhodes et de Rome dans ces zones de contact. En revanche, les ambassades menées auprès des plus hautes autorités romaines d’Achaïe ont nécessairement un autre but.
Il apparaît sur une liste planifiant la fourniture d’huile au gymnase datée par N. Badoud entre et p.C. (Badoud , -). Voir Wiemer . Les limites ont pu évoluer sous le Haut-Empire puisque, à l’époque sévérienne, «la Pérée se réduisait désormais à la Pérée intégrée, elle-même privée ou vidée de tout ce qui constituait autrefois sa partie septentrionale» (Badoud , -). Voir carte en annexe.
LES RELATIONS ENTRE RHODES ET LA PUISSANCE ROMAINE
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Si nous ne connaissons pas de façon directe et explicite le nom des ambassadeurs rhodiens qui obtinrent pour leur patrie le recouvrement de l’éleuthéria, force est de constater le caractère intensif de l’activité diplomatique qui eut lieu entre Rhodes, les empereurs et les gouverneurs romains à l’époque flavienne. Cette activité diplomatique fut couronnée de succès puisque Domitien rendit à Rhodes son éleuthéria. Les ambassades auxquelles ont participé de grands notables tels que Hermagoras ou Aglôchartos témoignent donc de la volonté rhodienne de maintenir, voire même d’amplifier, à l’époque flavienne, un dialogue avec les empereurs en vue de recouvrer la liberté et de la maintenir, et d’échanger également avec les dignitaires romains des provinces proches (particulièrement celles qui étaient limitrophes de la Pérée rhodienne). Il est probable que Dion lui-même fasse référence à certaines de ces ambassades lorsqu’il souligne à dessein le contraste entre, d’une part, l’entretien (coûteux) d’une flotte de guerre, qui jadis sillonnait les mers jusqu’en Égypte ou au Pont-Euxin, et, d’autre part, le fait de «se rendre chaque année à Corinthe avec un ou deux navires non-pontés, comme on peut le voir aujourd’hui» ([]). Les navires pourraient également emmener des délégués aux concours isthmiques (bien qu’il ne mentionne pas les Isthmia), mais ces concours sont triétériques, tandis que Dion suggère que le convoi est envoyé «chaque année», ce qui pourrait correspondre au rythme annuel de l’installation des proconsuls d’Achaïe dans la colonie romaine de Corinthe, siège du promagistrat. Le caractère annuel de ce convoi semble routinier, ce qui peut traduire une pratique déjà amorcée depuis au moins un, voire deux ans. Pour quelles raisons En témoigne la dédicace en l’honneur de Domitien et de son épouse Domitia offerte par un magistrat de la Chersonèse de Symè, le dème de Thyssanonte, les résidents de Thyssanonte et la ktoina des Strapiatai (Bresson , n° ). On sait grâce à Plutarque (Mor., D) que les relations entre Rhodes et Rome furent tendues sous le règne du dernier Flavien. []: καὶ ὃ νῦν ἐφ᾽ἡμῶν ἰδεῖν ἔστι, μιᾷ καθ᾽ ἕκαστον ἐνιαυτὸν ἒν δυσὶν ἀφράκτοις ἀπαντᾶν εἰς Κόρινθον. De nombreux témoignages épigraphiques et littéraires suggèrent que la colonie de Corinthe (Colonia Laus Iulia Corinthiensis) était dès la fin du premier siècle la capitale de la province d’Achaïe (Haensch , -). Si, comme nous le pensons, l’envoi de ces aphrakta (ceux-là mêmes dont Cicéron, Att., .. et ., déplorait la lenteur) a une visée diplomatique, cela pourrait indiquer que Corinthe était dès Vespasien le caput prouinciae de l’Achaïe. Surtout, cela signifie aussi que la reprovincialisation de l’Achaïe sous Vespasien fut antérieure à la perte de l’éleuthéria de Rhodes.
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CHAPITRE III
les Rhodiens ont-ils envoyé à plusieurs reprises des ambassades auprès du proconsul d’Achaïe alors que Rhodes n’a pas eu d’extension territoriale dans cette province? Les motifs de telles ambassades sont avant tout d’ordre diplomatique: elles visent à entretenir de bons rapports avec les proconsuls d’une province qui contient les cités grecques parmi les plus vénérables et qui est, géographiquement, la plus proche de Rhodes en direction de l’Occident. Conclusion L’histoire des relations entre Rhodes et la puissance romaine remonte au IVe siècle a.C. et se poursuit, selon des modalités différentes, jusqu’à la fin de l’Antiquité Tardive. La période de l’histoire rhodienne dont Dion fut le témoin direct ou indirect couvre une période très brève, celle de sa vie adulte, et plus spécifiquement, le moment où fut écrit le discours , c’est-à-dire le début du règne de Vespasien. Le discours fut prononcé lors d’une période de crise: les Rhodiens craignaient en effet de perdre sous le nouveau prince leur statut privilégié (leur libertas), dont l’empereur Néron avait été l’indéfectible défenseur. S’il porte essentiellement sur l’aspect immoral de la métagraphè, le Rhodiakos est aussi un discours profondément politique sur ce que doit être la liberté des Grecs sous l’Empire, dans le cadre d’une conjoncture à la fois réelle (la question de l’éleuthéria n’est pas une abstraction théorique) et contrainte. En ce sens, il est à la fois un grand texte politique et moral et une œuvre de circonstance. Cependant, grâce à sa vaste culture historique, Dion sut prendre du recul pour mieux valoriser les liens qui unissaient les insulaires à Rome; mais son point de vue demeure celui d’un moraliste alors que la cité encourait de graves dangers politiques, en particulier la perte prochaine de son statut de ciuitas libera, synonyme de provincialisation. Il revient à la documentation épigraphique de mettre en évidence l’attachement vif des Rhodiens à maintenir, voire à renforcer un dialogue constant avec les empereurs et les autorités romaines (promagistrats et chevaliers), afin de sauvegarder au mieux, dans un contexte heurté, les intérêts de leur cité. Les ambassades jouèrent à cet égard un rôle majeur: d’une part, vis-à-vis des empereurs, elles permirent aux Rhodiens de retrouver leur liberté et de la conserver. D’autre part, on peut supposer que les ambassades menées auprès des dignitaires romains en Asie ou en Lycie permirent à Rhodes de préserver au mieux ses intérêts dans la Pérée.
Chapitre IV
LA SOCIÉTÉ RHODIENNE AU Ier SIÈCLE P.C.
Tout à son propos sur la politique des honneurs, Dion distille dans son texte des remarques sur l’organisation et les règles sociales en vigueur dans la société rhodienne. Ces remarques dessinent un arrière-plan dont les ressorts sont clairement moraux. C’est tout d’abord, en écho à l’injure faite à la mémoire des anciens bienfaiteurs, la description de la réaction scandalisée des parents vivants. Les relations intrafamiliales esquissées pour l’occasion (entre aïeux et descendants, mais aussi entre époux) servent d’étalon pour définir ce que doit être une relation de confiance. C’est, ensuite, par égard pour la valeur quasi religieuse conférée par Dion aux honneurs, l’évocation de la sacralité de la ville-capitale (ses sanctuaires, ses cultes). I. LES FAMILLES DES NOTABLES
RHODIENS AU Ier SIÈCLE P.C.
Dans deux paragraphes [] et [], Dion évoque l’entourage familial des notables, dont il décrit la réaction d’indignation face à la récupération par le stratège des statues de leurs parents. La famille verserait «des flots de larmes» (πόσα οἴεσθε ἀφήσειν αὐτοὺς δάκρυα) et ferait obstacle à l’initiative scandaleuse du magistrat. L’enjeu en est clair, le prestige familial. Mais, au-delà et plus spécifiquement, c’est l’implication de la famille élargie des notables dans cette affaire qui fait question. . La structure familiale dans le milieu des notables Dion inclut dans l’entourage familial aussi bien les consanguins, les enfants (οἱ παῖδες), qu’une parenté plus large, les syngéneis (οἱ συγγενεῖς), et les prosèkontés (οἱ προσήκοντες). Il n’y a là rien qui déroge à la [] εἰ δὲ δὴ παῖδες ἢ συγγενεῖς τινες παρατύχοιεν τἀνδρὸς ἐκείνου, «si assurément des enfants ou des parents de ce grand homme venaient à passer par là»; [] «Certes, par Zeus, dira-t-on, mais les parents (οἱ προσήκοντες) y feront obstacle!».
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conception que les Grecs en général ont du fonctionnement de l’oikos et de ses composantes. Des caractéristiques sociales traditionnelles jouent encore à Rhodes comme ailleurs, en même temps le vocabulaire dionéen et d’autres remarques dans le texte laissent transparaître chez l’orateur une sensibilité caractéristique de son époque. La terminologie renvoie à une conception traditionnelle de la famille dont les membres se répartissent en cercles concentriques, des plus proches aux plus éloignés. a. La parenté consanguine immédiate: les enfants Les παῖδες ([]) désignent les enfants, fils et filles d’Ego, en particulier les jeunes garçons que les pères introduisaient progressivement dans la vie sociale et publique de la cité. Dans d’autres textes (par exemple Or., .), Dion utilise aussi le synonyme τέκνον, alors qu’il emploie le diminutif παιδίον pour désigner l’enfant en bas âge. C’est le premier degré de la filiation consanguine. Les liens entre grands-parents et petits-enfants s’exprimaient traditionnellement par d’autres termes ou expressions: dans les textes classiques soit par les mots ὑϊδοῦς/θυγατριδοῦς, qui marquaient la différence sexuelle entre garçons et filles (par exemple chez Xénophon ou Platon), soit par le redoublement παιδὸς παῖς. Dion se conforme donc à un usage strict mais aussi essentiellement littéraire. L’épigraphie rhodienne, qui n’utilise pas le terme παῖς quand il s’agit d’évoquer les rapports de filiation, a toujours pris soin de marquer les différences sexuelles entre fils et filles en employant les mots usuels υἱός et θυγάτηρ. De même, pour marquer la relation entre petits-enfants et grandsparents, les textes épigraphiques utilisent de préférence une périphrase (par exemple «le fils de sa fille» ou «la fille de sa fille») pour préciser la nature des rapports entre générations, selon que l’on veut insister sur l’ascendance maternelle ou paternelle d’un personnage. On peut se faire une idée de l’importance du noyau nucléaire des familles de notables à partir de certains documents épigraphiques comme les listes de souscription, dans lesquelles, au nom du mari qui est le principal souscripteur, peuvent s’adjoindre éventuellement ceux de son épouse et de ses enfants au nom desquels il intervient, ou les dédicaces honorifiques dans lesquelles la parenté rend hommage à l’un des siens. Il n’est pas rare de trouver des familles ayant deux à quatre enfants. Ainsi
Par exemple IG XII., a (entre et a.C.; IG XII., – début Ier s. a.C.).
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dans la souscription Lindos II (c. a.C.): sur environ familles souscrivant, une vingtaine comptent dans leurs rangs deux, trois, voire quatre fils regroupés derrière leur père. Le phénomène peut se répéter sur plusieurs générations: à Camiros, la lignée agnatique du notable Kritoboulos, fils d’Aristombrotidas, fournit sur trois générations au moins deux fils (Tituli Camirenses à compléter avec et – c. a.C.). À Lindos, le Lindien Kleisithémis souscrivit vers a.C. au nom de son épouse et de leurs trois enfants, deux fils et une fille, laquelle eut au moins cinq enfants, quatre fils et une fille (Lindos II , col. , l. - + Lindos II ). Enfin, toujours à Lindos, sous l’Empire, une dédicace honorifique fait connaître la famille de Tib. Claudius Antipatros Mnasagoras, qui fut prêtre d’Athana Lindia vers - p.C.: lui-même eut quatre fils, son petit-fils homonyme cinq (Lindos II + ). Le mariage avait pour première fonction de pérenniser la filiation agnatique (de père en fils). La mortalité infantile était probablement forte, sans être nécessairement catastrophique, car l’île de Rhodes offrait de bonnes conditions de vie avec un urbanisme garantissant un minimum d’hygiène et un milieu climatique très salubre. Elle permettait à certaines familles de maintenir leur lignage agnatique pendant un siècle, voire plus, grâce à la naissance d’un ou plusieurs fils à chaque génération, comme dans la famille du lindien Eupolémos, le prêtre d’Athana Lindia de a.C. Son nom et celui de son grand-père paternel, Timokratès,
Voir Migeotte , -, n° . L’inscription Lindos II (voir Migeotte , -, n° ), bien que fragmentaire, livre un panorama intéressant de ce que pouvait être le milieu des notables lindiens à la fin du IIe siècle a.C. En nous appuyant sur les hypothèses de restitution de L. Migeotte, on arrive au chiffre approximatif de familles (à comparer aux familles identifiables dans la souscription Lindos II de a.C.), soit environ personnes. /ème des donateurs ont souscrit en famille, dont une douzaine de prêtres d’Athana Lindia. On dénombre fils dans souscriptions différentes. L’urbanisme hippodamien de la ville de Rhodes garantissait un minimum d’hygiène avec son système d’égouts souterrains (D.S. ..; cf. Hoepfner & Schwandner , -). Celui de Camiros, hellénistique dans son dernier état mais largement tributaire des aménagements d’époques archaïque et classique, comptait un ensemble de citernes d’eau disposées sur tout le site. Même système de citernes à Lindos. Voir Bresson , - (Camiros), - (Rhodes). Pour le climat rhodien, caractérisé par ses faibles amplitudes de température et une pluviométrie favorable, voir le témoignage des Anciens qui insistent tous sur la salubrité et la beauté de l’île: Hor., Carm., .. («la lumineuse Rhodes»); Plin., Nat., ..; Suet., Tib., (à propos du charme et de la salubrité de l’île).
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se retrouvent sur plus de neuf générations, entre les années a.C. et le Principat d’Auguste (en particulier Lindos II b). Autre exemple significatif, celui du lindien Timokratès, fils d’Amyntas, attesté vers / p.C. à Lindos: on remonte la trace de ses aïeux, appelés alternativement Amyntas et Timokratès, jusqu’au milieu du IIe siècle a.C. (Lindos II + et ). L’absence d’une descendance masculine ou la mort prématurée d’un fils, dont on déplorait la perte publiquement, car c’était une perte pour la famille et la communauté, rendait problématique la transmission du patrimoine. Pour conjurer cette difficulté, les Rhodiens disposaient de trois moyens dont l’emploi est attesté à l’époque hellénistique comme sous le Haut-Empire. Le premier est la substitution d’enfants. Dion en dit un mot bref à la fin de son discours, parce qu’il sert son propos – condamner l’incohérence des Rhodiens, qui critiquent la malhonnêteté des femmes dans cette circonstance sans voir la leur dans la gestion des statues ([]): Des femmes faisaient passer pour leurs (ὑποβαλλομένας/ὑποβάλλεσθαι) des enfants qu’elles n’avaient pas procréés. Faute d’un enfant, elles supposaient une maternité ou substituaient à une petite fille un garçon désiré. Cette supposition d’enfants est un topos littéraire, qui renvoie néanmoins à une pratique avérée, laquelle s’expliquait par des motifs sociaux puissants, en particulier la crainte pour une femme de ne pouvoir donner à son époux la descendance souhaitée. Selon Dion (Or., .), certaines femmes, supposées stériles, avaient fréquemment recours à ce subterfuge, car elles craignaient, une fois répudiées, de perdre leur rang. Si l’on en croit Dion, les convenances sociales à Rhodes condamnaient les suppositions d’enfants. Les deux autres moyens non évoqués par l’orateur dans le discours étaient le mariage dans sa version endogamique
Un exemple, à Lindos, de décret de consolation pris par la cité pour un père qui déplorait la mort de son fils: Lindos II (c. - p.C.). [] Εἶτα τῶν μὲν γυναικῶν τὰς ὑποβαλλομένας παιδία πονηρὰς κρίνετε καὶ δεινόν τι ποιεῖν ἡγεῖσθε καταψευδομένας («Après cela, les femmes qui font passer pour leurs des enfants supposés, vous les jugez mauvaises et estimez qu’elles commettent un acte terrible en mentant!»). Voir déjà chez Ar., Th., v. -: Γυνή τις ὑποβαλέσθαι βούλεται ἀποροῦσα παίδων. Or., .: αἱ μὲν ἐλεύθεραι γυναῖκες ὑποβάλλονται πολλάκις δι᾽ ἀπαιδίαν, ὅταν μὴ δύνωνται αὐταὶ κυῆσαι, βουλομένη κατασχεῖν ἑκάστη τὸν ἄνδρα τὸν ἑαυτῆς καὶ τὸν οἶκον.
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(le mariage oblique) et l’adoption. Cette dernière s’est développée à Rhodes au IIIe siècle a.C., la majorité des cas appartenant aux IIe et Ier siècles a.C. Elle s’est nettement raréfiée au début de l’Empire sans disparaître totalement. Les paidés étaient appelés à hériter du patrimoine paternel, de son patrimoine aussi bien matériel (les biens fonciers) que symbolique (les noms). À l’époque hellénistique, cela s’est marqué par l’application de la papponymie, en particulier la transmission au fils aîné du nom du grandpère paternel. Cette règle a connu des aménagements importants au début de l’Empire avec le développement de la nomination romaine, parallèlement à la diffusion de la ciuitas dans les rangs des notables (voir ci-après «les éléments de rupture»), mais la portée symbolique d’une telle transmission est restée la même dans ses grandes lignes. b. Le statut et la place de l’épouse: la femme dans la société rhodienne Le rôle et la place de la femme épousée sont évoqués à quatre reprises dans le discours de Dion: au sujet des suppositions d’enfant ([] voir supra); pour définir les rapports d’autorité entre la femme et son mari ([]) et à propos de l’adultère ([] et []). Concernant les rapports entre épouse et mari, Dion en explicite brièvement la nature en procédant à une série de comparaisons ([]). De même qu’une prêtrise ou une citoyenneté était «donnée» ou conférée à son titulaire par une élection ou par le statut des parents (dans le cas de la politeia), de même l’épouse «appartenait» à son mari dans le sens où elle était donnée par son père à son futur époux. Si comparaison n’est pas raison, l’orateur procède ainsi à des fins didactiques: dans tous les cas, la donation ne signifiait pas qu’on pût disposer du «bien» comme on l’entendait. Pour rappel, l’épouse était considérée traditionnellement comme une mineure, ne pouvant accomplir par elle-même certains actes publics. Une telle minorité juridique ne signifiait pas pour autant que les femmes des familles de notables ne jouissaient pas de visibilité sociale.
Sur la procédure d’adoption à Rhodes: Poma ; Rice ; Stavrianopoulou ; Gabrielsen , -; Badoud , passim. Sur les règles de transmission des noms à Rhodes, cf. Bresson . Ainsi de la tendance à répéter de génération en génération le même nom devenu cognomen, précédé du praenomen et du nomen (e.g. la famille des Flavii Damagoras aux Ier/IIe siècles p.C.: IG XII., ; Lindos II ). Voir aussi la famille camiréenne des Theuphanès (Tituli Camirenses – Ier s. p.C.?).
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C’était une pratique traditionnelle de faire dresser leurs statues sur les grands monuments familiaux aux côtés de celles de leurs époux et fils, voire de leur dédicacer des petits monuments spécifiques. Certaines femmes jouèrent parfois un rôle essentiel dans la réalisation de ces bases, voire dans la récupération de monuments qui avaient appartenu à une autre grande famille et que leur mariage avec un descendant de cette dernière permettait de récupérer au profit de leur propre famille. On constate une accentuation de ce phénomène de mise en évidence à la basse époque hellénistique et au début de l’Empire. C’est tout d’abord dans le cadre de dédicaces privées collectives (qui avaient toutefois une large publicité dans l’espace public) qu’hommes et femmes d’une même famille agissaient de concert pour honorer l’un des leurs. Certaines dédicaces mettent les uns et les autres sur le même plan, donnant l’impression d’une égalité de traitement et de dignité. Des épouses prenaient l’initiative de rendre hommage à leur mari, faisant valoir les sentiments de dévouement et de bienveillance qui les unissaient. De plus en plus, elles apparaissent ou agissent de concert avec leur mari (quoique la tutelle maritale limite la marge de manœuvre réelle de la conjointe) pour accomplir un acte public (e.g. la dédicace d’un monument public: Tituli Camirenses – Ier siècle p.C.) ou, inversement, recevoir les hommages de leur communauté (e.g. Lindos II – a.C.). L’époque d’Auguste compte quelques exemples remarquables de femmes de notables recevant, à l’égal de leur mari, les honneurs publics des autorités locales (e.g. Lindos II et ). On peut avancer deux explications à un tel phénomène. La première tient aux stratégies de visibilité progressivement mises en place par les notables à la basse époque hellénistique. L’honorabilité était plus sensible aux autres si on la partageait avec une épouse exemplaire et des descendants prometteurs qu’on mettait en évidence. Ce phénomène se retrouve ailleurs en Asie Mineure, mais il a des accents tout à fait remarquables à Rhodes parce que les sociétés locales y avaient une Ainsi dès le IIIe siècle a.C.: e.g. la grande base honorifique de la famille du stoïcien Panétios de Rhodes à Lindos (Lindos II – c. a.C.) Ainsi d’une Peisithéa mariée au descendant d’une lignée prestigieuse mais sur le déclin dans la première moitié du Ier siècle a.C., Pamphilidas fils de Pamphilidas (Lindos II – initialement aménagé à la fin IIIe siècle a.C.). Lindos II a ( a.C.). Lindos II ( a.C.).
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dimension aristocratique très nette. La seconde explication renvoie au climat général des sociétés impériales au début de notre ère. Dion s’en fait l’écho à propos de l’adultère: [] «Aucun homme, s’il est honorable, ne consentirait à obtenir une femme en ayant commis l’adultère avec elle, parce qu’il a outragé son ex-mari.» [] «De fait, il est très clair qu’aucun de ces hommes n’a été statufié après avoir été convaincu de vol ni d’adultère.»
De manière remarquable Dion situe l’injustice du côté de l’amant. Si l’épouse infidèle trompe son mari, l’amant outrage (ἠδίκησε) celui-ci. Dion, à la fois, reprend à son compte des conceptions traditionnelles sur la nature et le rôle de l’épouse, et fait siennes certaines idées qui marquent une évolution notable par rapport à ces dernières. Le sophiste dépeint dans ses discours une femme dont le caractère est par nature celui de la faiblesse, de la séduction et de la duplicité, qui interdit bien souvent qu’on lui accorde sa confiance. Il partage cette opinion avec la plupart de ses contemporains, Plutarque notamment. En même temps, certaines de ses idées se situent en décalage par rapport aux lieux communs, car elles reflètent le nouveau climat moral instauré par le Principat d’Auguste et les influences du stoïcisme contemporain. La femme y gagne une place plus enviable, mais aussi plus exigeante. Le sexe est un enjeu fondamental, car il décide de l’honorabilité de celle-ci avant et pendant le mariage: la virginité de la jeune femme à marier doit être protégée. De même, la mariée est tenue à un comportement respectable en public. Son honorabilité tient autant aux efforts qu’elle consent qu’au respect qu’on lui doit. Dans la conception de Dion, la femme respectable jouit [] γυναῖκα μὲν οὐδεὶς ἂν ὑπομείνειε χρηστὸς ὢν διὰ μοιχείαν λαβεῖν, ὅτι τὸν πρότερον ἔχοντα ἠδίκησε. [] ὅτι γὰρ οὐδεὶς ἐστάθη τούτων ἁλοὺς κλέπτων οὐδὲ μοιχεύων οὐκ ἄδηλόν ἐστιν. Sur les idées de Dion de Pruse à propos de la femme et du mariage, voir Hawley . Voir, entre autres, Or., .. Concernant l’impact de la législation augustéenne du mariage sur la mentalité des élites de l’Empire, Swain , en particulier p. -. À propos de la vision que le stoïcisme de la basse époque hellénistique et du début de l’Empire a du mariage, cf. Lévy . Cf. Or., .-. Cf. Or., ..
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donc d’une certaine protection (voir []). La finalité de tout cela est la fidélité conjugale et l’harmonie du mariage qui, certes, est une alliance politique et sociale pour le plus grand bénéfice du mari; mais une alliance dont la tendresse n’est pas désormais absente. c. La parenté large: les syngéneis et les parékontés Dion associe aux paidés les syngéneis ([]). La syngéneia désignait traditionnellement la parenté par le sang du côté paternel comme du côté maternel, à savoir les frères et sœurs, oncles et tantes, jusqu’aux enfants de cousins, qui tous se réunissaient naturellement autour d’événements et de pratiques familiales fondamentales comme les funérailles, l’épiclérat ou les héritages. Dans les textes classiques, chez Aristote par exemple, la syngéneia regroupait tous les parents consanguins, dès lors qu’il existait un lien de parenté qui les unissait et qu’ils «tirent leur origine des mêmes personnes. Ils sont les uns plutôt intimes, les autres plutôt étrangers selon la proximité ou l’éloignement du premier ancêtre commun en ligne directe» (EN, a -). Platon insiste sur la participation aux rites familiaux communs: «[les syngéneis] sont ceux à qui nous lient les dieux de la famille et un même sang» (Leg. c). À la fin de l’époque hellénistique et au début de l’Empire, la définition du terme semble s’être élargie pour englober non seulement les consanguins mais aussi les alliés (affins), c’est-à-dire la famille par alliance. Cette famille «élargie» apparaît dans un certain nombre de dédicaces familiales rhodiennes d’époques hellénistique et impériale. Elle y est énumérée dans un ordre défini. Sont mentionnés tout d’abord les parents du premier cercle, les consanguins immédiats: père et mère; grands-parents, frères et sœurs, fils et filles. Les consanguins au deuxième degré (neveux et nièces, oncles et tantes) peuvent précéder le conjoint qui fait partie du cercle des affins. Suivent éventuellement le gendre ou la bru. L’énumération procède ainsi par cercles de plus en plus larges à partir d’Ego, en privilégiant les relations de sang au détriment des relations d’alliance et le lignage paternel aux dépens de la lignée maternelle. Ces règles ne sont pas pour autant absolues. Il faut tenir compte des circonstances dans
Voir les positions du stoïcien Musonius Rufus, l’un des maîtres de Dion de Pruse, cf. Laurand . Par exemple: Tituli Camirenses (après a.C.); Clara Rhodos, , , , n° (début Ier s. a.C.).
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lesquelles les dédicaces ont été réalisées. Ainsi de l’exemple, quasi contemporain du discours de Dion, de la statue honorifique en bronze dorée accordée par les autorités de Camiros à [Philon?], fils de Sôpolis, en plus de l’éloge et de la couronne de laurier (Tituli Camirenses – règne de Titus). Les frais furent assumés par la parenté large. La dédicace en énumère les membres dans l’ordre suivant: sa mère Clénô, fille d’Ouliadès, du dème lindien des Kattabioi ses deux frères Sôpolis et Ouliadès, fils de Sôpolis son neveu et sa nièce, Clénô et Philôn sa cousine maternelle, Clénô, fille d’Aleximachos, qui est en même temps sa belle-sœur car elle est mariée à son frère Ouliadès – ses deux oncles maternels, Aleximachos et Didymarchos – ses cousins (ἀνεψιοί): – du côté paternel: Philôn, fils d’Hécatôn – du côté maternel: Aleximachos et Hermias, fils d’Hermias; Ouliadès, Aphestios, Diogén(i)s et Didymarchos, fils de Didymarchos – du côté paternel: Sôsis, fils de Philôn. – – – –
Le stemma de la famille peut être restitué de la manière suivante:
Figure : Stemma.
La parenté qui a contribué à la réalisation de la statue de Philôn présente deux particularités. Primo, les trois lignages qui la constituent avaient un ancrage territorial différent. La branche paternelle était inscrite administrativement dans le dème camiréen des Chalkétai, la branche maternelle dans ceux des Kattabioi à Lindos et des Loxidai
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CHAPITRE IV
à Camiros. Philôn hérita de ce double ancrage, comme le rappelle la dédicace de sa statue: il accomplit des liturgies à Camiros et y exerça la prêtrise d’Athana Polias et de l’empereur Titus, par ailleurs il fût hiérothyte à Lindos. Secundo, les dédicataires appartiennent en majorité à la génération de Philôn: son cousinage, un neveu et une nièce. Manquent a contrario plusieurs membres de sa famille de la génération de ses parents: son père Sôpolis et les deux frères de celui-ci. Ceux-ci étaient peut-être décédés au moment de la dédicace, Philôn ayant alors derrière lui une carrière publique déjà longue. C’est cette parenté large que Dion évoque encore en [], à propos des prosékontés. Ce dernier terme désigne les «proches», les «relations», mais nous devons probablement y voir un synonyme du mot syngéneis car il désigne aussi une parenté par alliance. Les auteurs classiques le complétaient volontiers par une expression pour en préciser le sens et le degré de relations entre deux individus. La ramification des liens familiaux, si elle se répète sur plusieurs générations, peut expliquer la remarque de Dion au paragraphe [] au sujet de l’ignorance dans laquelle certains notables étaient de leur parenté lointaine (trop lointaine) avec des bienfaiteurs de jadis. Elle constitue un arrière-plan général à partir duquel s’élaborent de savantes stratégies de mise en scène publique, autour du notable honoré, de la parenté dans ses différentes composantes. L’indignation prêtée par Dion aux «parents» des honorati n’est donc pas une simple clause de style (susciter la réaction indignée de l’auditoire lui-même). Paidés et syngéneis/prosékontés protestaient de ce que l’honneur de l’un des leurs avait été bafoué par la spoliation de sa statue honorifique. Ils étaient eux-mêmes humiliés à un double titre, en tant que parents de l’honoratus et en tant que dédicataires des statues.
Aleximachos, fils d’Hermias, damiurge à Camiros vers / p.C., était enregistré dans le dème des Loxidai (Tituli Camirenses e). Voir Badoud , . Ainsi de Xénophon à propos du perse Orontas, qui était «apparenté par la naissance à Cyrus», γένει τε προσήκων (An., ..); voir aussi, plus tard, Plutarque à propos des «liens de parenté» très éloignés – ἄλλως αὐτῷ προσήκοντα καὶ διὰ συγγένειαν – entre Caton le Jeune et la troisième femme de Pompée, Mucia Tertia (Cat. Mi., ).
LA SOCIÉTÉ RHODIENNE AU Ier SIÈCLE P.C.
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. Les éléments de rupture et d’évolution: le problème de la pérennité et du renouvellement des élites rhodiennes au début de l’époque impériale Deux dangers menaçaient la pérennité d’un lignage et les intérêts économiques et politiques qui en dépendaient, la mort prématurée des parents qui laissait leur progéniture orpheline, l’absence de descendance. a. Les orphelins dans la société rhodienne Aux dires de l’orateur ([]), les autorités de la cité avaient institué des «tuteurs» (ἐπιτρόπους) pour protéger les orphelins de toutes formes d’injustice. Dans les autres cités grecques, la tutelle des orphelins était normalement confiée à la charge d’un parent consanguin. Rhodes eut soin, pour pallier les défaillances des tuteurs familiaux et protéger les enfants d’éventuelles maltraitances, de désigner des tuteurs chargés de défendre leurs intérêts. Les injustices commises à leur encontre renvoient très probablement aux cas de spoliation d’héritages. Aucun document rhodien, en dehors du témoignage du Rhodiakos, ne mentionne la fonction de tuteur. La formulation du passage suggère que c’était une fonction ad hoc: un épitropos était désigné pour chaque cas spécifique par un magistrat. Un tel système a pu être mis en place dès l’époque classique. Le Ier siècle p.C. [] Ἐπεὶ κατά γε τοῦτο λεγέτωσαν μηδὲν εἶναι χαλεπὸν μηδὲ τὸ τοὺς ὀρφανοὺς βλάπτειν τοὺς παντάπασιν ἐρήμους, οἳ μήτε ἑαυτοῖς ἀμύνειν δύνανται μήτε ἄλλον ἔχουσι τὸν κηδόμενον. Ἀλλὰ ὑμεῖς τοὐναντίον καὶ μᾶλλον ἐπὶ τούτοις ἀγανακτεῖτε καὶ δημοσίᾳ καθίστασθε ἐπιτρόπους, ὅπως μηδὲν ἀδικῶνται («Si tant est qu’on puisse dire, dans le même ordre d’idée, qu’il n’y a rien d’insupportable à nuire à des orphelins dépossédés de tout, qui ne peuvent pas se défendre et n’ont personne d’autre pour s’occuper d’eux! Mais vous! Au contraire, vous vous indignez plutôt de tels faits et vous instituez des tuteurs par le biais de l’État pour qu’ils n’encourent aucune injustice»). Les mentions d’orphelins dans les sources rhodiennes sont très rares. On cite dans la souscription de a.C. Lindos II, l’exemple, parmi les contributeurs, d’un orphanos, Kalliklès, fils de Teisôn. Il apparaît accompagné tout naturellement de son tuteur (ἐπίτροπος), Kalliklès, fils de Pantaklès, probablement son oncle. À signaler la charge d’ἐπιστάταν τῶν παίδων dans deux inscriptions honorifiques relatant les carrières de deux personnages publics. L’une date du tournant du IIe/Ier siècles a.C. (IG XII., ), l’autre du Ier siècle a.C. (IG XII., ). On suivra Van Gelder , , pour qui cette fonction est étroitement liée au monde du gymnase. Dans ce sens, voir OGIS , l. (ἐπεμελήθη δὲ καὶ τῆς τῶν ἐφήβων καὶ νέων παιδείας); Syll , l. (οἱ κεχειροτονημένοι ἐπιστάται