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French Pages [236] Year 2000
La Destre et la senestre Étude sur le Conte du Graal de Chrétien de Troyes
Barbara N. Sargent-Baur
“L’Hiver,” partie de la mosaïque des Quatre Saisons, villa romaine, Chedworth, Gloucestershire (National Trust)
FAUX TITRE Etudes de langue et littérature françaises publiées
sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans, Paul Pelckmans et Co Vet
No. 185
Amsterdam - Atlanta, GA 2000
La Destre et la senestre Etude sur le Conte du Graal de Chrétien de Troyes
Barbara N. Sargent-Baur
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A la mémoire de mes maîtres disparus.
Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris incidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvehimuret extollimur magnitudine gigantea. —Johannis Salesberiensis Metalogicus III, 4. {EL. 199, col. 900)
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LA DESTRE ET LA SENESTRE ETUDE SUR LE CONTE DU GRAAL DE CHRETIEN DE TROYES
Table des Matières
Préface.
i
I.
Le Prologue.
1
IL
Le Sauvageon.
25
III.
L’Apprenti et ses maîtres.
49
IV.
L’Éducation sentimentale.
71
V.
Le Château du Roi Pêcheur.
99
VI.
Le Nom, le surnom, les appellations de Perceval
119
VIL
Le Péché de Perceval.
139
VIII. Les Défauts des autres.
165
IX.
L’Aveugle éclairé.
189
Bibliographie.
209
.
Préface Parler du Conte du Graal, c’est s’aventurer sur un chemin à la fois battu et glissant. Chrétien de Troyes n’ayant pas mis la dernière main a ce roman, il y a forcement une certaine part de conjecture dans toute interprétation du long fragment qui nous en est parvenu.
Il est en
principe possible, ou du moins concevable, de prédire ce qu’aurait été le dernier état d’une oeuvre laissée inachevée par un artiste de talent moyen; on n’aurait qu’à se reporter à ses ouvrages finis, si toutefois il en existaient. Par contre, il est le propre du génie d’échapper à la routine, aux modèles et jusqu’aux précédents par lui-même établis, de croître toujours, de se renouveler sans cesse, de surprendre auditeur, lecteur ou spectateur par une exploration continue des possibilités de son art. Quel amateur des huit premières symphonies de Beethoven aurait pu prédire les innovations, les audacités que destinait à la neuvième le compositeur, si ce dernier s’était trouvé dans l’impossibilité de la parfaire? Pareillement, l’effort pour analyser les intentions de Chrétien en composant le Conte du Graal d’après notre familiarité avec les procédés qu’il employa dans ses narrations préalables est, pour le moins, téméraire. Le plus prudent est de lui donner la parole, de le lire et le relire, attentivement et avec un rien d’humilité. Ce qui s’ensuit est une étude de longue gestation sur quelques aspects du Conte du Graal et en particulier sur la partie “Perceval.”
Seront
passées en revue, chemin faisant, de nombreuses interprétations proposées au cours des dernières décennies ayant trait soit au tout soit à certains épisodes et passages.
.
Le senestre, selonc l’estoire, Senefie la vaine gloire Qui vient de fausse ypocrisie. Et la destre que senefie? Carité, qui de sa bone oeuvre Pas ne se vante, ançois se coevre, Si que ne le set se cil non Qui Diex et caritez a non. Le Conte du Graal (39-46)'
I.
Le Prologue
Le ton particulier qui caractérise le prologue du Conte du Graal, passage de soixante-huit vers où se mêlent une dédicace flatteuse à Philippe de Flandre et une leçon de morale chrétienne, a déjà fait l’objet de nombreuses remarques. Il est devenu traditionnel, malgré quelques exceptions, de considérer ce prologue comme une sorte d’ouverture dans laquelle se font entendre les thèmes que le poète va développer, tout en les nuançant et en les variant, dans la longue narration qui s’ensuit: en l’occurrence, les thèmes de la charité et de ce qui s’y oppose. Le prologue apprend à l’auditeur ou au lecteur avisé que le récit à venir sera bien plus qu’un divertissement de cour, plus qu’un conte d’aventures comme tant d’autres.
Il annonce que cet ouvrage marquera en effet
une nouvelle façon d’écrire chez un romancier pourtant expérimenté et dont la manière habituelle est bien connue. On pourrait peut-être retourner à l’adresse de l’auteur une expression dont lui-même se servira plus tard dans ce roman, à l’instant décisif où son jeune héros se mettra à suivre une voie autre que celle de ses pairs, une voie inexplorée pour lui: Perceval, dans cet épisode, “redist tôt el” (v. 4727). De même dans son dernier roman Chrétien adopte une manière autre que de celle dont il avait l’habitude, et ce dès le début. Tout comme son héros qui, cinglé par les reproches de la Laide Demoiselle, se décidera à entreprendre une mission qui ne ressemble en rien à celles de ses compagnons,1 2 le poète (inspiré peut-être par son nouveau protecteur) s’applique à une tâche littéraire bien différente. Grosso modo, la question principale qu’a suscitée ce prologue au cours de la seconde moitié du 20e siècle est celle-ci: existe-t-il une unité 1 Chrétien de Troyes, le Roman de Perceval ou le Conte du Graal, éd. par Keith Busby (Tübingen: Niemeyer, 1993). Toutes les citations du Conte du Graal sont tirées de cette édition. 2 Graal, w. 4728-40.
2
LA DESTRE ET LA SENESTRE
de sen et de ton entre prologue et narration? Pendant des décennies la plupart des lecteurs s’accordaient pour voir dans l’un et l’autre une inspiration commune et qui aurait sa source dans le christianisme, qui préconise la charité comme la plus haute des vertus. La charité (aux sens multiples) louée dans le prologue annoncerait la leçon qui soustend le récit. Il y a une trentaine d’années le lien entre les deux parties du roman a été remis en question. On a proposé que le prologue serait un horsd’oeuvre, un étalage de la maîtrise technique d’un poète rompu à l’étude des arts poétiques tels qu’ils s’enseignaient dans les écoles cathédrales du 12e siècle.
Selon cette vue le prologue servirait à capter la
bienveillance du patron, susceptible à la flatterie, et à impressionner les membres instruits de sa cour qui, eux aussi, connaissaient la rhétorique. Cette hypothèse n’a pas reçu l’approbation générale. Plus récemment certains chercheurs se sont efforcés de rétablir un rapport étroit entre prologue et narration en affirmant qu’il existe bien une unité de ton et de pensée qui les sous-tend, mais une unité tout autre que le sen chrétien.
Selon cette vue, tout le Conte du Graal à
partir du premier vers, serait l’expression d’un esprit profondément sceptique à propos des valeurs non seulement de la société chevaleresque mais aussi par rapport à tout ce qui tient de la doctrine chrétienne et de la moralité qui en dérive. Ce serait l’ironie qui donne le ton du roman, d’un bout à l’autre.
Quand le poète semble prôner des valeurs
spirituelles, ses dires seraient à prendre par antithèse, comme un défi lancé à l’idéologie dominante de son époque en même temps qu’une critique voilée de son dernier protecteur.3 Afin de faire ressortir le caractère spécial de ce prologue, passons rapidement en revue les débuts des autres romans de Chrétien.4 Seul le 3 S’ensuit un aperçu rapide de l’historique de la question. Parmi les chercheurs qui ont conclu sans hésitations à un lien étroit, organique même, entre ces deux parties du Graal on pourrait citer Wilhelm Kellermann, qui a fait allusion au prologue “der ... zwar keine unmittelbare aufbaumàssige Beziehung zum Roman hat, der aber, was in dem jetzt behandelten Zusammenhang von grosser Bedeutung ist, gedanklich und ethisch eng mit ihm verklammert ist” {Aufbaustilund. Weltbild, 1936:185). Rita Lejeune a proposé que le prologue annonce le thème de la charité chrétienne, “et toute l’histoire de Perceval (jusqu’au v. 6482) est axée, sans que cela soit dit expressément, sur cette venu de charité qui fait d’abord cruellement défaut au héros et que ce dernier finira bien par acquérir” (“la Date du Conte du Graal” 1954: 52). Jean Frappier s’est plus d’une fois exprimé sur ce point de façon semblable; je prends pour exemple: “Il serait étonant que Chrétien eût écrit ce prologue dans la seule intention d’une louange adressée à Philippe d’Alsace et sans établir quelque rapport avec le sen de son roman” (“le Graal
Le Prologue et la chevalerie,
3
1954:172). Sans ambages, il a soutenu que le prologue doit diriger le
lecteur “vers une interprétation chrétienne du Conte” (1962-63:205). Il a souligné ailleurs le lien entre le prologue et le récit en constatant: “Si le sens du prologue s’accorde avec celui du roman, nous devons trouver dans la suite des épisodes au moins quelques reflets, quelques échos de l’idéal célébré en guise de prélude; il en est bien ainsi ...” ('Chrétien de Troyes et le mythe du graal, 1972:57) Rupert Pickens a écrit au sujet du prologue: “It introduces thèmes that are primary in the story itself ...” (“Le Conte du graal,” 1985:241). Il semblerait peut-être oiseux de citer tant de chercheurs (dont on pourrait facilement prolonger la liste), n’étaient certains efforts faits pendant les dernières décennies pour nier tout lien thématique entre prologue et récit.
La question a été
rouverte par D.D.R. Owen et Tony Hunt. Le premier observe: “Despite the scriptural references and pious sentiments we hâve to recognize in [the prologue] a rather blatant self-commendation to the generosity of a patron, known himself for his extreme piety.
There are no grounds for
assuming, as some hâve, that Chrétien is introducing us here to the sen of the romance, interpreted as Christian charity in the spiritual sense” (.Evolution, 1968:130). L’auteur (qui ne croit d’ailleurs pas qu’un sens profondément chrétien se trouve dans le récit) s’appuie sur les habitudes du poète manifestées dans ses autres prologues et surtout dans celui de la Charrete, où figurent les louanges d’une patronne individualisée; dans le prologue du Graal il s’agirait également de “not disinterested flattery” et de “practical charity” (pp. 131-31). (A cette hypothèse J. Frappier a répondu de façon concluante dans “le Graal et ses feux divergents” [1977:399].) T. Hunt partage ces vues, se basant lui aussi sur la pratique de Chrétien dans ses autres romans et surtout sur les conventions du prologue usitées par les romanciers du moyen âge. “The claim that the médiéval prologue necessarily forecasts the thèmes and concerns embodied in the following narratio is mistaken ... The prologue that explicitly connects with the following narratio (prologus ante rem) was not much used by writers of OldFrench romance” (“The Prologue,” 1971:361). Ailleurs, ce chercheur affirme que “None of [Chrestien’s] prologues functions as a guide to the interprétation or the significance of the following narratio” (“Tradition,” 1972:336; voir aussi 1970:1-23, réimp. 1971). A cette hypothèse la réaction a été vive. On pourrait citer à titre d’exemple J. Frappier: “dans la mesure où (T. Hunt] a voulu nous prouver ainsi que le prologue du Conte du Graal n’offrait aucune affinité avec le roman lui-même et le sens qu’il est permis de lui attribuer, son échec nous paraît total” [Mythe, 1972: 39). Wolfgang Brand est du même avis: “Es kann aber nach wie vor kein Zweifel herrschen, dass der Prolog in das Ganze der Perceval integriert ist” (“Wirklichkeitsbild,” 1974:211).
L.T. Topsfield, tout en reconnaissant la maîtrise
technique démontrée dans le prologue du Graal, ajoute; “This does not mean however that the Prologue ... was not intended to be an oblique introductory exposition of the inner meaning of the romance and an intégral part of its sen” (Chrétien de Troyes, 1981:214). Claude Luttrell revient sur la queston dans “The Prologue of Chrestien’s Li Contes des Graal” (1983:1-25), comme le fait James A. Schultz dans “Classical Rhetoric, Médiéval Poetics, and the Médiéval Vernacular Prologue” (1984:1-15).
Keith Busby
estime que “It would be doing a disservice to an artist like Chrétien to assume that the prologue to Perceval bears no relation to the rest of the text” (Chrétien de Troyes, 1993:12). Récemment T. Hunt a reconnu le nombre et le poids des réactions négatives à ses idées,
4
LA DESTRE ET LA SENESTRE
et surtout les observations de C. Luttrell, sans toutefois aller jusqu’à répudier explicitement ses propres affirmations à propos du Graal; voir “Chrétien’s Prologues Reconsidered” (1994: 153-68). Reste l’interprétation récente selon laquelle il existe une correspondence entre prologue et récit, mais que la morale chrétienne serait absente de l’un comme de l’autre. Si le poète a l’air de préconiser la foi, l’espérance et la charité, on doit se garder de le croire: ses dires seraient à comprendre par antiphrase, dans un jeu entre initiés (poète et auditeur/lecteur avisé alignés contre les naïfs qui prendraient au sérieux les allusions bibliques du prologue et les exposés édifiants du récit). Ce courant de pensée se manifeste déjà dans Aesthetic Distance in Chrétien de Troyes: Irony and Comedy in Cligés andPerceval par Peter Haidu (1968). Tout en se gardant d’offrir une définition de ce qu’il entend par irony, il affirme dans le Conte du Graal “the obvious and frequent comedy, and the apparent inconguity of this comedy with the religious, not to say mystical concerns, some scholars had found there” (p. 10). C’est suggérer que certains chercheurs y avait trouvé ce qui n’y était pas. Ici P. Haidu se concentre sur des phénomènes stylistiques, et nombre de ses remarques ne sont pas dépourvues de justesse. (Il va plus loin dans “Au début du roman, l’ironie” [1978: 443-66] où il traite surtout de Cligés.) Le scepticisme à l’égard de la sincérité du romancier devient radical sous la plume de Roger Dragonetti, qui dans le Vie de la lettre au moyen âge (le Conte du Graal) détecte un agenda négatif et destructeur caché derrière le prologue du Conte (1980:101-32). Selon cette “lecture” tout y serait ironique et subversif.
La piété apparente de cette
“écriture” ne serait qu’un moyen de lancer sournoisement un défi à l’autorité du comte de Flandre (pp. 117-19) et de l’Eglise (p. 132). La possibilité que Chrétien de Troyes ait pu être un croyant sincère est niée par le titre même de ce chapitre, qui est intitulé “Le ‘chrétien’ du prologue.” On aurait affaire à un romancier qui n’a rien de profond à nous communiquer, dont l’oeuvre consiste en la seule rhétorique. “La charité n’est plus qu’un morceau de' bravoure inscrit dans le jeu du versus qui livre, à travers le langage conventionnel du prologue, le contre-dit de la langue poétique de celui qui sème et qui s’aime” (pp. 120-21). Qui plus est, cette rhétorique serait mise au service de la subversion (p. 119) et de l’auto-glorification (p. 126). Dans une voie semblable procède Brigitte Cazelles. Son livre récent The Unholy Grail: A Social Reading of Chrétien de Troyes’s Conte du Graal (1996) est consacré à une “lecture” du roman qui en fait un récit de rapports féodaux et familiaux. Par conséquent elle aussi rejette ce que dit Chrétien dans le prologue que lui-même a trouvé bon de rattacher à son propre roman et l’exégèse qu’il y fait des citations par lui choisies (voir surtout les pp. 162-63, “the ironie use of exegetic practice”). Plus récemment encore Ana Sofia Laranjinba a poussé bien loin la prétendue ironie de notre romancier; son article “l’Ironie comme principe structurant chez Chrétien de Troyes”, C. C.M. 41 (1998), 175-82, doit beaucoup à P. Haidu (1968 et surtout 1978); y est fait mention de “la façon dont l’ironie agit sur toute l’oeuvre, façonnant sa structure et influençant son sens profond” (p. 177). Pour ce qui est des arguments en faveur d’un prologue du Conte du Graal purement rhétorique et conventionnel, indépendant de la narration, on doit reconnaître qu’ils ont encouragé un renouveau d’intérêt au prologue médiéval en général et à ses rapports avec la rhétorique classique. Quant à la proposition qu’une ironie envahissante unirait prologue et récit, expression d’un esprit subversif, anti-courtois et anti-chrétien, on est tenté de répondre: quaerite, et invenietis. 4 Je laisse de côté Guillaume d’Angleterre, d’attribution incertaine.
Le Prologue
5
premier conservé, Erec et Enide, a cela de commun avec le dernier de commencer par un proverbe. Celui attribué au “vilain” commente la valeur intrinsèque et cachée d’une “chose” généralement dédaignée. On rencontre aussi un heu commun: la possession d’un certain savoir comporte l’obligation de le communiquer. Ensuite le poète fait allusion a sa source, un “conte d’avanture” (v. 13), qui jouit déjà de la faveur du monde courtois, “rois et contes” (v. 20).5
II se laisse aller à une
condamnation pleine de mépris pour les conteurs professionnels qui s’efforcent de le raconter mais qui ne sont capables, selon lui, que de le “depecier et corronpre” (v. 21). Par contre il se vante, lui, d’en avoir fait une oeuvre qui durera autant que la chrétienté. Il en va autrement dans son deuxième roman, Cligés. Les premiers vers sont consacrés à la liste des ouvrages de l’auteur, liste qui nous donne à entendre que le nouveau roman qu’il est en train de présenter sera de qualité semblable, donc digne de notre intérêt.6 Le poète nous offre ensuite une rapide esquisse de l’action, qui sera double et traitera de deux générations; pourtant ce qui lui tient à coeur, à en juger d’après le nombre de vers qu’il y emploie, c’est de développer le topique de la translatio studii, le transfert de la “clergie” et de la chevalerie de la Grèce à Rome et de Rome en France.7 Or dans la narration suivante il s’agit non de clercs mais de chevaliers, père et fils (et de leurs dames). Qui plus est, si une bonne partie de l’action a lieu en “Grèce” (c’est-à-dire à Constantinople), et qu’un épisode se déroule en Bretagne, le reste s’en situe en Grande Bretagne et dans l’Empire germanique; on ne rencontre guère dans ce roman ni la France chevaleresque ni la chevalerie française. Etant donné son silence à propos d’un transfert de chevalerie du monde antique à son pays natal, force nous est de conclure que pour Chrétien c’est une autre sorte de passage qui importe.
La composition de Cligés, sans
5 Erec und Enide von Christian von Troyes, hgg. von Wendelin Foerster (Halle: Niemeyer, 1890; réimp. Amsterdam: Rodopi, 1965. 6 Cligés, ed. Stewart Gregory and Claude Luttrell (Cambridge: Brewer, 1993). 7 Voir Michelle A. Freeman, “Chrétien de Troyes’ Cligés: A Close Reading of the Prologue,” Romanic Review 67 (1976), 89-101; aussi du même auteur The Poetics of "Translatio studii”and “ConjointureChrétien de Troyes’s "Cligés” (Lexington, KY: French Forum, 1979), surtout Part I, ch. 1; et “Cligés,” in The Romances of Chrétien de Troyes: A Symposium, ed. Douglas Kelly (Lexington, KY: French Forum, 1985), 90-98. Ce topos est traité brièvement par Lucie Polak dans Chrétien de Troyes: Cligés (London: Grant & Cutler, 1982), pp. 20-21, et par Karl Uitti dans “Chrétien de Troyes’s Cligés: Romance Translatio and History,” in Conjunctures: Médiéval Studies in Honor of Douglas Kelly, ed. K, Busby and N. J. Lacy (Amsterdam and Atlanta, GA: Rodopi, 1994), pp. 546-47.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
même tenir compte de la narration, servira à démontrer la préservation et la prospérité en France de la “clergie.” La “vive brese” (v. 44), éteinte chez les Grecs et les Romains, reste bien vivante chez les Français, Dieu l’ayant prêtée “as altres” (v. 40). Autrement dit, le poète se présente au lecteur/auditeur comme étant lui-même l’héritier des anciens (en l’occurrence des hommes de lettres de la Grèce antique et de Rome), leur conservateur, continuateur et collègue. Avec l’assurance, voire l’arrogance, de ces deux prologues, celui du Chevalier de la charrete contraste de façon marquante. On est frappé de l’humilité appuyée qui s’y manifeste et de l’insistance—pro forma du moins—non plus sur le poète ni sur le poème mais plutôt sur la protectrice, nommée dès le premier vers.
Chrétien, lui, s’éclipse, en
nous faisant entendre que tout le mérite de l’entreprise revient de droit à la dame de Champagne; l’auteur, soumis à ses ordres, n’aurait contribué au roman que son travail et sa diligence, “sa painne et s’antancïon.”8 Encore y mêle-t-il des compliments excessifs que seul tempère le ton légèrement enjoué—ce qui ne l’empêche cependant d’y glisser un nombre assez élevé de pronons et d’adjectifs à la première personne. Le début du Chevalier au lion n’offre rien de pareille. Ce roman ne s’amorce pas comme les autres; en fait, on pourrait soutenir qu’il n’y a pas de prologue qu’on puisse identifier comme tel,9 le récit commençant
8 Chrétien de Troyes, le Chevalier de la charrette, éd. par Charles Mêla (Paris: Librairie Générale Française, 1992), v. 28. 9 Si le Chevalier au lion possède ou non un véritable prologue, c’est là une question fort débattue. Tony Hunt y répond affirmativement dans “The Rhetorical Background to the Arthurian Prologue,” Forum for Modem Language Studies 6 (1970), 10-15. Il estime que Chrétien, craignant d’ennuyer ses auditeurs par un prologue comme les autres, aurait fragmenté celui-ci pour en glisser ensuite les morceaux dans la première partie du récit, éparpillant ca et là des formules de Vexordium traditionnel afin de faire des premiers 174 vers un prologue camouflé. “The proof of Chrétiens success is that so many critics, doubtless reacting like his twelfth-century audience, hâve found a prologue wanting in the Yvain" (p. 14). On peut se demander si la seule présence de quelques éléments de Vexordium figurant dans les premiers épisodes narratifs d’un ouvrage suffirait à faire de ce début un prologue proprement dit. A mon avis il s’agit ici d’une introduction qui se fond imperceptiblement dans le récit, plutôt que d’un prologue dans le sens habituel du terme; voir “The Missing Prologue of Chrétien’s Chevalier au lion, French Studies 41 (1987), 385-94, où je soutiens l’absence de prologue et essaie de l’expliquer par rapport au prologue de la Charrete. Voir aussi James A. Schultz, “Classical Rhetoric,” (voir la n. 3 ci-dessus); à la p. 7 ce chercheur met en question les affirmations de T. Hunt à propos d’Yvain. Dans “Chrétien’s Prologues Reconsidered,” T. Hunt maintient sa position (in Conjunctures, p. 167; voir plus haut, n. 3).
Le Prologue
7
in médius res et ne comportant, de la voix de l’auteur, qu’une courte présentation (vv. 17-28) du topique du bon vieux temps et de la decadence moderne.
(C’est l’épilogue de cet ouvrage qui fournit le
nom de 1 auteur et le titre du roman.) Le Chevulier au lion représente donc un cas particulier.10 A cette exception près, nous recevons dans les prologues du poete anterieurs au Conte du Graal, indépendemment des renseignements à propos du récit qui va suivre, une forte impression du moi de Chrétien; ce sont la personnalité de l’auteur et l’effort qu’il a accompli qui comptent. Pour ce qui est du sujet, il y figure surtout à titre d’information préliminaire, voire de vantardise.
Le but de ces
trois exordia est, grosso modo, publicitaire. Quant aux sujets annoncés dans les prologues, on constate, ici encore, une certaine ressemblance entre les romans qui précèdent le Conte du Graal. A l’exception du Chevalier au lion, chaque roman de Chrétien comporte, dans la partie qui sert d’introduction, un ou deux vers où il est question du héros, que ce personnage soit nommé, évoqué ou pourvu d’un cognomen. Dans le premier nous lisons: D’Erec, le fil Lac, est li contes (v. 19).n
Dans Cligés le héros n’est pas immédiatement identifié, son père non plus: Un novel conte recomance D’un vaslet qui an Grece fu Del linage le roi Artu. Mes ainz que de lui rien vos die, Orroiz de son pere la vie (vv. 8-12).
Au début du troisième roman, composé selon toute vraisemblance à la même époque
que le Chevalier au lion, on ne trouve pas de nom mais
plutôt une identité provisoire:
10 Je renvoie à mon article “With Catlike Tread: The Beginning of Chrétiens Yvain” in Studies in Médiéval French Language and Literature Presented to Brian Woledge, ed. S.B. North (Genève: Droz, 1987), 163-73. 11 Chrétien ne dit pas qu’il agit d’Erec et d’Enide; il n’est question de l’héroïne ici que dans trois des sept manuscrits. Par contre, dans le premier vers de Cligés il nous informe que l’auteur en est “cil qui fist d’Erec et d’Enide.”
8
LA DESTRE ET LA SENESTRE Del Chevalier de la Charrete Comance Crestïens son livre (w. 24-25).
On note que dans tous les cas où il s’agit de communiquer le sujet du roman qui va suivre, ce sujet est une personne et, plus précisément, un homme. Dans la narration introduite par chacun de ces prologues nous avons affaire, en effet, aux aventures du personnage annoncé. C’est Erec qui domine le roman qui porte son nom; c’est Lancelot (d’abord anonyme, puis connu sous un cognomen) dont les exploits et les souffrances constituent la trame de la Charrete; pour ce qui est de Cligés, l’auteur tient parole en présentant l’histoire d’un “vaslet qui an Grece fu,” après avoir raconté la vie du père de ce jeune homme. Encore Chrétien nous donne-t-il à entendre dans chaque roman que le choix de sa matière est dans une large mesure déterminé par sa source, que celle-ci soit livresque (Cligés) ou orale (Erec et le Chevalier au lion12), ou bien un sujet proposé par sa protectrice (le Chevalier de la charrete). Or, d’après le caractère des compositions qui en résultent, on peut conclure à un penchant du poète pour les histoires à la mode: chevaleresques, pittoresques, sentimentales. Aucun de ces quatre romans ne commence avec des observations moralisantes quelconques (mis à part le lieu commun sur lequel débute Erec). Une morale spécifiquement chrétienne y fait entièrement défaut, de même que toute allusion au dogme, à la Bible, à l’Eglise. Une fois seulement il est question de la chrétienté, mais en tant que terme de comparaison: la renommée de son nouveau roman d'Erec va durer, nous assure le poète, aussi longtemps qu’elle, ce qui revient à dire qu’il est sûr d’avoir créé une oeuvre immortelle. Ici, comme dans les prologues de Cligés et du Chevalier de la charrete, c’est le clerc qui nous adresse la parole et non pas le croyant. Dans le seul cas (Cligés) où il nous informe que sa source est un livre, livre qui se trouve dans la bibliothèque de Saint-Pierre à Beauvais, on se rend compte que ce tome (d’où le poète prétend avoir tiré l’histoire d’Alexandre et de Cligés) ne peut guère avoir été une oeuvre d’édification, si toutefois il existait.
Tous ces
12 Dans le cas du Chevalier au lion, ce renseignement se situe dans l’épilogue, w. 68046: “Del chevalier au lion fine / Crestïens son romant issi./ Onques plus dire n’en oï ...” (Chrétien de Troyes, le Chevalier au lion ou le Roman d'Yvain éd. par David Huit (Paris: Librairie Générale Française, 1994).
Le Prologue
9
prologues, d’ailleurs, s’accordent parfaitement bien avec les romans qu’ils précèdent et sous lesquels perce une morale entièrement mondaine.13 Quand on aborde le prologue du Conte du Graal la différence est frappante, et cela à plusieurs égards. Une tonalité nettement chrétienne s’y établit dès les premiers vers, où l’on trouve un mélange de deux images tirées du Nouveau Testament: celle du semeur qui répand chichement ou largement sa graine,14 et celle des sols fertile et infertile.15 Qui petit seme petit quiaut, Et qui auques recoillir viaut, An tel leu sa semance espande Que fruit a çant dobles li rande; Car an terre qui rien ne vaut Bone semance
1
seche et faut (w. 1-6).
A cette paraphrase biblique (et son application personnelle à l’écrivainsemeur) succède, à une vingtaine de vers de distance, une allusion à l’Evangile16 et à la leçon qui s’y trouve sur la charité dans le sens de l’aumône:
13 Morale mondaine n’équivaut évidemment pas à absence de morale; il y a une tendance normative dans ces romans, et surtout dans Erec et Yvain, mais normative selon les valeurs de ce monde et spécifiquement celle de la société courtoise. 14 Saint Paul, Deuxième Epître aux Corinthiens IX:6: “Hoc autem dico: Qui parce seminat, parce et metet; et qui seminat in benedictionibus, de benedictionibus et metet.” Chrétien ne donne que la première moitié du verset, devenue proverbiale (voir Joseph Morowski, Proverbes français antérieurs au XVe siècle (Paris: Champion, 1925), #2043 et #2074. 15 Cette “parabole du semeur” (qu’il serait plus exacte d’appeler la “parabole des sols”) se trouve dans les évangiles de Matthieu (XIII:3), de Marc (IV:3 et de Luc (VIIL5). Chez les deux premiers il s’agit de grain qui porte du fruit trente, soixante ou cent pour un.
C’est le seul Luc qui ne donne qu’un seul chiffre: “et ortum fecit fructum
centuplum,” ce qui est très proche de l’expression “a çant dobles” utilisée par Chrétien. Pour la valeur symbolique de ces chiffres voir Hanne Lange, “Symbolisme, exégèse, littérature profane,” in Actes du XVIIIe Congrès International de Linguistique de de Philologie Romanes (Tübingen: Niemeyer, 1988), VI, 289-303. 16 L’Evangile en question est celui de Matthieu (VI:2-4): “Cum ergo facis eleemosynam, noli tuba canere ante te, sicut hypocritae faciunt in synagogis et in vicis, ut honorificentur ab hominibus.
Amen dico vobis, receperunt mercedem suam.
Te autem faciente
eleemosynam, nesciat sinistra tua quid faciat dextera tua, ut sit eleemosyna tua m abscondito; et Pater tuus, qui videt in abscondito, reddet tibi.” interprétations contemporaines de ce passage, voir
Pour quelques
l’édition du Percevalroman par
Alfons Hilka (Halle: Niemeyer, 1932), p. 617, note du v. 39.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE ... “Ne sache ta senestre Le bien quant le fera ta destre.” Cil le sache qui le reçoit, Et Diex, qui toz les secrez voit Et set totes les repostailes Qui sont es cuers et es entrailles (w. 31-36).
S’ensuit une exégèse de ce commandement, avec une exposition des trois sortes de charité: charité-aumône, charité-amour du prochain, charité-Dieu; on y trouve aussi une citation (erronée, il est vrai17) de l’enseignement de Saint Paul à propos de la charité. Ce mot, répété six fois en soixante-huit vers, est le mot-clef du prologue.18 Le thème qui en remplit le début, celui d’un semeur répandant sa graine, en est comme l’anticipation; une bonne partie de ce qui suit est consacrée au développement de la triple signification du substantif précité. En plus, le récit extraordinairement long qu’introduit ce long prologue peut être considéré comme la mise en pratique de la leçon des premiers vers. Même en parlant de son protecteur, Philippe de Flandre, Chrétien ne quitte pas le topos de la charité, ni le nouveau ton sérieux et pieux qu’il a pris. Il entreprend cette tâche, dit-il, ... por le plus prodome Qui soit an l’anpire de Rome: C’est li cuens Philipes de Flandres, Qui miauz vaut ne fist Alixandres, Cil que l’an dit qui tant fu buens; Mes je proverai que li cuens Vaut miauz que cil ne fist assez; Car il ot an lui amassez Toz les vices et toz les maus Don li cuens est mondes et saus (w. 11-2Q).
17 II est curieux que tous les manuscrits portent cette attribution à Saint Paul de ce qui est en fait un des passages les mieux connus de la Première Epître de Saint Jean: “Deus charitas est, et qui manet in charitate, in Deo manet, et Deus in eo” (IV: 16), verset dont Chrétien fait, aux w. 47-50, une traduction presque mot à mot. Etant donné pourtant ce qu’ont d’impressionnant les remarques de Saint Paul à propos de la charité dans I Corinthiens 13, et le fait que Saint Paul aussi bien que Saint Jean consacre tout un chapitre au sujet, la méprise de Chrétien se comprend. Point n’est besoin de rechercher un agenda secret et subversif de la part du poète, une substitution délibérée de Saint Jean (assimilé à l’artiste rusé de Cligés) à Saint Paul (conçu en tant que “chevalier orgueilleux”), comme le fait R. Dragonetti (1980:124, 127). Voir infra, p. 202. 18 A cette répétition correspond celle du chiffre cinq, réitéré sept fois dans l’épisode de l’Hermite, w. 6220-6364. Voir plus loin, Ch. VU, pp. 158-61.
Le Prologue
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Il ne s agit point d affirmer 1 égalité de Philippe et d’Alexandre, mais d exalter celui-la au dépens de celui-ci.
Trouve-t-on ici l’écho d’une
reaction de la part du poete à une réalité contemporaine? La chronique Flandna generosa d un moine de Saint-Bertin, composée après 1164 et traitant de Thierry d Alsace et de son fils Philippe de Flandre, rapporte que les histrions (c’est-à-dire jongleurs) et d’autres gens de son entourage comparaient le jeune Philippe, devenu comte en 1168 à l’âge de vingtsix ans, a Alexandre le Grand.19 Il ne serait peut-être pas trop aventureux de conjecturer que ce serait là une raison de plus pour Chrétien d’évoquer la comparaison des deux personnages, l’antique et le contemporain, et de revendiquer la supériorité du comte de Flandre, devenu son protecteur. Dans le prologue du Graal Philippe nous est présenté comme le parangon des vertus chrétiennes, l’ennemi de tous les vices, le “bon leu” (v. 9) où le semeur ne gaspille pas sa semence, l’ami de la justice et de la Sainte Eglise, celui qui hait toute vilenie, y compris les paroles sottes et la médisance, le donneur exemplaire enfin, qui en faisant ses dons les distribue avec une discrétion évangélique. C’est lui, cet homme vertueux et pieux,20 qui a demandé au poète de ... nmoiier le meillor conte Qui soit contez an cort real: Ce est li contes del graal, Don li cuens li bailla le livre (w. 63-67).
Au lieu de se vanter de son talent, comme par le passé, Chrétien se contente de se nommer deux fois et de louer le conte (c’est-à-dire la matière qu’il va nmoiier, conte qui, mis par écrit, se lit dans un livre
19 “Philippus ejus (c’est-à-dire de Thierri II) primo genitus propter illustres actus et militie strenuitatem qua re cunctis mortalibus pollebat, Alexandra Magno Grecorum régi ab ystrionibus et ab omnibus viris qui eum noverant non immerito comparatur, pâtre suo successit in Flandriae comitatu.” Passage cité par Reto R. Bezzola dans les Origines et la formation de la littérature courtoise en occident, 500-1200 (Paris: Champion, 1963), III, 409.
Pour la magnificence de la cour de Philippe, centre de chevalerie
autant que de clergie, voir Mary D. Stanger, “Literary Patronage at the Médiéval Court of Flanders,” French Studies 11 (1957), 214-29. 20 Chrétien ne déforme pas les faits, quand bien même il les sélectionnerait avec soin (comme le faisaient les chroniqueurs, d’ailleurs).
Philippe, descendant des rois de
Jérusalem, était une âme pieuse, ami de Thomas Becket; deux fois il fit le voyage en Terre Sainte et y mourut au siège d’Acre en 1191; voir R. Bezzola, Origines, III, 411-16.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
que le comte Philippe lui a donné. Pour ce qui est du sujet de ce conte, on remarque qu’il fait exception: pour la première fois dans l’oeuvre de ce romancier il s’agit non d’une personne mais d’une chose. Qui plus est, cette chose est un objet bien connu et qui de prime abord ne promet rien d’extraordinaire; quoi de plus banal qu’un graal?21 Autant dire, en français moderne, le Roman du plat.12 On apprendra par la suite qu’il n’y va pas d’un graal quelconque, et qu’on aurait tort de le mépriser, surtout si l’on se rappelle le début d’Erec: Li vilains dit en son respit Que tel chose a l’an an despit Qui molt vaut miauz que l’an ne cuide (w. 1-3).
De ce rapide aperçu de la manière par laquelle Chrétien fait commencer ses romans, deux observations semblent s’imposer. D’abord on doit reconnaître qu’ils présentent bien des différences—différences d’ordre technique principalement, et causée par la présence ou l’absence de quelques éléments et de leur arrangement. Ensuite on constate que malgré cette variété, il y a une certaine ressemblance “de famille” entre les trois premiers prologues, dont les valeurs sont courtoises et mondaines et où se manifeste, de la part de l’auteur, une mondaine vanité liée au désir de réussir. A ce groupe de prologues s’oppose celui du Conte du Graal. Les différences, déjà notées, semblent annoncer un nouveau départ; par leur nombre et leur importance elles se doivent d’intriguer tout lecteur qui cherche à comprendre ce qu’entreprenait Chrétien dans cet ouvrage. Dans quelle mesure est-on en droit d’attendre de ce prologue un indice qui révélerait les intentions du poète dans son dernier roman, resté inachevé?
Relisons soigneusement son dernier
prologue. Celui-ci commence par une expression proverbiale dérivée de l’expérience primordiale: le rapport entre la quantité de la semence et l’abondance de la récolte. Avec le caractère général de cette sententia
21 La définition qu’en donne, dans le premier quart du 13e siècle, le moine Hélinand de Froidmont est bien connue: “Gradalis autem sive gradale gallice dicitur scutella lata et aliquantulum profunda ...” (Patrologia latina 212, col. 814).
Quelques formes de ce
mot existent de nos jours, en plusieurs patois; voir Jean Frappier, “la Légende du Graal: origines et évolution,” in Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters (Heidelberg: Wrnter, 1978), IV, 296. 22 II y a comme l’anticipation de ce titre peu prometteur dans celui que Chrétien avait choisi pour un autre roman: le Chevalier de la charrete.
Le Prologue
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contraste immédiatement une allusion précise et biblique: celle à la parabole du semeur, de sa graine et des sols divers. Une mention rapide du poete-semeur, Crestiens, amene l’identification du protecteur-/?on leu, Philippe de Flandre, suivie promptement de la comparaison entre ce dernier et Alexandre. L’intrusion d’Alexandre dans un ouvrage médiéval n’a en soi rien d’étonnant. On sait qu’il représente, dans le système d’exempla usité au 12e siècle, l’image de la largesse.23 Dans ses deux premiers romans24 Chrétien se sert de lui, ainsi que le font ses contemporains et que le feront ses succeseurs, comme modèle de ce trait souvent recommandé par les écrivains (non sans une pointe d’intérêt) comme la reine des vertus mondaines. Dans Erec il est nommé avec Absalom (type de la beauté masculine) et Salomon (type de la langue, c’est-à-dire la parole judicieuse) dans l’énumération des qualités du héros: Et de doner et de despandre Fu parauz le roi Alixandre (w. 2269-70).
Plus tard, lors du couronnement d’Erec, le roi Arthur va jusqu’à dépasser en générosité le conquérant macédonien: Alixandres, qui tant conquist, Qui soz lui tôt le monde mist Et tant fu larges et tant riches, Vers cestui fu povres et chiches (w. 6673-76).
Qui plus est, l’on rencontre dans Cligés un personnage principal nommé Alexandre et qui joue le rôle principal dans le premier tiers du roman. Il est fils d’un empereur grec qui se nomme, lui aussi, Alexandre. Or ce dernier se met en devoir d’expliquer à son fils, qui est sur le point de partir pour la cour d’Arthur, l’importance de la largesse, dans une
23 On trouvera de nombreuses références utiles pour une idée de la manière dont les médiévaux concevaient ce personnage dans le livre de Frédéric C. Tuback, Index Exemplorum: A Handbook of Médiéval Religions Taies (Helsinki: Akademia Scientiarum Fennica, 1968). Voir aussi T. Hunt, “The Prologue,” 366-73, pour un exposé très nourri des sources des notions médiévales sur la largesse, le caractère d’Alexandre, sa générosité et aussi ses vices (surtout la luxure) et la supériorité de son père Philippe de Macédoine. Je renvoie à mon article “Alexandre and the Conte du Graal,” in Arthurian Literature XIV, ed. J.P. Carly and F. Riddy (Cambridge: Brewer, 1996), 1-18. 24 II n’est question d’Alexandre ni dans Yvain ni dans la Charrete.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
harangue qui s’étend sur vingt-cinq vers (188-213). Selon lui, la largesse est la dame et la reine des vertus; c’est une qualité qui à elle seule suffit à faire un prud’ homme. Le conseil “soiez larges” (180) est d’ailleurs la seule recommandation qu’offre cet Alexandre à l’autre. Une fois arrivé en Angleterre et accueilli par le roi Arthur, le jeune prince ne tarde pas à mettre en pratique la leçon apprise de la bouche de son père (396411), et ce ou point où toute la cour en est émerveillée. Cette largesse, conseillée par l’empereur et pratiquée par le prince, est d’autant plus mise en relief que l’un et l’autre Alexandre sont des personnages représentés comme sympathiques, dotés d’une constellation de vertus royales et chevalesques. Bien que le rôle de ces deux personnages soit distinct de celui d’Alexandre le Grand, leur association avec l’Empire de l’Est, avec une richesse inépuisable et avec la largesse ostentatoire amène inévitablement des souvenirs du personnage moitié historique moitié légendaire.
Ce dernier est d’ailleurs évoqué non loin de la
conclusion de ce roman, dans une comparaison pareille à celles figurant dans Erec; il y est question encore une fois des moyens à la disposition du roi Arthur (il s’agit cette fois d’un projet d’expédition militaire); Por ostoier fet aparoil Li rois, si grant que le paroil N’ot ne César ne Alixandres (w. 6579-81).
Ces deux récits évoquent Alexandre d’une manière nettement favorable; il sert à rehausser chez des personnages importants un trait que Chrétien nous présente comme admirable.
On ne trouve pas ici la moindre
suggestion d’une condamnation ni même d’une réserve a son sujet. Il en va autrement dans le Conte du Graal. Non seulement le poète parle d’Alexandre vers le début du prologue, en lui consacrant spécifiquement une demi-douzaine de vers, mais il construit presque tout ce préambule sur le contraste entre Alexandre et Philippe, tous les deux servant d’exempta de deux polarités morales.25 Une telle mise en relief ne peut être oiseuse; elle invite
l’auditeur ou le lecteur à se
demander le pourquoi de ce choix inattendu d’Alexandre comme 25 Chrétien ne fut pas le premier à comparer Alexandre avec un homme appelé Philippe. Des vues divergentes à propos de la libéralité étaient attribuées à Philippe de Macédoine et a son fils dans des écrits de Cicéron et de Sénèque, que connaissaient des humanistes du 12e siècle tels que Jean de Salisbury, Pierre le Chantre et Guillaume de Conques; le plus souvent, c’est à Philippe qu’ils donnaient raison. Voir George Cary, The Médiéval Alexander, ed. D.J.A. Ross (Cambridge: Cambridge University Press, 1956), pp. 80-91.
Le Prologue
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représentant d une qualité ou d une conduite condamnable. Ici l’on detecte une attitude plus proche de celle des moralistes, qui depuis l’antiquité montraient des réserves en parlant de ce héros; ils mentionnaient non seulement le fait de sa libéralité {effectus) mais la motivation qui la sous-tenait (affectus): l’égoïsme, le désir de briller, le manque d’interet aux bénéficiaires de ses dons ostentatoires. Le retour à ce personnage dans le dernier roman de Chrétien, et son emploi très different de ce qui avait été fait par le passé, ont de quoi attirer notre attention. L’histoire d’Alexandre faisait partie de la “matière de Rome la Grant” dont parlera Jean Bodel au début de la Chanson des Saisnes et dont la vogue allait en croissant pendant la seconde moitié du 12e siècle. Cette matière, accumulée et remaniée en grec et ensuite en latin depuis l’antiquité, connut un grand succès en territoire francophone juste avant et durant la carrière de Chrétien.26 La fortune de l’Alexandre médiéval débuta en langue vulgaire, semble-t-il, avec le poème d’Albéric de Pisançon/Besançon, composé pendant le premier tiers du siècle et dont 105 vers sont conservés.
U Alexandre décasyllabique, dont un long
fragment de 785 vers nous est parvenu, date des années 60,27 à l’époque où Chrétien avait selon toute vraisemblance déjà commencé à écrire, tandis que le vaste remaniement en quatre branches dû à Alexandre de Paris/Bernay et à Lambert le Tort (incorporant des poèmes perdus) se situe après 1177-118028 et donc était accessible, lui-même, au poète champenois. Ce dernier connaissait sans doute l’intérêt que portait le public cultivé à ce personnage et aux écrits contemporains où il figurait. Or, dans Y Alexandre décasyllabique (MS de Venise, v. 618), l’on constate la présence du mot graal dans un contexte qui rend indiscutable le sens de “plat, assiette” qu’il garde chez Chrétien, comme l’a signalé William Nitze.29 Qui plus est, il existe des analogies notables entre quelques vers de cet ouvrage et cinq passages insérés dans Cligés, Yvain et le 26 Voir Paul Meyer, A lexandre le Grand dans la littérature française du moyen âge (Paris, 1886; réimp. Genève, 1970), et Jean Frappier, “le Roman d’Alexandre et ses diverses versions au Xlle siècle” dans Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, éd. par J. Frappier et R. Grimm (Heidelberg: Winter, 1978), IV, 149-67. 27 G. Cary propose ca. 1165 (The Médiéval Alexander, p. 27); J. Frappier opte pour 116065 (G R LM IV, 155). 28 J. Frappier (GRLMIV, 151); G. Cary: “after 1177” (Med. Alex., 27-29). 29 W. Nitze, Perceval and the Holy Grail, University of California Publications in Modem Philology 28 (1949), 321-22. Ce chercheur propose de dater l’emploi du mot graal dans l’Alex, déc. “some ten years earlier than the Perceval” (321).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Conte du Graal, fait sur lequel Alfred Foulet a attiré l’attention.30 D’un intérêt tout particulier est l’épisode dans Y Alexandre décasyllabique où le prince, âgé de quinze ans, monté sur Bucéphale, gravit les degrés du palais royal et entre à cheval avec grand fracas dans la salle. Une fois là (et descendu de sa monture, à la différence de Perceval), il interpelle sans façons son père qui est assis sur une estrade, en lui demandant de l’adouber.31 En plus de ces poèmes en langue vernaculaire, on doit aussi tenir compte de l’épopée en latin composée par Gautier de Châtillon, YAlexandreis. Ici l’on constate un rapprochement frappant entre un poème sur Alexandre et les allusions à ce même personnage comprises dans le prologue du Graal.
L’Alexandre de Gautier est dépeint en
guerrier hardi et en conquérant invincible; il est aussi un homme magnanime au plus haut point, clément envers ses adversaires vaincus, respectueux d’une reine qui tombe entre ses mains, généreux à l’égard de ses soldats, d’une libéralité insigne. Ce dernier trait est mis en relief dès le début: Gesta ducis Macedum totum digesta per orbem, Quam large dispersit opes ... (w. 1-2)32
Bref, il est dépeint comme l’incarnation des meilleures qualités morales telles que le monde païen les concevait.
Voici ce qu’en dit George
Cary: 30 A. Foulet, “Chrétiens Lndebtedness to the Alexandre décasyllabique, ” in Symposium, éd. par D. Kelly, pp. 105-9. Le bain d’Alexandre et de ses compagnons dans la mer avait déjà été signalé par A. Foulet dans The Médiéval Trench Roman d’Alexandre (Princeton: Princeton University Press, 1949; réimp. New York: Kraus, 1965), HI (ed. A. Foulet), 73. 31 Dans la laisse 17 de la version de Venise on lit: Quant Al’x. vint a son pere al deis, Primiers li dist: “Saus sïez! sire reis. Assez sui fors et jovenz e freis; Volez que soie canoines o borgeis? Adobez moi a guise de Greçeis, Vestre reiaume métrai tôt en defeis; O cel emprés conquerrai trente treis.” Respont lo pere: “Dit avez que corteis, De mon empire serez ancore reis.” (160-68) The Médiéval French Roman d’Alexandre (1937, réimp. 1965), I (ed. Milan S. La Du), IL 32 Galteri de Castellione Alexandreis, ed. Marvin L. Colker (Padova: Antenore, 1978), p. 145.
Le Prologue
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In Gautier’s poem Alexander’s magnanimity received its secular apotheosis. His desire for glory, his ambition that was attacked by the moralists, is the noblest and the divinest part of the man. In this respect the Alexandreis is perhaps the most truly secular of ail the Alexander-books (p. 202).
De plus, il est présenté (comme dans Quinte-Curce, la source principale de Gautier) comme un homme fier, ambitieux, violent, parfois cruel et qui (détail significatif) se laisse corrompre par la richesse et les vices de Babylone. Juste avant le Vie Livre on lit dans la brève Capitula: Sextus Alexandrum luxu Babilonis et aura Corruptum ostendit (p. 45).
En effet, dans le corps du livre suivant Gautier s’étend sur l’influence néfaste des moeurs orientales sur le caractère du général macédonien. Le conquérant est à son tour conquis, et ce malgré la formation morale de sa jeunesse et sa vertue innée: Hos tamen a tenero scola quos inpresserat euo Ornatus animi, poliendae scemata uitae, Innatae uirtutis opus solitumque rigorem Fregerunt Babilonis opes luxusque uacatis Desidiae populi quia nil corruptius urbis Moribus illius... (VI, 16-21)
Ces observations continuent pendant une vingtaine de vers. Se manifeste dans le poème de Gautier une déchéance morale qui manque dans les autres portraits du héros composés en France au 12e siècle. Il est possible que l’utilisation du latin plutôt que de la langue vulgaire ait encouragé le poète à une attitude plus classicisante et par conséquent plus historique, plus fidèle à ses sources, plus païenne, comme le pensait Reto Bezzola.33 Quoi qu’il en soit, on est en droit de se demander si, au-delà même de l’utilité d’une référence à un archétype prestigieux et 33 A la différence du poète français, qui souvent modernisait sa matière, le poète latin “que ce soit Gautier de Châtillon ou Joseph d’Exeter, comme si la langue classique lui imposait une certaine discipline, une fidélité à l’époque dont elle était l’expression vivante, ne copie pas seulement, mais reconstruit autant que possible l’atmosphère de l’Antiquité païenne, même où sa source ne l’avait pas conservée” (R.R. Bezzola, Origines, III, 149). Dennis M. Kratz propose (sans toutefois y réussir, à mon sens) de détecter dans les louanges que Gautier accorde à Alexandre une attitude de désapprobation exprimée indirectement; voir MockingEpie: Walthanus, Alexandreis, and theProblem of Christian Heroism (Madrid: Turanzas, 1980), surtout pp. 77-155.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
familier qui représente le pouvoir et la magnificence, il n’y aurait pas pas dans la condamnation vigoureuse que lui adresse cette fois Chrétien dans le Graal une allusion plus précise, allusion à un ouvrage tout récent traitant de ce héros: celui de Gautier.
La connaissance de YAlexdreis
n’était pour Chrétien ni impossible ni invraisemblable. Ce poème est dedie a Gaullaume de Blois, appelé aussi Guillaume aux Blanches Mains, archevêque de Reims (1176-1202) et grand mécène.34 Or ce Guillaume, fils de Thibaut IV le Grand, était un des frères d’Henri le Libéral, comte de Champagne et époux de la protectrice nommée par Chrétien dans le prologue du Chevalier de la charrete,35 Qui plus est, un des poèmes courts de Gautier copiés dans un manuscrit d’Oxford porte en marge “Ad comitatem Henricum.”36 Le maître de Gautier, Etienne de Beauvais, fréquentait la cour du comte Henri à partir de 1161; en 1176 il devint son chancelher.37 Il va sans dire qu’aucun de ces faits ne suffit à prouver que Chrétien ait connu personnellement Gautier, ni même qu’il ait lu YAlexandreis.
Mais par ailleurs il semble du moins possible sinon
probable que dans le cercle restreint de la famille Blois-Champagne, dont les membres maintenaient des relations fréquentes, leurs clercs lisants et d’autres fonctionnaires aient eu l’occasion de se rencontrer ou bien de se tenir au courant de leurs activités et de leurs créations. Le poeme de Gautier était sur le métier pendant cinq ans, entre 1176 et 1181-2 environ;33 le Conte du Graal est généralement daté entre 1181 et
34 John R. Williams, “William of the White Hands and Men of Letters,” in Anniversary Essays in Mediaeval History by Students of Charles Homer Haskins (Boston/New York: Houghton Mifflin, 1929), 365-87; pour Gautier, voir p. 374-77. 35 P°ur L famille comtale Blois-Champagne, voir Henri d’Arbois de Jubainville, Histoire des ducs et des comtes de Champagne (Paris, 1859-67), surtout v. III; pour Thibaud le Grand et son fils Henri le Libéral, voir aussi R.R. Bezzola, Origines, III, 166-75; pour l’archevêque Guillaume, id., III, 404-5. 6 G est le ms. Bodley 603 (du 13e siècle), fol. 47, qui donne ces mots en lettres rouges, verticalement en marge.
Pour Henri le Liberal en tant que protecteur éventuel de
Gautier, voir John R. Williams, The Quest for the Author of the Morahum Dogma Philosophorum,” Spéculum 32 (1957), 741. ’’ Il est possible qu’Etienne de Beauvais et Etienne de Provins (ce dernier étant un des signataires des chartres du comte Henri entre 1164 et 1174) soient un seul et même personnage; voir John R. Benton, “The Court of Champagne as a Literary Center,” Spéculum 36 (1961), 558-60. J. Benton signale aussi la Venjance Alixandre de Jean le Nevelon (Jean le Vendais), où l’auteur loue un comte Henri qui est peut-être Henri le Libéral (art. cit., 570-71). 38 M. Colker, édition, Introduction, p. xv.
Le Prologue
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1191.39 II est vrai que ce dernier roman de Chrétien n’est dédié à la comtesse Marie mais plutôt au comte Philippe.
On n’est cependant
pas obligé de croire pour autant à un départ définitif de Chrétien pour la Flandre. Il n est pas impossible que Chrétien se soit attiré l’attention de Philippe lors de ses nombreuses visites à Troyes, par exemple quand ce dernier y voyagea en 1182 afin de faire sa cour à la comtesse, veuve depuis un an. En plus, comme J. Frappier l’a proposé,40 Chrétien a pu avoir bénéficié de la protection de Philippe sans quitter la cour champenoise. Quoi qu’il en soit, resté à Troyes ou passé en Flandre, rien n’empêchait ce romancier d’être informé du travail de son collègue, qui était aussi un peu son rival.
Point n’était besoin de contacts
personnels pour que Chrétien se familiarisât avec 1 ’Alexandreis, dont le succès fut grand et rapide, témoin les nombreux manuscrits et aussi les allusions à partir de 1184-5 environ.41 Trouve-t-on dans le prologue du Graal non seulement un écho de la vogue d’Alexandre mais aussi une réaction à un ouvrage spécifique, celui de Gautier? Quelle qu’en soit la cause, la désapprobation du romancier à l’égard de ce personnage est très évident dans le prologue en question.
Ici
comme ailleurs Alexandre est toujours un modèle de largesse, mais maintenant d’une largesse païenne, dépourvue de grâce et de tout mérite; brusquement, ce magnifique héros de l’antiquité classique est devenu
39 La datation des oeuvres de Chrétien a suscité bien des controverses.
Pour les
contributions à la discussion jusqu’en 1971, on peut consulter Douglas Kelly, Chrétien de Troyes: An Analytic Bibliography (London: Grant & Cutler, 1976). Claude Luttrell s’est efforcé de montrer que toute l’activité littéraire de Chrétien se situe entre 1182-84 (Erec) et 1189-90 (The Création of the First Arthurian Romance [Evanston, IL: Northwestern University Press, 1974]; j’ai exprimé mes réserves dans Spéculum 52 [1977J. Armel Diverres a proposé de voir dans le Graal des échos des préparatifs pour la Troisième Croisade; Chrétien aurait pu continuer son dernier roman après le départ du comte Philippe en Terre Sainte, peut-être même après la mort ce celui-ci au siège d’Acre en juin 1191; voir “The Grail and the Third Crusade: Thoughts on Le Conte du Graal by Chrétien de Troyes,” in Arthurian Literature X (1990), pp. 13-109. Il y a une bonne part de conjecture dans l’une et l’autre de ces hypothèses. K. Busby opte pour “the early 1180’s” dans Chrétien de Troyes: Perceval (le Conte du Graal) (London: Grant & Cutler, 1993), p. 9. 40 J. Frappier, “Chrétien de Troyes,” in Arthurian Literature in the Middle Ages, ed. R.S. Loomis (Oxford: Oxford University Press, 1959), p. 158. 41 Pour les mss., voir M. Colker, édition, Introduction, pp. xix-xx. L’Alexandreis est cité par André le Chapelain dans De amore, par Alain de Lille dans 1 ’Anticlaudianus et par l’auteur de l’épitaphe d’Henri II d’Angleterre; voir Sargent-Baur 1996:15-16 (plus haut, n. 23).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
une incarnation de tous les vices; sa largesse même perd son éclat. Maintenant le romancier ne le ménage point; Philippe de Flandre ... valt mix ne fist Alixandres, Cil que l’en dist qui tant fu buens; Mais je proverai que li quens Valt mix que cil ne fist assez; Car cil ot an lui amassez Toz les visces et toz les maus Dont li quens est mondes et saus. (14-20)
Puis, vers la fin du prologue, Chrétien revient sur la largesse telle que la pratique Philippe et sur la motivation qui sous-tend cette largesse: Ne valt cil mix que ne valut Alixandres, cui ne chalut De carité ne de nul bien? Oïl, n’en doutez ja de rien. (57-60)
La réponse affirmative que donne le poète à sa question oratoire, du reste fort peu nécessire, souligne combien ce sujet lui tient à coeur. Ce qui compte maintenant n’est plus l’action brute de la largesse, ni l’abondance des dons; c’est plutôt la manière dont cette générosité s’expose et la nature de son inspiration. La largesse d’Alexandre était ostentatoire, motivée par le désir de briller; sa main gauche savait très bien ce que faisait sa main droite.
Il ne pouvait en aller autrement.
Alexandre, n’étant par chrétien, était condamné à la cécité morale; la charité était forcément absente de ses dons, si prodigues fussent-ils. Philippe, par contre, le protecteur et peut-être l’inspirateur du poète, nous est présenté comme un chrétien insigne. Rien d’étonnant donc à ce que le romancier l’eût pris comme modèle de vertus spécifiquement chrétiennes, même s’il ne le décrit pas sans une pointe d’exagération. Exemple de la charité, Philippe est dépeint comme un homme qui rejette vigoureusement toute action qui n’est pas charitable: Li quens est teus que il n’escoute Vilain gap ne parole estoute, Et s’il ot mesdire d’autrui, Qui que il soit, ce poise lui. Li quens aime droite justise Et loiauté et Sainte Eglise Et toute vilonnie het... (21-27)
Le Prologue
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Sa largesse, provenant de la charité, est évangélique, secrète: S’est plus larges que l’en ne set, Qu’il done selonc l’Evangille, Sanz ypocrisie et sanz gille, Qu’el dist: “Ne sache ta senestre Le bien quant le fera ta destre.” (28-32)
Le poète procède à une exégèse de ce conseil concernant l’une et l’autre main, tout comme le faisaient les prédicateurs de l’époque.42 La destre signifie la charité, ... qui de sa bone oeuvre Pas ne se vante, ançois se coevre, Si que ne le set se cil non Qui Diex et caritez a non. (43-46)
Par contre, la senestre représente la vaine gloire “Qui vient de fausse ypocrisie” (41). Nous avons affaire à deux mains, à deux personnages exemplaires, à deux règles de conduite. Les actions des êtres relèvent de la charité ou bien elles n’en relèvent pas; voilà toutes les possibilités épuisées. D’un côté il y a la charité: évangélique, désintéressée, discrète; de l’autre, un ensemble de vices qui se tiennent: vaine gloire, hypocrisie, sottise verbale, médisance, indifférence à la moralité et tout ce que résume le mot vilonnie (v. 27). Le lecteur est appelé à suivre l’exemple de Philippe qui, lui, suit les enseignements du Christ.43 En somme, ce prologue équivaut à un sermon en miniature où l’on trouve l’essentiel de la théologie morale: comment vivre chrétiennement dans ce monde. Le conte de Flandre, un séculier, fournit une illustration de la piété qui est à la portée de la personne laïque moyenne, Everyman. 42 L.T. Topsfield, Chrétien de Troyes (1981:215-17). 43 L’observation de Hanne Lange est à propos: En appliquant le symbolisme de la droite et de la gauche respectivement à Philippe de Flandre, qui représente les vertus chrétiennes, et à Alexandre, “qui ne connaît ni charité ni nulle autre vertu”, Chrétien ajoute encore une maille au tissu d’intertextualité dont se compose son prologue: l’opposition entre Alexandre (le passé) et Philippe d’Alsace (le présent) est une référence à deux traditions littéraires de la translatio studii, l’une idolâtrant le parangon des vertus profanes, l’autre idéalisant le héros chrétien. Par la condamnation d’Alexandre, Chrétien semble donc suggérer que les valeurs fondées sur la seule chevalerie profane sont dépassées (“Symbolisme,” p. 295; voir ci-dessus,
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Que constate-t-on en lisant le récit qui suit ce prologue didactique? Ici encore l’auteur nous offre des énoncés explicites de la doctrine chrétienne et qui dépassent, en quantité comme en qualité, tout ce qui a été écrit à ce sujet dans ses autres narrations. Dans les premiers épisodes les connaissances religieuses du jeune héros sont étalés (en fait, c’est un étalage peu abondant): il connaît l’existence de l’âme (113), des diables (115ss.), des anges (138ss.), de Dieu (137, 145ss.); il sait faire le signe de la croix (118), prier Dieu (15 Iss.) et dire sa creance (156). Par la suite, la mère de Perceval lui prodigue des instructions chrétiennes, hâtives il est vrai (567-72, 574-76, 577-94). Gornemant, le deuxième “maître” du héros, mêle une exhortation pieuse aux instructions chevaleresques et mondaines qu’il donne au nouveau chevalier (1666-70). La cousine de Perceval lui reproche “le pechié ... de ta mere” (3593-94) (le mot pechié a ici sans doute une signification religieuse). Les chevaliers et les dames que rencontre le jeune Gallois après cinq ans de vagabondage irréfléchi lui rapellent les devoirs d’un croyant (6254-60, 6265-6300, 6310-14), tout en montrant combien ils sont scandalisés de le voir monté et armé le Vendredi saint. Finalement l’hermite, oncle de Perceval, lui reproche son péché envers sa mère, péché qui était la cause profonde de son mutisme au château du Roi Pêcheur; il l’exhorte au repentir et à la confession. Il n’y a absolument rien de semblable dans les autres romans de notre poète. Somme toute, on a affaire d’une part à un exordium d’un accent chrétien extraordinairement prononcé.
D’autre part, on en passe à
une narratio où, par endroits, perce une instruction religieuse et des considérations morales absentes des autres romans de Chrétien d’attribution certaine. Il existe assurément un rapport entre l’une et l’autre partie; prélude et corps du Graal forment un tout. Force nous est de reconnaître que le prologue donne le ton, annonce l’esprit, fait résonner les premières notes du thème qui va dominer la narration. Dans le prologue du Conte du Graal il s’agit de la charité, sous ses aspects multiples. Ce mot de charité, qui se répond en écho six fois ici, est lié de façon organique à la leçon de charité qu’apprend lentement et péniblement le jeune héros du roman, leçon qui est exposée, implicitement comme explicitement, d’un bout à l’autre de cette oeuvre magistrale mais tronquée. Tout ceci ne revient évidemment pas à prétendre que ce prologue soit dépourvu d’éléments conventionnels. Chrétien était un écrivain de son temps, un professionnel qui connaissait bien son métier. Comme
Le Prologue
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ses pareils, il avait intérêt à s’attirer un publique et, si possible, des protecteurs. Ayant ses protecteurs, il s efforçait de leur plaire, et ce dès les premiers vers.
Qu il ait souhaite et encouragé la générosité de
Philippe de Flandre, rien de plus normal; que générosité soit une des acceptions de charité, c est commode.
La tentative d’une captatio
henevolentiae, pourtant, n’exclue pas forcément la possibilité que le poète, dépendant de la largesse de son protecteur, ait songé aussi à d’autres sortes de chante, comme il nous le dit lui-meme du reste. La présence dans ce passage de louanges obligatoires et d’autres traits conventionnels propres a 1 exordium moyen” ne suffit pas à démontrer un manque de lien thématique entre prologue et récit; et après tout, pourquoi rhétorique et sens s’exclueraient-ils? Pour connaître à fond la technique littéraire de son temps, Chrétien n’etait pas tenu de faire toujours de ses prologues des pièces détachées, des “hors d’oeuvre,” sans rapport organique avec ce qui s’ensuit. Reconnaissons que dans les soixantehuit premiers vers du Conte du Graal nous voyons une palette subtile des nuances de l’art poétique du 12e siècle, un exemple de “l’art de composer un prologue.”
Cette observation faite, rappelons toutefois
que tout n’est pas dit. Celui qui nous parle ici n’est pas n’importe quel romancier.
Chrétien de Troyes était maître de la rhétorique de son
temps, on ne saurait le nier; mais laissons à ces mots leur sens premier: il en était le maître, et non pas l’esclave. Ainsi, l’attitude que prend le poète dans le prologue de son dernier roman a de quoi nous surprendre. Rompant avec une habitude qui le poussait à convaincre auditeur ou lecteur de la qualité remarquable de son oeuvre et de son moi, cette fois-ci Chrétien l’invite à écouter et à tirer ses propres conclusions: Oëz comment il s’en delivre. (68)
Qu’il n’est merveille, ce m’est vis, S’en ne set che c’on n’a apris; Mais merveille est quant on n’aprent Ce que on ot et voit sovent. Le Conte du Graal (523-26)
IL
Le Sauvageon
Dès la première phrase de la narration proprement dite apparaît celui qui se trouvera être le protagoniste de la première moitié du ro¬ man. C’est un héros peu héroïque et qui ne promet pas grand’chose quand il entre en scène, s’amusant à des passe-temps juvéniles par une belle matinée du printemps.
Le poète a’abstient de lui conférer une
identité propre, ne lui fournissant d’abord qu’un rapport familial qui le rattache à sa mère; le jouvenceau est “li fix a la veve dame” (v. 74). Il ne s’agit pourtant pas d’un petit enfant mais d’un garçon arrivé à la maturité physique, prêt à entrer dans le monde des adultes.1 Il est débordant de force et d’énergie, sans pourtant savoir qu’en faire. En fait, il est dans un état d’ignorance remarquable et, pour quelqu’un autour duquel va tourner l’action d’un récit, fort décourageant: il a presque tout à apprendre. Cela ne revient évidemment pas à dire qu’il parte de zéro, qu’il soit au niveau des bêtes qu’il a coutume de chasser. On a néanmoins à faire, dans un roman courtois et qui est basé sur un conte “contez a cort roial” (v. 65 du prologue), à un personnage principal dépourvu de toute connaissance de la courtoisie au moment où il nous est présenté. Il ignore jusqu’à l’existence des cours, étant un jeune rustaud qui a été élevé à l’écart du monde noble, voire civilisé. Qui plus est, il est originaire du pays de Galles, qui est en marge de ce monde, comme chacun le sait; témoin les remarques d’autres personnages dans cet ouvrage (observations qui correspondent à une opinion courante à l’époque:2)
1 Voir James A. Schultz, “Médiéval Adolescence: The Claims of History and the Si¬ lence of German Narrative,” Spéculum 66 (1991), 519-39. 2 Cette réputation des Gallois se retrouve chez nombre des historiographes du 12e siècle. Geoffroi de Monmouth attribue au roi d’Irlande, menacé d’une invasion d’au-delà de la Mer d’Irlande et du vol de la chorea gigantium, une réaction de mépris sinon d’étonnement: “Non miror si ignaua gens insulam Britonum devastare potuit cum Britones bruti sunt et stulti” (The Historia regum Britannie of Geoffrey of Monmouth I: Bern, Burgerbibliothek, MS 568, ed. Neil Wright [Cambridge: Brewer, 1984], ch. 130, p. 91.)
A noter que le roi d’Irlande est, dans le récit de Geoffroy, contemporain
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LA DESTRE ET LA SENESTRE ... Galois sont tôt par nature Plus fol que bestes en pasture. (243-44)
Même la mère du vallet estime que les Galois sont arriérés, notion qui se comprend facilement puisque cette dame connaît le monde extérieur dont ele s’est réfugiée avec toute sa famille. Elle tient à ce que son fils, étant sur le point de partir pour la cour d’Arthur, renonce à porter deux de ses trois javelins habituels et caractéristiques: Et partout la ou il aloit, Trois gavelos porter soloit. Ses gavelos en velt porter, Mais .ii. en fist sa mere oster Por che que trop samblast Galois. (605-9)
Seule une réduction de javelins ne suffirait pourtant pas à déguiser l’étrangeté du vallet quand il s’éloigne de son milieu natal, pénètre dans un monde différent et en rencontre des habitants, car ses vêtements trahissent son origine. Il s’habille à la galloise, car il porte ce que sa mère lui avait confectionné à la hâte juste avant son départ: Se li apareille et atome De canevas grosse chemise d’Utherpendragon et vise globalement les Britones plutôt que les Gallois. Il est pourtant clair que quand d’autres écrivains du 12e siècie font des allusions méprisantes aux Britones il s’agit spécifiquement des Gallois.
Gautier Map fait mention des Walenses en les
désignant de “discoli et siluestres” (De nugis curialium / Courtiers’ Trifles, éd. et tr. M.R. James [Oxford: Clarendon, 1914], p. 146; cet ouvrage fut composé entre 1180 et 1193.
Cette sorte de jugement se prolonge au siècle suivant; dans une des gloses de
l’Alexandreis de Gautier de Châtillon on trouve,, pour 1,101, une liste de vices nationaux où “dicuntur esse . . . Britones stulti” et pour VII, 412, “Britones dicuntur quasi bruti hommes” (éd. M. Colker, pp. 360, 455). Voir aussi la conduite provocatrice, en août 1188, d’un membre des forces de Philippe II Auguste lors de son entrevue avec Henri II d’Angleterre à Gisors, où celui-ci était venu avec des croisés de plusieurs parties de son royaume y compris le pays de Galles: “Uns chevaliers de France vint / Qui n’esteit mie bien corteis;/ Si se gaba trop des Galeis . . .,” injure à laquelle répondit un des Gallois par une flèche bien visée; voir Y Histoire de Guillaume le Maréchal, éd. Paul Meyer (Paris: Renouard, 1891-1901), w. 7410-12; YHistoire date de 1226 environ.
Le topos
remonte à Isidore de Séville: “De gentium vocabulis,” #102: “Britones quidam Latinae nominatos suspicantur, eo quid bruti sint” (Etymologiae libri XX,, IX, 2, in P.L. 82, col. 338. Pour un portrait détaillé des Gallois en tant que peuple exotique, distinct des Normans et dont la culture était loin de ressembler à celle de la classe régnante en Angleterre (et en France, d’ailleurs), voir Giraldus Cambrensis, Descriptio Kambriae, in Giraldi Cambrensis Opéra, ed. J.F. Dimock (London: Longman, 1868), passim.
Le Sauvageon
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Et braies faites a la guise De Gales, ou on fait ensamble Braies et cauces, ce me samble; Et si ot cote et caperon De cuir de cerf clos environ. Einsi la mere l’atorna. (498-505)3
Alors, au moment de prendre congé d’elle, A la maniéré et a la guise De Gales fu appareilliez; I- revelins avoit chauciez . . .(602-5)
Chemin faisant, il tombe d’abord sur la Demoiselle de la Tente, concubine d’un chevalier.
Cette pucele sait bien à qui elle a à faire,
comme elle le dit plus tard à son amant dès le retour de celui-ci:
3 C’est précisément l’habillement que porte la figure de l’Hiver, mosaïque de la villa romaine a Chedworth, dans l’ouest de l’Angleterre (Glocestershire), datée du 3e siècle et représentant sans doute le costume du pays.
Les chaussures de l’Hiver semblent
correspondre à celles mentionnées dans la Descriptio Kambriae de Giraldus (I. viii): quand les Gallois ne vont pas nu pieds, ils portent des brodequins en cuir brut grossièrement cousus (“corio crudo consutis barbaris pro calciamento peronibus utentes)” (éd. cit., p. 181).
Ses vêtements aussi sont comme l’illustration de détails
fournis par Giraldus dans la Topographia Hibernica-, frappant surtout est le détail du chaperon fermé tout autour et celui des braies-chausses, “Caputiis namque modicis assueti sunt et arctis, trans humeras deorsum cubito tenus protensis. . . sub quibus et, palliorum vice, phalangis.
Laneis quoque utuntur seu braccias caligatis, seu caligus
braccatis, et his plerumque colore fucatis.” Pour ce passage et la traduction en français, voir Paule Le Rider, le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (Paris: S.E.D.E.S., 1978), pp. 152-53. On peut aussi consulter la Topographia Hibernica, ed. J.F. Dimock, III, x, 150, et la traduction complète de J.-M. Boivin, l’Irlande au moyen âge (Paris: Champion / Genève: Slatkine, 1993), p. 243. Il est curieux que Giraldus fournisse ces renseignements dans son ouvrage sur l’Irlande plutôt que dans celui consacré au pays de Galles, et qu’il offre des Gallois un portrait relativement favorable tandis que ses Irlandais sont bien plus barbares. Une influence directe de Giraldus sur Chrétien reste à établir. Le monde celtique était en vogue en Angleterre normande, et ailleurs en territoire francophone, au 12e siècle (voir R.R. Bezzola, Origines, III, 61); un poète champenois pouvait se renseigner sur les Gallois (et les Irlandais) sans avoir accès à une source écrite précise; et, de toutes façons, la Descriptio Kambriae (1190) fut composée trop tard pour être consultée par Chrétien quand il écrivait le Conte du Graal, tandis qu’à la rigueur on peut lui supposer une connaissance de la Descriptio Hiberniae (1187). P. Le Rider a peut-être raison en suggérant que “Chrétien probablement ne faisait guère de différence entre le pays de Galles et l’Irlande” (p. 155).
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. . .i. vallet galois i ot, Anïeux et vilain et sot.” (791-92)
Peu après le roi Arthur, lui aussi, n’a aucune difficulté à reconnaître l’origine exotique du garçon qui entre à cheval dans sa salle; c’est un “vallet galois” (1219). Quand celui-ci tue le Chevalier Vermeil il s’empare promptement de ses armes et de son armure; grâce à l’aide de l’écuyer Yonet il se vêt de la dépouille de sa victime—jusqu’à un certain point, car il s’agit d’addition, non pas de soustraction. Il garde avec entêtement ce que sa mère lui avait fourni, ses dras en chanvre et en cuir de cerf, sa tunique imperméable. Aux sollicitations d’Yonet il répond, indigné: . . . “Deable! est che or gas? Que chanjeroie mes bons dras, Que ma mere me fist l’autr’ier, Por les dras a che chevalier? Ma grosse chemise de chanvre Por la soie qui’st mol et tanvre? Voldriiez vos que je laissasse Ma cotele ou aigue ne passe Por cesti qui n’en tenroit goûte? Honie soit sa gorge tote Qui cangera ne loing ne prés Ses bons dras por autrui malvés.” (1161-72)
Il n’ôte donc rien; mais il se laisse entourer d’une couverture de métal: chausses de mailles lacées, éperons, haubert, coiffe et heaume. Le voilà travesti en chevalier, devenu par conséquent le remplaçnt de son adversaire.
Il y a cependant un détail qui jure avec le reste, car en
gardant tout ce qu’il porte à même la peau il a retenu ses brodequins. Yonet a beau dire; N’oster ne li pooit des piez Les revelins qu’il a chaudes. (1159-60)
Quant au vallet, Rien fors les armes ne volt prendre Por proiere que on li face. (1174-75)
L’écuyer s’y résigne:
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Yvonés les cauces li lace Et sur les revelins li chauce Les espérons desor la cauce. (1176-78)
Puis, fourni d’épée, de fourreau, de destrier, d’écu et de lance, il a plus ou moins 1 air d un chevalier, du moins à distance. Qui y regarderait de près, cependant, verrait quelque chose de curieux: un homme armé portant des jambières et des eperons de chevalier sur des brodequins de rustre.
Chrétien de Troyes n’appuie pas sur ce détail; mais il semble
légitimé de se demander si ce ne serait là un sous-entendu entre lui et son public aristocratique, très familier avec ce qui était ou n’était pas normal en matière d’équipement chevaleresque. La première rencontre du vallet, une fois armé, est celle de Gornemnt, qu’il salue de façon ridicule; Gornemant “niche et sot / Au parler reconneü ot” (1365-66).
Mais on pourrait se demander le
pourquoi de l’interrogatoire auquel cepreudom soumet immédiatement son visiteur.
Avec beaucoup de délicatesse il laisse percevoir son
étonnement (à vrai dire son incrédulité) que malgré le dire de l’arrivant ce soit le roi Arthur qui avait fait ce “chevalier.” Sa question est peutêtre plus naturelle qu’on ne le pense: “Or me di, frere debonaire, Ces armes, que les te bailla?” (1376-77)
La réponse que donne le vallet (“Li rois ... les me dona”, 1378), et son exposition de l’épisode (supprimée par le poète), suffiraient à confirmer les soupçons de Gornemant même sans les réponses qu’il obtient à son interrogation à propos du destrier et des armes.
Le garçon prétend
savoir faire courir le destrier tout comme le chaceor qu’il avait par le passé; et quant aux armes, “Jes sai bien vestir et retraire” (1392). Pour ce qui est de manier le destrier qu’il monte et d’utiliser les armes qu’il porte, il n’en sait absolument rien.
De verbale sa rusticité devient
promptement visible, car au cours de la leçon d’équitation et de port d’armes que Gornemant lui donne il se trouve obligé de descendre de sa monture et de se faire désarmer. Encore une fois son habillement entre en jeu: .1. des vallés son cheval prent Des .ii. qui furent venu la; Et li autres le desarma,
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LA DESTRE ET LA SENESTRE Si remest en la roube sote, Es revelins et en la cote De cerf mal faite et mal taillie Que sa mere li ot baillie. (1420-26)
Le voilà exposé encore une fois aux yeux des indigènes de ce territoire etranger, comme immigré et comme rustaud. Ce n’est que le lendemain que, sollicité par le preudhom, il abandonnera une fois pour toutes ses solides vêtements faits à la maison pour d’autres, plus à la mode et moins voyants: signe de son déniaisement et de son acculturation dans un milieu nouveau qui désormais sera sien. Pour ce qui est du héros au moral, l’on remarque que Chrétien met le même soin à le décrire qu’il avait employé en faisant son portrait physique. Il n’affirme pas la grossièreté du vallet, il nous la fait voir, et dans le detail. Au début du Conte le garçon ne connaît qu’une façon de parler et de se conduire, celle qu’il avait apprise dans l’isolement du manoir maternel, comme le montre ses paroles et sa conduite dans le premier contact avec d’autres gens que raconte le roman. Revenu de son étonnement lors de l’arrivée des cinq chevaliers, il passe de la peur à la curiosité, du monologue au dialogue, et commence immédiatement à révéler son degré de savoir-vivre. Rassuré par le maître des cheva¬ liers, qui l’informe qu’il n’a pas à faire à Dieu, il se lève de la terre où il s’était jeté et s’approche de l’arrivant.
Celui-ci a beau l’interroger, le
vallet se concentre sur ce qui attire ses yeux émerveillés. Un rhythme s’établit immédiatement dans la narration: la vue, le toucher, la ques¬ tion, la réponse. A sa lance sa main li tent, Sel prent et dist: “Biax sire chiers, Que est iche que vos tenez?” “Jel te dirai: ce est ma lance.” (188-97)
Ensuite, Li vallés al pié de l’escu Le prent. . . (212-13)
Puis, après que son interlocuteur détourne son attention de lui pour parler avec ses compagnons, et ensuite répète sa demande de renseignements, le garçon (sans toujours y répondre) va plus loin:
Le Sauvageon
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Et li vallés le tenoit pris Au pan del hauberc, si le tyre. Or me dites, fait il, biax sire, Que c’est que vos avez vestu.” (258-61)
Tout le long de cet épisode l’enthousiasme du vallet va en croissant, de même que son instinct de possession, tandis qu’il est bien clair qu’entre le tien et le mien la distance dans son esprit n’est pas grande. L’emploi frequent du verbe prendre est éloquent: ce garçon est instinctivement prédateur. Cet entretien sert d anticipation de la rencontre, quelques jours plus tard, du Chevalier Vermeil. Ici encore le héros voit des armes, les admire, les convoite; mais cette fois-ci il décidé de les demander—non pas a leur possesseur mais au roi, comme il le lui dit sans ambages: “Ou en vas tu, vallet? Di va. -Je weil, fait il, a cort aler Au roi ces armes demander.” (884-86)
Entre immédiatement a cheval dans le chastel, il se met a donner des ordres au premier venu (qui se trouve être l’écuyer Yvonet): “Vallet, fait il, tu qui ça viens, Qui ce coutel en ta main tiens, Mostre moi li quels est li rois.” (917-19)
C’est ensuite le tour du roi: “Faites moi chevalier, fait il, Sire rois, car aler m’en weil. (972-73)
En plus, il précise qu’Arthur doit le faire chevalier vermeil, et lui donner “. . . les armes celui Que j’encontrai devant la porte . . .” (998-99)
En quittant la salle (et encouragé par Keu) il est persuadé que les armes qu’il convoite sont siennes; il crie au Chevalier Vermeil: “Metez les jus Les armes, ne les portez plus, Que li rois Artus le vos mande.” (1083-85)
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Le fait qu’il dit ces armes, les armes plutôt que vos armes est significatif, et prépare le langage de la réplique suivante: “Cornent, deable, est ce or gas Dans chevaliers, que vos me faites, Qu’encor n’avez mes armes traites?4 Ostez les tost, jel vos commant.” (1090-93)
Après le combat, il s’en empare. En effet, je weil -je veux- est comme l’expression de son être profond, à cette étape de son développement. Il le dit à plusieurs re¬ prises, et toute sa conduite en est la mise en pratique. Ce jeune volontaire passe sans réflexion de la perception au désir et du désir à l’exigeance, d’où sa brusquerie à l’adresse de qui que ce soit. Il ne procède par très loin dans ce sens pendant son entretien avec les cinq chevaliers, tant ils l’impressionnent; mais rentré à la maison il retrouve son aplomb et traite sa mère sans façons (conduite qu’on peut supposer habituelle, faute de remarque de la part de la dame). Ne lui avait-elle pas affirmé, dit-il, que les anges sont les plus beaux êtres qui soient? Provoquée, elle réitère cette opinion. Autant de peine perdue; son fils, fort d’un savoir immédiat et supérieur, en sait plus long et la reprend: “Taisiez, mere ne vi je or Les plus beles choses qui sont, Qui par le gaste forest vont? Il sont plus bel, si com je quit, Que Diex ne que si angle tuit.” (390-94)
Epouvantée, la veve le prend dans ses bras et l’assure que ceux qu’il a vus doivent être de mauvais anges, des anges de la mort. Le garçon la contredit avec une véhémence tout enfantine: “Non ai, voir, mere, non ai, non! Chevalier dient qu’il ont non.” (401-2)
S’ensuivent la défaillance de la veve, sa reprise de connaissance et son long exposé de ses angoisses et de l’histoire familiale. Autant de peine perdue; son fils s’ennuie.
4 A noter que dans deux des mss., S et U, on lit les armes.
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“A mengier, fait il, me donez; Ne sai de coi m’araisonnez.” (491-92)
Après avoir rudoyé sa mère il n’hésite pas à traiter de la même façon les autres gens qu’il rencontre par la suite. A la Demoiselle de la Tente il annonce son intention de l’embrasser, sans faire aucun cas de la défense qu elle prononce. Il se met à lui donner des baisers malgré elle, jusqu’à ce qu’il s’aperçoit de l’anneau que porte sa victime. Il le prend de force, s’autorisant des instructions maternelles: “Encor, fait il, me dist ma mere Qu’en vostre doit l’anel presisse, Mais que rien plus ne vos fesisse. Or cha l’anel! jel weil avoir.” (712-16)
Il arrache l’anneau de la main de la demoiselle, puis tout en dévorant ses provisions, il a le toupet de l’inviter à les partager avec lui; l’invitation équivaut à un ordre: “Pucele, cist pasté Ne seront hui par moi gasté. Venez mengier, qu’il sont molt buen, Assez avra chascuns del suen, S’en remandra .i. entiers.” (751-55)
Quittant cette demoiselle sans excuse (il est vrai qu’il promet de l’indemniser de sa perte), le garçon tombe sur un charbonnier qu’il interpelle de la manière qu’on lui connaît: “Vilains, fait il, ensaigne moi, Qui l’asne maines devant toi, La plus droite voie a Cardoeil. Li rois Artus, que veoir weil, I fait chevaliers, ce dist l’en.” (837-41)
Le vallet reçoit le renseignement qu’il demande, avec le supplément qu’il trouvera le roi “lié et dolant” (845). Il dresse l’oreille: “Or me diras tu ja mon wel De coi li rois a joie et doel.” (847-48)
Il use du même style impérieux avec le Chevalier Vermeil, avec le premier être qu’il rencontre dans la salle royale et avec Arthur en
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
personne, comme nous l’avons vu plus haut (p. 31). Il est vrai qu’il se donne du moins la peine de saluer ce dernier “si comme il sot” (923), comme d’ailleurs il avait salué la Demoiselle de la Tente (tout en citant sa mère); mais dans l’un et l’autre cas les formules de politesse qui équivaudraient à “s’il vous plaît” et “merci” font entièrement défaut. A Arthur il ne demande même pas congé. Son égoïsme se manifeste également quand il est question de Dieu. Le vallet le conçoit uniquement par rapport à lui-même et à ce qui lui faut. Sa première prière (exception faite de ce qu’il dit automatiquement et par coeur, 156-58) est une requête, inspirée par la vue d’une belle tente. Il se rappelle ce que sa mère lui avait dit à propos d’églises et de moutiers; il s’agit d’“une maison bele et saintisme” (578) où elle l’avait exhorté d’aller “. . . proier nostre Seignor Qu’en cest siecle vos doinst honor, Et si vos i doinst contenir Qu’a bone fin puissiez venir. (569-72) Por oïr messes et matines Et por cel seignor aorer Vos lo jou al mostier aler.” (592-94)
Le garçon avait promis de suivre ces conseils; mais il est évident qu’il a bien retenu le mot doinst sans les compléments d’objet, les verbes proier et aorer sans en saisir le sens. S’apercevant d’une construction splendide et la prenant pour un moutier il s’y dirige avec l’intention d’adorer le Créateur. Il se sert deux fois du mot aorer (657, 662); on apprend par la suite qu’il comprend ce terme comme synonyme de “demander,” et ce dans un sens tout pratique et matériel. “Je li irai priier par foi Qu’il me doinst anqui a mengier, Que j’en aroie grant mestier.” (664-66)
Il faut reconnaître que par trois fois sa mère avait usé du verbe douer en parlant de ce que son fils doit faire en priant Dieu (et chaque fois en employant le présent du subjonctif, ce qui prépare dans une certaine mesure le doinst du v. 665); mais dans ces instructions il était question d’une aide morale et spirtuelle: honneur, bonne conduite, joie (570, 571, 618-19). Or, la façon dont son fils retient et applique cette leçon
Le Sauvageon
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est plaisante. Bien sûr, la présence dans la tente de victuailles de choix est une pure aubaine; mais un esprit simple pourrait conclure à une relation de cause a effet; il semble que la prière toute matérialiste du vallet soit exhaucée. Dieu serait surtout un donneur, tout comme les etres humains. L épisode souligne l’état d’âme de ce sauvageon à peine sorti de 1 enfance et pour qui les autres et Dieu lui-même sont conçus en tant de fournisseurs de ce dont il a envie. D autres traits de son caractère se revelent au cours de cette première partie du roman. S il comprend peu et mal ce que les autres personnages lui disent, c est qu il n écouté pas attentivement ce qui ne l’intéresse pas immédiatement. Sa mere a beau lui faire, pour la première fois, un long exposé de l’histoire familiale; Li vallés entent molt petit A che que sa mere li dist. (489-90)
Quand la Demoiselle de la Tente lui dit de tenir sa voie, le défend de 1 embrasser, proteste contre le vol de son anneau et avertit l’intrus de la jalousie de son ami, Li vallés a son cuer ne met Rien nule de che que il ot. (734-35)
Dans le cas du charbonnier le vallet s’impatiente même en écoutant la réponse à une question par lui posée: pourquoi le roi a-t-il “joie et doel” (848)? Li vallés ne prise .i. denier Les noveles au charbonier, Fors tant que en la voie entra Cele part ou il li mostra . . . (859-62)
Chrétien utilise une formule semblable après la réplique où Arthur s’excuse de sa distraction et de son manque de courtoisie et en raconte la raison: l’inconduite toute récente du Chevalier Vermeil: Li vallés ne prise une chive Quanques li rois li dist et conte, Ne de son dol ne de la honte La roïne ne li chaut il. (968-71)
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Il ne peut pas ou bien ne veut pas se concentrer longtemps, et il n’a que faire d’une réponse longue et compliquée à une question simple. Indéniablement, à force de chastoiements et d’une série d’expenences, cet enfant terrible va mûrir et se polir.
Il subira une modification
importante à l’extérieur quand il se couvrira de l’armure vermeille et montera un destrier.
Sa transformation intérieure se produira plus
lentement. Au fur et à mesure de son déniaisement il perdra les marques de rusticité et de nationalité qui le singularisaient, du moins de prime abord. Pourtant, et malgré les changements importants d’habillement, de manières et de carrière, il restera dans une certaine mesure ce qu’il était au début de son histoire.
Après son échec au château du Roi
Pêcheur il en viendra à s’appliquer la désignation utilisée par d’autres personnages du roman; il se nommera “Perchevax li Galois” (3575).5 En plus, ce Gallois est originaire de la partie la plus inaccessible et le plus inculte du pays de Galles: la forêt vierge, la “gaste forest soutaine” (75). C’est là son élément, c’est là qu’il se sent chez lui au début du récit et même plus tard, après sa première visite à la cour d’Arthur et après son séjour chez Gornemant. En quittant ce dernier Si se met es forés soutaines, Car assez miex qu’as terres plaines ■
Es forés se reconissoit. (1703-5)
Quand il sort de sa forêt natale et du pays de Galles pour entrer dans le monde civilisé, c’est en être exotique, déplacé et ridicule.6
Chrétien
souligne qu’il s’agit d’un étranger en attribuant à son héros une nationalité précise et qui le distingue de la majorité des autres personnages. En effet, ce sont ces derniers qui rapellent au lecteur le pays d’origine du garçon; la désignation galois, fréquente, est d’autant plus remarquable que les autres personnages n’ont pas de nationalité à
5 Pour un examen de la valeur psychologique de l’étiquette galois, voir plus loin, Chapitre VL 6 Philippe Ménard consacre quelques pages à Perceval dans “le Thème comique du ‘nice’ dans la chanson de geste et le roman arthurien,” Boletîn de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, 31 (1965-66), 179-83.
Voir aussi, du même, le Rire et le
sourire dans le roman courtois en France (1150-1250) (Genève: Droz, 1969), pp. 151-54; et P. Le Rider, le Chevalier, ch. V: “le Type littéraire de l’ingénu dans un rôle de guerrier.” Dans le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des XIle et XHIe siècles (Genève: Droz, 1986), Marie-Luce Chênerie propose de voir dans la préférence qu’a le héros pour la forêt, un signe de sa “pureté de coeur” (p. 152), vue que je ne partage pas.
Le Sauvageon ce qui il parait.
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C est surtout du point de vue de sa formation
intellectuelle et sociale qu’il est un étranger dans le monde courtois. Au moment ou il entre en relations avec ce monde pour lui nouveau le vallet possédé un certain savoir; mais c’est un savoir propre à un chasseur chez lui dans le bois.
Il ignore les usages de sa classe (bien quil soit
d’origine noble) et tout ce qui existe au-delà de la forêt; et à ce manque de connaissances intellectuelles et sociales s’ajoute une vaste ignorance sur le plan moral. Vaste mais non totale; son cerveau a saisi quelques éléments de la doctrine chrétienne, ses levres ont appris certaines prières (voir les w. 113-56); pourtant son esprit est loin d’en comprendre la véritable signification. Cette compréhension ne viendra que lentement et après mainte épreuve. L originalité de cette présentation est frappante.7
Il s’agit, inter
aha, d un véritable Bildungsroman. Bien sur, le thème de l’éducation du héros ou de l’hérofne n’est pas très rare dans la littérature de l’époque; témoin la formation du jeune Tristran dans le roman de Thomas/ Gottfried, et celle du jeune Alexndre dans Y Alexandre décasyllabique, dans le Roman d’Alexandre et dans YAlexandreis de Gautier de Châtillon. Ces personnages, pour jeunes qu’ils soient, sont pourtant bien loin d’etre des rustauds. Dans le Graal par contre nous suivons pas à pas le demaisement du héros et son ascension sociale et professionnelle, depuis sa première prise de contact avec la chevalerie jusqu’au moment où, ayant rapidement fait son apprentissage, il est accepté dans la société courtoise comme l’egal du brillant Gauvain.
Nous observons aussi
son progrès moral, progrès qui se fait beaucoup plus lentement et ne s’achève, après bien des péripéties, que le Vendredi Saint chez l’ermite, quelque cinq ans plus tard. Tout cela est passionnant, et a fait l’objet de nombreuses études.
Beaucoup moins discutée est la question de
l’utilité de cette sorte d’exposition ici, dans un ouvrage dont le coeur, la sententia annoncée dans le prologue, est la charité chrétienne. Com¬ ment justifier le choix d’un simple, d’un nice, comme personnage cen¬ tral dans une oeuvre moralisante? Il me semble que c’est précisément parce que le Conte du Graal est entre autres une oeuvre moralisante que ce choix d’un héros ignorant est non seulement justifiable mais louable au plus haut point. Tout en 7 Ce portrait du nice élevé dans l’ignorance du monde n’est pas tout à fait unique, au Moyen Age; on le retrouve dans le Lai de Tyolet (12e siècle?), dans la Chanson d’Aiol (antérieure à 1173) et dans Peredur (fin du 12e siècle?), ouvrages dont certains épisodes remontent peut-être à des sources utilisées par Chrétien sinon à Chrétien lui-même.
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montrant le développement de son personnage, un garçon qui a tout à apprendre et qui est si désireux de s’informer, l’auteur appelle constamment des exposés, des explications, des clarifications de phénomènes et d’institutions qui, pour un protagoniste plus expérimenté, iraient “de soi.” Ici, rien ne va de soi, pas plus que si le jeune héros tombait d’une autre planète. Il faut tout expliciter, d’où la qualité orale saillante, la prépondérance du “parlé” et surtout du dia¬ logue dans le récit.8 Parfois d’autres personnages, reconnaissant tout de suite l’ignorance du vallet, prennent les devants et lui fournissent des renseignements qu’il n’avait pas eu l’idée de demander. A d’autres moments lui-même pose des questions, comme le font universellement les enfants (Qu’est-ce que cela? A quoi sert-il? Commment peux-je l’avoir?) Cette sorte de question peut nous astreindre à repenser à ce que nous tenons pour dit. De même, les questions naïves mais pressantes du jeune Gallois, étranger dans un nouveau monde, obligent ses interlocuteurs d’expliquer, avec plus ou moins de patience, ce qu’ils savent très bien. Il arrive cependant que, une fois énoncés ou expliqués, bien des éléments familiers du monde civilisé prennent un aspect insolite. Qui plus est, chaque réponse aux questions du héros en tant qu’élève est une auto-révélation de la part de son interlocuteur; certains habi¬ tants de son nouveau milieu, obligés pour l’instant de jouer le rôle de guide et même d’instituteur, font à leur insu des révélations personnelles qui donnent à penser au lecteur, sinon au personnage principal du récit. L’arrivée d’un étranger ou d’un ingénu: c’est là, on le sait bien, une situation que vont exploiter brillamment, quelques siècles plus tard, Montaigne, Montesquieu et Voltaire.9 Quel est, au juste, ce splendide
8 A cet égard les constatations du Rupert Pickens sont hautes en intérêt: “My findings show that the Conte du Graal contains over 51% direct discourse and about 1.3% commentary (exclusive of the Prologue), figures typical of the chanson de geste rather than works associated with learning and writing (i.e., works that purport to be transla¬ tions). In the Hermitage épisode, the frequency of direct discourse rises to about 67% ...,” in “Le Conte du Graal (Percevais in The Romances of Chrétien de Troyes: A Sympo¬ sium, ed. Douglas Kelly (Lexington, KY: French Forum, 1977), 205. 9 Les oeuvres analogues sont “Des cannibales,” les Lettres persanes et Candide. M. Cadot fait brièvement allusion au héros du Conte dans “De Perceval à Candide, ou la simplicité d’esprit dans la littérature,” Société Française de Littérature Comparée, Actes du Septième Congrès National (Paris: Didier, 1967), 113. Suggestive est la remarque de Keith Busby à propos des misfits Galehaut, Dinadan et Baloin: “their general purpose is to criticize and question the values of courtly society;” voir “The Likes of Dinadan: The Rôle of the Misfit in Arthurian Literature,” Neophilologus 67 (1983), 205.
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monde courtois que le poète a représenté (sans pour autant communiquer très clairement son opinion là-dessus) dans ses autres romans et qu’il se met à nous montrer encore une fois? Quelle est la valeur de l’activité chevaleresque, la signification des rapports féodaux, l’importance de l’amour sentimental et sexuel, si l’on envisage ces phénomènes dans le cadre de l’initiation et l’acculturation d’un étranger? Dans le Conte du Graal ces questions sont tantôt explicites, tantôt implicites. Les réponses sont parfois inattendues; elles sont même, de temps en temps, déconcertantes. Prenons le fait capital dans le vie du personnage principal entre son entree en scene et son retour, comble de gloire, a la cour d’Arthur: celui de la chevalerie. Devenir chevalier, c’est le premier désir du vallet, le but de sa première quete.10 Lon constate de sa part beaucoup plus d enthousiasme que de compréhension a l’égard de cette institution. Les autres, ceux qui sont déjà adoubes quand la narration commence, vont-ils s’en montrer, eux aussi, enthousiasmés?
En seront-ils aussi
respectueux que le jeune Gallois? Est-ce plutôt le trait d’un niais d’être ébloui par la splendeur des chevaliers, de ces êtres armés qui paraissent, au premier coup d’oeil, quasi divins? La première question que pose le vallet à un chevalier est riche de signification psychologique: “N’iestes vos Diex?” (174).
Posons à notre tour une question: une personne
moins naïve serait-elle moins impressionnée par ces dehors étincelants? Ne serait-ce là qu’une apparence belle mais trompeuse, capable de tromper plus d’une personne?
La prendre au sérieux, la convoiter,
l’idolâtrer serait-ce la marque d’un être ignorant, borné, superficiel ou même méchant? J’incline à le croire, car dans le Conte du Graal on voit, en plus de la splendeur de la chevalerie, son envers.
Chrétien
nous le fait voir tout de suite. La chevalerie est indissolublement liée à la violence, à la destruction et à la mort; celui qui devient chevalier se mêle de tuer, tout en courant le risque d’être tué. Le mère du héros le sait bien, et essaie—sans succès—d’en avertir son fils. C’est de la bouche du mestre des premiers chevaliers qui apparaissent dans son monde, et dans le roman, que le jeune protagoniste entend prononcer pour la première fois le mot chevalier et commence à avoir là-dessus des impressions et des renseignements. La nature de ces infor¬ mations et la manière dont elles sont communiquées doivent retenir
10 Je renvoie à mon article “P’Autre’ chez Chrétien de Troyes,” Cahiers de Civilisation Médiévale 10 (1967), 205.
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l’attention. Il s’agit de révélations successives et significatives, finement nuancées et qui procèdent par étapes.11
Elles commencent quand le
sauvageon apprend, un beau jour, l’existence insoupçonnée d’êtres humains vivants en dehors du cercle restreint de la Gaste Forest et du manoir de sa mère. D’abord il les entend venir à travers le bois; et au bruit qu’ils font il conclut à l’approche de diables. Grâce aux instruc¬ tions de la mère, il sait que faire en pareil cas: faire le signe de la croix. Il n’en fait pourtant rien: “Mais cest ensaig desdaignerai, Que ja voir ne m’en seignerai, Ains ferrai si tôt le plus fort D’un des gavelos que je port Que ja n’aprocliera vers moi Nus des autres, si com je croi.” (119-24)
Il se fie à ses propres forces et à ses gavelos plutôt qu’à la protection divine. Une fois que ces êtres bruyants se détachent des arbres et se font voir, le vallet saute à une autre conclusion, toute aussi erronnée que la première: ce seraient des anges, et Dieu en personne. Interrogées, ces apparitions brillantes se trouvent être non des anges mais des hommes; leur chef se nomme chevalier. Il semble que le garçon prenne cette désignation pour un nom propre.12 Indéniablement, le seul nom propre usité jusqu’ici dans le récit, c’est Diex; d’autre part c’est le cheva¬ lier qui crée le quiproquo en évitant de mentionner son nom de baptême—un des exemples de l’anonymat qui est très fréquent dans ce roman.
La bévue du vallet est, dans les circonstances, naturelle.
Il
appelle son interlocuteur “vos qui avez non chevaliers” (190) et “dans chevaliers” (273).13 Le fait est qu’au lieu de demander une définition de ce mot, le jeune Gallois prête son attention à l’équipement de cet être extraordinaire et fascinant. “Aine mais chevalier ne connui Fait li vallés, ne nul n’en vi N’onques mais parler n’en oï.
11 Pour la gradation des épisodes, voir Jean Frappier, Mythe, pp. 68-72. 12 Voir Rupert Pickens, The Welsh Knight: Paradoxicality in Chrétiens Conte del Graal (Lexington, KY: Frençh Forum, 1977 13 Pour l’appellation dans, voir Lucien Foulet, “Sire, Messire,” Romania 71 (1950), 2-12, et pour une opinion divergente, Ph. Ménard, le Rire, pp. 716-17.
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Mais vous estes plus biax que Diex. Car fuisse je ore autretiex Ausi luisanz et ausi fais.” (176-81)
Il s’approche et regarde de plus près, sa curiosité enfantine attirée non par ce qu’un chevalier est ni par ce qu’il fait (il n’en sait rien, et peu lui importe) mais par ce qu’un chevalier a. La lance d’abord; il y tend la main et en demande le nom et la fonction. Le propriétaire de cet objet le nomme et ajoute que, à la différence d’un javelin et malgré son nom, la lance n’est pas une arme de jet; “ains an fiert an tôt demanois” (201). Il ne précisé pas ce qu’on en frappe, et de près; l’ambiguïté créee par l’absence de complément ne résulte sûrement pas d’une négligence de la part du poète. Il s’ensuit un contrepoint verbal des plus plaisants, car chacun des deux personnages songe, sans le dire, aux réalités quotidiennes de sa propre expérience. En disant “an fiert an,” le cheva¬ lier pense naturellement à frapper quelqu’un (normalement un autre chevalier), tandis qu’il est évident d’après les remarques du vallet que c’est la chasse qui lui est présente à l’esprit: “Dont valt miex li .i. de ces .iii. Gavelos que vos veez chi; Que quanques je weil en ochi, Oisiax et bestes au besoing. Et si les ochi de si loing Comme on porroit d’un bozon traire.” (202-7)
L’arrivant ne se donne pas la peine de le désabuser, mais répète, futilement, sa question au sujet des chevaliers et des pucelles qu’il est en train de suivre. Futilement, car son interlocuteur n’écoute pas, une autre pièce d’équipement ayant attiré son attention. Il la saisit par le bord, tout en posant les mêmes questions que sur la lance. Cet objet s’appelle ecu, dit celui qui le porte, “Ne le doi mie tenir vil, Car il m’est tant de bone foi Que se nus lance ou trait a moi, Encontre toz les cops se met; C’est li services qu’il me fet.” (226-30)
Nus et moi, pronoms personnels, devraient donner à penser au vallet; pourquoi un homme, pour chevalier qu’il soit, lancerait-il ou tirerait-il
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quoi que ce soit à un autre homme? Mais l’approche des compagnons du chevalier produit une distraction et il n’y a plus de questions sur l’utilité de l’écu. Ensuite c’est le tour du haubert. Non seulement le garçon y met la main mais il le tire à lui. La même sorte d’interrogatoire a lieu; cette fois-ci la réponse évoque, à ne pas s’y méprendre, l’agressivité humaine, car le chevalier emploie la deuxième personne du singulier: “Se voloies a moi lancier Gavelot ou saiete traire, Ne me porroies nul mal faire.” (270-72)
Le vallet réagit au tu sous-entendu, mais non au moi explicité; il appli¬ que à lui-même le renseignement qu’il vient d’obtenir, et d’autant plus que le chevalier use de termes que doivent comprendre un chasseur qui se connaît aux javelins et aux flèches. Néanmoins, dans son esprit il détourne encore une fois l’action évoquée du conflit humain, à lui inconnu, à la chasse qui lui est très familière: “Dans chevaliers, de tels haubers Gart Diex les bisses et les cers, Que nul ocirre n’en porroie Ne jamais après ne corroie.” (273-76)
Si, ensuite, la conversation avait tourné sur l’épée, arme indispensable d’un chevalier et dont aucun chasseur ne se sert, toute équivoque serait devenue impossible; mais cet article n’entre pas en jeu. D’ailleurs, le jeune Gallois connaît déjà l’épée et s’y est souvent exercé (voir les w. 1530-34); mais il ne songera pas à s’en servir dans son nouveau rôle avant son adoubement aux mains de Gornemant.14 Cette inattention, cette impatience, ces méprises, cet enthousiasme peu raisonnable font que dans l’épisode suivant les avertissements de la
veve dame sont de la peine perdue. Son fils n’ignore plus l’existence de chevaliers; les dangers inhérents à la chevalerie n’ont pour lui aucune réalité. Le triste récit à propos de son père et de ses deux frères aînés ne produit pas l’effet négatif voulu; qui pis est, en le prononçant sa mère communique un renseignement que le chef des cinq chevaliers n’avait pas explicité: la chevalerie est liée à la violence et à la mort. Le père du 14 Avec cette scène l’épisode qui y correspond dans Peredur fait un contraste saisissant. Le seule question précise que pose Peredur concerne la selle; ensuite il s’informe, globalement, de tout.
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jeune homme fut blesse et en resta, infirme; ses deux frères furent tués as armes.
Il est donc possible de blesser et de tuer des hommes, et
meme des hommes enferrailles comme l’etaient les chevaliers que le héros vient de rencontrer; la tuerie est un aspect de la vie chevaleresque. Que le vallet apprend cette leçon sans en être rebuté, Chrétien ne nous le dit pas explicitement. Les actions subséquentes du personnage seront pourtant éloquentes. On n’a pas à attendre longtemps pour voir l’effet de ces informa¬ tions sur l’esprit du héros. Parvenus à l’épisode du Chevalier Vermeil, nous nous rendons compte que le jeune rustaud a vite fait de quitter son innocence première, qu’il a bel et bien absorbé et la théorie et la pratique de la chevalerie en ce qui concerne l’aggressivité. Le premier etre masculin d’importance (le charbonnier n’est qu’une simple utilité) qu’il rencontre dans sa quête du roi Arthur est, comme il arrive, un chevalier sortant justement du chastel royal, un homme armé et dont le vallet se met immédiatement à convoiter les armes.
Il n’y a rien
d’étonnant à cette réaction; depuis quatre jours il brûle d’en posséder, et celles-ci sont toutes neuves et d’une belle couleur vermeille. L’auditeur ou le lecteur médiéval avait des chances de reconnaître en cette teinte un signe, et en plus un signe négatif; dans l’héraldique de l’époque le rouge est une couleur “mauvaise.”15 Pourtant le vallet, lui, ressent une envie violente de ces armes et de cette armure; voilà justement son affaire. La brève conversation qui s’ensuit est un dialogue de sourds, car le garçon, interpellé, déclare qu’il va à la cour demander “ces armes” (883) au roi. Le chevalier ne le prend pas au sérieux; il ironise: “Vallet, fait il, tu feras bien, Or va dont tost et si revien ...” (887-88)
Puis il charge l’arrivant de porter un message au roi. Il y va de tenure, de rapports féodaux, de défi et de combat juridique, notions totalement 15 Michel Pastoureau, Figures et couleurs: Etude sur la symbolique et la sensibilité médiévale (Pans: Le Léopard d’Or, 1986), p. 198. L’auteur constate: “Dans les romans arthuriens ... le héros rencontre souvent un chevalier félon ou un chevalier animé de mauvaises intentions; au Xlle siècle et au début du XUIe ce chevalier est toujours un chevalier rouge...” (p. 199). Plus récemment, M. Pastoureau revient brièvement sur le symbolisme de l’écu seul du Chevalier Vermeil; il dit: “Cet écu tout rouge souligne le caractère violent du personnage ...;” voir “les Armoiries arthuriennes,” in les Manuscrits de / The Manuscripts of Chrétien de Troyes (Amsterdam and Atlanta, GA: Rodopi, 1993), II, 245. Pour une autre signification de cette couleur voir plus loin, Chapitre IX.
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inconnues à un rustaud Gallois qui, en plus, ne fait aucun effort pour les comprendre. Comme l’observe le poète, Or quiere autrui qui li reçoit, Que cil n’i a mot entendu. (898-99)
Il n’écoute guère, il s’impatiente, il s’en va. Entré dans le chastel, puis dans salle, il exprime à Arthur, avec la candeur qu’on lui connaît, ce qu’il veut. Qui plus est, il passe rapidement du désir a la conviction que les armes en question sont siennes. Il se trouve en presence du “roi qui les chevaliers fait” (333); quoi de plus naturel que de lui demander d’effectuer la transformation voulue?
De nouveau, l’irruption du
sauvageon dans un milieu à lui étranger produit des malentendus; le garçon ne reconnaît ni sarcasme ni politesse vague. Une fois sur de son droit aux armes vermeilles—convaincu par Arthur, qui s’avoue être la victime du Chevalier et qui promet d’exaucer la demande du vallet, et par un monsieur très bien agissant comme porte-parole du roi et prononçant des mots encourageants—le héros entreprend d’agir selon ce qu’il vient d’apprendre. Il veut quelque chose; des gens qu’il a tout lieu de respecter lui disent qu’il peut, qu’il doit l’avoir; personne n’a prononcé un “tu ne convoiteras pas;” la voie est ouverte. Il a vite fait de rejoindre le Chevalier Vermeil là où il l’avait quitté, en dehors du chastel, ce dernier y attendant “chevalerie et aventure” (1075). Encore une fois, il y a quiproquo, dans une scène qui fait pendant à l’épisode de la première rencontre du héros avec la chevalerie. Péremptoirement, des qu’il est à portée de voix, le garçon ordonne au chevalier, de la part du roi Arthur, de mettre bas ses armes, tandis que le Chevalier Vermeil demande en vain des renseignements à propos de l’arrivée d’un cham¬ pion du roi. Après un brusque défi, qui provoque un coup dédaigneux de la part de son interlocuteur, le sauvageon passe à l’action: pour la première fois de sa vie, autant que nous sachions, il frappe non une bête mais un être humain. La manière dont il s’y prend doit retenir notre attention, car il ne le frappe pas n’importe où ni importe com¬ ment. Il évite les parties du corps que protègent l’écu et le haubert, parties auxquelles, selon l’explication du premier chevalier qu’il avait rencontré, ni javelin ni flèche ne pourrait nuire. Il choisit plutôt un endroit découvert et vulnérable: la partie du visage de son adversaire que son heaume ne protège pas.16 Sans la moindre hésitation il le vise à 16 Le Chevalier Vermeil porte un heaume (w. 1124, 1151, 1182). Chrétien pensait bien
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l’oeil, lance son javelin, atteint son but et transperce la tête de cet être redoutable. Ni 1 arme utilisée ne la manière de s’en servir n’est d’un chevalier; toutes proportions gardées, cependant, le garçon fait de son mieux pour se conduire en chevalier selon ce qu’il a appris. Le fait de se battre, avec 1 intention de tuer son adversaire si possible, montre que dans son imagination il a traversé la frontière entre son passé et une vie nouvelle. Qui plus est, son initiation à cette nouvelle existence est sanglante. Arrêtons-nous ici un instant afin de préciser où en est cet initié au moment où il fait irruption dans le monde arthurien.
Enfant de la
foret, il emporte la forêt avec lui jusque dans la cour royale où il entre à cheval et se refuse à en descendre.17 Il s’approche de la table de si près, “a guise d’ome mal séné” (934), que l’animal qu’il monte abat de sa tête le chapeau du roi et arrache ce dernier de sa rêverie. Malgré l’invitation d’Arthur, le vallet refuse de quitter sa monture, prétextant que les cheva¬ liers qu’il avait rencontrés “en la lande” (987) n’avaient pas, eux, mis pied à terre.18 En plus qu’illustration du littéralisme du jeune Gallois, on peut entrevoir dans ce refus de se séparer de son chaceor un signe de plus de sa rusticité: il s’entend beaucoup mieux avec les bêtes, à qui il ressemble à maints égards, qu’avec les gens. Ses autres traits saillants sont l’ignorance et la crédulité, dont il a déjà été question, et aussi et surtout l’égoïsme enfantin.
entendu au heaume du 12e siècle, qui couvrait le haut de la tête et le front et qui, bien que pourvu d’un nasal, laissait découverts les yeux et le reste du visage. Yvonet racontera à Arthur que le vallet a frappé le Chevalier “d’un gavelot parmi l’ueilhere” (1235). Voir entre autres Kelly De Vries, Médiéval Military Technology (Peterborough, Ont.,/ Orchard Park, NY: Broadview Press, 1992), pp. 64 et 67; David C. Nicoll, Arms and Armour of the Crusading Era (White Plains, NY: Kraus, 1988), passim; et Robert L. O’Connell, Of Arms andMen (Oxford: Oxford University Press, 1989), passim. 17 A comparer Y Alexandre décasyllabique, laisse XV (citée ci-dessus, Chapitre I, p. 16. Evidemment le fait d’entrer à cheval dans une salle et a fortiori dans une salle de roi heurtait les usages, comme Guy Raynaud de Lage le fait observer dans la note aux w. 1285-86 du Roman de Thèhes (Paris: Champion, 1968). 18 Ce refus est d’autant plus curieux que le vallet était forcément descendu de son chaceor pour dormir au bois, puisqu’il avait remonté le matin suivant (635-36). Il a du mettre pied à terre aussi lors de l’épisode de la Tente (bien que le poète ne l’explicite pas), car il embrasse lapucele dans son lit (703). Chrétien ne met pas toujours les points sur les i, ce qui donne naissance à l’impression que pendant tout cet épisode le vallet reste en selle (voir P. Haidu 1968:131 et N. Lacy 1980:108). A mon sens il n’y va pas de vivre nuit et jour à cheval, mais d’un effort inepte de la part du vallet, a un moment mal choisi, pour montrer au roi qu’il a appris a imiter les chevaliers, a agir en chevalier.
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Tel un gros bébé, il se tient pour le centre de l’univers, un univers qui existe pour son seul plaisir. Il conçoit les autres humains comme des fournisseurs de ce dont il a envie. C’est d’abord à sa mère de lui donner à manger; il lui permet en plus de le pourvoir de vêtements (qu’il finira par abandonner) et de chastoiements (dont il ne tiendra compte que distraitement et imparfaitement). Ensuite, c’est le tour de la Demoiselle de la Tente, qui se trouve forcée à lui accorder des baisers, son anneau et un repas.19 La quittant, le héros tombe sur un charbonnier qu’il somme sans façons de lui indiquer la route pour aller à Carduel. Pourtant, républicain de nature, il ne fait acception de personnes; il traite un vallet à la cour (Yvonet) et jusqu’au roi Arthur, de la même manière impérieuse. C’est à ce dernier de lui faire don d’une armure (ce qui équivaut dans l’esprit du sauvageon à le faire chevalier) et tout de suite. C’est enfin la fonction du Chevalier Vermeil de lui céder son propre équipement, ou bien de perdre la vie. L’égocentrisme du garçon tend à aller jusqu’à l’abolition d’autrui en tant qu’être humain semblable à lui-même, digne de son intérêt et de sa sympathie. Très révélateurs à cet égard sont le langage et le comportement dont il use lors de sa deuxième rencontre avec le Chevalier. Sans se donner la peine de le saluer, il réclame brutalement ce qui ne lui apartient pas: . . . “Metez les jus Les armes, ne les portez plus; Que li rois Artus le vos mande.” (1083-85)
Apres avoir combattu et tué, d’une manière peu chevaleresque, le possesseur de ces armes il n’a pas le moindre mouvement d’épouvante ni de remords, tant s’en faut. Sans hésiter un instant il descend de son chaceor et va se saisir de l’équipement en le détachant du cadavre. La seule émotion qui’il ressent est le dépit: il n’arrive pas immédiatement
19 Le vallet outrepasse les conseils de sa mère, qui lui avait permis de donner un baiser à unepucele si celle-ci y consent, et d’accepter d’elle “par amor ou par proiere” (552) le don d’un anneau ou d’une aumonière. Pour ce qui est de se servir de comestibles sans y être invité, la veve dame n’en avait soufflé mot. Il est possible que ce soit là, en plus de signe de grossièreté et de conduite enfantine, encore un trait de moeurs galloises. Gautier Map nous informe que les Gallois avaient coutume de partager leur nourriture, d’en offrir au premier venu et d’en prendre sans permission. Ils étaient si généreux à l’égard de la nourriture “ut cuiusque alimenta cuiusque sint, et omnino nullus inter eos querat panem, sed sine lite sumat muventum, et quicquid uictualium ad esum presto repperit” (De nugis curialium, Dist. II, c. 20 [éd. cit., p. 182]).
Le Sauvageon
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a son but parce qu’il ne sait pas comment s’y prendre. Voici ce qu’il dit dans sa frustration, au moment où arrive l’écuyer Yvonet: “Je quidoie de vostre roi Qu’il m’eüst ces armes donees, Mais ains avrai par carbonées Trestot esbrahoné le mort Que nule des armes en port, Qu’eles se tienent si au cors Que ce dedens et che defors Est trestot .i., si com moi samble, Qu’eles se tienent si ensamble.” (1134-42)
Carbonées, viande de chasse ou de boucherie -le mot est bien expressif de la distance psychologique qui sépare le héros, à cette étape de son développement, du reste du genre humain.20
Tout comme il aurait
ecorche une bete de chasse, pour s habiller ensuite de sa peau, il se vêt de la dépouille de son adversaire et s’en va monté sur le destrier de celui-ci, fort content de son exploit. A présent il est, pense-t-il, cheva¬ lier, et chevalier vermeil par-dessus le marché. identité nouvelle et provisoire.
Il s’est pourvu d’une
Chrétien est loin de faire de son jeune protagoniste un monstre. Le garçon est inattentif, impatient, exigeant, égoïste, volontaire, même dangereux, soit; d’un autre côté il possède une certaine innocence.21 S’il dérange et blesse les gens qu’il rencontre dans son chemin, c’est sans le faire exprès (exception faite du Chevalier Vermeil). Il a la dureté de l’enfance, son étourderie, mais aussi sa candeur et sa spontanéité. Il ne s’efforce pas non plus de rudoyer le monde, étant trop inculte pour être impoli. Il est plutôt amoral que méchant—ce qui n’excuse pas tout ce qu’il fait et ce qu’il omet de faire, comme on le verra plus loin.
20 Dans Chrétien de Troyes: Perceval (le Conte du Graal), Keith Busby observe: “Apart from their évident lack of charity and chivalry, Perceval’s actions after killing his opponent suggest that he treats the dead knight as if he were an animal he had killed for méat or skin” (p. 22). 21 Voir l’analyse fine que consacre C. Luttrell au héros dans le Conte du Graal et dans d’autres versions du récit, dans “The Upbringing of Perceval Heroes” in Arthurian Literature XVI (Cambridge: Brewer, 1998), pp. 131-69.
“Por che, se li vallés est niches, S’est il espoir molt gentix hom; Et se ce li vient d’aprison, Qu’il ait esté a vilain mestre, Encor puet preus et sages estre.” Le Conte du Graal (1012-16)
III. L’Apprenti et ses maîtres Enfantin dans son égocentrisme, le héros l’est aussi dans son igno¬ rance. Ce qu’il sait ou croit savoir, pourtant, il le sait avec ténacité, et c’est toujours à contre-coeur qu’il renonce à une idée reçue. C’est là une des plus riches sources du comique de son histoire; c’est là aussi un trait de caractère chez lui des plus saillants et qui va déterminer en grande partie sa carrière subséquente. Il fait ce qu’il fait à cause de sa nature et des occasions qui se présentent à lui, mais aussi en conséquence de certains renseignements qu’il a non seulement reçus mais retenus, tant bien que mal. Deux leçons, bien simples pour ne pas dire simplistes, sont d’importance capitale pour le jeune homme au seuil de sa carrière chevaleresque: celle qu’il obtient en interrogeant le chef des chevaliers rencontrés dans la forêt et celle que sa mère lui donne, sans d’ailleurs y être invitée, juste avant qu’il l’abandonne. Grâce à ces deux maîtres, le vallet part de chez lui fermement convaincu que; 1° Arthur est la personne qui fait les chevaliers et les arme, et 2° s’il va là où ce roi séjourne, ce dernier lui donnera des armes sans faute.1 L’on constate 1 La naïveté du jeune homme peut s’expliquer en partie par la naïveté de sa mère qui, tout en étant fille, femme, soeur et mère de chevaliers, ne saisit pas tout à fait les complexités de cet ordre qu’elle redoute si fort; pour elle, la chose est toute simple: “Vos irez a la cort le roi, Si li dirés qu’armes vos doinst. De contredit n’i ara point, Qu’il les vos donra, bien le sai.” (512-15) Ce qu’elle dit vient à l’appui de l’affirmation du maître des cinq chevaliers.
Si on
accepte la leçon des mss. APUBC au v. 288, l’adoubement dont fait mention ce personnage aurait eu lieu tout récemment: “Na mie ancor .v. jors/jorz;” les mss. H et S donnent “.viii. jors/jours.” (Voir les variantes dans l’édition de K. Busby; cet éditeur retient la leçon “.v. ans” de LMQRT, malgré le témoignage des w. 336-39.) Mis en rapport avec le renseignement que le maître des chevaliers a vu le roi Arthur il y a cinq jours à Carduel (qui ne doit donc pas être très loin), la nouvelle d’un adoubement fort récent aux mains d’Arthur peut bien donner un caractère d’urgence à ses dires, dans l’esprit du vallet. Raison de plus pour ce dernier de se hâter. Il se trouve qu’Arthur n’est plus à Carduel (possibilité que le maître des chevaliers avait mentionnée, 340-42),
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
que dans l’esprit du jeune rustaud il y a non seulement un rapport mais comme une équivalence entre la possession d’armes et d’armure, d’une part, et le statut de chevalier, de l’autre; l’être mystérieux et puissant qu’on appelle le roi Arthur est capable de les lui conférer tous les deux, sans qu’aucune préparation, aucun délai ne soient prévus. Le lecteur est tenté de sourire devant la naïveté de cette notion, d’autant plus que Chrétien semble l’y inviter, lui qui a toujours dépeint les chevaliers comme des hommes étant passés par un long apprentissage d’armes et de savoir-vivre.* 2
Cette fois-ci, cependant, c’est à l’auteur de sourire.
L’idée que se fait le garçon de la chevalerie est-elle, au fond, tellement erronée? Qu’est-ce après tout qu’un chevalier, sinon un homme armé? Si la nudité de cette définition est susceptible de choquer, on pourrait la nuancer en ajoutant qu’un chevalier doit posséder un cheval et, en plus, doit être de lignage respectable; mais pour le vallet ces deux dernières conditions ne présentent aucun problème et n’entrent donc pas dans sa conception du chevalier en tant qu’être à part, différent des autres et de lui-même. Il est tellement sûr que ce sont les armes qui font le chevalier que dans son esprit sa propre entrée dans cette classe d’élite date du moment où Arthur lui “donne” l’armure vermeille. Arrivé chez Gornemant, il répond aux questions de ce dernier: .. . “Chevalier m’a fait Li rois, qui bone aventure ait.” (1369-70)
Quant aux armes qu’il porte, “Li rois, fait il, les me dona.” (1378)3
mais plus près, dans un chastel qu’indique un charbonnier interrogé par le héros le lendemain de son départ. 2 On trouvera un survol de cet apprentissage dans tous les cinq romans du poète dans mon article, “Promotion to Knighthood in the Romances of Chrétien de Troyes,” Ro¬ mance Philology 37 (1983-84), 393-408. 3 Chrétien suggère une communication semblable de Perceval à Clamadeu, bien qu’elle ne figure pas dans le texte, car Clamadeu rapporte à Arthur sa défaite aux mains d’un chevalier dont il ignore le nom: “Mes tels noveles vos an cont Que ses armes vermeilles sont, Et vos li donastes, ce dit.” (2847-49) Lors de la victoire de Perceval sur l’Orguilleus de la Lande, l’on voit que celui-là n’a pas changé d’avis; il envoie le vaincu chez Arthur en disant
LApprenti et ses maîtres
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Chose curieuse, il parait qu’il n’abandonnera jamais cette méprise, il ne se rendra jamais compte de ce qu’est l’initiation formelle à la chevalerie. Le voilà donc, à ses débuts dans un monde et dans une carrière nouveaux. Son ignorance est profonde, son égoïsme et son amoralité presque totaux; sa confiance en lui-même ne connaît pas de bornes. Chevalier improvisé et autodidacte, qui porte toujours des vêtements fabriqués à la maison sous l’impressionnante dépouille de sa première victime, il se lance a la recherche de l’aventure tout comme le fera quelques siècles plus tard un autre original mal préparé, Don Quichotte. Le héros de Chrétien est autrement dangereux que celui de Cervantes; il est aussi beaucoup plus jeune et, malgré son ignorance, il apprend facilement. Ses progrès mondains seront rapides; ils auront lieu entre deux visites a la cour du roi Arthur et se feront dans plusieurs domaines. Il y aura cependant chez lui des lacunes importantes, dues à son péché (question qui sera traitée plus loin), dues aussi aux gens divers qu’il rencontrera sur son chemin. A partir du moment ou il s’empare de l’armure vermeille, le héros commence à apprendre, et rapidement, son métier d’élection. Il va se rendre compte que la condition chevaleresque est bien plus compliquée qu’il ne l’avait crue, lors de sa première infatuation.
En allant de
rencontre en rencontre, d’expérience en expérience, il approfondira ses connaissances et passera par les mains d’une succession de personnages dont plusieurs tiendront le rôle d’instituteur à l’égard de divers aspects de la vie courtoise. Ce qu’il saura à la fin de ce “cours d’études” sera, inévitablement, déterminé en partie par le caractère, la situation et les attitudes de ceux qui seront ses mestres, qualités qu’eux-mêmes vont révéler. Tout comme Chrétien présente son protagoniste de l’extérieur, en le faisant agir et parler, il usera d’une technique d’exposition semblable à l’égard de ceux qui vont initier cet ingénu dans la société courtoise. Sans commentaire, le poète va leur attribuer des actions et des paroles qui exprimeront, à leur insu semble-t-il, leurs valeurs et leur motivation profonde.
“S’il te demande de par cui, Si li diras de par celui Que il fist chevalier vermeil Par le los et par le conseil Monseignor Keu le seneschal.” (3959-63)
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Nous avons vu quelle idée simple le jeune rustaud se fit du statut de chevalier.
Le rapport entre la possession d’armes et le fait d’etre
chevalier s’est enraciné immédiatement et profondément dans son es¬ prit, jusqu’au point où il est incapable de saisir la vérité, meme quand on dirait qu’elle lui saute aux yeux. Pendant son séjour chez Gornemant ce dernier va l’adouber dans les formes; mais le garçon aura l’air de ne pas s’en apercevoir et n’y montrera aucune réaction. Il s’estime déjà Chevalier Vermeil du moment où il a évacué l’armure rouge de la carcasse de son ancien propriétaire et grimpé sur le destrier de sa victime. Les autres personnages, habitants de son nouveau monde, savent très bien, pourtant, à quoi s’en tenir. Il est instructif de constater ce qu’ils pensent de lui. Le roi Arthur est le premier à marquer l’écart entre la manière dont se voit le vallet et le jugement de gens plus expérimentés. Ce “roi qui les chevaliers fait” (333) ne prend guère au sérieux l’ambition de son jeune visiteur, ce'qui se comprend; par conséquent il laisse passer l’occasion de l’instruire en lui fournissant les rudiments des devoirs et des responsibilités que comporte la chevalerie. Sommé de le faire cheva¬ lier sur-le-champ, il le paie de paroles, quitte à l’oublier dès sa disparition. Dans l’esprit du roi le jeune Gallois est tellement loin d’être chevalier qu’il ne pense, même pas à lui quand, dans un laps de temps bien court, on lui confère cette appellation.
C’est Yvonet qui le qualifie ainsi,
celui qui s’est fait un devoir de le suivre lors de son départ de la cour. Ayant assisté au combat avec le Chevalier Vermeil, Yvonet revient dans la salle royal avec la coupe d’or volée par le défunt, et annonce: .. . “Sire, or faites joie, Que vostre colpe vos renvoie Vostre chevaliers qui chi fu.” (1211-13)
Cet écuyer, témoin de la brève visite du rustaud à la cour, sait très bien qu’on n’a pas affaire à un chevalier; son emploi du terme doit être ironique.4
Perplexe, Arthur lui demande une explication: “De quel
chevalier me dis tu?” Yvonet l’éclaire: “Del vallet5 di / Qui orendroit parti de chi.” Et Arthur de prolonger la conversation en soulignant qu’il ne s’agit pas le moins du monde d’un chevalier:
4 K. Busby prend cette remarque au pied de la lettre, dans Chrétien de Troyes, p. 23. 5 Variantes: de celui di (mss. L et T); du galois di (ms. S).
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“Dis tu dont del vallet galois Qui me demanda, fait li rois, Les armes de synople taintes Au chevalier qui hontes maintes M’a faites selonc son pooir?” (1219-23)
Dans le dialogue qui s’ensuit tous les deux se servent du mot vallet. Il est évident, néanmoins, qu’Arthur, tout en refusant le titre de cheva¬ lier au garçon en ce moment, partage les notions de celui-ci sur un point important.
L’un et l’autre estiment qu’un chevalier est,
essentiellement, un homme armé, à cette différence près que pour Arthur la seule possession d’armes ne suffit pas. Il faut savoir en user. L’essentiel, chez un chevalier, c’est l’adresse dans le maniement des armes: “Qui assené et adrecié Le vallet as armes eüst, Tant c’un poi aidier s’en seüst Et de l’escu et de la lance, Bons chevaliers fust sanz doutance; Mais il ne set ne peu ne bien D’armes ne de nule autre rien . . .” (1284-90)
On s’arrête devant l’expression bons chevaliers, utilisée par Arthur et plus loin par Gauvain. D’après le contexte il est clair qu’elle ne comporte pas la moindre nuance morale: ni ici, où il s’agit d’un chevalier en puissance, ni plus loin, où il est question d’un chevalier établi, l’Orgueilleus de la Lande.6 Un “bon chevalier” est un guerrier, chez qui certains traits naturels (taille, force, énergie, courage) s’allient à une certaine sorte d’entraînement militaire: le maniement des armes et d’un cheval de guerre. C’est cette formation qui manque encore au héros quand il apparaît à la cour pour la première fois; donc, même mise à part la question de l’adoubement, il n’est pas chevalier.
Il est vrai
qu’Arthur n’explicite pas ces faits en la présence du Gallois; étant donné ce silence, pourtant, l’apprenti chevalier a tout lieu de croire que la chevalerie est une affaire peu compliquée (sinon facile), et tout à fait physique. Le jeune homme aura bientôt l’occasion de combler quelques-unes des lacunes dans ses connaissances, car en quittant le lieu de son pre6 Celui-ci est bien méchant, mais non mauvais, aux dires de Gauvain; il l’appelle bon chevalier (v. 4090).
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mier duel il a la chance de trouver dans son chemin le château de Gornemant. Ce dernier se rend compte immédiatement que malgré l’affirmation du cavalier (v. 1369) celui-ci n’est pas encore chevalier, tant s’en faut. Tout comme Arthur, cependant, Gornemant le ménage; comme Arthur, il est prompt à reconnaître l’aptitude du vallet gallois sous ses manières et son habillement ridicules. A la différence du roi, il se charge, avec beaucoup de bonté et sans perdre un instant, de l’instruire. Pour sa part, le garçon se montre éducable. A cet égard il suit fidèlement sinon de façon intelligente un conseil de sa mère, qui lui avait recommandé de profiter des occasions de s’instruire: “Biax fix, as preudomes parlez Et lor compaignie tenez; Preudom ne forconseille mie Ciax qui tienent sa compaignie.” (563-66)7
La première occasion de mettre en pratique ce conseil, c’est la rencontre de Gornemant, désigné plusieurs fois par l’étiquette preudom.
Ce
qu’observe le héros lors de son approche d’un château impressionnant, c’est un homme qui se promène sur le pont-levis; il est habillé d’ermine et suivi de deux vallets vêtus plus simplement. Malgré son inexpérience, le héros se rend compte qu’il a affaire à quelqu’un appartenant à la catégorie recommandée, et qu’il devrait donc lui parler, comme il le dit explicitement: Cil que vient a bien retenu Ce que sa mere li aprist, Car il le salua et dist: “Sire, ce m’ensaigna ma mere.” (1360-63)
Cachant son amusement en homme du monde, Gornemant entame la conversation et pose enfin la question: “Quels besoinz vos amena cha?” “Sire, ma mere m’ensaigna Que vers les preudomes alaisse
7 II ne s’agit pas de conseiller despreudomes mais d’en être conseillé, malgré ce qu’en dit Donald Maddox dans The Arthurian Romances of Chrétien de Troyes: Once and Future Fictions (Cambridge: Cambridge University Press, 1991), pp. 91, 95. Les conseils mal compris sont le Type 915A dans Types of the Folk Taie d’Antti Arne et Stith Thompson (Helsinki: Academia Scientiarum Fennica, 1964).
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Et que a aus me conseillaisse; Si créïsse ce qu’il diraient, Que preu i ont cil qui les croient.” (1402-6)
C est donc dans 1 attente d’obtenir du preu que le vallet recherche la compaignie de ce preudom. Il devient évident bientôt que dans l’esprit de 1 arrivant le mot preu a une signification assez limitée. Ayant pour la première fois 1 occasion de consulter à loisir un preudom, le garçon se tait. Gornemant l’encourage: . . . “Biax frere, Beneoite soit vostre mere Que ele vos conseilla bien; Mais volez vos plus dire rien?” —Oïl. —Et coi? —Tant et non mais, Que vos me hebergiez hui mais.” (1407-12)
Cet épisode sert de pendant à la rencontre du vallet avec la Demoi¬ selle de la Tente; le contraste de systèmes de référence est très semblable. La scène préalable tournait sur “belle maison, prière” mis à côté de “belle tente, demande de nourriture;” tandis que dans celle-ci il y a confusion de “preudom source de bons conseils” et “preudom pourvoyeur de bonnes choses.” La veve avait espéré que son fils fréquente la maison de Dieu et la compaignie des gens de bien et qu’il en profite pour s’élever moralement. Le fils, ignorant et terre à terre, interprète à sa manière ces leçons absorbées partiellement et à la hâte. En plus du logement demandé (“tant et non mais”), 1 epreudom. sait bien que son visiteur a besoin d’instruction. Il s’y prend sous couleur de demander un don, un don moins matériel, en l’occurrence la croyance du garçon aux conseils de sa mère et aux siens également. Le vallet, docilement, l’octroie, descend de son cheval, se laisse désarmer et se met à suivre avec application la démonstration de port d’armes et d’équitation qui s’ensuit. Il obéît au conseil de sa mère, il a confiance dans sa nouvelle connaissance, le sujet l’intéresse, il est prêt à apprendre. Heureusement, c’est sur Gornemant qu’il tombe en ce moment, un homme accueillant et bienveillant aussi bien qu’expérimenté en matière de chevalerie, “que il l’ot apris des enfance” (1448). Gornemant a vite fait d’instruire l’apprenti chevalier dans les manoeuvres à cheval, dans l’attaque et dans la défense.
Au cours de cette instruction le novice
montre une aptitude remarquable. Trois leçons rapides suffisent à cet
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élève motivé et doué, “car il lui venoit de nature” (1480); le jeune homme se comporte bientôt comme un jouteur expérimente, sachant manier l’écu et la lance et diriger un cheval de guerre. Pour ce qui est de l’épee, il s’y connaît déjà et se vante de son expertise, bien que pour lui il soit toujours plus naturel de se servir de ses poings. Reste à régler, dans le domaine matériel, un dernier détail: l’habillement. Le lendemain matin Gornemant fait présent à son hôte, toujours couché, de vêtements respectables à porter sous son armure. Dès que le vallet, d’abord rebelle, les a mis, Gornemant s’agenouille pour lui chaucer l’eperon droit. Puis il lui ceint l’épée, lui donne un baiser et annonce qu’il vient de lui conférér La plus haute ordre avec l’espee Que Diex ait faite et commandée: C’est l’ordre de chevalierie, Qui doit estre sanz vilenie. (1635-38)8
Ce n’est qu’après avoir célébré ce rite d’initiation que Gornemant passe, dans son enseignement, à des considérations morales et sociales. Or, ce sont les premières qu’ait entendues le héros dans sa nouvelle ambiance culturelle. Gornemant exprime une idée qu’avait déjà énoncée la veve dame en disant adieu à son fils (mais celui-ci n’écoutait que d’une oreille à ce moment): que le statut de chevalier comporte non seulement de l’excitation mais aussi des obligations. Le programme de Gornemant est plus détaillé que celui de la veve-, néanmoins son élève l’écoute avec plus d’attention. En voici les éléments: la merci à l’égard d’un adversaire vaincu, la discrétion et la réserve dans la conversation, la défense des desconseilliez (que ce soient des dames et des pucelles seulement, comme le disent certains manuscrits, ou bien aussi des hommes et des orphelins9), la fréquentation des églises. A tout cela s’ajoute, comme réflexion après coup provoquée par une observation naïve du héros, le silence à propos des enseignements maternels.10 Ces conseils marquent
8 Le mot de Jean Frappier est très heureux: “le prud’homme comprend bien qu’il faudra régulariser la situation” (Mythe, p. 91). 9 La tradition manuscrite est compliquée à cet endroit; voir l’édition Busby, variantes des w. 1657-59. 10 Ces enseignements, il les a suivis jusqu’ici, tant bien que mal. Le salut qu’il adresse à la Demoiselle de la Tente fait exception; le vallet cite sa mère, (w. 682-86), bien que celle-ci n’ait rien dit à ce sujet. Il s’agirait là peut-être d’une petite négligence de la part de Chrétien.
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la fin de l’éducation formelle du vallet devenu enfin chevalier, membre d une société d elite qui doit etre sanz vilenie. Dorénavant les autres personnages, et aussi le poete, vont l’appeler régulièrement chevalier. Le lecteur est pourtant en droit de se demander dans quelle mesure il est digne de ce titre, et en plus ce que ce titre signifie. Du point de vue militaire l’initié va bientôt montrer qu’il est prodigieusement expert; ses dons naturels, cultivés d’abord par ses ex¬ ercises à la maison et ensuite, et surtout, par l’initiation technique fournie par Gornemnt, feront de lui un guerrier redoutable dès son premier combat. C’est en entreprenant la défense de Blancheflor assiégée dans son chateau que le héros a l’occasion de mettre en pratique les leçons de Gornemant; et son coup d’essai est un coup de maître.
C’est en
effet un duel irréprochable qu’il entreprend avec le sénéchal Enguigueron: d’abord le défi, ensuite l’attaque à la lance; puis, ayant désarçonné son adversaire, le héros descend de sa propre monture pour commencer à jouer de l’épée. La bataille est longue et rude, mais le débutant finit par avoir le dessus. Il s’ensuit une autre sorte de lutte, de beaucoup plus courte que la première mais non moins décisive pour l’évolution du personnage. Elle a lieu dans son esprit; tandis que son instinct le pousse dans un sens, l’inhibition apprise des lèvres de Gornemant le dirige dans un autre.
Vainqueur, il est sur le point
d’achever son ennemi, qui lui demande merci: Si li sovient il neporquant Del preudome qui li aprist Qu’a son escient n’oceïst Chevalier, des que il l’eüst Conquis et al deseure en fust. (2238-42)
Là-dessus, au lieu de tuer Enguigueron, le héros lui épargne la vie. Ce premier combat dans les formes établit le modèle qu’il suivra pendant toute sa carrière chevaleresque: toujours victorieux, toujours clément, il ne tuera plus personne mais enverra chaque adversaire vaincu (ils seront nombreux) à la cour d’Arthur. A l’égard du métier des armes donc, le protagoniste nous est dépeint comme l’élève parfait chez qui il n’y a rien à reprendre. Il se trouvera être supérieur à chaque chevalier avec lequel il mesurera ses forces, y compris certains membres de la cour d’Arthur; il aura vite fait de vaincre Sagremor, puis Keu (4237-4319). Ses exploits lui vaudront l’admiration
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du roi et aussi du nonpareil de la chevalerie qu’est Gauvain. Que dire des autres aspects de ce jeune phénomène? Il va de soi qu’une initiation à un monde nouveau et à une autre vie nécessite pour un débutant des changements dans la façon de se conduire. Cela est vrai qu’il s’agisse de rivaux et d’ennemis, ou bien de ceux qui ne sont pas ses adversaires, c’est-à-dire la majorité des gens. Dans ce roman, cependant, comme dans les romans courtois en général, il ne s’agit pas de toute l’humanité mais de la seule société des cours. L’ancien sauvageon, à peine adoubé, prendra contact avec des chevaliers et des dames, membres de la classe nouvelle où il s’intégre; comment s’en tirera-t-il? Ses deux premiers “maîtres,” gens du monde, ont songé à ce problème, comme on l’a vu; chacun d’eux lui a offert une breve leçon de savoir-vivre, dont le jeune homme se souviendra à sa manière. Celle de sa mère était rapide et rudimentaire: il doit aider, honorer et servir dames et pucelles (aussi donner un baiser à celles-ci et prendre un anneau ou une aumônière, à condition qu’elles lui en donnent la permission, sans tenter d’aller plus loin11); demander le nom de ses futurs compagnons; rechercher la compagnie des prud’hommes. Les conseils de Gornemant y fournissent un supplément. Cette fois le service des dames et pucelles se trouve réitéré en raccourci: il n’a pas ici le caractère vague et sentimental qu’il avait dans la bouche de la veve dame mais seulement un sens actif.
Si un chevalier trouve un homme ou une
femme (que celle-ci soit damoiselle ou dame) ayant besoin de secours (“desconseilliez d’aucune rien,” 1659), il a l’obligation de lui venir en aide s’il en a le pouvoir.
Sous-tend cette recommendation la notion
d’une sorte de secours principalement: se battre, si besoin en est, cheva¬ lier contre chevalier, dans la défense de celui ou de celle qui aurait besoin de son aide. (Nous avons vu plus haut la règle à propos du traitement d’un adversaire vaincu.)
Gornemant comprend dans ses conseils en¬
core un à propos de la conduite de son élève dans la société courtoise: celui de surveiller sa langue. “Et gardez que vos ne soiez Trop parlans ne trop noveliers: Nus ne puet estre trop parliers Qui sovent tel chose ne die Qu’en li atome a vilonie,
11 On note que le vallet ne l’interrompt pas ici afin de demander des définitions, comme il le fera plus tard pour “moutier” et “église.”
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Car li sages dit et retrait: ‘Qui trop parole, pechié fait.’ Por che, biax frere, vos chastoi De trop parler.” (1648-56)
Politesse envers les dames, merci a l’egard des chevaliers qui se trouveront lui etre inferieurs, respect des gens de bien, prudence, discrétion
la diversité de ces règles d’étiquette est plaisante.
Plus
amusante encore est la maniéré dont le protagoniste va essayer de les mettre en pratique. A la différence du port des armes et des manoeuvres a cheval (éléments de sa formation technique qu’il avait maîtrisés instantanément et parfaitement), ces autres instructions seront plus longues à apprendre. Il est caractéristique de la pénétration psychologique de Chrétien que son héros est représente, dans ce domaine, comme un élève moyen, quelqu un qui n apprend pas immédiatement tout ce qu’on lui enseigne. Il oublie, il mécomprend, il néglige certaines leçons en en observant d autres avec un zele excessif. Dès son départ du manoir maternel il a 1 occasion de mettre en pratique une des règles de savoir-vivre enseignées par sa mere, car il trouve dans son chemin une tente. Il prononce une prière, puis y entre (sa mère ne lui ayant pas défendu de pénétrer dans une demeure quelconque sans invitation12). Dans la tente il rencontre une demoiselle dans un lit luxueux, et qui n’a évidemmant pas besoin de secours; mais comme la veve avait passé d’une recommendation générale d’honneur et de service à des conseils précis à propos de la requête amoureuse, il n’est guère étonnant de voir que le garçon essaie de suivre à la lettre cette partie de la leçon. Peu étonnant aussi le fait que dans sa mémoire la permission maternelle de prendre un baiser, et d’accepter en cadeau un anneau ou une aumônière, soit transformée en un commandement: s’emparer des faveurs et des possessions d’une femme, bon gré mal gré.
On a d’ailleurs l’impression que le héros a
emporté, en partant de chez sa mère, sa façon habituelle de se comporter avec les jeunes filles de là-bas, qu’il embrassait de temps à autre.
Le
voilà en face de la première représentante d’un autre monde culturel. Or, entre les chambrières de chez lui et l’élégante Demoiselle de la
12 Ce sans-gêne est peut-être encore un trait de moeurs galloises; selon Giraldus Cambrensis, les Gallois avaient coutume d’entrer chez n’importe qui sans se faire prier (éd. cit., Dist. i, ch. 10). La veve n’avait rien dit sur cet article, ni sur celui de la tenue à table; voir plus haut, Chapitre II, n. 19.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Tente il n’a pas l’air de trouver beaucoup de différence, a cette excep¬ tion près que les baisers de celle-ci sont plus savoureux. Apres 1 avoir embrassée de force, il s’exclame: ... “Pucele, bien aiez. Or m’an irai je bien paiez, Et molt meillor baisier vos fait Que chamberiere que il ait En toute la maison ma mere, Car n’avez pas la bouche amere.” (723-28)
Il ne tient aucun compte de la peur de cette demoiselle, de sa résistance ni de sa détresse évidente. Ce sans-gêne doit dériver du fait qu a son avis il suit fidèlement les conseils de sa mère. Elle lui avait dit de servir et d’honorer dames et pucelles; or, il porte honneur à la Demoiselle de la Tente—à sa manière. Au cas où il ferait à une demoiseille une prière (non explicitée) et qu’elle lui accorderait un baiser, il devrait s’en tenir la; or, dans la tente, is garçon se contente d’une vingtaine de baisers. Reste la communication verbale. La veve n’avait pas indique a son fils de quel titre on use dans le beau monde en s’adressant à une jeune fille noble; or, cette jeune personne qu’a rencontrée le héros étant vraisemblablement une demoiselle et non pas une dame, il l’appelle, avec plus de logique que de politesse, “Pucele.”13 Dans cette première prise de contact avec le monde extérieur le héros se montre prêt en principe à suivre les conseils mondains de sa mère, dans la mesure où elle lui en avait donné et où il les avait compris. D’autre part il y a des lacunes dans ces leçons de savoir-vivre. Ce fait peut servir d’excuse à certaines maladresse du vallet: par exemble, il entre dans la tente sans y être invité; il réveille la dormeuse sans s’excuser; apres l’avoir embrassée vigoureusement et pris son anneau il en détourne soudain son atten¬ tion afin de chercher de quoi assouvir sa faim; ayant trouvé une outre de vin et des pâtés de chevreuil il se met à boire et à manger sans en
13 Dans son “Etude stylistique des apostrophes adressés aux personnages féminins dans les romans de Chrétien de Troyes” (Cahiers de Civilisation Médiévale XVTI [1974]), André Duplat fait des observations intéressantes. Il constate que Perceval est le seul personnage dans l’oeuvre de notre romancier qui continue à employer le terme pucele au cours d’une conversation, au lieu de passer à bele, amie, ou damoisele. “Cet usage inhabituel caractérise un jeune rustre et peut être rapproché de la maladresse qui lui inspire dans chevaliers {P. 273, 1091, 1097) dont aucun autre des personnages des ro¬ mans de Chrétien ne se sert jamais” (p. 132).
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demander la permission; 4 il a meme 1 aplomb d’inviter la demoiselle à dejeuner avec lui. En partant enfin il prend congé, comme il l’avait fait en quittant sa mere; il recommande a Dieu la demoiselle tout comme sa mere, elle, avait recommande son fils à Dieu au moment de leur séparation.
Cette imitation, cette obéissance à la lettre des instruc¬
tions, semblent lui suffire. Pour la deuxième fois il quitte une femme eploree, et qui pleure a cause de lui, hâtivement et sans éprouver la moindre gêne. Dans les rencontres que fait ensuite le héros on dirait qu’il y a rétrogression plutôt que progrès dans son comportement au niveau social. Il prend contact d’abord avec un charbonnier, avec un chevalier anonyme, ensuite avec Arthur. Ici encore en l’absence de conseils précis ayant rapport aux situations où il se trouve, le naïf est dans la nécessité d’improviser.
Naturellement, il ne sait pas de quel titre se servir en
s’adressant à un chevalier ni, à plus forte raison, à un roi. Auparavant, avec le premier chevalier qu’il avait jamais vu, rencontré dans la forêt, il usait de “biax sire” (189, 260) et de “sire” (w. 295, 330, 346, 349, 353, 356), titres qu’il n’aurait pas encore eu besoin d’employer lui-même mais qui seraient normaux chez le personnel du’un manoir.15 Une fois il est allé jusqu’à lui adresser un “dans chevaliers” (v. 273) tout à fait ridicule et qui sert de prélude à une faible plaisanterie.16 L’on constate aussi que plusieurs fois au cours de cette conversation il a posé des questions et donné des réponses sans y préluder en n’utilisant aucun titre.
S’il en fait ainsi en parlant avec un homme qu’il est enclin à
admirer, on n’est pas du tout étonné de voir cette même brusquerie dans les remarques qu’il fait au Chevalier Vermeil. Dans ses deux brèves conversations avec ce personnage sa brusquerie verbale appuie la rudesse de ses actions; le seul titre dont il se sert est, encore, “dans chevaliers” (w. 1091, 1097). C’est là un usage qui souligne la rusticité de ce garçon et fournit un contraste marquant avec les habitudes linguistiques du monde courtois. Il est vrai que dans son entrevue avec le roi Arthur, qu’il respecte, il s’efforce d’être poli; mais comme il n’a aucune idée de la bonne manière de s’y prendre, il en est pour ses frais. Il a beau le saluer “si comme il sot” (v. 923) et de l’appeler “sire rois” (w. 973, 995). 14 Voir plus haut, Chapitre H, n. 19. 15 Biau Sire est un des trois “noms” que le héros se donne en répondant aux questions de ce chevalier, dans deux des mss. (A et L); voir l’éd. Busby, note des w. 346-54. Voir plus loin, Chapitre VI. 16 Voir plus haut, Chapitre H, n. 13.
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Cet intrus n’a pas plus de manières que le chaceor sur lequel il a pénétré dans la salle, sur lequel il reste juché et qui abat de la tête du roi le chapeau dont il est coiffé. Cheval et cavalier font un; c’est une irrup¬ tion de la nature sauvage dans la cité. Mais on aurait tort d’être trop sévère avec ce jeune homme; comme sa mère avait très justement observé, “il n’est merveille . . . s’en ne set che qu’en n’a apris” (w. 523-24); et elle n’avait pas, semble-t-il songé à des leçons de savoir-vivre que juste avant le départ de son fils.. Pour ce qui est des autres conseils, peu nombreux, de la veve, il les suit fidèlement.
Ce n’est pourtant pas sans gaucherie, la maladresse
principale consistant en une tendance à citer la source de ses connaissances mondaines.
Sa mère lui avait dit de parler avec les
preudomes, d’aller avec eux, de rechercher leur compagnie; or, reconnaissant pour un preudom le premier personnage masculin qu’il rencontre après avoir fait l’acquisition de l’armure rouge, le héros se dirige vers lui, le salue—puis gâte tout en citant les instructions maternelles: “Sire, ce m’ensaigna ma mere” (v. 1363). C’est cette manière de parler qui le trahit; dès qu’il ouvre la bouche il révèle que, pour chevalier qu’il apparaisse à l’extérieur, il n’est encore qu’un rustre portant armure.
En homme du monde Gornemant se rend compte tout de
suite de la vérité, comme le montre sa façon de répondre au salut de l’arrivant: “Diex beneïe toi, biax frere,” Fait li preudom, qui niche et sot Au parler reconneü l’ot, Et dist: “Biax frere, dont viens tu?” (1364-67)
Parfaitement courtoise, cette réponse marque une distinction sociale que devait saisir l’auditeur ou le lecteur mais qui est trop subtile pour le vallet. Ayant affaire à un sot, Gornemant se garde bien de prononcer le sire qui les égaliserait. Tout le long de leur conversation, de la leçon suivante de port des armes, de la soirée et même de l’adoubement le lendemain matin, Gornemant l’appelle “biax frere,” “amis,” “vallet,” “biax amis;” ce n’est qu’au moment du départ du nouveau chevalier qu’il lui adresse (d’après certains manuscrits) un “Biax sire, Dex vos saut!” (v. 1696).17 Si le sire est bien du poète, c’est là un signe verbal, de la part de Gornemant l’initiateur, qui confirme le changement d’état 17 Biax Sire figure dans les mss. A,B,C,F,H,S,U (sept des quinze complets).
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de son visiteur. Maintenant, du moins en principe, celui-ci est bel et bien chevalier; il en possède enfin non seulement les atours (y compris les sous-vetements) mais aussi toutes les connaissances techniques, le code de conduite et le savoir-vivre propres à cette condition. Un aspect de 1 évolution sociale qui s’effectue chez le héros est le fait qu il y a substitution des enseignements de Gornemant à ceux de la veve dame. Cette dernière avait dit à son fils de s’informer du nom de ses futures connaissances masculines, s’il serait longuement en leur compagnie. Jusqu a sa rencontre de Gornemant le héros suit à la lettre ce conseil; on remarque qu’il ne demande pas le nom de la Demoiselle de la Tente (c est une femme), ni le nom du Chevalier Vermeil ni celui d’Yvonet (leur connaissance n’est pas de longue durée). Par contre il demande celui du preudom qui lui a donne des leçons utiles et chez qui il va passer la nuit. D autre part il promet a ce preudom de croire ses conseils aussi bien que ceux de sa mere (w. 1414-18). Or, à partir de ce moment il ne suivra plus les conseils de sa mère que quand ils corre¬ spondent avec ceux de Gornemant, son maître. Il va donc, par exemple, s occuper du service des dames. (La recommandation, faite par tous deux, de la fréquentation des églises et de l’adoration de Dieu, est pourtant observée très mollement.) Dans le cas où il n’a pas correspondence entre les leçons de ces deux “maîtres,” ce sont celles de Gornemant qui vont l’emporter. Prenons le point de la parole et du silence. La mère du vallet lui avait expressément dit de poser au moins une question (a propos du nom de ses compagnons éventuels) et, en général, de parler avec les preudomes. Ce conseil, nous l’avons vu, cadre très bien avec les inclinations naturelles de ce garçon prime-sautier et bavard; même avant d’avoir écouté les recommandations maternelles il interroge le chef des chevaliers dans la forêt, répond naïvement aux questions de ce dernier et fait des observations abondantes et candides. Dans les premières rencontres qu’il fait en quittant sa forêt, celles de la Demoiselle de la Tente, du charbonnier, du Chevalier Vermeil, d’Yvonet, du roi Arthur, il parle facilement, sottement souvent, mais sans la moindre gêne. Il en va de même pendant son séjour chez Gornemant. Mais le chastoiement de ce dernier personnage met fin à sa spontaniété; la docilité avec laquelle le héros le suivra sera une démonstration de son éloignement psychologique de sa mère, démonstration correspondant à la séparation physique. Dans cette étape du développement de ce personnage on voit en¬ core les traits de l’écolier plutôt pressé qu’empressé et qui, dans sa hâte,
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saisit imparfaitement certains aspects de son enseignement. Cette règle de la discrétion verbale sera cause de difficulté—inévitablement, car il faudrait une bien plus vaste connaissance de monde que ne possède le nouveau chevalier pour distinguer entre trop parler et trop se taire. Dans ses efforts subséquents pour ne par être trop parliers (v. 1650), il s’adonnera à un mutisme qui sera non seulement malséant mais nuisible. Il est à noter que, pour suivre cette partie des conseils de Gornemant sans la pousser à l’outrance, il faudrait un exercise de bon sens, voire de tact et d’expérience sociale, qui seraient rares chez un tout jeune homme, même si on laissait de côté la question de son péché.18 Ni dans l’épisode de Biaurepaire ni dans le séjour au Château de Graal le héros ne réussit à trouver le juste milieu dans la conversation. Choisir entre le bavardage et le mutisme, c’est là une tâche fort difficile pour un étranger en train de se faire naturaliser et surtout pour un rustaud à demi déniaisé. Quant à un autre conseil de Gornemant (et aussi de la veve), celui de secourir celles qui auraient besoin de son aide, le nouveau chevalier le met en pratique avec beaucoup plus de succès et dès la première occasion. Blancheflor est nettement une demoiselle dans la détresse, susceptible d’être conseillée par l’action physique; elle ne laisse rien au discernement individuel de l’apprenti.
Le héros prendra donc, sans
hésitation, le parti de cette pucele en combattant d’abord Engygeron, ensuite le seigneur de celui-ci, Clamadeu. Il se souviendra à merveille de son entraînement; et ses efforts dans le domaine de la prouesse seront couronnés de succès. Triomphant de ces deux ennemis redoutables, il se fera ensuite le champion d’autres demoiselles: sa cousine (qui rejettera son aide), la Demoiselle de la Tente punie par son ami, la Pucelle qui rit et qui en conséquence fut victime de Keu. C’est grâce à cette activité entreprise dans la défense des dames qu’il gagne une réputation brillante à la cour d’Arthur, car il y expédie, l’un après l’autre, les trois cheva¬ liers par lui vaincus et qui racontent loyalement au roi les circonstances de leur défaite. C’est donc en élève à la fois diligent et arriéré, rapidement instruit et pourtant ignorant à maints égards, que le jouvenceau nous est présenté dans la première partie de ce roman. Ensuite, en un laps de temps laissé vague (mais qui ne peut pas être long), il fait des progrès extraordinaires pendant son apprentissage. Juste avant la crise provoquée par la De¬ moiselle Hideuse il atteint le comble du succès mondain. 18 Voir le Chapitre VU.
Le voilà
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adoube chevalier, et non seulement chevalier mais champion accom¬ pli, le bienvenu parmi la crème de la crème chevaleresque, accepté dans la société d’elite qu’est la cour d’Arthur, attendu avec impatience, accueilli avec empressement, admiré et loué comme une recrue insigne, l’égal même du parangon qu’est Gauvain. L’originalité de Chrétien, c’est de nous faire suivre pas à pas ce progrès, au lieu de nous le donner à entendre. Dans ses autres romans il nous avait offert des chevaliers tout faits, déjà formés, qui connaissent le code chevaleresque aussi bien que le maniement des armes et l’étiquette des cours; le processus par lequel ils ont fait l’acquisition de ce savoir n’est pas mis en question. Partout et toujours, ils savent ce qu’il faut faire.19 Dans le Conte du Graal, par contre, le poète nous montre un futur chevalier, d’abord avant son premier contact avec le monde courtois, ensuite en plein devenir.
Chrétien a donc crée une belle occasion de renseigner son
public éventuel sur la formation d’un de ces êtres d’élite, sur son éducation sociale et morale aussi bien que professionnelle.
Chemin
faisant, il peut aussi exprimer, implicitement, sa propre attitude envers cette sorte d’éducation.
Dans la peinture d’un vallet qui se
métamorphose en chevalier il y a lieu de présenter le système de valeurs qu’il absorbe et qui dicte ses actions, de montrer le savoir transmis de chevaliers mûrs à un débutant et que ce débutant, devenu chevalier, pourra à son tour transmettre à la génération suivante. On se penche donc avec un intérêt tout particulier sur les enseignements de Gornemant et sur les paroles et les attitudes des autres membres de la société courtoise dans le but d’apprendre, enfin, ce que fait un cheva¬ lier et surtout pourquoi un chevalier fait ceci plutôt que cela. On interroge pourtant en vain, à ce propos, la première partie du Conte.
Dans les conversations qu’a le héros avec les premiers
représentants de la société courtoise il n’y a aucune allusion à la mo¬ rale. Ce fait en soi n’a peut-être pas de quoi nous étonner. Les scènes se déroulent rapidement, le jeu d’action et de réaction n’ouvre guère de possibilités d’explications détaillées, le garçon est pressé et inattentif. Pendant le séjour chez Gornemant, par contre, la situation est bien différente. Maintenant le jouvenceau écoute attentivement et à loisir; et Gornemant a largement temps et lieu de communiquer à son dis¬ ciple tout ce qu’il tient pour important. Or, c’est une occasion manquée, d’autant plus qu’au moment de l’adoubement le preudom semble être
19
Cela ne revient pas à dire qu’ils le fassent toujours.
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sur le point de communiquer une véritable leçon sur la vie chrétienne dans le monde. Il lui ceint l’épée, l’embrasse Et dist que donee li a La plus haute ordre avec l’espee Que Diex ait faite et commandée; C’est l’ordre de chevalerie, Qui doit estre sanz vilonie. (1634-38)
Ce prélude est suivi de quelques conseils, mais la morale qui les soustend est bien mondaine. Gornemant explique que maintenant, ayant reçu l’ordre de chevalerie, le jeune homme doit observer certaines lois: avoir merci d’un ennemi vaincu qui la demande, ne pas trop parler, aider des personnes desconseilliees, aller à l’église, s’abstenir de citer sa mère. Ces règles ne sont pas seulement juxtaposées, elles sont mises, semble-t-il, sur le même pied. Dévotion, savoir-vivre, beau jeu, devoir envers son prochain—ce mélange est présenté au héros sans distinction ni explication. Afin d’être un chevalier sanz vilonie, il importe de faire certaines choses en se gardant d’en faire d’autres. Ces commandements sont absolus; ils ne dépendent d’aucun enseignement biblique ni ecclésiastique, ni d’un système de valeurs quelconque en dehors du monde courtois. Ce que dit Gornemant est cependant beaucoup moins étonnant que ce qu’il ne dit pas; comment expliquer l’absence de la moindre allusion à la morale spécifiquement chétienne dans le contexte culturel qu’évoque ce roman?
C’est de toute vraisemblance
l’enseignement du Christ qui forme la base du devoir d’un chevalier médiéval: aider ceux qui ont besoin de secours, ne pas tuer ceux qui demandent merci—cette conduite équivaudrait à agir comme si on aimait son prochain. En fait, pour ce qui est d’un rapport entre la foi chrétienne et l’activité quotidienne d’un chevalier, Gornemant n’en souffle mot. Pour le nouveau chevalier aussi c’est une occasion manquée, car il ne lui vient pas à l’esprit de demander la raison des règles qu’il est en train d’entendre; mais on porrait, à sa décharge, expliquer ce silence comme le résultat de la prohibition de son maître. Quelle qu’en soit la cause, le fait est que le héros ne parle guère plus après avoir entendu la recommandation du silence. Il doit donc se contenter de ce que son maître trouve bon de lui dire. Apprenant qu’un chevalier se comporte de telle et telle façon, le héros, bien content d’être chevalier (il croyait d’ailleurs déjà l’être), est trop enthousiasmé, trop pressé et en même temps trop docile pour mettre en question les enseignements de ce
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preudom sage, bienveillant et expérimenté. Si l’apprenti sort donc de son initiation formelle sans aucune notion que la chevalerie comporte une dimension morale, on ne devrait peut-être pas lui en tenir rigueur. Les actions subséquentes du héros fournissent une démonstration de ce qu’il a compris en écoutant les conseils de Gornemant. Dès qu’il en a 1 occasion, il s efforce de mettre en pratique les règles de conduite propres à son nouvel état. Or, son maître n’avait pas fait allusion à la chante; d autre part, comme nous l’avons vu,20 la charité est loin d’être le fort du sauvageon égoïste à peine civilisé qu’est le jouvenceau en ce moment. On n est donc pas du tout étonné de constater que pendant son premier combat dans les formes le héros se souvient exactement des techniques militaires enseignées par Gornemant, et aussi du code chevaleresque a propos d un ennemi vaincu.
On devrait aussi tenir
compte d’un autre trait bien révélateur de l’état d’âme du héros dans cet épisode: quand il épargné le vie d’Engygeron ce n’est pas à cause d une aversion instinctive pour la tuerie (il a déjà démontré au cours de l’épisode du Chevalier Vermeil que chez lui cet instinct fait défaut); ce n’est pas non plus grâce à un principe moral ajouté aux dons de la nature, lors de son initiation.
C’est uniquement la défense de
Gornemant, ni expliquée ni examinée, qui arrête sa main: Et cil fierement l’envaï, Tant que cil merchi li cria; Et li vallés dist qu’il n’i a De la merchi ne tant ne quant; Si li sovint il neporquant Del preudome qui li aprist Qu’a son escient n’océist Chevalier, des que il l’eüst Conquis et al deseure en fust. (2234-42)
Chrétien nous informe, à ne pas s’y méprendre, qu’il n’y va pas de miséricorde apprise ni de bonté naturelle, mais tout simplement de conformisme et de respect de son maître: un chevalier agit de telle et telle façon; le jeune homme est maintenant chevalier, il en fera donc de même. (Il a encore un mobile d’épargner son ennemi: la promesse de celui-ci d’annoncer la victoire du héros et, ce faisant, d’augmenter son honneur.) Pour ce qui est de la manière personnelle du jouvenceau de comprendre son propre traitement d’Engygeron, nous n’avons que sa 20 Voir le Chapitre II.
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réponse aux habitants de Belrepaire quand ils lui demandent pourquoi il n’a pas pris la tête de leur ennemi commun: “Trop eüst en mo[i] peu de bien, Des que je au deseure en fui, Se n’eüsse merchi de lui.” (2348-50)
Cela ne se fait pas; voilà tout. Le poète nous donne à entendre que dès ce combat s’établit un comportement qui servira de modèle dans les nombreuses joutes qu’aura le protagoniste à l’avenir. Il ne tuera plus personne; ni Clamadeu, ni l’Orgueilleux de la Lande, ni Sagremor, ni Keu, ni les soixante chevaliers qui seront ensuite ses adversaires; il les enverra tous à la cour d’Arthur.21
Dans ce domaine d’importance
capitale pour un chevalier, donc, il se montrera un élève aussi docile que doué, entièrement fidèle aux leçons de son maître, mais qui agit par routine, sans compréhension véritable. Le premier duel du nouveau chevalier a pour cause la situation et la prière de Blancheflor. Or, les rapports du héros avec cette pucele sont, eux aussi, une mise en pratique d’une règle prononcée par Gornemant. Si l’on examine de près cet épisode, on se rend compte qu’il y a plus. Cette fois il ne s’agit pas d’une hésitation entre ce qu’on pourrait appeler un instinct (la conservation de soi-même, donc l’effort pour éviter les risques d’un combat) et un enseignement récemment appliqué sur l’homme naturel (secourir son prochain)). Le jeune homme n’hésite pas; il réconforte Blancheflor et, le lendemain, promet de la défendre. D’autre part, le commandement prononcé par Gornemant impliquait le service désintéressé des gens en difficulté. Ce désintéressement n’étant pas explicité, cependant, il n’y a rien d’étonnant à ce que la réponse affirmative que donne le héros à l’appel de Blancheflor ne soit pas dépourvue d’intérêt personnel. Il aurait bien pu offrir son aide avant la visite nocturne de la châtelaine; il avait tout de même pu observer l’affliction générale qui pesait sur ses domaines, la ville et le château, il avait entendu le pauvre salut de la pucelle qui lui avait ouvert la grande porte de la ville, pour ne par parler des excuses de son hôtesse gênée de la mauvaise chère qu’elle était dans la nécessité de lui offrir. De tout cela, rien ne l’avait ému, n’avait excité ni curiosité ni compassion.22 Ce n’est que quand il sent les chaudes larmes de Blancheflor, sent ses bras 21 Dans les cas de Sagremor et de Keu, il s’agira de les y renvoyer. 22 Je reviendrai sur cette indifférence du héros dans le chapitre suivant.
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autour de son cou et son jeune corps près du sien dans son lit, puis passe la nuit (chastement, semble-t-il) avec elle, qu’il offre de rester chez elle et se charge de la defense de châtelaine et château.
Encore
sera-ce donnant, donnant. C’est dans cette étape de son développement morale et spirituel que le protagoniste se lance sur sa carrière de cheva¬ lier arthurien. Somme toute, a l’epoque de son début dans le monde courtois qu’il admire tant, le jouvenceau reçoit une éducation à la fois soignée et insuffisante. Il apprend comment agit un chevalier: comment il utilise les éléments divers de son équipement indispensable et dans quelles circonstances il doit s’en servir ou bien s’abstenir d’en user. D’autre part il ne connaît aucun principe qui serve de fondement à ces règles; aucune loi supérieure au code chevaleresque ne lui a été exposée. Estce que pour Gornemant la chevalerie existe en vase clos? Bien sûr, il recommande à son elève d’aller à l’église; mais c’est afin de prier Dieu pour lui-même: “Une autre chose vos apreng Que ne tenez mie a desdaig, Car ne fait pas a desdaignier: Volentiers alez al mostier Proier celui qui tôt a fait, Que de vostre ame merchi ait Et qu’en cest siecle terrien Vos gart comme son crestïen.” (1663-70)
L’on constate encore que pour cepreudom il s’agit d’”une autre chose” tandis que pour la mère du héros c’était l’élément d’importance suprême dans ses conseils: “Sor tote rien vos weil proier Que a l’eglise et al mostier Alez proier nostre Seignor Qu’en cest siecle vos doinst honor, Et si vos i doinst contenir Qu’a bone fin puissiez venir.” (567-72)
A cette exhortaion elle avait ajouté un précis de la doctrine chrétienne. Il n’y a rien de semblable dans les remarques de Gornemant, qui remplace la veve dame comme mentor de ce néophyte. Certes, il est bien délicat d’attribuer les qualités et les défauts du héros à ses divers “maîtres” ou bien à lui-même. Dans quelle mesure y
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va-t-il de Nature, dans quelle mesure de Norreture? Les moralistes du moyen âge croiaient à l’existence d’une loi naturelle, valable même pour les païens bien qu’insuffisante pour les sauver.23 Le protagoniste a beau être un rustaud chez qui une véritable éducation chrétienne fait défaut; il reste néanmoins responsable, en partie, de ses actions. Comme tout être humain mûr il a un certain sens moral inné, une conscience, qui devrait lui servir de guide. Secourir autrui, épargner la vie à autrui, être compatissant (surtout envers ses propres parents) devraient être des actions et des attitudes normales. Que le héros soit capable à ses heures de bonté naturelle, sa réaction au traitement subi par la Pucelle qui Rit le prouve; bien qu’il ne la protège pas sur-le-champ, il la venge. Malgré les lacunes qu’on constate dans sa formation morale, grosso modo il est lui-même responsable des travers de son caractère, y compris sa faute à l’égard de sa mère. D’autre part, son développement moral, qui laisse à désirer au début du roman, reste inadéquat malgré ses con¬ tacts avec des gens qui sont à même de l’instruire. On pourrait se demander si ce n’est pas de leur faute. Les personnes qui sont le plus en mesure de l’éclairer, parce qu’il les admire et en conséquence est prêt à les écouter et à leur obéir, passent sous silence les principes moraux.
Il est donc inévitable qu’en dépit des progrès
étonnants qu’il fait sur le plan social, tout comme sur le plan militaire, le héros manque de lumières. Initié par Gornemant, un peu poli par l’amour de Blancheflor, distingué par plusieurs combats victorieux, sachant enfin se comporter dans la bonne société, il a toute raison de se croire un chevalier accompli quand il est finalement reçu avec éclat dans la cour d’Arthur.
Son éducation est néanmoins très défectueuse.
Du point de vue moral, il reste proche du sauvageon qu’il était au manoir de sa mère.
23 Pour la loi naturelle, voir le Dictionnaire de théologie catholique.
“Qui as dames honor ne porte, La soe honor doit estre morte. Dames et puceles servez, Si serez partout honerez.” Le Conte du Graal (539-42) s
IV.
L’Education sentimentale t
Tout comme le jeune Gallois part de zéro quand il se lance dans sa carrière chevaleresque, il en est, au début du Conte du Graal, au même degré par rapport à la sensibilité. Cela ne revient pas à dire que Chrétien nous présente un personnage totalement incapable d’émotion; au contraire, il ressent des le premier épisode toute une série d’impressions variées auxquelles il réagit rapidement et avec intensité: plaisir au beau temps qu il fait, attention aux bruits insolites dans la forêt, bravoure face aux “diables,” admiration superstitieuse devant les “anges,” enfin reconfort, curiosité, convoitise et ambition. On se rappelle avec quelle vitesse il fera 1 acquisition d’armes et d’armure, apprendra à les manier et s adaptera a son nouveau milieu social. Son progrès sentimental sera beaucoup plus lent. C’est la deuxième scène du récit, celle qui se joue dans le manoir de la veve dame, qui démontre de façon probante l’insensibilité du garçon. Il ne réagit ni au joyeux accueil de sa mère inquiétée par l’absence prolongée de son enfant, ni à sa pâmoison en apprenant que celui-ci a appris l’existence de la chevalerie. Cette indifférence va caractériser la conduite du jouvenceau jusqu’à la fin de l’épisode. Nous avons vu (Ch. II) combien peu le vallet écoute la longue narration de l’histoire familiale que lui fait sa mère. Alarmée par les nouvelles connaissances de son fils, elle lui révèle enfin ce qu’elle a tu pendant des années: qu’il est, par son père et par sa mère (v. 422), d’une lignée de chevaliers dont il est le dernier rejeton. Afin d’empêcher le seul enfant qui lui reste de suivre les traces de son père et de ses frères aînés, et de subir leur sort, la pauvre dame l’a élevé dans l’ignorance de la vie chevaleresque et du monde où cette vie se mène. Si elle en parle maintenant, c’est que la barrière entre le dangereux monde extérieur et la forêt sûre et isolée a été franchie. Elle espère que le récit des malheurs de sa famille et des risques inhérents à la chevalerie exercera un effet préventif sur l’esprit de son fils. Or, il n’en est rien; ce que le garçon entend ne suffit pas, tant s’en faut, à le décourager. Sans façons il annonce son intention de quitter le manoir maternel pour aller à la recherche du “roi qui fait les chevaliers” (494). Le désir d’être chevalier l’emporte entièrement.
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Sous-tend cet enthousiasm un manque total d’intérêt à autrui, et jusqu’aux membres de sa propre famille. L’histoire d’un père blesse, rendu inca¬ pable de gérer ses terres, appauvri, obligé de s’enfuir dans la gaste forest avec sa femme et ses trois enfants (dont le plus jeune n’avait que deux ans) est pourtant bien triste. Plus triste encore le conte de deux frères, devenus grands, partis pour deux cours afin de faire fortune, adoubes le même jour, revenant chez eux le même jour pour donner de la joie à leurs parents mais qui n’arrivèrent jamais, ne les revirent plus, “Qu’a armes furent desconfit, A armes furent mort andui, Dont j’ai grant doel et grant anui.” (474-76)
En outre, quand les gens trouvèrent l’aîné, il avait les yeux crevés par des oiseaux.
Cette terrible nouvelle avait causé la mort du père1 et
profondément affligé celle qui la raconte et qui ensuite a mené une vie bien amère. Tout ce récit a de quoi émouvoir même un étranger, dirait-on; mais le vallet ne montre pas le moindre signe d’épouvante ni de pitié. Il y va cependant de son propre père et de ses frères. Qui plus est, il a dû les connaître, car la famille avait vécu ensemble dans ce manoir isolé assez longtemps pour que les fils aînés grandissent, puis partissent “au los et au conseil lor pere” (460). Selon toute vraisemblance le puîné aurait pu se souvenir de ces personnes, bien qu’un laps de quelques années sépare leur disparition et le récit de leur sort tragique.2 Le contraste entre la sensibilité de la veve et l’indifférence de son fils va en croissant jusqu’à la fin de l’épisode. L’exposé des malheurs passées de la famille a pour suite l’aveu des souffrances subséquentes de la narratrice, et qui se prolongent jusqu’à présent.
Dans l’espoir
d’attendrir—et de retenir—le seul enfant qui lui reste, elle montre enfin à celui-ci son coeur à nu. Après la perte de son époux,
1 II est inexacte de dire, comme le fait Per Nykrog dans Chrétien de Troyes: Romancier discutable (Genève: Droz, 1996), p. 182, que le père “mourut de sa blessure;” voir le Conte du Graal,v. 481: “Del doel des fils morutli pere.” Selon Karl Uitti, Chrétien de Troyes Revisited (New York: Twayne, 1995) il s’agirait d’un seul frère aîné (p. 91). 2 II y a pourtant dans le récit de la veve dame une suggestion que ce qu’elle raconte à son fils lui est totalement inconnu: “Vostre peres, si nel savez,/ Fu parmi les jambes navrez' ...” (435-36; deux mss., P et U, donnent “ne savez,” ce qui est une variante sans impor¬ tance.
Ll'Éducation sentimentale "Vos estiez toz li confors Que jou avoie et toz li biens, Car il n’i avoit plus des miens; Rien plus ne m’avoit Diex laissiee Dont je fuisse joians ne liee.” (484-88)
Autant de peine—au sens propre—perdue; le garçon est tout à sa faim et à ses projets: “A mengier, fait il, me donez; Ne sai de coi m’araisonnez. Mes molt iroie volentiers Au roi qui fait les chevaliers, Et je irai, cui qu’il em poist.” (491-95)
Cette dernière remarque, “qui qu’en soit affligé,”3 ne peut viser que sa mère.
Elle se rend.
Pendant trois jours elle s’applique tristement à
préparer l’habillement nécessaire. Trois jors sanz plus le sejorna, Que plus n’i ot mestier losenge. Lors ot la mere doel estrange, Sel baise et acole en plorant... (506-9)
Losenge implique des efforts, non pas explicités dans le récit, pour retenir le jouvenceau plus longtemps.
Sa mère ne peut que lui donner des
conseils, dont l’ultime est la fréquentation des églises et des moutiers, là où l’on sacrifie le corps du Christ.
En effet, dans le bref exposé
qu’elle fait de la doctrine chrétienne, c’est sur la Passion qu’elle se concentre, ce qui n’est pas sans à-propos dans les circonstances. Pour la mère qui souffre, les souffrances humaines du Christ sont particulièrement compréhensibles. Son fils de son côté promet d’aller aux églises et aux moutiers, mais c’est le départ qui l’occupe. “Congé prent, et la mere plore,” v. 600. Il semble qu’elle continue à pleurer jusqu’au v. 614, car l’action qui sépare ces vers est simple et rapide. Plorant le baise au départir La mere qui molt chier l’avoit, Et prie Dieu que il l’avoit, (614-15)
3 Ici la traduction de L. Foulet, généralement excellente, adoucit une remarque qui est vraiment brutale; il écrit “on peut en penser ce qu’on voudra, j’irai” (1947: 14).
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Ses dernières paroles résument la distance entre son état d’âme et celui de son fils: “Biax fix, fait ele, Dix vos maint! Joie plus qu’il ne m’en remaint Vos doinst il ou que vos ailliez.” (616-19)
Tout cet épisode est constitué du contraste de deux individus qui se révèlent au cours de trois journées. Le contrepoint verbal communi¬ que au lecteur une différence profonde au niveau psychologique. Il y a d’une part une femme mûre, déjà usée par le dueil, épouvantée d’apprendre que malgré ses précautions l’enfant qu’elle protège a rencontré des chevaliers, résignée enfin à son départ mais qui lui donne congé toute en larmes et le coeur brisé. D’autre part il est un garçon qui ne ressent que l’enthousiasme pour la chevalerie et l’impatience de s’en aller. La tendresse de la mère se heurte à la dureté du fils; à l’affection, à l’altruisme de l’une s’oppose l’égoïsme de l’autre.4 Si la scène atteint sa crise lors du départ du vallet, c’est une crise soigneusement préparée et à laquelle le lecteur dans une certaine mesure s’attend. Monté sur son cbaceor, le jeune homme franchit au plus vite une ligne invisible, ligne non seulement géographique mais aussi familiale, voire morale. Déjà éloigné du jet d’une petite pierre de l’endroit où sa mère, l’ayant accompagné aussi loin que possible, l’a béni et embrassé pour la dernière fois, tout en s’élançant vers l’avenir qui l’attend, il se retourne et voit que sa mère est tombée. Si se regarde et voit cheüe Sa mere al chief del pont arriéré, Et jut pasmee en tel maniéré Com s’ele fust cheüe morte. (622-25)5
Comme Chrétien ne nous informe pas qu’elle est réellemenbt morte, c’est un moment apparemment sans grande importance mais qui à la longue va se trouver être décisif. Au lieu de faire demi-tour afin de venir
4 On pourrait objecter, comme le fait K. Busby (1993: 21), que le veuve va trop loin dans son effort pour retenir et protéger son fils; évidemment il faut que celui-ci, pour mûrir, se détache tôt ou tard de sa mère. Ce n’est pourtant pas le fait de partir, mais la façon dont le garçon s’y prend, qui est blâmable, selon les autres personnages du roman. 5 Le mot cheüe des 622 et 625 sert d’écho lointain du verbe dechaoir utilisé plusieurs fois par la veuve en parlant de la disparition des gens de bien, w. 420-34.
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en aide à cette dame (la première qu’il ait l’occasion de secourir), la dernière action du vallet dans son milieu natal est de cingler la croupe de sa monture and de partir a toute vitesse vers une vie nouvelle. Sa mère reste là; sa vie terrestre étant finie avec son bonheur, elle n’a qu’a mourir. La délivrance du fils coûte la vie de la mere. Sur le niveau du symbolique, celle-ci meurt en couches. Plus tard et à mainte reprise il sera question dans le roman de la nature et de la gravité de cette conduite. C’est là le “péché de sa mère” qu’on va lui reprocher, c’est en cela que consiste la faute dont lui-même viendra très lentement à se repentir. Les rapports du héros avec sa mère sont comme l’anticipation de ses contacts avec toute une série de gens habitant le monde au-delà de la forêt: il va les traiter tous d’une manière semblable.
Le premier être
qu’il rencontre après son départ, c’est la Demoiselle de la Tente. Il la trouve seule, en tram de faire un somme. Bien que l’arrivée du rustaud l’epouvante, bien qu’elle proteste, tremble et pleure, s’esquive quand il l’embrasse, se défend de son mieux, l’implore, le menace et le comble de reproches, le garçon fait l’aveugle et le sourd; il est tout à ses illu¬ sions et à ses désirs. En fait, la Demoiselle a de la chance; si le jeune Gallois se contente de lui arracher des baisers, c’est qu’il ignore le sorplus que sa mère lui avait d’ailleurs défendu (v. 548) sans le définir.
(La
conclusion à laquelle sautera l’Orgueilleux de la Lande, bien qu’erronée, se comprend aisément.) Ici, comme dans la rencontre des cinq cheva¬ liers et dans la séparation d’avec la mère, nous assistons à une scène de noncommunication et de non-compréhension. Le vallet continue à ne voir et à n’entendre que ce qui l’intéresse à un instant donné; que quelqu’un d’autre puisse avoir des intérêts, des droits, des besoins, des sentiments, c’est là une possibilité qui n’effleure pas son esprit. La souffrance de la Demoiselle, aussi évidente que celle de la veve dame, est tout aussi incapable d’attendrir le jeune Gallois; ce dernier s’exprime en des termes qui font écho à ce qu’il avait dit à sa mère (v. 495): il fera ce qu’il veut, “cui qu’il soit grief” (v. 694). Il n’a pas encore conscience d’autrui. Pour la deuxième fois il quitte une femme éploree et dont lui-même a provoqué les larmes. C’est pour voir le roi Arthur que le jouvenceau s’est mis en route, mais c’est Arthur en tant que roi qui fait les chevaliers, Arthur source d’armes et de statut, qui excite son attention. Il ressent une curiosité passagère quand le charbonnier à qui il demande son chemin l’informe que le roi est lié et dolant (v. 845), et demande “de coi li rois a joie et doel” (v. 848), mais il n’écoute pas la réponse. Arrivé au château et entré dans la salle où le roi se tient, il le trouve pensif, silencieux et peu impressionnant. En ayant conclu
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que ce roi muet est incapable de faire des chevaliers, et n’ayant aucun autre motif de s’occuper de lui, il est sur le point de partir quant sa monture arrache Arthur à sa rêverie. Eveillé, le roi s’excuse courtoisement de sa distraction et en offre l’explication: le Vermax Chevaliers vient de lui lancer un défi dans sa propre salle, et en plus d’offenser mortellement la reine. En fait, la réplique d’Arthur se concentre sur la reine et plus précisément sur son état d’âme: venue dans la salle pour voir et réconforter les chevaliers blessés, elle était devenue victime de l’agressivité d’un étranger. “Ne m’eüst gaires correchié Li chevaliers de quanqu’il dist, Mais devant moi ma colpe prist Et si folement l’en leva Que sur la roïne versa Tôt le vin dont ele estoit plaine. Chi ot oevre laide et vilaine, Que la roïne en est entree, De grant dol et d’ire enflammee, En sa chambre ou ele s’ocist; Ne ne quit pas, se Dex m’ait, Que ele en puist eschaper vive.” (956-67)
Arthur exprime candidement à cet étranger ses vifs soucis à l’égard de son épouse, à qui il consacre les deux tiers de ses paroles. Fait contraste avec cette tendre sollicitude pour un être chéri et souffrant, le dur égoïsme du visiteur: Li vallés ne prise une chive Quanques li rois li dist et conte, Ne de son dol ne de la honte La roïne ne li chaut il. “Faites moi chevalier, fait il. . .” (968-72)
Voilà encore une dame dans la détresse, une dame par conséquent ayant droit à l’aide du vallet ou à tout le moins à sa sympathie. Mais ce qui lui importe à lui c’est d’être fait chevalier.
Si une reine injuriée et
malade de chagrin le laisse indifférent (tout comme un roi menacé et honni devant sa cour), on comprend que le héros ne sera pas attendri devant un adversaire bientôt rencontré, tué et dépouillé: ce même Cheva¬ lier Vermeil.6
6 Voir plus haut. Ch. Il, pp. 56-57.
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Qu en est-il dans l’episode suivant, celui de Gornemant? Ici encore c est une exigence personnelle qui pousse le héros vers quelqu’un qu’il trouve par hasard, exigence qu’il exprime promptement et sans ambages: il lui faut un logis pour la nuit. Gornemant, en homme qui sait bien les manières, entame la conversation et pose une série de questions; l’arrivant y répond avec candeur mais sans l’interroger de retour. Son manque d’intérêt à sa nouvelle connaissance se manifeste dans cette absence d’initiative verbale; de nouveau, ce n’est pas le personnage lui-même mais plutôt ce que ce personnage est capable de lui fournir qui l’occupe. Ici encore il suit dans une certaine mesure les conseils de sa mère, mais en les déformant un tantinet, comme nous l’avons vu.7 Avec la générosité d’un véritablepreudom Gornemant offre à son visiteur beaucoup plus que celui-ci n’a demandé. Se rendant compte de l’inexpérience totale du garçon qui s’appelle un cheva¬ lier, il lui fait une démonstration prolongée de la bonne manière de gouverner le destrier qu’il monte et de manier les armes qu’il porte. La leçon terminée, il lui offre un repas copieux et ensuite l’invite à passer non seulement la nuit mais un mois ou bien un an entier chez lui. Encore une fois, pourtant, le héros est pressé de partir, ayant obtenu tout ce dont, selon lui, il avait besoin. C’est à Gornemant de s’occuper du reste: des sous-vétements et des vêtements élégants pour son corps, des enseignements professionnels et moraux pour son nouvel état. L’abandon de son costume gallois et le fait d’être chaussé de l’éperon droit se suivent de très près, au cours de deux propositions liées par la conjonction et (w. 1622-25).8 Ensuite et rapidement 1 epreudom lui ceint l’épée et lui confère l’accolade, puis il prononce un bref discours au sujet de la dignité et des obligations de la chevalerie. Le nouveau chevalier se laisse faire; il ne proteste pas (exception faite de l’échange de vêtements), il écoute (sans trop les comprendre) les paroles de Gornemant et promet d’agir dorénavant selon ses conseils. Nourri, hébergé, adoubé, instruit, béni, le héros a plus qu’il n’avait souhaité en arrivant et tout ce qu’il lui faut pour l’instant. N’ayant plus rien à faire dans cet endroit, il quitte le château et le châtelain. Il est vrai que ce qui motive son départ après un si court séjour, c’est son inquiétude tardive à propos de sa mère. Par contre, on constate qu’il se montre toujours indifférent à la personne avec laquelle il est en rapport à un moment donné. Chrétien ne le dépeint pas en train de se demander pourquoi Gornemant l’accueille, pourquoi il se donne une peine infinie 7 Voir plus haut, Ch. III, 69-70. 8 Paule Le Rider, le Chevalier dans le Conte du Graal (Paris: S.E.D.E.S, 1978), pp. 17778.
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pour un rustaud à lui inconnu. Si le garçon appelle sur son bienfaiteur la bénédiction de tous les apôtres de Rome (w. 1672-73), c’est parce que cet homme répète quelque chose que sa mère lui avait déjà dit. L’idée d’être redevable à cet homme bienveillant et généreux ne lui vient pas à l’esprit. Il se sépare de lui sans un mot de remerciement. Pareille insensibilité à l’égard d’autrui continue à se manifester dans l’épisode suivant, celui de Biaurepaire. Après une longue chevauchée le nouveau chevalier, qui n’a pas réussi à retrouver le manoir de son enfance, tombe sur une petite ville fortifiée et pense à s’y faire héberger pour la nuit. Les alentours de ce chastel et, mieux encore, l’état de ses habitants, pourraient bien donner à réfléchir à un visiteur: terre déserte et détruite, pont faible, rues vides, maisons en ruine, abbayes aux murs fendus et aux portes ouvertes, moulins et fours sans activité, aucun étalage de provisions à vendre. Les gens que rencontre le héros sont dans une affliction évidente.
C’est une pucelle maigre et pâle qui se
montre d’abord; ensuite quatre sergents, tous armés, marqués par les jeûnes et les veilles, lui ouvrent la porte.
Ils le mènent au palais, le
descendent de sa monture et le désarment; des valets lui apportent un manteau, établent son cheval, font monter le visiteur à la salle. Là, il se trouve en présence de deux preudomes (qui, eux aussi, sont visiblement accablés par des soucis) et d’une très belle pucele. Si le héros est trop préoccupé pour remarquer ce que la situation léans a d’anormal, les paroles d’accueil de la châtelaine devraient rendre toute méprise impos¬ sible: “Biax sire, vostre hosteus, Certes, n’iert mie anquenuit teus Corne a preudome convenroit. Se je vos disoie orendroit Tôt nostre covine et nostre estre, Vos cuideriiez, puet cel estre, Que par mauvestié le deïsse Por che qu’aler vos en feïsse; Mais s’il vos plaist, ore en venez, L’ostel tel comme il est prenez, Et Diex vos doinst meillor demain.” (1835-45)
Un peu plus tard, juste avant le souper, cette demoiselle revient sur la situation en s’excusant de la pauvre chère qu’elle va offrir à son hôte: il n’y a pas de provisions, sauf quelques petits pains et un barrilet de vin cuit, dons de son oncle, et un chevreuil tué par un sergent ce matin.
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La non-reaction du visiteur a tous ces signes et a toutes ces mentions d une detresse commune a de quoi nous etonner. Il est vrai, comme le narrateur nous le rappelle (w. 1857-59), que le jeune homme se tait à cause du chastoi de Gornemant. Mais, en plus, il n’a pas l’air de prêter attention à la situation. Le seul conseil de ne pas trop parler est invraisemblable comme motivation de sa conduite; il semble etre dépourvu de toute compassion, toute curiosité meme. Evidemment, il faut se garder de trop insister sur ce qu un auteur passe sous silence; mais en fait Chrétien attire brièvement notre attention sur la tranquillité d’esprit du jeune homme après ces rencontres et ces renseignements. Le souper terminé, les sergents et les écuyers qui n’ont pas à monter la garde cette nuit sont aux petits soins pour le visiteur, tandis que celui-ci est fort content d’en être choyé.
Il finit par être très
comfortablement installe dans son lit, où rien ne manque sauf le déduit que seule une pucelle ou une dame pourrait lui offrir. Peu lui chaut; Mais il n’an savoit nule rien Ne n’i pensoit ne poi ne bien, Si s’endormi auques par tens, Qu’il estoit de rien en empens. (1941-44)
Il est tout à fait tranquille; la souffrance évidente d’une communauté entière ne l’a aucunement touché.9 C’est encore une fois à Blancheflor de prendre l’initiative, comme elle l’avait fait lors de l’arrivée du jouvenceau. Elle va donc dans la chambre où celui-ci jouit d’un sommeil profond, s’agenouille à côté du ht, l’embrasse tout en sanglotant et ce faisant le réveille. Pour une fois, le héros retrouve la parole: il demande à la châtelaine (sans tenir compte de ses larmes) ce qu’elle veut et pourquoi elle est venue. L’encouragement n’est pas bien grand, mais il suffit pour provoquer le récit des malheurs qui affligent le palais, la ville et tout le territoire.
Les gens du pays sont sur le point d’être
conquis par un agresseur nommé Engygeron, sénéchal de Clamadeu des Illes; ce dernier veut l’épouser et dans ce but la tient assiégée depuis un hiver et un été. Sur trois cent dix de ses chevaliers à elle, il ne lui en reste que cinquante. La perte de ses gens et la famine l’ont réduite au désespoir; mais Clamadeu, dit-elle, ne la possédera que morte, car elle a pris la résolution de se suicider. Chrétien nous donne à entendre qu’il
9 Son indifférence devant une misère très évidente fait un contraste marquant avec la sollicitude d’Yvain à l’égard des captives au Château de Pesme-Avanture; voir Yvain, éd. Huit, w. 5184-5342.
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y a une certaine part de calcul dans le manège de cette demoiselle qui, en déshabille (une demi-nudité sur laquelle elle-même attire l’attention de son hôte), s’aventure dans la chambre et jusque dans le lit d’un inconnu: elle désire faire de lui son champion: C’onques cele por autre chose Ne vint plorer desor sa face, Que que ele entendant li face, Fors por che qu’ele li meïst En corage qu’il empreïst La bataille, s’il l’ose emprendre Por sa terre et por li desfendre. (2040-46)
Néanmoins, si elle exagère un peu, il n’en est pas moins vrai que sa situation est pénible et qu’en effet elle a besoin d’un bon chevalier qui combatte pour elle. Ce qui est significatif pour l’étape de développement sentimental et moral du héros, c’est qu’il faut des mesures aussi extrêmes que celles que prend Blancheflor pour faire naître chez lui un peu de sollicitude à l’égard d’autrui.
Encore faut-il noter qu’il s’abstient de
faire des promesses d’aide et de prononcer des paroles réconfortantes (à l’exception d’une allusion vague à la possibilité d’un meilleur demain). Il invite son hôtesse tout simplement à sécher ses larmes et à partager son lit, qui est assez large pour eux deux. A-t-il fait des progrès depuis sa rencontre de la Demoiselle de la Tente, qu’il avait invitée à partager son repas?
Oui, dans ce sens qu’il traite Blancheflor avec beaucoup
plus de douceur et que, le lendemain, il fera ce qu’elle espère de lui. Non, eu égard à sa motivation. Il est toujours loin d’être désintéressé, malgré les conseils de sa mère doublés de ceux de Gornemant. L’une et l’autre lui avaient dit d’aider dames et pucelles dans la détresse.
Or,
voici une pucelle dont l’infortune devrait lui sauter aux yeux mais qui ne provoque chez lui aucune réaction. Il faut une visite nocturne et une demi-séduction pour qu’il se décide à agir.10
Encore doit-on
remarquer qu’il marchande: il songe à une récompense, comme il le dit 10 N. Lacy fait des observations judicieuses à propos de cette scène, dont les éléments saillants selon lui sont “Blancheflor’s deviousness (why not simply ask him to cham¬ pion her cause?) and Perceval’s habit of perverting chivalry, by subordinating the human needs which should justify it to the details of the chivalric process itself” (1980:64). P. Haidu se montre plus charitable (et même trop, à mon sens) envers le héros: “Awakened in the middle of the night, Perceval reacts with an immédiate human understanding and sympathy which happens to be in accord with advice he has been given, but which does not seem caused by that advice” (1968:158-59).
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sans ambages le lendemain. Il promet de faire son possible pour ramener la paix à Biaurepaire et pour faire disparaître l’adversaire de la châtelaine— à certaines conditions: “Mes se je l’ochi et conquier, Vostre druërie vos quier En guerredon, qu’ele soit moie; Autres soudees n’an prendroie.” (2103-6)
Le héros a vite fait de tourner à profit le haut ordre de chevalerie où il vient d’être admis.11 Si le nouveau chevalier se rend compte finalement des malheurs de Blancheflor et entreprend pour elle sa première bataille dans les formes, c’est qu’il est amoureux d’elle et espère la posséder. Victorieux dans le combat avec Engygeron, puis dans celui avec son seigneur Clamadeu, il reçoit le guerredon et les soudees promis. Dans le chastel libéré et en liesse, il passe des journées délicieuses auprès de son amie, qu’il quitte enfin en promettant de revenir. On est en droit de se demander dans quelle mesure cette première expérience de l’amour aura mûri le jouvenceau.
Y aura-t-il un
changement dans la manière dont il se conduira envers les autres gens qu’il va rencontrer à l’avenir? L’épisode suivant devrait offrir la réponse à cette question: c’est la célèbre aventure au Château du Graal.
Encore une fois, c’est une
exigence qui attire le héros vers un chastel. il lui faut un logis pour la nuit. L’on sait la curiosité qu’il ressent à l’égard du cortège de la lance et du graal, la difficulté avec laquelle il se tait, l’effort qu’il fait sur luimême afin de ne pas poser les questions qui lui brûlent les lèvres, car il se souvient bien, trop bien, des conseils de Gornemant à propos des paroles intempestives.
Après que le cortège entier est passé, la graal
réapparaît et traverse la salle à plusieurs reprises. Autant de mes, autant de passages du graal entre les convives et le feu au milieu de la salle, autant d’invitations muettes à poser des questions ou bien à faire des observations.
Rien ne serait plus naturel; et dans l’etat de nature le
rustaud gallois n’avait, nous l’avons vu, aucune hésitation à s’informer
11 Ici encore la conduite de Perceval fait contraste avec celle d’Yvain. Dès que de cernier revient à lui après sa folie, il demande a la demoiselle qui 1 a guéri:
Damoisele, or me
dites donc / Se vos avès mestier de moi.’” (w. 3978-79) Encore faut-il noter qu’Yvain ignore que c’est elle qui l’a guéri; l’aide qu il lui offre est tout a fait desinteresse.
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de ce qui était pour lui nouveau et intriguant. Maintenant, et fatalement, il a des inhibitions. Je remets à plus tard l’analyse du mutisme du héros et des conséquences de sa conduite à propos de la lance et du graal.12 Ce qui mérite, peut-être, plus d’attention qu’il n’en a reçu, c’est son attitude envers 1 epreudom chez qui il héberge. D’abord, il ne le reconnaît pas, ce qui est bien curieux, étant donne qu’il a parlé avec lui tout à l’heure. C’est le pêcheur qu’il avait rencontré, chemin faisant, en train de chercher où passer la nuit. La rivière lui barrant le passage, il avait interpellé deux hommes dans une barque, dont l’un avait offert de l’héberger dans une sienne maison dont il avait indiqué le site. Leur conversation s’était prolongée pendant une vingtaine de vers, et ils avaient été assès près l’un de l’autre pour que, de la rive, le cavalier avait pu observer que celui au milieu de la rivière amorçait son hameçon d’une certaine sorte de petit poisson. Pourquoi le vallet, ce soir même, et après une attente qui ne pouvait pas être bien longue,13 ne reconnaîtil pas le pêcheur dans le seigneur qui le reçoit dans une salle éclairée par un grand feu et par quantité de flambeaux?
Ce personnage a changé
d’habillement, soit; actuellement il est vêtu très richement. Est-ce que le visiteur n’a tenu compte que des atours de ce personnage, sans remarquer ni son visage ni sa voix?
Quoi qu’il en soit, le héros ne
donne aucun signe de reconnaissance. L’on constate aussi que, tout en se souvenant de la consigne de silence recommandée par Gornemant, il oublie le conseil de sa mère de se renseigner du nom de celui à qui il ferait compagnie un peu longuement. Plus grave, de beaucoup, est le fait qu’encore une fois il a l’air de ne pas s’intéresser à celui qui l’accueille. Il ne répond même pas à son salut. Ce prud’homme aux cheveux grisonnants le reçoit dans son beau château avec une courtoisie parfaite, lui offre comme cadeau une épée précieuse, partage avec lui un repas digne d’un roi, passe toute la soirée à ses côtés. Le vallet, lui, s’émerveille de la beauté et du luxe qui l’entourent, du menu choisi qu’on lui offre. Par contre, Chrétien ne lui attribue ni curiosité ni sollicitude à l’égard de son hôte. Celui-ci entame la conversation en s’excusant de ne pas se lever à l’arrivée du visiteur et en expliquant qu’il n’est pas valide du corps; à la fin de la soirée il revient sur son impotence, et en effet il a recours à quatre sergents qui saisissent les
12 Voir plus loin, Ch. VII. 13 Pace J. Frappier, qui affirme à propos du seigneur qu’“il n’est autre que le pêcheur de la barque et, nouveau trait merveilleux, il a devancé son invité qui pourtant n’a point perdu de temps” (Mythe, p. 109).
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quatre coins de la couverture du lit où leur maître est assis et l’emportent ainsi de la salle. Ces mentions, cette démonstration d’une infirmité évidente devraient attirer tant soit brièvement l’attention de tout visiteur; quelques paroles discrètes de sympathie seraient de mise. Le vallet n’en fait rien.14 Il est content de recevoir les bienfaits qu on lui prodigue, les bonnes choses qu on lui fournit; il ne songe pas a la possibilité d’une obligation qu’il aurait contractée. Cette attitude, il la manifeste en recevant l’épée: il la ceint, la tire, la tient, la remet au fourreau, plus la confie a un serviteur: quinze vers pour l’action, quelques syllabes pour le remerciement (“cil l’en merchie,” 3171), pas un mot de louange de cette arme exceptionnelle ni de surprise qu’on la lui conféré. C est a lui de recevoir et non de donner, même dans le domaine verbal.
De cette perspective il en est encore, ou peu s’en faut, à
1 egocentrisme qu’il avait montré dans les premières scènes: celle avec sa mère, puis celles avec la Demoiselle de la Tente, le roi Arthur, le Chevalier Vermeil, son maître Gornemant, même avec Blancheflor. A ce manque d’intérêt à son hôte fait contraste la curiosité intense qu’eveille chez le vallet le cortège du graal et de la lance. Dès l’entrée de celle-ci il regarde attentivement ce qui se passe, tout en se retenant de demander comment il arrive que la lance saigne (3202-5). Il en va de même du graal, porté à travers la salle pour passer dans une autre pièce; il voudrait savoir “cui l’en en servoit” (3245) mais ne pose aucune ques¬ tion.
A chaque occasion de s’éclaircir il se tait, quitte, se dit-il, à
s’informer auprès d’un serviteur le lendemain, avant de prendre congé. En attendant, “s’entenft] a boire et a mengier” (3311). Comme nous le savons, cette occasion remise ne se présentera pas le lendemain. Ce qui n’a pas attiré beaucoup d’attention chez les lecteurs c’est le fait que le héros aurait aussi pu former l’intention de s’enquérir de son hôte, de son histoire, de son infirmité et de ses chances de guérir. Il n’y pense pas le moins du monde. Ce qui cause son dépit le lendemain, c’est que sa curiosité à propos de la lance et du graal reste inassouvie.15 Cette insensibilité continue à se manifester dans l’épisode suivant. En quittant le château silentieux et dont le personnel est à présent invisible, le vallet se dirige vers la forêt où, selon son idée, ont dû aller les gens qu’il désire interroger. Entré dans un sentier, il remarque des traces 14 Comme l’observe K. Busby, “Perceval still does not seem to hâve developed the habit of sympathising fully with those in distress; this is indicated by his reaction to the host’s apology, which is expressed in purely self-oriented terms (3110-12). It is, of course, the host, not Perceval, who stands in need of happiness and good health” (1993:33-34). 15 Ibid., p. 35. Voir aussi J. Frappier 1972:120, et P. Le Rider 1978:91.
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fraîches de chevaux et les suit jusqu’à ce qu’il trouve non pas les gens du château mais un spectacle inattendu: sous un chêne une jeune fille qui tient dans ses bras un corps masculin décapité. La situation s’explique pendant l’approche du vallet puisque la demoiselle crie et se lamente à haute voix, se plaignant pendant une vingtaine de vers du décès de son bien-aimé. C’est une scène affreuse, une vision de la souffrance humaine de beaucoup plus brutale que celle dépeinte dans la salle du Pêcheur. Or, les premières pa¬ roles de l’arrivant ont de quoi nous étonner. Il salue la malheureuse, puis lui demande: “Damoisele, qui a ocis Gel chevalier qui sor vos gist?” (3462-63)
—question qui serait de mise dans la bouche d’un magistrat plutôt que dans celle d’une personne moyennement humaine. S’ensuit une con¬ versation dans des circonstances vraiment bizarres.
Elle tourne sur
l’état de la monture du vallet, l’endroit où celui-ci a passé la nuit, sa rencontre avec deux pêcheurs, la raison pour laquelle l’un d’eux, tout en étant un roi, passe son temps à pêcher, pourquoi ce roi avait fait bâtir sa maison dans la forêt, ce qui s’était passé dans la salle, si le visiteur avait posé des questions, ce que son silence avait de néfaste, le nom de l’arrivant (Perceval), le fait que lui et la demoiselle ont des liens de parenté, l’annonce de la mort de la mère du héros-tout ce long entretien au-dessus d’un cadavre sans tête et que l’interlocutrice con¬ tinue à serrer dans ses bras. Le vallet lui, ne ressent ni épouvante ni sympathie. Aucune raison ni pour lui ni pour elle de rester là; le défunt ne vaut plus rien. “Et se vos voliez venir Avec moi, jel voldroie bien; Que cis ne vos voldra mais rien Qui chi gist mors, jel vos plevis.” (3626-29)
Il se contente de promettre la poursuite du meurtrier, qu’il fera recréant si possible. Peu étonnant donc que l’annonce du décès de sa mère, insérée dans cette conversation, provoque si peu de réaction de la part de Perceval. Sa cousine communique cette nouvelle en reprochant au jeune homme son mutisme devant le graal et la lance et en affirmant un rapport entre cette faute d’omission (qui aura des répercussions terribles) et la mort de sa mère:
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“Por le pechié, ce saches tu, De ta mere t’est avenu, Qu’ele est morte del doel de toi.” (3593-95)
Sans donner un signe ni prononcer un mot de détresse, le héros d’abord vérifié en trois vers le bien-fonde des dires de sa cousine; puis, rassuré qu elle parle en connaissance de cause (elle dit avoir assisté à 1 enterrement), il se contente de prononcer une courte prière qui est d’ailleurs de convention: “Or ait Diex de s’ame merchi... par sa bonté” (3618-19).16 Déjà deux morts, celle de sa mère et celle de l’ami de sa cousine, sont associées; c’est une affaire classée. Un mort est un mort. Perceval n’a plus besoin d’aller à le recherche de sa mère, ni de s’occuper d’elle davantage. C’est avec un sang-froid remarquable qu’il avance la maxime
Les mors as mors, les vis as vis” (3630).
Jean Frappier a
commente ainsi ce passage: “La nouvelle que sa mère est morte est un coup douloueux pour Perceval ... Mais il se ressaisit aussitôt, il écarte les pensées inutiles, les regrets stériles, il refuse la souffrance morale ...”17 On pourrait cependant se demander si en ce moment Perceval est pleinement capable de ces regrets et de cette souffrance, lui qui n’est encore qu’un novice à l’égard de l’affectivité comme de la chevalerie et de la courtoisie. Comme l’a observé L.T. Topsfield, “Perceval cannot grieve because he has not loved.”18 Pour ce qui est de la défunte, il n’y a plus rien à faire:
16 C’est ce manque d’émotion profonde au moment où elle serait appropriée qui fait, comme l’a noté D.G. Hoggan, “Péché,” p. 68) que ce qui aurait dû être la première crise du roman n’en est pas une. Ce critique l’appelle une “crise qui manque son coup" et ajoute: “Ce qui me frappe dans la section du roman qui va de cette rencontre jusqu’à la réception de Perceval à la cour—et je m’étonne qu’on n’ait pas insisté là-dessus—c’est le peu d’effet sur la conduite du héros de cette crise véritable dans sa carrière.” 17 J. Frappier 1972:125. Voir aussi A.R. Press, “Death and Lamentation in Chrétien de Troyes’ Romances,” Forum for Modem Language Studies 23 (1987), 11-20. 18 L.T. Topsfield, 1981:264. Pourtant je ne me rallie pas à l’opinion de L. Pollmann, qui estime qu’en ce moment Perceval n’aurait encore fait aucun progrès moral: “Diese Verse (3602-08) sind unseres Erachtens hervorragend geeignet, die feine Textur des Conte del Graal auch über des Besuch der Graalsburg hinaus zu zeigen, lassen sie doch erkennen, wie meisterhaft hier Schuld und Erkenntnis dosiert werden, wie geschickt es dem nichts begreifenden Perceval noch ermoglich wird, an der Wahrheit vorbeizugehen und mit seiner unbekümmerten Naivitàt aus dem Ganzen ein Fazit zu ziehen, das nicht hinter dem des pastetenessenden Gast des Zeltfràuleins zuriicksteht: ‘Les morz as morz, les vis as vis. Alons an moi et vos ansanble.’” (1965:36).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE “Et des que ele est mise en terre, Que iroie jou avant querre? Kar por rien nule n’i aloie Fors por li que veoir voloie; Autre voie m’estuet tenir.” (3621-25)
D’un autre coté, si sa mère n’est plus et s’il ne vaut plus la peine de retourner chez elle, il reste toujours quelque chose à faire: Perceval peut venger sa cousine. Comme par le passé, c’est l’action qui l’appelle. Si le vallet avait montré de l’insouciance dans cette scène, il semble qu’il réagisse avec plus d’émotion dans le prochain épisode.19 En suivant les traces de chevaux sur le chemin empierré, dans la direction indiquée par sa cousine, il tombe non sur un chevalier mais sur une autre demoi¬ selle dans la détresse, montée sur un palefroi qui s’en va au pas en avant de lui.
Pour l’instant Perceval oublie son projet de traquer et de
combattre celui qui avait tué l’ami de sa cousine. Maintenant il a l’air d’être plus éveillé, plus observateur; il prend note de l’état misérable du palefroi que monte cette pucele et qui est décrit en une vingtaine de vers. A la pauvre elle-même Chrétien accorde quelque trente vers de description.
Tout comme l’avait fait l’autre demoiselle, celle-ci se
lamente à haute voix pendant l’approche du héros, qui “vient vers li grant aleüre” (3741).
Cet empressement fait déjà contraste avec son
comportement jusqu’ici; pour la première fois il prend l’initiative et s’approche de quelqu’un sans que le hasard ni le besoin l’y pousse. Cette demoiselle, elle aussi, voudrait bien être morte, tant elle est dans le désespoir. Le héros, paraît-il, est autrement troublé par cette rencontre que par l’autre.
On est en droit de se demander pourquoi.
Est-ce
qu’une pucele mal montée et vêtue de haillons est pour lui plus digne de pitié qu’une pucele également éplorée mais bien vêtue? Une plainte qui mentionne un ami cruel mais vivant est-elle plus émouvante qu’une lamentation sur un ami mort mais chéri? La souffrance physique et visible est-elle capable de faire une impression sur lui, tandis que la douleur intérieure serait trop subtile? Le lecteur se trouve face à un des passages les plus ambigus du roman. Pendant l’approche du héros la malheureuse étreint sa robe trouée (ce qui ne sert pas à grand’chose) et plaint sa situation d’une voix suffisamment forte pour que l’arrivant l’entende:
19 Pour les rapports entre ces épisodes comme exemple de Doppelstruktur, voir W. Brand 1972:83-88.
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... en son ataindre L’ot dolereusement complaindre De sa paine et de sa mesaise. (3748-50)
S’ensuit la plainte, en discours directe. Ayant rejoint la demoiselle, Perceval lui adresse un
Bele, Dix vos saut
(3778) qui, tout en étant banal, semble
irréprochable mais qui provoque une réponse inattendue. Elle baisse la tête: “Sire, qui salüee m’as, Tes cuers ait ce que il voldroit, Et si n’i ai je mie droit.” (3782-84)
Le v. 3784 est loin d’être clair, témoin les traductions diverses.20 A mon sens le vers signifie: “Pourtant, je n’ai pas droit à votre salut,” interprétation qui est appuyée dans la réplique suivante de la demoi¬ selle: “. . . je sui Tant chetive et tant ai d’anui Que nus ne me doit salüer; D’angoisse me convient süer •
Quant nus m’areste ne esgarde.” (3791-95)
Perceval y répond en affirmant son ignorance et son innocence; en s’approchant d’elle, il n’avait eu la moindre intention de lui faire de la peine.
La pucele termine l’entretien avec un avertissement: il est
dangereux de lui adresser la parole. Puis arrive l’Orgueilleux de la Lande, ami et persécuteur de la malheureuse. Grosso modo, on a affaire ici à encore un épisode où dominent le malentendu et la non-communication.
A la différence d’autres
rencontres ambigües, celle-ci finit par une reconnaissance à trois: quand 20 L. Foulet: “et pourtant il n’est pas juste que je vous souhaite cela” (1947:89); D.D.R. Owen: “yet it’s wrong of me to say that!” (1987:4240); N. Bryant: “but I shouldn’t be wishing you that” (1982:41); D. Staines: “And yet it isnot right that I say this” (1990:386); W. Kibler: “though I hâve no right to say so” (1991:427); D. Poirion: “même s’il n’est pas juste, pour moi, de le dire: (1994:779). Pour P. Haidu (1968:183), levers en question se rapporterait à l’appellation “Bele” employée par le héros et qui serait une cruelle ironie; il s’en faut de beaucoup qu’elle soit belle en ce moment. Cette interprétation ne manque pas de vraisemblance, mais elle est inadéquate comme explication de la réaction de héros: pourquoi proteste-t-il immédiatement qu’il n’a jamais vu cette de¬ moiselle auparavant ni lui n’a pas fait de mal qu’il sache?
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arrive POrgueilleus, son défi doublé d’une narration résume les rapports entre lui-même, son amie et certain vallet gallois qui (selon son idée) l’aurait débauchée. Tout finit par des coups de lance et d’épée, et par la victoire de Perceval. Reste à expliquer la réaction si peu caractéristique du jeune homme aux premières paroles que lui adresse la demoiselle. Il rougit de honte, “de honte color mua” (3786) et se disculpe de toute responsibilité: “Por Die[u], bele amie, por coi? Certes, je ne pens pas ne croi Que je onques mais vos veïsse, Ne rien nule vos mesfeïsse.” (3787-90)
Changer de couleur, s’excuser avec foison de négations, autant de signes d’un trouble intérieur et plus précisément d’un sentiment subit de la culpabilité. C’est la première fois qu’il manque de confiance en luimême et qu’il s’excuse; c’est aussi l’unique fois dans ce roman qu’il rougisse. Cette réaction aux quelques paroles prononcées par une étrangère (en fait, ils se connaissent mais ne se reconnaissent pas) ne semble pas être de mise; elle est trop forte dans les circonstances. Elle ne peut s’expliquer que dans le contexte fourni par les épisodes antérieurs et des expériences préalables de Perceval. Depuis son départ du manoir de son enfance il a obtenu, et rapidement, tout ce qu’il voulait; il est allé de succès en succès. Bon repas et baisers dans latente, bel accueil chez Arthur, “don” (illusoire) des armes convoitées, victoire dans son premier combat, entraînement rapide, la druene d’une belle châtelaine, triomphe dans sa première bataille, conquête d’Engygeron puis de Clamadeu, gratitude de toute une communauté, départ glorieux, accueil chez un riche Pêcheur, don d’une épée précieuse et qui lui fut destinée—il a toute raison d’avoir confiance en lui-même, d’être content de lui. Le vide et le silence qu’il rencontre le lendemain constituent à bon entendeur un signe de reproche: il aura commis une faute. Bien que ce soit une faute d’omission, on ne veut plus de lui. Mais c’est un reproche tacite, qui pour le jeune héros n’en est pas un. Il ne voit aucun rapport entre sa conduite la veille et sa solitude le lendemain matin. Ayant rencontré un peu plus tard celle qui s’avérera être sa cousine, il lui parle avec complaisance de son accueil chez le Roi Pêcheur, sans mentionner son départ peu glorieux. Aux questions de sa cousine il répond le plus tranquillement du monde, même à propos des deux choses qui avaient le plus excité sa curiosité, la lance et le graal. Il s’attend à ce qu’elle le félicite de sa réserve; au contraire, il s’entend critiquer pour la première
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fois de sa vie, semble-t-il, et d une maniéré qu’il est impossible de ne pas comprendre. Ayant prononce son nom, il voit la demoiselle qui se dresse, se fâche, lui adresse les epithetes h chaitis et maleüxous et le tance vertement durant une trentaine de vers. Son silence de la veille n’était pas louable mais coupable, les conséquences en seront néfastes pour lui et pour d’autres; la cause de cette faute est une autre faute, le “péché de ta mère” (3593-94), morte a cause de lui. Mais c’est la faillite au château du Pêcheur, sur laquelle revient sa cousine, qui afflige celle-ci tout autant que la mort de la mère de Perceval et que la mort toute récente de celui qu’elle aimait. C’est une dénonciation vehemente, et pour Perceval une expérience nouvelle: personne ne lui avait jamais parle de la sorte. Sa réaction y est curieusement modérée, comme nous l’avons vu. S’il exprime de l’inquiétude en quittant sa cousine, ce n’est pas à cause de sa conduite à lui mais à cause de l’épée dont le Pêcheur lui a fait présent, épée capable de se briser dans le besoin et qui n’est réparable que par celui qui l’avait forgée. S’éloignant du lieu, le héros tombe bientôt sur la demoiselle mal montée, mal vêtue, malheureuse, qui se lamente. L’arrivant a une réaction inattendue et qui semble sans à-propos avec la situation: il rougit, se disculpe, affirme ne jamais avoir vu cettepucele. En effet, dans la plainte qu’elle prononce pendant l’approche de Perceval, il est clair quelle est victime de quelqu’un d’autre, quelqu’un qui la fait traîner après lui en l’empêchant de lui échapper. Sa honte et sa détresse sont de longue date. Il semble impossible que Perceval soit la cause de cette misère, bien que son arrivée et son salut y aient ajouté. La seule explication de la confusion du héros, sous la perspec¬ tive de la vraisemblance psychologique, doit être ce qu’il a éprouvé tout à l’heure quand pour la première fois il s’était entendu dénoncer pour une faute d’ordre moral. Maintenant il a encore une fois de quoi se sentir fautif: s’il n’est pas responsable (autant qu’il sache) de l’état déplorable de cette étrangère, il lui a bel et bien causé de la peine en lui adressant ses regards et ses paroles. Il se hâte de la rassurer: il ne l’a pas gênée exprès; s’il lui a méfait, c’est sans le savoir. H va jusqu’à exprimer un sentiment de sympathie: “Et des que je vos oi veüe Si entreprise et povre et nue, Jamais joie en mon cuer n’eüsse, Se la vérité n’en seüsse. Quele aventure vos demaine En tel dolor et en tel paine?” (3801-6)
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Prendre note de la misère d’autrui, vouloir en savoir la cause, être sûr qu’il ne sera jamais joyeux sans l’apprendre—voilà Perceval bien changé. Il aura bientôt l’explication qu’il souhaite, quand arrivera le terrible Orgueilleus de la Lande, prêt à lancer le défi à encore un chevalier-rival et à honnir encore une fois la demoiselle-victime en racontant l’histoire de sa prétendue infidélité. Grâce à ce récit le héros se rend compte qu’il est après tout la cause première des souffrances de la demoiselle, car il avait à son insu, pendant sa visite à la tente, provoqué la jalousie et la cruauté de son ami. S’ensuit le combat, et la victoire de Perceval. Toujours soucieux de la demoiselle, il promet d’épargner la vie de l’Orgueilleus seulement à condition que ce dernier ait merci de son amie, innocente de ce dont il l’avait inculpée. A son tour, POrgueilleus est adouci; il se repent de sa sévérité: . . . “Biax sire, je li weil A vostre devise amender. Ja rien ne sarez commander Que je ne soie près del faire; Del mal que je li ai fait traire Ai je le cuer molt tristre et noir.” (3948-49)
Pour Perceval, il ne suffit pas que son adversaire s’avoue vaincu; il songe à la guérison de la demoiselle.
L’Orgueilleus devra s’en occuper, la
faire soigner, baigner, reposer; puis, quand elle aura retrouvé sa santé, quand elle sera bien vêtue et bien parée, il devra la mener au roi Arthur. Voilà donc l’enfant terrible de naguère, l’égoïste tout à ses besoins et à ses désirs, devenu capable de s’intéresser à d’autres gens et de partager tant soit peu leurs sentiments. Il a commençé à apprendre la compas¬ sion; qui plus est, il fait une leçon de compassion à quelqu’un d’autre. En rachetant sa première faute inconsciente envers la Demoiselle de la Tente il aide l’ami de celle-ci à racheter sa faute à lui, sa brutalité consciente et prolongée. Au cours de cet épisode Perceval montre qu’il a bel et bien appris et internalisé un des conseils de sa mère (doublé d’un conseil plus général de Gornemant): de venir en aide aux dames et pucelles qui en auraient besoin, de les servir et de les honorer. De cette perspective il a fait des progrès remarquables dans le domaine moral et sentimental depuis le commencement du roman. Cet attendrissement, cette croissance de sensibilité sert de préparation à la célèbre scène, qui s’ensuit en peu de temps, des gouttes de sang sur la neige.21 Ayant quitté l’Orgueilleus et son amie, Perceval, désoeuvré 21 Chrétien ne précise pas le temps écoulé entre le premier épisode du roman et celui des
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et chevauchant au hasard, observe l’attaque d’un faucon et la chute d’une oie sauvage qui s’envole promptement après avoir laissé des traces de son corps sur la neige nouvellement tombée. Quant Perchevax vit defoulee Le noif sur coi la jante jut, Et le sanc qui entor parut, Si s’apoia desor sa lance Por esgarder cele samblance, Que li sanz et la nois ensamble La fresche color li resamble Qui ert en la face s’amie; Si pense tant que il s’oblie, Qu’autresi estoit en son vis Li vermels sor le blanc assis Com ces .iii. goûtes de sanc furent, Qui sor le blance noif parurent. En l’esgarder que il faisoit Li ert avis, tant li plaisoit, Qu’il veïst la color novele De la face s’amie bele. (4194-4210)
S il y a loin des paroles de l’amie de l’Orgueilleus et la réaction, le rougissement, de Perceval, l’on constate qu’ici la distance séparant stimu¬ lus et réponse est même plus grande. Entre un peu de sang sur de la neige et le teint blanc et vermeil d’une jeune fille la ressemblance ne s’impose pas au premier venu. Un poète, un artiste y verrait peut-être un rapport, mais le jeune Gallois n’est ni l’un ni l’autre. Il ne se souvient pas de la chasse, ancien passe-temps de son enfance, ni des effusions de sang qui ont ponctué sa nouvelle carrière de chevalier, ni de la lance du Roi Pêcheur (sur la blancheur de laquelle, et le sang vermeil qu’elle “pleure,” le romancier a insisté, 3192-3201). Ces autres associations n’y sont pour rien; c’est uniquement à Blancheflor (qui est pourtant ab¬ sente de ses pensées, semble-t-il, depuis son départ de Biaurepaire) qu’il songe maintenant. Un Perceval plongé dans une rêverie amoureuse et prolongée, un Perceval qui s’oblie toute une matinée tant il est hypnotisé gouttes de sang sur la neige. A regarder la narration de près on pourrait conclure à un laps de quelques semaines, ou de quelques mois, la durée du séjour chez Blancheflor et celle de la guérison de l’amie de l’Orgueilleus restant dans le vague. Ce manque de précision temporelle est d’ailleurs normal chez ce poète; voir Ph. Ménard 1967:375-401. Selon M.L. Chênerie, entre le combat avec le Chevalier Vermeil et celui avec Sagremor et Keu il serait écoulé quinze jours (1986:296).
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par une sensation inattendue et un souvenir involontaire (qu’on pourrait se risquer à appeler proustien), est très loin du garçon égoïste et dur des premières scènes.22 Qui plus est, il va jusqu’à articuler ses sentiments les plus intimes. Rejoint par Gauvain, troisième messager de la cour royale qui s’etait mise à sa recherche, Perceval répond aux paroles exquisement courtoises de l’arrivant non avec un salut mais avec une explication. Il en était déjà venu deux qui voulaient l’emmener: “Et je estoie si pensis D’un penser qui molt me plaisoit Que cil qui partir m’en faisoit N’aloit mie querant mon preu; Que devant moi en icel leu Avoit trois goûtes de fres sanc Qui enluminoient le blanc: En l’esgarder m’estoit avis Que le fresche color del vis M’amie la bele veïsse, Ne ja partir ne m’en queïsse.” (4446-56)
Ici Perceval va beaucoup plus loin que ne fait Lancelot dans ses rêveries à lui, en voyant à distance le cortège de la reine prisonnière (Charrete, w. 560-70), en s’abandonnant à une extase amoureuse au gué (v. 71171) et en faillant tomber de son cheval à la nouvelle que certain peigne et certains cheveux sont à Guenièvre (w. 1424-95). Dans ces passages tout commentaire est fourni par le poète et non par le personnage. Par contre, dans le Conte du Graal c’est le héros, peu verbeux jusqu’ici, qui explicite ses sentiments. Dans cette partie du roman on assiste à une éclosion intérieure qui fait parallèle à l’auto-baptême du héros.23
Celui-ci franchit un seuil
psychologique, éprouve une émotion, approfondit un rapport précédent et assez superficiel, oublie en conséquence le monde extérieur et jusqu’à ses propres ambitions et ses besoins immédiats, à cause de l’amour d’une demoiselle. En plus, il exprime sans inhibition aucune son état d’âme
22 L. Topsfield observe: “The word s’oblie (4202) is double-edged. It is a courtly commonplace for the lover lost in thoughts of the beloved. It is also a significant moment in Perceval’s life when, for the first time, he ceases to be fully aware of his own self, joining himself in thought with another person” (1981:268). C’est d’aillaurs la dernière fois qu’il pense à Blancheflor. 23 Voir plus loin, Ch. VI.
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à un inconnu. Voilà un jeune homme bien changé, cligne du jugement de Gauvain: “Certes... Cist pensers n’estoit pas vilains, Ains estoit molt cortois et dolz . .
(4457-59)
Il est encore un element structural qui sert de jauge à propos de l’évolution intérieure du jeune Gallois. remonter dans le récit.
Afin de l’examiner, il faut
La première visite que fait Perceval à la cour d’Arthur ne promet pas grand chose au prime abord a 1 egard de son développement psychologique et moral.
Neanmoins elle va s’avérer d’importance
capitale. Le comportement grossier du rustaud gallois fait un contraste des plus dramatiques, nous l’avons vu,24 avec le raffinement des courtisans et surtout du roi; sa rude candeur jure avec le parler indirect d’Arthur et de Keu, sa fougue met en relief l’indifférence de la cour et la passivité du roi. Tous le regardent, tous se font une impression de lui (974-78), tandis que le sauvageon ne voit guère ces gens qui ne l’interessent pas. Ayant atteint (comme il le croit) l’objectif pour lequel il était venu a la cour, le vallet n’a plus aucune raison d’y rester et il a un excellent motif de partir; il lui tarde de s’emparer des armes qui sont “siennes.” Sans attendre donc la fin de la réprimande qu’Arthur adresse à Keu, sans même prendre congé, il se dirige vers la porte. En s’en allant, pourtant, il remarque une pucelle, décrite comme beleet gente. Il la salue, “Et ele lui et si li rist” (1036-37). Et la demoiselle de prédire que si ce jeune homme vit longuement, il n’y aura pas au monde de meilleur chevalier que lui. Le narrateur nous informe qu’il s’agit de quelque chose d’exceptionnel: Et la pucele n’avoit ris Passé avoit anz plus de .vi., Et ce dist ele si an haut Que tôt l’oïerent. (1045-48)
Là-dessus Keu donne sans crier gare une gifle violente à la jeune fille, et d’un coup de pied jette dans le feu un sot dont il se rappelle la prédiction réitérée:
24 Voir plus haut, Ch. II.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE “Ceste pucele ne rira Jusqu’à tant que ele verra Celui qui de chevalerie Avra toute la seignorie.” (1059-62)
Sur ces entrefaites, pendant que le sot crie et la pucelle pleure, le héros part à la recherche du Chevalier Vermeil. On note d’abord et avec une certaine surprise que malgré qu’il n’ait plus rien à faire dans la salle et qu’il soit pressé de partir, le jouvenceau trouve le temps de saluer une pucele, d’écouter ses paroles et d’observer la suite.
Son salut est, on peut supposer, une réponse
intentionnelle, une partie du programme d’étiquette que sa mère lui avait appris, comme il l’avait dit tout à l’heure à la Demoiselle de la Tente. A la cour d’Arthur il ne cite pas sa mère, mais il s’efforce d’agir comme il faut. D’autre part, il est naturel pour un jeune homme, même pressé, de remarquer une belle jeune fille et de lui adresser un mot en passant. Appris ou instinctif donc, le salut du héros ne fait pas difficulté. C’est la réaction de la pucele qui est ambiguë et qui a fait l’objet de plusieurs interprétations.25 Rire ou sourire? Pour ma part, je suis persuadée qu’il doit 25 II vaut la peine de préciser autant que possible ce que fait cette pucelle et quel sentiment est impliqué par son action, avant de passer à la réponse du vallet. Or, un lecteur connaissant le français moderne serait automatiquement porté à croire que le ris équivaudrait à un rire, réaction dont la cause est, le plus souvent, l’amusement. Pourtant le verbe rire et le substantif ris, en ancien français, sont autrement complexes qu’ils n’en ont l’air. Les recherches de Ph. Ménard sur le Rire et le sourire (1969) ont jeté beaucoup de lumière sur les multiples significations de ces mots, qui désignent tantôt “rire,” tantôt “sourire.” Si l’on considère la paire ridere-risus dans les textes en latin et leurs équivalents dans les vernaculaires usités au moyen âge, on fait la même constatation; voir mon article “Médiéval ris, risus” (1974). D’autre part les états d’âme évoqués par ces mots sont nombreux: amusement certes mais aussi surprise, mépris, vantardise, triomphe, reconnaissance, bienvenue, satis¬ faction, plaisir, joie. H arrive de temps en temps qu’un auteur explicite l’émotion qui soustend le ris. Parfois (mais rarement) il nous informe s’il s’agit d’un simple mouvement de la bouche (ce qu’on pourrait appeler “le ris vu”) ou bien d’un bruit plus ou moins audible “(le ris entendu”). Normalement cette sorte de précision fait défaut. Certains commentateurs de la scène en question ont interprété le ris de la pucelle de façons dont il y a lieu de contester la justesse. La mention de M.-L. Chênerie d’un “rire d’une folle” (1986:113) ne nous avance guère. Un autre critique fait allusion au “laughter” de la demoiselle, réaction qu’aurait provoquée le fait que “she hadn’t seen anything so funny for six years” (P. Haidu 1968:148). Ses paroles seraient donc nécessairement ironiques quand elle prédit que le vallet deviendra un chevalier inférieur à aucun autre (w. 1039-44). Autrement dit, elle serait du côté de Keu qui, lui aussi, s’est moqué du héros. En ce cas-là on s’explique mal la colère de Keu, “cui la parole anuia molt” (v. 1049), colère qui n’est expliquable que par une différence importante d’opinion au sujet de la valeur du jeune Gallois et de ce qu’il
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de toute vraisemblance s’agir d’un sourire. Mais la question n’est pas en¬ core tranchée, car il importe de préciser quelle sorte de sourire. Ici le poète se tait; c’est au lecteur de le deviner d’après les réactions des autres personnages. Nous savons que ce ns est mal vu de Keu. Quant au sauvageon, il n’y réagit pas tout de suite. Aucune réponse aux paroles de la demoiselle, aucun geste quand Keu la frappe. Il s’en va; le lecteur a toute raison de le croire entièrement indifférent au sort de cette jeune fille, comme il l’avait été au sort de sa mère évanouie et à celui de la Demoiselle de la Tente. On ne tarde pourtant pas à apprendre que le personnage principal a effectivement pris note de cette scène; il va s’en souvenir, à sa manière, c’est-à-dire en retenant certains éléments qu’il comprend tant bien que mal. En ce qui concerne la demoiselle, il fera ensuite allusion à elle et à son ris. C’est en fait pour cela qu’il l’estime, et aussi parce qu’elle a dû le payer cher. Il dira à l’Orgueilleus, à propos des pucelles de la cour, “Mes sur totes une an i pris, Que por ce qu’ele m’avoit ris, Une joee li dona Keus que tote l’an estona.” (3971-74)
Dès la première occasion, très peu de temps après son départ du chastel où séjourne Arthur et juste après sa victoire sur le Chevalier Vermeil, le héros envoie un message à la jeune fille au sourire: il promet de la venger (w. 1199-1203). C’est la première de toute une série de commu¬ nications semblables. Cette résolution de vengeance, qui va enfin se promet. De vraisemblance donc la prédiction de la pucelle doit être prise comme une expression smcère. Si ce ns n’est pas un rire moqueur, que faut-il en penser? D autres critiques (Ph. Ménard 1969:438, J. Frappier 1972:89) inclinent à y voir, eux aussi, un rire, mais ce serait un “rire prophétique.
C est la selon moi une interprétation beaucoup
plus séduisante, mais qui n’emporte pas tout à fait conviction. Evidemment, la pucele prophétise. Tout porte à croire qu’elle pense dire vrai en affirmant que le valley aura une carrière brillante, car dans les nombreux passages où cette demoiselle réapparaît, rien ne suggère qu’elle ait manqué de sincérité lors de cette rencontre avec Perceval. Elle nous est présentée comme la victime d’une punition imméritée. Elle ne ressent jamais de remords a cause de ses paroles; seule la honte la tourmente, la honte d’avoir été frappée (w. 28942901). Mais une question s’impose: si la pucelle prophétisé, son ris est-il nécessairement un rire prophétique? D’habitude on ne rit pas (au sens moderne du terme) en annonçant, ni en prédisant une nouvelle, si agréable soit-elle. D’autre part il n y a pas d indications auditives. Chrétien nous informe seulement que les paroles de la pucelle, sans plus, sont entendues par l’assistance (w. 1045-46). A mon sens, l’interprétation la plus vraisemblable est qu’il s’agit d’un sourire, sourire qui exprime la bienveillance et 1 amabilité de la jeune fille, comme le font ses paroles—d’ou l’agacement de Keu le méchant.
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réaliser, indique on ne peut plus clairement que pour le héros, du moins, le ris de la demoiselle était un signe de bienveillance désintéressée auquel il n’était pas insensible. Il n’avait pas fait trop attention à ce qu’elle disait (c’est là d’ailleurs un trait de caractère qu’on lui connaît); mais il avait remarqué l’expression de son visage et qu’elle s’était montrée aimable avec lui. Il ne fera jamais mention, en parlant d’elle par la suite, de prophécie ni, à plus forte raison, de raillerie, l’une et l’autre étant éloignée de son expérience. Il ne se souviendra que de son ris et du soufflet qu’un nommé Keu lui avait administré—à elle, une pucelle, être que, selon la leçon de la mère de Perceval, il doit aider dans le besoin. Cette scène et la manière dont il la comprend sont riches d’indications sur ce qu’est le héros vers le début de sa carrière. L’épisode sert aussi à mesurer l’évolution qui aura lieu chez lui à partir de ce moment, sa deuxième prise de contact avec le monde civilisé et courtois. Il arrive au séjour d’Arthur dans l’attente d’être armé instantanément chevalier; il quitte la cour royale mû du désir de posséder une certaine armure; étant parvenu à s’en emparer, il songe à venger la Pucelle Qui Rit et continue à songer à elle. Il ne devra rejoindre la cour qu’une fois cette vengeance accomplie. On peut donc proposer, sans crainte d’exagération, que cette très brève rencontre dans la salle royale marque tant soit peu une étape dans le déploiement de la personnalité du jeune héros, un commencement de l’adoucissement de sa dureté naturelle. Pour la première fois de sa vie, paraît-il, le vallet pense à autrui de temps à autre d’une manière dépourvue d’intérêt.26 Cette pucelle n’a rien à lui donner (à la différence des autres personnages rencontrés par lui jusqu’ici); il n’attend rien d’elle. Néanmoins il prête attention à elle et se la rappelle. Un des mobiles qui vont l’agiter pendant les jours et les semaines suivants sera l’obligation qu’il se fait de la venger, et dans ce dessein il organise son programme—si organisation il y a. Son projet de vengeance va évoluer et, chaque fois qu’il y reviendra, ce sera avec des modifications assez significatives. La première fois, et bien peu de temps après leur rencontre dans la salle royale, il promet tout simplement et en cinq vers de punir Keu, s’il le pourra, de sorte que la jeune fille “por vengie se tenra” (v. 1203). Plus tard, il répète son intention de venger celle que Keu avait souffletée, en ajoutant des détails: il dit à Engygeron que cela était arrivé à cause de lui-même, “por che que ele m’avoit ris” (v. 2319). Il affirme espérer que Dieu ne le laissera pas mourir 26 J. Frappier observe, finement: “quand son envie presque puérile de la belle armure rouge est satisfaite, il abandonne un peu, très peu encore, de son égocentrisme, et il songe à venger la pucelle qui a ri” (1972:90).
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avant d’avoir accompli son but. Ensuite Clamadeu, vaincu à son tour, est chargé de livrer presque le même message (w. 2695-99). Le motif revient après la victoire sur l’Orgueilleus de la Lande; en envoyant son adversaire à la cour royale Perceval lui demande d’y rechercher la Pucelle Qui Rit. Il résume l’épisode de la gifle et ajoute: “Si li diras que ge li mant Que ja n’enterrai por nul plait En cort que li rois Artus ait, Tant que je l’avrai si vengiee Qu’ele en sera joianz et liee.” (3976-80)
Il importe de souligner cette expression “joianz et liee,”27 qui indique à n’en pas douter une modification sensible dans l’esprit du héros. Lui à qui, autrefois, le bien-être physique et moral des autres était parfaitement indifférent, qui avait traité tout le monde et jusqu’à sa propre mère avec une brutalité insouciante et inconsciente, en est venu à s’occuper (du moins de temps en temps) du bonheur d’une personne qu’il ne connaît guère. A présent, c’est-à-dire juste avant d’être intégré à la cour d’Arthur (qui daignera se mettre à sa recherche), il est capable à ses heures d’actions désintéressées. Il peut penser à autrui non seulement en tant qu’objet à éliminer comme obstacle ou à exploiter pour ce qu’il possède de désirable, mais bien en tant qu’un être de la même espèce que lui-même. Il est maintenant capable de s’occuper des sentiments d autrui.
La
première partie du roman se clôt sur une offre de service à cette même demoiselle: “Bele, s’il vos estoit mestiers, Je seroie li chevaliers Qui ja ne vos faldroit d’aïe.” (4599-f4601)
Evidemment, il faut se garder de toute exagération. Perceval a en¬ core un long chemin à suivre, chemin dont nous ne trouverons pas le bout dans l’oeuvre inachevée de Chrétien. Néanmoins quand le héros retournera au cercle arthunen, on constatera chez lui un changement peu profond il est vrai et pourtant significatif: la naissance du souci d’autrui, autrement dit du sens moral. La charité celebree dans le pro¬ logue, est désormais pour lui une reelle possibilité. 27 C’est l’écho des mots de la veve, qui avait dit qu a 1 exception de son troisième fils Dieu ne lui avait laissé rien “dont je fuisse joians ne liee” (v. 488).
Lors vit devant lui an un val Le chief d’une tor qui parut; L’en ne trovast jusqu’à Barut Si bele ne si bien assise. Le Conte du Graal (3050-53)
V.
Le Château du
Roi Pêcheur
Le court séjour que fait le héros au Château du Graal, long de conséquences, a été longuement discuté. Chaque détail en a appelé des commentaires: l’accueil du héros dans la grande salle carrée, les propos étrangement normaux (voire banaux) du seigneur, l’arrivée et le don d’une épée extraordinaire, le cortège d’une lance et d’un graal, le pas¬ sage réitéré de ce graal à chaque service, le repas luxueux et copieux, la conversation, la soirée prolongée, enfin la séparation et le coucher. Plutôt que de revenir sur ces chemins rabattus, il vaudrait peut-être mieux nous pencher d’abord sur des incidents moins discutés, ceux qui font prélude à cette scène d’importance capitale, et sur ceux qui la suivent. Le vallet part de chez Blancheflor, se remettant à la recherche de sa mère dont il continue de temps en temps à s’inquiéter et qu’il espère ramener à Biaurepaire si elle est encore vivante. Comme il n’a aucune notion de la bonne direction, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il arrive non pas à sa destination mais ailleurs: en l’occurrence dans une région qui lui est totalement inconnue. Encore une fois la nuit approche; il a besoin d’héberger. Il continue à cheminer au petit bonheur en priant Dieu de lui permettre de retrouver sa mère vivante et en bonne santé. A la descente d’une colline il se trouve face à une rivière rapide et profonde, infranchissable. Persuadé (pour des raisons non explicitées) que s’il peut passer cette eau il trouvera sa mère, si elle vit encore, il longe la rive jusqu’à ce qu’il rencontre une roche qui saille dans l’eau et lui barre la route. Là-dessus il remarque un petit bateau qui vient d’amont et dans lequel se tiennent deux hommes. Il les attend, supposant qu’ils vont venir jusqu’à lui. Mais ils s’arrêtent, ancrant leur barque au milieu du courant. L’un d’eux commence à pêcher à la ligne. Le héros se met à les interroger à propos d’un moyen de traverser la rivière: un gué ou un pont. La réponse à sa question est négative et au plus haut point: à vingt lieues en amont et en aval il n’y a ni bec ni pont ni gué. Le voyageur demande alors où il pourra du moins avoir un ostel ce soir. Le pêcheur comprend que ce chevalier aurait besoin “de che et d’el” (3026), et offre de l’héberger dans sa propre maison. Afin d’y parvenir il s’agit de
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
rester du côté de la rivière où le jeune homme se trouve, et de monter la roche par une brèche; arrivé amont, il verra cette demeure “devant vos en un val” (3032). L’arrivant suit en partie ces instructions; il chevauche jusqu’au haut de la falaise et puis cherche des yeux la maison promise. Et quant il fu enson le pui, Se esgarda loing devant lui, Si ne vit rien fors ciel et terre. (3037-39)
Déçu, il se met dans un dépit tout enfantin à maudire celui qui l’y avait envoyé: .. . “Que suis je venuz querre? Le musardie et le bricoigne. Diex li doinst hui male vergoigne Celui qui cha m’a envoie; Si m’a mil or bien avoié Que il me dist que je verroie Maison quant cha amont venroie. Peschieres qui ce me deïs, Trop grant desloiauté feïs, Se tu le me deïs por mal.” (3040-49)
Dès qu’il se tait, il remarque quelque chose: une construction. Lors vit devant lui en un val Le chief d’une tor qui parut. (3050-51)
D’abord il voit la cime d’une tour; puis, successivement, d’autres détails qui forment un tout: la beauté et l’assiette de cette tour, sa forme carrée, la couleur du matériau dont elle est construite, le fait qu’elle est flanquée de deux tourelles; enfin il aperçoit qu’il y a une salle devant la tour et des loges en avant de la salle. Tout en descendant dans cette direction le vallet change de propos. Maintenant, sûr de son asile pour la nuit, il se loue du pêcheur qui l’a avoié. Dès qu’il traverse le pont-levis il trouve des valets qui viennent à sa rencontre, le désarment, lui donnent un mantel, se chargent de son cheval et mènent le jeune homme aux belles loges. S’ensuit un temps: Li vallés as loges s’estut Tant qu’ai seignor venir l’estut, Qui .ii. vallés i envoia. (3079-81)
Le Chateau du Roi Pêcheur
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La-dessus il s en va dans la salle carree ou l’attend celui qui va s’avérer le Riche Roi Pêcheur. Cette partie du Conte du Graal présente deux problèmes hauts en intérêt: la decouverte du chateau et le retour de son propriétaire. A leur tour, ces éléments appartiennent a une question plus générale, profondément signifi¬ cative: le degre de réalité ou de féerie voulu par Chrétien. S’il paraît trop hasardeux de proposer quelles étaient, au juste, les mtentions du poète dans ce roman laissé inachevé, on est du moins en droit de se demander quelle interprétation semble etre la plus vraisemblable ou bien la moins téméraire, celle qui se concilie le mieux avec la lettre d’un passage donné et avec d’autres passages qui, dans leur totalité, en fournissent le contexte. Or, pour ce qui est de la nature du Château du Graal et de ses habitants, de leur existence dans le temps et dans l’espace, bref de leur réalité, il y a deux positions possibles et qui ont des partisans distingués. L’une d’elles a pour représentant Jean Frappier, l’autre a été tenue par Maurice Delbouille. Leur discussion étant bien connue,1 je m’abstiens de la reproduire ici. Qu’il suffise de dire que selon celui-là le château est mystérieux, irréel, possédant un caractère merveilleux; il apparaît et disparaît comme une demeure de l’Autre Monde et se montre, exceptionnellement, pour le héros. M. Delbouille, par contre, incline à une explication bien plus rationnaliste du château et de son person¬ nel, sans pour autant nier dans d’autres épisodes de ce roman la présence d’une atmosphère énigmatique et mystérieuse. Sans être insensible à la finesse de l’analyse de J. Frappier, j’avoue qu’elle n’entraîne pas entièrement la conviction. Il est vrai qu’ici comme ailleurs, Chrétien s’exprime avec plus de poésie que de précision; mais rien dans le texte ne nous oblige à croire que le château “d’abord invisible aux yeux de Perceval... surgit brusquement près d’une rivière.”2 A mon sens, il est plus sûr de se ranger de l’avis de M. Delbouille, qui voit dans cette “apparition”
1 Voir Maurice Delbouille, “Réalité du château du Roi-Pêcheur dans le Conte del Graal,” in Mélanges René Crozet, éd. par P. Gallais et Y.-J. Riou (Poitiers: Société d’Etudes Médiévales, 1966), 903-13; et Jean Frappier, “Féerie du château du Roi-Pêcheur dans le Conte du Graal,” in Mélanges Jean Fourquet, éd. par P. Valentin et G. Zink (Paris: Klincksieck/ München: Hueber, 1969), 107-17, réimp. in J. Frappier, A utour du Graal (Genève: Droz, 1977), 307-22. 2 Jean Frappier, Mythe, p. 208.
Même interprétation dans Wilhelm Kellermann,
Aufbaustil und Weltbild Chrestiens von Troyes im Percevalroman (.BZrP 88) (Halle, 1936, réimp. Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft / Tübingen: Niemeyer, 1967), p. 208; dans Daniel Verstraete, “la Fonction littéraire du silence de Perceval dans le Conte du Graal, Revue des Langues Romanes 90 (1986), 200; et dans Paule Le Rider, Le Chevalier, p. 303.
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un effet qui s’explique sans avoir recours au surnaturel: il s’agirait d’un phénomène d’optique de la part d’une personne qui se bouge tout en ob¬ servant un objet immobile. Pour appuyer son interprétation M. Delbouille se réfère à un passage où ce même personnage, encore une fois en train de se déplacer à cheval, aperçoit soudain un château: c’est la demeure imposante de Gornemant, qui a l’air de naître de la roche où elle est située: Torna li vallés a senestre Et vit les tors del chastel nestre, Qu’avis li fu qu’eles neissoient Et que fors del chastel issoient. (1325-29)3
Si le château qui “naît” a l’air d’appartenir à ce monde-ci, il me semble légitime d’estimer que l’autre qui “paraît” en fait partie lui aussi.4 On pourrait ajouter à cette comparaison une scène où un autre cavalier s’approche d’un autre château qui, cette fois-ci, finira par donner tous les signes de véritable féerie: le Château des Dames et des Demoi¬ selles. C’est Gauvain qui le trouve sur sa route et le voit de loin, car une rivière large et profonde l’en sépare. Le château est décrit comme impressionnant: De l’autre part de l’eve sist .1. chastiax trop bien compassez, Trop forz et trop riches assez.
3 Ce n’est pas la première fois que le motif “approche d’un château” figure dans ce roman. (Pour la structuration par analogie, voir Norris J. Lacy, The Craft of Chrétien de Trayes [Leiden: Brill, 1980], pp. 103-10.) Il y a d’abord la visite au château où se tient le roi Arthur. A la différence des épisodes de Gornemant et du Roi Pêcheur, ici le héros n’arrive pas à l’improviste; il recherche Arthur (supposé être à Carduel) et chemin faisant se renseigne sur “la plus droite voie” (839). Comme il arrive, le roi est tout près. Le vallet se dirige dans le sens indiqué par le charbonnier, “Tant que sor mer vit .i. chastel / Molt bien séant et fort et bel” (863-64). Ici comme ailleurs c’est de la perspective du personnage que la narration se fait; et dans les trois passages en question l’on trouve le même verbe vit. Voir mon “‘Avis li fu’: Vision and Cognition in the Conte du Graal, ”in Continuations: Essays ...John L. Grigsby, éd. par N.J. Lacy et G. Torrini-Roblin (Birmingham, AL: Summa, 1989), 133-43; trad. fr. in
Polyphonie du Graal, éd, par D. Hüe (Orléans: Paradigme, 1998), 169-79. 4 Pour un autre emploi du mot nestre dans le sens de “pousser,” voir Yvain, v. 1037. Wolfgang Brand fait le rapprochement des scènes où Perceval voit le château de Gornemant et celui du Roi Pêcheur (sans mentionner le débat Frappier-Delbouille), en comprenant le parut de la deuxième scène comme l’équivalent du nestre de la première; selon toute apparence on a affaire à la répétition avec variation d’un même motif; voir Chrétien de Troyes: zur
Dichtungstechnik semer Romane (München: Fink, 1972), p. 158.
Le Qhateau du Roi Pêcheur
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Ja ne quier que mentir m’en loise; Li chastiax sur une faloise Fu fermez par si grant richece C’onques si riche fortereche Ne virent oeil d’ome qui vive, Car sor une roche naïve Ot .i. palais molt bien assis, Qui toz estoit de marbre bis. (7232-42)
Mis à part les superlatifs de convention, ce spectacle n’offre rien d’exceptionnel au premier abord, ni pour ce qui est du site ni quant à l’edifice.5 Pourtant dans la suite le poète emploie encore une fois une forme du verbe paroir, cette fois-ci à propos des habitants: Einsi as fenestres s’esturent Les puceles, et s’i parurent Lor chief luisant et lor jant cors Si que on les vit par defors Des les ceintures an amont. (7253-57)
Si Chrétien ne nous avait donné que ces détails, on pourrait conclure à encore une apparition: les pucelles, d’abord invisibles, deviendraient visibles.
Du moins ce passage se prêterait-il à des controverses.
Ici,
cependant, aucune ambiguïté n’est possible, car le poète nous a informé que les pucelles se tiennent debout aux nombreuses fenêtres du palais. Le verbe parurent signifie, tout simplement, que la tête et la partie supérieure du corps de ces personnages sont visibles à l’extérieur du palais; “on les vit par defors;” n’importe quel spectateur pourrait les voir s’il dirigeait son regard de ce côté-là.
En conséquence il n’y a
aucune raison irrésistible de ne pas accorder au mot parut, au v. 3051, le même sens.
(On pourrait aussi signaler le fait que par deux fois
[4196, 4206] Chrétien emploie ce verbe dans la scène des trois gouttes de sang sur la neige; le sang parut, les gouttes parurent; la présence de ces taches sur la neige ne tient pas du merveilleux mais résulte d’un événement naturel, raconté dans le récit.) A mon sens, le romancier nous donne à entendre que, tout comme les pucelles vues par Gauvain, les deux châteaux que découvre Perceval “sont là,” n’apparaissent pas par magie mais plutôt
5 Pour les termes désignant une demeure seigneuriale, et leur imprécision, voir Marie-Luce Chênerie, le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des Xlle et Xllle sièdes (P.R.F., CLXXII) (Genève: Droz, 1986), pp. 195-208.
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deviennent visibles dès que le spectateur est physiquement à même de les observer. On pourrait objecter cependant, à propos de la construction fictive qu’est le Château du Graal, que le héros a de la difficulté à le voir, qu’il ne le voit pas tout de suite. Serait-ce là une indication de la part de l’auteur qu’il s’agit d’un édifice irréel, qui se cache puis se manifeste au bon moment? En cherchant une réponse à cette question, on peut pour l’instant se concentrer non sur le château mais plutôt sur celui qui le visite. Il est en effet indispensable de tenir compte de la personnalité du héros. Nous avons vu qu’avant d’être poli par les leçons rapides de Gornemant et par son expérience chez Blancheflor, le héros était un jeune homme qui ne faisait pas toujours très attention à ce qu’on lui disait. Le reste-t-il encore? On peut bien avoir cette impression si l’on met les instructions du Pêcheur à côté du souvenir du vallet.6 En effet, celui-ci se rappelle “Que il me dist que je verroie7 Maison quant cha amont venroie.” (3045-46)
C’est inexacte; le Pêcheur n’avait pas dit que l’arrivant verrait une maison devant lui au haut de la falaise; il avait plutôt affirmé qu’il en verrait une devant lui.“en un val ... près de riviere et près de bois” (3032-34). L’erreur de Perceval serait donc attribuable en partie à un manque d’attention aux paroles de son interlocuteur; il aurait négligé de pren¬ dre note non seulement du détail que la demeure est située dans un vallon mais aussi qu’elle est près d’une rivière. Qui s’attendrait à trouver une rivière au haut d’une falaise?
Non pas un campagnard, même un
Gallois, s’il est attentif aux renseignements qu’on lui offre. On peut, en plus, se demander si la vraisemblance psychologique n’y est pour quelque chose dans le bref entretien du cavalier et du pêcheur. Si l’on met de côté pour le moment l’inattention du héros, et aussi sa naïveté à l’égard du monde des cours et des châteaux, on peut bien se demander si seul un naïf serait égaré par les instructions qu’obtient le héros. Pour ma part, j’estime qu’une personne plus expérimentée que le jeune Gallois pourrait bien être trompée par l’apparence de sa nouvelle connaissance.
De la rencontre fortuite de quelqu’un qui pêche à la
ligne, on ne concluerait pas normalement à avoir affaire à un roi, même
6 Voir M. Delbouille, art. cit. (plus haut, n. 1), 910-11. 7 Les mss. HUP donnent “troveroie.”
Le Château du Roi Pêcheur
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pas a un seigneur.8 Quelle que soit la situation de nos jours, au moyen âge la peche était une occupation peu habituelle à un membre des classes régnantes; nous apprendrons par la suite (dans la scène où Perceval rencontre sa cousine, v. 3507 ss.) que ce personnage, étant infirme, s’y adonne faute de mieux. Les deux hommes dans la nef ne sont nullement différenciés dans leurs actions, comme l’indique les verbes au pluriel (3004-6), sauf qu’un seul est en train de pêcher à la ligne. Même pour ce qui est de son aspect, ce pêcheur n’a rien de remarquable, selon les vers où il est introduit dans l’histoire: pas de couronne, pas de riches vêtements, rien qui évoque un rang élevé. Il n’est pas différent, paraîtil, de son compagnon dans la barque, compagnon qui va s’avérer être une comparse sans nom; le fait que le héros les appelle tous deux, poliment et indifférément, seignor (3014) souligne le manque de dis¬ tinction qu’à ses yeux il y a entre eux. L’un de ces “seigneurs”, interpellé, prend la parole. Dans son bref entretien avec le cavalier il ne s’identifie pas; il ne fait que l’informer qu’il n’y a nul moyen de traverser la rivière avec un cheval, et à ce renseignement il ajoute l’offre d’héberger le cavalier dans une “maison” où il demeure. Il est, me semble-t-il, pensable que l’auditeur ou le lecteur moyen, contemporain de Philippe d’Alsace ou même vivant de nos jours, s’attende grâce à ces paroles à ce que le héros finisse par trouver en effet une maison, non pas nécessairement un taudis mais une construction plutôt petite et plutôt modeste, qui conviendrait à un homme qui n’a pas grand air et qui a pour passetemps (ou même pour gagne-pain) quelque chose d’aussi peu noble que la pêche. Le vallet s’en va donc (si je saisis correctement les impli¬ cations de la narration) à la recherche d’une demeure appartenant à un simple pescheor. Arrivé au haut de la roche, le cavalier ne trouve pas de maison; il n’y voit rien “fors ciel et terre” (3039),9 ce qui est après tout naturel s’il n’y a rien à voir, ni maison ni construction quelconque. Ici encore la concision du texte permet une hésitation; mais si ma façon de le lire est la bonne, il semble impliquer que Perceval d’abord regarde à son
8 Cette méprise manque dans le cas de Gornemant, qui est qualifié depreudom (1353) tout de suite, et apparemment du point de vue du héros; dans cet épisode-là, pourtant, il s’agit d’un homme très bien habillé qui se promène devant un château et que suivent deux vallet. 9 La comparaison avec le Parzifal de Wolfram von Eschenbach met en relief l’art narratif et la pénétration psychologique de Chrétien. Chez le remanieur allemand le héros trouve le château promptement et sans méprise; voir l’édition de K. Lachmann (Berlin, 1926), p. 226.
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hauteur (“si esgarda loing devant lui,” 303810) sans rien voir sauf ciel et terre; il étudie l’horizon, dépourvu d’intérêt. Dans sa déception il se laisse aller aux reproches déjà citées. C’est seulement en ce moment qu’il prend con¬ science d’un bâtiment “devant lui” (3050).* 11 Restent encore des éléments dont il importe de tenir compte afin de saisir les nuances de cette scène. Le poète fait plus d’une allusion à l’heure de la journée où a lieu la rencontre du pêcheur et la vue subséquente du château: c’est le soir. Après avoir quitté Blancheflor, le héros a chevauché toute la journée (“et tote jor sa voie tint” 2976). Déjà, il se fait tard; le héros sera ensuite dénommé “li vallés ... qui laiens ert la nuit venus” (3202-3),12 et le lendemain lui-même dira à sa cousine: “.ii. homes trovai / Hier soir molt tart en une nef” (3500-1).13 Chrétien ne se complaît peut-être pas outre mesure au jeu de la lumière et de l’ombre, mais il se montre dans son dernier roman très respectueux du point de vue, du moins de celui de son héros. Au surplus, il est psychologue; il tient compte de l’influence des conditions, par lui créées, sur ses personnages. Ici il nous dépeint un garçon primesautier et peu éduqué, qui après un long trajet espère trouver où passer la nuit, et qui en obtenant des renseignements sur un gîte n’a pas fait attention au détail que ce gîte est situé dans un val, près d’une rivière et d’un bois. Aussi, il est impatient de nature.14 Encore un facteur est le fait que c’est dans le crépuscule qu’il cherche l’hébergement promis. Quoi de plus naturel qu’il ne le remarque pas du premier coup? Elle ne saute pas aux yeux, cette maison non juchée sur la falaise mais cachée dans le vallon; elle est en plus construite de “roche bise” (3054).15 Elle est située (tout comme l’avait dit le pêcheur) “près de bois” (3034), près de la forêt où entrera Perceval le lendemain. Qui plus est, elle n’est pas
10 II importe de tenir compte des variantes. A: “Si garda avant devant lui;” BF: “Si garde molt loin...;” H: “Sesgarde mult loin ...;” MS: “Si a loin garde devantQ: “resgarda;” R: “regarde;” U: “Esgarda moult loin...”; T: “Si esgarda tôt entor lui.” K. Busby corrige T dans son texte critique. 11 Pour 3050, les mss. HLPTU donnent “près de lui;” K. Busby rejette cette leçon de T. 12 C’est “lo soir” dans les mss. BQ. 13 Pour un examende cet élément, voir D.H. Green, The Art ofRécognition in Wolfram's
“Parzival" (1982:4-5). Voir aussi J. Frappier, Chrétiende 7fqye5 (1968:173); et, du même, Mythe, p. 76. 14 “So leitet Chr. die Wunderszene auf der Gralburg mit einer recht menschlichen Unwillensâusserung des ungeduldigen Perceval ein (V. 3040 ff.);” W. Kellermann, A ufhaustil,
p. 127. 15 Ms. AH: “pierre bise;” F: “marbre bise.”
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enorme; Chrétien met l’accent non sur ses dimensions mais sur sa forme et sa situation. L’en ne trovast jusqu’à Barut Si bele ne si bien assise; Quarree fu de roche bise ... (3052-54)
Bref, un château dont la taille et le site (éléments auxquels il fait ajouter la lumière baissée et, j’en suis persuadée, la méprise de Perceval) n’en font pas un objet des plus visibles, mais dont la présence n’exige pas forcément une explication surnaturelle.16 Il me semble qu’il en va de même de son propriétaire. L’auditeur/ lecteur aprendra avec le temps que l’homme interpellé au milieu de la rivière et celui qui accueille le héros dans le château sont le même individu.17 Le héros, lui aussi, l’apprendra plus tard; mais lors de sa réception dans la grande salle carrée il n’y aucune indication que le jouvenceau reconnaisse le pêcheur (observé à distance) en voyant “.i. bel preudome” (3086)18 aux cheveux grisonnants, richement coiffé et habilleé, assis sur un lit devant un grand feu.
L’identification de ce
prud’homme ne se fera que le lendemain, et elle se fera par quelqu’un d’autre. Nous le devinons donc peut-être; mais c’est après coup, et en même temps que le héros, que nous le saurons sûrement: le pêcheur qui invite le jeune chevalier à passer la nuit chez lui dans sa maison est le propriétaire du château. Ce personnage, à un moment non précisé, quitte la rivière et la pêche pour rejoindre le nouveau venu dans son château. Y a-t-il quelque chose d’extraordinaire, comme on l’a prétendu, qui marque le trajet du pêcheur de la rivière à sa demeure et qui servirait de signe de l’Autre Monde? A-t-on affaire, par exemple, à un déplacement d’une rapidité exceptionnelle, phénoménal? Si oui, ce détail s’ajouterait à la possibilité de magie peut-être latente dans la scène de la rencontre à la rivière et de
16 Chrétien met en relief la beauté et l’assiette de la tour, plutôt que les dimensions de l’ensemble. Force nous est néanmoins d’être d’accord avec J. Frappier: ce n’est pas une modeste construction (“Féerie,” p. 111, réimp., p. 317). Mais faut-il croire pour autant qu’elle soit “surgie du néant”? 17 C’est plus loin (3495), et par un autre personnage, qu’il sera appelé “le riche Roi Pescheor.” 18 L’article indéfini est expressif. Pourtant à la suite de cette visite, quand le héros rencontrera sa cousine, il en sera venu à comprendre que pêcheur et hôte accueillant ne font qu’un (3503-6).
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l’épisode tout entier. Ici encore, Chrétien n’entre pas dans le détail de l’action; et grâce à sa discrétion plus d’une interprétation est possible. Interrogeons encore une fois le texte. Arrivé devant la porte, le héros, accueilli par des serviteurs empressés, entre dans le château et est escorté jusqu’aux loges, décrites comme très belles. Puis, il y a un temps. Li vallés es loges s’estut Tant qu’ai seignor venir l’estut, Qui .ii. vallés i envoia. (3079-81)
Lucien Foulet traduit: “Le valet s’y arrête, jusqu’à ce que le seigneur l’envoie chercher par deux de ses serviteurs.”19
Cette traduction me paraît
irréprochable. Combien de temps le vallés reste-t-il dans cette partie du château avant de se rendre à l’autre? Le texte passe sous silence la durée de son attente. On a beau l’interroger, il ne souffle mot sur l’arrivée du pêcheur par rapport à celle du visiteur.20 Celui-ci arrive et attend, puis celui-lâ l’envoie chercher. Rien ne nous oblige à conclure que le seigneur ait devancé son invité, grâce à une vitesse remarquable, voire surnaturelle.21 Une vitesse quelconque ne semble pas entrer en jeu. Au contraire, au début de cette 19 Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, trad. par L. Foulet (1947: 73). Y ressemble la version de D. Poirion: “Le jeune homme resta dans ces galeries jusqu’au moment d’aller voir le seigneur du château, qui l’envoya chercher...” (1994:761-62; voir plus loin, n. 21). Parmi d’autres traductions on peut citer celle de D.D.R. Owen, (1987:415): “The young man remained in these galleries until it was necessary for him to go to the lord, who sent servants to him,” et celle de William Kibler (1991:419) “Theyouth waited in the galleries until the lord of the castle sent two squires there to summon him.” 20 La locution conjonctive tant que (3080) n’implique rien quant à la durée, longue ou courte; cf. son emploi au v. 3430 (le héros suit les traces de chevaux jusqu’à ce qu’il remarque une pucelle) et aussi aux w. 6519 ss. (Gauvain chevauche jusqu’à ce qu’il arrive à une éminence, ce qui indique un laps de temps non précisé mais comprenant une nuit au moins.) J. Frappier a signalé ce passage dans une discussion avec M. de Riquer; en commentant les w. 6519 ss., cité d’après l’édition d’A. Hilka, “Messire Gauvains tant erra... que...”; il observe: “il n’est pas exclu que l’expression ‘tant erra’ corresponde à un laps de temps indéterminé, mais probablement long.” H a soutenu (contre M. de Riquer) qu’il est totalement impos¬ sible que toute l’aventure au château d’Esclavon ait lieu avant l’heure de tierce d’une seule et même journée. Voir “Sur la composition du Conte du Graal” (1958:79). J. Frappier ne fait pas allusion ici au vers 3079 désignant le séjour de Perceval. Pour une discussion générale de la question, voir Philippe Ménard, “le Temps et la durée dans les romans de Chrétien de Troyes” (1967:375-401). 21 J. Frappier affirme dans Mythe (p. 109) que le Pêcheur l’a devancé; dans “Féerie” (pp. 112-13) il revient sur ce déplacement merveilleusement rapide sans remarquer, paraîtil, que Perceval ne va pas directement à la salle mais attend dans les loges.
Cette
interprétation est suivie par P. Haidu, AestheticDistance (1968:171, n. 140); par A.D. Crow,
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scene cruciale tout est normal, fait souligné par les propos du seigneur qui sont d’une banalité criante. La soiree dans la salle carrée du Château du Graal a donc comme prélude des épisodes qui, s’ils ne sont pas entièrement dépourvus d’ambiguïté, sont plutôt inexpliqués qu’inexpliquables. Qu’en est-il de la suite? Passons au lendemain, après l’entretien, le dîner et le cortège du graal. Un effet de decrescendo se fait observer nettement.
Malgré les expériences de la veille, le vallet dort
tranquillement jusqu’à un moment où le jour s’est déjà levé; les gens du château sont sur pied depuis quelque temps. Eveillé, il regarde autour de lui sans voir personne; force lui est de se lever, de s’habiller, de trouver son armure et de s’armer tout seul. En vain il appelle, en vain il frappe aux portes (ouvertes la veille au soir, fermées maintenant); personne ne lui répond.
Il sort de la salle, dont il voit l’huis ouvert, descend les
degrés; là-bas il trouve son cheval tout sellé et sa lance et son écu appuyés à un mur. Monté, il cherche partout léans sans voir personne. Il se dirige vers la grande porte par où il était entré; au-delà il voit le pontlevis qui est baissé et qu’il traverse, non sans danger (car le pont com¬ mence à se lever avant qu’il ne l’ait franchi). Il s’éloigne, toujours à la recherche du personnel invisible du château, à qui il continue à avoir l’intention de poser les questions sur la lance et le graal qu’il s’était abstenu de poser la veille. Ces gens, se dit-il, doivent être partis pour la forêt voir leurs cordes et leurs pièges (c’est-à-dire s’occuper de tâches familières et compréhensibles à un enfant des bois). Il va les y suivre, car dans le château et les alentours il est impossible d’obtenir des renseignements, “que nus respondre ne li velt” (3421).
Se dirigeant
donc vers la forêt il entre dans un sentier où il aperçoit des traces toutes récentes de chevaux; de leur fraîcheir il conclut qu’elles doivent avait été faites par les gens du château qu’il tient toujours à interroger. Il se met à les suivre, jusqu’à ce qu’il rencontre sous un chêne une demoi¬ selle qui pleure la mort de son ami et qui finira par éclaircir l’arrivant. Revenons pour l’instant en arrière afin de contempler encore une fois un élément de la narration: le départ du château. Cette expression, choisie à dessein, est ambiguë, autant peut-être que le château lui-même. Est-ce que le héros le quitte, comme on s’éloignerait d’un bâtiment “Some Observations on the Style of the Grail Castle Episode in Chrétiens PercevaT (1972:69); par L. Carasso-Bülow dans The Merveilleux in Chrétien de Troyes’s Romances (1976:108); par J.J. Vincensini dans “Impatience et impotence” (1998:116); et par D. Poirion dans sa note sur lap. 762 de son édition/traduction (1994:1348).
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quelconque, solide, qui reste là et qu’on pourrait en principe retrouver au même endroit? A-t-on plutôt affaire à un château capable de se déplacer, de s’éloingner du héros, même de quitter ce monde, se cachant à volonté des êtres de chair et d’os, paraissant et disparaissant selon des lois mystérieuses qui lui sont propres? Cette dernière interprétation a été avancée plus d’une fois.22
On est pourtant en droit de se demander si elle s’impose
nécessairement. D’un côté l’édifice semble avoir un site, une “adresse,” puisque la Blonde Pucelle, nièce du Roy Pêcheur, y envoie une épée (3130 ss.) qu’on réussit à livrer. Il possède même une histoire à lui (3528 ss.) et qui est connue de la Demoiselle Qui Pleure; pour ce qui est de celle-ci, qui se trouve être la cousine du héros, elle a bien l’air d’être non pas une fée mais un être humain. L’explication qu’elle offre du passe-temps du Roi Pêcheur, et de son choix d’une demeure à la campagne, n’a rien d’irréel. D’un autre côté quelques-unes de ses remarques font difficulté. Malgré son affliction personnelle, elle adresse à l’arrivant des observations bien nettes sur son état et celui de sa monture: la bête a le ventre plein et le poil lissé, le cavalier a l’air bien soigné et bien reposé. Elle s’en étonne, “Que l’en porroit, se Diex me gart, Cheval chier, ce tesmoigne l’en, .XL. liues en cest sen Tôt droit, einsi com vos venez, C’uns hosteus n’i seroit trovez Qui fust bons ne leaus ne sains ...” (3468-73)
En effet, répond l’arrivant, il a été très bien hébergé: “Par foi, fait il, bele, jou oi Tant d’aise anuit com je plus poi, Et s’il i pert, c’est a bon droit, Mais qui crieroit orendroit Chi ou nos somes hautement, L’en l’orroit ja molt clerement La ou jou ai anuit jeü.” (3482-89)
Il n’est pas loin, ce gîte confortable; si quelqu’un poussait un haut cri ici on l’entendrait là-bas.
Grâce à ces renseignements, la pucelle se
22 A consulter, entre autres, les nombreuses études de R.S. Loomis, J. Marx, J. Frappier et M. Roques; voir D. Kelly, Chrétiende Troyes:An AnalyticBibliograpby (1976) et le B.B.S.I.A. annuel.
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rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une demeure appartenant au Riche Roi Pescheor. Comment réconcilier ces données? Il me semble qu’il n’y que trois solutions possibles: (1) La pucelle serait mal informée a propos de la non-proximité d’un hosteus convenable. (2)
Elle serait bien informée a cet egard, et saurait que si le
cavalier a bel et bien trouve un bon gîte à moins de quarante lieues de là (ou cinq, vingt-cinq, cinquante, selon les variantes), ce doit être un gîte qui ne s’offre pas à tout venant, autrement dit une demeure enchantée, tantôt visible et tantôt invisible, ou bien parfois là et parfois ailleurs. (3) Le texte se prête à une autre interprétation. La première de ces solutions n’est pas tout à fait invraisemblable, dans un roman où le héros et d’autres personnages sont souvent trompés par les apparances.23 Ici, pourtant, Chrétien ne fournit rien qui démente les constatations de la pucelle, et elle-même se base sur une opinion com¬ mune (“ce tesmoigne l’en,” 3469) en prétendant qu’il n’y a aucun bon hosteus à plusieurs lieues de distance dans le sens d’où vient l’arrivant. Bref, le texte n’offre pas de raison probante de ne pas accepter les dires de ce personnage. La deuxième hypothèse est tentante, d’autant plus que l’on sait que le château en cause est un lieu de mystères et de merveilles; c’est le Château du Graal. Il importe de bien saisir si le bâtiment lui-même tient du merveilleux, (tout comme les objects qu’il abrite), s’il paraît et disparaît,24 autrement dit si on ne peut pas compter sur sa présence à un endroit donné, à un mo¬ ment donné, si un voyageur qui trouve un gîte quelque part où d’habitude il n’y en a pas a des chances d’être hébergé dans le Château du Graal. D’une habitation qui est parfois visible et parfois non, tantôt dans un endroit et tantôt dans un autre, il y des précédents dans le folklore celtique, c’est l’évidence.25 L’essentiel est de savoir si c’est le cas ici. Il est indéniable que
23 Le héros prend des chevaliers pour des diables, puis pour des anges, leur chef pour Dieu; il estime qu’une tente est une église; il ne reconnaît pas sa cousine qui a pourtant passé son enfance chez sa mère à lui. Même Gauvain, de beaucoup plus expérimenté, ne reconnaît ni sa mère ni sa grand’mère ni sa soeur, personnes qu’il prend globalement pour des inconnues. 24 Karl Uitti, Chrétien de Troyes Revisited (New York: Twayne, 1995): après que le héros quitte le château, “the castle disappears into the mists, as mysteriously as it had originally appeared” (p. 94). 25 Voir Antti Aarne, The Types of the Folktale: A Classification and Bibliography, tr. and revd. by Stith Thompson, 2e éd. rév. (Helsinki: Suomalainen Tiedeakatemia (Academia Scientiarum Fennica, 1964).
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le réalisme géographique n’est pas le fort des romanciers du 12e siècle; dans le monde fictif qu’ils se complaisent à évoquer il n’existe pas de grandes routes, pas de distances mesurées, pas de cartes. Parti de chez Blancheflor, le héros ne sait pas de quel côté chercher son pays natal, bien que seul un laps de quelques jours ou peut-être de quelques semaines paraisse avoir écoulé depuis sa séparation d’avec sa mère. Il y a dans le Conte du Graal beaucoup de vague, d’imprécis, d’ambigu. Mais vague n’équivaut pas nécessairement à merveilleux. Il serait à mon sens téméraire de conclure que si le poète se soucie peu de l’exactitude dans la représentation du milieu physique, il veuille donner à entendre dans tel ou tel passage qu’il s’agit d’enchantements et d’apparitions, que ce soit de châteaux ou d’autres éléments. Arrivé à ce point, on peut bien se demander si le texte se prêterait à une troisième interprétation. Relisons-le encore une fois. Les pre¬ miers mots que prononce la demoiselle éplorée, après avoir répondu au salut de l’arrivant et à sa question sur le responsable de la mort du chevalier,26 expriment son étonnement de voir un cavalier et sa monture, tous deux en très bon état malgré les circonstances existentielles: “on pourrait chevaucher, comme tous le savent bien, vingt-cinq lieues dans la direction dont vous venez sans rencontrer un hôtel qui fût loyal, bon et sain.”27 Se peut-il qu’on n’ait pas prêté suffisamment d’attention à ces paroles? A les lire de près, on constate que la pucelle ne nie pas l’existence de tout hosteus convenable à une distance qu’on pourrait franchir en quelques heures, dans n’importe quel sens.28 Sa conjecture n’est pas identique à celle de l’écuyer dans Erec qui rencontre le héros
26 On remarque en passant que le héros a retrouvé, un peu tard, sa langue. 27 Traduction de L. Foulet, p. 81. 28 C’est l’interprétation du v. 3470 d’Alfred Pauphilet, le Legs du moyen âge (Melun: d’Argences, 1950): “Elle s’étonne de voir Perceval et son cheval tout frais comme au sortir d’un bon gîte, alors qu’il n’existe, dit-elle, nul château à ving-cinq lieues à la ronde (p. 151; c’est moi qui souligne). Ce chercheur a dû se baser sur les leçons “en tut sen” des mss. H et U, “de tôt san” (ms. L) et “en tous sens” (ms. P). Même façon de comprendre ces vers dans M.-L. Chênerie, le Chevalier errant, p. 268. C’est le témoignage de la minorité des variantes; le texte critique de Hilka (utilisé par Pauphilet?) donne “an cest san;” celui de Busby, nous l’avons vu, lit “en cest sen” (à remarquer que cette leçon est appuyée par le vers suivant, “tôt droit”). L’interprétation de Ph. Ménard ressemble à celle d’A. Pauphilet: la cousine de Perceval “fait valoir qu’il n’est pas possible de trouver un lieu de hébergement à quarante lieues a la ronde ...” (c’est moi qui souligne); voir “Problèmes et mystères du ‘Conte du Graal’: un essai d’interprétation,” in Chrétien de Troyes et le graal (Colloque arthurien de Bruges), éd. par J. De Caluwé-Dor et H. Braet (Paris: Nizet, 1984), 63-64.
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et l’héroïne et divine qu’ils ont dû passer la nuit dans la forêt, car totantor,29 dans n importe quel sens, a une journée de distance, il n’y a aucun gîte. Par contre, la cousine du héros affirme simplement qu’il n’existe pas d’hôtel convenable, même assez éloigné, dans le sens d’où vient l’arrivant. Elle doit parler en connaissance de cause. Le texte le dit clairement: si l’on allait en ligne droite ( tôt droit,” 3471) dans le sens dont vient ce cavalier, on ne trouverait pas de chateau, ni d autre logis. Mais une question s’impose: qu est-ce qui nous oblige a croire que le vallet soit allé tout droit en traversant la distance qui sépare le château du Pêcheur et le chêne qui abrite la pucelle? Entre 1 un et l’autre endroit il y a un bois. Or, un sentier absolument droit dans un bois, bien que pensable, est plutôt rare, même de nos jours; et Chrétien, homme du 12e siècle, connaissait sans doute de première main plus d’une forêt, en Champagne ou en Flandre ou ailleurs. S’il n’est pas obligatoire de supposer que le Château du Graal, ou un édifice quelconque, soit situé tout droit dans la direction en cause, la question du merveilleux de ce château redevient, me semble-t-il, ouverte. Evidemment, le texte dit ce qu’il dit et rien d’autre. Il n’empêche, on est en droit de se demander, en l’examinant, à quoi pensait l’auteur. Quelles étaient ses suppositions, y compris celles qu’il n’a pas jugé bon d’expliciter? Qu’est-ce qui, pour lui et pour ses auditeurs/lecteurs, allait “de soi,” et tellement qu’il ne ressentait pas le besoin de l’écrire en toutes lettres? Les actions normales, habituelles et quasi-automatiques de la vie quotidienne, transférées à une narration romanesque, sont dans cette catégorie. Il en va de même du milieu physique et de ses exigences. Or, l’environnement que connaissait Chrétien de Troyes se composait, entre autres, de villes fortifiées, de châteaux (avec ou sans bourg autour), de hameaux, de champs, de forêts, de routes et de sentiers. C’est dans ce réseau de connaissances et d’expériences qu’il puise dans une grande mesure en écrivant, sans tout nommer ni tout expliquer, car il n’est pas en train de composer une chronique ni même une fiction historique mais plutôt un roman, un roman arthurien, composition incorporant certaines données contemporaines. Il passe donc, inévitablement, sous si¬ lence maint détail qui, pour ses protecteurs et ses contemporains, s’entendait à demi-mot et que, par contre, le lecteur du 20e siècle se trouve dans la nécessité de fournir. Dans la scène de la tente, par exemple, Chrétien ne nous informe pas que le vallet descend de son chaceor pour embrasser la demoiselle dans son lit, et pour ensuite manger un de sespastez; 'A ne précise 29 Erec, w. 3071-82.
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pas non plus qu’il remonte son cheval avant de s’en aller. Ses actions dans la tente implique nécessairement une descente. Pour ce qui est du trajet que fait le héros en s’éloignant du Château du Graal, on peut bien se demander si l’on n’aurait pas affaire à une omission analogue, non pas dans un but de mystification mais plutôt afin d’éviter des détails qui pour le poète et son public auraient été tout à fait banaux. A leur époque un sentier non droit dans une forêt était sans doute le plus fréquent, la norme; nous autres, accoutumés aux autoroutes, aux voies ferrées, aux rues rectilignes des grandes villes, aux allées des parcs publics, sommes inconsciemment enclins à présumer une certaine rectilinéarité, en fait de chemins, qui ne se présentait qu’exceptionnellement au moyen âge. Il ne me semble donc pas indispensable de se figurer un trajet absolument droit passant directement du château au chêne. Quant aux gens qui ont récemment précédé le héros, et dont celui-ci a suivi les traces toutes fraîches, il ne peuvent pas, selon moi, faire partie de la maisnie du château, autrement le héros les aurait rencontrés tôt ou tard. En effet, deux personnes au moins l’ont devancé au chêne, l’un d’eux étant le chevalier qui a coupé la tête de l’ami de la pucelle.30 Pourtant, si ce personnage et sa malheureuse amie ont fait ces traces en arrivant en ligne droite (comme la critique l’a prétendu dans le cas du héros), ils ont dû forcément passer près du château, et tout récemment. Le château était-il en ce moment invisible? On risque de se perdre dans des conjectures, surtout si l’on estime qu’il s’agit d’une demeure qui paraît et disparaît magiquement. Supposons provisoirement que la nature féerique de l’édifice comme restant à démontrer, et retournons au texte. Les mouvements du jouvenceau en quittant le château du Pêcheur sont esquissés assez clairement, bien qu’avec concision: Et il vers la forest s’aquielt, Si entre en .i. sentier et trove Qu’il i ot une trache nueve De chevax qui alé estoient. “Deçà, fait il, quit je que soient Alé cil que je querant vois.” Lors s’eslaisse parmi le bois Tant com cele trace li dure, Tant que il voit par aventure Une pucele soz .i. chaisne ... (3422-31)
30 H se trouvera être l’Orgueilleus de la Lande; voir 3827.
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Ces vers présentent plusieurs variantes, mais qui ne changent rien d’essentiel. Le vallet se dirige vers la foret; une fois la (on ne sait après combien de temps, ni a quelle distance de l’orée) il entre dans un sentier.31 Ce n’est que quand il tombe sur ce sentier qu’il remarque des empreintes laissées par des chevaux; il se met alors a les suivre, en se dépêchant. Après un intervalle non précisé il arrive auprès de la demoiselle sous le chêne. A examiner le texte de près 1 on constate que Chrétien passe sous silence nombre de détails. Où est le sentier par rapport au château? Commence-t-il à l’orée du bois, ou bien plus loin? Mène-t-il directement du château à l’endroit où le héros rencontre sa cousine? Est-il droit ou sinueux? N’y a-t-il qu’un sentier que suivent les cavaliers et, plus tard, le vallet?n Ici encore il faut tenter de reconstruire, en se basant sur les réalités de l’époque, ce qu’envisageait le romancier. Or, il s’agit d’une forêt près d’un château habité par un person¬ nel nombreux dont quelques-uns chassent dans les bois (3525-27). On s’attendrait à ce qu’une telle forêt soit coupée de sentiers en plusieurs sens. Quelqu’un qui ne les connaît pas et qui cherche sa voie ne serait pas tenu d’en suivre un seul, sans jamais changer de direction, d’autant plus que le voyageur en question ne sait pas où il va. De toute façon, les manuscrits indiquent que le jeune homme entre dans un sentier, et qu’il remarque (immédiatement? ensuite?) des empreintes qu’il se met alors à suivre. Mais s’il en prend note ensuite, cela donne à penser qu’elles n’étaient pas visibles au début du sentier.
Pourquoi pas?
On ne devrait pas
éliminer tout de go la possibilité qu’elles n’y soient pas, que le héros ne les voie que quand il arrive à un autre sentier qui croise celui qu’il avait choisi d’abord. Si le texte laconique de Chrétien implique que le vallet observe des traces dans un sentier qui en croise le premier, et que c’est en ce moment qu’il commence à les suivre, on est obligé de conclure à un changement de direction.
Mais si en effet le voyageur change de
direction, alors au moment de s’approcher de la pucelle, toujours en suivant les traces, il a naturellement l’air de venir non pas du château du Roi Pêcheur mais d’un autre endroit.33
31 Au v. 3423, cf. le ms. H (“Si vait tant par le bois qu’il trouve”) et S “puis trove.” 32 Dans le ms. Q, w. 3422-24, on lit: “Et le valiez sa voie aquiaut / S’a une autre voie tenue / Qu’il ot une trace venue (=veüe).” Cette variante indique qu’un copiste au moins comprenait un changement de sentier, donc de direction. 33 Selon les données éparpillées plus loin dans le texte, ce doivent être les montures de l’Orgueilleus et de son amie qui ont fait ces empreintes; l’Orgueilleus est aussi le meurtrier du chevalier que lamente la cousine de Perceval. (Dans la version, assez différente, de Wolfram, Parzifal quitte le château en suivant des traces qui commencent dès Laporte et qui
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Si c’est bien l’implication de ce passage, la surprise de la demoiselle sous le chêne peut se raccommoder avec les dires du héros. En effet, il serait étonnant de voir un cheval et un cavalier, ayant tous deux l’air d’avoir passé une fort bonne nuit, venir d’une direction où, à la connaissance certaine du spectateur, il n’y a aucun gîte convenable. Si, pourtant, le logis où ce voyageur a passé la nuit n’est pas loin (comme lui-même l’affirme), et si cet hosteus ne peut être atteint en suivant tout droit le sentier par lequel le héros s’est approché de sa cousine (comme j’incline à le penser), la contradiction de leurs paroles n’est qu’apparente. C’est la difficulté qui disparaît, plutôt que le Château du Graal. Il est évidemment délicat de savoir ce que Chrétien avait en tête, en composant les deux épisodes encadrant la visite du héros au Château du Graal.
Ce que j’aimerais proposer, c’est qu’il est tant soit peu
arbitraire de rejeter une intention rationnaliste de la part du poète si le texte est susceptible de se prêter à une lecture rationnaliste. Il est pensable que Chrétien se soit proposé d’entourer l’épisode mystérieux au Château du Graal de deux scènes plutôt “normales,” c’est-à-dire qui s’accorderaient avec la réalité ou du moins avec la vraisemblance. Evidemment il s’agit d’une réalité et d’une vraisemblance du 12e siècle, communicable et saisissable à demi-mot, si besoin est. Si c’est bien le cas ici, si le poète omet toute féerie dans les épisodes de l’approche et du départ du héros, on est peutêtre en mesure de se faire une idée plus juste des intentions de Chrétien à l’égard du Château du Graal et de ce qui s’y passe. A lire la partie “Perceval” du Conte (laissant de côté pour l’instant la question des épisodes que je viens d’analyser), on constate combien y est rare le merveilleux. Cette rareté a échappé à l’observation de nombre de lecteurs.34
Indéniablement, le
protagoniste de la partie “Perceval” est un jeune homme pas comme les autres; il passe par des expériences peu communes, il apprend et progresse avec une rapidité prodigieuse. Néanmoins, il ne rencontre aucune aventure, ni avant ni après son bref séjour au Château du Graal, qui sorte de la vraisemblance propre à un roman courtois. Pas d’anneaux magiques, pas d’enchantements, pas de rencontres avec des morts, pas de géants ni de démons; rien que l’aventure chevaleresque, l’amour—et l’éducation, à plusieurs niveaux. Par contre, dans la partie “Gauvain” l’on observe quantité de traits du merveilleux: une biche blanche que poursuit ont été faites, semble-t-il, par les gens du château. Le héros les suit jusqu’à ce qu’elles se séparent et disparaissent, de sorte qu’il finit par les perdre. C’est en ce moment qu’il entend la voix de la demoiselle éplorée.) 34 M. Delbouille fait exception à cette règle; voir l’art, cit., n. 1 supra.
Le Chateau du Roi Pêcheur
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Gauvain sans pouvoir l’atteindre (5659 ss.), une prédiction de la destruction du royaume de Logres (6168 ss.), une herbe capable de guérir hommes et arbres (6930 ss.), une salle gardée “par art et par enchantemant” (7545), un Lit de la Merveille (7692 ss.), une rencontre avec des dames (y compris la mère de Gauvain) mortes depuis longtemps (8726 ss.). A côté de cette accumulation de phenomenes et d’événements étranges, la partie “Perceval” etre semble caractérisé par une sobriété et une mesure remarquables. Dans ces deux parties il s agit, a mon sentiment, de deux mondes, l’un plutôt réaliste ou du moins vraisemblable, l’autre fortement marquée par la féerie et par 1 inexpliquable.. En plus, dans le deuxième de ces mondes, toute morale explicitement chrétienne fait défaut, tandis que dans les épisodes où figure Perceval se trouvent des expositions réitérées de la doctrine chrétienne. Retournons au Château du Graal. On peut bien se demander pourquoi le romancier, qui s’est abstenu ailleurs dans la partie “Perceval” de s’adonner à la magie, aurait offert à son protecteur et à son public éventuel un château magique. Ne suffirait-il pas que cette demeure abrite le Graal et la Lance qui Saigne, objets nimbés de signification religieuse?35 Fallait-il faire du Roi Pécheur, en plus que le gardien du Graal et de la Lance, un magicien ca¬ pable de se déplacer en un clin d’oeil de sa barque à sa maison, et de faire apparaître et disparaître celle-ci?36 Il y va, évidemment, d’une question
35 Cette signification a fait l’objet de mainte étude. Il est bien possible que ces deux objets aient été, à l’origine, païens et celtiques. Dans le texte de Chrétien, pourtant, ils sont christianisés; le Graal contient une hostie (6422), il est caractérisé de “sainte chose” (6425); quant à la Lance, elle est associée de la manière la plus étroite au Graal. Pour une mise au point de la discussion concernant la valeur symbolique de ces objets, on consultera avec profit le chapitre X, “Origines du mythe et symbolisme,” dans J. Frappier, Mythe. 36 Dans ce contexte, la visite que fait Gauvain au Château du Graal, vers le début de la Première Continuation (éd. par W. Roach [Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1949], w. 1194-1509), a de quoi nous intriguer. On remarque dans cette Con¬ tinuation l’écho de l’arrivée de Perceval à ce château et le séjour qu’il y fait, à quelues exceptions près: le visiteur maintenant est Gauvain, le cortège comporte (en plus des éléments figurant dans le Conte du Graal) une bière contenant un cadavre; il s’y agit encore une fois d’une épée, mais brisée celle-ci (et que Gauvain essaie en vain de réparer); Gauvain, lui, pose des questions sur la Lance et le Graal (questions auxquelles le seigneur du château ne répond pas); Gauvain s’endort à table et se réveille dans un marais. Malgré ces différences substantielles, le lecteur de Chrétien se trouve en pays de connaissance, dans cette partie de la Continuation-, même chevauchée sans but précis dans une région inconnue, même arrivée à une rivière qui barre son chemin, même ascension d’une haute roche, enfin la vue de la même tour. Manquent ici la rencontre du pêcheur et les directions données à Perceval (et par conséquent le déplacement, de qui que ce soit, de la rivière à la salle du château). Il n’est pas non plus question d’une
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
délicate et difficile à trancher. A mon sens, étant donné les intentions selon toute apparence sérieuses du poète en composant son dernier roman, qui est à maints égards très différent de ses autres oeuvres, pareille attribution de frivolité est à rejeter. Le merveilleux se fait bel et bien sentir dans la partie “Perceval,” mais c’est un merveilleux à signification chrétienne.
hésitation du voyageur avant d’apercevoir la tour. Cependant—et voilà ce qui est peut-être signicatif à l’égard de l’épisode analogue dans le Conte du Graal—\’introduction de cette construction n’a rien d’extraordinaire; la tour est là, tout simplement. Du haut de la roche Gauvain la remarque {choisi, v. 1233) à l’entrée d’une forêt; et le continuateur de citer Chrétien en garant non pas d’une apparition magique mais plutôt des bonnes qualités de cette tour haute et grande: “Crestïen en ai a garant / Qui molt looit la forteresche” (123435). H va de soi que cette reprise du topos par un auteur anonyme n’a pas de valeur probante à l’égard des intentions de Chrétien; mais elle est intéressante comme témoignage de la manière dont un lecteur médiéval, au moins, a pu comprendre l’épisode en question.
“Et ce sachiez a la parsome: Par le sornon connoist l’on l’ome.”1 Le Conte du Graal (561-62)
VI. Le Nom,
le surnom, les appellations de perce val
Parmi les nombreuses choses qu’ignore le sauvageon, la plus saillante, dans la perspective de la réalité quotidienne, est son nom. On se rappellera que 1 auteur ne lui en conféré pas, au début du roman; il est d abord li filz a la veve dame simplement “cil.”
(71), ensuite “h vallés” ou bien tout
Cela devra suffire pendant longtemps; en fait, la
situation se prolonge jusqu’au moment où, interrogé, il “devine” son nom: Et cil qui son non ne savoit Devine et dist que il avoit Perchevax li Galois a non, Ne ne set s’il dist voir ou non; Mais il dist voir et si nel sot. (3573-77)
C’est une appellation non inconnue de ceux qui connaissent les deux premiers romans de Chrétien, car un Percevax li Gallois apparaît (en tant que figurant) dans Erec et dans Cligés. Ici pourtant il faudra que tous les autres personnages du roman, et avec eux le lecteur, attendent jusqu’à ce que le vallet, ayant quitté le Château du Graal, rencontre la pucelle qui se trouvera être sa cousine, pour apprendre enfin son nom à lui. Si, à cet égard, Chrétien fait bon marché de la vraisemblance et même de la clarté, c’est, à n’en pas douter, parce qu’il a des raisons qui lui semblent excellentes et qui priment d’autres considérations. Il diffère la révélation du nom pour des mobiles qu’on peut supposer à la fois esthétiques et psychologiques. Cet effet de suspense, il l’a déjà utilisé, d’une manière assez semblable, dans le Chevalier de la charrete.2 On se 1 Ces vers offrent des variantes importantes; pour 561, A Le non s., B Et lo sornon a, CSe vos nel s. a (+ \),FLMRUSon non s., HE son sornon a,/3 Le non s. etlapersone, QEt lor sornon a la personne, S Le non s. de la personne; pour 562, AFM Car p. le non c., CLPRSU Que p. le non c., H s. en c. (+1), Q Cau sorenon c. (édition Busby, p. 23). 2 Pour l’emploi de retardatio dans la révélation des noms chez Chrétien, voir Wilhelm Kellermann, A ufbaustil und Weltbild Chrestiens von Troyes im Percevalroman (Halle / Saale: Niemeyer, 1936), p. 60s. L’auteur examine ce procédé sous la perspective de Spannung, sans faire de commentaire sur la signification du nom. Voir aussi D.H. Green, “The Art of Namedroppingin Wolfram’s‘Parzival’,” in Wolfram-Studien VI (Berlin: E. Schmidt, 1980), 89-101 (“Chrétiens Technique in naming”). Pour un examen général de l’emploi de noms
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
souvient du fait que là, comme ici, le héros n’est identifié ni dans le pro¬ logue ni dans toute la première partie du récit, et que Chrétien se sert de pronoms et de périphrases afin de le désigner. Cet anonymat continue jusqu’au milieu du récit, où, dans une scène des plus dramatiques, le poète fait nommer son héros par la reine. Ce faisant, Guenièvre lui fournit une identité, identité choisie par elle; l’acte ressemble à un baptême tout mondain.* * 3 Il est pourtant clair qu’il s’agit d’un nom et pré-existant et généralement connu; la reine dit “Lancelot del Lac a a non / Li chevaliers, mien esciant.”4 Qui plus est, comme c’est une autre personne qui nomme Lancelot, celuici n’arrive pas à une compréhension approfondie de lui-même; passivement, il se laisse identifier. A partir de cette première mention, le nom du héros figure très fréquemment dans ce roman; il en va de même dans le Conte du Graal. A l’encontre de Lancelot, c’est Perceval qui se nomme, bien qu’il ne prenne pas l’initiative mais plutôt réponde à une question: “Comment avez vos non, amis?” Avec cette révélation, survenue après quelque 3500 vers de la narra¬ tion, on aborde deux problèmes d’importance capitale. Comment se peut-il que le héros “devine” son nom, et ce faisant tombe juste? En plus, que signifie le nom qu’il prononce enfin en ce moment et non auparavant? L’anonymat initial du protagoniste n’est peut-être pas tout à fait vraisemblable, mais il ne comporte pas de grands inconvénients dans la situation où se trouve le héros quand son histoire commence à se dérouler. Son milieu n’est guère peuplé. Il n’y a que sa mère, pour qui il est l’enfant unique et qui l’appelle habituellement “biax fix,”5 et les et de surnoms dans le Conte du Graal, voir Rupert Pickens, The Welsh Knight (Lexington, KY: French Forum, 1977), pp. 108-21; et aussi Douglas Kelly, “Le Nom de Perceval,” in Wodan 28 (1994), Perceval ■ Parzivalkier etaujourdhui (Mélanges Jean Fourquet), éd. par D. Buschinger et W. Spiewok (Griefswald: Reineke, 1994), 123-29. 3 On constate un certain parallélisme entre les deux romans. Y figurent non seulement deux personnages principaux qui n’ont pas de nom au début mais aussi deux identités provisoires qui sont dépassées, deux séries d’aventures qui aboutissent à une nouvelle identité, deux quêtes d’une femme bien-aimée (la reine, la mère), deux attentes d’environ le même nombre de vers (3660 pour la Charrete, 3474 pour le Graal), enfin deux révélations du nom du héros dans des circonstances extraordinaires. 4 Edition Charles Mêla, w. 3660-3661. Les auditeurs/lecteurs d’autres romans du poète connaissent, eux aussi, le nom Lanceloz del Lac; voir Erec, 1694, et Cligés, 4745, 4747, 4767,4769, 4778. 5 On ne peut pas retenir l’interprétation de Pierre Gallais: ‘“Biaux filz’, ‘Biaus frere’, ‘Biaux sire’ (v. 347-54)—les petits noms de tendresse que sa mère lui donnait;” Perceval et l’initiation (Paris: Sirac, 1972), p. 150; c’est moi qui souligne.
Le Nom, le surnom, les appellations de Perceval
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servantes et les paysans du manoir; ces derniers n’utilisent aucune apostro¬ phe dans la seule répliqué qu ils lui adressent (326-27). Le chef des cinq chevaliers 1 appelle biax frere” (299).6 II semble que ces appellations, qui désignent un rôle plutôt qu’une identité personnelle, suffisent pour le mo¬ ment et que ce garçon puisse très bien se passer de nom propre tant qu’il reste à l’écart du monde. C est quand il quitte l’isolement de la forêt pour entrer dans la société que ce manque de nom devient gênant, gênant pour les personnages qu’il rencontre et aussi, parfois, pour le lecteur. Chrétien dut s’évertuer à trouver des moyens d’identifier son héros sans lui conférer un nom. Dans les parties narratives il continue à le qualifier de “li vallés” ou de “cil;” il fait user de “vallés,” “sire,” “amis,” “biax frere” les autres personnages quand ces derniers causent avec le Gallois, tandis qu’en son absence ils le discutent en l’appelant “li vallés” (1021), “le vallet galois” (1219), ironiquement “vostre chevaliers qui chi fu” (1213), plus tard “li vallés as armes vermeilles” (2768) et enfin, sans ironie, “le chevalier vermeil” (2596) et “uns chevaliers” (2841, 4047, etc.). Le naïf Gallois n’a pas l’air de trouver cette situation tant soit peu anormale. Dans un sens, cele se comprend aisément: sa mère lui avait conseillé de demander leur nom à ses compagnons éventuels, car “par le sornon {par.: non) connoist l’on Tome” (562); elle ne lui avait pas dit de donner spontanément le sien, et lui ne songe pas le moins du monde à le fournir. Une personne connaissant mieux les usages de la bonne société entendrait à demi-mot la demi-invitation de Gornement, lors de leur première rencontre et après un entretien pendant lequel le garçon a mentionné sa mère à trois reprises. “Mais volez vos plus dire rien?” (1410), s’enquiert le preudom.
La réponse est une demande d’être
hébergé pour la nuit; et Gornemant, poliment, n’insiste pas pour savoir le nom ou la famille du visiteur. Encore une belle occasion de s’identifier se présente au cours de cette conversation, car le vallet, fidèle aux conseils de sa mère, prend enfin l’initiative et demande le nom du preudom qui l’emmène à son ostel. Celui-ci, avec son savoir-vivre habituel, se nomme “Gornemans de Gorhaut,” sans plus.
6 Dans deux des mss., A (Guiot) et L (Londres), après le v. 343, le garçon, interrogé par le chef des chevaliers, s’appelle successivement “Biax Filz,” “Biau Frere” et “Biau Sire.” Il s’agit d’une interpolation; voir Alexandre Micha, la Tradition manuscrite des romans de Chrétien de Troyes (Genève: Droz, 1966), p. 169; et les remarques d’A. Hilka dans son édition, pp. 621-22, et de K. Busby dans la sienne, pp. 427-28. F. Lecoy reproduit le passage sans commentaire dans son édition (de Guiot).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Durant le séjour, bien court, chez Gornemant, il n’est peut-être pas indispensable pour le héros de s’identifier. Il en va autrement par la suite. Comment le vallet peut devenir successivement l’hôte, le protecteur, le cham¬ pion et enfin l’ami (on dirait presque le fiancé) de Blancheflor, sans jamais se nommer, c’est une question que le lecteur peut bien se poser; or, il se la pose en vain.
On sait que le jeune homme a passé par les mains de
Gornemant. Or, à celui-ci il avait répété les paroles de sa mère: il ne devait pas avoir longuement un compagnon sans savoir son nom; donc “Je wil le vostre non savoir (1546). Gornemant avait répondu sans hésitation à cette question. Le fait qu’il s’est nommé sans faire aucune observation sur cette demande tant soit peu brusque n’est pas mis en relief par le poète; il est par conséquent facile de ne pas le remarquer. Néanmoins les conseils que Gornemant prononce le lendemain comprennent celui de retenir sa langue (1648-56); et dans.la première rencontre après avoir quitté ce maître le vallet met en pratique de façon pointilleuse, voire ridicule, la leçon de discrétion. Introduit dans la salle du château assiégé, il salue la châtelaine et ne dit plus rien. Il n’ouvre pas la bouche avant que son hôtesse, gênée par son silence, lui pose une question directe: “‘Sire, dont venistes vos hui?”’ (1883). Le visiteur y répond en neuf vers, puis se tait de nouveau et reste muet tout le long de la soirée. S’il ne s’informe pas du nom de la châtelaine, c’est le résultat non pas d’un manque de curiosité (dont il était naturellement bien pourvu) mais plutôt l’effet de l’inhibition acquise en écoutant Gornemant. (Il est vrai que Blancheflor ne se nomme pas non plus dans le roman, et ne demande pas le nom du héros.)
Cependant, si Chrétien n’attribue pas
d’intérêt à Blancheflor au sujet de l’identité de son ami, il en va autrement dans la cour d’Arthur quand y arrive l’Orgueilleus de la Lande. En s’adressant au roi, celui-là s’avoue être vaincu par “Li vallés qui vos demanda / Armes vermeilles, si les ot” (4016-17), suivant en cela les instructions de son vainqueur (3960-61). Gauvain ne fait qu’exprimer la curiosité générale: “Por Dieu, sire, qui puet cil estre Qui sols par ses armes conquist Si bon chevalier comme est chist?” (4088-90)
On se rappelle que Gauvain n’avait pas assisté à la visite du vallet. Mais l’ignorance du roi à l’égard de ce dernier égale celle de Gauvain; Arthur, lui, avait eu la possibilité de s’informer lors du bref séjour du Gallois à sa cour mais, tout comme celui-ci dans l’épisode du Roi Pêcheur, Arthur avait laissé passer l’occasion:
Le Nom, le surnom, les appellations de Perceval
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“Biax niés, je ne le conois mie,” Fait li rois, “et si l’ai veü; Mes quant jel vi, tant ne m’en fu Que rien nule li enquesisse ...” (4096-99)
Somme toute, dans les nombreuses rencontres qui jalonnent la première partie du récit, personne ne demande explicitement le nom du héros (à 1 exception du maître des cinq chevaliers, dans deux manuscrits), et luimême ne le mentionne pas. Ici certaines questions s’imposent. (1) Faut-il conclure que ce jeune homme n’a jamais reçu de nom, ce qui reviendrait à dire qu’il n’a pas ete baptisé? (2) Doit-on penser que le garçon, étant baptisé en bas âge comme c’était la règle, a bien reçu un nom mais dont il ne se souvient pas et qu’il n’a pas, ou pas depuis très longtemps, entendu prononcer? (3) Si on lui a conféré un nom de baptême, ce nom serait-il Perceval? Pour ce qui est de (1), la réponse est à chercher non dans le texte mais dans les usages de l’époque.
(Evidemment Perceval, étant un
personnage littéraire et non réel, n’a pas d’histoire hors du texte; mais il est légitime de tenir compte de ce qui pour le poète et pour son protecteur et d’autres contemporains était normal.) La pratique réelle du 12e siècle exigeait le baptême, et l’attribution du prénon, dès que possible après la naissance.7 Il n’y a aucune indication dans ce roman que les parents du héros aient négligé de faire baptiser leur troisième enfant pendant les deux années entre sa venue au monde et la fuite de la famille dans la forêt, d’autant plus que la veve dame est chrétienne et a élevé chrétiennement—dans la mesure du possible—son dernier fils.8 Quant à (2), il est tentant d’y répondre affirmativement. Comme nous l’avons vu plus haut, le vallet peut bien se passer de nom propre tant qu’il est chez lui; là, il est unique, le seul enfant de sa mère, le seigneur (311), bien connu de tout le personnel peu nombreux du manoir. Si personne ne l’interpelle
7 L’article de J. Depoin dans “Recherches sur l’état civil, les conditions du baptême et le mode de dénomination des enfants du IXe au Xle siècle,” Bulletin du comité des travaux historiques, Sciences économiques (1911], 34-54, citée par Paule Le Rider dans le Chevalier dans le Conte du Graalde Chrétien de Troyes (Paris: S.E.D.E.S., 1978), pp. 94-97, ne nous avance guère; l’époque étudiée est bien antérieure à celle de Chrétien, et le délai dans l’attribution officielle du nom, donc du baptême, dans certains milieux aristocratiques (délai qui était exceptionnel, et condamné par l’Eglise) n’a rien à voir avec les données dans le Conte du Graal. 8 Voir Paul Imbs, “Perceval et le graal chez Chrétien de Troyes,” Bulletin de la Société Académique du Bas-Rhin 72, 73, 74 (1950, 1951, 1952), I, 53, n. 24.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
en utilisant son prénom, et si lui-même n’éprouve pas de curiosité anthroponymique, son ignorance à cet égard n’a rien d’invraisemblable. Sorti de la gaste forest, il n’a pas de nom propre à offrir à ses nouvelles connaissances; les gens qu’il rencontre se trouvent dans la nécessité d’inventer des appellations descriptives, telles “le vallet galois,” “le chevalier vermeil,” “uns chevaliers.” Si lui-même veut se faire connaître, libre à lui de s’attribuer un nom ou un surnom, comme le font d’autres personnages de Chrétien: Maboagrain dans Erec, qui abandonna son premier nom (qu’il tait) en quittant ses premiers milieux pour s’installer avec son amie dans le pays de son oncle le roi Evrain,9 Yvain qui pendant sa réhabilitation se fait connaître sous le pseudonyme du Chevalier au lion. Si le héros de la première partie du Conte du Graal ignore son nom, il pourra bien finir par s’identifier à sa guise. Or, il s’appellera Perceval. Ceci nous amène à (3), question à laquelle la critique a répondu diversement. Certains chercheurs estiment que Perceval serait le nom de baptême du personnage; Rupert Pickens l’affirme sans ambages10 tandis que Paul Imbs le nie,* 11 Jean Frappier parle d’”intuition”12 et Reto Bezzola en examinant la devinette du héros implique qu’il s’agirait d’un nom prédestiné, mystérieusement découvert au bon moment.13 Très persuasive est la suggestion de Marie-Luce Chênerie: la devinaille du personnage équivaudrait à une interprétation qui se trouve être juste.14 On pourrait aller jusqu’à soupçonner un nom pré-existant, virtuellement oublié, un nom retenu au plus profond de sa mémoire
9 ‘“Mabonagrins sui apelez;/ Mes ne sui mes point coneüz / An terre ou j’aie esté veüz,/ Par remanbrance de cest non,/ S’an cest païs solemant non;/ Car onques tant con vaslez fui / Mon non ne dis ne ne conui.’” (cité d’après l’édition de W. Foerster, w. 6132-38). Voir ma note “Petite histoire de Maboagrain (à propos d’un article récent),” Romania, 93 (1972), 8889. 10 Dans le Conte du Graal “Perceval’s name is unique in that it consists of a baptismal name followed by an adjective used cognominally.” (R. Pickens, The Welsh Knight, p. 113). 11 P. Imbs, art cit., p. 53. 12 “L’intuition de son nom coïncide chez Perceval avec l’intuition de sa véritable personnalité.” (J. Frappier, Mythe, p. 121). 13 R. R. Bezzola, le Sens de l’aventure et de l’amour (Chrétien de Troyes) (Paris: Cham¬ pion, 1968), pp. 56-61. A la p. 56 il dit que le jeune homme “se plonge dans l’abîme de sa propre existence et en devine le sens en devinant son nom. Ce nom, c’est lui, corne ‘le neuf était Béatrice.’ Par son nom, Perceval le Gallois, il entrevoit pour la première fois le fond de sa personnalité.” 14 M.-L. Chênerie, le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des Xlle et XHIe siècles (Genève: Droz, 1986), p. 639.
Le Nom, le surnom, les appellations de Perceval
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mais qu’il avait trouvé sans intérêt, un nom dont le sens possible lui avait échappé, un nom dont l’à-propos se révèle à lui en ce moment et grâce à l’accumulation des expériences et des leçons toutes récentes—c’est de cette manière qu’on peut tâcher de résoudre les difficultés que présente le nom de Perceval, le premier élément de l’appellation entière. Il ne savait pas son nom dans ce sens qu’il ne savait pas ce qu’il voulait dire, ou bien ce qu’il allait ou pouvait signifier, quelle était sa signification “en puissance.” Comme dans les deux cas de l’invention d’un cognomen, un alias, de la part de Maboagrain et d’Yvain, l’interprétation d’un nom propre par son possesseur dans ces circonstances nouvelles a un précédent dans l’oeuvre de Chrétien. Soredamors, l’héroïne de la première partie de Cligés, est identifiée nominalement dès qu’elle se met à jouer son rôle dans le roman; mais c’est quand elle commence à éprouver les maux d’amour qu’elle entreprend d’explorer son propre nom et d’en méditer sur la signification jusqu’alors cachée: “Por néant n’ai ge pas cest non Que Soredamors sui clamee. Amer doi, si doi estre amee, Si le vuel par mon non prover Se la reison i puis trover ...” (962-66)15
A la différence de Soredamors, le héros du Conte du Graal n’est guere enclin à l’introspection et pas du tout au monologue intérieur; on pourrait néanmoins postuler la suggestion d une operation mentale similaire.
Ici le romancier nous présente un jeune homme d’action,
peu adonné à la pensée et qui ne réagit que tardivement aux événements et à ses propres expériences. (Il avait vu tomber sa mère sans se rendre compte qu’elle était morte et qu’il en était responsable; il avait vaguement l’impression d’avoir échoué chez le Pecheur sans saisir la gravité de cet échec.) Il est du moins pensable que Chrétien évoque ici la possibilité d’un souvenir depuis longtemps perdu dans 1 esprit du personnage. Evidemment, il ne faut pas succomber a la tentation de reconstruire, derrière ce garçon, l’histoire de son bapteme et de son enfance. Il s agit ici d’un personnage littéraire, non pas d un etre en chair et en os. Cependant nous avons, en plus des données du texte et de 1 ambiance culturelle de la France au 12e siècle, la pratique de l’auteur à propos de deux autres 15 Cligés, éd. par C. Luttrell et S. Gregory (Cambridge: Brewer, 1993).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
personnages: l’héroïne d'Erec a reçu le nom d’Enide “an baptestire” (2031); dans le Conte du Graal Gauvain affirme lui-même avoir reçu son nom “en baptestire” (4485). Si le baptême n’est mentionné que rarement dans l’oeuvre de ce romancier, c’est que la naissance et ce qui la suit de près n’y jouent pas de rôle de premier plan. Le texte semble appuyer l’hypothèse que Perceval serait le “vrai” nom du héros, par conséquent un nom reconnaissable par d’autres personnages, car la Demoiselle Qui Pleure, qui ne parvient pas à remettre l’arrivant tout d’abord ni même après une conversation prolongée, doit lui demander enfin comment il s’appelle. Elle réagit immédiatement et violemment dès qu’il prononce son nom et son cognomen. Courroucée, elle se dresse pour le reprendre: “Tes nons est changiés, biax amis. —Comment? —Perchevax li chaitis! Ha! Perchevax maleürous ...” (3581-83)
Elle l’avait connu étant petite. “Je te connois mix que tu moi, Que tu ne sez qui je me sui; Ensamble od toi norrie fui Chiez ta mere molt long termine. Je sui ta germaine cousine Et tu iez mes cousins germains.” (3596-3601)
Les peu nombreuses données du texte permettent l’hypothèse qu’il s’agirait d’un séjour de cette cousine chez les parents de Perceval avant leur départ pour l’isolement du pays de Galles. Le nom que reconnaît la demoiselle serait donc celui par lequel on le connaissait et l’appelait quand il était tout jeune, pour le différencier de ses frères aînés, c’està-dire son nom de baptême. Cette conjecture se trouve appuyée par un autre épisode, survenu cinq ans plus tard, celui du Vendredi Saint. L’hermite écoute la narra¬ tion du visiteur anonyme: son oubli de Dieu cinq ans durant, négligence qu’il attribue à son échec chez le Roi Pêcheur.
Le langage dont use
l’hermite en demandant à l’arrivant son nom se rapproche des termes usités par la cousine de celui-ci. Elle avait demandé “‘Cornent avez vos non, amis?”’ (3572); l’hermite dit: ‘“He! biax amis ... Or me di com¬ ment tu as non’.” (6387-88). Ce n’est que quand l’arrivant, en réponse à cette question, prononce le nom de Perceval (sans plus) que l’hermite, “Qui le non a reconneü,” réagit, non pas avec colère (à la différence de la
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cousine) mais avec un soupir. Immédiatement il reconnaît le jeune homme pour son propre neveu, fils de sa soeur: autre suggestion d’une vieille histoire de famille, y compris le “vrai” nom du héros, histoire connue des parents plus âgés mais que le jeune homme avait dû oublier.16 Il a fallu une certaine sorte de stimulus, au bon moment, pour que son nom surgît du plus profond de son être. Arrivé à ce point, on pourrait considérer brièvement la seconde partie de l’appellation “Perchevax li Galois.” Le héros ne se désigne de cette manière que deux fois: avec sa cousine (3575) et avec le roi Arthur (4562). En plus, il est ainsi identifié une fois (4604) par le narrateur. Il est à remarquer que li Galois n’est pas une épithète du même genre qu'amis,v bien que dans le monologue intérieur de Soredamors Chrétien lui fasse user du terme sorenon (1405) en hésitant entre Alixandres et amis. D’autre part le terme non figure dans ce même passage à propos des épithètes ami (1408) et mes dolz amis (1412). En tout cas, ce passage dans Cligés (1386-1412) ne nous fait pas avancer. Que ce soit un emploi courtois ou un emploi d’amour, amife) est un titre qui exprime un rapport entre deux personnes. Ce n’est pas un substitut au véritable nom18 qui se rattache à un personnage où qu’il aille; on rencontre un Saigremors li Desreez, jamais un X l’Amis. Un véritable surnon est un terme descriptif ajouté au nom propre19 et qui suit son possesseur dans sa carrière. Comme nous l’avons vu (Chapitre II), Chrétien a eu soin d’informer son protagoniste, en même temps que son public, que Galois a communément la signification de rustre ignorant, de personne bête; et à cette évaluation le lecteur ou l’auditeur s’accordera sans difficulté.
16 La reconnaissance du héros par la Demoiselle Hideuse (4646), qui n’a aucun rapport précisé avec la famille de Perceval ni avec la cour d’Arthur, est dans une autre catégorie: ni expliquée ni expliquable. J’ai proposé ailleurs que l’on peut voir cette demoiselle clairvoyante et implacable sous la perspective d’une projection de la mauvaise conscience du héros; voir “Old and New in the Character-Drawing of Chrétien de Troyes,” in Innovation in Médiéval Literature, éd. par D. Radcliff-Umstead (Pittsburgh: Médiéval and Renaissance Studies Program, 1971), p. 43. 17 Pace D. Kelly, art. cit. (plus haut, n. 2), p. 126. 18 C’est le sens de sorenon que Chrétien attribue à Soredamors; voir l’éd. cit., Glossaire. 19 F. Godefroy: “nom ajouté au nom d’un individu et rappelant quelque trait caractéristique de sa vie ou de sa personne,” Dictionnaire de l’ancienne langue française (Paris: Bouillon, 1902), X, 699. On pourrait signaler aussi la possibilité de substituer un cognomen au véritable nom, disparu ou cache, tel 1 Orgueilleuse de Logres Peschierre.
et h Rois
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Perceval était mce au début du roman. Il l’était encore (malgré certains progrès superficiels) lors de sa visite au château du Roi Pêcheur, parce qu’il avait manqué, bêtement, de saisir une occasion importante, de faire ce qu’il aurait dû faire: poser les questions sur la lance et le graal. Toujours un peu dépaysé dans le monde civilisé et raffiné où il se trouvait, il n’avait pas su distinguer entre ce qui était exceptionnel dans son nouveau milieu et ce qui était tout simplement à lui inconnu. Toutes ses expériences au Château du Graal avaient été sur le même plan: la grandeur et le luxe de la salle, l’incapacité de son hôte, le don de l’épée qui lui était “jugie et destinee” (3168), le cortège du graal, le souper magnifique. Son émerveillement devant les mets et les vins, les fruits exotiques et les liqueurs avait égalé son étonnement devant l’étrange procession réitérée De tôt che se merveille trop Li vallés qui ne l’ot apris. (3334-35)
“Tôt che”: la lance et le graal étaient pour lui des merveilles parmi d’autres, tandis que pour une personne connaissant mieux les usages de la vie seigneuriale il aurait été facile de distinguer ce que cette soirée avait d’extraordinaire. Le vallet était trop sot, trop gallois dans le sens péjoratif, pour profiter de l’occasion. En se nommant li Galois le lendemain, il fait l’aveu de sa sottise.20 La première partie de son auto-désignation est plus épineuse. Si le nom en cause “appartient” au personnage (même à son insu) depuis quelque temps, peut-être même depuis sa naissance, pour être récupéré et révélé à un moment de crise, l’auditeur/lecteur qui jusqu’ici a suivi attentivement le récit s’attendrait probablement à un nom aux
20 J. Frappier se demande si ce serait là la signification de la devinaille. “Mais peut-être, après tout, le mystère de la ‘devination’ concerne-t-il principalement ou même uniquement l’épithète ‘li Galois’, nom à double entente, si l’on se souvient que péjorativement Gallois signifiait aussi ‘sot’, comme Chrétien le fait dire au début du Conte du Graal par un des chevaliers que ‘le valet’ rencontre dans la forêt ... Sans le faire exprès ou sans trop savoir si c’est la vérité ou non, car il commence à entrevoir qu’il ne s’est pas conduit comme il aurait dû, Perceval se qualifierait de ‘sot’, de ‘nice’. Ainsi, tout le sens du passage se réduirait presque à un trait d’humour, de la part de Chrétien, si ce n’est que le cousine rectifie dramatiquement l’épithète: ‘Non, tu n’es pas Perceval le Gallois, tu es Perceval le Chétif (le malheureux et peutêtre aussi le mauvais, le méchant, le coupable)’.” {Mythe, p. 122, n. 44.) Ces observations sont très pénétrantes, mais elles ne tiennent pas compte du nom Perceval, que le personnage devine en même temps.
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résonances celtiques. Les noms de cette provenance (ou du moins les noms ayant l’air étranger) foisonnent dans les romans de Chrétien; dans Erec fig¬ ure un autre personnage portant la même étiquette de nationalité et dont le prénom est nettement exotique: Galegantins li Galois (v. 1738). Or, par sa forme, Perceval n’a rien de particulièrement gallois ni pour l’oreille ni pour l’oeil; s’il pourrait se faire que l’étymologie de ce nom soit en effet celtique, un auditeur francophone y détecterait instinctivement des racines françaises. (Il s’agirait peut-être d’une fausse étymologie; néanmoins Chrétien dut s’y attendre.) Un nom à l’air français, dans un roman composé en français (et vers le début duquel un personnage, la veve, a souligné l’importance des noms), un nom court et simple serti dans une narration hérissée de noms propres exotiques—il semble raisonnable de conjecturer qu’en le choisissant l’auteur a voulu suggérer quelque chose qu’un auditeur ou lecteur français puisse reconnaître et trouver significatif. Jane Taylor constate: The fact that each element of the name, by découpage syllabique, is interprét¬ able as a linguistic sign can only be deliberate, and we are surely invited to interprétation not just by the fact that Chrétien does use interprétable names elsewhere in the Conte du Graal (Orguellouse de la Lande, Blancheflor), not just by the fact that Perceval’s mother has told him that names are a sign of the person concerned
not just because Perceval himself has insisted on
knowing the names of everyone he meets..., but also, more immediately, by the almost absurdly prosaic explanation that the Weeping Maiden has just provided for the name of the Roi Pecheur ...” 21
Le nom de Perceval est certainement interprétable, et le poète a dû s’attendre à ce que son public cherche à l’interpréter—-ou même qu’il le fasse sans réfléchir. En fait, sous-tend cet élément du Conte du Graal une tradition très ancienne, bien connue des clercs du 12e siècle et aussi de beaucoup de gens peu instruits: celle qu’on peut désigner de nomen est omen.22 Elle se manifeste dans les textes les plus étudiés au
21 J. Taylor, “Perceval / Perceforest: Naming as Hermeneutic in the Roman de Perceforest,” Romance Quarterly 44 (1997), 203. (Une petite réserve: dire que le héros du Graal tient à savoir le nom de chaque personnage qu il rencontre n est pas exacte.) 22 Un bref survol du sujet se trouve dans Ernst Robert Curtius, Europdische Literatur und lateinisches Mittelalter (Bern: Francke, 1948), trad. anglaise European Literature and the Latin Middle Ages (New York: Panthéon, 1953), Excursus XIV: “Etymology as a Category of Thought,” où il est question de noms propres depuis Homère jusqu’à Calderon. Comme le dit Douglas Kelly, il s’agit d’un topos de la description; voir son The Arts of Prose andPoetry (Typologie des sources du moyen âge occidental, 59,Turnhout. Brepols, 1991), pp. 71-78, et, du même, The Art of Médiéval French Romance (Madison: University of
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moyen âge: la Bible, les commentaires des Pères, la poésie latine classique et les manuels poétiques. L’Ancien Testament offre, par exemple, une expli¬ cation du nom de Moïse d’après les circonstances dans lesquelles le bébé fut découvert par la fille de Pharaon: Moïse signifie “tiré des eaux” (Exode 2:10). Le Christ lui-même substitue un autre nom à celui d’un de ses dis¬ ciples; Simon fils de Jonas reçoit l’appellation de Pierre (grec Petros, araméen Kepha) dans Jean 1:42: ‘“Tu es Simon, le fils de Jean; tu t’appelleras Céphas’— ce qui veut dire Pierre.” Matthieu 16:16-18 donne “‘Tu es heureux, Simon fils de Jonas ... Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ...” Le procédé de chercher dans l’étymologie (vraie ou fausse) d’un nom une clef à la nature d’une personne ou d’une chose fut répandu dans l’Europe chrétienne grâce surtout à deux écrivains faisant autorité: Saint Jérôme et Isidore de Séville. Jérôme consacra un livre entier, le Liber interpretationis nominum hebraicorum’23 à ce sujet, tandis qu’Isidore en remplit vingt: Etymologiarum libri XX.24 Ces derniers, étant de portée plus générale, constituaient sans doute la source la plus importante de cette sorte d’activité intellectuelle; composés vers 620 et dont un millier de copies manuscrites subsistent de nos jours, il restaient bien connus et très usités du temps de Chrétien de Troyes. L’invitation à interpréter le nom de Perceval, bien que tacite, a été acceptée par des continuateurs et des traducteurs du roman de Chrétien. Dès le début du 13e siècle le remanieur allemand Wolfram von Eschenbach ajouta à la scène une amplificatio qui montre à n’en pas douter qu il avait identifie la désignation en cause comme étant composée d’éléments français. suivante:
Il en fournit l’analyse étymologique
“dieswar du heizest Parzivâl. der name ist ‘rehte enmitten durch’. grôz liebe ier solli herzen vurch
Wisconsin Press, 1992), pp. 198-200,232-34. Matthieu de Vendôme touche très brièvement à ce topos dans VA rs versificatoria; voir E. Faral, les Arts poétiques du Xlle et du XUIe siècle (Pans: Champion, 1924), p. 138 par. 78 (aussi dans Matbei Vindocinensis Opéra, éd. par F. Munari (Rome: Edizioni di Storia e letteratura 1988), III, 1:78. 23 Jérôme, dans Migne, Patrologia latina, XXHI. A consulter Etienne Gilson, les Idées et les lettres (Paris: Vrin, 1932), pp. 159-69. 24 Isidore, éd. par J. Fontaine (Paris: Budé, 1981-); voir surtout I, 29 et VE, 6-8 (noms et choses de l’Ancien Testament), VE, 9-10 (le Nouveau Testament), 11 (martyres), 12 (clerici). Le texte se trouve aussi dans Migne, PL. LXXXE.
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mit dîner muoter triuwe: dîn vater liez ir riuwe.”25
(Il est a remarquer que Wolfram, en déplaçant l’entretien de Parzival avec sa cousine et en l’insérant dans le récit avant la visite du héros au Château du Graal, élimine le rapport entre visite—faute—connaissance de la faute— auto-baptême. Dans ce remaniement il n’est pas question d’un val, et ce est percé n’est même par percé par le héros; c’est le coeur de sa mère, attristé longtemps auparavant par la mort de son époux.) Une autre allusion médiévale au protagoniste, en français celle-ci, se trouve dans le prologue des Vies des Pères, ouvrage composé dans le premier quart du 13e siècle à l’adresse de Blanche de Navarre, comtesse de Champagne et belle-fille de la protectrice de Chrétien: Laissiez Cligés et Perceval Qui les cuers perce et trait a val Et les romans de vanité.26
Il importe aussi de tenir compte des continuateurs du Conte du Graal, qui en sont ipso facto des interprètes. Gerbert de Montreuil au deuxième quart du 13e siècle fait dire à une laide vieille prophétique le nom du héros et aussi une explication:
25 Parzival, éd. par K. Lachmann, 7e éd. (Berlin: de Gruyter, 1952), 140, w. 16-20 (p. 75). Dans la traduction en anglais d’H. V. Rieu (Harmondsworth: Penguin, 1980), on lit: “Upon my word, you are Parzival... Your name means ‘Pierce-through-the-heart’.* Great love ploughed just such a furrow through your mother’s heart. When he died, your father left sorrow for her portion” (p. 81). Ce traducteur ajoute une note: “*A play on the French form of the word read as ‘Perce à val’.” Deux autres traducteurs, H. M. Mustard et C. E. Passage, donnent une version et une étymologie semblables, et constatent: “A subséquent poet, Heinrich von der Türlin, will explain in his poem Diu Krone that val means both ‘valley’ and ‘furrow’, an interprétation which clarifies Wolfram’s next sentence here.” (New York: Vintage, 1961, p. 78.) Cette citation de Wolfram m’a été signalée par le profeseur Robert F. Cook; je lui en remercie vivement. Voir aussi D. H. Green, The Art of Récognition in Wolfram’s Parzival (Cambridge: Cambridge University Press, 1982), pp. 15-16 et 78-81. 26 Cité dans Cligés, éd. par W. Foerster (Grosse Ausgabe: Halle, 1884), xxii. C’est le ms. de Lyons qui donne cette leçon; celui de Paris a la variante: “Qui les cuers tue et met a mal.”
Cette dernière leçon figure dans le Répertoire des plus anciens textes en prose
française depuis 842jusqu 'auxpremières années du XlIIe siècle, éd. par B. Woledge et H.P. Clive (Genève: Droz, 1964), pp. 30, 125.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE “A drois avez non Perchevaus, Car par vous est li vaus perchiez Et li lieu frais et depechiez Ou li basmes est enserrez, Que vous tôt cuitement arez Se vers ciaus le poez conquerre Qui ja vous venront chi requerre.”27
Ce nom et l’explication qu’en fournit l’auteur s’approchent le plus de l’épisode dans le Conte du Graal. D’autres romans du 13e et du 14e siècle qui dérivent de façon reconnaissable du poème de Chrétien s’en distinguent de façon marquante en ce qui concerne le nom du héros. Par exemple, Perlesvaus (de la première partie du 13e siècle) met en scène un jeune homme appelé Pellesvaux, nom conféré dès sa naissance pour qu’il se souvienne du tort fait à sa famille par celui qui avait pris possession des vaux de Kamaalot. Ici on a nettement affaire à un nom de baptême, un nom composé d’un verbe et de son régime; le verbe pourtant n’est pas percer mais perdre (= perd-les-vaus).28 Dans le passage de Peredur /ParedurÇYSeint Gréai) où paraît la traduction en gallois de cette partie de Perlesvaus, le père du petit enfant lui donne le nom “par dur” (= lance d’acier) afin qu’il se rappelle, une fois grandi, la perte de ses terres et qu’il s’en venge; ici encore on rencontre un souci d’étymologie, mais aussi une explication qui nous éloigne du Graal.29 27 Gerbert de Montreuil, la Continuation de Perceval, éd. par Mary Wilhams (Paris: Champion, 1922, 1925), I, w. 5668-74. 28 On dit à Arthur: “Sire... qant il fu nez, on demanda son pere cornant il avroit non en droit bautesme, e il dist qu’il voloit q’il eüst non Pellesvax, car li Sires des Mares li toloit la greigneur partie des Vax de Kamaalot, si voloit qu’il en sovenist son fil par cest non ...” Perlesvaus, éd. par W. A. Nitze et T. A. Jenkins, 2 v. (Chicago: University of Chicago Press,
1932, 1937), n, 218. 29 Le témoignage de Peredur est délicat à interpréter. Ce roman est postérieur au Conte du Graal et en dérive dans une large mesure, mais par des intermédiaires peut-être nombreux. L’on constate pourtant qu’ici le héros sait son nom depuis le début, comme le font les autres personnages; il n’y a donc pas de rapport entre le nom et les actes du protagoniste. Le nom de Peredur/Paredur est ancien; il se trouve dans le Gododdin (6e siècle; ms. du 13e). Voir la discussion que Rachel Bromwich y consacre dans Trioedd YnysPrydein (Cardiff: University of Wales Press, 1961) ; ce chercheur finit par observer à propos du nom de Peredur que “the dérivation... is obscure” (p. 489). C’est le professeur A.O.H. Jarman qui m’a signalé l’étude de R. Bromwich; je lui en suis très obligée. Le professeur Ceridwen Lloyd-Morgan a eu, elle aussi, la bonté de m’écrire à ce propos. Comme exphcation du nom du héros le texte gallois donne, dit-elle: pan anet y mab y péris y dat roi amaw yr henw hwnnw. par dur. kanys arglwyd y corsyd oed yn ryuelu ar efrawc. a gwedy dwyn yarnaw lawer oe gyfoeth. am hynny y roespwyt
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Y a-t-il dans d autres narrations ayant quelque rapport avec le roman de Chrétien des tentatives de décoder des noms semblables? On pourrait prendre en considération un texte qui date du 14e siècle, bien qu’il traite d un tout autre personnage. Dans le roman de Perceforest il s’agit d’un chevalier qui change de nom: de Betis il devient Perceforest. Ce nouveau nom lui est conféré par d’autres personnages, et en conséquence de ses actions; on le salue en criant “Bien viengne le roy Percheforest, qui a perchié et ouvert les pas mauvais de ceste forest!” On le reconnaît; mais ce nom était sien à son insu et l’attendait, car selon une vieille vaticination le chevalier-sorcier qui hantait la forêt serait tué par un nommé Perceforest. Les gens du pays reconnaissent en Betis le sauveur prédit, et lui accordent le nom qui lui était prédestiné. Tout comme Perceval, ce roi anglais fait la conquête de son nom; à la différence de ce dernier, le héros du Graal ne peut guère s’en louer.30 Ces témoignages des manières dont d’autres écrivains médiévaux tâchèrent de comprendre le nom de Perceval méritent notre attention. Il est évident que plusieurs lecteurs de Chrétien, à partir de la génération suivante, voyaient dans “Perceval” un nom composite, confectionné ar y mab peredur yr dyuot cof idaw pan vei yn wr gymryt par o dur. neu ynteu o nerth par o dur dial ar arglwyd y corsyd (YSeint Gréai, éd. par R. Williams [London, 1876, repr. Pwllheli, 1987), p. 187,11. 20-25). De ce passage le professeur Lloyd-Morgan a fourni la traduction anglaise suivante: When the boy was born his father had this name given to him: par dur. For the Lord of the Fens was making war on Efrawc and had stolen from him much of his land, so therefore [the name] peredur was given to the boy so that he might remember, when he was a man, to take a lance of Steel, or else with the strength of a lance of Steel, take revenge on the Lord of the Fens. Elle y ajoute: “The pun used in Y Seint Graal recalls the reference to ‘peredur arueu dur’ in the Gododdin; see Ifor Williams (ed.), CanuAneirin (Cardiff, University of Wales Press, 1938 & reprints), line 359; A.O.H. Jarman (ed. & trans.), Y Gododdin (Llandsyul, Gwasg Gomer, 1988), line 343.” Ce chercheur m’a permis de la citer; qu’elle agrée l’expression de ma gratitude. 30 Le Roman de Perceforest (première partie), éd. par Jane H.M. Taylor (Genève: Droz, 1979); la citation est à la p. 202. Dr. Taylor a ajouté dans une lettre: Betis is one of two hero/kings of Britain. He is the son of Gadifer de Feson (Voeux du Paon - Fuerre de Gadres), and his name is originally Betis. Perceforest is a ‘nickname’ which he can only achieve by clearing the forests of Britain and ridding them of the tyrannous and rebellious Lignage Damant. The writer does not anywhere say explicitly that he is basing himself on the name Perceval, but I’m convinced that this is the case. Je cite ces remarques avec l’aimable consentement de J. Taylor, a qui j exprime ici ma reconnaissance de son aide précieuse. Voir aussi, de la meme, Perceval/ Perceforest, 20114 (cité plus haut, n. 19).
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d’éléments familiers. Pour ce qui est de Philippe d’Alsace et d’autres contemporains du poète, il s’agit non de preuves mais plutôt de possibilités, voire de probabilités. Pourtant, si on est dans la bonne voie en comprenant “Perceval” comme perce + val?1 on ne peut pas s’en tenir là; inévitablement d’autres questions se posent. En quoi consiste l’acte de “percer” un val? Quel val ou quels vais le héros aurait-t-il percé(s)? Comment cet acte équivaut-il à une “galloiserie,” une grosse bêtise? Pour quelle raison aura-til à la payer cher? En plus, pourquoi a-t-il à se reprocher sa sottise en ce moment précis, juste après avoir entendu prononcer des reproches au sujet de son mutisme de la veille devant la lance et le graal? Selon toute vraisemblance, il ne peut être question ici que d’un val, le val que le héros vient de quitter, celui justement où se trouve le château du Roi Pêcheur. Ce dernier, rappelons-le, avait mentionné lui-même la situa¬ tion de sa demeure en invitant l’arrivant à passer la nuit chez lui: “Montez vos ent par cele fraite Qui est en cele roche faite, Et quant vos la amont venrez, Devant vos en ,i. val verrez Une maison ou je estois, Près de riviere et près de bois.” (3029-34)
Cette description est confirmée bientôt par l’expérience du jeune homme, après un court délai pendant lequel il cherche des yeux l’endroit désigné. Il néglige un détail, pourtant essentiel, parmi les indications fournies par le Pêcheur. C’est précisément parce que cette maison est située dans un vallon que le héros impétueux se croit fourvoyé quand, une fois arrivé au sommet de la falaise, il ne voit pas tout de suite dans le crépuscule le bâtiment qu’il s’attend à trouver. Il s’impatiente, accuse le Pêcheur “Se tu le me défs por mal,” puis finit par repérer la maison, justement en un val. 31 Pierre Gallais décompose le nom d’une manière semblable, mais aboutit à une conclusion différente. “Perceval,‘Perce-val’. Ce nom a un sens évident: ‘celui quipercele val’.” Après avoir fait allusion à d’autres noms figurant dans les contes populaires et dans la littérature médiévale, tel Perlesvaus, ce chercheur rejette l’idée d’un sens littéral du nom de Perceval (qui, dit-il, “ne perce pas effectivement les vallées”) en faveur d’un sens figuré: Il est dans la destinée de Perceval de percer le val au sens symbolique, le Val clos, le Val Ténébreux, le Val Périlleux (parce que clos et ténébreux), le Val-Sans-Retour ... la Vallis lacrimarum où l’âme est captive (op. cit., p. 150-51; voir plus haut, n. 5). A mon sens cette interprétation s’éloigne du texte. Charles Mêla touche très brièvement au problème dans la Reine et le Graal (Paris: Seuil, 1984), p. 80.
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Lors vit devant lui en un val Le chief d’une tor qui parut.
Li vallés cele part avale ... (3050-58)
Arrive au chateau, le vallet y trouve bon accueil; il y passe la soirée et la nuit, cause, mange, boit, dort—et ne pose aucune question. Tandis que chez Gornemant il s’était enquéri du nom de son hôte (suivant les conseils de sa mere), ici il ne songe a demander ni le nom ni le sornon de celui qui le heberge. Continuation de l’inhibition que Gornemant lui avait enseignée? Méprise à propos du standing de son hôte actuel, qu’il ne prend pas pour unpreudom? On a l’impression qu’ayant une fois classé celui-ci comme “pêcheur” (3047, 3061) et sa demeure comme “maison” (3046), le jeune Gallois est trop prisonnier de ses propres catégories pour se raviser devant des expériences qui ne correspondent pas entièrement à ses preconceptions. Le spectaculaire cortège a beau défiler devant lui, en vain le maître de la maison fait allusion à son infirmité. Le visiteur choyé ne profite que physiquement de ce court séjour, car il refuse l’occasion de s’instruire et en même temps (ce dont il ne se doute pas le moins du monde) l’occasion de jouer le rôle de guérisseur qui lui est offert. Le lendemain matin il s’en va, solitaire, perplexe, curieux mais non pas éclairé, car c’est trop tard maintenant pour poser les questions qui alors lui brûlaient les lèvres et les lui brûlent encore. Il reste tout aussi ignorant, aussi nice, aussi “galois” qu’il l’était lors de son arrivée. En quittant les alentours du château il s’éloigne aussi, implicitement, du val, val qu’il avait traversé en s’y arrêtant pendant quelques heures, comme l’aurait fait une bête sauvage rôdant dans les forêts auxquelles est habitué le héros. Sans arrière-pensée il continue son errance. Il a percé le val du Graal sans en pénétrer les secrets. Sans s’aventurer sur le terrain glissant des procédés mentaux d’un auteur, à plus forte raison d’un auteur éloigné de nous de plusieurs siècles, on pourrait faire l’observation que d’après l’évidence textuel du Conte du Graal (y compris les variantes), la syllabe val reçoit dans l’épisode au Château du Graal et dans la scène suivante une proéminence extraordinaire. C’est là un mot commun et courant, dans les romans de Chrétien comme ailleurs, soit, tout comme la plupart de ses dérivés aval, avaler, avalee, contreval-, mais dans les deux passages en question la fréquence de ces mots est frappante. La série débute par le mot avalee (qui, comme il arrive, est rarissime chez notre poète32), qui fournit comme la note tonique de l’épisode. Le jeune 32 Pour le vocabulaire de Chrétien dans tous ses cinq romans on peut consulter le très utile
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chevalier, ayant quitté Blancheflor pour se mettre à la recherche de sa mère, a recours à la prière. Et tant dura ceste priiere Que il vint sor une riviere En l’avalee d’une angarde. (2985-87)
La rivière, puis un rocher lui barrent la route. Atant vit par l’eve avaler Une nef qui d’amont venoit. (2998-99)
Un homme dans la barque, interrogé, informe l’arrivant de l’absence de gué, de pont, même de bac convenable: “.XX. liues amont ne aval Ne n’i puet on passer cheval, Qu’il n’a bac ne pont ne gué.” (3021-24)
Passons au mot val, évoqué deux fois dans le contexte des expériences du héros33 aux w. 3032 et 3050 (cités plus haut, p. 169); il s’agit du site du Château. Ayant poussé sa monture au haut de la colline suivant les indications du Pêcheur, le voyageur finit par apercevoir un bâtiment “dans un val” et s’y dirige en descendant la pente: “Li vallés cele part avale” (3058).
Sans rapport direct avec val en tant que terme
topographique, mais apparentés par le son et pour ainsi dire par la réverbération (donc peut-être par association inconsciente de la part du poète?), sont d’autres mots: le lendemain, le héros ne voit plus personne, Si s’en va a l’uis de la sale. Overt le trove, si avale Trestoz les degrez contreval, Si trove enselé son cheval... (3377-80)
Lexique et concordance de Chrétien de Troyes d’après la copie deGuiot par Marie-Louise Ollier avec la collaboration de S. Lusignan, C. Doutrelepont et B. Derval, 2e. éd. ((Montréal: Institut d’Etudes Médiévales / Paris: Vrin, 1989). A remarquer que dans ce lexique les vers sont numérotés selon la copie de Guiot, sans tenir compte des variantes, tandis que dans la présente étude tous les renvois sont aux vers de l’édition de K. Busby. 33 La vallée dont se servent les ennemis de Blancheflor pour un stratagème de guerre (w. 2425s.) n’entre évidemment pas en jeu, n’étant mentionnée ni devant le héros ni par lui.
Le Nom, le surnom, les appellations de Perceval
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La syllabe en question est enrichie par les rimes: mahval, avalxheval, sale:avale (deux fois), contrevalxheval. En plus, à ce point dans la narration, on a rencontré des douzaines de fois le substantif vallés/vallet, utilisé pour désigner une sérié de comparses mais surtout le héros (qui, souvenons-nous-en, va rester anonyme jusqu’au v. 3575). Le narrateur s’en sert afin de le signaler, jusqu’au v. 3461; d’autres personnages en usent depuis les premières pa¬ roles du maître des cinq chevaliers (v. 171) jusqu’au véritable adoubement conféré par Gornemant (1614). Le rapprochement de vallés et de val est particulièrement accusé au v. 3058: “Li vallés cele part avale.” Il est frappant, et à n’en pas douter le résultat d’un choix conscient du romancier, que jamais plus après que le héros prononce le nom de Perceval il n’est appelé li vallés. On est donc peut-être en mesure de proposer que l’art de Chrétien, pour subtile qu’il soit, tend à attirer l’attention de l’auditeur ou du lecteur sur l’importance dans le Conte du Graal du mot val et du phénomène qu’il désigne. Le val du graal (l’association du lieu et de l’objet est implicite, bien que les deux mots ne riment jamais l’un avec l’autre) se trouve être la scène de la grande crise du roman, mais c’est une occasion manquée. Si l’interprétation de cette scène d’auto-baptême que je propose correspond aux intentions de Chrétien, l’on trouvera dans le nom de Perceval un choix riche en signification. Ce serait là l’expression d’une prise de conscience, d’une révélation du véritable être du personnage, d’un pre¬ mier signe d’humilité et de remords.34 Il importe, en plus, de remarquer qu’il s’agit d’une révélation momentanée, d’un “éclair de lucidité.”35 Quelques 34 Peter Haidu lit ce passage d’une autre façon. “It is only after he States his name (at line 3575) that [Perceval’s cousin] flies into a rage and reveals the nature and extent of his failure; in fact, it is only after identifying himself that Perceval learns he has failed in any real sense. Thus for Chrétien, it is not Perceval’s discovery of his failure that leads to his onomastic divination, but the révélation of his name that leads to his learning of his failure” (A estketic Distance in Chrétien de Troyes: Irony and Comedy in Cligés and Perceval (Genève: Droz, 1968, p. 179; c’est l’auteur qui souligne). Je ne suis pas persuadée que l’ordre des données de l’épisode appuie cette interprétation. C’est plutôt l’interrogation de sa cousine qui pousse le vallet à voir d’un autre oeil ses actions de la veille, car à ses questions la pucelle mêle des observations peu flatteuses: “Si m’aït Diex, or sachiez donques / Que molt avez esploitié mal” (3554-55) et “Si m’aït Diex, de tant valt pis [ta bouche].” (3571) Immédiatement elle procède à la question climactique: “Cornent avez vos non amis?
A ce
point le héros, malgré ses réponses pleines d’assurance, est encourage a se sentir un peu fautif, d’autant plus que son séjour au château n’etait pas tout a fait satisfaisant et son départ fort déconcertant. 35 J. Frappier, Mythe, p. 121.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
jours plus tard il se nomme de nouveau, d’abord en répondant à la ques¬ tion de Gauvain, ensuite à celle d’Arthur. Qui plus est, il s’identifie comme Perchevax (4483), puis Perchevax li Galois (4562), sans la moindre sugges¬ tion d’arrière-pensée. Chrétien nous a pourtant avertis qu’en prononçant son nom ce personnage “ne set s’il dist voir ou non / mais il dist voir et si nel sot” (3576-77): il tombe juste et néanmoins il est loin de saisir combien le nom qu’il “devine” est bien choisi.36 Il a réussi son aventure, il a vengé la “Pucele qui h rist;” Arthur lui-même a pris la peine d’aller à sa rencontre, il est le bienvenu à la cour. Ici, personne ne lui reproche ses actions ni ses manques; et pour l’instant, semble-t-il, il a complètement oublié l’échec qui lui a valu son surnom. Cet oubli ne durera que trois jours; arrivera ensuite la Demoiselle Hideuse qui l’interpellera par son nom en le blâmant de son mutisme désastreux au Château du Graal. De nouveau, et cette fois d’une façon dramatique et publique, le nom de Perceval (sans plus) sera associé à une faute des plus graves. Cinglé par les reproches de la messagère, le jeune homme prend sa décision: il va essayer de se racheter, de mener enfin à bien l’aventure qu’il avait manquée en perçant bêtement le val du Roi Pêcheur.37
36 Voir F. Bogdanow, “The Mystical Theology of Bernard de Clairvaux and the Meaning of Chrétien de Troyes’s Conte du Graal,” in Chrétien de Troyes and the Troubadours: Essays in Memory of the Late Leslie Topsfield, éd. par P.S. Noble et L.M. Patterson (Cambridge: St. Catharine’s College, 1984), pp. 250-51. 37 La dernière fois qu’il est question de noms dans la partie “Perceval,” c’est quand l’hermite lui enseigne les noms grands et secrets de Notre Seigneur (6484-88), trop secrets pour figurer dans le texte. En effet, exception faite du nom de Perceval (6513, 6514), le nom Diex, répété à plusieurs reprises, est le dernier nom propre â paraître dans cet épisode et par conséquent dans toute la partie “Perceval.”
“Pechie[z] la langue te trencha Quant le fer qui ainz n’estancha De sainier devant toi veïs, Ne la raison n’en enqueïs. Et quant del graal ne seüs Cui l’en en sert, fol sens eüs.” Le Conte du Graal (6409-14)
VII.
Le Péché de Perceval
Le héros, nous l’avons vu, part de zéro dans son programme pour se faire chevalier.
Effectivement il le devient, et très rapidement; le
poete lui ménage un long apprentissage, et l’attente prolongée des 500
vallés finalement adoubés par Gauvain au château de la Roche de Canguin ne figure pas parmi ses épreuves. Selon les idées simples du
nice, il est chevalier à partir du moment où il s’habille de l’armure vermeille. Pour ce qui est des autres personnages cependant (et aussi de l’auditeur ou du lecteur) il ne devient membre de cette classe d’élite que quand Gornemant lui confère solenellement l’ordre de chevalerie. Le voilà donc chevalier; dans l’épisode de Biaurepaire et dans le combat avec l’Orguelleus de la Lande il se montre un bon, un très bon guerrier. La cour du roi Arthur le reconnaît comme tel.
Mais l’annonce
prophétique de la Pucelle Qui Rit n’est pas encore réalisée, prédiction selon laquelle le héros est appelé à être non pas un chevalier moyennement compétent mais un chevalier que personne au monde ne surpassera: “Vallet, se tu vis par aage, Je pens et croi en mon corage Qu’en trestot le monde n’avra, N’il n’i ert n’en ne l’i savra, Nul meillor chevalier de toi; Einsi le pens et cuit et croi.” (1039-44)
Nous savons (a la différence de Perceval) qu’une seconde prédiction a doublé celle de cette pucelle: le sot avait accoutumé de dire “Ceste pucele ne rira Jusqu’à tant que ele verra Celui qui de chevalerie Avra tote la seignorie.” (1059-62)
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Il sera le meilleur, ce qui revient à dire qu’il sera celui qui atteindra à la perfection. En quoi cette perfection consistera-t-elle? On pourrait tenter de répondre à cette question en se référant à deux critères, l’un ayant trait à la bonté intérieure, l’autre aux stan¬ dards de la chevalerie militaire. Dans la deuxième catégorie est à compter une série d’actes de la part du héros, actions qui lui valent l’admiration du monde courtois (mais qui proviennent d’un égocentrisme hors du commun et dont j’ai déjà parlé1). Dans la première figure la charité, cette vertu peu voyante mais qui dans le domaine moral sous-tend toutes les autres. Selon le système de valeurs fournissant le contexte intellectuel et spirituel du Conte du Graal, et que le roman évoque a mainte reprise à partir du premier vers, il est impensable qu’un être humain, quelle que soit sa fonction dans la société, puisse être considéré comme digne du plus haut respect saiis avoir la foi chrétienne.
Pour qu’il atteigne au
niveau le plus élevé de la chevalerie, il est donc indispensable que Perceval soit chrétien, et en plus qu’il le soit sans tache, sans péché grave. Or, le héros a commis, même avant de se lancer dans sa nouvelle carrière, un acte lourd de conséquences: il a causé la mort de sa mère.
Dès cet
instant il est dans l’état de péché mortel. Evidemment, il est possible à tout pécheur (la Grâce aidant) de se racheter, de faire le bien, même d’avoir une fin édifiante et d’etre vénéré ensuite; nombreux sont les saints qui avant leur conversion étaient des pécheurs notoires. Mais dans le cas de Perceval il s’agit d’un péché non expié (jusqu’à l’épisode du Vendredi Saint).
C’est ce qui va l’entraver dans son ascension.
Rappelons-nous où il en est lors de sa seconde prise de contact avec le roi Arthur et sa cour. A son insu, Perceval est arrivé à un carrefour. D’un côté, il s’est montré digne de son lignage, étant parvenu à l’ordre de chevalerie (dont la veve dame l’avait tenu dans l’ignorance) et ayant vaincu tous ses adversaires: coups d’essai, coups de maître. De l’autre, ses actions laissent tant soit peu à désirer; lui-même en a la conscience peu tranquille. Il a quitté Gornemant à cause de son inquiétude. “Sire, ne sai se je sui près Del manoir ou ma mere maint. Mais je pri Dieu qu’a li me maint Tant qu’encor le puisse veoir,
1 Voir plus haut, Ch. H, pp. 32-34.
LePéchédePerceval
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Car pasraee le vi cheoir Al chief del pont devant la porte, Si ne sai s’ele est vive ou morte. Del doel de moi quant le laissai Cheï pasmee, bien le sai, Et por ce ne porroit pas estre, Tant que je seiisse son estre, [Que je feïsse lonc sejor, Einz m’an irai demain au jor].” (1580-92)
Ensuite il s’est séparé de Blancheflor dans le but de revoir sa mère et de la ramener à Biaurepaire si elle est encore vivante. Ce projet souligne une certaine anxiété à cet égard, d’autant plus que le poète cette fois-ci nous fournit un aperçu direct des pensées du héros; il pourrait posséder la terre de son amie ... se il li pleüst Que son corage aillors n’eüst. Mais d’autre chose plus li tient: De sa mere li resovient Que il vit pasmee cheoir, S’a talent qu’il l’aille veoir Plus grant que de nule autre chose. (2915-21)
Son inquiétude s’exprime avec plus d’intensité encore pendant la chevauchée qui éloigne le héros de Biaurepaire, car il ne cesse de prier à propos de sa mère: Et il ne fina de proier Damedieu le soverain pere Qu’il li donast trover sa mere Plaine de vie et de santé, Se il li vient a volenté. (2980-84)
Sa prière dure jusqu’à ce qu’il se trouve près d’une rivière infranchissable; cette barrière pourtant ne suffit pas à lui faire changer d’idées. Il s’écrie: “Ha! sire toz puissans, Se ceste eve passer pooie, Delà ma mere troveroie, Mien escient, se ele est vive.”2 (2990-93) 2 Le seul ms. A (BNF fr. 794) donne la variante “qui ceste eve passée avroit / de la ma mere troveroit / mien esciantre, sainne et vive.” La variante qu offre le troisième vers est de loin la plus importante.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
L’annonce faite plus tard par sa cousine mettra fin à cette incertitude (tandis qu’elle soulèvera le sujet de la responsabilité, ce dont Perceval ne tient pas compte en ce moment). Tout cela sert de prélude à la crise qui va éclater, et qui se produit juste au moment où (sans avoir pesé la dimension morale de ce roman, pourtant annoncée dans le prologue) on aurait attendu le dénouement du récit.
Mais il importe de se rappeler qu’on n’a pas affaire à un
Roman de Perceval. Le poète nous en a avertis: ce que nous écoutons ou lisons, c’est le Conte du Graal. Voilà le centre de gravité de cette oeuvre, identifié comme tel par l’auteur en personne.
Pour
passionnantes que soient les aventures chevaleresques et amoureuses du héros, nous sommes informés d’entrée de jeu que ces aventures ne sont pas une fin en soi. Que Perceval les considère comme telle, c’est une preuve entre autres qu’en dépit des conseils maternels, malgré l’adoubement, les leçons d’éthique professionnelle et de savoir-vivre qu’il a reçues et même son initiation à l’amour, il est encore un nice, à un niveau profond de son être, quand pour la deuxième fois il rencontre la cour d’Arthur. A cette époque il a, semble-t-il, d’excellentes raisons d’être con¬ tent de lui. Il s’était donné un but: de devenir chevalier; il l’a atteint, non pas médiocrement mais avec un succès éblouissant. Toute la cour se met à sa recherche, et Gauvain le traite d’égal. Bientôt il entend prononcer la confir¬ mation de sa réussite: “Ha! Perchevax, biax dois amis, Des qu’en ma cort vos estes mis. Jamais n’en partirez mon wel. Molt ai eü de vos grant duel Quant je vos vi premièrement, Que je ne soi l’amendement Que Diex vos avoit destiné. Si fu il molt bien deviné, Si que toute ma cors le sot, Par la pucele et par le sot Que Kex li seneschaus feri. Et vos avez bien averi Lor devinai del tout an tout. De che n’est or nus an redout; Que de vostre chevalerie Ai veraie novele oie.” (4563-78)
Le Péché de Perceval
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C’est le roi en personne, le roi qui fait les chevaliers et qui (selon l’idée erronee du héros) lui a conféré la chevalerie, qui lui adresse ce langage flatteur. Voila 1 ancien rustaud parvenu aux honneurs les plus hauts, ayant toutes les chances d’un bonheur sans fin. Or, ce bonheur se trouvera etre de courte durée. Dès le troisième jour des rejouissances generales se produit une péripétie: on va attribuer a cette jeune vedette de la chevalerie non pas un triomphe mais plutôt une faillite. Les cuisants reproches de la Demoiselle Hideuse servent de contrepoids aux louanges du cercle arthurien, et arrachent le héros en meme temps à la cour et à son euphorie. Nous nous trouvons devant une situation qui forcément nous semble familière dans la perspective des romans antérieurs du poète: le héros commet une faute, on la lui reproche, il reconnaît avoir mal agi, réagit vigoureusement et finit par se racheter. C’est le cas d’Erec critiqué par Enide, devenue porte-parole du monde courtois; c’est le cas aussi d’Yvain qui se souvient de ne pas avoir tenu parole envers sa femme et qui immédiatement s’entend dénoncer par une messagère anonyme, devant la cour réunie. L’un et l’autre héros, se trouvant à un tournant, entreprend un travail de réhabilitation;3 tous deux y réussissent. On constate cependant que pour Erec aussi bien que pour Yvain il y va d’une faute de négligence et qui se situe dans le domaine de l’action, de l’aventure chevaleresque, faute par conséquent susceptible d’être réparée par l’action. Tous deux se mettent à agir, a partir de la crise; et en agissant ils résolvent leur problème du juste milieu entre chevalerie et mariage.
Pour ce qui est du Conte du Graal, le héros, reproché lui
aussi, passe également à l’action.
La critique n’a peut-être pas
suffisamment remarqué qu’avant son second départ de la cour d’Arthur Perceval s’entend blâmer non pas une seule fois (comme Erec et Yvain) mais à deux reprises, et que chaque fois il a une réaction semblable: il faut faire quelque chose. Dans une certaine mesure c’est là une réaction non seulement naturelle mais logique: jusqu’à sa visite au château du Pêcheur il a beaucoup fait, dans le domaine de l’activité physique et militaire, sans jamais essuyer d’échec. Il est vrai que chez le Pêcheur il n’avait pas donné libre carrière à sa curiosité, et que les gens du chateau l’avait traité sans façons le lendemain de sa visite; mais l’auteur ne nous montre pas un Perceval en train d’être rongé tout de suite par le remords. Loin de s’accuser de quoi que ce soit, il ne fait que s’irriter contre 3 H faut noter que ces deux autres héros ne se rachètent pas sans aide: Erec a celle de sa femme, tandis qu’Yvain est secouru (jusqu’au combat avec Gauvain) par son lion).
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
l’invisible personnel du château. Il s’arme au plus vite et monte son destrier, puis il se met à la poursuite des vallés dont il pense apercevoir les traces, espérant qu’ils pourront le renseigner sur les mystères du château. Au lieu de les trouver, il tombe sur une demoiselle éplorée. Il lui pose une seule question, à propos du tueur du chevalier qu’elle tient entre ses bras; puis c’est à lui d’être interrogé. La pucelle l’informe qu’il n’avait pas bien fait la veille au soir, que son mutisme est blâmable et au plus haut point. Elle va jusqu’à changer le nom qu’il vient de s’attribuer.4 Perceval le chaitis, le maleürous—il a mal agi; plus précisément, il a omis de faire quelque chose de la phus haute importance, Qui plus est, cette demoiselle (qui se révèle être sa cousine) entreprend de lui faire la leçon non seulement sur sa conduite peu admirable de la veille mais aussi sur la cause lointaine de ce manquement. Grâce à elle, les actions du héros sont présentées sous un angle ni physique ni social mais plutôt moral, car elle prononce pour la première fois dans ce roman le mot de “péché” dans le sens qu’y attribuait l’Eglise. “Por le pechié, ce saches tu, De ta mere t’est avenu, Qu’ele est morte del doel de toi.” (3593-95)
Arrivés à ce point, nous ferions bien de poser à notre tour une question: quel sens Perceval, lui, attribue-t-il a ce mot? Lui-meme est le premier a le prononcer dans ce roman,5 lors de l’approche à travers la forêt d’êtres invisibles mais audibles et qu’il prend d’abord pour des diables. Il sa ravise en les entrevoyant: “Ha! sire Diex, merchi! Ce sont angle que je voi chi. Et voir or ai je molt pechié, Ore ai je molt mal esploitié Qui dis que c’estoient deable.” (137-41)
Ici, comme c’est souvent le cas en ancien français, pechier est ambigu. Il est évident que le garçon s’est trompé, et s’en rend compte. Dans ce contexte, le mot porte-t-il aussi une nuance de blâme moral?
Il est
loisible, à mon sens, de s’en douter. Quoi qu’il en soit, quand le terme réapparaît, il a nettement trait non à la morale mais plutôt aux moeurs.
4 Voir le Ch. VI, p. 126. 5 A ma connaissance, aucun critique n’a encore relevé ce fait.
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C est Gornemant qui s en sert en donnant des conseils au jeune homme qu’il vient d’adouber: “Et gardez que vos ne soiez Trop parlans ne trop noveliers: Nus ne puet estre trop parliers Qui sovant tel chose ne die Qu’en li atome a vilonie, Car li sages dit et retret: ‘Qui trop parole, pechié fet.’” (1648-54)
Etant donné l’imprécision de ce mot dans les passages cités, on devrait peut-être s’abstenir de tenir grief au héros de ne pas réagir avec plus d’emotion quand sa cousine, elle, le prononce. Cela revient à dire que pour lui le mot n’a pas le même poids que pour elle: il l’écoute sans l’entendre pleinement. Grâce dans une certaine mesure au quiproquo sémantique, dans l’entretien avec la cousine l’esprit de Perceval reste encore une fois en arrière des renseignements qu’on lui offre.
Il saisit l’annonce sans
remords; en plus, il a l’air de ne pas la trouver très intéressante. Tout comme il aurait été naturel de poser des questions lors de son séjour chez le Roi Pêcheur, il serait en la présente circonstance normal d’en formuler une: en l’occurrence, Quel rapport possible peut-il avoir en¬ tre la mort de la veve dame et le fait que son fils avait ensuite observé certain spectacle sans ouvrir la bouche? Une personne moyennement curieuse ferait un effort pour vérifier le bien fondé de ces dires et pour établir un lien entre cette cause et cet effet. Le héros, pourtant, laisse passer cette occasion de s’informer, tout comme il avait omis de profiter de celle offerte au château du Graal. La seule clarification qu’il demande à sa cousine a trait à une considération purement pratique: Comment sait-elle que sa mere est morte? Dès qu’il apprend que la pucele a assisté à l’enterrement, il semble perdre tout intérêt au sujet de sa mere (et aussi à celui du Château du Graal); c’est une mauvaise nouvelle qu’il vient d’entendre, mais il n’y peut rien: “Or et Deus de s’ame merchi, .. .par sa bonté! Félon conte m’avez conté. Et des que ele est mise an terre, Que iroie jou avant querre? Kar por rien nule n’i aloie
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LA DESTRE ET LA SENESTRE Fors por li que veoir voloie; Autre voiem’estuet tenir.” (3618-25)
Il est tout a fait orienté vers l’avenir. Comme l’a dit persuasivement D.G. Hoggan, “Si, jusque’là, il avait éprouvé un certain remords à l’endroit de sa mere abandonnée, ce sentiment. . . s’éclipse en ce moment où toute sa perception morale consiste à penser que la disparition de cette mère met fin à sa propre responsabilité en ce qui la concerne.”* 6 Pour ce qui est de sa mere, c’est dorénavant une affaire classée. Il en va de même du chevalier dont la pucele tient le cadavre sur ses genoux. “Et se vos voliez venir Avec moi, jel vold[r]oie bien; Que cis ne vos voldra mes rien Qui chi gist morz, jel vos plevis. ‘Les mors as mors, les vis as vis.’” (3626-30)
Encore une fois, c’est l’action qui lui fait signe.7 Il y a à faire: en l’occurrence, poursuivre le meurtrier et venger sa cousine. Encore une fois, il mène à bien ce qu’il entreprend, car dans le domaine de la chevalerie au sens étroit du mot nul ne peut lui résister. Et Perceval de se remettre en route, Que querre et encontrer voloit Aventure et chevalerie. (4166-67)
Ce qui est frappant, c’est que le poète n’attribue à son personnage aucune arrière-pensée. La mort de sa mère, l’échec au château du Pêcheur —il n’en est plus question, ni pendant la chevauchée subséquente ni même pendant le long moment de la contemplation des gouttes de sang sur la neige. Immobile, Perceval se met à songer—non pas à la mortalité, non pas au sang versé par lui et par d’autres, non pas à la Lance qui saigne, mais aux couleurs du visage de son amie Blancheflor, et à rien de plus. (Il est vrai que Gauvain le loue de cette pensée courtoise.) Le défi lancé par Sagremor et par Keu, l’accueil à la cour royale fait par Gauvain au nom du roi et confirmé par Arthur en personne, sont de nature à confirmer Perceval dans la bonne opinion qu’il a de lui-même et de ses accomplissements, dûs D.G. Hoggan, Le Peche de Perceval: pour 1 authenticité de l’episode de l’hermite dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes,” Romania 93 (1972), 268-69. 7 J. Frappier, Mythe, p. 125; L.T. Topsfield, Chrétien de Troyes: A Study of the Arthur un Romances (Cambridge: Cambridge Univ. Press, 1981),
p.
271.
LePéchédePerceval
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entièrement a ses prouesses dans le domaine actif et physique. Les trois journées de réjouissances qui font suite à son retour au milieu royal représentent le comble de la gloire mondaine dans ce monde courtois qu’il a fait sien. Jusqu’ici toute une série de personnages ont essayé soit de le contrarier soit de 1 améliorer: sa mere, la Demoiselle de la Tente, Keu, le^Chevalier Vermeil, Gornemant, sa cousine, peut-être même le Roi Pecheur. Faits toujours en particulier, et avec un certain ménagement (ou bien avec une ironie qui passe par-dessus de la tête du rustaud), ces chastoiements n’ont eu que très peu d’effet sur sa conduite. Avec l’arrivée de la Demoiselle Hideuse, par contre, le protagoniste s’entend pour la première fois blâmer sans façons, publiquement—et en quel public! Quand Perceval tombe, il tombe de haut. C est la la crise du roman. Comme Jean Frappier l’a très justement noté, c’est une crise “qui fait rebondir l’action.8
En plus, dans
l’expression heureuse de David G. Hoggan, il y va d’une “crise qui manque son coup. 9
II est, bien entendu, possible de considérer la
Demoiselle Hideuse qui dénonce le héros comme une projection de la conscience de celui-ci, conscience naissante et peu tranquille. Si l’on contemple la Demoiselle sous cet angle-là, on est inévitablement frappé du fait que dans sa longue vitupération à l’adresse de Perceval elle insiste sur un seul point. Elle ne souffle mot à propos de la mort de la veve dame-, c’est seulement sa conduite chez le Roi Pêcheur qu’elle reproche au jeune Gallois. Auditeurs ou lecteurs, devons-nous en conclure que c’est là le seul motif d’autocritique qu’a le héros à ce point dans sa carrière brillante? A-t-il totalement écarté la difficile notion du péché (que sa cousine a pourtant soulevée) en faveur d’une faute de moindre envergure: celle de n’avoir pas posé certaines questions? C’est là une faillite regrettable, bien sûr, mais qui est compréhensible et peu accablante. Elle est peut-etre même rachetable; en ce cas-là, elle est dans la catégorie d’actions susceptibles d’être rectifiées par d’autres actions. La faute du héros (il en a une, d’après certains personnages qu’il rencontre), c’est, paraît-il, une faute d’omission, de ne pas avoir profité de l’occasion de s’instruire quand Fortune, chauve derrière et chevelue devant, l’avait rencontré. Est-il vraiment important de savoir pourquoi la Lance saigne, et à qui on sert le Graal? Il va s’en informer. Comment peut-il mener à bien cette entreprise? En y travaillant. Jamais plus de la vie, jure-t-il devant toute la cour, il ne 8 J. Frappier, Mythe, p. 142. 9 D.G. Hoggan, art. cit., p. 68.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
couchera deux nuits de suite dans un même hôtel, ni n’entendra parler d’un chevalier insigne sans aller le combattre, jusqu’à ce qu’il apprenne qui l’on sert du Graal, trouve la Lance qui saigne et sache pourquoi elle saigne. Un programme d’errance indéterminée, de recherche de dangers, de provo¬ cation d’autres chevaliers-quel rapport peut-il avoir entre une entreprise pareille et le but d’éclaircissement à propos d’objets et d’événements mystérieux? On serait enclin à croire qu’il n’y en a point. En fait, ce scepticisme se justifiera. L’on sait l’aboutissement de l’annonce publique des intentions du héros. Quand il réapparaît dans le récit, c’est après un laps de temps qui suffirait pour la réalisation de son objectif, s’il était possible d’atteindre un tel but en utilisant de tels moyens. Il a passé des années à mener une vie active, des années à rechercher des exploits chevaleresques et d'estranges aventures (6227), à trouver des adversaires redoutables. Tout lui a réussi. Il a surpassé les difficultés et les dangers, a vaincu soixante bons chevaliers (autant de recrues pour la cour d’Arthur), mais inutilement: il n’approche pas du but par lui choisi. Toute cette activité physique incessante, tout cet exercise d’endurance, de résolution et de courage ont été en vain. Il tourne en rond; il agit en effet, mais méchaniquement, comme un automate. Tout développement intérieur a cessé. Il faudra une secousse puissante, venue de l’extérieur, pour que Perceval puisse se libérer de la torpeur morale qui l’enveloppe et que le movement en avant puisse recommencer. Ce stimulus portera les vêtements d’un saint ermite. Tout comme la Pucelle en dueil, ce personnage se trouvera être un parent du héros et lui aussi connaîtra son histoire. Tout comme elle, l’ermite va parler péché. Depuis longtemps la critique signale qu’il y a un rapport entre la mort de la mère du héros, la faillite de celui-ci au Château du Graal et le vide moral qu’il éprouvé ensuite. En fait, dès 1921 Myrrha Lot-Borodine a affirmé sans ambages que Perceval avait tué sa mere, et avait à expier ce péché; il s’agissait d’un “péché qu’il lui faudra expier par des années d’épreuves: il a tué sa mère par son égoisme aveugle et inconscient.”10 En 1956, Mme Lot-Borodine (répondant au scepticisme de Jean Marx) a réaffirmé son interprétation en la raffinant: Perceval ne pose pas les questions fatidiques quand il est au Château du Graal parce que “La Grâce ... ne saurait franchir le seuil d’un péché mortel non expié.”* 11 Les 10 M. Lot-Borodine, “Les Deux Conquérants du Graal, Perceval et Galaad,” Romania 17 (1921), 49. 11 Ead., “Le Conte du Graal de Chrétien de Troyes et sa présentation symbolique,” Romania, 77 (1956), 270.
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chercheurs qui ensuite se sont penchés sur la question du péché du héros et de son éloignement de la Grâce sont nombreux: Jean Frappier bien entendu,12 et aussi Orner Jodogne,13 Martin de Riquer14 et L.T. Topsfield,15 entre autres. En 1980 Bonnie Buettner étudia la scène du Vendredi Saint en tenant compte de la pratique et de la theone de la confession au moyen âge; 6 en 1984 Fanni Bogdanow plaça le problème dans le contexte de la théologie mystique de S. Bernard.17 Dans un livre paru en 1987, Guy Vial passa en revue plusieurs approches du problème et signala l’insuffisance de 1 interprétation dite celtisante.18 Toute une gamme d’approches se trouve dans la Bibliography de Douglas Kelly;19 pour ce qui est du Conte du Graal on trouvera un supplément bibliographique dans l’ouvrage de Keith Busby paru en 1993.20 L’exploration du sujet la plus pénétrante jusqu’à présent est le long article de David G. Hoggan, publié en 1972.21 Toutes ces études ont été d’une grande utilité en ce qu’elles ont pour but de situer le Conte du Graal dans le contexte non de la critique littéraire ni de la Weltanschauung du 20e siècle mais plutôt dans le monde intellectuel du poète et de ses auditeurs/ lecteurs contemporains. Néanmoins, il reste des questions. Je voudrais en poser une à propos du rapport entre l’action narrée dans le roman et le développement spirituel du héros: comment se fait-il que Perceval, tout pécheur qu’il est, finit par être pardonné?
12 J. Frappier, Mythe, pp. 108-61; aussi, id., Chrétien de Troyes (Paris: Hatier, 1968), pp. 17374. 13 O. Jodogne, “Le Sens chrétien du jeune Perceval dans le Conte du Graal,” Les Lettres Romanes 14 (1960), 111-21. 14 M. de Riquer, “Interpretacion cristiana de Li Contes del Graal,” in Miscelànea filol. ded. a Mons. Antonio Griera (Barcelona, 1960), II, 209-83. 15 L.T. Topsfield, Study, pp. 259-60, 276-80. 16 B. Buettner, “The Good Friday Scene in Chrétien de Troyes’ ‘Perceval’,” Traditio 16 (1980), 415-26. On trouvera un résumé des interprétations du problème jusqu’en 1980 dans la note d’Amelia A. Rutledge, “Perceval’s Sin: Critical Perspectives,” Œuvres et Critiques V, 2: Réception critique de l’oeuvre de Chrétien de Troyes (Paris: Place, 1980-81), 53-60. 17 F. Bogdanow, “The Mystical Theology of Bernard de Clairvaux and the Meaning of Chrétien de Troyes’s Conte du Graal,” in Topsfield Essays (Cambridge: St. Catherine’s College, 1984), pp. 249-82. 18 G. Vial, Le Conte du Graal: sens et unité/La Première Continuation: textes et contenu (Genève: Droz, 1987), pp. 73-76. 19 D. Kelly, Chrétien de Troyes: An Analytic Bibliography (London: Grant & Cutler, 1976. 20 K. Busby, Chrétien de Troyes: Perceval (Le Conte du Graal) (London: Grant & Cutler, 1993); voir les références, pp. 65-69. 21 D.G. Hoggan, art. cit. [supra, n. 6), 50-76, 243-75.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
Résumons l’épisode de l’ermite. Au bout d’un long vagabondage victorieux mais stérile, Perceval tombe un beau jour sur une petite compagnie qui n’a l’air de rien mais qui s’avère composée de quelques chevaliers et de quelques dames. Devant leur reproche (d’être sous les armes ce jour-là, l’anniversaire de la Crucifixion) suivi d’un résumé du dogme chrétien, le héros dresse l’oreille.
Lui, auparavant affligé de
mutisme quand il importait de parler, maintenant pose des questions sans guère permettre à ses interlocuteurs le temps d’y répondre: “Et dont venez vos ore einsi?” “Por Dieu, seignor, la que féistes? Que demandastes? Que queïstes?” (6301; 6307-8)
En tant que réponse, il obtient le renseignement que ces gens retournent “D’un preudome,22 d’un saint ermite” (6303), qui ne vit que de la gloire du ciel et à qui ils ont fait certaine demande: “De nos pechiez i demandâmes Conseil et confesse i preïmes. La plus grant besoigne i feïsmes Que nus crestïens puisse faire Qui weille a Damedieu retraire.” (6310-14)
Il suffit de ces quelques paroles pour que Perceval fonde en larmes et ressente le désir d’aller parler au saint homme. A mon sens, ce qui se produit ici témoigne de la pénétration psychologique du romancier. Il nous dépeint non pas un changement subit, inattendu, de la part de son personnage mais plutôt une “devinaille” semblable à sa découverte de son propre nom. Le langage dont use les chevaliers et les dames pénitents fait écho aux paroles employées il y a longtemps par la Veuve, juste avant le départ de son fils.
Elle lui avait fait un précis rapide de la doctrine chrétienne et
offert quelques règles de conduite; en plus, elle lui avait fait la recommandation de parler aux prud’hommes et de tenir leur compagnie, car “Preudom ne forconseille mie / Ciax qui tienent sa compaignie” (56566). Que le vallet s’est souvenu de ces paroles est démontré par ce qu’il a dit à Gornemant: 22 “Dun preudome” est la leçon du v. 6303 dans le ms. T, ms. de base de 1 édition de K. Busby, qui pourtant rejette preudome ici (comme aussi au v. 6317) bien que le terme se lise aussi dans les mss. PSUV dans le premier cas et dans le ms. V dans le second.
Le Péché de Perceval
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“Sire, ma mere m’ensaigna Que vers les preudomes alaisse Et que a aus me conseillaisse; Si creïsse ce qu’il diroient, Que preu i ont cil que les croient.” (1402-6)
D’autres emplois du termepreudom dans la partie “Perceval” se trouvent au cours de la scene au chateau du Roi Pecheur, épisode dans lequel il désigne le seigneur du lieu; le mot semble être l’épithète choisi par le vallet lui-même (vv. 3086, 3113, 3124, 3294, 3318, 3336, 3348).
Le respect des
prud’hommes, appris jadis, semble s’éveiller chez lui le Vendredi Saint dès qu’il entend prononcer ce mot et surtout en association avec la notion de conseil: il est bien de consulter un homme de cette sorte et de se laisser guider par lui. C’est pour Perceval le commencement d’un retour en arrière, démarché indispensable s’il va sortir de l’impasse où il se trouve, où il est depuis cinq ans. Soudain il ressent l’envie de parler avec un preudom et de demander (comme viennent de le faire ses nouvelles connaissances) son conseil. Quittant les pénitents, il suit à travers la forêt le sentier qu’ils lui ont indiqué et bientôt arrive, soupirant et pleurant, à l’ermitage. Etant descendu de son cheval, ayant enlevé son armure, il entre dans une petite chapelle. Il y trouve l’ermite avec un prêtre et un clergeon; ils commencent .... le servise Le plus haut qui an sainte eglise Puisse estre fais et li plus dois. (6345-47)
Comme Bonnie Buettner l’a noté,23 il ne s’agit pas de la messe mais plutôt de l’ensemble des services, appelé le triduum, qui commence le Vendredi Saint et culmine le dimanche de Pâques. Malgré la très grande importance de ce moment dans l’année liturgique, l’ermite s’en laisse distraire dès l’entrée du jeune homme dans la chapelle. Remarquant les signes de détresse profonde que montre l’intrus, il l’appelle à lui. Perceval, tout en faisant les gestes et en prenant la posture de l’humilité, procède à mettre en pratique ce qu’il vient d’apprendre de la bouche des pénitents rencontrés dans le “désert.” Ils avaient mentionné le fait de demander des conseils au saint homme; or, les premières paroles que prononce le héros prouvent qu’il suit au pied de la lettre leur exemple:
23 B. Buettner, art. cit. (supra, n. 16), pp. 417-18.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE Si li encline et ses mains joint; Si li prie que il li doinst Conseil, que grant mestier an a. (6357-59)
Au lieu de l’aider de ses conseils, l’ermite passe immédiatement à la deuxième partie du programme esquissé par les pénitents: il invite le jeune homme à dire sa confession.
Les questions posées et
l’encouragement, loin d’etre improvisés, se conforment à la pratique normale des confesseurs au 12e siecle.24 Doucement mais avec insistance l’ermite interroge son pénitent anonyme. Ainsi guidé, Perceval passe par des étapes de connaissance de soi: d’abord une auto-accusation globale de s’être égaré il y a longtemps et de n’avoir rien fait que le mal depuis cette époque; “N’onques puis ne fis se mal non” (6367). S’ensuit (quand 1 epreudom lui demande pourquoi il l’a fait) un aveu comprenant certains détails: “Sire, chiez le roi Pescheor Fui une fois et vi la lance Dont li fers saine sanz dotance, Et de cele goûte de sanc Que de le pointe del fer blanc Vi pandre, rien n’an demandai. Onques puis, certes, n’amendai. Et del graal que je i vi Ne soi pas cui on en servi.” (6372-80)
Voilà où il en est, au bout de quelques années, dans son introspection: tout ce qu’il trouve à se reprocher, c’est son mutisme une fois chez le Roi Pêcheur. La suite de cette omission a pourtant été néfaste, il le sait bien: “S’an ai puis eü si grant duel Que mors eusse este mon wel, Et Damedieu en oblïai, Ne puis merchi ne li criai Ne ne fis rien, que je seüsse, Par coi jamais merchi eüsse. (6381-86)
Quand le jeune homme prononce son nom, son interlocuteur le reconnaît immédiatement et se rappelle son histoire. Cela lui permet de diagnostiquer la véritable cause du mal dont se plaint son visiteur. 24 Ibid., p. 420s.
Le Péché de Perceval
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L inquiétude, le chagrin, l’incapacité de faire le bien remontent au-delà de son echec au Chateau du Graal. Qui plus est, l’omission dont il s’accuse, le fait de ne pas avoir pose les questions qui auraient rompu le charme, n’est pas une cause en soi, tant s’en faut. C’est plutôt un effet. La cause, lointaine, est sa culpabilité par rapport à la mort de sa mère, un péché qu’il ne comprend point.25 “Frere, molt t’a neü •I. pechiez dont tu ne sez mot: Ce fu li doels que ta mere ot De toi quant tu partis de li, Que pasmee a terre chai Au chief del pont devant la porte, Et de cel doel fu ele morte. Por le pechié que tu en as T’avint que tu ne demandas De la lance ne del graal, Si t’an sont avenu maint mal. . .” (6392-6402)
Ce fut le péché, ce péché-là, qui lui trancha la langue quand il aurait dû s’informer de la Lance qui saigne et de la personne servie du Graal. L’ermite fournit la réponse à une seule des questions non formulées, l’identité de “cil cui l’an an sert” (v. 6415).
Sans s’arrêter afin de
considérer l’autre question, il passe directement à un sujet de la plus haute importance: Comment son pénitent, après avoir fait sa confes¬ sion et entendu l’explication de la nature et de la gravité de ses actes, peut enfin se racheter. Sans faire amende honorable envers Dieu, il est impossible que le héros fasse rien qui vaille. L’auditeur ou le lecteur se rend compte en ce moment que Perceval s’était lancé sur une carrière vouée à l’échec. Non seulement il n’a pas réussi sa quête, entreprise avec tant de résolution et de confiance en soi; il ne pouvait pas la réussir. Au fur et à mesure qu’il travaillait nuit et jour à se racheter, quelque chose dont il ne se doutait même pas le travallait, lui.
25 H aurait pourtant dû le comprendre, dans une certaine mesure du moins; voir D.G. Hoggan, art cit. (supra, n. 6), pp. 252-59, et E. Kohler, Aventure, p. 216. Per Nykrog a proposé récemment que le péché essentiel du héros serait “d’avoir délaissé, dans son coeur, l’amour de sa mère et l’existence pour laquelle elle le préparait pour courir après la gloire d’un Arthur fantasmagorique. En ne revenant pas en arrière il traduit ce péché en acte, ce qui le rend définitif, irréversible” (Chrétien de Troyes, p. 189): interprétation qui manque d’appuie dans le texte.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
C’est là un champ que le protecteur de Chrétien, Philippe de Flandre, et les autres membres de son public contemporain connaissaient beaucoup mieux que ne le font la plupart des lecteurs modernes. Afin de le comprendre il est indispensable de nous éloigner un instant de ce roman, et de la littérature en général, en faveur d’autres sujets. Plus précisément, nous devons nous pencher sur la question du péché telle que la Chrétienté la comprenait au 12e siècle. Il existait à cette époque en Europe un corpus fort substantiel d’écrits sur la nature et la gravité relative de tous les péchés, et aussi sur les moyens dont le pécheur, sous la direction de l’Eglise, pouvait en venir à bout, devait en venir à bout, car il y allait de son salut. C’était dans une large mesure sur le curé de paroisse que retombait la charge d’aider les pécheurs (en l’occurrence, tout le monde) à peser leur conduite, à saisir quand et comment celle-ci était restée en-deça de l’attente et des commandements de Dieu, à arriver à la véritable contrition. C’était également à lui de montrer à ses pénitents le moyen de faire satisfaction d’une manière convenable afin de rentrer dans un bon rapport avec Dieu, l’Eglise et la communauté chrétienne. Toute cette littérature pénitentielle était destinée à aider hommes et femmes dans cette tâche essentielle d’auto-examen, de remords, de réconciliation avec Dieu et enfin de guérison. Les pénitentiels ne sont pas absolument standardisés; on y trouve des fluctuations d’époque en époque et d’une région à une autre.26 Néanmoins, sans être d’accord sur chaque détail ils fournissent un survol assez exhaustif du répertoire des fautes morales auxquelles étaient tentés les gens du moyen âge.
Parmi ces fautes figurait,
inévitablement, l’homicide. Depuis longtemps les moralistes chrétiens dénonçaient cette offense en s’autorisant du Décalogue biblique. Certains d’entre eux donnaient à la prohibition Ne occides une interprétation assez large. Alcuin, p. ex., avait tenu compte du meurtre par omission aussi bien que du meurtre par commission, dans le commentaire qu’il fit vers la fin du 8e siècle sur le commandement “Tu ne tueras pas”: “Non solum opéré perpetrans homicidium fecit, sed etiam qui
26 Un répertoire assez ancien mais toujours utile se trouve dans F. W.J. Wasserschleben, Die BussordnungenderabendlandischenKïrche (Halle: Graeger, 1851; réimp. Graz: Akademischen Druck- und Verlagsanstalt, 1958). Voir aussi Cyrille Vogel, les Libripoenitentiales” (Typologie des sources du moyen âge occidental, 27) (Turnliout: Brepols, 1978; supplément par A.J. Frantzen, 1985), Ch. IH: “Evolution du genre,” pp. 34-94, surtout pp. 54s: “Atténuation de la pénitence tarifée.”
Le Péché de Perceval
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non subvenu in gravis necessitatibus proximo, îllius homicida habebitur.”27 On est frappe de la ressemblance entre cette maxime générale et le cas spécifique de Perceval qui n était pas venu en aide à sa mère malgré la chute de celle-ci, qui gisait a terre comme si elle était morte; négligence qui équivaut au meurtre. (Le maître des cinq chevaliers avait au plus d’égards pour le rustaud “a terre ... de paor cheüs” [161].) Pour ce qui est des conséquences de l’homicide (actif ou passif), les moralistes pesaient la gravite de ce délit en faisant de nombreuses dis¬ tinctions a propos des auteurs et des victimes. S’agissait-il de personnes libres ou non libres? Existait-il entre eux un lien de parenté, ou bien un rapport féodal? Y allait-il d’une guerre publique, de l’obéissance due à un suzerain? Il importait de bien peser tout cela. Dans la per¬ spective de la faute de Perceval, la distinction la plus haute en significa¬ tion est celle entre l’homicide volontaire et involontaire. Comme on pourrait s’y attendre, ce dernier est traité dans la littérature pénitentielle comme étant moins grave; par conséquent elle porte normalement un tarif expiatoire moins lourd.
A titre d’exemple on pourrait citer le
pénitentiel de pseudo-Bède (bien connu au Continent): Fecisti homicidium aut casu aut nolens aut pro vindicta parentum aut jubente domino tuo in bello publico; vel facere voluisti et non potuisti? V annos, aut EU vel XL dies: similiter, si servum occiderit, Il poeniteat.28
L’on constate un assez grand degré de flexibilité dans ce manuel ancien. Avec le temps a paru une tendance vers plus d’uniformité dans l’évaluation du péché et l’imposition des tarifs pénitentiels.
Assez
représentatif des manuels est 1 e Poenitentiale Valicellanum II (9e siecle), qui déclare: “Si quis homicidium nollens fecerit, V ann. pen., III i.p.e.a. ( = in pane et aqua).”29 Au début du 10e siècle Regino, abbé de Prüm, écrivit dans 27 “Ce n’est pas seulement en agissant qu’un auteur commet l’homicide, mais aussi celui qui ne vient pas en aide à son prochain en grande détresse sera tenu comme le tueur de cette personne.” Alcuin, “De decem verbis seu brevis expositio Decalogi,” in Migne, Patrologia latina 100, col. 569. 28 “As-tu commis l’homicide soit accidentellement soit sans le vouloir soit afin de venger un parent soit en aidant ton seigneur dans une guerre publique—ou bien voulais-tu le faire sans le pouvoir de l’accomplir? Cinq ans, ou quarante jours; pareillement, s’il a tué un serf il en fera pénitence pendant deux [ans].” Ce passage de pseudo-Bède se trouve dans Wasserschleben, op. cit., p. 253; à noter que la première partie est écrite à l’adresse du pénitent, la seconde à celle du confesseur. 29 “Si quelqu’un commet l’homicide involontairement, qu’il fasse pénitence cinq ans durant, dont trois au pain et à l’eau.” (Passage tiré de Wasserschleben, p. 557.) On trouve la même
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
De synodalibus un interrogatoire à propos de meurtres commis soit à dessein soit accidentellement: il propose une pénitance de sept ans dans le premier cas, de cinq ans dans le second.30 Ce qu’on rencontre dans les manuels composés à l’époque primi¬ tive c’est un système de pénitance tarifée, donc rigide et impersonnel, et qui remonte aux traditions germaniques: tel délit, telle amende. La transition à un autre système, plus nuancé, semble commencer au 1 le siècle et spécifiquement avec Burchard, archevêque de Worms, dont le Corrector et medicus exerçait une grande influence en Europe pendant les deux siècles suivants.
Tout comme ses précurseurs, Burchard prescrit des tarifs
pénitentiels pour tel ou tel péché. Mais en plus il fait des distinctions assez fines dans les catégories des divers péchés. Pour ce qui est de l’homicide, par exemple, il examine de très près non seulement l’acte mais aussi le mobile et même l’absence éventuelle d’intention: Fecisti homicidium casu, ita ut nullum occidere velles . ..? Si ista fecisti, aut aliorum similia, et nullam malam voluntatem adversus supradictas personas, vel istorum similes habuisti, quadraginta dies, quod vulgus carrinam vocat, ut consuetudo est, jejunes, et quinque sequentes annos poeniteas.31
L’on considère de manuel de Burchard comme l’antécédent direct des Summae confessorum, qui commencèrent à paraître vers la fin du 12e siècle et qui témoignent des attitudes courantes dans les milieux ecclésiastiques quand
peine prescrite dans le Poenitentiale Bobiense (Wasserschleben, p. 408) et dans le Poenitentiale Hubertense (ibid., p. 337). Ce dernier ne fait pas mention du pain et de l’eau mais dit seulement “V annis.” Même terme dans 1 e. Poenitentiale Cummeani: “V annos peniteat” (ibid.,
P' 478?'
30 Regino, cité dans J.T. McNeill et H.M. Gamer, MédiévalHandbooks ofPenance (New York: Columbia Univ. Press, 1938), p. 317.
Voir aussi Reginonis abbatis Prumiensis
Libri duo de synodalibus etdisciplinis ecclesiasticis, éd. par R.W.H. Wasserschleben (Leipzig, 1848). 31 “As-tu commis l’homicide accidentellement, de sorte que tu n’avais pas l’intention de tuer quelqu’un?” [H mentionne des accidents de chasse et de sport, des mésaventures survenues au cours d’un travail commun, etc.]
“Si tu as fait ces choses ou quelque
chose de pareille, et que tu n’aies pas eu de mauvaise volonté envers les personnes dessusdites ou leurs semblables, tu jeûneras quarante jours (période qu’on appelle habituellement ‘le carême’), comme c’est la coutume, et tu feras pénitence pendant les cinq années suivantes.”
(Il importe de remarquer que parmi les supradictas personas
sont compris patrem et matrem.) Cité dans Wasserschleben 1851: 634-35. L’écrit de Burchard dont il s’agitest Decretorum libri XX(PL. 140; pour le Liber XIX, Depoenitentia (= Corrector et medicus), voir les cols. 949-1014; pour le passage cité, col. 954a.
Le Péché de Perceval
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Chrétien composait son dernier roman. A cette époque circulaient les idées de Pierre Abélard et d autres moralistes qui, en traitant du péché et de la satisfaction, mettaient 1 accent sur les intentions du pécheur tout aussi bien que sur ses actions. (On se souvient que dans le domaine de l’éthique Abélard donnait moins de poids a 1 acte brut qu’à la raison qui le sous-tendait, c’est-à-dire la volonté de le commetre.) Grosso modo, le 12e siècle était une période de réaction contre la rigidité des canons et des tarifs pénitentiels, en faveur d’un traitement plus humain et plus individualisé du penitent. P. Michaud-Quantin résumé l’attitude de ces novateurs à propos des canons traditionnels: Ils sont trop severes, ils nient le véritable rôle du confesseur qui doit lui-meme fixer la pénitence qu’il prescrit et qui reste à sa discrétion, arhitraria.”32 Comme représentant de cette nouvelle concentration sur l’individu on pourrait citer Alain de Lille; vers la fin du 12e siècle ce clerc met en valeur la nécessité pour le confesseur, en écoutant son pénitent, de s’informer de la sorte de personne à qui il a affaire (s’agit-il d’un jeune, d’un vieux, d’un instruit, d’un ignorant, etc.?). En plus, il a comme devoir d’apprendre non seulement quel délit le pénitent a commis mais aussi com¬ ment et pourquoi il l’a fait.33 La confession, bien entendu, n’etait pas une fin en soi; la démarche subséquente était l’amende. A cet égard se manifestait au 12e siecle une opinion de plus en plus forte qui favorisait la guérison, la réconciliation avec Dieu, la réadmission aux sacrements et la réintégration dans la communauté chrétienne, aux dépens de la punition. Le premier pas à faire dans le sens de la satisfaction apres le péché c’était la conscience et le regret de ce qu’on avait fait, c’est-a-dire la contrition. De cet état d’âme les soupirs et les pleurs étaient considérés comme les signes exteriéurs; la conséquence en était le pardon immédiat de Dieu, pourvu que le pénitent eût en plus la volonté de se confesser. Voici la formulation d’Abélard: Cum autem gemitu et contritione cordis, quam ueram penitentiam dicimus, peccatum non permanet, hoc est, contemptus Dei siue consensus in malum, quia karitas Dei hune gemitum inspirans, non patitur culpam. In hoc statim gemitu Deo reconciliamur et precendentis peccati ueniam assequimur.. .34 32 P. Michaud-Quantin, “A propos des premières Summae Confessorum,” Recherches de Théologie Ancienne et Médiévale 26 (1959), 268. 33 Par exemple, Alain de Lille recommande: “Praeterea inquirandum est, utrum scienter factus sit, vel ignoranter; quia scientia culpam aggravat, ignorantia alleviat...” (“D’abord on doit demander si cela fut fait sciemment ou par ignorance, car le savoir rend la faute plus grande, l’ignorance la rend moindre...”) Alanus de Insuhs, Liberpoenitentialis (RL. 210, col. 288c). 34 “En plus, avec ce soupir et cette contrition de coeur le péché, c’est-à-dire le mépris de Dieu ou le consentement au mal ne dure plus, car la charité de Dieu qui inspire ce soupir ne
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En outre, on peut de temps en temps se passer même de la confession; la contrition suffit, et les larmes servent de garantie d’un repentir sincère: Lavant lacrimae delictum quod uoce pudor est confiteri, et ueniae fletus consulunt et uerecundiae.35
Un contemporain célèbre d’Abélard, Pierre Lombard, était à peu près du même avis. Lui aussi affirmait le rôle essentiel de la contrition dans la pénitence; sans contrition la confession est vaine.36 Il fallait toujours que le pécheur se confesse de ses fautes;37 d’un autre côté la confession constituait en soi une satisfaction partielle des torts commis. Abélard estimait que la confession composait une grande partie de la satisfaction.38 Selon un autre théologien, enseignant lui aussi en France mais dans le dernier quart du 12e siècle, Pierre le Chanteur, la confession en constituait la partie majeure.39 Enfin, comme dernier témoin de l’attitude évoluante envers le péché et la satisfaction pendant l’époque où se situe la composition du Conte du Graal, on pourrait citer Robert de Saint-Pair, archidiacre de Rouen, qui à la fin du 12e siècle affirmait que “apud Deum plus valet mensura doloris quam temporis.40 supporte pas la faute. Dans ce soupir nous sommes réconciliés immédiatement à Dieu et nous obtenons le paidon du péché précédent...” Texte latm dans Peter A belard’s Ethics:An Edition with Introduction, English Translation, and Notes, éd. et tr. par D.E. Lunscombe (Ox¬ ford: Clarendon, 1971), p. 88. 35 “Les pleurs lavent un délit qu’il est honteux d’avouer de la voix, et le fait de pleurer assure le pardon et la honte” (ibid., p. 100).
P. Amédée Teetaert observe à propos
d’Abélard: “Avec lui s’inaugure dans l’histoire de la pénitence une période nouvelle, où la contrition occupe la première place dans la discipline pénitentielle et constitue le facteur dominant de la rémission des péchés. Le début du Xlle siècle constitue une transition à la période nouvelle, inaugurée et établie définitivement par le contritioniste Abélard.” Voir la Confession aux laïques dans l’église latine depuis le Ville siècle: Etude de théologie positive (Wetteren: De Meester/Bruges: Beyvaert/Paris: Gabalda, 1926), p. 116. 36 Petrus Lombardus, Sententiarum IV, xvii, c. 1; xviii, c. 4; aussi, id., Summae de arte praedicatoria, cap. 30, in RL. 210, col. 170. 37 Voir Paul Anciaux, la Théologie du sacrement de la pénitence (Louvain/Paris: Nauwelaerts, 1949; trad. angl. The Sacrament of Penance (Tenbury Wells, Worcs.: Challoner, 1962), p. 62. 38 “... in humilitate confessionis magna pars agitur satisfactionis...” (Abélard, éd cit
p. 98. 39 “Oris confessio est maximapars satisfactionis.” Petrus Cantor, Verbum abbreviatum 143 in PL. 205, col. 342. 40 “Auprès de Dieu la mesure de la douleur compte plus que la mesure du temps.” Cette phrase tirée du Liber poenitentialis de Robert de Saint-Pair est citée par Michaud-Quantin,
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Quand on passe de ce témoignage assez uniforme des théologiens médiévaux au Conte du Graal on a évidemment à faire non pas à un manuel de confesseur ni a un traite érudit de la morale mais plutôt à une création de 1 imagination et qui vise a plaire. Toujours est-il que le Conte, produit au 12e siecle, appartient au monde intellectuel du poète et de son public; forcement, il a quelque rapport avec la théorie et la pratique dans le domaine moral, telles qu on les connaissait a 1 epoque. Le problème du péché et du repentir était une préoccupation quasiment universelle, dans cette société foncièrement chrétienne; les laïcs, s’ils y pensaient moins souvent que les clercs, s en souciaient neanmoins. Tout le monde savait que la rémission des péchés grands ou petits pouvait s’effectuer par la contrition, la confession et la satisfaction; les pèlerins que recontre Perceval le Vendredi saint expriment dans un context fictif l’idée courante que cette purification périodique était indispensable. Celle-ci, comme nous l’avons vu, visait à l’époque de Chrétien non à punir mais à corriger, de sorte que le pécheur, loin d’etre écrasé par le sentiment de la culpabilité, soit libéré du péché, réconcilié avec Dieu, réadmis aux sacrements, fortifié contre la rechute.41 Il n’en est pas moins vrai que la pratique de l’Eglise insistait sur une période de pénitence pour les délits, y compris l’homicide involontaire. Est-ce bien de cela qu’il s’agit ici? Avec l’imprécision voulue qu’on lui connaît, Chrétien laisse planer un certain doute au-dessus de la faute du héros et de la culpabilité qui s’y rattache.42 A cet égard on doit noter que quand Perceval abandonne sa mère tombée à terre il va bien au-delà du tort de ne pas venir en aide à une personne dans la détresse; sa faute d’omission est teintée d’insensibilité; elle n’est pas dans la catégorie d’actes purement accidentels qui ont comme résultat fortuit la mort d’une personne. Ceci étant, la pénitence qu’inflige l’ermite à Perceval est de nature à nous laisser tant soit peu perplexes. Elle consiste à aller à l’église tous les matins, si possible, et à y rester jusqu’à la
art. cit. {supra, n. 32), p. 268; ce chercheur appelle le texte “une sorte d’aide-mémoire.” A noter que même Abélard avertit contre les pénitences trop légères, soit choisies par le pécheur soit imposées par le prêtre, comme satisfaction du péché, de peur que Dieu n’en inflige de plus lourdes après la mort; voir l’éd cit., p. 108. 41 Voir Henry Charles Lea, A History of Auricular Confession and Indulgences in the Latin Church (Philadelphia, 1896), pp. 229-32. Pour une introduction à l’historique et la théorie de la pénitence, on peut consulter le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, doctrine et histoire (Paris: Beauchesne) t. 12/1 (1984), article “Pénitence.” Une présentation plus étendue se trouve dans l’étude de P. Anciaux {supra, n. 37), et dans celle de PA. Teetaert {supra, n. 35), dont la Troisième Partie est consacrée aux développements et aux controverses du 12e s. 42 Voir C. Vogel, op. cit. {supra n. 26), p. 105.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
conclusion de la messe. En plus, il doit aimer et adorer Dieu, traiter avec respect les hommes et les femmes de bien, se lever devant les prêtres, aider pucelles, veuves et orphelines. Pour ce qui est du très proche avenir, il doit rester deux jours avec l’ermite en partageant son régime bien maigre. Tout cela est bel et bien, et fournit un contraste saisissant avec la vie que le héros mène depuis longtemps. On est pourtant en droit de se demander com¬ ment un tel programme constitue une pénitance. Assister régulièrement aux services divins, montrer du respect pour le clergé, aider les gens dans la détresse, jeûner en Carême et surtout pendant la Semaine sainte--ces obli¬ gations incombaient à chaque fidèle. Il semble que l’ermite, en tant que confesseur, exercise un haut degré de discrétion (et qui s’accorde avec la pratique courante au 12e siecle).43 Ce qu’il impose à Perceval comme pénitence ne ressemble en rien à celle habituellement rattachée par le passé à l’homicide involontaire, c’est l’évidence. Il est vrai qu’aucune absolution explicite ne figure dans la narration; mais dans l’acte d’admettre son pénitent à la communion le dimanche de Pâques l’absolution de l’ermite est on ne peut plus clairement suggérée. Est-il permis à l’auditeur ou au lecteur d’en conclure que la pénitence du héros, pénitence indiquée en vue de son manque de charité qui a eu comme résultat la mort de sa mère, est tout d’un coup annulée? Si oui, se peut-il que d’après les idées du confesseur (ce qui revient à dire d’après là pensée de l’auteur) ce pécheur a déjà accompli sa satisfac¬ tion? Examinons une fois de plus le passage où Perceval réapparait dans le récit: Perchevax, ce conte l’estoire, A si perdue la miemoire Que de Dieu ne li sovient mais. .VI. fois passa avriels et mais, Ce sont .v. an trestot entier, Ains que il entrast en mostier, Ne Dieu na sa crois n’aora. Tôt einsi .v. ans demora, Ne por che ne laissa il mie A requerre chevalerie; Et les estranges aventures, Les felenesses et les dures, Aloit querant, et s’an trova Tant que molt bien s’i esprova, [N’onques n’emprist chose si grief
43 C. Vogel, op. cit., p. 58.
Le Péché de Perceval
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Dont il ne venist bien a chief.] Soissante chevaliers de pris A la cort le roi Artu pris Dedens les .v. anz envoia. Einsi les .v. anz emploia N’onques de Dieu ne li sovint, Et au chief des .v. anz avint Que il par .i. desert aloit Cheminant si comme il soloit. . .(6217-40)
Ensuite, exhorté par l’ermite à faire sa confession, Perceval avoue: “Sire . .. bien a .v. anz Que je ne soi ou je me fui, Ne Dieu n’amai ne Dieu ne crui, N’onques puis ne fis se mal non.” (6364-67)
Dans l’oeuvre de Chrétien les indications temporelles ont tendance à être peu précises.44
En plus, l’on constate que les manuscrits qui
contiennent ses romans montrent souvent des variantes à l’égard des chiffres. Pourtant les manuscrits conservant le Conte du Graal (et ils son nombreux) sont unanimes à une exception près:45 cinq ans ont passé depuis que Perceval a quitté la cour. Plus exactement, lui-même mesure cette période à partir de son échec au château du Roi Pêcheur. (Le fait qu’il ne sonne mot concernant la mort de sa mère suggère qu’il en a la con¬ science nette: encore une erreur, fort grave celle-ci, mais dont il est dans l’ignorance totale.) Dans son état de péché il ne distingue pas entre effet et cause profonde. Comme l’explique l’ermite, tous ses malheurs remontent bien au-delà de son séjour chez le Pêcheur; sa faillite à ce moment était le résultat d’un acte commis préalablement: “Pechie[z] la langue te trancha, Quant le fer qui onc n’estancha De sainier devant toi ve'is, Ne la raison n’en enqueïs. Et quant del graal ne seüs Cui l’en en sert, fol sens eüs...” (6409-14)
44 Comme l’a constaté Philippe Ménard dans “le Temps et la durée dans les romans de Chrétien de Troyes,” Le Moyen Age, 73 (1967), 375-401. 45 L’exception est la leçon du ms. R (BNF fr. 1450), qui donne “.vu.” Selon les variantes d’A. Hilka, le chiffre “.vii. ans” se lit également (au v. 6224) dans le ms. B (Bern, Bibl. de la Ville, 354); on y soupçonne une erreur pour R.
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C’est seulement en ce moment, et grâce à celui qui l’aide à faire sa confes¬ sion et à y voir clair en lui-même, que Perceval se rend compte de sa faute grave. Pourtant sa contrition est sincère. Il s’afflige peut-être à tort, jusqu’au moment d’être instruit par son confesseur, parce qu’il est incapable de s’expliquer la véritable nature de sa transgression; mais il n’en est pas moins vrai qu’il ressent un chaqrin cuisant et de lonque date: “S’en ai puis eü si grant doel Que morz eüsse esté mon wel Et Damedieu en obliai, Ne puis merchi ne li criai Ne ne fis rien, que je seüsse, Par coi jamais merchi eüsse." (6381-86)
Selon sa confession, il existe en cet état de misère depuis cinq ans. Comment interpréter cette mention de cinq ans de remords et de souffrance morale (mention donnée par sept fois, aux w. 6220, 6221, 6224,6235, 6236, 6238,6364, et dont la dernière est mise dans la bouche du héros): intervalle durant lequel le corps du patient a continué à s’occuper de sa routine normale, mondaine et somme toute non profit¬ able? Une meilleure question serait celle-ci: comment Chrétien veut-il que nous l’interprétions? Normalement ce poète ne s’adonne pas aux redites. Au contraire, il refuse parfois de répéter des renseignements, voire d’en fournir, quand il estime que ce serait autant de peine perdue ou bien que cela risquerait d’ennuyer son public.46 Dans le Conte du Graal, par contre, au cours d’un épisode où aurait suffi une.seule mention du laps de temps entre les apparitions du héros dans le récit, il insiste comme a coups de marteau sur le detail de cinq ans de désorientation, de souffrance et d’auto-reproche. Pourquoi Chrétien abandonne-t-il, pour une fois, l’économie et la discrétion qu’on lui connaît?47 Quand un écrivain dont il est le propre d’être subtile, de se laisser entendre à demi-mot, use de la répétition multiple à propos d’un fait en apparence banal, ses auditeurs ou ses lecteurs sont en droit de conjecturer qu’ils ont affaire à un effet consciemment produit, et de se demander pourquoi. Se peut-il que les cinq années d’absence—période pendant laquelle Perceval est absent de la narration, et aussi absent d esprit—constituent une partie importante de son aventure intérieure? Est-il possible qu’en faisant allusion à un laps de 46 Voir le Conte du Graal, w. 2224-26 et 2676-79; aussi Erec. v. 6420s. 47 Le poète en a fait autant pour le substantif val et ses dérivés, comme nous l’avons vu plus haut (Ch. VI, pp. 135-37).
LePécloédePerceval
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cinq ans le romancier s’efforce d’attirer notre attention au terme normal de pemtence exige par le peche d’homicide involontaire? Si l’on peut répondre provisoirement par l’affirmative à cet interrogatoire, il serait peut-être permis d’aller en avant dans la voie de la spéculation. Supposons que la longue souffrance de Perceval dont il ig¬ nore la cause véritable compte pour quelque chose dans son rachat. Supposons en plus qu’après avoir connu le chagrin, la privation, les regrets, en d autres mots apres s’être longuement puni, Perceval a déjà payé à son insu une bonne partie de sa dette envers Dieu et envers son prochain, qu’il en a presque fini. Le fait est que dès qu’il rencontre les pemtents le Vendredi Saint et entend une des dames parler de péché, de conseil, de confession et de retour à Dieu, il commence à laisser percer sa detresse en fondant en larmes. Arrivé auprès du prodome il montre les signes familiers de contrition: les pleurs, l’affliction de coeur, l’aveu de ce qu’il prend pour une faute. En même temps il éprouve le désir d éclaircissement. Dans 1 entretien avec l’ermite il cesse enfin de se fier a sa propre compréhension de ce qu’il a fait et des conséquences subies; il se laisse instruire. D un autre cote, celui qui cette fois-ci le prend en main et achevé son éducation est une personne très indiquée pour accomplir cette tâche; que l’ermite soit prêtre ou laïc,48 il est dépeint comme un homme sachant la pratique de l’epoque concernant la con¬ fession. Il devrait par conséquent être au courant de l’évolution qui avait eu heu dans la théorie de la pénitence. Comme le constate C. Vogel, on arrive, au 12e siècle, “à considérer l’aveu comme l’oeuvre expiatoire proprement dite, en raison de la rubor ou de l’erubescentia qu’il provoque chez le pecheur.” (Il cite le Verbum abbreviatum de Pierre le Chanteur à propos de l’importance de la confession orale, de l’humilité et de la honte dans l’expiation proprement dite; “Tum etiam quia ipsa oris confessio, maxima pars est satisfactionis.”) “Dès lors, il n’y a plus aucune raison de conserver le rhythme ternaire de la pénitence tarifée: aveu-expiation-abso¬ lution; l’expiation n’existant plus au sens propre, l’absolution peut suivre immédiatement l’aveu.. .”49 Or, l’hermite a vite fait de saisir la situation et reconnaître les signes de contrition (il est vrai que Perceval ne rougit pas, mais il pleure abondamment). Il remet son pénitent, l’aide à comprendre son vrai délit et lui impose enfin sa pénitence.
48 A consulter P. Amédée Teetaert, op. cit. supra, n. 35. 49 C. Vogel, op. cit., p. 59; Pierre le Chanteur dan s PL. 205, col. 342.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
“Se de t’ame pitié te prent, Si aies an toi repentance, Et va en non de penitance Al mostier . .(6440-43)
Nous avons vu plus haut en quoi consiste la “penitance,” remarquablement légère, qu’il lui propose. Devons-nous en conclure que d’après ce saint homme (qui sert évidemment de porte-parole du romancier) la peine normalement imposée jadis comme suite à l’homicide involontaire est remise à cause de la contrition évidente de son neveu, et aussi parce qu’elle est en tout cas déjà payée?
Cette
“penitance” dont parle l’ermite serait-elle non le premier mais plutôt le dernier pas dans un long et pénible progrès vers une véritable compréhension de lui-même et d’autrui? Il me semble que c’est là une hypothèse qui a des chances d’être en rapport avec les intentions de Chrétien. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’à la conclusion de d’épisode à l’ermitage, le dimanche de Pâques, Perceval a enfin réussi à effacer ce qui l’entravait, ce qui lui assombrissait la vie. Libre désormais des chaînes du péché, il a finalement atteint un état où son développement intérieur est au niveau de ses accomplissements chevaleresques. Le mouvement en avant est devenu, une fois de plus, une réelle possibilité.50
50 Ce chapitre développe une interprétation publiée sous le titre “Perceval and the Adventure Within,’ parue dans ArturusRex (Leuven, 1991), II, 120-33.
L’Evangille por coi dist ele “Les biens a ta senestre cele”? Le senestre, selonc l’estoire, Senefie la vaine gloire Qui vient de fausse ypocrisie. Le Conte du Graal (37-44)
VIII.
Les Défauts des autres
Jusqu ici, en considérant le Conte du Graal sous entre autres son aspect de roman d initiation, j ai concentre l’attention sur le jouvenceau qui y est initié. Il serait peut-être instructif de détacher pour l’instant notre regard de lui pour le diriger vers le monde dans lequel il est au début un étranger, un immigré tâchant de se faire assimiler au plus vite dans un pays dont le renom est brillant. Nous savons bien que vallet gallois fait son possible pour apprendre ce que les indigènes de son nouveau monde savent dès l’enfance, et pour se conduire comme eux. (Ce faisant il se conforme aux notions naïves de sa mère.) Inévitablement, car Chrétien est réaliste à ses mo¬ ments et fin psychologue toujours, Perceval commet des fautes, comme le ferait tout élève suivant à la hâte un cours intensif sur un sujet qui lui est totalement inconnu. Ses erreurs sont parfois banales, parfois très graves.
L’auditeur/lecteur bienveillant peut cependant les lui passer,
étant donné qu’il s’agit d’un élève doué et diligent, qui veut apprendre, qui apprend en effet, qui profite de l’instruction qu’on lui offre et qui finit par s’intégrer pleinement dans le monde courtois—avant de le quitter à la recherche d’un autre but. Pour ce qui est des nouvelles connaissances du héros, les indigènes du monde des cours, quelle sorte de figure font-ils? Sont-ils vraiment dignes d’admiration? Se peut-il qu’ils soient tant soit peu moins que parfaits, qu’ils commettent, eux aussi, des erreurs, voire des péchés? Bref, comment se conduisent-ils les uns envers les autres? Se l’on ex¬ amine l’ensemble de la société chevaleresque, telle que Chrétien la dépeint ici, quelles conclusions peut-on tirer en ce qui concerne les moeurs et les valeurs de ce milieu? Afin de répondre à ces questions, je suis d’avis qu’on doit se baser sur deux ensembles de phénomènes: le monde courtois tel qu’il se révèle à Perceval en tant que débutant—jeune personne qui représente une page blanche à remplir et dont la façon d’observer et de comprendre ne correspond par nécessairement à celle du lecteur/auditeur—et ce monde
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LA DESTRE ET LA SENESTRE
tel qu’il se présente au seul auditeur ou lecteur (que ce soit du Xlle ou du XXe siècle). Ce dernier aspect est à trouver soit dans les parties où Perceval ne figure pas, soit dans les épisodes où il est présent sans remarquer ou sans saisir la véritable portée de ce se passe autour de lui. Commençons par examiner le premier de ces ensembles, celui dont le héros est un témoin plus ou moins conscient. Le monde des cheva¬ liers est un monde que le garçon gallois est enclin à admirer depuis le moment où ses premiers représentants pénètrent bruyamment et brillamment dans l’isolement du manoir caché où il a grandi: son ad¬ miration de ces êtres exotiques va, on s’en souvient, jusqu’à l’idolâtrie.1 Dès qu’il saisit le fait que, lui aussi, il peut à son tour devenir chevalier et que pour accomplir ce dessein il n’a qu’à aller chez le roi Arthur, sa décision est prise. Pour lui, en ce moment, “être chevalier” équivaut à posséder une armure et des armes. Pourquoi et quand et comment se servir de ces armes, il n’en a qu’une notion bien vague. Si un chevalier a des obligations, s’il existe un code de conduite qu’on est censé ob¬ server, c’est là un sujet qui ne lui effleure même pas l’esprit.
C’est
grâce à la veve dame que la question est entamée; tout en se résignant à la perspective de voir partir son fils pour une carrière pleine de danger, elle s’évertue à l’instruire à propos des responsabilités que comporte cette carrière. • Il est évident qu’à son avis le titre de “chevalier” est lourd de signification sociale, voire morale; pour elle, chevalerie oblige. L’effort qu’elle fait, au dernier moment, pour communiquer à son fils quelques rudiments de savoir-vivre susceptibles de lui être utiles dans sa nouvelle vie témoignent du respect qu’elle ressent pour le monde courtois et la vie chevaleresque. Quand elle en parle, c’est en connaissance de cause. Mère de deux fils adoubés chevaliers et morts promptement sous les armes, veuve d’un chevalier blessé, ensuite décédé à cause de la perte de ses fils, descendante d’un lignage chevaleresque, elle est renseignée de première main sur cette classe et sur cette vie. Son enfant puîné peut se vanter de son père et de sa famille maternelle: “Biax fix, bien vos poëz vanter Que vos ne dechaez de rien De son lignage ne del mien, Que je sui de chevaliers nee, Des meillors de ceste contrée. Es illes de mer n’ot lignage Meillor del mien en mon eage, 1 Voir plus haut, Ch. II.
Les Défauts des autres
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Mais li meillor sont decheü, S’est bien en pluisors lius veü Que les mescheances avienent As preudomes qui se maintienent En grant honor et en proece.” (420-31)
Son désir d empecher de devenir chevalier le fils qui lui reste n’est nullement provoque par un dédain pour la chevalerie en principe, mais seulement par 1 espoir tout naturel de conserver vivant son dernier enfant. A travers ses paroles émues percent la fierté qu’elle tire de sa lignee, son respect de la chevalerie, sa notion que c’est là un état honor¬ able tout en étant dangereux. Sans 1 expliciter, elle donne à entendre qu’un chevalier est un être privilégé mais aussi un être qui a des obliga¬ tions, qu’on attend beaucoup de lui, que le monde qu’il habite est un monde exigeant en ce qui concerne son comportement social et moral aussi bien que militaire. D’où ses instructions au sujet de ce que doit et ne doit pas faire son fils à partir de son adoubement. Il est vrai que le vallet ne fait pas très attention à ces conseils; il ne les néglige cependant pas tout à fait. Les leçons de Gornemant viendront bientôt a l’appui de celles de la dame, leçons prononcées cette fois-ci par un homme, un membre actif de la société chevaleresque, un preudome que le héros est disposé à admirer. Pour ce personnage aussi il va sans dire que chevalerie oblige. Gornemant continue l’éducation du garçon avec quantité de conseils: voici comment il faut agir envers un adversaire vaincu, envers les dames. Le roi Arthur, lui aussi, prononce en la présence de Perceval quelques observations à l’égard des obliga¬ tions d’un preudome (1009-32). Bref, selon trois personnages qui pour notre débutant font autorité, il existe en principe un code que doit respecter tout chevalier. En quoi consiste ce code tel que les mentors du sauvageon le lui exposent? La première régie que lui donne sa mère, et qu’elle amplifie plus longuement que les autres, concerne le comportement envers les dames et les pucelles: il doit leur être serviable si elles ont besoin d’aide: “Se vos trovez ne près ne loing Dame qui d’aïe ait besoig Ne pucele desconseillie, La vostre aïde apareillie Lor soit, s’ele[s] vos en requièrent, Car totes honors i affierent.” (533-38)
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Le respect, l’honneur, le service, l’aide—les dames y ont droit; et un cheva¬ lier qui porte honneur aux dames sera honoré à son tour: “Qui as dames honor ne porte, La soe honor doit estre morte. Dames et puceles servez, Si serez par tout honerez.” (539-42)
Plus tard ce sera le tour de Gornemant d’instruire le jeune héros. Or, parmi les règles de conduite que 1 epreudom prononce lors de l’adoubement figure, justement, celle d’aider les dames (entre autres) qui sont dans la détresse: “Se vos trovez homme ne famé, Ou soit damoisele ou soit dame, Desconseilliez d’aucunne rien, Conseilliez les, si ferez bien, Se vos conseillier les savez Et se le pooir en avez.” (1657-62)2
Nous avons vu (IV, 72-75) la manière brutale dont le héros agit envers sa mère, dame qui la première lui avait recommandé le service des dames, et l’incorrection de son traitement de la demoiselle surprise dans la tente. Après mainte bévue, pourtant, il finit par apprendre les règles de conduite qu’en principe on observe dans le monde courtois. Il les internalise et s’en laisse guider, jusqu’au point où la courtoisie devient pour lui une seconde nature.3 Que dire des autres personnages? Les nouvelles connaissances du jeune Gallois sont déjà, à l’exception de quelques comparses, des membres de la société courtoise, chez eux depuis l’enfance dans ce milieu culturel, connaissant à fond ses lois. Pour ces chevaliers et ces dames, suppose-t-on, la théorie aussi bien que la pratique de la vie raffinée sont dans l’ordre des choses; c’est l’étranger, le primitif qui va se heurter contre les structures et les bienséances de cette civilisation. Le fait est, pourtant, que depuis le jour où le héros s’en va du manoir maternel et commence à connaître le grand monde, les rencontres qu’il fait donnent une notion bien curieuse de la véritable manière dont les membres de cette société d’élite passent leur temps, ce qu’ils poursuivent comme buts de leur existence, la manière dont ils se
2 II existe plusieurs variantes des w. 1657-59; voir l’éd. Busby. 3 Pour son progrès dans le domaine du savoir-vivre, voir plus haut, Ch. III.
Les Défauts des autres
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traitent les uns les autres. Les rapports entre les hommes et les femmes sont particulièrement intéressants. La première rencontre du garçon est celle d’une belle jeune femme établie dans une tente luxueuse; il devient évident qu’elle est la maîtresse de quelqu’un et qu’elle vit dans ce qu’on pourrait qualifier de concubinage élégant.
C’est-à-dire que
cela devient évident aux lecteurs modernes, comme sans doute aussi aux auditeurs contemporains de Chrétien, tandis que l’innocent héros ne comprend pas la situation.
Ce qu’il ne peut pas manquer de
comprendre, c’est que la demoiselle, loin de se fier au service et à la protection de l’ami absent qu’elle évoque, a plutôt peur de lui, peur de sa jalousie et de sa violence. “Fui! que mes amis ne te voie.” (692) “Fui! que mes amis ne te truisse; Que s’il te trove, tu es mors.” (698-99)
C’est à cause de cela qu’elle pleure et tord ses poings, non à cause du baiser et de l’anneau volés: .. . “Vallet, N’en porte pas mon anelet, Que j’en seroie malbaillie Et tu en perdroies la vie, Que qu’il tardast, jel te promet.” (729-33)
Elle en serait maltraitée, lui en serait tué tôt ou tard—on dirait que cette esquisse verbale d’un amant-chevalier en tant que propriétaire vindictif et que némésis implacable est exagérée. Comme le héros part à temps, il n’assiste pas à la scène suivante, qui donne raison à la demoiselle. Survient bientôt l’ami, l’Orgueilleus de la Lande, qui a remarqué les signes de la présence d’un intrus et qui conclut, furieusement, à l’infidélité de sa maîtresse.
Il l’invective et lui promet une lourde
pénitance, promesse qu’il tiendra. Plus tard, quand Perceval rencontre de nouveau cette demoiselle, il constate sa déchéance; elle est en larmes, vêtue de haillons, trainée sans cesse à travers les champs et les forêts sur un palefroi moribond, comme punition de son manquement présumé. En plus de ces mauvais traitements, l’Orgueilleus l’accable d’injures dont la portée dépasse leur cible principale et englobe le genre féminin entier: toute femme serait volage, lascive, facile à séduire dès le premier baiser:
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Il s’agit, bien entendu, d’un lieu commun, les quinque lineae amoris\ la conquête amoureuse procéderait par cinq étapes: la vue, la conversa¬ tion, le toucher, le baiser et “le reste.”4 Va donc pour les femmes en général; quant à cette demoiselle, elle a la récompense que sa faiblesse mérite: “Ore en a si cortois loier M’amie corne il i apert. . .” (3884-85)
Le mot cortois, bien que prononcé par antiphrase, nous donne à réfléchir. La brutalité envers les dames peut-elle faire partie intégrante des moeurs du monde courtois dès qu’une femme encourt la jalousie ou la colère d’un homme? J’incline à le croire, car l’Orgueilleus de la Lande n’est pas le seul chevalier à montrer un manque d’égards envers un de ces êtres que tout chevalier est en principe tenu d’honorer et de servir. Avant sa seconde rencontre de la malheureuse Demoiselle de la Tente le héros fait la connaissance d’une autre jeune fille qui, elle aussi, a à se plaindre des mauvais traitements qu’elle reçoit aux mains d’un chevalier, Clamadeu des Iles. Cette demoiselle, Blancheflor, se trouve dans une situation périlleuse au plus haut point: assiégée depuis un an
4 Ce topos a ete analysé par E. R. Curtius, European Literature and the Latin Middle Ages, tr. W. B. Trask (New York: Bollingen, 1953), pp. 512-14; voir aussi L. J. Friedman, “Gradus amoris,” Romance Philology 19 (1965-66), 167-79.
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(“Tout un iver et un esté,” 2014) dans son propre château, son père tué, 250 de ses 300 chevaliers occis ou faits prisonniers, les survivants affaiblis par la faim, elle sera bientôt la proie de son adversaire qui vise à s’emparer et du domaine et de 1 orpheline. Réduite au désespoir, car ses gens n’y tiennent plus et qu ils devront rendre le chateau dès le lendemain, elle a pris la decision de se tuer plutôt que de devenir la captive et l’épouse de son adversaire. Ce n est que 1 arrivée fortuite du héros, qui consent a entreprendre sa defense, qui la sauve de ce qu’elle considère comme le pire des maux. Le Chevalier Vermeil, 1 Orgueilleus de la Lande, Clamadeu et son sénéchal Engygeron sont des chevaliers dans le sens technique et féodal; ils sont aussi des etres peu civilisés, peu courtois, des spécimènes de l’envers de la chevalerie. On pourrait dire à leur décharge qu’ils sont, au début, des chevaliers en marge, l’un d’eux ouvertement hostile envers le roi Arthur, les autres sans rattache préalable à sa cour. En plus, ils finissent tous (a l’exception du Chevalier Vermeil) par être intégrés dans le milieu arthurien. Ils sont envoyés l’un après l’autre au roi afin de se rendre prisonniers et de conter le message de celui que les a vaincus. A chacun d’eux Arthur fait grâce de sa prison; il les retient tous à son service. Engygeron, ayant raconté sa défaite, . . . s’èstoit a cort retenus Et de maisnie et de conseil. (2762-63)
Quant à son maître, Clamadeu a fait son message. Puis le retint tôt son eage Li rois de cort et de maisnie. (2907-9)
A l’arrivée de l’Orgueilleus et l’annonce des nouvelles du chevalier à l’armure vermeille qui l’a vaincu, Arthur lui souhaite la bienvenue: “Por lui serais vos chier tenus Et honorez en mon hostel.” (4024-25)
L’Orgueilleus du moins reconnaît publiquement qu’il avait mal agi envers son amie, tandis que les deux premiers ne mentionnent pas devant Arthur leur guerre contre Blancheflor (ils ont pourtant promis au héros de ne plus l’inquiéter).
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Tous les trois adversaires et du héros et du code courtois, étant vaincus et étant pénitants aussi, soumis au roi et respectueux de la reine et de ses pucelles, sont admis dans le milieu civilisé par excellence, la cour arthurienne C’est là que le lecteur/auditeur les laisse, car ils ne figurent plus dans le récit; pour eux, l’histoire finit très bien. A la différence de ces recrues que se fait le cercle arthurien (et dont Perceval lui-même sera bientôt membre), recrues qui se montrent dignes d’y entrer, il y a quelques personnages qui appartiennent à la cour dès l’entrée de jeu. Trois d’entre eux sont mis en vedette: Keu, Gauvain et Arthur lui-même.
Tous trois étaient des personnages connus du pub¬
lic de Chrétien, car ils figurent dans ses autres romans; ils entrent dans le Conte du Graal avec une réputation déjà établie.
On constate des
modifications chez ces hommes en se rappelant ce qu’ils sont et ce qu’ils font dans les quatre premiers romans de Chrétien. Prenons le rôle de Keu, le moins compliqué des trois.
Nous le
rencontrons dans Erec, où il est identifié comme sénéchal d’Arthur et où il n’a pas beaucoup à faire sauf dans un seul épisode. Voyant le destrier de Gauvain, “Aussi con por anvoiseüre” (3960), il a l’idée de l’emprunter et aussi la lance et l’écu, s’en va avec, tombe sur Erec qu’il ne reconnaît pas, l’interpelle sans façons; puis, repoussé et menacé, il le défie “Com hon plains de grant felenie” (4042) et, bien qu’il ne porte pas d’armure, se précipite sur Erec qui le frappe du talon de sa lance et le désarçonne. Comme Keu voit son adversaire sur le point d’emmener le destrier, il avoue que la bête n’est pas sienne mais plutôt appartient à Gauvain. Sur ce, Erec lui permet de remonter et d’aller rendre le cheval à son propriétaire, ce qu’il fait. Bref, Keu apparaît ici sous les traits d’un homme un peu brusque (il prend Erec par la rêne sans le saluer) et plus qu’un peu imprudent, aussi tant soit peu câlin (“moût sot de losangerie”, 4056), mais aussi honnête dans son récit de sa propre défaite, qu’il raconte au roi Arthur. Absent de Cligés, Keu joue un rôle de premier plan dans le Chevalier de la charrete, où sans gêne il exploite l’affection qu’ont pour lui le roi et la reine afin d’en arracher un “don contraignant.” Témoin du défi de Méléagant, il dresse rapidement un plan selon lequel il se fera le compagnon et le cham¬ pion de la reine selon les conditions établies par le chevalier hostile. Le couple royal tombe dans le piège; ils acceptent de faire n’importe quoi afin de retenir leur sénéchal a la cour. Le voila donc qui accompagne la reine vers le rendez-vous avec Méléagant et qui finit par être vaincu et fait prisonnier, emmené avec Guenièvre au pays de Gorre. Loin d’être le libérateur des captifs de Méléagant, il a besoin d’être libéré par Lancelot,
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dont il envie le succès. “Con m’as honi!” (4010) lui dit-il. Pourtant il se montre reconnaissant envers le roi Bademagu et loue sa courtoisie envers la reine pendant sa captivité. Il passe son temps chez ce roi couché dans la chambre de Guenièvre (arrangement qui ajoute aux difficultés des amants) et se voit accusé d’adultère avec la reine et de trahison envers son seigneur Arthur (accusation dont il est exculpé dans un combat judiciaire, puis dans un deuxième, où Lancelot triomphe de Méléagant). Dans ce roman le sénéchal fait piètre figure: le distinguent la vantardise, le calcul, l’ingratitude, enfin l’ineptie. Le chantage dont il use envers le roi, profitant de la honte et de la faiblesse de celui-ci pour entreprendre une tâche héroïque qu’il est incapable d’accomplir, est particulièrement odieux. Néanmoins on constate dans ce roman l’absence de jugements à son égard, de la part des autres personnages et aussi du poète. Personne ne le condamne; ses actions sont loin d’être louables, mais c’est à l’auditeur/lecteur de tirer cette conclusion. Avec cette objectivité la narration du Chevalier au lion fait un contraste saisissant. Dès le premier épisode le narrateur nous communique son opinion de Keu: Calogrenant a commencé son récit, le reine s’approche du groupe de chevaliers, Calogrenant se lève, “Et Queuz, qui moût fu ramporneus,/ Fel et poignans et despiteus,/ Li dist...” (w. 69-71). Cette affirmation est suivie d’une démonstration: toute une série de sarcasmes au dépens de Calogrenant. Puis c’est le tour de Guenièvre d’exprimer son idée: “Chertes, Kés, ja fussiés crevés, Fait la roÿne, au mien quidier, Se ne vous peüssiés widier Du venin dont vous estes plains. Enuieus estes et vilains De ramporner vos compagnons.” (86-91)
Calogrenant est d’accord avec elle: Keu est normalement méchant; il en est coustumiers (115).
Le reine répété cette désignation, tout en
ajoutant que Keu est incorrigible: “Coustumiers est de dire mal, Si qu’on ne l’en puet chastïer.” (134-35)
Ce sont les observations malicieuses de Keu a propos de Calogrenant qui mettent en branle les aventures d’Yvain, car ce dernier décidé d entreprendre la vengeance de son cousin. Comme Yvain s en va a la derobee, Keu profite de son absence pour le combler de railleries (2181-2208). Yvain,
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apres avoir vaincu et tue Esclados le Rous et pris sa place comme défenseur de la fontaine magique, trouve bientôt l’occasion de se venger de Keu: il a vite fait de l’étendre par terre devant Arthur et sa cour ambulante (223062). Se lève un choeur de voix qui célèbrent là défaite et la honte de celui qui traite les autres avec dédain (2265-66); on se réjouit de son embarras— et pourtant on lui pardonne cette fois “Por che qu’ains mais ne vous avint” (2269), ce qui jure avec sa conduite méprisable dans la Charrete, rappelée par deux fois dans Yvain (3917-35). Bref, dans les quatre premiers romans de Chrétien Keu joue le même rôle, celui de sénéchal competent mais piètre guerrier, fanfaron et mauvaise langue; la maladresse aux armes et la médisance sont des modifications apportées par le poète champenois à cette figure traditionnelle et qui désormais resteront associées avec lui.5 Ce qui est nouveau dans le Conte du Graal est moins le degré de la méchanceté du sénéchal que le sens dans lequel elle est dirigée. Jusqu’ici les victimes de ses sarcasmes ont ete des chevaliers, des gens de son rang, des hommes. Or, dans son dernier roman Chrétien nous montre un Keu qui raille un jeune etranger naïf, lui promet ce qu il n’est pas capable de lui donner et finit par le chasser de la cour, comme lui fera observer plus tard le roi (1240-44, 4078-81), qui continue à l’aimer tendrement (4330-44). Une autre cible de la malveillance de Keu est une demoiselle anonyme, une des pucelles de la reine, egayee a la vue du jeune Gallois et qui lui prédit en souriant un avenir brillant; sur ces entrefaites Keu, qui vient de s’entendre reprocher par Arthur et qui est irrité par les paroles aimables que la pucelle a dites au visiteur, saute et lui donne une gifle si violente qu’elle tombe à terre. Puis c’est le tour d’un fou près d’une cheminée; ce dernier n a rien dit ni rien fait mais a sa vue Keu se rappelle une prophécie que ce sot avait coutume de dire concernant la pucelle et de son sourire. Alors d un coup de pied il le lance dans le feu. Voilà trois victimes d’une mechancete gratuite, trois victimes qui ne sont nullement à même de se defendre. un rustaud incapable de comprendre l’ironie, une demoiselle et
Dans Cet and the A rthurian Legend (Cambridge: Brewer, 1988), Linda Gowans consacre trois chapitres (5, 6, 7) à ce personnage dans les romans de Chrétien. Pour Keu comme personnage traditionnel, voir Joël Grisward, Archéologie de l'épopée médiévale: struc¬ tures trifonctionnelles et mythes indo-européens dans le Cycle des Narhonnais (Paris- Payot 1981), qui souligne (p. 271) que “le Keu querelleur” sarcastique, le Keu “à la langue de vipere” n’est pas une mvention de Chrétien de Troyes.
Keu est un des nombreux
sénéchaux méchants examiné par Brian Woledge dans “Bons Vavasseurs et mauvais sénéchaux,
in Mélanges Rita Lejeune (Gembloux: 1969), II, 1263-77,
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un fou: autant de personnes faibles et en marge. Il est vrai que Keu est parmi les blesses (1001), et qu’une blessure n’est pas pour mettre quelqu’un de bonne humeur. Pourtant, noblesse oblige. Que cette sorte d’impolitesse, voire de brutalité soit supportée à la cour et en la présence du roi en personne est peut-etre invraisemblable (à moins que Keu y soit accepté comme type colérique, donc pardonnable, comme l’a proposé Jacques E. Merceron6). Néanmoins c’est un élément qui confère un coloris bien sombre au monde courtois. Le cas de Gauvain est plus délicat.
Ici encore on a affaire à un
personnage bien connu grâce à la tradition et aussi à cause du fait qu’il figure dans tous les romans de Chrétien antérieurs au Conte du Graal.7 Il est toujours Gauvain, toujours le parangon des chevaliers par sa prouesse et par sa courtoisie. Il joue un rôle de plus en plus important depuis Erec jusqu’au Conte du Graal, de la perspective de la quantité d’épisodes où il paraît et du nombre de vers qui lui sont consacrés; par contre, tout en restant un champion invincible et un modèle de la politesse, il subit une certaine diminution du côté de la prudence et du bon sens.
Sa première contribution au récit à’Erec est d’assister au
voeu d Arthur à propos de la chasse au blanc cerf; Gauvain déconseille cette entreprise comme source de querelles et de malheurs (39-58) mais il a beau dire: la décision royale est prise. La sagesse de Gauvain se trouve confirmée plus tard par le narrateur: entendant rejeter l’invitation d’Arthur par un chevalier incognito (qui se trouvera être Erec), Gauvain “qui estoit de moût grant san” (4110), a vite fait d’imaginer un stratagème: si l’inconnu ne veut pas venir à la cour, il s’occupera de faire aller la cour à un endroit 6 Jacques Merceron étudie Keu en tant que type colérique et examine son ire comme représentant un des sept péchés capitaux (donc blâmable) ou alternativement signalant un disfonctionnement de Nature (donc pardonnable); voir “De la ‘mauvaise humeur’ du sénéchal Keu: Chrétien de Troyes, littérature et psychologie (Cahiers de Civilisation Médiévale 41 [1998], 17-34. A la p. 30 on lit: “Chrétien et, à sa suite, les membres de la cour arthurienne, tout en ne se privant pas de dénoncer sévèrement les effets néfastes du comportement de Keu, adoptent une attitude plus clémente vis-à-vis des causes de celui-ci et, par suite, de la responsibilité du sénéchal: un comportement certes désagréable, mais un comportement si intimement hé à sa nature et à son tempérament colérique qu’il ne peut être réformé. Si l’on accepte l’idée que Chrétien et son public comprennent le caractère de Keu dans le contexte de la doctrine humorale, l’étrange clémence d”Arthur envers Keu qui a déconcerté maints critiues s’éclaire d’un jour nouveau.” On pourrait proposer d’associer à cette tolérance le chevalier Saigremor, “li Desreez,” autre membre de la Table Ronde et également bien vu malgré son caractère violent. 7 Keith Busby examine cette figure dans Gauvain in Old-French Literature (Amsterdam: Rodopi, 1980), ch. 2.
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vers lequel ce chevalier se dirige, et il l’y accompagnera. Pris à ce piège courtois, Erec loue l’astuce de son compagnon puis révèle son identité: “Haï! Gauvains,” fet il, haï! Vostre granz sans m’a esbaï. Par grant san m’avez retenu.” (4147-49)
Dans Cligés par contre, Gauvain figure surtout sous les traits de membre d’une famille8 (neveu d’Arthur, frère de Soredamors, oncle de Cligès) et de jouteur; il se bat avec son neveu sans le reconnaître et aussi sans le vaincre, jusqu’au moment où le roi Arthur déclare que leur combat s’est prolongé suffisamment. Sa prouesse sert surtout à mettre en relief celle de Cligès. Dans le Chevalier de la charrete et le Chevalier au lion Gauvain devient un personnage de premier plan; ses rôles dans les deux romans sont pareilles. Dans l’un et l’autre récit Gauvain sert de repoussoir du protagoniste: ami, compagnon, allié de chacun des héros.
Dans la
Charrete il s’occupe de la même quête que Lancelot; s’il ne la mène pas tout à fait à bien, c’est qu’il a le malheur d’opter pour le Pont Evage tandis que Lancelot choisit le Pont de l’Epée. Comme le constate Paule Le Rider, “Gauvain dans le Chevalier de la charrete n’a pas d’autre défaut que de n’être pas le protagoniste .. .”9 Après son combat avec Méléagant Lancelot devra aller à la recherche de Gauvain qui, lui, parvenu enfin au pont après maint péril et mainte victoire, tombe à l’eau; on arrive juste à temps pour le repêcher avec des perches et des crocs,10 tandis que Lancelot s’en va avec un nain attaché au service du traître qui le fait prisonnier. C’est donc à Gauvain que revient l’honneur de reconduire à la cour d’Arthur la reine, Keu et tous les autres capitifs; honneur toutefois immérité. Absent d’une bonne partie des épisodes de ce roman, Gauvain disparaît aussi dans de longs passages d’Yvain, absence qui est soulignée plusieurs fois par d’autres personnages. Il est le champion qui manque à Lunete accusée de trahison envers sa dame Laudine; il a été également recherché par le seigneur affligé par Harpin de la Montagne qui a enlevé ses 8 Voir Donald L. Maddox, “Kinship Alliances in the Cligés of Chrétien de Troyes, l’Esprit Créateur XL (1972), 3-12. Paule Le Rider, le Chevalier dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (Paris*
S.E.D.E.S., 1978), p. 238. 10 Contrairement à ce qu’affirme P. Le Rider (loc. cit.), Gauvain ne passe pas tout le temps que dure l’épisode de Gorre à séjourner dans le fleuve.
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fils et prétend débaucher sa fille. Comme ce seigneur est le mari de la soeur de Gauvain, il a d’autant plus de raisons de compter sur l’aide de ce dernier. Gauvain n’est pourtant pas disponible; il est à la recherche de la reine emmenée par Méléagant (c’est-à-dire qu’il est occupé dans l’autre roman que le poète avait sur le métier).11 Ceux qui, dans le Chevalier au lion, souffrent de son éloignement sont convaincus que, s’il était là, il n’hésiterait pas à entreprendre le défense des gens dans la détresse, hommes et femmes, et qu’il résoudrerait à force des armes tous les problèmes. Pendant qu’il joue un rôle actif dans le récit, pourtant, loin de résoudre les problèmes, il en crée un de dimensions gigantesques pour le protagoniste. Venu en tant que membre de la cour arthurienne visiter la fontaine magique, il félicite Y vain devenu mari de la châtelaine et défenseur du lieu. Peu de temps après, pourtant, il se met à jouer le rôle de mauvais conseiller. Gaiement, il rappelle à son ami ses devoirs de chevalier (2484 s.): il ne faut pas, une fois marié, abandonner l’activité chevaleresque. S’il se laisse déchoir il perdra tôt ou tard l’amour de son épouse. Les paroles de Gauvain sont éloquentes jusqu’au point où Yvain se laisse persuader: il obtient de Laudine sa per¬ mission de se séparer d’elle pendant une année afin de participer aux tournois. L’on sait les conséquences néfastes de l’absence et de l’oubli d’Yvain, tout a ses aventures avec son compagnon. Le dernier épisode ou figure Gauvain est son combat incognito avec Yvain, chacun d’eux luttant en tant que cham¬ pion d’une des filles du seigneur de la Noire Epine. Or, Gauvain se bat pour la soeur méchante parce qu’elle le pria de le faire; il ne se donne pas la peine de s’informer du mérite de sa querelle. Les champions passent la journée à se combattre et font démonstration de prouesse égale; tout finit par des compliments et par un échange de noms. Le fait que Gauvain ne remporte pas la victoire, bien qu il fasse de son mieux, serait-il le résultat de 11 Pour l’imbrication des aventures de Gauvain dans les deux romans, voir entre autres Jean Frappier, Etude sur Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes (Paris: S.E.D.E.S., 1969), pp. 12-16; David Shirt, “How Much of the Lion Can We Put Before the Cart? Further Light on the Chronological Relationship of Chrétien de Troyes’s Lancelot and Yvain,” French Studies XXXI (1977), 1-17; Evelyn Mullally, “The Order of Composition of Lancelot and Yvain, ”BBS1A 36 (1984), 217-29; Karl Uitti, “le Chevalier au lion: Yvain, ”in The Romances of Chrétien de Troyes: A Symposium, ed. D. Kelly (Lexington, KY: French Forum, 1985), 182231; Jan Janssen, “The ‘Simultaneous’ Composition of Yvain and Lancelot'. Fiction or reality>” FMLSli (1987), 366-76; Barbara N. Saigent-Baur, “The Missing Prologue of Chrétiens Chevalier au lion,” French Studies XLI (1987), 385-94; Donald L. Maddox, “Cyclicity, Transtextual Cohérence, and the Romances of Chrétien de Troyes,” in Transtextualities: Of Cycles and Cyclicity in Médiéval French Literature, ed. S. Sturm-Maddox and D. Maddox (Binghamton, NY: Center for Médiéval and Early Renaissance Studies, S.U.N.Y. at Binghamton: 1996), pp. 42-43.
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lutter pour une cause mauvaise? Chrétien ne l’explicite pas; mais il est clair que pour Gauvain ce qui compte est la vaillance et l’occasion de briller, plutôt que la justice. Marie-Luce Chênerie constate: “Yvain et Gauvain combattent au nom d’un même principe de l’honneur, le service des dames, compte tenu de la précipitation orgueilleuse de Gauvain à s’engager et qui le rejette du côté du tort.. .”12 Le fait est que dans ce roman Yvain tombe de haut, grâce en grande mesure à son compagnon persuasif, mais aussi se rachète et finit par monter encore plus haut, tandis que Gauvain reste au même niveau, qui toutefois n’est jamais ignoble. C’est dans le Conte du Graal que l’envergure de Gauvain sur le plan moral diminue visiblement, bien que son rôle y soit important.13 Perceval, nous l’avons vu, se donne toutes les peines du monde pour s’élever à la chevalerie et chemin faisant à la civilisation courtoise, niveau auquel il atteint une fois retourné à la cour d’Arthur venue à sa recherche. Toute la cour est bientôt au courant de la défaite de Sagremor “li Desreez,” puis de Keu, et par cette deuxième victoire elle est instruite du bien-fondé de la prophécie du sot a propos de la Pucelle Qui Rit. La prophécie est justifiée, la Pucelle est vengée, on témoigne de l’accueil fait à Perceval comme membre du cercle d’élite. Pour le moment il est sur le même pied que Gauvain, le nec plus ultra de la prouesse et de la courtoisie selon les valeurs mondaines. L’égalité des deus héros est soulignée par la courtoisie de leurs paroles (celles de Perceval étant dans le même registre que celles de Gauvain), par l’échange de noms et de compliments, par le don de vêtements civils appartenant a Gauvain et acceptés par l’arrivant. C’est donc habillé comme Gauvain, et marchant avec lui la main dans la main, momentanément comme son alter ego, que Perceval s’approche pour la seconde fois du roi Arthur (4534-45). Après que Perceval est intégré cependant à la cour en fête et emmené à Carlion le soir même, dans une scène qui a tout l’air d’être l’épisode culminant du roman, une nouvelle crise se produit dès le troisième jour. Le compagnonnage Gauvain-Perceval, qui vient d’être établi, se trouve ébranlé par l’arrivée et les reproches violents de la Demoiselle Hideuse, reproches suivis de tout un menu d’aventures à entreprendre. Gauvain en choisit une, Perceval une autre; puis ils se séparent définitivement '2 Marie-Luce Chênerie, le Chevalier errant dans les romans arthuriens en vers des Xlle et XIIle siècles (Genève: Droz, 1986), p. 367. 13 Chrétien lui consacre quelque 4000 vers sur les 9234 du roman inachevé. Pour la façon dont il y est dépemt, voir K. Busby 1980:83-144 et 1993:51-86, surtout les dd 5253 et 69. FF'
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(dans la suite du roman tel qu’il nous est parvenu) grâce au défi que lance Guingambresil quelques instants plus tard et qui vise le seul Gauvain. L’auteur souligne l’égalité des deux héros en ce moment de crise en narrant les accu¬ sations et les appels à l’action prononcés par deux personnages jusqu’alors inconnus mais qui usent de procédés semblables. La Demoiselle Hideuse salue le roi et tous les barons à l’exception de Perceval, à qui elle reproche son silence chez le Roi Pêcheur et en prédit les conséquences terribles; puis elle leurre les autres chevaliers avec l’annonce d’occasions de faire chevalerie et d’acquérir honneur. Perceval opte pour l’éclaircessement à propos de celui qu’on sert du Graal, pour la redécouverte de la Lance qui saigne et pour la compréhension de ce phénomène; avant de parvenir à ce but il ne cessera de faire des efforts continus et héroïques. Gauvain, lui, prend rapidement sa décision: il ira à la rescousse de la demoiselle assiégée à Montesclaire, exploit qui, s’il le mène à bien, lui vaudra beaucoup de louanges et aussi l’Espee as Estranges Renges. Une cinquantaine des chevaliers suivent son exemple; ils jurent d’entreprendre toutes sortes d’aventures difficiles et dangereuses. Sur ces entrefaites arrive encore un messager dont les paroles dans une large mesure font écho à celles de la Demoiselle Hideuse. Lui aussi entre dans la cour et salue le roi, lui aussi s’abstient de saluer un membre de la cour, en l’occurrence Gauvain, et se met sans préambule à l’attaquer verbalement en lui reprochant une faute grave. Il l’appelle de félonnie et de trahison, accusations contre lesquelles Gauvain se sent obligé de se défendre et qui pèsent beaucoup plus lourdes que le secours voué à la pucelle assiégée. Rapidement il fait ses préparatifs et s’en va; désormais son chemin ne va plus rejoindre celui de Perceval. Désormais ce dernier perd de vue celui qui jusqu’ici a été son modèle; c’est au lecteur de suivre la carrière de Gauvain et de tirer ses conclusions. L’on sait le caractère phantasmagorique des aventures de Gauvain. Vides de logique évidente, marquées par un caractère et par une succession arbitraires, dépourvues de sens et de nécessité, elles sont déroutantes au plus haut point. Leur étrangeté a fait l’objet de mainte étude.14 Encore plus gênant est le fait que le personnage n’en est pas gêné. Gauvain ne fait aucun effort pour s’expliquer ce qu’il observe et ce qui lui arrive. Pierre Gallais a noté que Gauvain “ne peut découvrir le sens des choses,” ce que ce chercheur explique par le fait qu’il n’aime pas. “Il applique son code, sa vision préformée du monde, incapable de l’ajuster à la réalité vivante.”15 Il survit 14 Paule Le Rider constate qu a la lecture du Gauvain “le lecteur éprouve une sorte de gêne,” le Chevalier (plus haut, n. 9), p. 211. 15 Pierre Gallais, Perceval et l’initiation (Paris: Sirac, 1972), p. 288.
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à tous les périls qu’il rencontre, et souvent il est victorieux, mais comme le dit Keith Busby, il achève ses épreuves “par la qualité de sa prouesse, non par la qualité de son esprit.”16 La sentence qu’a prononcée Jean Frappier sur lui reste fort juste: “Gauvain est un personnage statique. D’un épisode à l’autre, il ne cherche pas à se dépasser lui-même. Il tourne en rond dans un cycle d’événements dont le sen ne change pas.”17 Le fait est qu’ici comme ailleurs dans les oeuvres de Chrétien, Gauvain est dépeint comme le meilleur représentant de la chevalerie, c’est-à-dire des valeurs mondaines associées avec la cour. Arthur et Guenièvre, au sommet du monde courtois, comptent sur lui, l’estiment, le louent, l’aiment enfin. D’un autre côté, Gauvain est souvent associé avec Keu, personnage peu héroïque, peu courtois, peu admirable, mais dont le couple royal ne peut se passer. K. Busby note (à propos de la Charrete, mais la constatation vaut pour le Conte du Graal aussi): “Keu is as much a part of Arthur’s court as Gauvain, however different their rôles and characters, and it is quite natural for Chrétien and his audience to associate the two for this reason.”18 Ces deux figures masculines représentent les deux pôles du possible dans l’univers arthurien. Pour ce qui est des autres membres de ce cercle d’élite, eux aussi laissent à désirer et ce à plusieurs égards.
La charité n’est guère leur
fort, ni l’amitié ni même la bienséance. A sa première visite le jeune Gallois trouve une cour sans discipline ni respect. Personne, paraît-il, ne se soucie de la détresse du roi Arthur, défié, injurié et volé par le Chevalier Vermeil, tort qui s’est produit il y a quelques instants et dont lui-même décrira les dimensions une fois arraché à sa rêverie (w. 94467). Il reste au haut bout d’une table, pensif et muet, tandis que les chevaliers de la Table Ronde (ceux qui sont restés avec le roi, car plusieurs de ses compagnons l’ont quitté une fois la guerre avec le roi Rion finie, pour aller séjourner dans leurs châteaux, 854-57) mangent et causent entre eux bien tranquillement (w. 907-11), comme s’il n’était arrivé rien d’extraordinaire ou bien comme s’ils l’ont déjà oublié.
Même
après le drame qui vient de se produire, personne ne saut en avant pour empêcher l’entrée d’un inconnu, ni pour protéger le roi contre
16 Keith Busby, “Reculer pour mieux avancer: l’itinéraire de Gauvain dans le Conte du Graal,” in Chrétien de Troyes et le Graal (Colloque arthurien de Bruges) (Paris: Nizet, 1984), p. 22. 17 Jean Frappier, Mythe, p. 216. A la p. 254 ce chercheur le qualifie de “touriste de la prouesse mondaine.” 18 Keith Busby, Gauvain, p. 62 (plus haut, n. 7).
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quelqu’un qui a tout l’air d’être encore un intrus hostile, un rustaud qui entre à cheval dans la salle et qui pousse sa monture jusqu’à la table où le roi est assis. Heureusement pour toute la compagnie, ce que veut cet arrivant-ci n’est qu’une faveur, non pas la terre ni la vie du monarque. Il est heureux aussi que, quelques instants plus tard, l’expression de la mauvaise humeur de Keu se limite à une gifle violente et à un coup de pied et ne passe pas à la tuerie, car aucun chevalier dans cette piètre compaignie ne court à la défense de la pucelle ni du fou; aucun d’entre eux ne va jusqu’à prononcer un mot de désapprobation. On note aussi le fait que malgré le défi publique du Chevalier Vermeil, l’insolent qui tout à l’heure a réclamé la terre d’Arthur, personne ne part à sa poursuite, bien que le prochain arrivant (le rustaud Gallois) dise l’avoir rencontré devant la porte et qu’il aille jusqu’à en réclamer les armes. (Il est vrai que Gauvain est absent de cet épisode; on s’étonne toutefois du fait que nul autre membre de la Table Ronde ne soit capable, semble-t-il, de répondre mâlement à un défi aussi menaçant et grossier ni d’entreprendre la défense du seigneur et du royaume. Réaction curieuse, étant donné l’enthousiasme qui marquera leur réponse collective à l’annonce d’un choix d’aventures périlleuses faite pas beaucoup plus tard par la Demoiselle Hideuse.) On ne peut échapper à l’impression d’une cour, d’une société, d’un monde précaires et prêts à s’éclater, vulnérables, en proie à la première attaque du premier venu, que ce soit un chevalier aggressif ou un messager de l’Autre Monde. Et Arthur lui-même? Depuis le premier roman de Chrétien il a subi une diminution visible de puissance et d’autorité.19 Il est vrai que le poète nous a informés, dans la réplique du charbonnier, que le monarque a combattu Rion, roi des Iles, et qu’il est revenu tout récemment de cette expédition militaire victorieuse (850-52). Néanmoins la déception du jeune Gallois se comprend aisément. Ce qu’il observe c’est un roi qu un visiteur au premier abord n’identifierait pas comme tel, un roi dont sa mesnie ne tient aucun compte, un roi qui ne remarque pas l’entrée à cheval d’un étranger, un roi en apparence aveugle et sourd. “Cis rois ne fist chevalier onques (928) se dit l’arrivant, tout raisonnablement. Ce rustaud, qui n’a pas lu un livre quelconque, ne sait la réputation d’Arthur que par 1 ouï-dire; il se base sur les rapports prononcés par le chef des cinq chevaliers, par sa mere, par le charbonnier. L’auditeur du Xlle siècle, et le lecteur du XXe, s’approche de cette scène muni d’un intertexte: la réputation d’Arthur depuis Geoffroy
19 Voir mon “Dux bellorum / rex militum / roi fainéant: la transformation d’Arthur au Xlle siècle,” le Moyen Age 90 (1984), 357-73.
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de Monmouth et surtout depuis le premier roman de Chrétien de Troyes. Le portrait d’un roi déprimé, impuissant, incapable de tenir sa cour, offre au lecteur non seulement un spectacle peu héroïque mais une anticipation de la fin d’une ère, d’un rêve qui était noble. Comme le dit Donald Maddox, on devine ici la fin du règne d’Arthur “by the old monarch’s alarming enfeeblement.”20 En fait, Arthur agit, prend des décisions: il choisit d’établir sa cour à Carduel (336), puis à Disnadaron (2753-55), ensuite à Carlion (4003-4), puis dans un pré (4160), enfin de nouveau à Carlion (4606-7); il donne des ordres auxquels on obéît (p. ex. 2822); trois de ses chevaliers s’adressent à lui afin d’avoir la permission d’aller à la rencontre d’un inconnu qui a l’air de sommeiller sur sa monture (4216-4417). D’un autre côté, Chrétien lui attribue une lassitude, un laisser-aller profonds et nouveaux. Tout le monde vieillit, soit, dans la vie réelle et parfois même dans les romans; on pourrait ranger le portrait d’un Arthur viellissant parmi les traits plus ou moins “réalistes” de l’écriture de Chrétien. Il n’est pas obligatoire pour autant de présenter un Arthur en train d’abandonner les principes qui faisaient sa grandeur dans le domaine moral. C’est en cet abandon, cette recréantise, que consiste la véritable déchéance du roi Arthur dans le Conte du Graal. Ses fautes sont surtout des fautes d’omission, ce qui souligne le côté inactif et indifférent du rôle qu’il joue ici. Tout comme Perceval s’abstient de faire ce qu’il devrait faire, de venir en aide à sa mère, de montrer de la sympathie envers son prochain, de poser des questions naturelles et en même temps libératrices, Arthur néglige lui aussi d’agir d’une manière constructrice. Il ne fait aucun effort pour empêcher Keu de brutaliser la Pucelle Qui Rit et le fou, ni, après coup, il ne lui reproche pas ses actions. Quand Keu se met à railler le cavalier gallois, le roi ne lui ordonne pas de se taire; il se contente de lui faire quelques observations où manque toute mention du savoir-vivre et, à plus forte raison, de la charité.
Sa réplique comporte deux points
principaux: 1) il n’est pas beau de dire des choses déplaisantes à un vallet qui est un peu simple—car il pourrait s’avérer être un gentix hom (1012-13) et même un preux (1016); 2) il ne faut pas railler autrui et promettre ce qu’on ne peut pas ou ne veut pas donner—car ce faisant on peut perdre un ami et se faire un ennemi (1022-23). Tout en étant peut-être vraie sur le niveau pratique, c’est là une leçon peu édifiante. On dirait entendre la voix d’un Machiavel du Xlle siècle.
C’est là
20 Donald L. Maddox, “Cyclicity” (plus haut, n. 11), p. 48; voir aussi, id., TheArthurian Romances of Chrétien de Troyes: Once and Future Fictions (Cambridge: Cambridge Univ Press 1991), p. 89.
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d’ailleurs une leçon que l’apprenti chevalier n’entend guère, tout à son désir de se saisir au plus vite de l’armure rouge qu’il convoite. Il n’est pourtant pas trop pressé ni trop distrait pour prendre note de la brutalité d’un courtisan que le roi en le tançant nomme Keu. Pour ce qui est de la suite, des reproches que fera Arthur à l’adresse de Keu en rappelant cette scène, Perceval n’en sera jamais informé. Tant mieux; car Arthur reviendra là-dessus non pas pour blâmer son sénéchal de sa cruauté envers deux personnes de rang inférieur et incapables de se défendre, mais uniquement afin de lui rappeler qu’il lui avait aliéné un jeune homme qui promet et qui vient de vaincre le redoutable Chevalier Vermeil: “Ha! Keu, com m’avez hui fait mal Par vostre lange, l’enuiouse, Qui avra dite mainte oisouse, M’avez vos le valet tolu Qui molt m’a hui cest jor valu.” (1240-44)
Il s’en tient là, bien que Yonet lui ait rapporté, avec la nouvelle de l’exploit du jeune Gallois, un message pour la Pucelle Qui Rit, com¬ munication dont le fou se réjouit à voix haute. Deux fois encore ce motif se reproduira: message au roi fait par un chevalier vaincu, promesse de vengeance communiqué à la Pucelle, regrets d’Arthur à propos de l’absence du chevalier anonyme, reproches dirigés vers Keu à qui il dit après avoir écoute la narration de Clamadeu: ... “Molt par m’est grief Qu’il nen est çaiens avec moi. Par ta foie langue et par toi S’en ala il, dont molt me grieve.” (2878-81)
A la fin du récit de l’Orgueilleus il s’exprime de façon semblable: “Ha! Kex, molt feïs que cortois Del vallet quant tu le gabas! Par ton gabois tolu le m’as, Si que jamais nel quit veoir.” (4078-81)
Autant de rappels, autant d’occasions de mentionner, même en passant, les actions de Keu par rapport à des personnages rattachés à sa cour, par lui malmenés et sans recours et dont Arthur ne se soucie jamais, tout à ses regrets de ne pouvoir faire une recrue importante à sa ménie. Il ne montre
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jamais le moindre intérêt à la pucelle de la reine ni au sot, victimes toutes deux de la violence d’un grand seigneur rattaché à sa cour. Perceval n’assiste qu’au premier de ces épisodes. C’est pourtant à lui, étant donné l’inactivité du monarque et du manque d’initiative de sa maisnie, de mettre à raison le personnage le plus outrageux de la cour, de châtier le sénéchal brutal qu’Arthur semble incapable de maîtriser. Arthur indifférent, Gauvain absent, c’est à un débutant de la chevalerie d’observer tant bien que mal les idéaux courtois dont il s’était épris il y quelques semaines, y compris le respect et le service dûs aux dames. La bienveillance active de l’ancien rustaud contraste de façon frappante avec l’inertie de ceux qui sont adoubés, paraît-il, depuis quelque temps et pour qui ces idéaux ne sont pas ou bien ne sont plus de la toute première importance. Pour ce qui est d’autres membres de la classe chevaleresque, Perceval, nous l’avons vu, a témoigné de la violence verbale et du mauvais traitement que l’Orgueilleus accorde à sa malheureuse amie. Un autre exemple de la brutalité envers une femme dont un chevalier est capable est un épisode rappelé dans la partie “Gauvain” par Greoreas qui, aussitôt qu’il est guéri de ses blessures par Gauvain, lui vole son cheval. Comme prétexte il affirme en vouloir à Gauvain parce que ce dernier l’avait puni d’avoir violé une demoiselle en la terre du roi Arthur. Perceval n’assiste pas à cette narration et reste ignorant des faits racontés; c’est au lecteur/auditeur de les apprendre et d’en tirer ses conclusions.21 Il en va de même d’autres personnages, hommes et femmes, que nous rencontrons dans les parties du roman où Perceval ne figure pas. Les aventures curieuses de Gauvain entreprenant sa vindication après le défi de la Demoiselle Hideuse et la dénonciation de Guigambresil son hérissées de rencontres que Perceval, s’il y assistait, aurait trouvées perplexantes. Incognito, Gauvain se trouve sujet aux railleries auxquelles s’adonnent à coeur joie les dames de Tintaguiel (5054s). Plus tard, il devient la cible des sarcasmes et des mensonges de la Mauvaise Pucelle, celle qui le fait risquer maint péril et s’évertue (sans succès) à le provoquer jusqu’à point de lui trancher la tête, tant elle est dans le désespoir. Il rencontre une série de chevaliers qui le haïssent à mort à cause d’avoir triomphé d’un parent et de l’avoir tué en le combattant. On constate que dans la partie “Gauvain” tout comme dans la partie “Perceval” beaucoup des gens les plus sympathiques, ceux qui sont animés par la charité et la bienveillance, ne sont pas des chevaliers, des monarques,
21 Voir M.-L. Chênerie, le Chevalier errant, pp. 472-83 (plus haut, n. 12).
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de grands seigneurs ni de grandes dames. Il y a certes quelques exceptions (Gauvain lui-même, Gornemant, Blancheflor et sa ménie); mais pour la plupart les personnages faisant preuve de compassion et d’honnêteté, qui se montrent capables d’être bons, raisonnables, gentils ou du moins pas méchants, sont les humbles, les jeunes, les vieux, les faibles, ceux qui sont en marge du monde courtois ou bien ceux qui s’en sont éloignés de propos délibéré (ou bien qui sont dans un autre état d’existence, tels les habitants de la Roche de Chamguin). Dans la partie “Perceval” cette catégorie comprend la mère du héros, le charbonnier, la Pucelle Qui Rit, le sot, l’écuyer Yvonet, le vallet de Clamadeu, le Roi Pêcheur et l’hermite. La partie “Gauvain” met en scène la très jeune Pucelle aux manches petites, son père affectueux Tiebaut, Garin le vieux vavasseur de celui-ci, le nautonier secourable. K. Busby constate que “In the Conte du Graal, more so than in his other ro¬ mances, Chrétien often appears to express the truth, or his own opinions, via those characters who appear to be least fitted for the purpose.”22 Dans la partie “Perceval” c’est la triste veve qui la première établit le lien entre la chevalerie et la destruction: d’abord en tombant pâmée à terre rien qu’à apprendre que son fils a rencontré des chevaliers, ensuite en faisant le récit de ses fils aînés, adoubés en un même jour, défaits et tués en un même jour en cheminant vers le manoir familial.23 C’est le fou qui proteste, en cela offrant un contraste avec le silence du roi Arthur et des chevaliers de sa cour, contre la violence que lui-même et la Pucelle qui rit ont du subir aux mains de Keu. L’aggressivité d’autres chevaliers est racontée par d’autres victimes: Blanchefleur assiégée depuis un an par Engygeron et son seigneur Clamadeu et sur le point de se suicider (1992-2034), la cousine de Perceval toute éplorée parce que son ami a eu la tête tranchée par l’Orgueilleus de la Lande (3434-35, 3646-53). Le héros peut observer de ses propres yeux la cruauté de l’Orgueilleus envers son amie et qui s’étend au misérable palefroi de celle-ci (3691-3751), et il peut écouter la plainte de la malheureuse (3752-77) meme avant de la joindre.
En tant de
vérification de ses dires survient l’Orgueilleus en personne, qui sort
22 Keith Busby, Gauvain, p. 88. 23 René Pérennec affirme à tort que les deux frères de Perceval auraient été tués le jour même de leur adoubement; voir “Wolfram von Eschenbach vor dem Conte du Graal," in Chrétien de Troyes and the German Middle Ages (Arthurian Studies XXVI), ed. par M. H. Jones et R. Wisbey (Cambridge: Brewer, 1993), p. 239. Le souvenir de cette tragédie, qui suit de près la révélation à la veve dame que son fils a apris l’existence de la chevalerie, tend à nous faire oublier le fait que les premiers chevaliers à paraître dans ce roman sont en fait inoffensifs et que leur chef se montre bien patient envers un garçon ignorant et importun.
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d’un bois “et vint ausi comme une foldre” (3833) pour menacer et défier celui qui a osé adresser la parole à la demoiselle.24
Dans la partie
“Gauvain” ce sont le notonier hospitalier (7453-58), la vieille reine, mère d’Arthur (8312-15), puis les dames et les pucelles du château de la Roche de Champguin (8458-60), qui blâment la conduite de la Mauvaise Pucelle (8312-15). D’autre part, bon nombre des grands et puissants personnages se montrent brutaux et rapaces, à partir du Chevalier Vermeil. Perceval n’assiste qu’à une seule scène où Keu donne libre carrière à sa méchanceté; l’auditeur/lecteur rencontre d’autres épisodes, par exemple celui où les membres de la cour d’Arthur font un vide autour de sénéchal à cause de sa langue de vipère (2808-17) et où il se retient à peine de frapper encore une fois le fou qui se réjouit du message de Clamadeu et prédit la punition de Keu (2872-76).
Comme Perceval est encore à
quelque distance de la cour venue à sa recherche, il est tout à sa méditation sur les gouttes de sang sur la neige quand Keu se moque de la déconvenue de Sagremor (4274-79); mais il entend bien le brusque défi d’un inconnu qu’il a vite fait de désarçonner et blesser et qui se trouve être Keu en personne. La partie “Gauvain” met sur scène toute une série de personnages hostiles, adonnés à la violence soit physique soit verbale, à partir de Guigambresil jusqu’à Guiromemelant. Dans la vitupération de la Demoiselle Hideuse il est fait allusion à encore une pucelle dans la détresse: “au pui qui est soz Montesclaire / a une demoisele assise” (4706-7) et qui a besoin d’aide.25 Les dames de Tintagueil, spectatrices du tournoi, se moquent de Gauvain qui, tout à sa quête, se tient à distance des combats; elles le traitent de marchand et de changeur (4271-80, 5052-69). Quand la fille cadette de Tiebaut, seigneur de Tintagueil, ose prendre la défense de l’inconnu elle est menacée puis souffletée par sa soeur aînée. Bref, où qu’il passe dans ses errances de plus en plus dépourvues de but et de logique, il rencontre des gens méchants et surtout des chevaliers qui le connaissent de longue date et qui lui vouent une haine mortelle; la compagnie comprend le jeune roi d’Esclavon et son vavasseur qui dénonce Gauvain à la commune, Greoreas qui, panse et guéri par les soins de Gauvain, le reconnaît comme
24 II est intéressant de constater que, tout comme Percevax li Galois, l’Orguilleus de la Lande figure dans le premier roman de Chrétien; il y est un personnage marginal et neutre abattu par Erec. 25 A l’encontre de ce qu’affirme Peter Haidu, AestheticDistance in Chrétiende Troyes:Irony and Comedy in CligésandPerceval (Genève: Droz, 1968), p. 203, il ne s’agit pas de “rescue a damsel seated on the peak of Montesclaire” mais plutôt de lever un siège.
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celui qui l’avait puni d’un crime envers une pucelle et s’empare de son destrier, Guiromelant qui se trouve être un vieil ennemi. La fréquence du mot ‘orgueil’ associé avec des personnes et des lieux souligne le caractère hautain, péremptoire, agressif et égoïste de bon nombre de personnages figurant dans ce roman. Perceval entend d’abord et dès sa première rencontre après avoir quitté sa mère la réputaton de l’Orgueilleus de la Lande, homme jaloux et tyrannique; plus tard il se trouve face à ce chevalier qui le défie sans façons et fait son possible pour le tuer parce qu’il a osé adresser la parole à la Demoiselle de la Tente solitaire et éplorée. Dans la partie “Gauvain” paraissent deux personnages affublés de l’étiquette en question: d’abord le frère fougeux de Gauvain, Engrevains li Orgueillous (4768), jaloux de l’honneur familial et appelé aussi Engrevains li Orgueilleus as Dures Mains (8139-40); et ensuite un personnage dangereux et franchement hostile, l’Orguelleus de la Roche a l’Estroite Voie (8646-47). Même plus désagréable est l’amie de celui-ci, l’Orguilleuse de Logres, animee par le chagrin et le désespoir, tout aussi médisante que le sénéchal Keu et, en plus, déloyale et menteuse, toujours en quête de quelqu’un qui, provoqué outre mesure, la tue. Sa méchanceté est mise en relief par la courtoisie de Gauvain en même temps que la patience de celui-ci semble exaspérer cette Orgueilleuse. En plus, dans le récit de la Demoiselle Hideuse le mot “orgueilleux” se trouve rattaché à un lieu: le Chastel Orgueilleux (4689) est le séjour de 566 chevaliers de prix et de leurs amies. Si quelqu’un “velt faire chevalerie / s’il la le quiert, n’i faldra mie” (4699-4700); c’est Gifflet le fils de Do, désireux de combats et d’honneur, qui accepte cette invitation. En effet, le mot orgueilleux semble désigner ici ce qui est périlleux et difficile sans pour autant être utile; appliqué à des personnes, il exprime un caractère volontaire, ombrageux, aggressif, rancunier, toujours prêt à s’offenser pour un rien et à tyranniser et à tuer s’il y va de la jalousie sexuelle, de la cupidité ou de l’honneur. En effet, le monde courtois tel que Chrétien le dépeint ici est un monde peu attrayant.26 Y dominent l’ambition, la rivalité masculine et aussi féminine, la soif de la vengeance, la lutte, la violence et la tuerie. Comme le constate René Pérennec, “Ritterweihe stellt sich als eine Alternative dar, sie bedeutet Selbstmord oder Mord.”27 La mere de Perceval n avait pas tout a fait tort 26 Dans The CharacterofKingArthur in Médiéval Literature (Woodbridge: Brewer / Totowa: Rowman and Littlefield, 1982), Rosemary Morris signale ce que la cour d’Arthur a d’insuffisant; tout comme Perceval, Gauvain s’en éloigne comme d un milieu indigne, séparation marquant "a progressive loss of faith in ail aspects of the worldly Arthurian idéal” (p. 72). Voir P. Le Rider, le Chevalier, p. 206. 27 René Pérennec, loc. cit. (plus haut, n. 23).
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en donnant à entendre à son fils que les apparitions habillées de métal qu’il vient de rencontrer dans la forêt, les êtres “plus beaux que Dieu et ses anges,” sont une sorte d’anges en effet: “Tu as veü, si com je croi, Les angles dont la gent se plaignent, Qui ocïent quanqu’il ataignent.” (398-400)
Chrétien de Troyes a trop de discrétion pour l’écrire en toutes lettres, mais il donne à entendre que le monde chevaleresque et courtois, sans être foncièrement mauvais et tout en étant supérieur à la sauvagerie, est insuffisant dans l’échelle de valeurs qui sous-tend le Conte du Graal. L’esprit animant ce monde est à base tout mondain, tout orienté vers le succès, l’éclat, le prestige, le pouvoir, la réputation. C’est là la “vaine gloire” contre laquelle le poète nous avertit dès le Prologue (v. 40). Cette “vaine gloire,” dont la main gauche est le signe, est illusoire; qui pis est, la plupart de ceux qui la poursuivent sont prêts à y sacrifier toute autre considération: compassion, obligeance, douceur, sympathie, désintéressement, tout ce qui est compris dans la vertu de la charité.28
28 Dans “le Perceval de Chrétien de Troyes” in Lumière du Graal, éd. par René Nelli (Paris: Cahiers du Sud, 1951), p. 127, Alexandre Micha souligne la portée didactique des épisodes et des personnages du Conte en y trouvant beaucoup d’examples à ne pas suivre (et en mentionnant, sans plus, deux modèles à imiter). Keith Busby mentionne “the lack of charity that détermines the behaviour of many of the characters” (1993:41).
“Sor tote rien vos weil proier Que a l’eglise et al mostier Alez proier nostre Seignor Qu’en cest siecle vos doinst honor Et si vos i doinst contenir Qu’a bone fin puissiez venir.” Perchevax, ce conte l’estoire, A si perdue la miemoire Que de Dieu ni li sovient mais. Issi Perchevax reconnut Que Diex al vendredi rechut Mort et si fu crucefiiez. A le Pasque communiez Fu Perchevax molt dignement. Le Conte du Graal (56772, 6217-26, 6509-13)
IX.
L’Aveugle éclairé
Au moment où il rencontre les pénitents, Perceval est tellement hébété, tellement enfoncé dans son activité habituelle (et stérile) qu’il ne se donne même pas la peine de les saluer. Chrétien de Troyes ne lui attribue pas le moindre intérêt à ces gens ni même de conscience de leur proximité.1 Le héros a passé cinq ans à la recherche de chevalerie et d’aventures, et son record est parfait: soixante chevaliers de prix vaincus et envoyés à la cour du roi Arthur. Or, voilà encore des dames et des chevaliers (c’est le poète qui explicite leur condition, dont le héros ne se rend pas compte); mais ces derniers ne sont ni armés ni montés à cheval, tant s’en faut. Enchaperonnés, pieds nus, vêtus de haires, ils ne ressemblent en rien à l’image du chevalier telle que Perceval 1 avait saisie lors de sa première rencontre décisive avec des hommes ayant ce statut, ni aux nombreux chevaliers qu’il avait rencontres ensuite. Les dames aussi n’ont pas l’air d’etre des dames. Comme le cavalier reste muet et inattentif (rappelant en cela le comportement du roi Arthur [pensis et mus, 911] quand le héros était arrivé dans sa salle), c’est à l’un des pénitents de l’arrêter et de lui adresser la parole. Les premiers mots qu’il prononce font
1 La constatation de Rupert Pickens dans The Welsh Knight: Paradoxicality in Chrétien s Conte del Graal (Lexington, KY: French Forum, 1977), p. 50, est bien juste: “In the Waste Forest, Perceval is unconscious of kmghthood; in the desert, he îs unconscious in knighthood.”
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écho à l’apostrophe de la Demoiselle Hideuse, car sans façons il lui reproche une faute. Ce qu’il lui fait observer, c’est qu’il n’est pas bien d’être sous les armes ce jour-là, car c’est le Vendredi Saint, l’anniversaire de la mort de JesuChrist. Se peut-il que le cavalier ne soit pas croyant? .. . “Biax sire chiers, Dont ne creez vos Jhesucrist Qui la novele loi escrist, Si le dona as crestïens? Certes, il n’est raisons ne biens D’armes porter, ainz est grans tors, Au jor que Jhesucris fu mors.” (6254-60)
L’affirmation est on ne peut plus précise, mais Perceval a l’air de ne pas la comprendre.
Telle une personne à moitié endormie, qui n’a plus
conscience ni d’heure ni de saison, il pose une question que la réplique précédente aurait dû rendre superflue: “Quels jors est il dont hui?” (6264). Ces monosyllabes banals expriment à merveille un éloignement de la société chrétienne, dont les rhythmes sont scandés par le calendrier liturgique. (Il est vrai toutefois qu’il avait juré de ne pas coucher deux nuits de suite dans un même hôtel, 4728-29). En même temps son ignorance suggère un niveau d’activité intellectuelle assez bas; elle rappelle l’état dame du rustaud qu’il était au début du roman. Voila un element nouveau dans ce roman ou du moins dans les notions du héros, pour qui la chevalerie a été le necplus ultra de l’activité masculine et a qui on n avait jamais explicite qu’il y aurait des temps et des saisons propres a quoi que ce soit, la chevalerie comprise.2 On se rappelle son premier émerveillement lors de la révélation de l’existence d etres qui s identifient comme chevaliers. A partir de ce moment il était aveugle et sourd, ou peu s’en faut, à ce qui l’entourait, étant tout à son désir brûlant de devenir chevalier aussitôt que possible, désir auquel il n apporterait qu’une seule modification: être chevalier vermeil. Ensuite, comme nous 1 avons vu, il a réussi tous ses combats, toutes ses épreuves; il a rejoint 1 elite de 1 elite, la compagnie de la Table Ronde. Ensuite, il a passe cinq ans a agir brillamment et pourtant sans trouver ni satisfac¬ tion ni bonheur.
Le reproche du pénitent, porte-parole de la petite
' Dans, ce roman il nya pas d allusion explicite à la Trêve de Dieu, bien qu’elle soit évoquée de manière générale par le pénitent qui arrête Perceval.
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troupe, est suivi immédiatement par ce renseignement fourni par le narrateur et qui explique la distraction de Perceval: il ... n’avoit nul espans De jor ne d’eure ne de tans, Tant avoit en son cuer anui.. .(6261-63)
Chevalier invincible et dont la renommée croît chaque fois qu’il envoit un adversaire vaincu à la cour du roi Arthur, il n’a pas réussi la quête qu’il avait entreprise, l’éclaircissement à propos du graal et de la lance. En fait, il semble ne plus y penser. Il a perdu le sens des choses en oubliant Dieu. L’explication de la signification du Vendredi Saint, suivie d’un précis du péché, du repentir et de la possibilité du salut, agit en catalyste sur l’esprit du héros; il fond en larmes.3 C’est le commencement d’un dégel spirituel que le retour d’avril et de mai, cinq fois répété, n’avait pas suffi à effectuer. Il se sent fautif; il a vaguement la conviction d’avoir mal agi envers Dieu. Les pénitents laissés derrière lui, c’est à Perceval de devenir pénitent à son tour. Et Perchevax el sentier entre, Qui sozpire del cuer del ventre Por che que mesfais se sentoit Vers Dieu, dont molt se repentoit. Plorant s’en va tôt le boschage . . . (6333-37)
Il ne cesse de pleurer tout le long du trajet qui le mène du desert (lieu défriché, propice aux combats) à travers la forêt et jusqu’à l’ermitage, où il descend de son cheval, se désarme, entre et tombe à genoux. Le trajet qu’il fait sur le plan narratif est le signe s’un voyage spirituel, la fin de son éloignement de Dieu, le début du retour à un état d’âme où la réconciliation et la libération du péché seront possibles. Chrétien, Philippe d’Alsace et ses autres lecteurs/auditeurs, étant des gens de leur temps, étaient au courant de la théologie morale concernant le péché et le repentir, à la différence de bien des lecteurs modernes de ce roman. C’est peut-être pour cette raison que la confes¬ sion que fait Perceval à l’oncle hermite a attiré relativement peu d’attention en comparaison avec les remarques de ce dernier.4 Ce que fait le nouveau pénitent mérite l’attention. Toujours en larmes et maintenant 3 Les larmes, comme nous l’avons vu au Chapitre VU, p. 167-68, étaient un signe bien connu de la contrition de coeur. 4 Voir le Chapitre VII, pp. 162s.
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agenouillé, il prend l’hermite par le pied, s’incline devant lui et, les mains jointes, lui demande conseil, en ayant grand besoin. Et li bons hom5 li comanda A dire sa confession, Qu’il n’avra ja remission S’il n’est confés et repentans. (6360-63)
C’est pour Perceval un instant de vérité et qui fait écho au moment psychologique où sa cousine lui avait posé la question “Cornent avez vos non, amis?” (3572).6 Ici comme dans la scène antérieure il faut un stimulus venu de l’extérieur pour ébranler le héros et faire avancer son développment. Ici encore il ne s’agit pas d’une réponse improvisée ni choisie au hasard, mais plutôt de l’expression verbale d’un processus de réflexion miconsciente mi-inconsciente chez un jeune homme dont l’introspection n’est pas le fort, mais qui de temps à autre éprouve des éclaircissements subits et inattendus. On dirait que cinq ans d’activité vide de sens ont frayé la voie à la conscience d’un problème fondamental et aussi de son impuissance à le résoudre.
Il est malheureux, il le sait; mais il reste
incapable d’échapper à sa situation ni même de la comprendre en utilisant ses propres pouvoirs intellectuels.
Comme l’observe L. J.
Topsfield, “Perceval’s inner eye is blind.”7 Soudain, commandé de se confesser, il voit clair en lui-même; simultanément et rétrospectivement il voit d’un autre oeil toute sa carrière chevaleresque. “Sire, fait il, bien a .v. ans Que je ne soi ou je me fui, Ne Dieu n’amai ne Dieu ne crui, N’onques puis ne fis se mal non.” (6364-67)
C’est prononcer un jugement bien sévère sur la vie qu’il avait choisie et qu’il mène depuis cinq ans, vie de chevalier brillant et victorieux. La malaise et la naissance d’un sentiment de la culpabilité lui font actuellement paraître toutes ses actions préalables comme autant de maux. Ces quatre vers suggèrent un rapport de cause à effet, bien que
5 La variante au v. 6360 dans neuf des mss. est prodom/preudom-, voir l’édition de K. Busby. 6 Pour la révélation du nom, voir le Chapitre VI. 7 L.T. Topsfield, Chrétien de Trcrpes: A Study of the Arthurian Romances (Cambridge: Cambridge University Press, 1981), p. 234.
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Perceval use de la parataxe en les prononçant. Il n’est pas encore en mesure de saisir le pourquoi de son manque de satisfaction et du fait (comme il le pense maintenant) de n’avoir fait pendant longtemps que le mal. Il attribue ses malheurs à son manquement lors de sa visite au château du Roi Pêcheur, faute à cause de laquelle il aurait oublié Dieu. Il s’était tu au moment où il aurait dû poser des questions sur la lance et le graal: “S’en ai puis eü si grant doel Que mors eüsse esté mon wel, Et Damedieu en oblïai, Ne puis merchi ni li criai Ne fis rien, que je seüsse, Por coi jamais merchi eüsse. (6381-87)
Un moraliste aurait vite fait d’identifier son état d’âme et d’en deviner la source: c’est Yacedia/tristitia (la sécheresse d’esprit8) provenant de l’éloignement de Dieu. Bien que Chrétien ne fasse pas de son personnage un homme réfléchi, il lui attribue le vague soupçon d’un rapport entre son oubli de Dieu et son incapacité subséquente de faire le bien. Perceval a comme une intuition de ce que disait des moralistes depuis des siècles: que l’abandon du Seigneur est à la base de l’orgueil, qui est le commencement de tous les péchés: Initium superbiae hominis apostatare a Deo; quoniam ab eo qui fecit ilium recessit cor ejus, quoniam initium omnis peccati est superbia. (L’Ecclésiastique 10:14-15)
Pour d’autres penseurs juifs aussi le mal était la rébellion contre Dieu.9 Cette opinion, reprise par les Pères de l’Eglise en Orient et en Occi¬ dent, fut développée au fur et à mesure de l’idée d’un certain nombre de péchés capitaux (normalement sept ou huit), dont le plus seneux était la superbia, tantôt conçue comme identique a la vana/inanisgloria et tantôt mise
8 Voir M Lot-Borodine, “L’Aridité ou siccitas dans l’antiquité chrétienne,” Etudes carmélitaines mystiques et missionnaires. Année II (1937), 191-205. Grégoire le Grand adopta de Jean Cassien les deux catégories à'acedia et de tristitia et les combina sous la seule rubrique de tristitia. (Avec le temps la désignation à’acedia en remplaça l’autre.) Voir Grégoire, Moralia in Job, commentaire sur Job xxxiv:25, in PL 76. L’étude classique sur les péchés capitaux dans la littérature médiévale reste celle de Morton W. Bloomfield, The Seven Deadly Sms
(East Lansing: Michigan State University Press, 1952, réimp. 1967). 9 Bloomfield, p. 63.
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a part comme la racine de tous les autres péchés. Grâce surtout à l’immense prestige de la Moralia in lob de Grégoire le Grand, le concept de l’orgueil comme racine des autres vices se répandit dans l’Eglise latine et largement dans l’Ouest.10 Vice ou “super-vice,” l’orgueil figure de façon importante dans la pensée médiévale, et par conséquent dans la littérature sérieuse de l’époque. Dans son dernier roman Chrétien l’utilise avec une nuance nettement morale et péjorative. Signicatif, à mon sens, est le fait que dans le Conte du Graal les mots orguel/orgueil/orguialz et orguelleus(e)/ orgueilleus(e) sont usités plusieurs fois, et plus fréquemment que dans les autres romans de ce romancier.11 En tant que clerc, Chrétien était forcément au courant de la pensée des théologiens sur les péchés capitaux et sur la primauté de l’orgueil, dont la caractéristique saillante est l’éloignement conscient et voulu de Dieu. Bien Grégoire le Grand, dans PL 76. A la col. 620 on lit: “Ipsa namque vitiorum regina superbia.” A consulter le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, article “Orgueil” de Pierre Adnès (Paris: Beauchesne, 1982), 11, col. 919, où onlit: Grégoire le Grand + 604 dépend a la fois d Augustin et de Cassien. Sous l’influence d’Augustin, il fait de l’orgueil un vice à part qui, dans l’ordre hiérarchique de causalité, précédé les sept principaux vices , et leur commande. “Ipsa namque vitiorum regina superbia ’ (Moralia 31, 87, PL 76, 620). “Radix” dont ils sont les “soboles” ou rejetons (621), c est en profondeur et d une manière occulte que l’orgueil engendre les autres vices, de meme que la racine des plantes produit au-dehors pousses et rameaux tout en restant cachee dans le sol (34, 47, col. 741). Grégoire ne réduit pas les vices capitaux à sept, comme on pense parfois. Il met simplement l’orgueil en facteur commun par rapport aux sept vices qu’il appelle principaux, et dont le premier est la vaine gloire (distincte par conséquent de 1 orgueil). Mais l’orgueil, pour être un super-vice, n’en est pas moins un vice, et le total de huit se retrouve donc, en réalité, chez Grégoire (R Gillet, SC 32, 1952, p. 90).” Le Lexique et concordance de Chrétien de Troyes d’après la copie de Guiot par MarieLouise Ollier avec la collaboration de S. Lusignan, C. Doutrelepont et B. Derval, 2e éd (Montréal: Institut d’Etudes Médiévales / Paris: Vrin, 1989) relève, pour le Perceval quatre occurrences d’“orguel” (w. 2109, 3527, 4109, 6543), contre huit dans Erec, huit dans Cligés, quatre dans Yvain et onze dans Lancelot (dix de Chrétien, un de Godefroi de Leigm). La graphie “orguiauz” se trouve deux fois dans Perceval (4362,4916), une fois dans Erec et dans Yvain. Pour ce qui est d’“orguelleus(e),” adjectif et cognomen, il figure douze fois dans Perceval (2181, 3799, 3814, 3893, 3913, 4027, 4665, 4699, 4742, 7888, 8376, 8384). Il y quatre occurrences de ce mot dans Erec, trois dans Lancelot, une seule dans'Yvain (A noter qu’ü s’agit de vers numérotés d’après la copie de Guiot, telle que l’a publié Félix Lecoy. Le mot “orgueil” manque dans le glossaire de l’édition Busby; “Orguilleus[e],” cognomen, se trouve dans 1 Index des noms propres.) Quant au substantif “gloire,” le Lexique de M.-L. Ollier ne donne que quatre exemples: un pour Cligés et trois pour Perceval (40, 2975, 6096), dont le premier est précédé de l’adjectif “vaine” tandis que les deux autres se rapportent à Dieu.
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qu’il ne se fut donne pour tâche de composer un traité sur la morale, comme nombre de ses contemporains, il choisit de donner à son dernier roman une tonalité explicitement chrétienne et cela dès le début. Son personnage Perceval, par contre, n’est chrétien qu’à demi; dès qu’il s’éloigne de la compagnie des preudommes et de l’enseignement des croyants il retombe dans le semi-paganisme où il était dans la forêt galloise.12 Au lieu de rester fidèle à ce qu’il avait appris de la bouche de sa mère et de Gornemant, il l’a entièrement négligé pendant cinq ans d’errance. Il s’est montré incapable de mener à bien la quête qu’il avait entreprise, ce qui n’est pas étonnant, étant donné le manque de lien entre le but qu’il avait choisi et les moyens qu’il avait employés pour l’atteindre, tout seul, en se fiant à ses propres forces et sans jamais invoquer l’aide divine.13 Parvenu auprès de l’ermite et invité par lui à se confesser, il avoue s’être égaré il y a cinq ans, avoir cessé d’aimer Dieu et de croire en lui, n’avoir fait ensuite que le mal. La réponse de son confesseur, “Di moi por coi tu as ce fait” (6369), provoque un aveu plus détaillé, au cours duquel le jeune homme s’efforce d’identifier la source première de ses malheurs. Or, ce qu’il dit révèle qu’il en est toujours à l’étape de développement intellectuel et spirituel où il était lors de la vitupération de la Demoiselle Hideuse (d’envergure d’ailleurs toute pro¬ fane) et de sa propre décision de quitter la cour d’Arthur afin de se racheter. Pourquoi a-t-il perdu la connaissance de lui-même et de Dieu, pourquoi at-il mal fait par la suite? Voici l’analyse qu’il propose:14 il fut une fois chez le Roi Pêcheur, et vit la Lance qui saigne mais ne posa aucune question làdessus; “Onques puis, certes, n’amendai” (6378). Pareillement à propos du graal, qu’i vit passer sans demander qui on en servait. Ce serait là l’origine de ses ennuis subséquents. “S’en ai puis eü si grant doel Que mors eüsse esté mon wel, 12 L’observation que fait Jean Frappier dans Chrétien de Troyes et le mythe du Graal: Etude sur Perceval ou le Conte du Graal (Paris: S.E.D.E.S., 1972), p. 83, est bien juste: “. . . il est
vraisemblable que, pour tracer avec plus d’ampleur la courbe de l’évolution suivie par son héros, notre auteur a voulu qu’il apparût au début comme un rustre à peine dégrossi du paganisme.” 13 Le héros est un pélagien sans le savoir. A propos de l’insuffisance de Perceval, voir Trude Ehlert et Gerhard Meissburger, “Perceval et Parzival: Valeur et fonction de l’épisode des trois gouttes de sang sur la neige” (Cahiers de civilisation médiévale 18 [1975], 200: “il est clair que cette insuffisance ne se surmonte pas par un comportement différent qu’on peut apprendre, mais que c’est la reconnaissance de son insuffisance en soi que doit être le but du héros.” L’acte immédiat de la grâce divine est donc indis¬ pensable. 14 Les premiers vers de ce passage (6372-80) sont cites dans le Chapitre VII, p. 152.
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LA DESTRE ET LA SENESTRE Et Damedieu en oblïai, Ne puis merchi ne li criai, Ne ne fis rien, que je seüsse, Por coi jamais merchi eüsse.” (6381-86)
Comme nous l’avons vu (Chapitre VII), l’ermite a vite fait de soupçonner l’identité de son pénitent d’après l’évocation du Roi Pêcheur, de la lance et du graal.
Son intuition est immédiatement
confirmée quand l’arrivant prononce son nom.
Sa connaissance
préalable de l’histoire du visiteur qui s’avère être son neveu, doublée de la confession qu’il vient d’écouter, lui permet de comprendre la situa¬ tion morale beaucoup mieux que ne l’avait fait Perceval. Il est indis¬ pensable pour celui-ci d’y voir plus clair, de remonter plus en arrière, de passer au-delà de sa faillite (relativement anodine, et secondaire) au château du Roi Pêcheur, de ne plus s’y figer.
Son mal vient de plus
loin. Il naquit presque simultanément avec la vocation à la chevalerie, c’est-à-dire au début de la vie adulte de Perceval. Ce mal a son origine dans le péché à l’égard de sa mère quand, tout à son ambition et à son impatience de la quitter, il lui avait causé tant de chagrin qu’elle en mourut. L’ermite ne l’explicite pas; mais Chrétien nous donne à entendre que dans ce manque de charité envers la personne à qui son héros devait beaucoup et qu’il abandonna allègrement, il y avait comme l’anticipation de l’égoïsme et l’inconstance qui à l’avenir sous-tendrait chez le futur chevalier son manque de fidélité envers Dieu, à qui il devait tout et qu’il abandonnerait aussi à la première occasion. Cette versatilité trouve dans une certaine mesure son écho dans les amitiés et les amours passagers de Gauvain (dont Perceval reste dans l’ignorance, à la différence du lecteur/auditeur).
Gauvain, toujours preux, toujours courtois,
toujours invincible et pourtant jamais éclairé, accusé de trahison et de séduction, passant d’un flirt à un autre, tournant à l’infini dans le rond des périls et des aventures dont il est incapable de saisir le pourquoi— quel mauvais exemple pour une jeune personne qui s’efforce tant bien que mal de saisir le sens des choses! Il est heureux pour Perceval qu’il ne revoie jamais plus (du moins dans le fragment de la narration que Chrétien acheva) celui qu’il avait jadis tant admiré pour ses qualités brillantes et entièrement mondaines.15 15 “Le fait que Perceval doive découvrir le mystère de la lance et Gauvain seulement l’objet, correspond aux niveaux différents où se meuvent les deux héros” (T. Ehlert et G. Meissburger,
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Ce Gauvain, tout en étant noble et poli, fidèle envers son seigneur le roi Arthur et la reine Guenièvre, champion des dames (et même des fillettes) dans la détresse, est motivé surtout par le sentiment de l’honneur. C’est cela qui le pousse à choisir, parmi les aventures proclamées par la Demoiselle Hideuse, celle qui consiste à lever le siège de Montesclaire et à délivrer la demoiselle du lieu: voilà une belle occasion de se couvrir de louanges; “Molt grant honor aroit conquise Qui le siégé en porroit oster Et la pucele délivrer. Si avroit toutes les loënges, Et l’Espee as Estranges Renges Porroit chaindre tôt asseür Cui Diex donroit si bon eür.” (4708-14)
A maintes reprises, il se montre incapable de résister à un péril ou à un défi, si frivole soit-il, s’il y va de son honneur.
Sans être odieux ou
cruel or destructeur, comme d’autres membres de la société chevaleresque, il n’en est pas moins à la recherche assidue de la renommée. Ceci revient à dire, dans la perspective chrétienne que nous dresse ce roman, qu’il poursuit non seulement la gloire mais la vaine gloire, celle qui est symbolisée par la main gauche et qui est fondamentalement dépourvue de charité et de valeur quelconque.16 Tout comme Gauvain, et comme les héros d’autres romans de Chrétien, Perceval a beaucoup à apprendre. A la différence d’Erec et d’Yvain, qui eux aussi commettent des fautes mais qui parviennent à se racheter par leurs propres efforts,17 Perceval est incapable de se libérer de l’impasse où art cit. n. 13 supra, p. 195. J. Frappier fait allusion à la quête du graal et de la lance {Mythe, p. 30). Je partage là-dessus les réserves de P. Le Rider (le Chevalier, p. 301). 16 Sur le plan narratif le contraste Perceval/Gauvain fait écho a ce qui est dit dans le Prologue concernant Philippe et Alexandre. Voir les remarques astucieuses de Rupert Pickens à propos du contraste entre “the condition of the renewed Perceval’ et the sad plight of the unredeemed and unredeemable second hero” (The Welsh Knight, pp. 14142). 17 Selon William W. Ryding dans Structure in Médiéval Narrative (The Hague/Paris: Mouton, 1971), p. 137, le mythe du phénix sous-tend les romans de Chrétien: “His heroes fall but rise again in greater strength.” Pourtant, comme Ta constaté Erich Kôhler dans Idéal und Wirklichkeit in der hôfischen Epik, 2e éd. (Tübingen: Niemeyer, 1970; tr. fr. par Eliane Kaufhold: l’A venture chevaleresque: Idéal et réalité dans le roman courtois [P ans: Gallimard, 1974)]), il y un contraste frappant entre Perceval et d’autres personnages masculins de Chrétien, par exemple Erec et Yvain, qui tombent et puis se rachètent (pp. 219-21 de la traduction française).
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il se trouve, car son problème n’est ni social ni même tout à fait moral, mais spirituel. D’un autre côté on peut dire à sa décharge qu’à la différence de Gauvain, personnage statique, Perceval finit par avoir le sentiment de son insuffisance et de sa culpabilité; en plus, il en souffre, reconnaît qu’il a besoin de conseil (6311, 6359), recherche l’aide d’un plus sage que lui et l’écoute humblement; en conséquence il est enfin en mesure d’être éclairé. Ce qu’il apprend, dans une scène dont l’importance et la densité ne peuvent cesser de nous étonner, c’est que dans la sphère morale tout se tient. Chacun des actes qu’il a commis a des suites, à partir de sa jeunesse et de son départ du manoir familial, tels des sons qui ne cessent de réverbérer à travers les ans et qui se font entendre où qu’il puisse aller. En s’approchant de l’ermitage Perceval se trouve enfin au seuil de cette connaissance de soi qui pour Saint Bernard est la condition indispensable pour l’humilité et éventuellement le salut.18 Grâce aux questions et aux explications de son oncle l’ermite, Perceval finit par comprendre enfin la signification des actions qu’il avait faites depuis le commencement de sa vie d’adulte. Il parvient à les voir sous le jour de la doctrine chrétienne, ayant à la longue retrouvé la foi de son enfance. Comme l’a souligné Orner Jodogne, il ne s’agit pas du tout d’une initiation mais d’un retour à la foi, d’un réveil à la vie chrétienne négligée par le héros cinq ans durant.19 L’ermite le ramène à l’heure décisive, à l’instant où il avait quitté son manoir, sa mère et son innocence, au moment où, libre de choisir, il avait choisi de suivre coûte que coûte le chemin de l’ambition et du plaisir immédiat. Tous les maux, toutes les déceptions qu’il avait connus ensuite ont leur racine dans cet acte de volonté et dans ce manque de charité. Mais les conséquences néfastes qu’il avait éprouvées auraient pu être de beaucoup plus sévères, il n’aurait même pu y durer, sans la prière de sa mère qui, abandonnée et sur le point de mourir, avait invoqué sur lui la bénédiction et la conduite de Dieu (w. 6403-8; on note que l’ermite semble parler en témoin oculaire des adieux de la mere et du fils.) Voila une idee nouvelle pour Perceval, qui avait perdu tout intérêt à sa mère du moment où il avait appris sa mort. Informé du décès de sa mere, presque automatiquement il avait prononcé
18 S. Bernard, Sermones in Cantica, sermo 37, par. 1 (PL. 183,971). Pour les rapports entre le Conte du Graal et les écrits de S. Bernard, voir la belle étude de Fanni Bogdanow, “The Mystical Theology of Bernard de Clairvaux and the Meaning of Chrétien de Troyes’ Conte du Graal” in Chrétien de Troyes and the Troubadours: Essays in Memory of the Late Leslie Topsfield, ed. PS. Noble and L.M. Patterson (Cambridge: St. Catherine’s College, 1984), 249-82. 19 Orner Jodogne, “Le sens chrétien du jeune Perceval dans le ‘Conte du Graal’,” Les Lettres romanesXÎV (1960), 111-12.
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une prière bien brève à son intention: “Or ait Diex de s’ame merchi” (3618). Puis c’était fini. “Et des que ele est mise en terre, Que iroie jou avant querre? Kar por rien nule n’i aloie Fors por li que veoir voloie; Autre voie m’estuet tenir. Les mors as mors, les vis as vis. . .” (3621-30)
La double ironie de ces remarques, si on les lit rétrospectivement, consiste en le fait que sa mère au moment suprême s’était occupée de lui et d’une manière qui s’est avérée efficace, et que sa propre âme à lui avait eu beaucoup plus besoin de merci en ce moment-là que n’avait eu celle de sa mère. Justement, c’est parce qu’il était en état de péché, plus précisément de péché à l’égard de sa mère, que Perceval n’avait pas posé les ques¬ tions qu’il aurait dû prononcer au château du Roi Pêcheur.
En
conséquence il avait perdu une belle occasion de s’éclairer à propos d’un sujet qui l’intriguait mais dont il ne devinait pas l’importance. Ensuite, comme nous l’avons vu, il avait fait voeu de ne jamais se reposer, de ne jamais coucher deux nuits de suite dans un même hôtel, d’être toujours à la recherche de périls et d’adversaires, jusqu’à ce qu’il apprenne la vérité sur celui qu’on servait du graal et sur la lance qui saigne. Programme d’auto-instruction vouée à l’échec. En quelques minutes il apprend de la bouche de l’oncle hermite ce qu’il n’avait pas réussi à découvrir en cinq années d’efforts héroïques. Il est vrai que son nouveau maître ne lui explique pas pourquoi la lance saigne; d’autre part il lui fournit une explication détaillée sur le roi qui se fait servir dans le graal et qui est identifié enfin comme le frère de l’ermite et de la veve dame (et par conséquent l’oncle de Perceval). En plus, cepreudom le renseigne sur le mode de vie du vieux roi, personnage invisible qui n’a quitté sa chambre depuis plusieurs ans20 et qui est nourri par le seul contenu du graal qu’on lui apporte. Pour ce qui est de ce contenu, il s’agit d’une seule hostie, qui suffit à lui soutenir la vie, tant il est espentax et tant le graal est sainte chose. Encore des éléments dans l’éclaircissement du héros proviennent de la discipline que l’oncle hermite, ayant écouté la confession de son pénitent,
20 Les chiffres varient selon les mss.; voir l’édition Busby au v. 6429.
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lui impose comme pénitence. Il y va d’actions qui aux contemporains du poète étaient familières depuis l’enfance; mais Perceval en a oublié quelquesunes21 tandis qu’il semble en entendre parler d’autres pour la première fois de sa vie: il lui faut aller à moutier, chapelle ou église de paroisse tous les jours sans faute, y rester jusqu’à la fin de la messe, se lever devant le prêtre. Pour ce qui est de l’avenir immédiat, il doit faire maigre deux jours entiers, adorer la croix et enfin, le jour de Pâques venu, communier. Voilà autant de notions nouvelles. Il est vrai que la veuve avait recommandé à son fils la fréquentation d’églises et de moutiers, afin d’y prier le Seigneur de lui donner honneur et conduite, recommendation dont le sauvageon n’avait retenu que le mot doinst.21 La veuve, interrogée, avait aussi expliqué bien brièvement ce qu’est un moutier et de ce qu’on y trouve: “Une maison bele et saintisme Ou il a cors sains et trésors, S’i sacrefie l’en le cors Jhesu Crist le prophète sainte . ,.” (578-81)
Puis elle avait fait un résumé de la Passion (582-91). Malheureusement il ne lui était pas venu à l’esprit d’expliciter le rapport entre le sacrifice mentionné et le bâtiment dont son fils entendit parler pour la première fois, s’en tenant à la répétition du conseil d’y aller. “Por oïr messes et matines Et por cel seignor aorer Vos lo jou al mostier aler..” (592-94)
Le garçon qui, tout à l’heure, ressentit assez de curiosité pour lui demander des définitions à propos des termes mostier et eglise, fut ensuite trop pressé de partir; il ne s’était pas attardé au mots de “messes et matines.” Après son départ, dans tout le récit suivant il n’a été question d’assistance à la messe, de service liturgique quelconque, de jeûne ni d’autre discipline pénitentielle, d’adoration de la croix, d’absolution des péchés, de com¬ munion, ni même de doctrine chrétienne.23 Les fêtes de l’Eglise ne sont
Certaines instructions de 1 ermite rappellent celles de la veve dame et de Gornemant: aller à l’église, secourir dames et pucelles ayant besoin d’aide, honorer preudom et preudefeme.. 22 Pour doinst, voir le Chapitre II, p. 34. 23 Voir Jean-Charles Payen, “Encore la pratique religieuse dans ‘le Conte du Graal’,” in Chrétien de Troyes et le Graal (Colloque arthunan belge de Bruges) (Paris: Nizet, 1984), pp. 121-
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jamais mentionnées en sa présence. Pour ce qui est de la pratique religieuse, donc, et malgré la réitération faite par Gornemant d’une partie des recommandations de la veve dame, quand Perceval est chez l’ermite il s’agit en partie de renseignements nouveaux mais surtout de notions mal com¬ prises et à moitié oubliées. Issi Perchevax reconnut Que Diex al vendredi rechut Mort et si fu crucifiiez. (6509-li)
Le mot reconnut, peu remarquable au premier abord, mérite notre attention. Il signifie que le héros en vint à saisir enfin une vérité, à se rendre compte pleinement de ce que sa mère avait tenté de lui expliquer à la hâte. Le résumé de la Passion, écouté d’une oreille il y a cinq ans, vient d’être renforcé par l’exposé que lui a fait le chevalier pénitent (6266-96). En plus d’être trois fois plus long, et bien plus détaillé, le petit sermon24 que prononce le chevalier établit à ne pas s’y méprendre l’identité, courante au moyen âge, de Dieu le Père et de Jésus Christ le Fils. C’est là une identité que la veuve n’avait pas explicitée. Le “Diex, Damediex” souvent invoqué au cours du récit dans des formules de con¬ vention, semble être resté dans l’esprit de Perceval une abstraction, une habitude verbale, jusqu’à l’épisode du Vendredi Saint. En ce moment il en vient à réaliser la signification de ce qu’il a entendu dire et réitérer. Dieu et le Christ sont un. Le Vendredi Saint est l’anniversaire de la mort de Dieu, sacrifice qui est re-présenté quotidiennement dans la messe. Voila ce que chacun savait, au 12e siecle; mais dans le domaine religieux comme dans d’autres, l’éducation du héros se poursuit lentement et par étapes.
27. A noter que l’absolution n’est pas explicitée; mais le fait que Perceval est admis à la communion le jour de Pâques l’implique. 24 II s’agit bel et bien d’un sermon; voir Jean-Charles Payen, le Motif du repentir, p. 396. On ne saurait retenir l’affirmation de Karl Uitti, qui prétend dans Chrétien de Troyes Revisited (New York: Twayne, 1994) que le chevalier “articulâtes the Credo quite literally and almost completely” (p. 120; voir aussi p. 150 n. 17: “the Credo is reproduced virtually Verbatim”); compte tenu qu’il y a plus d’un Credo, qu’il s’agisse du Symbole de Nicee ou de celui des apôtres (ce qui est le plus probable), il y a ici des omissions notables (e.g., Dieu le Pere, la Création, le Saint-Esprit, l’Eglise, la résurrection des morts, la vie éternelle, c’est-à-dire le début et la fin de l’un et l’autre des symboles utilisés en Occident. Pour ce qui est de la partie centrale de tous les deux symboles, on constate dans la petite homelie du chevalier la substitution des Juifs à Ponce Püate, l’allusion à la libération des justes en Enfer et-chose étonnante—l’absence de mention explicite de la Résurrection du Christ.
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Un autre aspect de son instruction est la suite et la fin de l’histoire familiale. On se rappelle l’exposé hâtif dont sa mère lui avait pourvu, en racontant 1 exil et la fuite du petit groupe nucléaire (père, mère, trois enfants) dans la forêt galloise. Perceval n’avait pas fait très attention à ce récit, étant trop impatient de partir. A l’ermitage, cette partie aussi de son passé le rejoint. L’ermite entend prononcer à son visiteur l’allusion au Roi Pêcheur et la mention du nom de Perceval; immédiatement il le remet.
Les
renseignements qu’il lui fournit remontent au moment où le jeune homme quittait le manoir de son enfance et voyait sa mère tombée à terre à l’entrée du pont. Son oncle lui rappelle le moment fatale, dans une narration qui est plus vivace encore que celle de la cousine du héros. Celle-ci affirme avoir assisté à l’enterrement de la veuve (3615-17); tandis qu’on dirait que l’hermite avait été là au moment de la chute et de la mort causée par le chagrin: “Ce fu li doels que ta mere ot De toi quant tu partis de li, Que pasmee a terre chaï Al chief del pont devant la porte, Et de cel doel fu ele morte.” (6394-98)
Par sa circonstantiahte ce récit correspond de très près à ce que Perceval, lui, avait observe en quittant le manoir. En même temps qu’il en fait revivre le souvenir, émoussé par les ans, l’oncle hermite en explique la signification: ce fut un péché, “.i. pechiez dont tu ne sez mot” (6393), dans ce sens que son neveu sait très bien ce qu’il a fait mais n’en saisit pas encore la gravité.25 Il est indispensable qu’il la saisisse pour qu’il se repente et qu’il soit enfin lave de ce peche et d autres, car l’ermite, après lui avoir rappelé ses devoirs envers Dieu et son prochain, parle dt pechiez au pluriel: “Ce weil que por tes pechiez faces, Se ravoir veux totes tes grâces Issi com tu avoir les seus.” (6471-73)
Autrefois il avait ses grâces, il ne les a plus; s’il desire les retrouver, il faut qu il se mette sous la direction de celui qui en sait plus long que lui. C est le premier pas dans le chemin de l’humilité, et de l’éclaircissement. C est avec alacrité que Perceval promet de suivre le programme de conduite future esquissé par l’ermite, et d’autant plus qu’il a affaire à son 25 Voir L>-G. Hoggan, “Le Péché de Perceval,” Romania 93 (1972), 255-59.
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oncle, frère de la mère disparue, qui la lui rappelle en même temps qu’il lui reproche son manquement envers elle. Qui plus est, il lui répète, amplifie et explique les leçons qu’elle lui avait faites. Disposé enfin à les écouter et à les suivre, Perceval se déclare prêt à faire la pénitence spéciale et provisoire: rester deux jours dans l’ermitage et partager les repas de l’ermite. Sur-lechamp ce dernier lui dit à l’oreille une oraison secrète, oraison à ne jamais répéter sauf en péril de mort: encore une expérience nouvelle pour le héros. Il reste dans la chapelle, écoute le service,26 adore la croix, pleure sur ses péchés (pluriel qui rappelle le mot de l’ermite, v. 6471):
Issi remest, et si oï Le serviche et molt s’esjoï. Après le service aoura La crois et ses pechiez plora. (6493-96)
(A noter que Perceval suit à la lettre ce que le chevalier pénitent avait dit obligatoire ce jour-là: “aorer / La crois et ses pechiez plorer,” 626768.) Ce n’est pas la première fois qu’il pleure dans le roman; il pleurait en suivant le sentier que les pénitents lui avaient indiqué tout à l’heure; mais maintenant il le fait en connaissance de cause. Il a fini par apprendre ce qu’est le péché, et en principe et dans son propre cas. Le voilà donc instruit à propos de ce qu’un chrétien doit savoir. Dans un sens, le processus a été bien rapide: trois jours à peine suffisent pour qu’il en absorbe le minimum nécessaire. D’un autre côté il n’est pas parti du degré zéro; les leçons à moitié apprises pendant son enfance, les instructions hâtives de sa mère juste avant le départ, les conseils de Gornemant, les reproches de la cousine, la vitupération de la Demoi¬ selle Hideuse, même ses propres inquiétudes sporadiques à propos de sa mère—tout cela a servi de préparation à la rencontre décisive de son oncle l’ermite, car tout cela est resté dans son souvenir.27 On pourrait proposer qu’à son insu Perceval était à la recherche du temps perdu. Il n’en avait rien perdu, témoin ses nombreux rappels des leçons de sa mère et de Gornemant, son obsession de ce que lui avait reproché la Demoiselle Hideuse. Cela revenait pourtant à un amas de renseignements
26 H ne peut pas être question de la messe; voir Bonnie Buettner, “The Good Friday Scene, supra, p. 161.
27 La mémoire de Perceval est excellente; il fait souvent allusion à ce qu’on lui a dit et à ce qu’il a observé; témoin la série de messages qu’il envoie à la Pucelle Qui Rit.
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et d’impressions sans contexte. Il fallait qu’à la longue ce qu’il avait appris étant petit, ce qu’il avait observé et éprouvé ensuite, soit rappelé et enfin reconstitué, organisé selon un schéma qui fasse sens, retrouvé d’une façon et à un degré bien plus profonds. Etant enfin parvenu à l’humilité, il est désormais en mesure de se connaître et de suivre sans en dévier la voie qui mène à la vérité, comme le disait Saint Bernard.28 Cette humilité, c’est justement le contraire de la vaine gloire contre laquelle Chrétien de Troyes avertit le lecteur/auditeur dans son Prologue. C’est l’humilité que rend possible le repentir de Perceval et l’amène au point où il est éducable au niveau spirituel, où il perçoit la vérité de ce qu’il avait appris par coeur sans vraiment le comprendre. Il en vint à reconnaître, grâce à de dures épreuves morales et aux éclaircissements fournis par un saint homme, la nature de Dieu et de lui-même. Maintenant il est prêt, non pas à quitter le monde laïc, mais à le réintégrer en chevalier éclairé.29 En effet, il n’y a pas la moindre suggestion, dans ce dernier épisode où figure Perceval dans ce dernier roman de Chrétien, de la renonciation au monde, d’une entrée en religion de la part du héros. Chrétien nous présente plutôt un chevalier conscient enfin de ses devoirs à l’égard du monde courtois, de son prochain en général et de Dieu. Il avait commencé par être un garçon moyen (exception faite de ses dons naturels et de sa voca¬ tion à la chevalerie) et donc faillible. Dans son premier contact avec le monde au-delà de la sphère de son enfance il prit des êtres aussi faillibles que lui-méme pour Dieu et ses anges, tomba à genoux devant eux afin de les adorer, éprouva le désir irrésistible d’être comme eux, sacrifia à cette ambition tout devoir, toute affection, toute charité. Dans son dernier con¬ tact avec autrui il est dépeint sous les traits d’un homme gâté puis déçu par le succès mondain, mûri par l’expérience et par le chagrin, beaucoup moins egoïste qu’il ne l’était à ses débuts, moins sûr de lui-méme, se sentant fautif, qui est prêt enfin à se rappeler sa creance d’autrefois et à se laisser instruire. La dernière image de lui que nous esquisse l’auteur c’est d’un Perceval qui, confessé et absous, écoute avec dévouement la messe de Pâques et qui reçoit la communion. Il faut par conséquent se figurer le héros comme il était au début, sans cheval ni armure, de nouveau agenouillé dans une pos-
28 Saint Bernard, Degradibus humilitatis, ed. et tr. G. B. Burch (Cambridge, MA, 1942), par. 1: “ Viam dicit humilitatem, quae ducit ad veritatem.” 29 Comme le dit J.-C. Payen, il s’agit maintenant d’un “retour à la norme chrétienne” (art. cit. n. 23 supra,,p. 121). J. Frappier était d’avis que “Chrétien n’envisageait pas pour son héros une fin ascétique et mystique: la règle morale et religieuse qui est recommandée à Perceval est simplement celle d’une chevalerie très pieuse vivant dans le siècle” (Mythe, p. 156).
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ture d’adoration, mais à cette différence près que maintenant il adore un objet de loin plus digne que ne l’étaient cinq chevaliers à la recherche d’autres chevaliers et de quelques pucelles. Lui aussi est devenu plus digne. A le Pasque communiiez Fu Perchevax molt dignement. (6512-13)
Il est évident que Chrétien de Troyes avait l’intention de revenir à ce personnage: De Percheval plus longuement Ne parole li contes chi, Ainz avrez mais assez oï De monseignor Gavain parler Que rien m’oiez de lui conter. (6514-18)
Selon toutes les indications, le poète projetait, après avoir raconté quelques aventures de Gauvain, de reprendre et d’achever l’histoire de Perceval. Il y toute raison de croire que dans la suite et fin de ce roman inachevé Chrétien entendait conter les gestes de ce jeune homme, au¬ trefois rustaud à demi païen, ensuite chevalier oublieux de la religion, enfin pénitent converti, mais toujours chevalier. (Les continuateurs du Conte du Graal avaient certes cette impression.) Pour ce qui est de reprendre son activité chevaleresque interrompue, le héros n’a qu’à sortir son destrier de l’étable et à mettre encore une fois son armure, ôtée dés l’arrivée à l’ermitage. Ce sera la même armure r.ouge qu’il avait convoitée et réclamée il y a cinq ans, celle dont il s’était emparée après en avoir tué le propriétaire, celle qu’il avait endossee tant bien que mal, celle enfin qui lui avait conféré une identité provisiore: étant donné son anonymat, une série de connaissances lui conférait le cognomen de “li vallés as armes vermeilles” (2768; voir aussi 2387 et 4017). L’ancien vallet est depuis longtemps chevalier, et par conséquent chevalier vermeil. Nous avons vu l’association traditionnelle du rouge et de la violence.30 Ce
30 Voir Michel Pastoureau, Figures et couleurs, cité plus haut, Ch. Il, p. 62 et n. 15. Pour le rouge en tant que couleur christologique, voir id., “Armoiries, in Les Manuscrits de Chrétien de Troyes (Amsterdam/Atlanta: Rodopi, 1993), p. 245. Ce chercheur ajoute: “Mais lorsque Perceval se voit attribuer par le roi Arthur les armes et les armoiries de sa victime, le gueules héraldique de cet écu prend une toute autre signification: de rouge sanguinaire il devient rouge christologique.” Je ne peux pas me ranger de l’avis de M. Pastoureau: le changement de signification n’est pas dû au don d’Arthur (qui est loin d etre capable d effectuer une telle
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n’est pourtant pas la seule valeur que les penseurs médiévaux attribuait à cette teinte. Elle était aussi (en compagnie avec le vert et le blanc) une couleur bien connue dans la symbolique religieuse. Le blanc représentait la foi, le vert l’espérance, le rouge la charité.31 Tout en se revêtant de l’armure brillante qu’il avait conquise en versant le sang du Chevalier Vermeil, et qu’il avait portée cinq ans durant (et sans que le précise le poète), Perceval n’est plus le personnage dur, borné, égoïste, sans lumières, qu’il avait été. Il porte une armure qui est à la fois la même et non pas la même, qui vue de l’extérieure ne diffère en rien de ce qu’elle était et néanmoins est bien différente pour qui la voit des yeux de l’esprit. Autrefois symbole de la vaine gloire, maintenant elle représente la charité. Pareillement celui qui portera cette armure désormais, après avoir quitté son oncle et repris son activé chevaleresque, sera le même en apparence mais en fait bien changé. A la fin de l’épisode à l’ermitage Chrétien promet de revenir à Perceval: De Percheval plus longuement Ne parole li contes chi, Ainz avrez mais assez oï De monseignor Gavain parler Que rien n’oiez de lui conter. (6514-18)
De toute vraisemblance le romancier projettair un récit des aventures subséquentes d’un Perceval toujours chevalier, mais ayant enfin appris la charité et se conduisant en chevalier chrétien. Il aura délaissé l’ignorance de sa jeunesse et les valeurs trompeuses de la société mondaine. La transfor¬ mation, toute intérieure et pourtant très réelle, sera le résultat de sa connaissance de soi et de son éclaircissement. Dans son Prologue Chrétien avait cité à tort Saint Paul en lui attribuant un verset tiré de Saint Jean.32 Mais il est maint passage de Saint Paul qui semble sous-tendre le portrait de Perceval en tant qu’héros qui finit par être éclairé:
transformation) mais plutôt au changement fondamental qui a lieu chez le héros au cours du séjour qu’il fait à l’ermitage et de l’enseignement qu’il y reçoit. 31 A propos du rouge comme signe de la charité, voir Henri Leclercq dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de spiritualité, éd. F. Cabrai et H. Leclercq (Paris: Letouzey et Ané 1924-53), m, pt. 2, 2099-3004. 32 Supra, Ch. I, p. 11.
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“Et nolite conformari huic saeculo, sed reformamini in novitate sensus vestri, ut probetis quae sit voluntas Dei bona, et beneplacens, et perfecta.” (Ad Romanos 12:2) “Dilectio proximi malum non operatur. Plenitudo ergo legis est dilectio.” (Ad Romanos 13:10) “Nunc autem manent fides, spes, chantas, tria haec; major autem horum est charitas.” (Ad Corinthios 1,13:13)33
33 “Et ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait.” “La charité ne fait point de tort au prochain. La charité est donc la loi dans sa plénitude.” “Bref, la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes les trois, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité.” Textes français cités d’après la Sainte Bible traduite en français sous la direction de 1 Ecole biblique de Jérusalem (Paris: Cerf, 1961).
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Le dernier roman de Chrétien de Troyes, le Conte du Graal, laissé inachevé, s'ouvre depuis huit siècles à des interprétations multiples. Dans la présente étude l'accent est surtout mis sur la partie "Perceval," sans pour autant négliger totalement la partie "Gauvain." Sont passés en revue certains problèmes qui ont particulièrement intrigué la critique pendant les trois dernières décennies, et aussi certaines façons de lire ce roman séminal qui selon l'auteur de cette monographie sont plus ou moins fructueuses. Le point de départ est la conviction qu'on serait bien avisé d’accepter l'invitation lancée par le poète dès le Prologue. Il importe de lire le récit suivant comme une mise en oeuvre du contraste entre la main destre et la main senestre, la droite et la gauche, en l'occurrence la charité et la vaine gloire. Dans la narration cette opposition se développe non pas de manière dogmatique mais avec toute la finesse, la subtilité, la pénétration psychologique dont Chrétien avait fait preuve dans ses autres romans, avec en plus un sérieux qu'on ne lui connaissait pas auparavant. En vieillissant, le romancier expérimenté se sera renouvelé, au plaisir et profit des amateurs de la fiction médiévale.
ISBN 90-420-0589-0
9 789042 005891