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Silène, le compagnon de Dionysos, est un des rares satyres dont nous connaissons le nom propre ; il s’est progressivement détaché de la figure collective de ces êtres hybrides dont l’origine est incertaine. Au-delà du personnage hilare et ivre sous les traits duquel, dans la statuaire, la peinture et les livres, il est habituellement dépeint, se dévoile peu à peu une figure complexe et largement méconnue, dont une églogue de Virgile et quelques passages des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis se font notamment l’écho : Silène est un sage, un géographe, un historien, un poète même. En marge des grands récits mythologiques et dans l’ombre de plus grands personnages, c’est à une promenade livresque, esthétique et philosophique en compagnie du satyre Silène que le lecteur est convié.
Frédéric Tison est né en 1972. Il est l’auteur de livres de contes et de poésie, et il collabore régulièrement avec des peintres, graveurs et photographes pour des livres d’artiste. Son livre Le Dieu des portes (éditions Librairie-Galerie Racine, collection « Les Hommes sans Épaules ») a obtenu le Prix Aliénor 2016. Son livre de poésie Aphélie, suivi de Noctifer a paru en février 2018 aux mêmes éditions. Il vit à Paris.
Illustration de couverture : Silène © Sylvie Ledouxe, 2018.
ISBN : 978-2-343-14817-5
14,50 €
9 782343 148175
Frédéric Tison
SELON SILÈNE Étude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos
SELON SILÈNE
SELON SILÈNE
Frédéric Tison
Selon Silène
Frédéric Tison
Selon Silène Étude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos
Du même auteur Anuho (Les Quatre Livres), éditions Larbaud et Cie, 2005. Les Ailes basses, éditions Librairie-Galerie Racine, 2010. Les Effigies, éditions Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2013. Le Dieu des portes, éditions Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2016. Prix Aliénor 2016. Aphélie, suivi de Noctifer, éditions Librairie-Galerie Racine, collection Les Hommes sans Épaules, 2018.
© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14817-5 EAN : 9782343148175
à l’Ivrogne.
On rapporte que le sage Chilôn demanda à Ésope ce que Zeus faisait. Ésope répondit : « Il abaisse les choses hautes et il élève les basses. » Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I., 69.
La vigne porte trois grappes : la première est celle du plaisir, la deuxième celle de l’ivresse, la troisième celle du dégoût. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I., 103105 (Anacharsis).
Si tu n’espères pas l’inespéré, Tu ne le trouveras pas. Il est dur à trouver et inaccessible. Héraclite, cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, II., 17.
Je chanterai près du joueur de flûte, me tenant à sa droite et invoquant les dieux immortels. Théognis de Mégare, Sentences, 943.
Chapitre I. Bibliothèques
J’AIME les rois mous, les princes légers, les petits maîtres et les poètes mineurs. J’aime ces silences, ces murmures — j’entends là les silences, les murmures dans les chroniques, dans les livres célèbres ou célébrés, parmi les paroles humaines convoquées au grand banquet des opinions délébiles : n’y décèle-t-on pas cette sorte de paix blanche, de paix secrète et scintillante qui est celle d’après l’orage ? Or il est des orages ignorés, au cœur du silence, qui ne font aucun bruit — j’évoque aussi le calme des pensées et des mœurs, l’absence d’ambition vulgaire, les chatoiements discrets, les rêveries précises et délicates, les propositions sans cri, l’ironie simple — mais aussi les ombres étranges et douces, les eaux qui dorment, les choses sombres, toute la menace sourde et perpétuelle de la vie ; et 11
ces divinités discrètes des bois, les elfes furtifs, les fées malicieuses, peut-être dangereuses. M’attirent les coulisses, la porte dérobée, la cave ou le grenier, l’autre chemin, l’impasse apparente qui soudain, ou lentement, se révèle passage ou traversée. J’aime les règnes fades, les royaumes flous, les royautés minuscules, le Judicat d’Arborée, les petites églises et les chemins sans pavement. J’aime la Neustrie et l’Austrasie, j’aime le nom du canton de Thurgovie, celui de la Transylvanie. J’aime Mélisende de Jérusalem, l’épouse de Foulques V d’Anjou ; j’aime la Dame de Castel d’Oze. J’aime, en parcourant les livres d’histoire, les amants sans nom, ou les noms des amants, les épouses répudiées, les héritiers sans descendance, l’enfant sans père — ou Louis XVII abandonné —, les oubliés, les tardifs, les retardataires, les tombés du dictionnaire : Dominique Phinot, Claude Hopil, Michel Vieuchange, maints et maints autres… J’aime les digressions, les détails, les allusions, les bifurcations, les versions contraires et les Quatre Évangiles… ; les défets dans les livres, les prières d’insérer, l’erratum, les notes de bas de page, les index, les glossaires, les cartes, les bibliographies et les généalogies — et dans les dictionnaires, j’aime les préfaces, les « avant-propos » et les « avertissements »… Dans les musées, le tableau oublié, au cartel indécis, l’attribution incertaine, l’esquisse, le marbre négligé, ou l’angle imprévu que crée un 12
regard, sur la statue qui semble anodine ; dans les églises, ce vitrail minuscule, cette obscure chapelle enfumée. J’aime la sonate et la sonatine, la note intime au sein du cosmos symphonique, et toute l’œuvre d’Érik Satie. J’aime l’anecdote, le filigrane, la surprise (au sens aussi de ce moment de la Quatre-vingtquatorzième Symphonie en sol majeur de Joseph Haydn), l’épisode, les traces oubliées, incertaines, les variantes des mythes et des légendes — et l’interprétation qui tâtonne et doute… J’aime des romans, des fables et des récits les personnages secondaires. * Au hasard de mes lectures : livres d’histoire, livres de philosophie, traités anciens de mythologie, toujours Silène surgissait en passant : on eût dit que l’auteur du livre ne le convoquait dans ses pages que pour lui intimer bientôt l’ordre de disparaître ainsi que Méphistophélès, dans La Damnation de Faust de Hector Berlioz, s’adresse à ses diablotins (ses « follets ») après leur invocation : s’il leur lance : « Et vous, marquez bien la cadence, / Ménétriers d’enfer, ou… je vous éteins tous ! », c’est pour bientôt les congédier d’un « Chut ! Disparaissez ! 1»…
Hector Berlioz, La Damnation de Faust (1845-1846), Troisième Partie, Scène 12. 1
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Silène serait une belle métaphore pour l’érudition, ou plus simplement pour la connaissance — la volonté de connaissance. Confronté aux sources qui le nomment, le chercheur amateur est pris d’un vertige — il l’est davantage, certes, devant les sources de noms plus fameux (Dionysos est mille fois plus riche, bien sûr, et citons dans le désordre Tirésias, Hermès, Jésus…), mais Silène incarne, serait-ce un instant à lui seul, le vertige de l’incommensurable : dénombrer les livres, les œuvres, les passages où Silène se manifeste, où l’auteur fait une allusion à l’une de ses paroles, est illusoire, et toujours laisse entrevoir des failles, des ombres ; Silène se faufile, insaisissable, entre les livres, il saute d’ouvrage en ouvrage, contradictoire, multiple, ainsi que les satyres bondissaient et dansaient dans l’orchestra du Cyclope d’Euripide. Ce furent des lambeaux de phrases chez quelques auteurs grecs, dans l’Anthologie Palatine. Il apparaît chez Eschyle, dans les bribes de drames satyriques livrés par les papyrus d’Oxyrhynque, Les Pêcheurs, et Les Pèlerins ou Les Athlètes isthmiques2. Il laisse une trace dans les fragments d’une pièce de Sophocle, Les Limiers. Dans Le Cyclope d’Euripide, il est, après Ulysse, le deutéragoniste, le second personnage. 2
Ou Les Isthmiastes, ceux qui concourent aux jeux. 14
Ce furent encore quelques lignes chez Hérodote, chez Plutarque, chez Cicéron, chez Pausanias, chez Apollodore, chez Hygin, chez Ovide, chez Élien, chez Nonnos de Panopolis ; une églogue entière toutefois chez Virgile ; à la Renaissance, Érasme et Rabelais notamment l’évoqueront. Ce fut, bien sûr, le magnifique rappel à Silène dans l’ouvrage de Frédéric Nietzsche, La Naissance de la Tragédie. * À Paris, j’ai aussi rencontré Silène sur des vases, sur des statues, dans quelques tableaux : ce fut, par exemple, au Louvre, dans l’aile Sully, le beau Silène ivre en marbre, une copie romaine du IIe siècle après Jésus-Christ, et dans la même salle une autre statue représentant Silène portant Dionysos enfant ; dans l’aile Richelieu, un vase étrusque à figures rouges représentant Papposilène soutenu par deux jeunes gens ; quelques statuettes antiques, un Silène banqueteur, un Silène dansant, fragments de décor d’ustensiles datant de la fin du VIe siècle avant JésusChrist. Au Louvre encore, il forme un groupe sculpté avec un autre satyre, un enfant et deux femmes extasiées dans L’Ivresse de Silène (1838) de Dantan l’Aîné ; il figure, vieillard bonhomme et pansu, chargé d’une corbeille de fruits multicolores, dans Le Repos de Diane (vers 1640-1650) de Jacob Jordaens. Et dans le jardin du Luxembourg, se déploie le superbe 15
et monumental Triomphe de Silène (1885) d’Aimé-Jules Dalou, merveilleusement en situation, comme j’aimerais que toutes les sculptures le fussent. J’ai dû apercevoir Silène, aussi, il y a longtemps, à Athènes, dans le musée au pied de l’Acropole, ou bien était-ce quelque part à Rome, dans un jardin dont j’ai oublié jusqu’au nom ? * Silène, sur les vases attiques et dans la statuaire antique, est un être de mouvement, à l’instar de tous les satyres : funambule, acrobate, bateleur, il jongle avec des coupes, des jarres, des torches. Il joue de tous les instruments : crotales, flûtes, cithare, scabellum (cette sorte de castagnettes, actionnées par le pied), tambourins, et il connaît toutes les danses. De même, il connaît tous les métiers ; il est athlète, guerrier, mercenaire ; il cueille le raisin et le foule dans les cuves, l’écrase sous le pressoir ; il est pêcheur, portefaix, potier, bûcheron, cuisinier, échanson ; il lave du linge, passe le balai ; il tient l’ombrelle d’une dame. Avec humour, les artistes le peignent occupé à toutes les tâches domestiques de la vie ; aujourd’hui, ils le montreraient déménageur, plombier, réparateur de câbles électriques, repassant le linge, passant l’aspirateur, faisant ses courses au marché du coin. Il serait un sportif : un cascadeur, un 16
champion de boxe parodié. De là, ses postures infiniment variées : Silène est debout, assis, couché, agenouillé, accroupi, à quatre pattes, il court, bondit, gambade, s’enfuit. Le satyre va aussi puiser l’eau des fontaines : c’est là que se découvre la source des innombrables bouches de Silène dans les jardins d’eau. * Chaque ville d’importance, de France ou d’ailleurs, a ses trésors ignorés : ses noms de rues, ses jeunes gens solitaires au visage inembrassé, et ses toiles de maîtres jalousement conservées dans un musée des beaux-arts. Il y a lieu de se plaindre des musées, qui ne sont guère que des galeries inanimées pour un palais imaginaire. Mais pour rêver, songeons que la ville est un sanctuaire des temps profanes, où chaque œuvre de maître est le joyau d’un diadème qui attend un regard — la couronne qui attend d’être lancée. Ainsi le promeneur, se distinguant du touriste inévitable que nous sommes toujours, et tous devenus malgré nous, peut-il dérouler sa carte et ses plans de ville. J’ai aimé, et j’aime encore, lors de mes voyages, me rendre dans une galerie d’art sachant qu’une œuvre m’attend dans une salle délicieusement déserte et silencieuse : ce furent, au musée des 17
beaux-arts de Reims, la toile Silène barbouillé de mûres peinte vers 1700 par Antoine Coypel ; au Palais Saint-Pierre de Lyon, le marbre de Jean-François Legendre-Héral, Silène ivre (1833) ; au musée des beaux-arts de Lille, Le Triomphe de Silène (vers 16231630) de Gerit von Honthorst ; dans l’Ancienne Pinacothèque de Munich, le Midas et Bacchus (vers 1640 ?) de Poussin, où Silène est affalé, et le splendide Silène ivre (1617-1618) de Rubens, dont la peinture à la fois grasse, délicate et légère dit tout l’homme enivré. Je pourrais évoquer encore les musées de Tours, de Nancy, de Dijon, de Zurich ou de Saint-Gall… Je pourrais ouvrir mes beaux-livres où figurent les reproductions d’images d’un Silène que je n’ai pas encore vu, et qui m’attend dans une galerie d’Amérique ou de Transylvanie. Et toujours, Silène restera le passant des livres, des images ou de la pierre. * Ce livre s’ouvre sur un sous-bois ; humide, calme, presque trop calme bien sûr ; touffu, enténébré. Un air de flûte s’élève doucement et scintille, s’interrompt, pour reprendre encore, au loin, dans l’air, tout autour, peut-être aussi plus bas, dans les branchages chus, enchevêtrés, dans la mousse au pied des arbres. 18
* Un soir, c’était l’été, j’étais sorti d’un village aux rues voûtées. Au-dessus des arbres, parmi les champs de blé et de maïs, je distinguais nettement les étoiles, et je songeais à cet ami parisien qui m’avait dit, un jour que nous déjeunions, que n’ayant jamais quitté Paris il n’avait pas vu d’étoiles depuis des années. Mais il ne m’avait pas parlé de la terre, la terre que l’asphalte de Paris étouffe comme une main sur une bouche, et que mon oreille, tandis que j’étais allongé sur l’herbe face aux étoiles, entendait respirer, dont elle sentait l’inlassable tourment, le travail incessant, la force de mère, le grondement de planète — cet ami parlait des étoiles, mais il marchait, et il tournait sans y penser sur une sphère aussi belle que les étoiles. * La plainte, au loin, du dieu sylvestre : il est encore trop tôt peut-être pour que le monde entende à nouveau quelque mélodie de cette sorte : il fait nuit noire. Mais toute nuit est une fin de règne inachevée. On dit que les dieux sont des personnes — ils en sont plutôt les ombres et les clartés, quand les hommes sont des silhouettes grises, tentant de les saisir… * 19
Il était beaucoup plus fort que moi. Avant l’épidémie, avant la tempête, avant l’amour, il n’y a guère plus fort que lui. La vie même cède devant lui car il irrigue la vie en la violant ; il partage avec elle la guerre et les recommencements. Avec sa douceur, avec la violence de ses vents, avec ses faussetés, ses promesses atroces, ses arabesques séduisantes comme des mélodies de flûte et des serpents — comme elles sont belles, ces portées musicales ondulantes, insinuantes, et subtiles ses volutes ! —, il enroulait mes membres de ses anneaux parfumés. Son masque était luisant. Certes il est terrible ; n’est-il pas un dieu ? Certains prétendent même qu’il est le fils du dieu des dieux, et pour en avoir douté beaucoup sont morts. Mais d’autres disent qu’il est un homme — moi je dirais l’ombre d’un homme —, et que c’est un dieu qui l’enrôla dans sa danse dorée. Je me glisserai, lecteur, spectateur, scrutateur, à l’ombre des dieux — à l’ombre de Dionysos — dans un cortège bigarré, et je tenterai d’y surprendre le compagnon du dieu du vin, l’autre ou le second Dionysos : Silène, qui est l’une de ses ombres, ou qui l’est devenu ; à la recherche de son histoire, de sa voix, de ses paroles, de son corps, de son étrange rire, dans les montagnes, sur des chemins d’herbes et de fleurs, dans les villes humaines aussi, qui ne sont pas moins sauvages, dans les livres lointains, dans des 20
pages presque perdues, ou rares, et oubliées, dans les recoins de musées où dorment le marbre, la pierre et la toile de ses images — dans tous les lieux de pénombre, comme ce sous-bois, aux ombres inexplorées. * Ah ! La foule trépidante est passée, le cortège s’efface… On l’appelle le thiase, et ce nom a quelque chose de strident, de brutal et de soudain, comme des cuivres dissonants dans une symphonie de Carl Nielsen : cela lui va bien. Les cymbales et les tambourins sont désormais presque un murmure… J’étais tapi dans l’ombre, parmi les buissons ; j’ose me relever, écarter quelques branches. Sur le chemin souillé de feuilles de lierre froissées, de raisins écrasés, je puis voir sans être vu, tout du moins je le crois, les derniers compagnons du dieu qui s’éloignent. Une respiration bruyante — c’est bien un ronflement —, suivie d’un air de flûte, me fait soudain dresser l’oreille. Non loin de moi, une clairière s’est formée, et au pied de l’un des arbres de sa clôture, j’aperçois Silène… Il est là, c’est bien lui, ce n’est pas son ombre, même s’il dort… Il est bien comme quelques auteurs anciens l’ont décrit : un vieillard chauve et à la barbe hirsute, la chair rosée, le ventre énorme et satisfait, la figure aux traits empâtés 21
et tendres comme du beurre, le nez camus et rubicond ; il n’est pourvu ni d’oreilles velues, chevalines ou caprines, ni de pieds animaux, ni de cornes : il a perdu ces appendices depuis longtemps, et s’est transformé, de la même manière qu’il fut confondu jadis avec les satyres dont il adopta un temps les attributs ; depuis Eschyle déjà, nul ne sait la différence entre satyres et silènes. Silène a délaissé ses compagnons ; sans doute ne devait-il pas avancer sur sa monture aujourd’hui, cet âne qui remplace et soutient ses jambes si souvent avinées ; ivre mort, il a dû tituber jusqu’à cette clairière, et il s’est endormi parmi les mousses et les feuilles tombées des arbres. Un homme assez jeune et doux, qui porte mon visage, joue de la flûte auprès de lui. Nul doute que Silène lui a appris cette mélodie que j’entends là. Une coupe, qu’ensanglante encore quelque liquide, gît non loin de sa main droite que le jeune homme a liée à la gauche avec quelque liane. Virgile, dans l’une de ses églogues, racontera que, voulant interroger Silène, de jeunes pâtres, et se mêlant à eux la plus belle des nymphes, ont imaginé profiter de son sommeil enténébré pour l’emprisonner dans quelques guirlandes de fleurs. Lier Silène étant un préalable pour entendre la parole de l’étrange dieu, le roi Midas usa aussi d’un stratagème de roses. Aujourd’hui, ce ne seront pas de jeunes gens, ni les jardiniers de Midas, qui devront le lier 22
avec des guirlandes de fleurs pour lui soutirer un secret. L’auteur de ces pages tente simplement de s’emparer un instant, délicatement, de Silène en le liant avec quelques phrases. À peine ai-je écrit ces mots que le dieu sort de son lourd sommeil. Ses yeux se tournent vers moi : — Délivre-moi, jeune homme, me dit-il en riant. Mais je ne suis plus guère un jeune homme ; il me devine et rit de plus belle : — De ton temps, les hommes de quarante ans sont encore de jeunes gens ; ils n’ont d’hommes que le nom ; leur esprit est encore adolescent… Et toi, tu es le plus enfantin de ces vieux jeunes gens ! Tu crois encore, comme Églé jadis, la plus belle des nymphes et la plus appétissante, comme Midas le plus mou, le plus languissant, le plus naïf des rois, que quelques fleurs ou paroles sauraient me lier… Si je parle, c’est que j’ai choisi la rose de quelques oreilles pour être entendu… Mais soudain, au loin, résonne une voix, qui appelle, une, deux fois. Comme dans Les Bacchantes d’Euripide, quand il interpelait ses ménades, Dionysos — c’est sa voix : ého, ého ! — répète une
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fois son appel ; s’est-il avisé de la disparition de celui dont une légende fait son père nourricier ? * Si Silène est à l’ombre de Dionysos, il nous appartient de retourner à la source, ou presque, de l’ombre. Mais la figure du satyre et celle de Silène échappent partiellement au dieu phrygien ; l’irrésistible religion les happa tardivement : elles furent jadis indépendantes du dieu du vin. Leur source n’est pas livresque, elle échappe même à l’histoire mythologique, elle plonge dans des abîmes où satyres et silènes furent d’abord des démons archaïques, nourriciers, bienfaisants, hantant les eaux, les forêts et les roches. Leur enfance est perdue, noyée dans l’ombre orale et frémissante des sensations humaines, dans la nuit des premiers rythmes, des premiers chants, des premières peurs. Silène serait le Jean-Baptiste de Dionysos : Dionysos, qui enveloppe Silène dans sa geste, quand les mythographes en firent son parèdre, son esclave, son disciple ou son compagnon d’élite, vient derrière lui, et voilà Dionysos qui passe devant, non parce qu’avant lui Dionysos était, mais parce que les traditions ainsi l’ont fixé… Alors Silène et Dionysos s’échangent, le second s’étoffant du premier, le premier poursuivant autrement sa danse immémoriale — et cachée. 24
Chapitre II. Dionysiaque
UN ARBRE recouvert de lierre : sous cette forme Dionysos fut premièrement adoré. Il est l’esprit de l’écorce, le protecteur de l’arbre ; il est le dieu de la sève qui circule dans les végétaux et les arbres, il est bientôt celui de tous les sucs vitaux : la sève, le sperme, le lait, le sang. Il est le dieu liquide. Il est le dieu des vergers : tous leurs fruits lui appartiennent : figues, grenades, pommes, oranges et noix. Le figuier, dans l’imaginaire méditerranéen, évoque la vie cachée : il révèle les sources et pousse spontanément au-dessus des eaux souterraines ; le premier grenadier a germé du sang du dieu, et ses fruits mûrissent en hiver3.
Perséphone devait passer quatre mois dans l’Hadès pour avoir mangé le fruit du grenadier des jardins infernaux. 3
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L’arbre cédera devant une vigne aux pampres gorgées : la vigne rappelle le lierre, le lierre grimpe comme la vigne ; les lianes du lierre s’entremêlent volontiers aux sarments4. Parfois, des grappes de raisins ornent la chevelure ou la barbe du dieu. Dionysos est aussi le dieu de la pomme de pin, qui ornera l’extrémité de son thyrse : dans les cuvées, la pomme de pin était volontiers infusée, car sa résine conservait le vin. Le pin et le lierre sont verts toute l’année, et ne semblent jamais perdre leurs feuilles, ils sont éternellement renaissants comme le dieu ; et les toxiques baies de lierre entraient dans la fabrication de la bière consommée par les membres du thiase dionysiaque, accompagnée de champignons hallucinogènes (et plus précisément psychodysleptiques) telle la fausse oronge (l’amanite tue-mouches)5. On dit de Dionysos qu’il fut d’abord le dieu de la bière, une boisson plus populaire que le vin, et qu’il fut alors adoré sous le nom de Sabazios, dont en Phrygie et en Crête l’animal emblématique était le cheval, ou le centaure, lequel est apparenté aux silènes. 4 À Acharnie, en Grèce, le dieu est adoré sous le nom de Kissos, le lierre : les hymnes homériques l’évoquent sous le nom de Kissokomês ou Kissochaitês. En Italie, Bacchus sera appelé Corymbifer ou Racemifer, selon les fruits du lierre. 5 La consommation de plantes psychotropes, liée à l’apparition de formes religieuses, notamment celle du chamanisme archaïque que l’on observe à la source de nombreuses spiritualités, est un sujet immense qui appellerait d’autres pages, et que celles-ci effleurent à peine.
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Sa fleur est la rose, ainsi que l’atteste Pindare qui enjoint à l’initié de se couronner de la fleur malvacée en son honneur ; elle sera aussi celle de Silène, capturé par les jardiniers de Midas dans son jardin de roses du domaine du Bermion. Mais il se manifeste aussi sous une forme animale : Penthée l’apercevra dans son délire sous la forme d’un taureau, animal puissant, incarnation de la force virile, qui est aussi sa monture, comme l’âne ou le cheval. Dionysos se revêt parfois de la peau de la chèvre, du porc et du sanglier qui lui ont été sacrifiés — Silène un jour lui sacrifie un bouc. Quand les Ménades ont déchiré vivant un jeune faon, c’est encore de sa dépouille que s’affuble le dieu. Nonnos de Panopolis fait du chien un compagnon du dieu. Selon le caprice des mythographes, Dionysos est encore le dieu de l’abeille ; dieu ailé du miel, il est l’élément sucré que l’on ajoute au vin. Il est plus rarement le dieu du dauphin, quand il concurrence Arion dans l’invention du dithyrambe en son honneur. Il est ensuite figuré sous la forme d’un homme barbu ; un bandeau de feuillage enté de grappes de raisin cercle sa longue chevelure ; une longue tunique plissée enveloppe son corps ; dans ses mains, une coupe et un sarment de vigne. Il s’allonge à l’ombre d’une treille, servi par un échanson. Peu à peu, les 27
Grecs font de Dionysos un jeune homme, lui inventent une naissance, une histoire, des épisodes. Il devient glabre : son torse est imberbe et lisse, jusqu’à ses jambes, épargnées par la déchéance du poil. Sa longue tunique d’homme devient robe de jeune fille, les boucles dorées de ses cheveux parfumés s’ourlent comme ceux d’une femme, et son corps gracile est celui de l’éphèbe. Ses joues qui ignorent le moindre duvet le feront moquer de ses rivaux. Au théâtre, parmi les masques tragiques inventés par Thespis et perfectionnés par Eschyle qui leur ajoute la polychromie, certains désignent un groupe de jeunes gens (neaniskoi), et parmi eux figure le masque nommé o apalos, au teint blanc et frais, à la chevelure de boucles blondes, délicat, rêveur, souriant, ainsi que le décrit Julius Pollux6 dans son Onomasticon : l’exact portrait du jeune et beau Dionysos dépeint par Euripide dans ses Bacchantes. * — Je croyais qu’il était question de moi, me fait Silène en souriant. Mais tu dérives, on dirait presque que tu délires ! Prends garde ! Vas-tu réciter tes lectures ? Vas-tu faire de moi l’objet d’un traité savant, et ne m’évoquer qu’au sujet de mon cher et terrible Dionysos ? 6
Julius Pollux, Onomasticon, Livre IV. 28
— Patience, ô Silène, lui dis-je. Je ne dérive qu’à peine, et je ne délire en rien. Certes j’accumule quelques notes : c’est pour mieux te comprendre, en te devançant. — Fort bien. J’écoute. Tu parlais de Dionysos, ce me semble ? * Toute l’œuvre de Dionysos est de surgir dans la cité ainsi qu’un étranger : il est un Autre absolument étrange, un Autre à la figure souveraine. Sa mère, la mortelle Sémélé, fut foudroyée pour avoir désiré voir son amant, Zeus, dans la splendeur de son feu ; et Zeus recueillit l’enfant qu’il plaça dans sa cuisse jusqu’à sa seconde naissance, à laquelle il devrait son nom : le deux fois né. Pour le Grec, il vient de Phrygie, et il conservera le bonnet phrygien dans ses attributs. Il est élevé par des nymphes en Thrace, sur le mont (ou l’île) de Nysa qui donne son nom à la moitié du nom de Dionysos, selon une autre étymologie possible : Dios (dieu) élevé à Nysa. Mais en lui-même aussi il est un Autre : à l’instar d’un Protée, il virevolte entre les visages, les apparences et les mondes. Il démasque l’ordre, il souligne l’ombre. Il est le lierre élégant et sinueux, il est l’indéfinissable, là et ici, insaisissable… Euripide, dans Les Bacchantes, le décrira à la fois comme le plus redoutable et doux des dieux ; il est également jeune et vieux, sauvage et 29
raffiné, proche et lointain. Le haut et le bas s’entremêlent en lui, voire, s’abolissent, comme le proclamera l’auteur de la Table d’émeraude : « Ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas7 ». Dionysos bondit dans le réel ensoleillé, telle une étoile mouvementée ; il danse contre une certaine idée du réel… Il danse pour la danse du Réel. Il est le dieu soudain, éruptif, ubiquiste et cadencé : il est aussi, comme Apollon, son frère, le dieu de l’épiphanie. * Il est le dieu de la nuit, la nuit qui se fait sur le monde, et la nuit dans l’homme, cachée au fond du vin. * À Naxos, Dionysos s’unira à Ariane délaissée par Thésée, mais sa sensualité aura connu d’autres formes : ainsi Arnobe et Hygin8 racontent-ils que lorsque, souhaitant remonter sa mère Sémélé des Enfers, le joli dieu sollicita le guide Prosymnos, ou Polymnos, celui-ci consentit à lui montrer le chemin La Table d’émeraude, traduction française de la « vulgate » latine avec son commentaire par Hortulain (XIVe siècle), dans Hermès Trismégiste, La Table d’émeraude. Paris : Les Belles Lettres, 2008, p. 43. 8 Arnobe, Contre les Gentils, 5, 28 ; Hygin, Astronomie, Livre II, 5. Hygin est plus allusif qu’Arnobe. 7
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en échange des faveurs futures du jeune dieu. Les deux amants plongent ensemble dans le lac de Lerne qui s’ouvre sur l’Hadès, au seuil duquel le guide laisse le fils divin. Hélas ! au retour de celui-ci, Prosymnos est mort, on ne sait pourquoi ; pour honorer son éraste malgré tout, l’éromène Dionysos arrache une branche de figuier, la taille en forme de phallus et la fait pénétrer dans son intimité sur la tombe du mort. Ainsi passe Dionysos de l’adolescence à l’âge adulte. Et son corps aura éprouvé toute la caresse. * Un jour, raconte-t-on9, tout jeune homme encore, Dionysos cueillit de lourdes grappes mûres sur la vigne qui décorait de pampres les parois de la grotte où les nymphes de Nysa veillaient jadis sur son sommeil ; pour s’amuser il en pressa le jus dans une coupe d’or : voici que le dieu de la sève et du sang devenait l’inventeur et le dieu du vin. Une autre version10 le montre amoureux : Ampélos, fils d’un satyre et d’une nymphe, était son jeune amant. Le jeune homme à la peau douce avait tant subjugué le dieu que celui-ci, lors de leurs joutes sportives, laissait facilement son éromène le vaincre. Mais Ampélos, abusé, se crut bientôt invulnérable ; à 9
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Livre I, 15. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, Chants X, XI, XII.
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l’image de son éraste divin, et malgré les conseils de prudence de celui-ci, il s’aventura seul dans la forêt. Vêtu comme le dieu, il s’amuse à provoquer les bêtes sauvages. Téméraire, il va jusqu’à monter sur un taureau, et juché sur sa monture, bravache, il ose s’adresser en des termes discourtois à Séléné, la Lune, qui s’en offusque : elle excite un taon qui affole le taureau. La bête désarçonne avec violence le jeune homme, qui tombe à terre et meurt, les cervicales brisées ; furieux, le taureau encorne le cadavre. Lorsque Dionysos découvrit le corps inanimé de son amant, son chagrin fut si haut, ses larmes et ses plaintes furent si terribles que les fleuves alentour interrompirent leur cours ; Atropos elle-même s’en émut : l’« Inflexible » et la plus vieille des Moires métamorphosa Ampélos en vigne, rassurant le dieu éploré : Ampélos ne sera pas une ombre errante aux Enfers ; il n’est pas vraiment mort ; il est changé en vin, qui roule maintenant dans les mains de Dionysos parmi ses larmes. * Ce rouge qui l’entoure et qui goutte, Dionysos est seul encore à le connaître. Bientôt le dieu solitaire convie les génies des bois, des sources et des montagnes à goûter le breuvage nouveau, le nectar terrestre : il est l’Acratophore, celui qui sert le vin pur (l’acrate, le vin non coupé d’eau). Sous l’influence du 32
vin se forme pour la première fois le thiase dionysiaque, cette troupe bruyante qu’imiteront les fêtes grecques des Dionysies urbaines et rurales11 et les secrètes cérémonies initiatiques durant lesquelles les mystes représentaient dans une procession rituelle les compagnons de Dionysos : parmi les lionceaux, les panthères, les boucs et les ânes, mais aussi, plus rarement, des taureaux, des chevreaux, des faons, des biches, des lynx, des pies et du phénix, voici, au son des flûtes, des tambourins, des cris et des rires, les Ægipans12, parmi lesquels Pan aux cornes et pieds de bouc, le dieu des bergers d’Arcadie. Possédés d’un divin délire, voilà les Ménades aux cheveux couronnés de serpents, les Bacchantes et les Bacchants couronnés de feuillages, criant « Évohé ! »13 ; au milieu d’eux, des Bassarides14 conductrices de tigres et porteuses de tambours, et des Centaures porte-lyre ; Elles avaient lieu respectivement au printemps, durant le mois d’Elaphébolion du calendrier attique, et en hiver, au mois de Poséidéon. Plutarque, dans De l’amour des richesses (527b), décrit cette procession joyeuse et populaire : derrière les hommes portant une amphore de vin et un cep de vigne, vient un homme qui tire un bouc, suivi d’un autre chargé d’une corbeille de figues sèches (cf. Dioscoride, Anthologie palatine, 7, 410). Un gigantesque phallus ferme la marche, aux sons des tambourins et des flûtes, parmi les exclamations. 12 Ou Égipans, de la caste des Égicores, les « chevriers ». 13 Ce cri signifierait « Courage, mon fils ! » en souvenir d’un épisode de la Gigantomachie : Zeus encourageait son fils Dionysos avec ces mots. 14 De Bassaréus, autre surnom de Dionysos, du nom de la longue fourrure de renard (bassara) dont le dieu se revêt. 11
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voici Molpos, le dieu des chants, et Comos, celui des festins ; voici encore les satyres aux cornes magnifiques, les petits silènes vifs et les vieux silènes chauves et ventrus, et parmi eux, Silène qui éclate de rire. Chacun chante de joie et psalmodie les chants sacrés, danse et bondit aux sons du roseau mélodieux et de la flûte tourbillonnante, de l’assourdissant tambourin et de la cymbale retentissante. Dionysos a également pour surnom Bromios, « Le Bruyant ». Octobre, le mois des vendanges, est particulièrement propice à ces cortèges désordonnés et scintillants. Les membres du cortège brandissent le thyrse : à l’origine, c’était un petit bâton de bois, surmonté d’une pomme de pin, que les nymphes nourricières de Dionysos lui apprirent à entourer de lierre. Il deviendra une arme redoutable : Dionysos, lors de la Gigantomachie, assomma le Géant Eurytos avec son thyrse ; Élien, dans son Histoire variée, rapporte qu’un prêtre de Dionysos nommé Macarée tua sa femme d’un coup de thyrse, après avoir découvert que celle-ci avait tué leur fils, lui-même fratricide, à l’aide d’un tison15. Tous sont couronnés de pommes de pin, de baies de lierre, de corymbes, de figues et de grenades, en hommage à leur dieu. 15
Élien, Histoire variée, Livre XIII, 2. 34
* — Ce fut alors, et c’est ainsi encore — et je te vois m’esquisser parmi l’ombre immense, me dit Silène. — N’est-ce pas le dessein que tu connais ? lui dis-je. — Je te laisse tout découvrir, tout inventer… J’entrevois le premier livre qui m’est consacré dans les bibliothèques des hommes. * Né du dieu des dieux et d’une mortelle, Dionysos surgit quelque peu incongru parmi les dieux ; parmi eux aussi, il est l’étranger. Il est même certains hommes que sa prétention à la divinité amuse, inquiète ou révolte. Penthée, roi de Thèbes, qui se gausse de ses ambitions, sera déchiré par sa propre mère envoûtée par le dieu courroucé16. Le roi Dériade, en Inde, conteste ouvertement sa puissance ; il encourage son peuple à contrer l’arrivée du dieu bouclé. Sur l’ordre de Zeus, Dionysos devra combattre ces impies ; il va leur imposer par la force sa qualité de dieu ; c’est seulement à ce prix qu’il gagnera le ciel et siégera dans l’Olympe.
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Cf. Les Bacchantes d’Euripide. 35
Le dieu de la vigne lève une armée. Déjà le thiase enivré est à ses côtés ; parmi les bacchants, le satyre Phalénéus se distinguera par son courage. Les rejoignent bientôt Pan, puis les héros Erechthée, roi d’Athènes, Eaque, roi des Myrmidons, et Œagre, roi de Thrace et père d’Orphée ; puis c’est au tour de l’éromène Hyménaios, d’Aristéas, le poète ubiquiste et magicien, auteur des Arimaspes, puis des sept Cyclopes Argès (Argilipos), Stéropès, Brontès, Elatréus, Euryclos, Trachios et Halimédès17, dont les voix épouvantables sont comme des tambours. Dionysos élit le satyre Phérespondos pour héraut. Il place Pan à l’aile gauche de son armée, et Silène à l’aile droite : déjà le vieil ivrogne combattait à ses côtés lors de la Gigantomachie, avec Vulcain et les satyres, montés sur des ânes. Hygin raconte18 que les montures, soudain prises de panique lors de la bataille, poussèrent de grands cris rauques ; le braiement inconnu mettra en fuite les Géants qui, croyant à quelque épouvantable monstre, se disperseront, provoquant leur défaite. C’est le même épisode que rapporte Lucien, cette fois lors de la conquête des Indes : l’âne de Silène qui se met à braire se mêle au son des cornes où soufflent les satyres, sonnant le nome orthien, lequel sert à 17 18
Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, Chant XXVIII, 274-275. Hygin, Astronomie, II, 23, 3. 36
donner la charge, et le bruit affole les Indiens montés sur leurs éléphants : « Quand les deux partis se sont rapprochés et mis en présence, les Indiens placent les éléphants sur leur front de bandière, et les appuient de la phalange. Bacchus, de son côté, se place au centre de ses troupes, tandis que Silène commande l’aile droite et Pan l’aile gauche. Les Satyres remplissent les fonctions de lochages et de taxiarques19. Le cri de guerre général est : “Évohé !” Tout à coup le tambour résonne, les cymbales font entendre un bruit guerrier. Un des Satyres, prenant une corne, sonne le nome orthien. L’âne de Silène se met à braire d’un ton martial. Les Ménades, ceintes de serpents, bondissent en hurlant, et mettent à nu le fer de leurs thyrses. Les Indiens et leurs éléphants ploient bientôt et prennent la fuite en désordre, sans oser s’avancer à la portée du trait. Enfin, ils sont complètement vaincus et emmenés prisonniers par ceux mêmes dont ils se moquaient tout à l’heure, apprenant par cette issue qu’il ne faut jamais mépriser, sur le bruit de la renommée, des troupes que l’on ne connaît pas20 ».
Curieuse à cet égard est l’anecdote rapportée par Hérodote, qui offre un parallèle : les Perses, lors de leur défense du camp de Darius, eurent pour alliées inattendues « la voix des ânes et la vue des mulets » ; Un lochos était une compagnie composée d’une douzaine d’hommes ; une taxis comprenait huit lochos. 20 Lucien de Samosate, Préface ou Bacchus, 4, traduction d’Eugène Talbot. Paris : Hachette, 1912. 19
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ces animaux ignorés de la Scythie effrayèrent les rudes guerriers : « Les braiements tonitruants des ânes jetaient le trouble dans les rangs des guerriers scythes ; et souvent, en pleine charge contre les Perses, en entendant braire les ânes, regimbaient et reculaient effarouchés, les oreilles dressées, pour n’avoir jamais encore entendu pareil cri ni vu pareil animal21 ».
Ne croirait-on pas entendre là l’âne de Silène effrayant les Géants et les Indiens ? L’épisode de la Gigantomachie a l’aspect bouffon que l’on retrouvera dans le surgissement et le bondissement des satyres dans l’orchestra attique, lors des Drames satyriques, mais l’âne n’est pas en soi ridicule, comme il l’est devenu dans les représentations modernes : il était la richesse principale des pasteurs, jadis ; son sexe énorme le faisait révérer, non pas en tant qu’objet esthétique (la beauté va, dans l’Antiquité, aux petits sexes masculins, tout du moins selon la statuaire et les traités de bons auteurs, et selon l’idée de la mesure qui assimile l’ithyphallisme à la “nature”, à la “nonculture”), mais comme force pure et saine, vitalité souriante ; c’est l’âne également, celui de Silène qui s’était invité avec sa monture à l’une des fêtes de Hérodote, L’Enquête, IV, 129, traduit par Andrée Barguet. Paris : Gallimard (coll. Folio), 1990, Tome 1, p. 416. 21
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Vesta, qui entrava le viol de la déesse chaste et vierge par Priape22 : ainsi, depuis cette aventure, échoit aux ânes l’honneur de porter les lampes sacrées de Vesta, dont l’anse se terminait par une tête d’âne. Chez les Phéniciens, le prophète Balaam s’avançait monté sur un âne ; et c’est encore Jésus qui entra à Jérusalem sur un âne, sur un petit d’âne, sur un ânon23. Hygin, encore lui, narre24 comment un âne, qui aida LiberDionysos à atteindre l’oracle de Zeus à Dodone, entra en compétition avec Priape à propos de la taille et de la vigueur de son sexe ; Priape fut le vainqueur et tua le malheureux animal, lequel fut placé par Dionysos au nombre des astres, dans la constellation du Cancer. Il y a plus : Pindare remarque25 dans sa dixième Ode pythique qu’Apollon était adoré par les Hyperboréens à la façon d’Osiris (ou de Dionysos) : son triomphe sur Seth, le dieu-âne, était célébré par une hécatombe : le sacrifice d’une centaine d’ânes, lesquels étaient considérés comme les ennemis de la musique et des Muses. Cet âne sacrifié, cet âne sacré, ne pourrait-on y voir encore une préfiguration de
Ovide, Fastes, Livre VI, 319-348. Évangile selon saint Matthieu, 21, 7 ; Marc, 11, 7 ; Luc, 19, 35 ; Jean, 12, 14-15 (selon la prophétie de Zacharie, 9, 9). 24 Hygin, Astronomie, II, 23, 2. 25 Pindare, Pythiques, X, épode 2. 22 23
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Silène (et de Marsyas), dont la flûte sera la rivale de la lyre d’Apollon ? * L’armée turbulente de Dionysos suit son dieu en Lydie, en Phrygie, jette un pont sur l’Euphrate et parvient jusqu’aux rives de l’Hydaspe (actuellement au Pakistan), où Alexandre le Grand, en 326 avant Jésus-Christ, affrontera Pûru, raja du royaume indien de Paurava, et son armée d’éléphants, qu’il vaincra. À l’instar du roi de Macédoine, le dieu phrygien sera triomphant26. C’est une victoire par le nombre et l’envoûtement : non seulement la foule dionysiaque submerge et défait toute opposition, mais elle se rend irrésistible par le son de ses instruments, par ses danses — parmi lesquelles figure la sicinnis, inventée par le satyre Sicinnos, danse sauvage et savante, aussi puissante, aussi étourdissante qu’un vin. Ainsi c’est d’une guerre que se renforce le thiase ; le cortège dont Dionysos s’entourera désormais sera à l’image de sa première armée. Ainsi les « marches » ou « triomphes » de Dionysos ou de Silène que nous montrent les peintures des vases à figures rouges, les fresques, les bas-reliefs et les tableaux revêtent-ils toujours, sous leur apparence À bien des égards, c’est la geste d’Alexandre le Grand aux Indes qui inspira le récit dionysiaque — ou bien celui-ci s’y ressourça.
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joyeuse et dansante, et colorée, un caractère dangereux ; chez Jacob Jordaens, chez Pierre Paul Rubens, chez Gerit von Honthorst, du Silène ivre, chancelant, entouré de femmes dénudées et de souriants satyres sourdent la violence, la cruelle insouciance, le meurtre. Les mains élégantes des bacchantes aux mamelles grasses peuvent soudain se muer en griffes, en pinces, en marteaux, pour assommer, arracher, déchirer. Leurs bouches sensuelles peuvent se tordre brutalement pour dévorer à pleines dents la chair crue de bêtes et d’hommes. Dans les mains des satyres le lierre devient lien pour quelque viol, le rouge des raisins peut s’ensanglanter ; du sang et du vin, lequel est le plus vif, le plus rouge ? Lors du repos de Diane, où s’invitent quelques satyres et parfois Silène lui-même, comme dans le beau tableau de Jordaens, au musée du Louvre27, qui illustre cette scène, la corbeille ployant sous le poids des pampres et des raisins, dans les bras de Silène, n’est pas moins redoutable que le thyrse. Le dieu sait quel atroce crime se loge dans le poison du raisin, au fond de lui. * Mais Silène continue de sourire : — Ah, j’ai bu une fameuse gorgée de poison, me dit-il. Longtemps, le vin m’est apparu comme la 27
Il en existe une copie, que l’on peut voir au Petit Palais, à Paris. 41
musique des flûtes, dans les montagnes, comme toute la musique immense : lointain, appelant… Je le connais mieux maintenant ; je sais m’en déprendre, j’ai vu le dieu, et autre chose qui n’est pas seulement son visage, au fond de ma coupe… Voyons, jeune homme, tu sais tout cela. Pourquoi tenter de me saisir, pourquoi me lier dans tes phrases ? Vois ces liens de roses, vois ces mots où ta naïveté a cru me retenir ; vois mes mains libres ; je puis me redresser. Qu’ai-je à te dire que tu ne saches déjà, qui n’ait déjà blessé ton corps, où tu n’aies déjà sombré ? Je ne resterai pas près de toi, le sais-tu ? — Silène, il me fallait te nommer. — Me nommer ? Ne sais-tu donc pas que l’on ne nomme que les démons ?… — Tu joues avec les mots : tu n’es certes pas de ces démons bibliques. — Je suis plus malin peut-être… — Et c’est moi qui t’ai nommé, d’après les hommes. — Et il y eut un temps où je n’avais pas de nom, et il est une forêt qui rêve mon nom, et il est une clairière où je n’en ai plus — Vois celle-ci, écrasée de soleil. * 42
Silène, toujours, se détache du cortège dionysiaque — par son nom, qui devient nom propre : les autres, excepté Marsyas, Terpon et quelques autres, ne sont que des « silènes » ou « satyres ». Et lui, Silène, pris de boisson, poursuit-il sa marche avec les autres bacchants ? Non, mais il s’écarte de la meute et s’endort. Il rêve. Et son sommeil aviné est comme un prélude pour la mort : il revoit les images de toute sa vie. Il se souvient avec des images — ô ce soleil éblouissant, brutal, énorme, à travers les arbres, caressant le velours des collines et des plaines… Et puis, cette voix, ces voix, ces hommes, ces bruits, ces dieux, ce dieu, tout ce qui le fit autre. Car Dionysos a dérobé Silène aux forêts.
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Chapitre III. Origines
QUELQUES MOTS, à défaut d’être synonymes (il n’en existe pas au sens strict, mais toujours d’approximatifs : parlons donc de parasynonymes, en apprentis « logocrates »…), s’enlacent, s’entremêlent, puis se séparent ou se brisent en raison même de ce lien fugitif. Plus on s’approche de l’origine, de la source, plus celles-ci se dérobent, s’évadent, murmurent un chant presque inaudible, qui nous laisse attentifs, songeurs et indécis — La nymphe qui s’enfuit toujours à l’approche lascive du silène serait le Sens lui-même. * Il est permis de reconnaître dans le dieu égyptien Bès une préfiguration de Silène : Bès, ce génie protecteur placé auprès d’Hathor, la déesse de 45
l’amour, est représenté dans la statuaire de la XIIe Dynastie (XXe-XVIIIe siècles avant Jésus-Christ) sous les traits d’un nain ventru, tantôt jovial, tantôt bourru, souvent ithyphallique ; il est velu de façon léonine. Son rôle est apotropaïque : dieu du foyer, il protège contre les mauvais esprits, soutient la virilité des jeunes hommes, veille sur les femmes durant leurs grossesses et leurs couches. Sa laideur même en fait un personnage populaire, ce bouffon aux épais sourcils froncés qui amuse les enfants après leur avoir fait peur. Il conserve néanmoins bien des aspects inquiétants : il peut très bien se muer, armé d’une épée et d’un bouclier, en un guerrier égorgeant ses ennemis ; il connaît les profondeurs infernales, et l’on place sa figurine dans les tombeaux. Lorsqu’il est d’humeur joyeuse, il est associé à la fête, aux réjouissances, et il devient même un maître de danse et joue de mille instruments. Silène hérite à la fois de son caractère sauvage et de son hilarité rayonnante. * Selon le Vin, la Lune, ou la Raillerie : trois étymons, au moins, ont été proposés pour le nom de Silène. Selon le Vin, l’Acratos serait le nom attique de Silène, ou plutôt Silène serait la première personnification de l’acrate, le vin non coupé d’eau, le vin pur qui fait délirer, le chalis. Et le satyre Silène — comme 46
le satyre Marsyas — donnera son nom à un fleuve : le fleuve Silène, dont parle Pausanias, serait l’Acrate même. Silène est un nom liquide, un nom ondoyant comme l’eau ou l’alcool, un nom dont les syllabes sont douces au palais et aux lèvres. * Silène, Sémélé, Séléné, ils seraient de même origine : ceux qui sont dédiés à la Lune : d’abord Séléné, la déesse lunaire, le Nom de la Pleine Lune ; puis la fille de Cadmos et d’Harmonie, Sémélé, la génitrice de Dionysos foudroyée par Zeus, figure inversée, froide et lunaire de son solaire amant ; enfin Silène, l’Homme-Lune28. Pan, dont Silène serait le fils, fut l’amant de Séléné, la Lune : est-ce en cela que Silène demeure sous le signe du satellite de la Terre, ou que ses frasques, et son “délire”, doivent à la nuit bien plus qu’au jour leur développement fertile ? * Élien, quant à lui, propose une tout autre interprétation, qui s’accorde fort bien avec le caractère facétieux des satyres et silènes que met en scène le Drame satyrique : Cf. Robert Graves, Les Mythes grecs. Paris : Fayard, 1967 (coll. Pluriel). Tome 1, 17. 2, 4.
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« Du cortège de Dionysos faisaient partie les satyres, appelés par certains tityres. Ce nom est dérivé des “fredonnements” (teretismata) auxquels ils se plaisent. Quant au nom de satyre, il vient du mot “montrer les dents, grimacer” (sesêrenai). Les silènes sont appelés ainsi à partir du verbe “se moquer” (sillainein). On dit que le sille est une satire comportant des plaisanteries désagréables. L’habit des silènes était un chiton laineux au-dehors comme au-dedans. Cet habit suggère la végétation de Dionysos : les ceps et les branches touffues de la vigne29 ».
Élien aurait pu ajouter que la barbe fournie de Silène évoquait également la vigne. Non démontrables, incertaines, les origines de satyros, silênos et sillos se perdent dans la nuit des temps de l’homme, du langage et des langues — et tityros semble signifier également « bouc, bélier ». Mais Tityre est aussi le nom du berger heureux de la Première Églogue des Bucoliques de Virgile : ainsi chante Mélibée : « Tityre, couché sous le dôme d’un vaste hêtre, tu essaies un air sylvestre sur ton léger pipeau ; et nous, nous quittons le sol de notre patrie et nos doux champs ; nous fuyons notre patrie ; toi, Tityre, étendu
Élien, Histoire variée, Livre 3, 40, traduit par A. Lukinovich et A.F. Morand. Paris : Les Belles Lettres, 2004, p. 48. 29
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à l’ombre, tu apprends aux forêts à répéter le nom de la belle Amaryllis30 ».
Cet air des forêts, des montagnes, loin des villes, où les bergers, à la saison chaude, menaient leurs troupeaux, ce chalumeau léger (le pipeau pastoral, ou flûte de Pan, fait de quelques tiges inégales de roseau, liées avec la cire des abeilles — celles d’Aristée), puis cette ombre : choses propices à Silène, qui surgira dans la Sixième Églogue et lui donnera son nom. L’hypothèse du verbe « se moquer » reste séduisante, ne serait-ce que parce qu’elle rapprocherait les railleries d’un Socrate de celles d’un Silène : ainsi le fit Alcibiade, dans Le Banquet31, qui compare son maître bien-aimé Socrate aux silènes : dans sa bouche louangeuse, ces silènes désignent de petites figurines visibles alors dans les ateliers de sculpteurs ; elles étaient fendues en leur milieu ; il était loisible de les ouvrir en deux parties : fermées, elles représentaient un joueur de flûte grotesque et laid (un satyre ou un égipan, voire Silène lui-même) ; ouvertes, elles montraient la magnifique figure d’un Virgile, Les Bucoliques ; Les Géorgiques, traduit par Maurice Rat. Paris : Garnier-Flammarion, 1967, p. 33. 31 La première partie (« Portrait de Socrate ») du délicat Socrate (1918) d’Érik Satie, drame pour voix et piano ou orchestre sur des dialogues de Platon traduits par Victor Cousin, reprend ce passage (215b) du Banquet. 30
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dieu — exactement ce qu’était Socrate, dont la laideur apparente dissimulait la beauté intérieure. Démocrite, « Celui Qui Rit », le philosophe oublié, victime peut-être de l’hagiographie platonicienne en faveur de Socrate, fut également comparé à Silène — visage, et rire souverain. Ce sont ces mêmes figurines qu’évoquera Rabelais, dans le Prologue de Gargantua : « Beuveurs tres illustres, et vous, Verolez tres precieux, — car à vous, non à aultres, sont dediez mes escriptz, — Alcibiades, ou dialoge de Platon intitulé Le Bancquet, louant son precepteur Socrates, sans controverse prince des philosophes, entre aultres parolles le dict estre semblable es Silenes. Silenes estoient jadis petites boites, telles que voyons de present es bouticques des apothecaires, pinctes au dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satyres, oysons bridez, lievres cornus, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers et aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire (quel fut Silene, maistre du bon Bacchus) ; mais au dedans l’on reservoit les fines drogues comme baulme, ambre gris, amomon, musc, zivette, pierreries et aultres choses precieuses ».
Érasme, dans Les Silènes d’Alcibiade (vers 1515), une section de ses Chiliades ou Adages, revient sur les petites statuettes qu’Alcibiade évoquait dans Le Banquet. L’humaniste christianise le satyre : « Est-ce que ce ne fut pas un merveilleux Silène que le 50
Christ ? », s’écrit-il. Sa démonstration vise à distinguer le monde sensible et le monde spirituel, l’œil charnel et l’œil intérieur. Jésus était pauvre, méprisé, ignoré ; il était pourtant Dieu. Puis Érasme inverse les termes : ne voit-on pas souvent des hommes d’aspect séduisant, richement parés (comme les évêques de son temps), dissimuler sous une apparence resplendissante la plus vile et la plus méchante des âmes ? Il constate alors qu’ « Aujourd’hui encore il y a, bien cachés, quelques bons Silènes qui restent cachés, mais hélas trop peu nombreux. La majorité des hommes ressemblent à un Silène inversé32 ».
* L’Anversois Herri met de Bles (vers 1500-vers 1555), contemporain d’Érasme, est le peintre de la minutie : pour examiner ses tableaux, le spectateur doit s’approcher très près de la toile, et parfois une loupe lui serait nécessaire pour distinguer les innombrables détails, les petits visages penchés aux fenêtres des maisons, les outils des paysans et des ouvriers, le reflet d’un cygne dans l’eau d’un lac, la bave laissée par un escargot sur un rocher, et la minuscule chouette, présente, mais bien cachée, dans Érasme, Adages, 2201 : « Les Silènes d’Alcibiade », dans Œuvres choisies, édition de Jacques Chomarat. Paris, Librairie Générale Française (coll. Livre de poche), 1991, p. 402-435.
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chacun des tableaux du maître, et qui fait figure de signature du peintre. Dans le joli petit musée des beaux-arts de Saint-Gall, en Suisse, un tableau de l’artiste arrête immédiatement le regard et les pas du visiteur : La Montée au Calvaire33, qui figure un immense et extravagant rocher occupant le centre de la toile et autour duquel circulent des personnages colorés. Le regard suit la procession qui, en des scènes méticuleusement peintes, s’étire de la ville de Jérusalem, représentée en bas à gauche, au Golgotha, en haut à droite de la toile : c’est bien Jésus dans la scène de l’Ecce Homo, c’est lui plus loin, ployant sous le bois de la Croix, et c’est lui encore, crucifié au milieu des deux larrons — c’est lui, mais minuscule, presque imperceptible, une figure noyée dans le paysage, sous un ciel aux bleus variés dans lequel tournoient des oiseaux. Et le spectateur s’avise soudain que l’énorme rocher qui surplombe le cortège de la Passion figure une tête de Silène, de profil. C’est ce rocher que nous avions remarqué tout d’abord : le Christ, lui, restait dans l’ombre34. Le Tableau dont une autre version, à la palette sensiblement différente, se trouve à la Gemäldegalerie der Akademie der bildenden Künste de Vienne. 34 J’ai retrouvé ma propre lecture de la toile d’Herri met de Bles dans le magnifique ouvrage Herri met de Bles, Les Ruses du paysage au temps de Bruegel et d’Érasme de Michel Weemans (Paris : Hazan, 2013). Cette monographie m’a permis d’affiner l’écriture du 33
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tableau tout entier est ce silène qui, sous l’écorce de ses figures les plus visibles, recélait un trésor : celui du Fils de Dieu. * L’étymologie, on le sait, est un clair-obscur : il est souvent bon de s’y reporter ; il est néfaste d’y penser trop, et de s’y étaler comme sur un lit de repos ; chaque mot, toujours, révèle son ombre pour masquer son soleil, et sa lumière pour dérober son ombre, qui s’enfuit comme un farouche animal, tente-t-on de s’en approcher, même en silence. Il faudrait toujours dire qu’un mot semblerait vouloir dire, eût semblé jadis vouloir dire « cela » — tout un dictionnaire au conditionnel, en somme. L’origine des noms est une licorne qu’une vierge seule saurait approcher.
passage qu’on vient de lire. Avant celle de Saint-Gall, j’avais vu la version viennoise du tableau lors de l’exposition « Fables du paysage flamand, Bosch, Bles, Bruegel, Bril » (octobre 2012 janvier 2013), dont Michel Weemans fut l’un des commissaires, au musée des beaux-arts de Lille en décembre 2012. 53
Chapitre IV. Satyres & Silènes
IL Y A FORT LONGTEMPS, après la naissance de Dionysos, quelques hommes (et non, dans cette version, les nymphes de Nysa) s’étaient vu confier, par Zeus, la tâche de veiller sur l’enfant divin. Ces hommes ayant failli à leur mission, Héra les punit ; elle les métamorphosa en satyres, c’est-àdire, selon, en singes (animaux des plus extravagants selon l’œil des Anciens), ou, plus certainement, en boucs — la tradition, sur ce point comme sur bien d’autres, n’est pas univoque : il semble qu’ils aient été d’abord des hommes affublés de queues de singe, puis que les attributs du bouc leur aient été ensuite octroyés. La transformation ne fut dès lors pas complète : ces hommes conservèrent en partie leur corps originel, enté de cornes et de sabots. Une autre version rapporte que Dionysos, pour échapper à la 55
surveillance de ses gardes, se changeait tantôt en jeune fille, tantôt en bouc ; irritée par ces métamorphoses, Junon (cette version est latine) punit les compagnons du dieu en donnant aux satyres des cornes, des oreilles et des pieds de chèvre. On sait les caprices des déesses. * Et Silène de sourire encore et de me dire alors : — Vas-tu prétendre, ô jeune homme, connaître d’où je viens ? Lorsque moi-même je l’ignore… — Certes pas, ô Silène ! Je te traque comme je me cherche. * Quand ils n’étaient pas encore sous le joug du dieu de la vigne — quand le dieu n’était pas encore né, quand la geste du héros Adraste était, selon Hérodote35, le sujet chanté par les chœurs tragiques, avant d’être supplantée par celle de Dionysos, quand donc les hommes-boucs ou les hommes-chevaux n’étaient pas apparus dans la Tragédie —, les silènes s’unissaient aux nymphes dans la fraîcheur des
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Hérodote, L’Enquête, Livre V, 67. 56
cavernes, comme le narre l’Hymne homérique36 où ils apparaissent pour la première fois, dans les bibliothèques qui nous sont parvenues. Ce n’est donc pas le vin qui dressa le sexe des silènes, ni qui suscita en leurs reins le désir insatiable des nymphes et des jeunes gens : c’est la vie elle-même, et la force de ses vents, de ses montagnes, la puissance formidable de ses glaciers ruisselant en torrents, le désir sourd et interminable de ses arbres, ses herbes et ses fleurs bruissant d’insectes. * Mais on aura beau chercher, on ne trouvera pas le clair récit ni la narration univoque d’une origine des satyres ; ces derniers apparaissent pour ainsi dire lentement dans les mythes, par allusion, sans que l’on sache précisément d’où ils viennent. Citons encore une brève mention de leur existence chez Strabon, qui cite le fragment d’une œuvre perdue attribuée à Hésiode, le Catalogue des femmes : « Ainsi Hésiode dit formellement que du [héros Catreûs et de Niobé] fille de Phoronée, sont nées cinq « Elles [les nymphes des monts] vivent longuement. / Leur nourriture est celle des dieux. / Avec ceux qui ne meurent pas, elles dansent en chœur. / Les Silènes et l’Argeïphontès / qui a le regard perçant / leur font l’amour au creux / des cavernes accueillantes. » (Hésiode, Les Travaux et les Jours ; Bouclier, suivis des Hymnes homériques, V. : « Pour Aphrodite », traduit par Jean-Louis Bockès. Paris : Gallimard (coll. Folio), 2001, p. 292.) 36
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filles, “desquelles naquirent à leur tour, avec les Nymphes, divinités des montagnes, et toute la lignée des Satyres, ces vauriens ennemis du travail, et tous les dieux CURETES, amis des jeux, amis de la danse” 37».
* Les vases à figures rouges et noires, les sarcophages, quelques objets encore — statuettes et amulettes —, distinguent satyres et silènes. S’ils furent ensuite confondus, les satyres tiennent originellement du bouc, et les silènes du cheval. Selon l’imaginaire des peuples indo-germaniques en effet, les génies-animaux sont la manifestation des forces naturelles des vents, des eaux, des montagnes et des forêts. Ces êtres thériomorphes, aux formes animales, n’ont pas pour origine ici la punition d’Héra — ils ressemblent à des bêtes sauvages, mais n’en sont pas ; la légende du Yéti est-elle si différente ? Les silènes apparaissent en Thrace et en Anatolie, peuplées de cavaliers si habiles qu’ils font corps avec leurs montures, si bien qu’ils évoquent les Centaures ; les satyres sont du Péloponnèse montagneux, et plus particulièrement des cantons pastoraux de l’Arcadie : très anciennement on y Strabon, Géographie, Livre X, 3, 19, citant Hésiode, Fragment 123 (Merkelbach-West) (ou 17 dans cette édition), traduction d’Amédée Tardieu, Paris : Hachette, 1867. (C’est là le fragment où le nom de « satyre » apparaît pour la première fois, dans les sources qui nous sont parvenues.) 37
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adora Pan, dont on emprunta les cornes, la queue et les pattes aux ongles fourchus, pour les donner aux satyres, esprits des solitudes rocheuses. Les silènes, ces démons-chevaux d’Anatolie, les satyres, ces démons-boucs du Péloponnèse, sont à l’origine, comme on l’a vu, distincts du culte dionysiaque. Après l’assimilation des silènes aux satyres dans le chœur tragique, ceux-ci sont rattachés au service du dieu phrygien ; l’une des étymologies possibles de « tragédie » est le « chant du bouc » consacré à Dionysos : le cri de l’animal sacrifié. La religion dionysiaque s’empara des divinités secondaires des eaux, des sources et des forêts, faisant de ces « génies » des accompagnateurs du dieu. Selon le philologue allemand Ulrich von WilamowitzMoellendorff, les satyres reprirent pour Dionysos les danses rituelles qu’ils exécutaient pour Cybèle, la Grande Déesse Mère phrygienne. Ils seraient donc les équivalents des Corybantes, des Corybantes pour un Dionysos en somme, ces Corybantes qui dansaient jadis au rythme de tambourins, de cors, de cymbales et de flûtes pour leur redoutable Mère, dans le souvenir d’un Attis éternellement aimé. C’est donc l’art, à Athènes, qui confondit silènes et satyres, et qui contribua à les soumettre à Dionysos. À l’origine, lors de fêtes champêtres en l’honneur du dieu de la vigne, des villageois, déguisés 59
en satyres et silènes, se réunissaient pour danser et chanter sa geste. Survint alors le dithyrambe, composé de chants et de danses célébrant le dieu, et inventé, selon une légende, par Archiloque, au VIIe siècle avant Jésus-Christ38. Le dithyrambe donna naissance à la tragédie attique, qui elle-même, en se transformant, garda la trace de son origine dionysiaque sous la forme du Drame satyrique, lequel était joué à l’issue des tétralogies. Les Tragiques les mêlèrent, et à leur suite tous les auteurs. Et de cet entremêlement des satyres et de silènes naît Silène. Pour l’introduire au nombre des acteurs, on aurait vieilli Silène, dès lors distingué des jeunes satyres ou silènes, devenus ses enfants, ou ses frères cadets. Silène, devenu « Papposilène », se détache du chœur des satyres, à l’instar de Thespis, qui fut, dit-on, vers 550 avant Jésus-Christ, le premier dramaturge à isoler l’acteur du chœur chantant et à l’incarner, dans des tirades de quelques vers séparées. Les Anciens n’affectent pas la précision menteuse (ou enorgueillie !) des Modernes. Hérodote Selon Hérodote, c’est Arion de Méthymne, le poète-citharède aux dauphins, né vers 665 avant Jésus-Christ, dont se souviendra Maurice Scève en 1536, qui serait l’inventeur du dithyrambe (L’Enquête, Livre I, 23). — Cf. Maurice Scève, Arion, Églogue sur le Trépas de Monsieur le Dauphin : poème composé sur la mort du Dauphin François, fils de François 1er, en août 1536, à l’âge de dix-huit ans (Édition de Frédéric Tison, Lulu, 2010). 38
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évoque le Silène Marsyas, Platon, le Satyre Marsyas. Chez Eschyle, Sophocle et Euripide, satyres et silènes sont une seule et même engeance. * Les Satyres-Silènes se divisent encore, de la Grèce à l’Italie, en Pans, Égipans, Sylvains et Faunes39. Pour le berger attique, pour l’italique, la campagne est hantée de ces divinités malicieuses et, sinon dangereuses, malfaisantes : n’allaient-elles pas, comme les loups menaçant les brebis dans les contes, ravir quelque bête ? Et comment les apaiser, sinon par des sacrifices et des offrandes ? Le premier fruit des troupeaux ferait l’affaire. Et Pan, en Grèce, et Faunus, en Italie, deviendront les dieux protecteurs des troupeaux. L’image des satyres grecs est dans le feu, le bruit, la danse. Ils sautent et bondissent, brandissant la coupe orgiastique, par les plaines et les champs, pendant le temps de la moisson — ils s’égayent dans les prairies, dans les clairières, — leur heure est le midi. Les Faunes, ou Sylvains, dérivent des satyres mais, en Italie, ils sont d’Occident. La tradition en fait les divinités romaines des bocages, des vergers et des bois. Ils préfèrent l’ombre des feuillages, les bois 39
Virgile, quant à lui, dans ses églogues, confond satyres et faunes. 61
sombres et verts, les mousses humides, l’air, le ramage ; à Assise, ils parleraient aux oiseaux… Ils se joignent aux pâtres, aux pastourelles et aux pastoureaux pour courir dans les montagnes, parmi les fleurs violettes et jaunes, et parmi les fleurs qui seront plus tard nommées silènes acaules ou rupestres. Sont-ils plus doux, plus alanguis que les satyres, leurs frères grecs ? Cela ne fait guère de doute. (Le Panthéon romain, souvent, est plus pâle que son aîné grec — tout du moins Bacchus est-il plus mou que Dionysos — mais n’ai-je pas dit aimer les rois mous ?…) Leur heure est l’après-midi, ainsi que, dans L’Après-midi d’un Faune, « À l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte »
s’en souvient Stéphane Mallarmé.
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Chapitre V. Silène en ses œuvres
LE SATYRE, à bien des égards, est un Protée. Silène, au Ve siècle avant Jésus-Christ, n’est pas encore celui qui chantera chez Virgile, et que rencontrera le jeune homme dans la clairière. Ce n’est pas dans le drame satyrique que l’on trouvera son plus profond visage. Le miroir est ici grossier ; les satyres sont des personnages falots, tout juste bons à déclencher le rire. Faut-il y voir l’adolescence de leur histoire où, tandis qu’ils découvrent le vin et se retrouvent subjugués, ils sont livrés entièrement à Dionysos, et déchoient ? Où sont passés en effet les dieux des sources, des forêts et des montagnes ? Les reconnaîton sous ces déguisements de forgerons, de paysans, de limiers, revêtus d’une peau de panthère ? Qui est le premier d’entre eux, Silène, ce personnage paillard, 63
servile et lâche, offert à la dérision d’un public que son introduction bouffonne délasse au sein, ou à la fin de représentations “sérieuses” ? N’observe-t-on pas dans leurs personnages la caricature, chez les Tragiques, des villageois enivrés des anciennes fêtes champêtres, en un hommage ironique à l’origine ? Ainsi, dans un fragment des Pêcheurs d’Eschyle, les satyres, et à leur tête Silène, offrent leur aide à deux pêcheurs qui tentent de tirer hors de l’eau le coffre où Acrisios, le roi d’Argos, enferma sa fille Danaé et le fils qu’elle eut de Zeus ; il semble que Silène, lors de ce dramatique épisode, fasse des avances à Danaé que celle-ci repousse avec horreur et indignation. Dans un fragment des Pèlerins, un chœur de satyres, mené par Silène, est envoyé en pèlerinage à l’isthme de Corinthe pour célébrer son dieu, et bientôt concourir aux jeux isthmiques. Les satyres, en guise d’ex-voto, clouent leurs masques, selon la coutume, à la cimaise du temple de Poséidon devant lequel se jouera le drame, et Silène déclare : « Allez ! regardez la demeure du Marin Ébranleur de la Terre ; Clouez-y chacun l’image de votre belle figure, messager, héraut muet, épouvantail à voyageurs, qui arrêtera dans leur route les étrangers, terrifiant leur regard, 64
Salut, Seigneur, salut, Poséidon ; sois notre protecteur40 ».
Surgit ensuite Dionysos qui le réprimande tel un garnement avec ses compagnons, ridiculisant leur prétention à concourir. Dans Le Cyclope d’Euripide, Silène est captif, avec les satyres, de Polyphème le Cyclope. Au terme de quelques péripéties, dans une scène burlesque, le Cyclope tentera de violer Silène, qui appellera pleutrement ses compagnons au secours. Certes le caractère simplement égrillard et paillard que le drame satyrique lui confère ne quittera jamais la figure du satyre ; mais les Tragiques semblent nier toute profondeur à son ivresse, qui n’est que couardise et fanfaronnade : adolescence. * Toutefois, dans le drame satyrique, fragmentaire lui aussi, Les Limiers de Sophocle, se profile déjà la figure d’un être plus complexe : Silène répond à l’appel d’Apollon qui offre l’or et la liberté à qui retrouvera les bœufs qu’on lui a volés. Mais alors qu’il s’approche du lieu où le coupable du larcin, Hermès encore enfant, se cache, Silène entend soudain le son de la lyre que vient d’inventer le jeune dieu, et s’enfuit. Que ce son inouï, contraire à celui des « Fragments d’Eschyle », traduits par R. Dreyfus, dans Tragiques grecs : Eschyle, Sophocle. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 993.
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instruments à vent dont il est familier, l’effraie à ce point, est un épisode significatif de la lutte de la Flûte et de la Lyre, dont quelques légendes se sont faites l’écho. Selon une tradition, Pan poursuivit un jour la nymphe Syrinx qui, pour échapper à son désir, se métamorphosa en roseaux. Pan y souffla tristement et, en détachant les ramuscules d’un assemblage de ces roseaux, puis en perforant les tubes, inventa la syrinx sonore. C’est alors que, fier de sa découverte, il défia Apollon et sa lyre tout juste offerte par Hermès. Le Tmole, ce mont de Lydie qui siège comme arbitre, proclamera Apollon vainqueur. Une autre version fait du silène ou satyre Marsyas l’inventeur de la double flûte. Lui aussi défia Apollon. L’arbitre, le roi Midas, eut l’imprudence de préférer la flûte. Le dieu, furieux, ordonna qu’on écorchât le satyre après l’avoir lié à un arbre. Le fleuve Marsyas passera pour être le sang du silène ou les larmes des nymphes qui pleuraient leur maître. La peau du musicien resta suspendue dans les branches ; depuis, si près d’elle on joue de la flûte, elle remue et résonne — elle reste immobile et muette si l’on joue de la lyre41.
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Élien, Histoire variée, Livre XIII, 21. 66
George Steiner voit dans ces compétitions les traces d’une lutte ancestrale : « Aujourd’hui encore, dans certaines communautés d’Anatolie, les joueurs de cordes, les flûtistes et les percussionnistes vivent dans l’apartheid, ou dans une inimitié rituelle. Le pipeau, proche voisin du vent, la flûte de Pan paraît marquer la précaire transgression de la nature à la culture. Dans toute leur diversité, nous pouvons entendre le sifflement des oiseaux, le jappement du renard. Ils peuvent appartenir aux solitaires, aux illettrés et à ceux qui cohabitent, dans un état presque animal, avec leurs ouailles. Le son strident du pipeau, mimé par notre piccolo, le trémolo de la flûte suggèrent ou font écho à une innocence, comme de la folie. Le contraste est fatal avec la lyre d’Apollon, qui est l’instrument de l’harmonie raisonnée, des relations et des intervalles mathématicopythagoriciens. Elle est fabriquée avec des animaux abattus : coquille de tortue, boyaux de chat. La lyre entraîne la musique vers la parole, vers la textualité du lyrique, de la récitation épique. La flûte de Marsyas est le “chant des bois sauvages” de modes de vie un soupçon inférieurs et antérieurs à l’homme ; la lyre apollinienne est celle d’une espèce profondément humanisée, divinement inspirée. Entre elles s’ensuit une rivalité homicide42 ».
Le roi Midas, qui avait préféré la flûte, fut doté par Apollon d’oreilles d’âne, ce qui marque son George Steiner, Errata, récit d’une pensée, traduit par PierreEmmanuel Dauzat. Paris : Gallimard (coll. Folio), 1998, p. 115. 42
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rattachement non à la race des imbéciles ou à celle des cancres, mais à celle des silènes et des satyres, dieux des instruments à vents, et rappelle également son caractère chtonien, terrestre, “animal”, “sauvage” ; Élien, dans La Personnalité des animaux43, note que l’âne, monture de Silène, passait pour hermétique au son de la lyre ; et les Muses, qui placèrent la Lyre — celle que céda Apollon à Orphée — parmi les constellations44 après le déchirement du poète par les ménades de Dionysos, consacrèrent la suprématie céleste de l’instrument à cordes sur la flûte, laquelle demeura terrestre. Et ne sont-ce pas de jeunes roseaux qui révéleront au monde le secret de Midas en ébruitant la parole que son barbier avait cru confier à la seule cavité qu’il avait creusée et recouverte de terre ? Que, dans Les Limiers de Sophocle, les satyres et Silène soient effrayés par le son nouveau de la lyre n’est-il pas à mettre au compte de leur nature “sauvage” ? Et s’ils en ont si peur, peut-être est-ce parce que les cordes sont faites de boyaux d’animaux, animaux auxquels, à bien des égards, ils s’apparentent ? Avec effroi, le satyre songe en luimême : Quelle lyre pourrait être confectionnée avec
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Élien, La Personnalité des animaux, Livre X, 28. Hygin, Astronomie, II, 7. 68
des tissus, avec des organes de satyres ?… avec des boyaux miens, horreur, avec mon corps déchiré ? * C’est au IVe siècle que se forme “l’autre” Silène, celui des philosophes, des poètes lyriques et de Rubens. Or ce siècle est déjà celui du déclin de la Tragédie et du Drame satyrique : la fin de l’âge d’or du théâtre classique grec coïncide avec la naissance, en Silène, du sage et du poète, comme si Silène, mourant au Drame, renaissait enfin à lui-même. Sa figure se précise : davantage qu’un compagnon enivré de Dionysos, plutôt que son esclave, il est d’abord son père nourricier : c’est pourquoi il fut appelé premièrement Papposilène — « bon papa Silène » — puis Silène, et qu’il devint le “chef”, ou le père, ou le frère aîné des satyres-silènes. Il s’écarte ainsi de la meute des satyres ; il devient l’un des rares satyres, avec Marsyas, Terpon et quelques autres, dont nous connaissons le nom propre. Diodore de Sicile45 en fait le roi de l’île de Nysa où fut élevé Dionysos, formée par le fleuve Triton en Lybie. Catulle ainsi le nomme (avec les satyres dans leur ensemble) « Nysigène46 ». Déjà un Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, III, 70. Catulle, Poésies, LXIV, 253 (« volitabat Iacchus cum Nysigenis Silenis »). 45 46
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fragment incertain de Pindare l’avait fait naître dans l’île de Male, en Asie ; Silène a une Naïade pour épouse47. Une tradition, issue de Servius d’après Virgile, en fait le fils d’Ouranos-Uranus, lors de la mutilation de ce dieu par Chronos-Saturne ; une autre, celui d’Hermès, une autre encore, développée par Théopompe de Chios, fils ou frère de Pan, luimême fils d’Hermès. Fils ou petit-fils, la lignée (la caste) est celle des Égicores48. Pour Nonnos de Panopolis49, « le velu Silène » a trois fils, Lénée, Maron et Astrée ; mais lui-même est né « de luimême », « sans union » : il sortit « sans germe » de la Terre maternelle — comme issu de la génération spontanée chère aux scoliastes médiévaux, et jusqu’au XVIe siècle, où l’on croyait encore à la génération, par la boue, de la vermine et des rats, et, par l’air, à celle des papillons. Peu à peu, tandis que le Centaure, issu de la figure des silènes50, naît dans l’imagination et accentue « [Bacchus], ce héros, ce danseur bruyant, nourrisson de Silène, né à Malée et mari de Naïs ». (Pindare, Traductions complètes, par Faustin Colin. Strasbourg : G. Silberman, 1841, p. 301.) 48 Les Égicores sont ceux à qui reviennent l’égide, un bouclier de peau de chèvre ou de bouc, et à qui est confié le soin des troupeaux. 49 Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, Chant XXIX, 260. 50 De l’union de Silène et d’une nymphe des frênes, Melia, naîtra un fils, Pholos le Centaure, qui mourut à son tour d’une blessure, tandis qu’il tentait d’ôter une flèche du corps de l’un de ses compagnons, tués par Héraklès (cf. Pausanias, Description de la 47
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ses traits chevalins par le prolongement de son corps en croupe, Silène, lui, s’humanise : il perd ses hanches de cheval, ses sabots, sa queue, sa pilosité excessive. Il devient un vieil homme ventru. Au Louvre, non loin du Silène ivre en marbre qui respecte cette figuration, on peut même voir une représentation de Silène portant Dionysos enfant en bel homme d’âge mûr, grand et noble. Praxitèle, au IVe siècle avant Jésus-Christ, représenta Silène tel un satyre anapauomenos (« qui se repose ») sous la forme d’un beau jeune homme. Mais c’est majoritairement le Silène en vieillard hilare, chauve, poilu, aux traits grossiers, au nez camus, au front orné de grappes de raisins et de lierre, brandissant le thyrse orné de lierre et de pampres, qui est figuré. Son corps est petit, trapu, son ventre est énorme, ses yeux errants, les linéaments de son visage alourdis de sommeil aviné. Souvent, il est qualifié de « laid », mais l’est-il vraiment ? Presque51 continuellement ivre, Silène se promène et vacille ; on le voit monté parfois sur un âne, ou soutenu, dans le cortège dionysiaque, par de jeunes gens et des animaux Grèce, Livre III, 25, 2). Le Centaure était alors une créature mihomme mi-chèvre aussi bien que mi-homme mi-cheval. 51 Il est inexact de prétendre, ainsi que le font les cartels explicatifs des musées et les articles des dictionnaires de mythologie, que Silène est perpétuellement ou continuellement ivre ; il l’est certes très souvent, mais à de nombreuses occasions il dessaoule et c’est alors qu’il parle et chante ; en outre, il est enivré davantage qu’il s’enivre… Le sommeil le dérobe, et c’est au réveil qu’il est rappelé à lui-même. 71
virevoltants. Selon le Chant orphique intitulé « Parfum du satyre Silène, la manne »52, Silène préside aux fêtes sacrées ; à Athènes, à l’occasion des Grandes Dionysies, de bruyantes processions d’hommes costumés en Silène parcouraient les rues. Ces hommes, des paysans célébrant les vendanges, se revêtaient d’une sorte de maillot badigeonné de poix sur laquelle on collait du foin (d’où son nom de khortaios khiton). Ce déguisement perdurera jusqu’aux farces et charivaris (ou « momeries ») médiévaux : lors du funeste Bal des Ardents ou Bal des Sauvages, le 28 janvier 1393 à l’Hôtel Saint-Pol, à Paris, le roi Charles VI et cinq de ses nobles compagnons se vêtiront de costumes de lin enduits de poix recouverte de poils d’étoupe et de plumes : ils étaient désireux d’apparaître tels des « hommes sauvages, car ils étoient tous charges de poil, du chef jusques a la plante du pied53 ». * C’est de Silène que le dieu deux fois né apprit les sciences, la sagesse, les pensées des hommes peutêtre : Silène devient son précepteur. Selon la tradition évhémériste, qui consiste à retrouver, derrière les dieux, des hommes remarquables de l’histoire Cf. Collectif, Hymnes orphiques, 51, dans Chants orphiques. Clermont-Ferrand : Édition Paleo, 2008, p. 107. 53 Jean Froissart, Chroniques, Livre IV, Chapitre XXXII, dans Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge, édition d’Albert Pauphilet. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 940. 52
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divinisés après leur mort, Silène, précepteur de Dionysos, ne serait autre que Solon, précepteur de Pisistrate : on lit en effet chez Plutarque, dans sa Vie de Solon, que Pisistrate fut, au VIe siècle avant Jésus-Christ, l’instigateur du culte de Dionysos à Athènes. Et Robert Graves, dans ses Mythes grecs, de souligner ce parallèle. Contrairement à une idée répandue qui consiste à trouver prosaïque et plate l’herméneutique issue d’Évhémère, je continue de la trouver d’une grande beauté, très rêveuse, et très féconde. Je ne vois guère en quoi elle limiterait nos regards ; elle s’ajoute bien plutôt au kaléidoscope du regard et tourne autrement les pages des livres. De précepteur de Dionysos, Silène devient encore son parèdre, lors de sa conquête de l’Orient ; Silène est cartographe : il fraye la route à Dionysos. Plus tard, en décrivant à Midas ce qui pourrait être l’Atlantide, il sera le Christophe Colomb de la mythologie. * Serait-ce la revanche de la Flûte sur la Lyre ? À la mort d’Orphée, Silène se voit ceint de la couronne du prince des poètes. Ce n’est pas une académie ni quelque cénacle qui la lui lancent à l’issue d’un banquet enivré de lui-même et saturé : c’est le monde, le monde lui-même — et les mondes au sein du monde — qui consent à lui prêter sa voix émue. 73
Properce, dans ses Élégies54, fait part d’un songe où Phébus lui apparut : appuyé sur sa « lyre d’or », le dieu, de son « archet d’ivoire », lui désigne un étroit sentier menant vers une grotte ; dans celleci le poète verra Calliope, la muse de la poésie épique et de l’éloquence et la mère d’Orphée, lui inspirer ses vers et les consacrer. Une statue d’argile de Silène décore les lieux. Chez Virgile, les Piérides (les Muses) nous montrent Silène l’égal d’un Phébus, l’égal d’un Orphée ; mais c’est le poète du vent, non de la corde ; de la flûte, non de la lyre. En somme un Orphée inversé, un Orphée sans la lyre — Silène le poète vraiment premier peut-être, devançant secrètement l’Aède légendaire, ou le concurrençant avec la flûte. À la fin lui aussi chantera dans l’onde ; non sa tête coupée, mais ses membres devenus eaux et roseaux. Nuages, vents, montagnes, rochers, plantes, animaux, satyres, nymphes et bergers entendent la bonne nouvelle. Tous se reconnaissent en les pastoureaux Chromis et Mnasyle qui, un jour, nous raconte Virgile, trouvèrent Silène endormi à l’ombre d’une caverne.
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Properce, Élégies, Livre III, 3, « Songe de Properce ». 74
Les quelques feuilles de lierre, sur son front, boivent la sueur du satyre. Les poils de sa barbe hirsute s’empoissent du jus de raisin. La liqueur de Bacchus dont il s’est enivré la veille gonfle ses veines. De sa main pend une lourde coupe à l’anse usée. L’occasion est trop belle : le vieux satyre leur avait mille fois promis ses chants, et toujours il s’était dérobé, trompant leur espoir ; les deux enfants se jettent sur lui et le lient avec les guirlandes qui ont glissé de sa tête chauve pendant son lourd sommeil. Une naïade, Églé, la plus belle et la plus facétieuse des nymphes, vient à leur rencontre, se joint à eux pour participer au jeu. Antoine Coypel, dans le tableau que l’on voit au musée de Reims, nous montre la scène : Silène, empourpré, a le visage rieur, mais quelque peu embarrassé ; au musée de Lille, c’est Noël Halle, dans un beau paysage élargissant le décor : Silène y fait un geste de défense un peu mou, toujours en souriant. C’est là par deux fois le cadre du prélude de l’un des plus beaux jours qui furent sur la Terre : celui durant lequel Silène chanta, peut-être pour la première fois, pressé de questions, lié puis délié contre la promesse du poème, l’origine du monde et des histoires. Écoutons la Genèse selon Silène, dont la Sixième Églogue des Bucoliques se fit l’écho — et paraphrasons quelque peu le latin de Virgile tout en le rêvant : le poète de L’Énéide lui-même ne développait-il pas, ne retenait-il 75
pas, n’élaguait-il ni ne rêvait-il pas à partir des livres qu’il se faisait lire dans ses jardins, sur ses terrasses — pour ensuite dicter à ses secrétaires la matière de ses propres ouvrages ? Églé écrase en riant des mûres juteuses sur le front et les tempes de Silène ; il s’éveille. Il rit de la farce des enfants et de la nymphe : « À quoi bon m’enchaîner de ces lierres ? dit-il ; déliez-moi, enfants : c’est assez d’avoir pu me surprendre. Ces chants que vous voulez connaître, les voici ; les chants sont pour vous ; elle aura, elle [Églé], un autre salaire55 »… Aussitôt les faunes et les bêtes sauvages accourent pour l’entendre ; même les chênes agitent de contentement leur chevelure verte. Et Silène se met à chanter. Dans ce qu’il est permis de voir comme des réminiscences des cosmologies d’Épicure et d’Empédocle, il chante le vide immense où se mêlaient les semences de la terre, de l’air, de la mer et du feu liquide ; il chante leur organisation en toute chose, et la façon dont le monde encore tendre se forma de ces germes. Il chante le sol qui commença à durcir, et il chante Nérée, dieu marin, fils d’Océan et de la Terre, qu’on Virgile, Les Bucoliques ; Les Géorgiques, traduit par Maurice Rat. Paris : Garnier-Flammarion, 1967, p. 65-66. 55
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renferma dans la mer : les eaux profondes furent ainsi séparées de la terre. Il chante l’étonnement de la Terre devant les premiers feux du Soleil, les nuages qui s’élevèrent pour retomber en pluie, les jeunes forêts qui frissonnent et grandissent, les animaux, rares encore, errant sur des montagnes inconnues. Sa voix remémore les hommes nés des pierres jetées par Deucalion et Pyrrha, rescapés du déluge, le règne de Saturne, la geste de Prométhée ; le rapt de l’Argonaute Hylas, le favori d’Hercule, par des nymphes éblouies par sa beauté, et qui l’entraînèrent dans les profondeurs de l’eau de la fontaine où il était venu boire. Et « Hylas, Hylas », appelaient ses compagnons, « Hylas, Hylas », poursuivait le rivage… Sont-ce deux vers de Silène retrouvés par Virgile ? Mais déjà Silène chante une autre légende, l’union de Pasiphaé, épouse de Minos, et d’un taureau aussi blanc que la neige, dont naîtra le Minotaure ; celle d’Atalante, battue à la course par Hippomène grâce aux trois pommes d’or des Hespérides qu’il laissa tomber une à une ; il raconte aussi comment les Phaéthontiades furent transformées en aulnes et en peupliers après avoir pleuré quatre mois leur frère Phaéton foudroyé.
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Silène rappelle encore Gallus, ce poète élégiaque ami de Virgile qui chantait sur les bords du Permesse, une rivière de Béotie favorable aux poètes. Il évoque mille autres personnages, mêlant l’histoire à la légende, Linus le joueur de lyre, Hésiode favori des Muses — et encore Scylla, fille de Nisus, roi de Mégare, changée en aigrette, et Scylla, fille de Phorcus, changée en monstre marin par Circé jalouse, deux Scylla que Silène confond, ne se souciant que du nom. Apollon, épris d’Hyacinthe, improvisait jadis des chants d’amour sur les bords de l’Eurotas : Silène les fait entendre à nouveau, et l’écho de son chant dans la vallée est porté jusqu’aux astres. Le chant de Silène, comme tout chant, est galaxie : la galaxie des pensées épousant la galaxie du monde. À la Genèse selon Silène succède la nuit. Il y eut un matin et il y eut un soir ; seul le nombre des jours demeure dans l’ombre… Le chant s’achève à l’heure de Vesper, où les pâtres doivent pousser vers l’étable et compter leurs brebis. L’Olympe s’en désole. Mais, à qui sait lire et entendre, Silène n’a-t-il pas dicté à Ovide les premiers chants de ses Métamorphoses ? * 78
Et si l’ange du poète était le Temps ? Si Orphée est le premier poète, il est celui de la Lyre accompagnée de la voix — tandis que Silène, poète de la Flûte, sait aussi chanter, son instrument à son côté. Virgile, en lui faisant chanter l’origine du monde, lui offre une première place.
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Chapitre VI. Les Cartes de Silène
LE ROI MIDAS aime les roses. Dans son domaine, près de la montagne appelée Bermion, en Phrygie, il a convoqué cent jardiniers. Il a fait parsemer ses jardins de roseraies, où il aime flâner solitaire. Ses gens, qui l’observent de loin parmi ses allées, s’amusent de son caprice un peu ridicule : en toute occasion, comme dans les contes de fées, le roi ne paraît plus désormais que ceint de sa couronne ; dort-il, prend-il ses bains même, ainsi coiffé ? rit-on sous cape. On le croyait un peu sot, on le tient maintenant pour vaniteux. Mais Midas cache le secret de ses oreilles d’âne, punition d’Apollon, sous le diadème étincelant. Seul son barbier et coiffeur est dans la confidence. Il sait désormais que le dieu Musagète ne l’apprécie guère ; il devine que Dionysos lui serait 81
plus favorable ; d’autre part, avec de telles oreilles, il ne dépareillerait certes pas le thiase ! Pour complaire au dieu de la vigne, il va imaginer une ruse. Philostrate, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane56, se fait l’écho, sans nommer explicitement Silène, d’une curieuse aventure. Apollonios, qui fit halte dans un village d’Éthiopie avec ses compagnons, fut soudain alerté par des cris de femmes : le « fantôme d’un satyre » était revenu dans le village, qui y semait déjà la terreur depuis dix mois. Le thaumaturge et philosophe rassura chacun, et, évoquant une aventure qui survint jadis à Midas, donna le remède : il suffisait, comme le fit le roi qui aimait les roses, de mêler du vin à l’eau d’une fontaine où le satyre venait boire : celui-ci, bientôt ivre, était à la merci de ceux qu’il tourmentait ; à son réveil, il était plus sage. Ovide57 évoque un même stratagème. Mais si, cette fois, Midas veut capturer le satyre Silène, c’est afin de l’interroger, puis de le remettre ensuite à Dionysos, dans l’espoir d’une récompense58. Midas Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, VI, 27, dans Romans grecs et latins, édition de Pierre Grimal. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1245. 57 Ovide, Métamorphoses, XI, 90-95. 58 Cette récompense fera le malheur de Midas, toutefois : le roi fit le vœu que l’on sait : que chaque chose touchée par lui se transformât en or, et ce souhait réalisé se révéla maudit, Midas ne pouvant plus boire ni se nourrir des aliments métamorphosés par ses mains. Seule l’immersion de ses mains dans les eaux du fleuve 56
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sait que Dionysos est alors en Phrygie, et il a entendu dire que les membres de son thiase s’égarent parfois de-ci de-là. Il a repéré la fontaine où le vieux Silène vient se désaltérer. Il ordonne à ses jardiniers d’y verser le vin, et le piège se referme sur le satyre, qui est conduit auprès du roi. * Durant dix jours et dix nuits, Midas fait honneur à Silène : il le convie à la table royale et donne pour lui fête après fête. Le soir, il aime s’entretenir en particulier avec son hôte. Des bribes de ces conversations nous sont parvenues. En est-il d’apocryphes59 ?… Pactole l’en délivra. Et le fleuve charrie depuis ce temps des pépites d’or. 59 Nous serions là, avec les propos de Silène, comme avec les cent évangiles, les Quatre Canoniques et les dizaines d’apocryphes, où nous tenterions de démêler les paroles « authentiques » de Jésus des « fausses », accumulant livre sur livre, commentaire sur commentaire… À moins que toutes ces paroles soient “vraies”, ou dignes de confiance, ou inévitables, ce qu’indiquerait l’absolue nécessité de quatre évangiles, et qu’il vaille mieux quatre témoignages, même imprécis, quatre sources, même opaques, qu’un seul, suspect justement parce que solitaire — L’échec du Diatessaron de Tatien en est la preuve. Il n’y aurait qu’un dieu, certes, et Jésus serait son fils unique ; mais jamais un seul chant ne peut s’élever solitaire : il faut un chœur éperdu, il faut de multiples regards comme il faut mille lectures — ainsi que le Talmud raconte que Dieu crée, à chaque instant, des anges qui chantent son nom puis disparaissent, aussitôt suivis par d’autres anges nouvellement créés, anges de l’instant, anges d’un seul moment, d’une seule 83
* — C’est ainsi, jeune homme, me glisse Silène à l’oreille, que tu me convies dans tes pages comme le roi Midas jadis me fit l’honneur de m’accueillir en son palais, bien qu’il m’eût alors quelque peu forcé… — Précisément, lui dis-je. Je m’interroge : quel fut l’objet de vos entretiens ? Nos chers auteurs antiques éludent souvent vos propos, ou bien en livrent des versions différentes. — Ne connais-tu pas la mémoire des hommes ? me fait Silène avec un sourire. Tout y est vrai, et tout y est faux ; tout s’y rappelle et tout s’y invente. Quelqu’un dit qu’il cueillit une fleur jaune et rencontra un homme aux yeux bleus ; les pétales étaient rouges, et les yeux étaient noirs. Un autre a vu une ville d’ivoire ; elle était de corne. Ce que Midas et moi nous sommes dit ? Nous étions passablement ivres, et je ne sais plus très bien ce que j’ai pu raconter… Dis-moi plutôt ce que tu as lu dans les livres : je t’interromprai seulement si tu transcris quelque grossier mensonge. seconde, exclusivement destinés à la louange de la Gloire des gloires. Mais le mythographe sait déjà cela : jamais il n’est embarrassé par une version différente, voire contraire à la sienne : il la cite plutôt comme autant de miroirs nécessaires à l’épuisement impossible de son sujet ; il n’y a pas là insouciance, leurre ou impéritie, mais rêve, et sentiment d’un tremblement du sens (ce que je vois aussi dans les écrits chrétiens). 84
* Hérodote, Xénophon et Pausanias ont mentionné en passant60 cette rencontre entre le roi et le satyre. Élien, dans son Histoire variée, reprend des éléments qu’il dit tenir de l’historien Théopompe de Chios61 ; il n’est pas précisé les circonstances dans lesquelles le roi et le satyre se sont rencontrés. Ici Silène se fait géographe et historien ; il raconte que l’Europe, l’Asie et la Libye62 sont des îles, qu’encercle l’Océan ; hors de l’enceinte de ce monde, il est un seul continent. Ce continent est immense, et là-bas vivent de grands êtres : ces hommes sont deux fois plus grands que nous. De même, leur vie est deux fois plus longue. Ils vivent dans de nombreuses et très grandes villes ; leurs mœurs et leurs lois sont à l’opposé des nôtres. Silène distingue particulièrement deux villes gigantesques et dissemblables : Pieuse (Eusébie) et Belliqueuse (Machimos). Les habitants de Pieuse vivent dans la paix et l’abondance ; les fruits de la terre leur sont offerts sans effort. Ils ne sont jamais malades, et, au terme d’une vie exempte de tout souci, ils déclinent soudain et meurent dans un éclat Hérodote, L’Enquête, Livre VIII, 138. Xénophon, Anabase, Livre I, 2, 3. Pausanias, Description de la Grèce, Livre IV, 5. 61 Élien, Histoire variée, Livre III, 18. 62 La Libye est le nom de l’Afrique du nord jusqu’à l’ouest de l’Égypte, selon les Anciens. 60
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de rire. Leur bonheur est si grand que les dieux euxmêmes aiment à visiter leur ville. À Belliqueuse, les habitants sont des guerriers inlassables, qui passent leur temps à soumettre les peuples voisins. Leur « empire » compte deux millions d’habitants, et ils possèdent d’innombrables quantités d’or et d’argent, dont ils font cependant peu de cas. Contrairement aux habitants de Pieuse, les « Belliqueux » meurent violemment : s’ils sont invulnérables au fer, ils meurent assommés par des pierres ou sous des coups de bâton. Leur instinct de conquête les poussa un jour, il y a longtemps, vers les trois îles de notre monde. Mais avant d’atteindre nos mers, ils parvinrent d’abord chez les Hyperboréens, un peuple qui leur parut si méprisable que, lorsqu’ils apprirent qu’il était considéré comme le plus heureux parmi ceux de notre monde, ils ne poursuivirent pas leur chemin plus avant et s’en retournèrent. Sur ce continent, poursuit Silène à l’attention du roi étonné, il est encore des habitants remarquables, qui sont connus sous le nom de Méropes. Ils règnent sur plusieurs villes, aux confins desquelles est un lieu nommé Sans Retour (Anoste) : celui-ci ressemble à un gouffre, et n’est ni éclairé, ni ténébreux : l’air qui s’y respire est mêlé d’un rouge sombre. Non loin de là, coulent deux fleuves, Plaisir et Chagrin. Aux bords de ces fleuves poussent 86
d’immenses arbres fruitiers ; qui goûte du fruit des arbres au bord du fleuve Chagrin se sent soudain environné de douleurs et, bientôt, meurt dans les larmes. Qui au contraire goûte du fruit qui pousse près du fleuve Plaisir se sent soudain rasséréné ; il n’éprouve plus aucune des passions qui le tourmentaient : haine, colère, désir, amour même, il oublie tout. Puis, peu à peu, il rajeunit, repassant par tous les âges en sens inverse : quand il est redevenu un enfant, il meurt. Christophe Colomb, ai-je lu, aurait été vivement impressionné par ces récits. Qui sait si, mêlant la légende rapportée par Élien, les informations contenues sur l’Atlantide dans le Timée et le Critias de Platon, et les relevés cartographiques de son temps, son rêve de conquête et d’aventure n’a pas commencé par la lecture des paroles inspirées de Silène sur un quatrième continent ?
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Chapitre VII. Sagesse de Silène
UN SILENCE. Les réjouissances s’achèvent. Dans le palais de Midas, des mots résonnent soudain : « Μὴ φῦναι τὸν ἅπαντα νικᾷ λόγον », « Mè funai ton hapanta nika logon » : « Il aurait mieux valu ne pas naître » ; ces paroles que le chœur prononce dans Œdipe à Colone63, Sophocle eût pu les placer dans la bouche de Silène. Ces mots, que semble murmurer la vie consciente, et que, si l’on en croit Hérodote, les Trauses, un peuple de la Thrace, eussent pu faire leurs à la naissance de leurs enfants64, sont peut-être Sophocle, Œdipe à Colone, IVe épisode, IIIe stasimon, antistrophe, v. 1225. 64 « Les Trauses ont en général les coutumes du reste de la Thrace, mais voici comment ils se comportent devant la naissance et la mort : la famille du nouveau-né se rassemble autour de lui et se lamente sur les maux qu’il devra subir puisqu’il est né, en rappelant toutes les calamités qui frappent les malheureux 63
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ceux qui mirent un terme à l’entretien de Midas et de Silène. En effet, Silène est las. Il sait qu’il a payé de sa conversation la rançon qu’exigeait de lui Midas pour qu’il soit rendu à Dionysos. Pour le roi Midas, pour ses convives peut-être, dix jours et dix nuits il a chanté le monde, les galaxies et les mers, comme pour Églé accompagnée des jeunes pâtres. Il a chanté le spectacle sous les nuages splendides, dans le jardin ordonnancé de roses royales, lui qui connaît les montagnes et la forme alphabétique inconnue des nuages qui s’y posent, s’y accrochent et s’y soulèvent — il s’en souvient, et cette calligraphie de nuages, tout randonneur alpin ou pyrénéen me comprend, il la sait. Silène a chanté son dieu, il a célébré le monde. Mais à Midas qui le presse encore de questions — ces hommes qui se demandent toujours pourquoi ! —, au roi qui fébrile lui demande un secret, qui s’enquiert de ce qui, pour l’homme, est le « suprême bien », Silène réserve, les yeux fauves, et de sa voix terrible, une autre parole : « Il aurait mieux valu ne mortels ; mais le mort est mis en terre au milieu des plaisanteries et de l’allégresse générale, puisque, disent-ils, il jouit désormais de la félicité la plus complète, à l’abri de tant de maux ». (Hérodote, L’Enquête, Livre V, 3, traduit par Andrée Barguet. Paris : Gallimard (coll. Folio), 1990, Tome 2, p. 31.) 90
pas naître ». Voici, ô roi Midas, le bien suprême, voici la révélation de Silène ! Frédéric Nietzsche, dans La Naissance de la Tragédie, rassemblant les fragments de diverses traditions, en fit le beau et court récit : « Une antique légende rapporte que le roi Midas avait longtemps battu les bois, mais en vain, à la recherche du sage Silène, le compagnon de Dionysos. Quand enfin celui-ci tombe entre ses mains, le roi lui demande quel est pour l’homme ce qu’il y a de plus désirable, le bien suprême. Roide et figé, le démon se tait ; jusqu’à ce que, pressé par le roi, il finisse par lâcher ces mots en éclatant d’un rire strident : “Misérable race d’éphémères, enfants du hasard et de la peine, pourquoi m’obliger à te dire ce que tu as le moins intérêt à entendre ? Le bien suprême, il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, de ne pas être, de n’être rien. En revanche le second bien, il est pour toi — et c’est de mourir sous peu”65 ».
Nietzsche ne cite pas ses sources, mais c’est chez Cicéron et chez Plutarque qu’il puise les propos du satyre, bribes d’une conversation qu’Élien ne retint pas ; Cicéron, dans ses Tusculanes, Plutarque,
Frédéric Nietzsche, La Naissance de la Tragédie enfantée par l’esprit de la musique, ou Hellénisme et pessimisme, édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduction de Michel Haar, Philippe LacoueLabarthe et Jean-Luc Nancy. Paris : Gallimard (coll. Folioessais), 1977, p. 36.
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dans sa Consolation à Apollonios, puisèrent eux-mêmes dans un traité d’Aristote, Eudème ou de l’âme66. * Hérodote rapporte que Crésus, roi de Lydie, s’enquit auprès de Solon (le législateur d’Athènes, précepteur de Pisistrate, instigateur du culte de Dionysos, dont on a vu plus haut qu’il offre un parallèle avec Silène, précepteur de Dionysos) qu’il avait convié en son palais, de savoir si son hôte avait déjà vu celui qui était le plus heureux des hommes. Solon, contrairement à Silène, ne se fait pas prier pour répondre… et cite d’abord un homme : « Il [Crésus] se croyait lui-même le plus heureux des hommes, c’est pourquoi il lui posait cette question. Mais Solon, loin de le flatter, lui répondit en toute sincérité : “Oui, Seigneur, c’est Tellos d’Athènes.” Étonné, Crésus lui demanda vivement : “À quoi jugestu que Tellos est le plus heureux des hommes ? — Tout d’abord, répondit Solon, Tellos, citoyen d’une cité prospère, a eu des fils beaux et vertueux, et il a vu naître chez eux des enfants qui, tous, ont vécu ; puis, Cicéron, Tusculanes, Livre I, 48 : « On rapporte aussi de Silène, qu’ayant été pris par le roi Midas, il lui enseigna, comme une maxime d’assez grand prix pour payer sa rançon, “Que le mieux qui puisse arriver à l’homme, c’est de ne point naître ; et que le plus avantageux pour lui quand il est né, c’est de mourir promptement” ». (Cicéron, Œuvres complètes, Tome 3, édition de M. Nisard. Paris : J. J. Dubochet, 1848). Plutarque, Consolation à Apollonios, 27. Aristote, Fragment 44 (éd. Rose). 66
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entouré de toute la prospérité dont on peut jouir chez nous, il a terminé sa vie de la façon la plus glorieuse : dans une bataille qu’Athènes livrait à ses voisins d’Eleusis il combattit pour sa patrie, mit l’ennemi en déroute et périt héroïquement ; les Athéniens l’ont enseveli aux frais du peuple à l’endroit même où il est tombé, et ils lui ont rendu de grands honneurs”67 ».
Crésus demande alors à Solon lequel des hommes, après Tellos, est le plus heureux des hommes, espérant avoir au moins le second rang. Mais Solon évoque alors Cléobis et Biton : lors d’une fête argienne, des bœufs étaient en retard qui devaient traîner le chariot sur lequel leur mère devait absolument être portée au temple d’Héra ; les deux jeunes athlètes remplacèrent, sur une longueur considérable de quarante-cinq stades, les bêtes qui n’arrivaient pas. En récompense, Héra leur accorda la mort dans la fleur de leur jeunesse : la mère des jeunes gens avait demandé à la déesse d’accorder à ses enfants « le plus grand bonheur que puisse obtenir un mortel68 ». Selon Solon, Tellos est plus heureux que Crésus, avec toutes ses richesses et son pouvoir terrestre, car, en servant sa patrie, il a laissé un nom glorieux, qui est la seule immortalité qu’un homme Hérodote, L’Enquête, Livre I, 30-31., traduit par Andrée Barguet. Paris : Gallimard (coll. Folio), 1990, Tome 1, pp. 52-53. 68 Ibidem, p. 54. 67
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puisse espérer ; d’autre part, il s’est perpétué dans ses enfants, qui ont continué sa race. Si le bonheur de Cléobis et Biton n’arrive qu’au second rang, c’est que les deux jeunes gens n’ont pas servi suffisamment famille et cité. Néanmoins, Hérodote précise qu’ils eurent la fin la plus belle : et la mort préférable pour l’homme à tout autre bien est un message divin : il émane d’Héra en personne. * La conscience religieuse grecque à l’âge classique ne donne pas un sens à la vie d’un homme en tant qu’individu mortel appelé dans l’arrièremonde ; il n’y a pas de « salut », si les dieux sont indifférents au sort des hommes — L’orphisme d’Onomacrite, issu de la pensée platonicienne, et qui commence d’offrir à son myste une possibilité de salut, ouvrant la voie à d’autres spiritualités, aura une influence plus tardive. Nietzsche distingue deux pulsions artistiques fondamentales de la nature, que le « miracle grec » a mises au jour : l’une est apparentée à Dionysos, l’autre, à Apollon. Selon notre philosophe, l’apollinien s’oppose au dionysiaque, comme l’harmonie au désordre, comme le jardin à la forêt. Le dionysiaque se manifeste dans l’ivresse et la musique des percussions et des flûtes : il est le fond originaire surabondant et désordonné du monde, il danse 94
depuis le Chaos. L’apollinien, à travers le rêve, les arts plastiques, la lyre, est l’illusion, le voile, le masque, la belle apparence, la belle forme du même monde. La sagesse de Silène, qui crie « “Malheur ! Malheur !” au front de la sérénité olympienne69 », se situe dans le dionysiaque « pur », et est invivable : la connaissance du monde par l’intuition est tragique ; en effet, à quoi bon vivre, si nous devons tous mourir un jour ? Et toute vie qui s’accompagne de la conscience de la Perte ne peut souhaiter, en tant que suprême bien, que sa ruine irréparable. La vie lucide se retourne contre elle-même et se détruit. Le socle de la sérénité grecque, toute dans l’apparence du marbre, est révélé par Silène, porte-voix d’une sagesse populaire grecque négligée : Sophocle et Euripide la placèrent dans la bouche du Chœur, dans leurs tragédies, et Théognis en fit une sentence70. Cette sagesse, la « sagesse du dieu sylvestre », dit que Frédéric Nietzsche, La Naissance de la Tragédie enfantée par l’esprit de la musique, ou Hellénisme et pessimisme. Paris : Gallimard (coll. Folio-essais), 1977, p. 41. 70 Théognis de Mégare, Sentences, 425-428 : « De tous les biens, le plus souhaitable pour les habitants de la terre, c’est de n’être point né, de n’avoir jamais vu les éclatants rayons du soleil ; ou bien, ayant pris naissance, de passer le plus tôt possible par la porte de Pluton, de reposer, profondément enseveli sous la terre ». (Traduction de M. Patin, article de l’Annuaire de l’Association pour l’encouragement des Études grecques en France. Paris : Maisonneuve et Cie, 1877). 69
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l’existence humaine est fondamentalement marquée par le malheur et la souffrance ; malheur et souffrance tels qu’il vaudrait mieux ne pas vivre. Et ce malheur, cette souffrance viennent de la surabondance propre à l’énergie dionysiaque primitive, issue du Chaos, et qui engendre sans cesse déchirures et guerres. La racine du monde serein des dieux de l’Olympe n’est pas la joie de vivre, mais au contraire l’expérience de la vie comme souffrance. À la bestialité dès lors, à la cruauté, à la volupté barbare, se superposent, pour les masquer, le refus, la froideur et l’indifférence. Aussi l’œil grec estil, à rebours de l’image sereine du visage de ses marbres, profondément angoissé devant une vie qu’il sait et perçoit cruelle, effroyable et sombre ; il doit nécessairement, sous peine de mort, la parer de fleurs. Le monde apollinien est une condition pour que les Grecs puissent vivre malgré tout, et ne pas sombrer dans le pessimisme. La création artistique, le mythe, l’élan vers la beauté sont des nécessités profondes, un moyen de survie au dionysiaque, « comme des roses éclosent d’un buisson d’épines »71 : ces autres roses (non toujours sadiennes…) sur les épines de la vie… ; l’art, la lyre, la poésie ne sont pas l’issue gratuite d’une sérénité prétendue. Les Grecs ont créé Frédéric Nietzsche, La Naissance de la Tragédie enfantée par l’esprit de la musique, ou Hellénisme et pessimisme. Paris : Gallimard (coll. Folio-essais), 1997, p. 71.
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l’Olympe — apollinien —, afin, devant le monstre dévastateur de la vie — dionysiaque —, de ne pas mourir de terreur. * Mais la parole de Silène louant le néant et appelant la mort est paradoxalement, pour qui sait l’entendre, exaltation énorme de la vie — car qui peut l’entendre, cette parole noire, atroce, sinon le Vivant ? La mort est sourde et silencieuse. Point de réponse plus noire en effet — et c’est ainsi que Silène nous parle du plus profond du noir — excepté sans doute l’Enfer chrétien, noirceur des noirceurs ; mais cette vision infernale correspondrait à un Sens encore, car elle est perçue comme absence de Dieu, tandis que Silène pénètre dans le noir absolu, où le sens pour l’homme se perd dans le nonêtre, c’est-à-dire une absence au monde et même à l’arrière-monde des dieux, puisqu’à l’absence de vie chez l’homme correspondrait son exclusion de tout ce qui a trait à l’homme. Seule une mystique négative, celle d’un Maître Eckhart, d’un Angelus Silesius, ou, dans une tout autre civilisation, celle d’un Lao-tseu, pourrait donner une vague idée de la fin de la Réponse de Silène. * 97
S’il y a le noir encore au fond de la noirceur, il y a aussi, dans la vie qui est là, qui permet aussi de dire ce noir, le clair, le scintillant, et même, peut-être, la lumière. * Silène est le bois qui menace le jardin — même si le labyrinthe du jardin d’André Le Nôtre, ou les ombres ménagées du jardin à l’anglaise, tentent de l’approcher, et de le surprendre peut-être, pour l’attacher avec des liens de lierre — de peur que les branchages serpentant s’étendent, que l’herbe folle anéantisse l’allée claire, et que le lierre dionysiaque couvre et dévore les murs du château… * C’est dans la montagne, où vécut Silène, que se révèle le mieux la tentation du vertige : le saut dans le vide énorme et la mort, peut-être, le corps roulé dans les branchages, déchiré par les rochers. Mais la montagne est aussi le lieu où la petitesse du corps devient extase, une extase saine, belle, fraîche, où le désir de mourir apparaît tel le comble de l’égoïsme vain. La réponse de Silène à Midas, qui exprime l’immense et noir Non à la vie, est le prélude, en raison même de ce « non » inaugural, à l’acquiescement, au Oui dont l’une des plus belles variations est le Oui nietzschéen : il fallait ressentir 98
l’appel du vide dans la montagne, l’écho d’abord affreux, d’abord atroce, puis soudain clair, pour ouvrir et lever les yeux. * Ainsi que le livre écrit par le plus grand mélancolique du monde sait peut-être consoler de la vie son Lecteur, sait peut-être le rasséréner, les diverses paroles de Silène (tout du moins ce qu’il en a été transmis), une fois rassemblées, offrent à l’esprit et au corps une nourriture apaisante, et vivifiante. Certes, le meilleur pour l’homme est le néant, ou, à défaut (forcément à défaut), le suicide. Or nous sommes, et nous persévérons. Le suicide écarté, repoussé, un chant demeure en nous, plus ancien que nous, et nôtre cependant, qui nous est comme prêté, que nous empruntons, dont nous devons prendre le plus grand soin, et que nous devons tenter d’accompagner, sinon d’enrichir, de prolonger, pour le donner — le restituer — à la fin, intact ou repoli. Ce n’est pas à notre passé, à ses errances et ses douleurs, que nous devons songer ; mais à celui du monde, à son origine fuyante comme une anguille entre les doigts, comme une algue visqueuse sur la plage. Nous ne devons pas songer non plus aux hommes, à ceux qui ont fait le mal, tandis que nous ne pouvions pas répondre, car eux avaient une trompette, un cor, une cymbale retentissante, un 99
haut-parleur, et nous, un frêle pipeau, ces mots que nous avons faits nôtres, un chant, une lutte dans ce chant, un simple murmure qui s’échappait, lentement, de nos lèvres entr’ouvertes. Silène nous offre le modèle : il est le chantre de la Genèse du monde, et chez Virgile il chante pour toujours. Comme à lui, face à la déréliction épouvantable, il nous appartient de raconter des histoires ; c’est que le langage est à la source de notre espoir, et son rêve à la source de notre persévérance. En effet, si la logique est du côté du suicide et du désespoir, elle naît essentiellement du sens, d’un sens, de ce que nous croyons être un sens : ce sens est aussi un nonsens, parce qu’il n’est pas revêtu de mots suffisamment évocateurs, voire invocateurs, et que son « langage » est informe, qu’il n’est pas soutenu par une forme, qu’il n’offre rien au rêve. Nous souhaitons la mort ou le néant parce que nous ne savons pas que nous sommes rêvés, parce que nous ne savons pas raconter des histoires, parce que nous voulons que la vie ait un sens en dehors des mots, en dehors de la musique, en dehors de l’image — au sens de métonymie, ou mieux, de métaphore : ce qui est porté de-ci, de-là. Or la forme crée un sens, inaperçu auparavant de celui qui cherchait un sens pour lui-même, absurdement, puisque le mot 100
« sens » est un mot, que sa signification est tirée de luimême, et que cette signification s’effondre lorsqu’elle n’est pas vue dans un miroir — et ce miroir est son histoire, quelque chose va se mettre à parler, à vivre, et quelqu’un va être. Ainsi “Dieu” est-il souvent un “sens” pour un homme qui n’en a conçu et espéré la venue, voire l’existence simplement ! que pour lui seul, que pour être lui seul sauvé… Peu importe l’autre en cela, sinon pour lui donner assez d’amour méritant la salvation du destinateur, et le justifiant. L’homme religieux est à lui-même son anthropodicée. Le pire est que l’homme souhaitant, à la fin de ce songe, ne plus être sauvé espère encore l’être devant un dieu hypothétique qu’il aurait rassuré par son désintéressement, auquel il aurait voulu prouver son pur amour… * Mais Silène cette fois éclate de rire, et se lève : — Comme il est sérieux, ce garçon, comme il est grave ! Comme il réfléchit… Ah, ça, tu ne m’auras pas lié dans tes phrases !… Et sous sa peau j’observe soudain une grosse veine bleue. *
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Silène, tu m’as blessé. J’accepte les blessures que tu as faites à mes mains, sur mes genoux, dans mon corps tout entier, en chantant, ivre, à mes côtés. Ma bouche elle aussi a chanté ; dans ton haleine j’ai aspiré l’air rouge, et quelques-unes de tes pensées. Et c’était toi que je chantais ! toi qui as tout chanté. J’ai trébuché, c’était ton pied — ton pied d’os ou de corne, tout fut entremêlé. Silène, à ton tour tu m’as lié de ces guirlandes de roses dont chaque pétale est une goutte de sang scellée.
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Chapitre VIII. Eaux de vie
L’EAU est plus mystérieuse que le vin. Le vin se ferme sur lui-même, lorsque l’eau s’ouvre, descend et s’élève sans cesse, torrents, océans et nuages. « Le bruit de l’eau est sombre », dit un haïku de Buson72. * On pense mieux à Silène à flanc de montagne, et peut-être devrait-on toujours vivre et penser les légendes et les mythes en haut d’une montagne, dans une vallée, ainsi que je le fais, près d’un lac, en rédigeant les mots de cette phrase sur le petit carnet qui m’accompagne toujours, un jour d’été au début du XXIe siècle ; environné de fleurs simples, les Anthologie du Haïku, édition et traduction de Roger Munier. Paris : Seuil (coll. Points), 2006, p. 120 : « Dans le vieux puits/un poisson gobe un moustique — / le bruit de l’eau est sombre ». 72
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petites fleurs pures des Alpes, violettes, jaunes et bleues, comme je les lui dédie toutes ! et comme j’ai le sentiment de comprendre la bienveillance de Silène, fraîche et lointaine et toujours présente comme la source qui descend là parmi les branches penchées, les herbes désordonnées et les cailloux ; l’air doucement humide est sa voix, le bruit de sa bouche est dans la pierre ; tout son corps est écho, il est nymphe, faune et homme mêlés, et feuilles, et boue claire, comme le savait Nonnos de Panopolis il est liquide et geste. * Derrière l’image du gros homme ivre, aux postures chancelantes, lourdes et comiques, on oublie volontiers — c’est une ruse du vin (lors même que Virgile le présentait dans la plus haute acception de sa divinité) — l’artiste, le poète, le physicien, le fabuliste et le géographe : Silène enivré est l’ombre de lui-même. Désintoxiqué, il remonte vers luimême, ainsi qu’Agavé, dans Les Bacchantes d’Euripide, après avoir déchiré son propre fils sous l’emprise du dieu, peu à peu revient à elle-même et levant les yeux au ciel le trouve plus pur et plus serein. Silène, précepteur de Dionysos, devint son pâle imitateur. Or le Vin n’est pas ivre de lui-même au sein du dieu qui l’incarne : Dionysos est le contemplateur triomphant au cœur du vin — il est le 104
Regard souverain de la Transe. En Silène, le vin agit comme il le fait en les hommes : il excite l’esprit jusqu’aux étoiles tout en accablant bientôt le corps de nausées et de fatigues, tandis que l’esprit luimême, rattrapé par la faiblesse du corps, succombe à quelque aile gluante et noire, trempée dans le Léthé. * Silène pris de boisson, lui le plus antique pâtre, lui l’antique énergie des pas sauvages, fut enrôlé parmi les suiveurs de Dionysos : mais qui ne l’aurait pas suivi, ce dieu à la robe jaune safran des Drames, initiateur du Vin ? Je tiens que Silène fut dérobé aux sources et aux forêts — et que ce fut Dionysos qui lui vola sa liberté. Je tiens que l’homme qu’il était avant le vin, par Dionysos fut effacé. L’homme que le dieu de la nuit emporte avec lui est une lune fascinée. Mais l’homme que le dieu de la vigne enivre danse et se dévoile dans le thiase, lorsqu’il était seulement un homme qui se cachait. Ainsi de l’homme qui boit, depuis toujours, par tous les temps : il finit par se montrer ; il met à nu bruyamment ce qui dans le silence était blessé. Qu’on ait fait de lui un vieillard, et l’aîné des Satyres, n’est point un hasard : il est plus vieux que chacun de nous ; il précède le thiase où il fut enrôlé, 105
séduit par les vins, capté par la danse irrésistible. La nature fraîche, pure, sauvage, violente et terrible, noire, où il dansait, la voilà qui succomba une première fois aux cultures des champs, bientôt aux clôtures des villages et des villes, aux hymnes, aux poètes qui la chantaient… La voilà qui rencontra l’ivresse contenue dans le raisin. Silène est la Nature forcée à l’Ivresse, au moment où son empire est irrémédiablement condamné par la Ville. Silène ne put pas rester seul, avec pour disciple insouciant le paysan sans “culture” : on força Silène le Cheval Sauvage, la Brute dansante et le Mage à rejoindre un Cortège : ce fut celui de Dionysos, le dieu tardif, le dieu envoûteur, le dieu en qui se craquelle et s’effondre le Sens. * Abîme prisonnier d’un autre abîme : Silène est au fond de chaque homme, qui veut être un autre, qui veut être la danse, le vin, l’ivresse qui en appelle une autre, emportée sur l’aile d’Hypnos. * N’être pas soi — ni même être un autre, mais le corps du vin. *
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Ô mendiant, clochard écroulé dans la rue, effondré au centre de ta crasse ou apostrophant le passant de ta bouche grasse, avec le gobelet sale pour les quelques centimes, le carton en orthographe fautive et la bouteille de mauvais vin rouge, tu es plein du dieu de la nuit… qui t’a vaincu !… et tu es plein de Silène — sans le savoir, tu recommences sa marche voûtée, titubante, aliénée. Ô jeunes gens ivres des fêtes débraillées, éreintés de fausse musique aux rythmes de cœur et de marteau, vous êtes gros de Silène. Ô vous, hommes gris, sans histoire, femmes discrètes, gens monotones en apparence, qui attendez le soir et l’oubli dans le verre d’alcool où Silène veille et vous attend, vous rencontrerez le dieu de la nuit au fond de la coupe… Et vous aussi, ouvriers de la première heure, que je contemple aux comptoirs des bistrots dès potron-minet avec le petit blanc, vous êtes emplis de Silène. Et toi jeune homme, qui ne parvient pas à finir ton livre, tu es plein de Silène aussi — mais toi tu le sais… * Combien de silènes faut-il rencontrer pour rencontrer Silène, combien de silènes faut-il boire pour s’apercevoir que Silène devient fleuve à la fin, et chante à la fin de l’ivresse, après l’ivresse, dans l’eau ? * 107
Tout, chez Silène, se déroule sous le signe de l’eau. Dans l’eau du miroir, ravi, il est Dionysos. Dans l’eau de la fontaine, envenimée de vin à son intention, il est le captif. Dans le fleuve enfin, auquel il donne son nom, il est Silène — Silène en qui murmure tout ce qui se souvient, la terre et l’ivresse, les glaciers des montagnes et le bruit de l’eau sur les pierres mille fois roulées, bientôt le lac où le ciel se renverse, et même la mer aux couleurs célestes. * Dans le Temple inépuisable de Silène (qui ne fut jamais construit — ou bien est-ce le monde entier ?), plaçons désormais trois effigies : successivement celles d’un miroir — d’une fontaine — d’un fleuve : où se résumeraient les trois visages de Silène. * C’est Nonnos de Panopolis, au Ve siècle de notre ère, dans le livre XIX des Dionysiaques, qui décrit comment Silène donna son nom à un fleuve, ou plutôt comment il devint le fleuve Silène, ses jambes avinées ayant glissé, à l’issue d’un concours de pantomime qui l’opposa à son fils Maron73. Je précise ici que je ne suis exactement ni ne paraphrase le poème de Nonnos — je m’en écarte même un peu. Le texte, en effet, en ce passage comme en maints autres, n’est pas clair — voire incohérent : Maron semble parfois n’être pas le fils de Silène, 73
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Le concours fut lancé par Dionysos. Le prix était une coupe d’or remplie d’un vin délicieux. Maron et Silène singent tour à tour une histoire qui doit seoir au Maître. Maron, après avoir mimé Ganymède et Hébé versant le nectar, danse la victoire du vin, dans l’extase de sa jeunesse, et il éblouit le dieu liquide. Puis c’est au tour de Silène. Sa main muette esquisse des gestes de pantomime, qui décrivent le concours qui opposa un jour Dionysos à l’apiculteur Aristéas. Celui-ci tenait que son miel était plus doux que le vin du dieu. Les doigts de Silène racontent que les dieux goûtèrent aux deux boissons ; mais le miel d’Aristée les rassasia bien vite, et les écœura, tandis que l’inépuisable vin les enchanta au point qu’ils ne purent plus se passer de ce nectar terrestre. Silène va maintenant danser ; mais il va, au terme de sa danse, trébucher ; la règle édictée par Dionysos était claire :
mais un concurrent portant le même nom. Et Silène lui-même semble se distinguer de notre Silène : présenté tout d’abord comme « un Silène cornu » anonyme, il est ensuite individualisé sous des traits où nous retrouvons Papposilène. Peu importe : chaque mythographe (et je prétends ici l’être quelque peu) réinvente et réorganise à sa guise les épisodes d’un mythe, tant qu’il conserve l’essentiel et en respecte l’esprit. On loue volontiers pour sa grâce ou son originalité tel interprète d’une pièce de musique ; à sa façon, tout lecteur n’est-il pas musicien ? 109
« Celui qui luttera en tournoyant d’un pas savant, celui qui emportera la décision grâce à la rapidité de son pied, qu’il reçoive le cratère d’or et le flot de son vin si doux à boire ; mais celui qui tombera, entraîné par l’élan d’un pas vacillant, celui qui moins bien dansera, moindre cadeau aussi il emportera74 ».
Aux yeux de Dionysos, Maron aura été plus gracieux que son père : c’est à lui qu’il remettra la coupe d’or. C’est que Silène se lance, après sa pantomime, dans une danse folle ; le poème de Nonnos nous le décrit exécutant un morceau s’apparentant peut-être à la danse nommée sicinnis. Silène saute, il tourne sur lui-même, il exécute des figures merveilleuses et compliquées. Il lance son pied derrière lui, se passe la jambe autour du cou. Il s’agenouille, se couche sur le sol, bondit à nouveau, fait la toupie, montre son gros ventre au ciel en tombant à l’envers sur ses mains et ses pieds75. Il tourbillonne encore et encore, jusqu’à Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, Tome 7, texte établi et traduit par Joëlle Gerbeau avec le concours de Francis Vian. Paris : Les Belles Lettres, 2003, Chant XIX, v. 140-144, p. 119. 75 Si nous suivons pas à pas le texte de Nonnos, nous voyons Silène effectuer tour à tour : un saut à pieds joints, un saut sur chaque pied, un saut tourbillonnant ; debout sur la jambe droite, un triple mouvement : le pied gauche tenu d’une main, puis le genou gauche tenu à deux mains, puis un grand écart ; un double mouvement avec le pied gauche levé en avant au niveau de l’épaule, puis le même pied levé en arrière au niveau de la nuque ; un mouvement de toupie, en position horizontale, le ventre en 74
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ce que soudain la fatigue l’étreigne. L’instant d’après il est fleuve : ses membres ruissellent, des flots jaillissent de ses cornes. Son ventre gonfle et s’effondre sur luimême, créant le lit profond des poissons. Des vagues viennent frapper son front et, bouillonnantes, inondent son visage. Ses poils deviennent joncs, la flûte qu’il tenait roseau. Maron jette le vin de sa coupe dans le fleuve qui fut son père. Un peu de rouge se mêle aux flots qui bondissent. * Déjà Marsyas était devenu fleuve, lorsque le sang qui coula de son corps écorché par Apollon toucha le sol. Mais le fleuve Marsyas portait auparavant le nom de source de Midas, comme le rapporte Plutarque, dans son ouvrage Des Noms des fleuves et des montagnes76. Midas en effet voyageait dans son royaume de Phrygie, et il eut soudain soif. Il frappa la terre du pied, et en fit jaillir une source d’or. Ne pouvant boire de ce liquide, il invoqua Dionysos, lequel, sur sa prière, métamorphosa l’or en eau. * Silène est l’interruption de la pensée par l’ivresse ou la nuit, avec le temps, recommencée au l’air ; enfin, une danse tourbillonnante, debout. Cf. Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques, op. cit., Notice du Chant XIX, p. 100. 76 Plutarque, Des Noms des fleuves, des montagnes et des choses remarquables, X. 111
matin avec l’eau. L’homme est mené à l’alcool par Silène obscur, et en rejaillit, puis s’en défait par Silène clair. Chez Silène sa transformation en fleuve est sa délivrance de l’ivresse, sa délivrance du vin, de Dionysos : en se faisant fleuve Silène devient libre, il retourne à ce qu’il fut, l’extase éternelle de la vie, il est devenu son propre vin. Il n’oublie pas Dionysos, bien sûr : pour croître, la vigne a besoin de l’eau. Mais Silène redevient le génie des sources, des rivières et des fleuves qu’il fut primitivement. * Souvent l’homme dégrisé proclame, après un méfait regretté : « Ce n’était pas moi ». Mais qui étaitce, alors ? Ce n’était pas Silène, mais son étincelle noire, recommencée, tombée dans la boue que pétrit tout homme avec l’alcool. Sommés d’être les spectateurs de son ivresse, où sa rêverie77 s’emballe et se révèle, nous pouvons l’observer à loisir : Silène nous tend un miroir, celui de la “contre-ivresse” ; certes lui est un dieu, et c’est pour cela qu’il peut, lui, être cet ivrogne passager ; mais il nous montre à nu le corps et la pensée ivres. Le voici vacillant, insoucieux des apparences, scandaleux, lubrique, “animal” (au sens humain de 77
Au sens que ce mot avait au XVIe siècle : « délire, folie ». 112
l’animalité…), partant exposé à toutes les moqueries ; mais le voici aussi d’une lucidité à toucher les étoiles, son regard modifié par le ciel, sa bouche émerveillée, vraiment enthousiasmée — Silène étant à lui-même sa propre possession divine ! —, le voici racontant toute l’histoire du monde et louant la beauté du monde, sa splendeur incommensurable, son épaisseur, ses détails, ses musiques, ses images, ses histoires — Silène a vraiment lu tous les livres. Et nous l’observons. Dans le cortège dionysiaque, je me tiens un peu à l’écart ; je ne suis pas un dieu, je suis un apprenti, un “presque initié”, un postulant… Je n’y puis y pénétrer profondément ; cette démesure-là est pour les dieux, offerte en spectacle aux hommes qui s’y perdent en y entrant trop de fois… Ici encore, on ne pénètre jamais deux fois dans le même fleuve, et celui-ci devient un Styx de plus en plus ombreux… Nous observons Silène, ce dieu qui est l’Ivresse absolue, Silène qui est ivre à notre place, et nous délivre dans son ivresse un message que notre ivresse humaine n’eût pas pu appliquer : elle aurait pu le savoir, dis-je, le savoir et le comprendre, ce message, mais un instant seulement, un instant fugace, inévitablement suivi d’un oubli et d’un effondrement, et elle n’aurait pas pu le retenir. *
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Silène, fait prisonnier par les pâtres ou les paysans, ligoté par le lierre ou la guirlande, serait le thyrse lui-même, dont la double nature (dans sa matérialité de bâton entouré de lierre), rigide et souple, droite et ondoyante, verticale et tournoyante, masculine et féminine enfin, a été relevée par Baudelaire dans « Le Thyrse », l’un des poèmes en prose du Spleen de Paris. * Silène épuise l’ivresse — il est l’alcool même, il est l’Acrate, il est l’ivresse même — comme les Ménades déchaînées du cortège de Dionysos épuisent la violence dans l’omophagie, et le dépeçage d’Orphée, comme Dionysos lui-même épuise la transe et l’extase frénétique, comme le Dieu des chrétiens épuise l’Amour, comme Satan épuise le Mal : épuiser, c’est non seulement montrer l’extrême, en indiquer l’infini, mais l’accomplir, le risquer, le dévoiler. Tous les actes ou les pensées humains ne sont, en miroir, que des mimes amoindris, des exemples, des parcelles : les dieux, ou les démons, sont leurs apocalypses. Et dans le groupe sculpté de Dalou que l’on voit à Paris dans le jardin du Luxembourg, Le Triomphe de Silène, n’assiste-t-on pas à cette apocalypse de l’ivresse ?… une révélation où un rire retentit, celui de Silène ? * 114
Mais aussi, quel est ce rire ? Silène éclate d’un rire qui n’est pas tout à fait de la gamme de nos rires humains… Ce n’est pourtant pas un rire négatif, comme l’on peut parler d’une théologie négative ; il ne se définit pas seulement par ce qu’il n’est pas. Certes, ce n’est pas un rire gras : oh ! Silène éclate volontiers de ce rire aviné des ivrognes, mais dans son rire un peu pâteux il y a une danse légère. Ce n’est pas non plus un rire cristallin, ce n’est pas un rire tendre, ou gentiment moqueur, ou libertin : il y a dans son rire la divine gaîté du ciel et des astres, et la puissance de l’ombre, comme d’un violoncelle noir au-dessous des méandres d’une rivière de violons bleus et blancs, la lame de fond qui est le vent inoubliable de la mer. Silène a en partage le rire doré des dieux. * Peut-être aussi faut-il percevoir, chez Silène, un éloge indirect de l’érudition, de l’érudition rêveuse : ne chante-t-il pas, selon Virgile, les premiers jours du monde, les monstres et la naissance des bois sacrés ? Ainsi Silène est aussi le Poète — un Orphée qui fut ivre —, un Chantre assurément. Il chante, pour rien, sans alibi. Et sa musique, comme toute la musique, est le souvenir et la pensée d’une perte d’ivresse… 115
* Nous ne danserons jamais ainsi que Silène le réclame — et c’est ainsi de l’exemple des dieux — car Silène est un dieu. Pourtant, certaines traditions le disent mortel. L’érudit français Samuel Bochart (1599-1667) décrit dans Silo, ou Siloé, l’ancienne fontaine biblique de Jérusalem, des tombeaux de silènes, vénérés par les anciens Hébreux. Pierre Commelin (1837-1926) écrit dans sa Mythologie grecque et romaine que Silène aurait même son tombeau à Pergame, la ville du parchemin78 — ce qui n’est pas improbable, puisque nous l’avons, nous, trouvé aussi dans les livres, et que les statues et les ornements de palais où il figure n’auraient pu être interprétés sans ces livres. Qu’il ait son tombeau, ou son temple, dans la ville du parchemin, et non seulement dans les images faites de pierre, nous est allégorie. *
C’est sous Eumène II Sôter (vers 197-159 avant Jésus-Christ), de la dynastie des Attalides, roi de Pergame, en Mysie, que, selon la légende, le parchemin fut inventé. Ptolémée V en effet, jaloux de la bibliothèque qu’Eumène II avait fait construire à Pergame et qui faisait de l’ombre à celle d’Alexandrie, aurait interdit l’exportation de papyrus à destination de la ville de son rival ; l’idée aurait alors germé d’user de la peau d’un animal jeune, et l’on aurait obtenu un support d’écriture plus solide et moins cassant, nommé « pergama charta » — nom d’où dérive le « parchemin ». 78
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Il est donné à l’homme d’être un miroir de Silène. Comme lui, son origine est sauvage ; et cette sauvagerie demeure sous le vernis du langage et des cités architecturales. Comme lui, il rencontre Dionysos et lutte avec le dieu. Comme lui, il rêve — de ce rêve qui n’est pas échappatoire ou rêverie, car le rêve ne s’oppose pas à la réalité, mais il l’irrigue, la soutient, et, même, la fait advenir. Comme lui, il est une aile à construire et reconstruire. Comme lui, il passe et se souvient… Silène est le vieillard éternel et lointain du jeune homme. * Écouter Silène, c’est donner son nom à toute l’eau des rivières, c’est se défaire de la facilité des barques, c’est crisser soi-même sur les cailloux, s’y blesser, s’y polir — c’est commencer par ses ailes les plus basses, puis connaître la cire et le soleil. C’est désapprendre et contrer le répit, la fausse légèreté. C’est caresser — non plus être caressé… * Selon moi, Silène est encore avec nous. Je sais bien qu’il a quitté les forêts, que le cortège a baissé la voix, et que la prétendue mort de Pan a creusé le sillon d’autres morts. « Les dieux ne meurent pas », écrivait Constantin Cavafis, « ce qui meurt, c’est la foi 117
que leur portent les mortels ingrats79 ». Silène vit encore entre les pages de livres oubliés, dans les musées, parmi les statues de marbre ou de plâtre, dans les archives, les bibliothèques ; il vit encore dans la pensée qui se souvient de l’ivresse, il vit dans le temps perdu, dépassé enfin, et dans l’éternité « verticale » que fut une pensée humaine.
Cité par Dominique Grandmont, « Une Iliade des oubliés », préface à Constantin Cavafis, En attendant les barbares, Paris : Poésie/Gallimard, 2003, p. 8. 79
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Un épilogue. La Lampe des forêts MAIS, j’oubliai, le silène est une fleur aussi… une très belle fleur multiple, qui fait partie de la famille des Caryophyllales ; la variété de cette plante herbacée doit son nom à son calice, souvent gonflé ainsi qu’un ventre — le gros ventre de Silène enivré ; on en trouve d’alpines, on en trouve de pyrénéennes, auprès d’eaux limpides, dans les prairies humides, dans les forêts sombres ; on en trouve encore de cultivées dans les jardins — Les noms de ses variétés : voici un Œillet de dieux (également nommé Silène de dieux, Fleur de Jupiter, Coquelourde des jardins) ; le Silène à bouquet (Silène armérie) ; le Silène acaule (Silène des glaciers, Herbe-aux-chamois, Coussin des Alpes, Martinet du diable, Cornillet-moussiet, Mousse fleurie) ; le Silène cureoreille ; le Silène d’Italie ; le Silène de Porto ; le Silène des rochers ; le Silène dioïque (Compagnon rouge, Lychnis [lampe] des forêts) ; le Silène du Valais ; le Silène enflé ; le Silène visqueux (Attrape-mouche) ; le Silène fleur-de-coucou ; le Silène maritime ; le Silène miniature ; le Silène prostré (Silène alpin) ; le Silène penché ; le Silène sans pédoncule ; le Silène saxifrage ; enfin, le Compagnon blanc, ou le Silène blanc. 119
Un autre épilogue. SILÈNE s’adresse à ceux auxquels la simplicité n’a pas été donnée — la simplicité divine, la divine simplicité ! celle qui fait que les gens font des enfants, dirais-je, ou bien (plutôt ?) que la terre fait des fleurs, ou l’eau les nuages. La parole de Silène sur le néant, ou la mort, lesquels sont préférables à la vie vécue — ou à sa tentative —, cette réponse de Silène serait le deuil, en nous, de l’impuissant de la Vie — et son dépassement : nous seuls, les Vivants actuels, contemporains renouvelés de cette parole intemporelle, pouvons l’entendre. Nous sommes en effet les contemporains de notre angoisse et de notre déréliction et ce n’est que vivants que nous pouvons l’entendre. Nous sommes notre deuxième fleur quand la première qui nous fondait a compris qu’elle devait mourir un jour — Et Silènes nous sommes : mais en tant que Fleur personnelle, unique et temporelle ; encore faudrait-il en nous de quoi la maintenir ; et nous faudra-t-il, nous faudrait-il la troisième, la quatrième — une infinité de fleurs éphémères, aussi éphémères que nous ? 121
Devons-nous, puisque vivant, et dans la perspective du moment de mourir, sauver l’infinie beauté de l’éphémère en nous, cet éphémère que nous incarnons quelques années sur la Terre, seule réalité précise, devons-nous, en mourant, la sauver par la mort de l’éphémère qui meurt avec chacun de nous, à chaque fois que l’un de nous meurt sur la Terre ? Est-ce là — si nous postulons une Intelligence supérieure à nous, puisqu’il ne saurait être, dans cette perspective transcendante, qui néglige le hasard moqueur, ou indifférent, une intelligence humaine définitive et seule — la raison immobile et supérieure de la Mort ? * Mort, « je » fus l’éphémère inoubliable, pour la gloire indifférente et belle de la vie. * — Dans quel fleuve jetteras-tu ton livre ? me dit Silène. Et il disparaît dans la forêt.
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À SILÈNE Les bois ne sont pas lassés De ta bouche ni de tes tempes ; Sur leurs mousses se penche encore La plus inoubliable de tes ombres. Encombre tes mains de branches Jeunes et légères, et que portent Les vents à l’assaut des clairières La flûte dans tes arrière-pensées. _________
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Une bibliothèque (inachevée) pour Silène _________ C’est dans ces livres que Silène, toujours brièvement (excepté chez Virgile et Nonnos de Panopolis), surgit : Cicéron, Tusculanes ; Élien, Histoire Variée, La Personnalité des Animaux ; Érasme, Les Silènes d’Alcibiade ; Eschyle, fragments des Pêcheurs et des Pèlerins ; Euripide, Le Cyclope ; Hérodote, L’Enquête ; Hésiode, Hymnes homériques ; Hygin, Astronomie ; Les Hymnes orphiques ; Lucien, Préface ou Bacchus ; Pausanias, Description de la Grèce ; Platon, Le Banquet ; Plutarque, Consolation à Apollonios ; Nietzsche, La Naissance de la Tragédie ; Nonnos de Panopolis, Les Dionysiaques ; Sophocle, fragments des Limiers ; Virgile, Les Bucoliques. De précieuses indications bibliographiques pour retrouver des passages chez les Anciens et compléter mes propres recherches m’ont été fournies par François Lissarrague dans son riche ouvrage La Cité des satyres (Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013) et par le foisonnant Grand Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine de Jean-Claude Belfiore (Paris : Larousse, 2010). DÉSIR TON RÉCIF. 2009, 2013, 2016-2017. 124
Table des matières Chapitre I. Bibliothèques ............................................................................. 11 Chapitre II. Dionysiaque ............................................................................... 25 Chapitre III. Origines ...................................................................................... 45 Chapitre IV. Satyres & Silènes........................................................................ 55 Chapitre V. Silène en ses œuvres.................................................................. 63 Chapitre VI. Les Cartes de Silène .................................................................. 81 Chapitre VII. Sagesse de Silène ....................................................................... 89 Chapitre VIII. Eaux de vie ............................................................................... 103 Un épilogue. La Lampe des forêts ............................................................... 119 Un autre épilogue. ................................................................... 121 À SILÈNE ............................................................................... 123 Une bibliothèque (inachevée) pour Silène ....................................... 124
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L’histoire aux éditions L’Harmattan Dernières parutions
Les origines chrétiennes de la démocratie moderne La part du Moyen Âge
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Le passage de la démocratie antique à la démocratie moderne s’est réalisé par l’intermédiaire du Moyen Âge. Après la chute de l’Empire romain en Occident, les évêques se substituèrent aux pouvoirs civils défaillants. Les ordres monastiques posaient les bases d’une gestion collective ouvrant sur le parlementarisme par recours aux élections. Dans le même temps s’opérait une révolution intellectuelle qui suscita l’essor de la pensée critique dans l’université, alors aux mains du clergé... (Coll. Historiques, série Travaux, 23.00 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-12608-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-004237-9 Non-violence : combats d’hier et de demain Non-violence et traits culturels et identitaires dans le monde globalisé du XXIe siècle
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La frêle silhouette de Gandhi, la haute stature du pasteur Martin Luther King ou les bras ouverts de Nelson Mandela, rendu à la liberté après vingt-sept ans de prison, font partie de la grande geste de l’humanité, gravée dans tous les esprits à travers le monde. Trois hommes qui ont en commun d’avoir entraîné le peuple dans une lutte victorieuse, sans armes et sans violence. En ce début du XXIe siècle, ensanglanté par le terrorisme et des guerres atroces, la « non-violence » n’est-elle plus qu’une image d’Épinal ? Huit auteurs explorent ici l’histoire contemporaine à travers les luttes non violentes. (Coll. Discours identitaires dans la mondialisation, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-12313-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-004203-4 Chroniques d’hier et de demain Publiées dans le journal La Croix (1988-2011)
Clergerie Jean-Louis
Pendant un peu plus de vingt ans, de 1988 à 2011, l’auteur a collaboré au quotidien La Croix, où il analysait, en toute liberté mais également avec la rigueur de l’universitaire, l’actualité nationale, européenne et internationale. Voici l’ensemble de ses chroniques regroupées selon des axes nationaux, européens et internationaux, qui gardent toute leur pertinence. (30.00 euros, 298 p.) ISBN : 978-2-343-12094-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-004356-7
Géographie du souvenir Ancrages spatiaux des mémoires de la Shoah
Chevalier Dominique - Préface de Denis Peschanski
La mondialisation des mémoires de la Shoah, telles que représentées dans des musées et des mémoriaux nationaux, constitue une caractéristique majeure des dimensions contemporaines de ce phénomène. Ce livre présente tout d’abord ces nombreux lieux du souvenir, leur géographie mais aussi leur insertion dans leur environnement urbain. C’est donc à la fois à un panorama des musées et mémoriaux de la Shoah dans le monde que ce livre convie le lecteur, mais aussi à une analyse sensible de la manière dont ils sont pratiqués et insérés dans la ville. (Coll. Géographie et cultures, 22.00 euros, 244 p.) ISBN : 978-2-343-12443-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-004093-1 Dix ans d’histoire maritime (2007-2016)
Lemaître Vincent
Vous découvrirez dans cet ouvrage les temps fort de l’histoire maritime de ces dix dernières années en parcourant la marine de commerce, la vie économique des ports, la pêche, la plaisance, la marine de guerre, la protection de l’environnement, les textes nationaux et internationaux qui ont été adoptés et leurs conséquences. L’auteur s’attache aussi à évoquer les accidents, les naufrages, les pollutions les plus marquantes. Au-delà de l’Hexagone, les thèmes de la piraterie, de la lutte contre les narcotrafics, du traitement de l’immigration sont notamment abordés. (14.00 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-343-11730-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-004292-8 Archéologie des interfaces Une approche de saisie et d’explication des systèmes socioculturels
Elouga Martin
L’archéologie des interfaces est une approche des sociétés que propose l’auteur. Il s’agit de partir des faits observés sur le terrain pour reconstituer les interactions sociales et les rapports homme-milieu, ainsi que les activités qui en résultent et dont les traces structurent les sites. (17.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-10421-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-004130-3 Poséidon Ébranleur de la terre et maître de la mer
Andrieu Gilbert
En étudiant Poséidon, on s’aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d’esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l’ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre. Ainsi, cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières. (21.50 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-12088-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-003937-9
Archéologie de la pensée sexiste Du Moyen Âge au XXIe siècle
Labrecque Georges
Bien des oeuvres révèlent, dans divers domaines de la pensée, le mépris adressé à la femme et inspiré de manuscrits remontant à l’Antiquité. Du Moyen Âge à aujourd’hui, des femmes ont voulu dénoncer ces injustices dans des documents d’autant plus remarquables qu’elles ont été peu nombreuses à prendre la plume. Quelle sera la relève au XXIe siècle ? Cet ouvrage propose de nombreux manuscrits et montre que les préjudices subis aujourd’hui par les femmes plongent leurs racines dans un passé lointain et se manifestent sous diverses formes. (42.00 euros, 484 p.) ISBN : 978-2-343-12339-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-003975-1 Les campeurs de la République
Lefeuvre-Déotte Martine
le Groupement des campeurs universitaires (GCU) est aujourd’hui la plus importante association de campeurs en Europe avec 50 000 adhérents qui sont collectivement propriétaires d’une centaine de terrains. Bénévole, solidaire et autogestionnaire, ce mouvement, créé en 1937 dans l’élan du Front populaire, aménage bénévolement de jolis terrains pour y vivre l’été. L’auteure a mené son investigation au cœur de cette microsociété, ouverte aujourd’hui à tous ceux qui partagent ses valeurs fondatrices : humaines, laïques, solidaires et conviviales. (Coll. Esthétiques, série Culture et Politique, 24.50 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-343-12210-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-003917-1 Leçons du temps colonial dans les manuels scolaires
Coordonné par Pierre Boutan et Sabeha Benmansour-Benkelfat
La colonisation a régulièrement fait partie des contenus d’enseignement pendant cette période historique, comme après les indépendances. Les douze contributions réunies ici portent sur l’enseignement de l’histoire, mais aussi sur celui des langues : langue des colonisateurs, langue des colonisés… Elles étudient les variations selon les publics visés, les matières enseignées, les auteurs et les éditeurs. Les exemples sont tirés en priorité des relations entre France et Algérie, avec une étude sur la Tunisie et le Maroc. (Coll. Manuels scolaires et sociétés, 25.50 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-343-11598-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-003837-2 La tradition juive et sa survivance à l’épreuve de la Shoah (Tome 1)
Feinermann Emmanuel
Exilé et dispersé parmi les nations, le peuple juif a été confronté deux millénaires durant à l’expérience de la survie. À l’aube du XXe siècle, il entrevoit enfin l’ère des grandes espérances. Sa survie dépendait, en premier lieu, de la chance et du sens donné à la vie avant le cataclysme hitlérien : une vie intérieure riche et catalysée par une forte culture et une foi religieuse profonde. Cet ouvrage revient donc sur la survivance de la tradition juive face à la prise du pouvoir par Hitler. (39.00 euros, 494 p.) ISBN : 978-2-343-09860-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-004021-4
La tradition juive et sa survivance à l’épreuve de la Shoah (Tome 2)
Feinermann Emmanuel
Ce deuxième tome étudie le comportement humain et religieux dans les situations extrêmes sous la dictature hitlérienne. Afin d’assurer la survivance de la tradition juive, forts de leur expérience millénaire de la souffrance, les Juifs européens entrèrent en résistance spirituelle dans les lieux d’enfermement : ghettos, bunkers, camps de concentration et d’extermination. Dans cet univers de fin du monde, certains « métiers » imposés par les nazis ont en effet débouché sur la survie, et c’est donc ce que tente de mettre en avant cet ouvrage. (39.00 euros, 448 p.) ISBN : 978-2-343-12327-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-004022-1 Dictionnaire amoureux des dieux de l’Olympe
Andrieu Gilbert
Si les dieux sont amoureux, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont que le produit des poètes et que leurs amours sont imaginées par des hommes. C’est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer comment vivaient nos ancêtres du temps d’Homère et d’Hésiode. En regroupant les amours divines, l’auteur nous offre un délassement agréable et instructif. (24.50 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-10839-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-003671-2 Mais comment en est-on arrivé là ? La terre de 4 000 à 4,5 milliards d’années
Rouffet Michel
De l’Ancien Testament aux derniers calculs pour déterminer l’âge de la Terre, les chiffres varient considérablement : 4 000 ans, 75 000 ans, 4,5 milliards d’années... L’auteur raconte et démontre non seulement comment l’estimation de l’âge de notre planète a évolué au cours des siècles, mais également comment des points de vue si divergents peuvent converger et se retrouver complémentaires. Avec lui, nous découvrons que science et religion ne sont pas forcément aussi opposées que l’on pourrait le croire. (Coll. Acteurs de la Science, 23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-10343-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002270-8
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Silène, le compagnon de Dionysos, est un des rares satyres dont nous connaissons le nom propre ; il s’est progressivement détaché de la figure collective de ces êtres hybrides dont l’origine est incertaine. Au-delà du personnage hilare et ivre sous les traits duquel, dans la statuaire, la peinture et les livres, il est habituellement dépeint, se dévoile peu à peu une figure complexe et largement méconnue, dont une églogue de Virgile et quelques passages des Dionysiaques de Nonnos de Panopolis se font notamment l’écho : Silène est un sage, un géographe, un historien, un poète même. En marge des grands récits mythologiques et dans l’ombre de plus grands personnages, c’est à une promenade livresque, esthétique et philosophique en compagnie du satyre Silène que le lecteur est convié.
Frédéric Tison est né en 1972. Il est l’auteur de livres de contes et de poésie, et il collabore régulièrement avec des peintres, graveurs et photographes pour des livres d’artiste. Son livre Le Dieu des portes (éditions Librairie-Galerie Racine, collection « Les Hommes sans Épaules ») a obtenu le Prix Aliénor 2016. Son livre de poésie Aphélie, suivi de Noctifer a paru en février 2018 aux mêmes éditions. Il vit à Paris.
Illustration de couverture : Silène © Sylvie Ledouxe, 2018.
ISBN : 978-2-343-14817-5
14,50 €
9 782343 148175
Frédéric Tison
SELON SILÈNE Étude sur la figure du satyre Silène, compagnon de Dionysos
SELON SILÈNE
SELON SILÈNE
Frédéric Tison