Kandinsky 9781785250408, 178525040X

Vassily Kandinsky (1866-1944) était un peintre russe qui fut lÊun des premiers à réellement sÊaventurer dans lÊart abstr

127 65 37MB

French Pages 256 [200] Year 2015

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
Cover
Copyright
Title
Sommaire
Avant-propos
A. Remarque générale sur l’esthétique
B. La Peinture
Recommend Papers

Kandinsky
 9781785250408, 178525040X

  • 0 0 0
  • Like this paper and download? You can publish your own PDF file online for free in a few minutes! Sign Up
File loading please wait...
Citation preview

Vassily

KANDINSKY

Auteur : Vassily Kandinsky

Mise en page : Baseline Co. Ltd Hô Chi Minh-Ville, Vietnam

© Confidential Concepts, worldwide, USA © Parkstone Press International, New York, USA © Image-Bar www.image-bar.com Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mentions contraires, le copyright des œuvres reproduites appartient aux photographes, aux artistes qui en sont les auteurs ou à leurs ayants droit. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition. ISBN: 978-1-68325-600-7

2

Vassily Kandinsky

Vassily Kandinsky

Sommaire Avant-propos A. Remarque générale sur l’esthétique I. Introduction II. Le Mouvement du triangle III. Le Tournant spirituel IV. Le Triangle spirituel

7 9 11 23 31 59

B. La Peinture V. L’Effet de la couleur VI. Le Langage des formes et des couleurs VII. La Théorie VIII. L’Œuvre d’art et l’artiste

61 63 73 143 173

Conclusion

179

Biographie

187

Notes

190

Liste des illustrations

196

5

6

Avant-propos

L

e peintre russe Vassily Kandinsky (1866-1944), est considéré comme l’un des inventeurs de la peinture abstraite. Juriste de formation, il s’est engagé relativement tard dans la voie artistique. Membre de nombreux groupes artistiques, tels que Phalanx, la

Nouvelle Association des artistes munichois, Valet de carreau et Der Blaue Reiter, il exerça une influence majeure sur l’art contemporain. Le texte présenté ici est le texte théorique fondateur de Kandinsky, Du spirituel dans l’art (1911) : il nous permettra d’approcher et de comprendre le peintre et l’évolution de sa démarche. La théorie exposée dans ce traité sur les couleurs et sur les formes se retrouve dans toutes ses œuvres, et va gagner en importance au cours de sa carrière. Il faut chercher les racines artistiques de Kandinsky dans la peinture d’icônes russe : ses motifs issus du folklore russe sont la preuve d’un attachement profond à son pays d’origine. Peintre réaliste à ses débuts, Kandinsky expérimentera diverses tendances pendant cette période de formation, y compris l’impressionnisme, l’Art nouveau, le néo-impressionnisme et l’expressionnisme, avant de se tourner vers l’abstraction. Au cours de ses premières années comme artiste à Munich (à partir de 1896), son style peut être qualifié d’organique. Avec sa partenaire Gabriele Münter, il peint les paysages colorés de la nature bavaroise : parmi ces œuvres, les toiles qu’il fit du village de Murnau sont particulièrement représentatives de cette période. Kandinsky restera en Allemagne jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. À son retour en Russie en 1914, il est influencé par le constructivisme, dont les compositions sont alors dominées par des lignes dures, des points et des formes géométriques. Membre de l’avant-garde, Kandinsky devient pendant la révolution russe un des acteurs décisifs de la vie culturelle jusqu’à ce qu’il parte à Berlin en raison de l’évolution du climat politique. Durant sa période berlinoise (1920-1922), les paysages peints à Munich cèdent la place à des travaux de plus en plus abstraits. Son style évolue de manière significative dans les années suivantes, période au cours de laquelle il enseigne au Bauhaus – d’abord à Weimar et plus tard à Dessau – et s’oriente vers un style géométrique sous la forme de pictogrammes et de hiéroglyphes. En revanche, c’est bien plus tard, à Paris (à partir de 1933), qu’apparaîtront de plus en plus de formes biomorphiques dans ses peintures. Comme nombre de ses contemporains, parmi eux Paul Klee, Kandinsky voit une interaction nécessaire entre les différentes formes d’art et en particulier entre la musique et la couleur. Chez Kandinsky, la couleur exprime un sentiment et ne sert plus exclusivement à la représentation de la réalité. Kandinsky est à l’origine d’une Œuvre impressionnante composée de peintures à l’huile, d’aquarelles et de gravures sur bois, dans laquelle il révèle l’ampleur de son potentiel artistique.

Kandinsky à Berlin, janvier 1922. Photographie. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

7

A. Remarque générale sur l’esthétique

10

I. Introduction

T

oute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. Ainsi, de chaque ère culturelle nait un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété.

Tenter de faire revivre les principes artistiques anciens peut tout au plus engendrer des œuvres d’art, qui ressemblent à un enfant mort-né. Ainsi, nous ne pouvons ni ressentir ni vivre profondément la même chose que les Grecs anciens. Par exemple, tous les efforts mis en œuvre en art plastique pour utiliser les principes grecs n’auront pour résultat que des formes ressemblant aux sculptures grecques, mais l’œuvre demeurera pour toujours sans âme. Une telle imitation ressemble aux imitations des singes. Extérieurement, les mouvements du singe concordent avec ceux des êtres humains. Le singe est assis tenant un livre devant son nez, il le feuillette, prend un air réfléchi et pourtant, ces mouvements sont totalement vides de sens. Néanmoins, il existe une autre ressemblance apparente entre les différentes formes artistiques, basée sur une nécessité essentielle. La ressemblance des aspirations intérieures dans l’atmosphère morale et spirituelle, vise des buts qui ont déjà été poursuivis dans l’essentiel, mais qui ont été oubliés plus tard, donc la similitude de l’ambiance spirituelle intérieure de toute une période peut logiquement conduire à l’application de formes qui ont servi autrefois avec succès les mêmes tendances. Il en résulte, du moins en partie, notre sympathie, notre compréhension, notre affinité spirituelle avec les Primitifs. Comme nous, ces artistes ne cherchèrent à saisir que l’essentiel intrinsèque dans leurs œuvres, en renonçant à la pure contingence extérieure. Cet important point de contact intérieur n’est, en dépit de toute son importance, rien qu’un point. Notre âme, qui après une longue période matérialiste n’en est qu’au début de sa phase d’éveil, recèle en elle les germes de désespoir, d’incrédulité, d’absence de buts et d’objectifs. Le cauchemar des conceptions matérialistes, qui ont transformé la vie de l’univers en un jeu mauvais et vain, n’est pas encore dissipé. L’âme ressuscitée est encore fortement influencée par ce cauchemar. Seule une faible lumière luit comme un point minuscule dans un grand cercle du noir. Cette faible lumière est un simple pressentiment ; l’âme n’a pas encore tout à fait le courage de la voir, ne sachant pas si c’est cette lumière qui est le rêve et le cercle du noir la réalité. Ce doute et les souffrances encore oppressantes de la philosophie matérialiste différencient profondément notre âme de celle des « Primitifs ». Notre âme est fêlée et cette fêlure résonne, lorsque l’on réussit

Le Port d’Odessa, 1898. Huile sur toile, 65 x 45 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

11

à la toucher, comme un vase brisé redécouvert dans les profondeurs de la terre. Par conséquent, le retour actuel vers le primitif, ne peut être pérenne dans la forme qu’elle emprunte aujourd’hui. Ces deux ressemblances d’un art nouveau avec formes imitées de périodes passées sont, comme on peut aisément le constater, diamétralement opposées. La première est extérieure et n’a donc pas d’avenir. La seconde est tout intérieure et porte donc en elle le germe. Après la tentation matérialiste, à laquelle l’âme a manifestement succombé et dont elle a réussi à s’affranchir comme l’on se libère d’une mauvaise tentation, l’âme est ressortie purifiée à travers la lutte et la souffrance. Des émotions plus élémentaires, comme la peur, la joie, la tristesse, etc., qui pourraient, pendant cette période de tentation, servir de contenu à l’art, exerceront moins d’attrait sur l’artiste. Il cherchera à éveiller des sentiments plus purs qui ne portent pas encore de nom. Il vit lui-même une vie complexe, relativement raffinée, et l’œuvre générée par lui, provoquera, à n’en pas douter auprès du public, qui en est capable, des émotions d’un raffinement que les mots ne peuvent exprimer. Mais le spectateur d’aujourd’hui n’est que rarement capable de ressentir de telles vibrations. Il recherche dans l’œuvre d’art soit une pure imitation de la nature, qui peut servir des buts pratiques (portrait au sens ordinaire ou d’autres choses de ce genre) soit une imitation de la nature, qui renferme une certaine interprétation, une peinture « impressionniste » ou enfin, des états d’âme déguisés sous des formes naturelles (ce que l’on appelle habituellement atmosphère).1 Toutes ces formes quand elles sont vraiment artistiques, remplissent leur objectif et constituent (aussi dans le premier cas) une nourriture spirituelle, mais surtout dans le troisième cas, lorsque le spectateur trouve une résonnance avec son âme. Certes, une telle résonnance (ou bien écho) ne saura rester vide ou superficielle, mais « l’atmosphère » de l’œuvre peut encore approfondir atmosphère intérieure du spectateur – et le transfigurer. Quoi qu’il en soit, de telles œuvres peuvent défendre l’âme contre la brutalité. Elles le maintiennent à une certaine hauteur, comme le font les clés de réglage des cordes d’un instrument de musique. Mais le raffinement et l’expansion de ce son dans le temps et dans l’espace demeurent partiels, et n’épuisent pas tout l’effet possible de l’art.

Une Rue à la lumière du soleil, date inconnue. Huile sur toile, 23 x 32 cm. Musée des Beaux-Arts d’Odessa, Odessa. Automne, 1900. Huile sur contreplaqué, 19,9 x 30,8 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg. (p. 14-15)

12

Un bâtiment de grande, très grande, de petite ou de moyenne taille divisé en différentes pièces. Les murs de ces pièces couverts de petites, grandes, et moyennes toiles. Souvent, plusieurs milliers de toiles. Dessus, par application de couleurs, des morceaux de « nature » : des animaux dans la lumière ou à l’ombre, buvant près de l’eau, couchés dans l’herbe, à côté une Crucifixion du Christ, créée par un artiste qui ne croit pas au Christ, des fleurs, des personnages humains assis, debout, en train de marcher, souvent nus, beaucoup de femmes nues (souvent vues de dos), des pommes et des plats en argent, un portrait du

13

14

15

16

conseiller privé N., un coucher de soleil, une dame en rose, un vol de canards, le portrait de la baronne X., un vol d’oies sauvages, une dame en blanc, des veaux à l’ombre avec des taches jaunes vives du soleil, un portrait de Son Excellence Y., une dame en vert. Tout cela est soigneusement imprimé dans un livre : les noms des artistes, les titres des tableaux. Les gens ont ces livres dans leurs mains et passent d’un tableau à l’autre, feuillettent et lisent les noms. Puis ils s’en vont, aussi pauvres ou aussi riches qu’ils sont venus et sont immédiatement absorbés par leurs tourments qui n’ont rien à voir avec l’art. Pourquoi sontils venus ? Dans chaque tableau réside mystérieusement toute une vie, toute une vie avec ses épreuves, ses doutes, ses heures d’enthousiasme et de lumière. Où va notre vie ? Où vont les cris de l’âme de l’artiste, quand elle aussi s’implique dans la création ? Que veut-elle annoncer ? « Envoyer la lumière dans la profondeur du cœur humain – voilà la tâche de l’artiste », disait Schumann. « Un peintre est un homme qui peut tout dessiner et tout peindre », disait Tolstoï. De ces deux définitions de l’activité artistique, nous devons choisir la deuxième, si nous pensons à l’exposition qui vient d’être décrite – avec plus ou moins d’habileté, de virtuosité et de brio, on a créé sur la toile des objets, liés les uns aux autres formant une « peinture » plus ou moins grossière ou fine. L’harmonisation de l’ensemble sur la toile est le chemin qui mène à l’œuvre d’art. On la regarde avec des yeux froids et un esprit indifférent. Les connaisseurs admirent la « patte » (comme on admire un trapéziste), savourent la « peinture » (comme on savoure un pâté). Des âmes affamées s’en retournent inassouvies. La grande majorité des gens déambule dans ces salles et trouve les toiles « plaisantes » et « grandioses ». L’homme qui aurait pu dire quelque chose aux hommes n’a rien dit, et celui qui aurait pu entendre n’a rien entendu. Cet état de l’art est ce que l’on appelle « l’art pour l’art ». La destruction de ces résonances intérieures, qui est la vie des couleurs, cette dispersion des forces de l’artiste dans le vide, c’est ce que l’on appelle « l’art pour l’art ». Pour son habileté, sa force créatrice et sa sensibilité, l’artiste cherche sa récompense sous forme matérielle. Son but est de satisfaire son ambition et sa cupidité. Au lieu d’une collaboration approfondie entre artistes, apparaît une lutte pour des biens matériels. On se plaint de cette concurrence trop importante et de la surproduction. Haine, partialité, socio-manie, jalousie, intrigues sont les conséquences de cet art matérialiste détourné de son sens véritable.2

Esquisse pour Akhtyrka – Automne, 1901. Huile et tempera sur carton, 23,6 x 32,7 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

17

Le spectateur se détourne tranquillement de l’artiste qui ne peut trouver un sens à sa vie dans cet art vide de sens, mais vise des objectifs plus élevés. « Comprendre », tel est l’apprentissage du spectateur du point de vue de l’artiste. Il a été dit plus haut que l’art est l’enfant de son temps. Un tel art ne peut traduire cela que de manière superficielle, ce que le climat actuel a déjà clairement accompli. Cet art qui ne renferme pas de potentiel d’avenir en soi, qui n’est donc que l’enfant de son temps, et ne se transformera jamais en mère de l’avenir, est un art castré. Il est de courte durée et meurt moralement au moment où le climat qu’il a créé change. L’autre art, capable d’évolution future, est aussi enraciné dans sa période spirituelle, mais n’en est en même temps pas seulement son écho et son miroir ; il possède parallèlement une force d’éveil prophétique qui peut agir largement et en profondeur. La vie spirituelle, à laquelle l’art appartient également et dont il est l’un des agents les plus puissants, est un mouvement compliqué vers l’avant et vers le haut, mais incontestable et facile à rendre intelligible. Ce mouvement est celui de la connaissance. Il peut se présenter sous différentes formes, mais fondamentalement, il conserve la même signification intérieure et le même but. Les origines de la nécessité restent inconnues. Elle nous contraint « à la sueur de notre front », à travers la souffrance, le mal et les tourments, à nous déplacer vers le haut et vers l’avant. Lorsqu’une qu’une station sera atteinte et que quelques pierres maléfiques auront été mises hors du chemin, de nouveaux blocs de pierre seront jetés sur la voie par une main maléfique et invisible, qui ensevelit parfois entièrement ce chemin et le rend méconnaissable. Alors, infailliblement, l’un d’entre nous arrive, un homme qui nous ressemble en tout point, mais qui porte en lui un pouvoir mystérieux, une « vision ». Il voit et montre le chemin. De ce don supérieur qui lui paraît souvent être une croix lourde à porter, il voudrait parfois s’affranchir. Mais il ne le peut pas. Malgré la raillerie et la haine, il traîne avec lui ce lourd chariot sur le chemin embourbé de l’humanité, toujours vers l’avant et vers le haut. Généralement et depuis longtemps, comme rien ne subsiste de son être physique sur

18

Le Lac de Montagne, 1899. Huile sur toile, 50 x 70 cm. Collection M.G. Manukhina, Moscou.

terre, on cherche par tous les moyens à reproduire cette corporalité que ce soit en

Rivière en automne, 1900. Huile sur carton, 20 x 30,5 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. (p. 20-21)

méprisant l’être physique, ne se souciant que du spirituel. Quoi qu’il en soit, l’utilisation

marbre, en fer, en bronze ou en pierre de tailles gigantesques. Comme si cette corporalité importait chez ces serviteurs et martyrs de l’humanité de droits divins, du marbre constitue la preuve qu’une grande foule est arrivée au niveau où se tenait autrefois celui que l’on célèbre maintenant.

19

20

21

22

II. Le Mouvement du triangle

U

n grand triangle pointu divisé en parties inégales, avec la section la plus petite et la plus pointue tournée vers le haut, représente assez correctement et schématiquement la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du triangle

deviennent grandes, larges, vastes et hautes. Le triangle se déplace lentement, de manière à peine visible vers l’avant et vers le haut et l’endroit où se situe « aujourd’hui » la pointe la plus haute sera dépassé « demain »3 par la subdivision suivante, c’est-à-dire que ce qui aujourd’hui n’est intelligible que pour la pointe la plus élevée et qui n’est pour le reste du triangle que divagations incompréhensibles, deviendra demain le contenu chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle. Au sommet le plus haut du triangle se trouve parfois un seul homme. Sa vision joyeuse est proportionnelle à son incommensurable tristesse intérieure. Et ceux qui lui sont le plus proches ne le comprennent pas. Indignés, ils le traitent d’imposteur ou de malade mental. C’est ainsi que le solitaire Beethoven fut traité de son vivant.4 Combien d’années ont été nécessaires pour qu’une section plus importante du triangle parvienne au point où il se tenait autrefois seul. Et, en dépit de tous les monuments érigés à sa mémoire combien d’hommes ont atteint un point aussi élevé ?5 Dans toutes les sections du triangle se trouvent des artistes. Celui d’entre eux qui réussit à regarder au-delà des limites de sa section, est un prophète parmi les siens et aide le mouvement, ce chariot récalcitrant. Mais s’il ne possède pas cette vision perçante ou s’il l’exploite à des fins abusives et pour des raisons peu estimables, il sera alors compris et honoré par tous les camarades de sa section. Plus cette section est grande (donc plus elle se situe bas), plus le nombre de ceux pour qui le discours de l’artiste est intelligible est important. Il va de soi que chaque section est affamée de nourriture en conséquence, consciemment ou (le plus souvent) totalement inconsciemment. Ce pain lui est tendu par les artistes et la prochaine section tendra la main dès demain pour saisir ce même pain. Cette approche schématique ne reflète naturellement pas toute la vie spirituelle, et notamment un pan d’ombre, une tache noire large et morte. Il arrive encore trop souvent que le pain spirituel mentionné devienne la nourriture de ceux qui se situent déjà dans la section supérieure. Pour cette élite, ce pain devient un véritable poison : absorbé en petites doses, il fait progressivement reculer l’âme d’une section supérieure vers une

Kochel (Le Lac et l’hôtel Grauer Bär), vers 1902. Huile sur carton, 23,8 x 32,9 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

23

section inférieure ; absorbé en doses plus importantes, il provoque une chute qui jette l’âme dans des sections de plus et plus basses. Dans un de ses romans, Sienkiewicz compare la vie spirituelle au fait de nager : celui qui cesse de lutter sans relâche et qui ne se bat pas constamment contre l’engloutissement finit fatalement par sombrer. Ici, le don de quelqu’un, le « talent » (au sens de l’Évangile) peut devenir une malédiction, non seulement pour l’artiste qui le possède, mais aussi pour tous ceux qui viendront manger de ce pain toxique. L’artiste utilise sa force pour flatter des besoins inférieurs ; il donne une soi-disant forme artistique à un contenu impur, il attire à lui les éléments les plus faibles, les pousse constamment vers ce qui est mauvais, trompe les hommes et les aide à se tromper eux-mêmes en se convaincant ainsi que d’autres, qu’ils ont soif de spirituel et qu’ils assouvissent cette soif spirituelle en s’abreuvant dans une source pure. De telles œuvres ne facilitent pas le mouvement d’élévation spirituelle ; au contraire, elles empêchent les forces du progrès, repoussent ceux qui avancent et répandent la peste autour d’elles. Des périodes comme celles-ci, dans lesquelles l’art n’a pas de représentants valables et dont le pain sublime est absent, sont des périodes de déclin du monde spirituel. Sans cesse des âmes des sections supérieures tombent dans celles du dessous et le triangle tout entier semble demeurer immobile. Il semble même déchoir et reculer. Pendant ces périodes de mutisme et d’aveuglement, les hommes attachent une importance particulière à des succès extérieurs, estimant uniquement les biens matériels et saluant un soit disant progrès technique, lequel ne sert que le corps et ne peut servir que lui. Les forces purement spirituelles sont au mieux sous-estimées voire totalement imperceptibles. On se moque des affamés et des voyants esseulés ou on les considère comme des personnes mentalement anormales. Cependant, les rares âmes qu’on ne peut plonger dans les ténèbres et qui expriment un obscur désir de spiritualité, de connaissances et de perfectionnement se lamentent formant un chœur brute, désolé et triste. La nuit spirituelle tombe progressivement et sombre dans des ténèbres de plus en plus profondes. Ces âmes effrayées sont immergées dans une morosité grise et ceux à qui elles appartiennent sont assaillis et épuisés par le doute et par la peur, préférant souvent à cette éclipse progressive une chute soudaine et violente dans le noir. L’art, mal estimé en de telles époques, est utilisé exclusivement à des fins matérielles. Il recherchera son contenu dans la substance rude, ignorant la plus fine. Les éléments Les Adieux (version grand format), 1903. Gravure sur bois en couleurs sur papier japon vergé, 32,9 x 32,5 cm. National Gallery of Canada, Ottawa.

24

qu’ils s’astreignent à reproduire demeurent immuablement les mêmes. Le « quoi » dans l’art se retrouve ipso facto caduc. Seule demeure la question du « comment » l’objet physique pourra être rendu par l’artiste. Cette question devient un « Credo ». L’art est alors sans âme.

25

26

De cette façon, l’art continue dans la voie du « comment ». Il se spécialise et ne devient compréhensible que pour les artistes eux-mêmes, qui se plaignent de l’indifférence du spectateur envers leurs œuvres. Comme l’artiste n’a généralement pas besoin de dire grandchose, se faisant déjà remarquer par sa petite « originalité » et mis en valeur par quelques mécènes et amateurs d’art (ce qui peut en outre apporter des biens matériels importants !), de manière à ce qu’un grand nombre de gens apparemment doués et habiles, se précipitent sur l’art qui semble si facile à conquérir. Dans chaque « Centre d’art » vivent des milliers et des milliers de ces artistes, dont la plupart ne recherchent que les nouveaux styles et créent sans enthousiasme avec le cœur froid et l’âme endormie des millions d’œuvres d’art. La « concurrence » augmente et cette course sauvage pour le succès rend la recherche de plus en plus superficielle. De petits groupes qui se sont sortis par hasard de ce chaos d’artistes et d’images, se retranchent derrière des positions déjà conquises par eux. Le public restant regarde sans comprendre, se désintéresse d’un tel art et lui tourne tranquillement le dos. Mais, malgré tout cet aveuglement, malgré le chaos et les concurrences sauvages, le triangle spirituel se déplace lentement, mais sûrement, avec une force invincible dans un mouvement progressif et ascendant. Invisible, le nouveau Moïse descend de la montagne et voit le peuple qui danse autour du veau d’or. Et pourtant, il apporte une nouvelle sagesse aux hommes. Son discours, inaudible pour les masses, sera d’abord entendu par l’artiste. Inconsciemment et sans se rendre compte lui-même, il suit l’appel. La question du « comment » porte déjà en elle l’amorce d’une renaissance. Même si ce « comment » reste encore globalement infructueux, dans cette « originalité » (ce que nous appelons encore aujourd’hui « personnalité ») réside la possibilité de ne pas voir seulement le côté matériel de l’objet, mais de prendre en compte ce qui est moins corporel que l’objet de la période réaliste et de le représenter seul et « tel qu’il est », « sans fantaisie ».6 Si, en outre, ce « comment » parvient à rendre l’émotion de l’âme de l’artiste et le rend capable de transmettre au spectateur une expérience plus juste, alors l’art se profile déjà au bout du chemin sur lequel il retrouvera tôt ou tard, infailliblement, ce « quoi » perdu, le « quoi » qui constituera le pain spirituel de l’éveil spirituel. Ce « quoi » ne sera plus le « quoi » matériel et tangible de la période passée, mais un véritable contenu artistique, l’âme de l’art, sans laquelle son corps (le « comment ») ne pourra jamais mener une vie saine et complète, et il en est de même pour un individu ou pour un peuple. Ce « quoi » est la profondeur de l’œuvre, que seul l’art peut enfermer en lui, et que seul l’art saura clairement exprimer par des moyens qui lui sont propres.

Le Parc de Saint-Cloud, 1904. Gravure sur bois en couleurs, 18,9 x 23,9 cm. Collection privée, Moscou. La Rivière en été, 1903. Huile sur toile, 19,5 x 29,5 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. (p. 28-29)

27

28

29

30

III. Le Tournant spirituel

L

e triangle spirituel se déplace lentement vers l’avant et vers le haut. Aujourd’hui, les sections les plus grandes et les plus basses sont atteintes par le premier mot-clé du « Credo » matérialiste. Religieusement, ceux qui font partie de cette section

appartiennent à des croyances diverses. Ils sont juifs, catholiques, protestants, etc. En réalité ils sont athées, ce que certains parmi les plus hardis ou les plus bornés avouent librement. Les « cieux » sont vides. « Dieu est mort. » Politiquement, ces habitants sont plutôt partisans d’un régime parlementaire ou républicain. La peur, le dégoût et la haine qu’ils nourrissaient hier contre ces opinions politiques ont maintenant été transférés sur l’anarchie qu’ils ne connaissent guère et dont le seul nom les effraie. Sur le plan économique, ils sont socialistes. Ils aiguisent le glaive de la justice, afin de permettre de porter à l’Hydre capitaliste le coup fatal et d’exterminer le mal. Comme les résidents de cette grande section du triangle n’ont jamais su résoudre un problème eux-mêmes et ont toujours dépendu d’autres hommes qui leur étaient toujours bien supérieurs et qui se sont sacrifiés pour faire avancer l’humanité, ils ne savent rien de cet avancement, qu’ils n’ont jamais observé autrement que de très loin. Ils imaginent qu’on avance très facilement et croient aux recettes irréprochables et aux moyens infaillibles. La section suivante se laisse aveuglément hisser vers le haut par celle déjà décrite. Mais elle s’accroche à la place qu’elle a atteinte, proteste par peur de tomber dans l’inconnu, et afin d’éviter d’être trompé. Sur le plan religieux, les sections les plus élevées sont non seulement aveuglément athées, mais elles peuvent justifier leur impiété avec les mots d’un autre (par exemple ceux de Virchow, indignes d’un savant : « J’ai souvent disséqué des corps sans jamais y découvrir une âme »). Politiquement, ils sont le plus souvent républicains, connaissent les différentes traditions parlementaires, lisent les éditoriaux politiques dans les journaux. Économiquement, ils sont socialistes de différentes nuances et peuvent soutenir leurs « convictions » en s’appuyant sur de nombreuses sources, comme l’« Emma » de Schweitzer en passant par la « loi d’airain » de Lasalle ou le Capital de Marx, etc.).

Dans les secteurs les plus élevés s’ajoutent progressivement d’autres sujets d’intérêt qui manquaient dans ceux qui ont précédemment été décrits : la science et l’art, y compris la littérature et la musique.

Affiche pour la première exposition du groupe « Phalanx », 1901. Lithographie sur papier vélin couleur crème, 45,8 x 59,1 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

31

Sur le plan scientifique, ces gens sont des positivistes et ne reconnaissent que ce qui peut être pesé et mesuré. Ils considèrent le reste comme un non-sens nuisible de la même manière qu’ils tenaient les théories d’hier aujourd’hui « prouvées » pour des bêtises sans nom. Dans l’art, ils sont naturalistes, reconnaissant et appréciant la personnalité, l’individualité et le tempérament de l’artiste tout en admettant certaines limites, qui ont été déterminées par d’autres et auxquelles ils croient fermement. Dans ces sections plus élevées, en dépit du grand ordre perceptible et malgré la sécurité, les principes infaillibles, on aperçoit une angoisse dissimulée, une confusion, un flottement et une incertitude, les mêmes sentiments que ceux des passagers d’un navire lorsque, en haute mer, la terre ferme disparaît dans la brume, que des nuages noirs se rassemblent et que le vent obscur soulève l’eau en noires montagnes. Le mérite en revient à leur éducation. Et vous savez que l’érudit, l’homme d’État, l’artiste adulés aujourd’hui, n’étaient hier encore que des ambitieux, des bluffeurs, des humiliés qui ne méritaient pas qu’on s’y arrête. Et plus on monte dans le triangle spirituel, plus l’angoisse et l’incertitude, avec ses bords acérés, se font jour. D’abord, on trouve ici et là des yeux qui peuvent également voir par eux-mêmes, des têtes capables de synthèses. Des personnes dotées de telles compétences se demandent : si cette vérité d’avant-hier a été démentie par celle d’hier et cette dernière par celle d’aujourd’hui – ne serait-ce pas possible en quelque sorte que celle d’aujourd’hui soit également renversée par celle de demain ? Et les plus courageux d’entre eux répondent : « C’est dans le domaine du possible. » D’autre part, certains yeux peuvent voir ce qui n’a « pas encore été établi » par la science moderne. Ces gens-là se demandent : « Est-ce que la science va venir à bout de cette énigme avec les mêmes moyens qu’elle utilise depuis toujours ? Et si elle réussit, pourra-t-on se fier à sa réponse ? » Dans ces sections se trouvent également des savants expérimentés qui peuvent se rappeler comment des faits désormais reconnus par les académies avaient été accueillis par ces mêmes académies au début. On y trouve également des historiens d’art, qui écrivent des livres profonds et reconnus sur l’art et qui hier encore, étaient considérés comme absurdes. Grâce à ces livres, ils éliminent les barrières que l’art a déjà franchies depuis longtemps pour en construire de nouvelles, qui elles, sont insurmontables. En faisant cela, ils ne remarquent pas qu’ils érigent des barrières non Le Miroir, 1907. Gravure sur bois en couleurs, 31,3 x 15,9 cm. Kupfestichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin, Berlin.

32

pas devant, mais derrière l’art. S’ils s’en aperçoivent le lendemain, alors ils écrivent de nouveaux livres et se hâtent de repousser leurs barrières plus loin. Et cela ne changera pas jusqu’à ce qu’on se soit rendu compte que le principe externe de l’art ne peut s’appliquer qu’au passé et jamais à l’avenir. Il ne peut y avoir de théorie de ce

33

Vie colorée, 1907. Tempera sur toile, 130 x 162,5 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

34

35

36

principe pour l’avenir dans le domaine du non-matériel. On ne peut pas cristalliser matériellement ce qui n’existe pas encore matériellement. L’esprit qui peut mener vers le royaume de demain ne peut être détecté qu’à travers l’émotion (le talent de l’artiste nous montre la voie). La théorie est la lanterne qui illumine les formes cristallisées hier et avant-hier. (cf. chap. VII. La Théorie) Et si nous montons encore plus haut, nous trouverons encore plus de confusion, comme dans une grande ville, construite selon toutes les règles mathématiques et architecturales, qui est soudainement secouée par une puissance incommensurable. Les hommes qui vivent ici vivent vraiment dans une ville spirituelle, dans laquelle, soudainement, des forces inattendues par l’architecte et le mathématicien spirituel, se mettent à agir. Voilà un pan de l’épais mur qui s’effondre comme un château de cartes. Là, s’élève jusqu’au ciel les ruines d’une tour colossale, faite de multiples piliers pointus, spirituels et « immortels ». L’ancien cimetière oublié tremble. De tombes s’ouvrent et des esprits immémorés s’en échappent. Le soleil si habilement taillé se retrouve maculé de taches et disparaît dans l’obscurité : qui le remplacera dans cette bataille contre les ténèbres ? Dans cette ville vivent également des personnes sourdes, assourdies par une sagesse inconnue, qui n’entendent pas la chute, qui sont également aveugles, aveuglés qu’ils sont par cette même sagesse, et qui disent : notre soleil s’éclaircit de plus en plus, et bientôt nous verrons les dernières taches disparaître. Mais ces hommes-là aussi vont voir et entendre. Lorsque l’on atteint le haut du triangle, la peur a disparu. Ici on effectue un travail qui bouleverse hardiment les piliers construits par les hommes. Nous y trouvons aussi des savants qui examinent la matière sans relâche, qu’aucune question n’effraie, et qui osent mettre en doute la matière sur laquelle, hier encore, tous nos fondements et notre univers tout entier reposaient. La théorie des électrons, c’est-à-dire de l’électricité en mouvement, censée se substituer totalement à la matière, a actuellement d’audacieux édificateurs qui, ici et là, dépassent les limites de la prudence et périssent dans la conquête de la nouvelle citadelle scientifique à l’instar du soldat qui se sacrifie pour les autres dans l’attaque désespérée d’une forteresse tenace. Mais – « il n’existe pas de forteresse imprenable ». D’autre part, des faits que la science d’hier qualifiait habituellement de « mensonges » se multiplient ou bien parviennent de plus en plus souvent à notre connaissance. Même les journaux, ces serviteurs soumis d’ordinaire à la loi de la réussite et de la masse, dont le credo commercial est « ce que vous voudrez », se trouvent contraints, dans certains cas, de modérer le ton ironique de leurs articles consacrés aux « miracles » de la science ou de s’en abstenir complètement. Divers chercheurs, parmi lesquels se trouvaient les matérialistes les plus purs, consacrent aujourd’hui leur énergie à l’exploration de faits scientifiques énigmatiques que l’on ne peut plus ni nier ni taire.7

L’Arrivée des marchands, 1905. Tempera sur toile, 92,5 x 135 cm. Musée d’Art de Miyagi, Sendai.

37

Il y a également un nombre croissant de gens qui ne mettent plus aucun espoir dans les méthodes de la science matérialiste quand il s’agit de questions touchant à l’« anti-matière » ou à la matière qui n’est pas accessible à nos sens. Et tout comme dans l’art qui cherche des réponses auprès des primitifs, ces personnes se tournent vers des temps à moitié oubliés avec leurs méthodes à moitié oubliées, afin de trouver de l’aide. Cependant, ces méthodes sont encore vivantes chez certains peuples que nous étions habitués à regarder avec pitié et mépris depuis la forteresse de nos connaissances. Parmi ces peuples, il y a les Indiens qui, de temps en temps, surprennent les savants de notre civilisation avec des faits déroutants, des faits qui n’avaient pas encore été considérés ou que l’on avait chassés comme des mouches gênantes en y opposant quelques explications superficielles.8 Madame Blavatsky fut probablement la première à tisser un lien fort entre ces « sauvages » et notre culture après un séjour de plusieurs années en Inde. C’est de là qu’est né l’un des plus grands mouvements spirituels qui réunit aujourd’hui un grand nombre de membres et donne une forme matérielle à cette unité spirituelle au sein de la « Société théosophique ». Cette société se compose de loges qui tentent d’aborder les problèmes de l’esprit par le biais de la connaissance intérieure. Leurs méthodes, qui sont en contradiction complète avec celles des positivistes, sont empruntées à ce qui existait déjà ramenées à une forme relativement précise.9 La théorie théosophique, qui constitue la base de ce mouvement, a été mise en place par Blavatsky sous forme de catéchisme, où l’apprenant obtient des réponses précises de la part des théosophes à ses questions.10 La théosophie est, selon Blavatsky, un synonyme de vérité éternelle. « Un nouveau messager de la vérité trouvera grâce à la Société théosophique, une humanité prête à l’entendre : une forme d’expression neuve verra le jour dans laquelle il pourra envelopper les vérités nouvelles, une organisation qui attend son arrivée d’une manière consciente afin d’éliminer les obstacles matériels et les difficultés de son chemin. » Et Blavatsky considère « qu’au XXIe siècle, la terre sera un paradis par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui » – et clôt son livre sur cette ultime prédiction. Et dans tous les cas, même si le désir des théosophes de former une théorie et leur joie quelque peu hâtive d’être bientôt en mesure de fournir une réponse à cet éternel point d’interrogation, peuvent facilement laisser l’observateur un peu sceptique, cet important mouvement spirituel n’en reste pas moins un puissant vecteur dans l’atmosphère spirituelle La Lyre, 1907. Linogravure, 21 x 22,5 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

38

qui peut, même sous cette forme, résonner comme un signal de rédemption dans bien des cœurs désespérés, plongés dans l’obscurité et la nuit, leur tendre la main et leur montrer une voie nouvelle.

39

40

Vue de Murnau, 1908. Huile sur carton, 33 x 44,5 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

41

42

Lorsque la religion, la science et la morale (cette dernière fortement influencée par Nietzsche) sont ébranlées, et que les piliers extérieurs menacent de s’effondrer, l’homme détourne ses yeux des éléments extérieurs et les dirige vers lui-même. La littérature, la musique et l’art sont les domaines les plus sensibles et les premiers au sein desquels ce tournant spirituel est perceptible dans sa forme réelle. Ces domaines sont ceux où se reflètent le plus justement le sombre tableau du présent ; ils devinent la grandeur, qui ne représente, au commencement, qu’un minuscule point seulement visible par une minorité. Ces arts reflètent la grande obscurité qui s’est produite imperceptiblement. Ils s’obscurcissent eux-mêmes, s’assombrissent. D’autre part, ils se détournent du contenu privé d’âme de la vie actuelle et se tournent vers des substances et des environnements qui laissent les mains libres à la recherche non matérielle et à la quête de l’âme assoiffée. Parmi eux, il y a Maeterlinck. Il nous a conduits dans un monde, que l’on dit fantastique ou, plus justement, suprasensible. La Princesse Maleine, Les Sept Princesses ou encore Les Aveugles, etc., ne sont pas des personnages venus des temps passés, tels les héros stylisés que nous trouvons chez Shakespeare. Ce sont des âmes simples qui cherchent dans le brouillard, qui menacent de s’étouffer, et au-dessus desquelles plane une puissance sombre et invisible. L’obscurité spirituelle, l’incertitude de l’ignorance et la peur que cela engendre constituent le monde de ces héros. Maeterlinck est peut-être l’un des premiers prophètes, parmi les premiers annonciateurs artistiques du déclin décrit ci-dessus. L’obscurcissement de l’atmosphère spirituelle, la main qui guide et qui détruit en même temps, et la peur désespérée qu’elle provoque, le chemin perdu, l’absence de guide sont autant de motifs qui se reflétèrent clairement dans ses œuvres.11 Il crée cette atmosphère grâce à des moyens purement artistiques, les ressources matérielles (châteaux sombres, nuits de pleine lune, marais, vent, hiboux, etc.) jouant alors un rôle plutôt symbolique comme une résonance intérieure.12 La principale ressource de Maeterlinck est son emploi des mots. Le mot est une résonance intérieure. Cette résonance intérieure est en partie (ou peutêtre principalement) engendrée par l’objet désigné par le mot. Toutefois, sans avoir vu l’objet, en ayant seulement entendu son nom, naît dans l’esprit de l’auditeur un concept abstrait de l’objet dématérialisé qui provoque immédiatement une vibration dans le cœur. Ainsi, l’arbre vert, jaune ou rouge dans la prairie est juste un fait matériel, une forme matérialisée et aléatoire de l’arbre, que nous sentons en nous quand nous entendons le mot arbre. L’utilisation habile (selon le ressenti poétique) d’un mot, la

Murnau – Grüngasse, 1909. Huile sur carton, 33 x 44,6 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

43

répétition en soi-même nécessaire de ce dernier à deux, trois, voire plusieurs reprises à la suite peut non seulement conduire à la simplification de la résonance intérieure, mais peut conjointement mettre en lumière d’autres propriétés spirituelles insoupçonnées de ce mot. Finalement, en répétant fréquemment un mot (jeu populaire auprès des enfants, qui sera oublié plus tard), celui-ci perd le sens extérieur de la dénomination. De la même manière, le sens abstrait de l’objet désigné sera oublié et seule subsistera la résonance pure du mot. C’est ce son « pur » que nous entendons peut-être inconsciemment en harmonie avec l’objet réel ou devenu abstrait. Dans cette dernière hypothèse, cependant, ce son pur passe au premier plan et exerce une pression directe sur l’âme. L’âme est saisie d’une vibration sans objet qui est encore plus complexe, je dirais même « extrasensorielle », qu’un choc émotionnel provoqué par une cloche, une corde pincée, une planche tombée, etc. Ici, de grandes opportunités d’avenir s’ouvrent à la littérature. Dans une forme embryonnaire, cette force du mot est déjà appliquée dans Les Serres chaudes, par exemple. Dans son utilisation des mots, Maeterlinck confère à un terme qui, à première vue, semble neutre, un sens obscur. Un mot simple et familier (comme le mot « cheveux ») peut générer dans une application appropriée une atmosphère de désolation, de désespoir. Telle est la méthode de Maeterlinck. Il montre la voie sur laquelle on voit bientôt que le tonnerre, les éclairs et la lune derrière les nuages sont des moyens matériels extérieurs qui, sur scène encore plus que dans la nature, ressemblent au « monstre » des enfants. Les moyens intérieurs réels ne perdent pas aussi facilement leur puissance et leur effet.13 Et le mot qui possède donc deux significations – la première propre et la deuxième figurée – constitue le pur matériau de la poésie et de la littérature, que seul cet art peut mettre en œuvre, et à travers lequel il s’adresse à l’âme. Richard Wagner fit quelque chose de semblable en musique. Son célèbre leitmotiv est également une volonté de caractériser son héros, non seulement à travers l’équipement théâtral, le maquillage et les effets de lumière, mais également grâce à un motif précis et conscient, en utilisant un moyen purement musical. Ce motif crée une sorte d’atmosphère spirituelle exprimée musicalement, qui précède le héros, émanant ainsi spirituellement à distance de lui.14 Les musiciens les plus modernes tels que Debussy reproduisent des impressions spirituelles, souvent empruntées à la nature et transformées sous une forme purement musicale en La Montagne bleue, 1908-1909. Huile sur toile, 106 x 96,6 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

44

images spirituelles. On compare souvent très justement Debussy aux peintres impressionnistes, parce qu’il prend, tout comme ces peintres dans leurs grandes envolées spirituelles, les phénomènes de la nature pour objectif dans ses morceaux. La vérité qui

45

Murnau, paysage d’été, 1909. Huile sur carton, 34 x 45 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

46

Paysage d’été, 1909. Huile sur carton, 34 x 46 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

47

48

se trouve dans cette affirmation n’est qu’un exemple qui prouve que les différents arts de notre temps apprennent les uns des autres et que les objectifs visés se ressemblent souvent. Mais il serait audacieux de prétendre que cette définition soit suffisante pour qualifier de manière exhaustive l’ensemble de l’œuvre de Debussy. Malgré cette connivence avec les impressionnistes, le besoin de ce musicien de créer un contenu intrinsèque est si fort que l’on reconnaît instantanément dans ses œuvres le son brisé de l’âme du présent, avec ses souffrances et ses tourments, sa violence. Et d’autre part, Debussy n’a jamais recours dans ses œuvres « impressionnistes » à une note matérielle, qui est caractéristique de la musique descriptive, et se contente d’exploiter la valeur intrinsèque du phénomène. La musique russe exerça une grande influence sur Debussy, et notamment le compositeur Moussorgski. Il n’est donc pas étonnant qu’il existe une certaine connivence entre son œuvre et celle des jeunes compositeurs russes, et en particulier avec Scriabine ; une même résonance se fait entendre dans les compositions des deux artistes. Et le même travers irrite souvent le public. En effet, ils ont parfois tendance à s’arracher soudainement du domaine de la « nouvelle laideur » pour succomber aux charmes de la « beauté » plus ou moins conventionnelle. L’auditeur se sent souvent blessé, au sens propre du mot, parce qu’il se retrouve comme une balle de tennis projetée en permanence au-dessus du filet qui sépare deux partis adverses : le parti de la « beauté » extérieure et celui de la « beauté » intérieure. Cette beauté intérieure est celle qui renonce à la beauté traditionnelle, et celle que l’on recherche par nécessité intérieure. Bien sûr, cette beauté intérieure apparaîtra laide à tous ceux qui n’y sont pas accoutumés, car l’homme est généralement tourné vers l’extérieur et ne reconnaît guère la nécessité intérieure. (Et tout particulièrement de nos jours !) Le compositeur viennois Arnold Schönberg, qui a complètement renoncé au « beau » tel qu’on se le représente habituellement, consacrant tous les moyens dont il disposait pour arriver à l’expression de soi, poursuit encore aujourd’hui son chemin solitaire, salué seulement par quelques rares enthousiastes. Ce « faiseur de publicité », cet « imposteur », ce « charlatan », affirme dans son Traité d’Harmonie : « ... toute harmonie, toute progression est possible. Mais je sens déjà qu’il y a ici aussi certaines conditions, dont il dépend que j’utilise telle ou telle dissonance. »15 Schönberg ressent ici exactement que la liberté la plus grande, laquelle représente l’oxygène nécessaire dont l’art a besoin pour respirer librement, ne peut pas être absolue. À chaque époque correspond son propre degré de liberté. Même la force la plus brillante ne saurait franchir les limites de cette liberté. Mais il faut aller à chaque fois au bout de cette limitation. Le chariot le plus récalcitrant peut résister autant qu’il veut !

Akhtyrka – Église rouge, 1908. Huile sur bois, 28 x 19,2 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

49

Paysage d’hiver, 1909. Huile sur carton, 75,5 x 97,5 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

50

Murnau – La Cour du château I, 1908. Huile sur carton, 33 x 44,3 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

51

Aller au bout de cette liberté est aussi la quête de Schönberg, et sur le chemin vers la nécessité intérieure, il a découvert des mines d’or de la nouvelle beauté. La musique de Schönberg nous transporte dans un royaume nouveau où les expériences musicales ne sont plus acoustiques, mais purement spirituelles. C’est ici que commence la « musique de l’avenir ». Aux idéaux idéalistes se substituent les aspirations impressionnistes dans la peinture. Ces derniers se terminent sous leur forme dogmatique et avec des objectifs purement naturalistes dans la théorie du néo-impressionnisme, qui en même temps tend vers l’abstrait : cette théorie (une méthode jugée universelle) consiste à ne pas fixer sur la toile des bouts de nature choisis aléatoirement, mais à la représenter dans toute sa splendeur et sa magnificence.16 À peu près à la même époque, nous notons trois phénomènes très différents : 1. Rossetti, son élève Burne-Jones et l’ensemble de leurs successeurs ; 2. Böcklin et son élève Franz von Stuck, ainsi que leurs successeurs et 3. Segantini, qui traîne également derrière lui une foule d’imitateurs indignes. Ces trois noms ont été choisis car ils sont représentatifs de la recherche dans les domaines non-matériels. Rossetti se tourna vers les préraphaélites et chercha à redonner une nouvelle impulsion à leurs formes abstraites. Böcklin alla sur le terrain de la mythologie et du fantastique et, contrairement à Rossetti, revêtit ses formes abstraites de solides enveloppes corporelles et matérielles. Segantini, le plus matérialiste d’entre eux trois, choisit des formes naturelles parfaites, qu’il retravailla parfois dans le moindre détail (par exemple, des chaînes de montagnes, des pierres, des animaux, etc.), arrivant toujours, malgré la forme matérielle visible, à créer des formes abstraites, ce qui en fait peut-être finalement le plus immatérialiste des trois. Ce sont les chercheurs de l’intérieur dans l’extérieur. D’une autre manière qui est plus proche des moyens picturaux purs, un autre chercheur de la nouvelle loi de la forme, Cézanne, s’est attelé à une tâche similaire. Il savait comment donner une âme à une tasse à thé ou plutôt il était capable de reconnaître dans cette tasse un être véritable. Il éleva la « nature morte » à un niveau où les choses extérieurement « mortes » devenaient intérieurement vivantes. Il traita ces objets de la même manière qu’il traita l’homme, ayant le don de voir la vie intérieure partout où elle se trouvait. Il donna à ces objets une expression colorée, laquelle Improvisation n° 4, 1909. Huile sur toile, 108 x 158 cm. Musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod, Nijni Novgorod.

52

créait une note picturale intérieure et il les consignait dans une forme ; de cette manière, il leur redonnait vie dans des formules abstraites, souvent mathématiques, rayonnantes et harmonieuses.

53

54

Ce n’est ni un homme, ni une pomme, ni même un arbre qui est représenté, mais le tout est nécessaire à Cézanne pour former une chose peinte possédant une sonorité intérieure qui s’appelle image. C’est ainsi que l’un des plus grands peintres français actuels, Henri Matisse, nomme ses œuvres. Il peint des « images » et dans ces « images », il cherche à reproduire le « divin ».17 Pour ce faire, il n’a besoin de rien d’autre que de l’objet (humain ou chose) comme point de départ et les moyens dont seule la peinture dispose : la couleur et la forme. Guidé par des qualités purement personnelles et, en tant que Français, doté d’une excellence particulière comme coloriste, Matisse mit avant tout l’accent sur la couleur. Tout comme Debussy, pendant longtemps il n’arriva pas à s’éloigner de la beauté conventionnelle : l’impressionnisme lui collait à la peau. Ainsi, on rencontre chez Matisse, parmi des œuvres qui sont d’une grande vitalité intérieure, produite sous la contrainte de la nécessité intérieure, d’autres œuvres générées avant tout à partir d’incitations extérieures, ou causées par des stimuli extérieurs (combien de fois pense-t-on à Manet !), possédant une vie principalement ou exclusivement extrinsèque. Il obtient alors une beauté de la peinture, spécifiquement française, raffinée, gourmande et purement mélodique élevée dans des hauteurs fraîches au-dessus des nuages. L’Espagnol Pablo Picasso, un autre grand peintre parisien, n’a jamais succombé à ce genre de beauté. Toujours porté par le besoin de s’exprimer, et souvent poussé par une tumultueuse passion, Picasso se jette d’un moyen d’expression extérieur à un autre. Lorsqu’un abîme sépare ces moyens, alors Picasso fait un grand bond, et se retrouve aussitôt de l’autre côté, au grand dam de la foule compacte de ses imitateurs. À peine pensent-ils l’avoir atteint qu’ils doivent à nouveau tout recommencer. C’est ainsi qu’est né le dernier mouvement artistique « français » dont il sera question de manière plus détaillée dans la deuxième partie : le cubisme. Picasso, à travers des rapports numériques, cherche à atteindre le constructif. Dans ses dernières œuvres (1911), il aboutit par un cheminement logique à la destruction de ce qui est matériel, non pas par sa dissolution, mais par une sorte de fragmentation des parties individuelles et l’éparpillement constructif de ces parties sur le tableau. Pourtant, il semble curieusement vouloir maintenir l’illusion de la matière. Picasso ne recule devant aucun dispositif ; ainsi, si la couleur interfère avec le problème de la forme purement graphique, il la jette par-dessus bord et peint le tableau en brun et blanc. Cette problématique est sa principale force. Matisse pour la couleur. Picasso pour la forme. Deux grandes indications visant à un grand objectif.

Coupoles, 1909. Huile sur toile, 83 x 116 cm. Galerie d’art de P.M. Dogadin d’Astrakhan, Astrakhan.

55

Esquisse pour la Composition II, 1909-1910. Huile sur toile, 97,5 x 131,2 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

56

57

58

IV. Le Triangle spirituel

D

ans tout ce qui a été dit précédemment résident les germes de l’aspiration vers le non naturel, l’abstrait et la nature intérieure. Consciemment ou inconsciemment, ils obéissent à l’injonction de Socrate : « Connais-toi toi-même. » Consciemment ou

non, les artistes se tournent progressivement vers leur matière, la vérifient, placent sur une balance mentale la valeur intrinsèque des éléments qui sont en mesure de les mener à la réalisation de leur art. Et de cette quête naît comme une conséquence naturelle – le rapprochement de leurs éléments propres avec ceux d’une autre forme artistique. C’est donc de la musique que l’on tire la meilleure leçon. À quelques exceptions et dérives près, la musique est depuis plusieurs siècles, l’art qui se sert de ses moyens non pas pour représenter les phénomènes de la nature, mais comme d’un moyen d’expression de la vie spirituelle de l’artiste et pour créer une vie propre aux sons musicaux. Un artiste pour qui l’imitation artistique des phénomènes naturels n’est pas une fin en soi, s’il est un créateur qui veut et doit exprimer son monde intérieur, voit avec envie comment de tels objectifs dans l’art non-matériel – la musique – peuvent aujourd’hui facilement et naturellement être atteints. Il est compréhensible qu’il se tourne alors vers elle et qu’il essaie de trouver les mêmes moyens dans son art. De là provient la recherche actuelle du rythme dans la peinture, selon une conception mathématique et abstraite, la valorisation qu’on accorde aujourd’hui à la répétition d’un ton coloré, la manière dont la couleur est mise en mouvement, etc. [...] Grâce à l’utilisation de la forme, la musique peut obtenir des résultats que la peinture ne peut pas atteindre. En revanche, la musique reste en deçà de certaines propriétés de la peinture. La musique dispose, par exemple, du temps, de l’extension du temps. Inversement, la peinture, ne possédant pas ce privilège, peut révéler au spectateur l’ensemble du contenu d’une œuvre en un instant, ce que la musique est incapable de faire.18 La musique qui s’est libérée tout à fait formellement de la nature n’a pas besoin d’emprunter ailleurs des formes extérieures pour pouvoir s’exprimer.19 De nos jours, la peinture dépend encore presque entièrement des formes

organiques empruntées à la nature. Et aujourd’hui, elle doit examiner ses forces et ses ressources, se les approprier, comme la musique le fait depuis longtemps déjà, et essayer d’appliquer ces ressources et ces énergies de manière purement picturale afin de permettre la création. Autant l’approfondissement en soi sépare un art de l’autre, autant la comparaison les unit l’un à l’autre dans leurs aspirations intérieures. Ainsi on s’aperçoit que tout art possède ses forces propres qui ne peuvent être remplacées par celles d’un autre. Cela aboutit à l’union des forces propres des différents arts. De cette union émergera au fil du temps cet art, que nous pressentons d’ores et déjà, l’art monumental véritable. Et quiconque se penche sur les trésors cachés à l’intérieur de son art est enviable car il participe à l’élévation de la pyramide spirituelle.

L’Archer, extrait de Der Blaue Reiter, 1908-1909. Gravure sur bois en couleurs, 33 x 25,1 cm. Davis Museum and Cultural Center, Wellesley College, Wellesley.

59

B. La Peinture

62

V. L’Effet de la couleur

L

orsque l’on pose son regard sur une palette de couleurs, on obtient deux résultats principaux :

1. On parvient à un effet purement physique, c’est-à-dire que l’œil lui-même est charmé par la beauté et les autres caractéristiques de la peinture. Le spectateur éprouve alors un sentiment de satisfaction, de joie, comme un gastronome qui goûte un plat délicieux. Ou bien, l’œil est stimulé, comme un palais qui réagit face à un plat épicé. Il est à nouveau apaisé ou rafraîchi, comme le doigt quand il touche la glace. Dans tous les cas, ce sont des sensations physiques qui, en tant que telles, ne peuvent être que de courte durée. Elles sont superficielles et ne laissent pas d’empreinte immuable lorsque l’âme reste fermée. Tout comme on peut éprouver le sentiment d’un froid physique au contact de la glace et oublier ce sentiment lorsque le doigt se réchauffe, l’effet physique de la couleur est oublié lorsque les yeux s’en détournent. Et tout comme la sensation physique provoquée par le froid de la glace lorsqu’il pénètre plus profondément suscite d’autres sensations plus profondes pouvant former toute une suite d’expériences psychiques, une impression superficielle de la couleur peut se développer en véritable expérience intérieure. Seuls les objets familiers agissent de manière superficielle sur l’homme moyennement sensible. En revanche, ceux que nous rencontrons pour la première fois exercent immédiatement sur nous une impression spirituelle. C’est ainsi que l’enfant, pour qui chaque objet rencontré revêt le caractère de la nouveauté, perçoit le monde. Il voit la lumière et est attiré par elle, il veut la saisir, se brûle les doigts et prend peur de la flamme qu’il respectera dorénavant. Puis il apprend que la lumière, outre ses côtés hostiles, possède aussi des côtés agréables, qu’elle dissipe les ténèbres, prolonge le jour, peut réchauffer, cuire et peut offrir un spectacle amusant. Après avoir vécu toutes ces expériences, il possède des connaissances qui seront recueillies et stockées dans son cerveau. Le vif intérêt porté aux choses disparaît alors et la propriété spectaculaire de la flamme ne rencontre plus qu’une totale indifférence. Ainsi, peu à peu, le monde se désenvoûte et se dépoétise. On sait que les arbres peuvent faire de l’ombre, que les chevaux peuvent courir vite et les voitures encore plus vite, que les chiens mordent, que la lune est loin, que l’homme dans le miroir n’est pas réel. Ce n’est qu’au terme d’une évolution supérieure de l’homme que le cercle des propriétés des différents objets et des êtres s’enrichit. Avec un développement supérieur, ces objets et ces êtres acquièrent une valeur intrinsèque et finalement une résonance intérieure. Il en

Rocher (Carte de membre de la Nouvelle Association des artistes munichois), 1908-1909. Gravure sur bois sur papier vélin couleur crème, 14,2 x 14,5 cm. The Museum of Modern Art, New York.

63

va de même avec la couleur qui peut ne provoquer qu’un effet superficiel dans un état de sensibilité spirituelle faible, un effet qui disparaît peu de temps après l’achèvement de la stimulation. Mais, même dans cet état, cette simple action est de nature diverse. L’œil est de plus en plus attiré et stimulé par les couleurs claires, plus fortement encore par des couleurs plus claires et encore plus fortement par des couleurs claires et chaudes ; le rouge vermillon attire et stimule, comme la flamme, que l’homme regarde toujours avec curiosité. Le jaune citron, vif et voyant, fait mal aux yeux au bout d’un certain temps, comme le son aigu d’une trompette peut faire mal aux oreilles. L’œil s’agite, ne le supporte plus et recherche la méditation et la quiétude du bleu ou du vert. Ce n’est qu’au cours d’un développement supérieur que découle de cet effet élémentaire un autre, plus profond, provoquant un choc émotionnel. Dans ce cas : 2. Il s’agit du deuxième résultat principal de l’observation de la couleur : son effet psychique. Ici il est question du pouvoir psychique de la couleur qui provoque une vibration de l’âme. Et la première force physique et élémentaire n’est plus que la voie par laquelle la couleur atteint l’âme. Que ce second effet soit en réalité un effet direct, comme cela en ressort des dernières lignes, ou qu’il se réalise à travers des associations, la question reste ouverte. Puisque l’âme est généralement fermement liée au corps, il est possible qu’un choc psychique en provoque un autre qui lui correspond par association. Par exemple, la couleur rouge de la flamme peut provoquer des vibrations mentales similaires à celles produites par le rouge de la flamme. La chaleur du rouge est excitante, ce rouge peut aller jusqu’à faire souffrir celui qui le regarde, peut-être parce qu’il ressemble à du sang qui coule. Ici, la couleur éveille le souvenir d’un phénomène différent qui exerce nécessairement un effet douloureux sur l’âme. Si tel était le cas, nous pourrions également trouver facilement, par association, une explication aux différents effets physiques de la couleur, c’est-à-dire les effets exercés non seulement sur l’organe visuel, mais aussi sur les autres sens. On peut par conséquent supposer que le jaune vif, par exemple, crée une impression d’acidité parce qu’on Ébauche finale pour la couverture de L’Almanach du Blaue Reiter, septembre 1911. Aquarelle, encre de Chine et crayon sur papier, 27,7 x 21,9 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich. Composition IV, 1911. Huile sur toile, 159,5 x 250,5 cm. Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf (p. 66-67)

64

l’associe généralement au citron. Cependant, il n’est guère possible de se satisfaire de telles explications. En ce qui concerne le goût des couleurs, il existe différents exemples pour lesquels cette explication n’est pas valable. Un médecin de Dresde raconte qu’un de ses patients, qu’il décrit comme un homme « d’une intelligence hors-norme », trouvait toujours et infailliblement que le goût d’une certaine sauce était « bleu » ; il la ressentait comme la couleur bleue.20 On pourrait peut-être adopter une autre explication selon laquelle chez des gens à l’esprit supérieur, le chemin vers l’âme est si direct et les impressions de celle-ci si faciles à atteindre, qu’une excitation

65

66

67

68

qui prend son origine dans le goût, pénètre l’âme de manière immédiate, et se déplace de l’âme vers les autres organes matériels (dans notre cas – l’œil). Ce serait comme une sorte d’écho ou de réverbération que l’on trouve chez certains instruments de musique qui, sans qu’on les touche, résonnent avec un autre instrument, qui est en train d’être manipulé. Ces personnes hautement sensibles sont comme de bons violons qui ont beaucoup servi et qui tremblent de toutes leurs cordes et de tout leur corps à chaque effleurement de l’archet. L’adoption de cette explication suppose naturellement que la vision soit liée non seulement au goût, mais également à tous les autres sens. Tel est bien le cas. Certaines couleurs peuvent apparaître rudes, piquantes, tandis que d’autres sont perçues comme quelque chose de lisse, de velouté, de sorte qu’on a envie de les caresser. (Le bleu outremer foncé, le vert oxyde de chrome, le rouge garance.) La différenciation entre les tonalités froides ou chaudes des couleurs repose également sur cette perception. De même, il y a aussi des couleurs qui nous apparaissent toujours douces (garance) et d’autres qui sont toujours ressenties comme dures (le vert de cobalt, l’oxyde bleu vert) de sorte que la couleur même fraîchement sortie du tube peut nous sembler sèche. L’expression « couleurs parfumées » est d’ailleurs employée régulièrement dans le langage courant. Enfin l’audition des couleurs est si précise que l’on ne trouvera personne pour essayer de reproduire l’impression du jaune vif sur les touches graves d’un piano ou pour comparer le rose garance sombre à la voix d’une soprano.21 Cette explication (par association) ne suffira pas dans certains cas qui sont de la plus haute importance pour nous. Ceux qui ont entendu parler de la chromothérapie savent que la lumière colorée peut provoquer un effet très spécial sur tout le corps. Il a été tenté à plusieurs reprises d’exploiter cette puissance de la couleur et de l’appliquer à diverses maladies nerveuses et il fut à nouveau constaté que la lumière rouge a un effet vivifiant y compris sur le cœur, contrairement au bleu qui peut conduire à des paralysies passagères. Si l’on peut observer un effet similaire sur les animaux et même sur les plantes, ce qui est le cas, l’explication par association ne tient plus du tout. Ces faits prouvent en tout cas que la couleur est peu étudiée, mais contient en elle un pouvoir énorme qui peut affecter l’ensemble du corps humain en tant qu’organisme physique. En revanche, si l’association ne semble pas être suffisante dans ce cas, alors nous ne pourrons nous contenter de cette explication pour comprendre l’effet de la couleur sur l’esprit. La couleur est généralement un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme. La couleur est la touche. L’œil est le marteau. L’âme est le piano avec ses nombreuses cordes. L’artiste est la main qui se sert de telle ou telle touche pour faire vibrer l’âme humaine. Ainsi, il est évident que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe d’un contact qui concorde avec l’âme humaine. Cette base sera désignée comme étant le principe de la nécessité intérieure.

Étude pour Église à Murnau, 1908-1909. Huile et tempera sur carton, 44,5 x 32,8 cm. Musée des Beaux-Arts Mikhail Vroubel, Omsk. Pastorale, février 1911. Huile sur toile, 105,7 x 156,5 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. (p. 70-71)

69

70

71

72

VI. Le Langage des formes et des couleurs

«L

’homme qui n’a pas de musique en soi et que n’émeut pas un concert de doux accords est capable de trahisons, de complots et de rapines, les mouvements de son âme sont ternes comme la nuit et ses affections sombres comme l’Érèbe :

Méfiez-vous d’un tel homme ! – Ouvre ton cœur à la musique. » (Shakespeare). Le son musical a un accès direct à l’âme. Il y trouve un écho immédiat car l’homme porte la « musique en soi ». « Tout le monde sait que le jaune, l’orange et le rouge inspirent et représentent des idées de plaisir, de richesse. » (Delacroix)22 Ces deux citations montrent la relation profonde que les arts entretiennent généralement les uns avec les autres et entre la musique et la peinture en particulier. C’est certainement à partir de cette analogie frappante que la pensée de Goethe a conçu l’idée selon laquelle la peinture doit conserver sa basse continue. Cette parole prophétique de Goethe prévoyait déjà la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui la peinture. Cette situation est le point de départ du chemin sur lequel la peinture va avancer grâce à ses moyens propres, deviendra un art dans le sens abstrait du terme et où elle finira par atteindre la composition purement picturale. Deux ressources sont disponibles pour une telle composition : 1. La couleur 2. La forme La forme seule, en tant que représentation de l’objet (réel ou non réel) ou en tant que définition purement abstraite d’un espace ou d’une étendue peut exister indépendamment. Ce n’est pas le cas de la couleur. La couleur ne se laisse pas prolonger indéfiniment. Un rouge illimité ne peut être que pensé ou vu mentalement. Lorsque l’on entend le mot rouge, ce rouge n’a pas de limite dans notre imagination. Cette limite doit être créée par la pensée, parfois avec force, lorsque cela est nécessaire. Ce rouge, que l’on ne peut voir matériellement, mais que l’on conçoit mentalement, réveille d’autre part une certaine idée intérieure à la fois précise et imprécise, dont la résonance physique est purement intérieure.23 Ce rouge que le mot évoque ne porte pas en soi l’idée du chaud ou du froid.

Montagne, 1909. Huile sur toile, 109,5 x 109,7 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

73

Cette idée doit être ajoutée par la pensée, comme les gradations subtiles des tons rouges. C’est pourquoi je qualifie cette vision spirituelle d’imprécise. Pourtant, cette vision est également précise car seule la résonance intérieure demeure, sans tendances aléatoires conduisant à des particularités, comme le chaud ou le froid, etc. Cette résonance intérieure est comparable au son d’une trompette ou d’un instrument, que l’on arrive à imaginer rien qu’en entendant le mot « trompette », etc., et d’où les autres particularités sont absentes. On s’imagine seulement le son sans tenir compte des perturbations qu’il subit selon qu’il retentit à l’extérieur ou à l’intérieur, seul ou accompagné d’autres instruments, et selon qu’il est émis par un postillon, un chasseur, un soldat ou un virtuose. Si ce rouge doit prendre une forme matérielle (comme dans la peinture), alors il faut : 1. Qu’il ait un certain ton choisi parmi la palette infinie des rouges, qu’il ait donc, pour ainsi dire, des caractéristiques subjectives, et 2. Qu’il soit délimité sur la surface, qu’il se démarque des autres couleurs qui sont également indispensables, et qui ne peuvent en aucun cas être évitées et à travers lesquelles (par démarcation et par voisinage), les caractéristiques subjectives se transforment (obtiennent une enveloppe objective) : et c’est ici qu’intervient la connotation objective. Ce rapport inévitable entre la couleur et la forme nous amène à observer les effets que la forme exerce sur la couleur. La forme proprement dite, aussi abstraite soit-elle, et même lorsqu’elle ressemble à une forme géométrique, possède une sonorité intérieure qui lui est propre ; c’est un être spirituel ayant des propriétés qui sont identiques à cette forme. Un triangle (sans ses caractéristiques qui nous éclairent pour savoir s’il est pointu, plat, équilatéral) est un de ces êtres ayant un parfum spirituel qu’il est seul à posséder. Lorsqu’il est combiné à d’autres formes, ce parfum se différencie, acquiert des nuances additionnelles, mais reste essentiellement inchangé, comme le parfum de la rose, qui ne peut jamais être confondu avec celui de la violette. Il en est de même pour le cercle, le carré et toute autre forme. 24 C’est donc le même processus que celui décrit ci-dessus avec le rouge : substance subjective dans une enveloppe objective. L’interaction entre la forme et la couleur est ici clairement mise à jour : un triangle rempli de jaune, un cercle bleu, un carré vert ; puis à nouveau un triangle vert, un cercle jaune, un Improvisation 7, 1910. Huile sur toile, 131 x 97 cm. Galerie d‘État Trétiakov, Moscou.

74

carré bleu, etc. Ce sont des êtres très différents qui agissent tous de manière diverse. Il est intéressant de constater que certaines couleurs sont renforcées dans leur valeur par certaines formes et atténuées par d’autres. Quoi qu’il en soit, les propriétés des couleurs pointues

75

Le Lyrisme, 1911. Huile sur toile, 94 x 130 cm. Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

76

77

78

sonnent plus fortement dans une forme pointue (par exemple, le jaune dans un triangle). Les couleurs plus profondes sont rehaussées dans leur effet par des formes rondes (par exemple, le bleu dans un cercle). Naturellement, il apparaît clairement que l’inadéquation de la forme et de la couleur ne doit pas être vue comme quelque chose de « dissonant », mais au contraire comme une nouvelle possibilité et donc comme une nouvelle harmonie. Le nombre de couleurs et de formes étant infini, les combinaisons sont elles aussi infinies de même que leurs effets. Il s’agit d’une matière inépuisable. La forme au sens strict du mot n’est rien d’autre que la délimitation d’une surface par une autre. Ceci est sa définition extérieure. Toutefois, étant donné que tout extérieur porte nécessairement un intérieur en soi (apparaissant de manière plus ou moins forte), toute forme possède par conséquence également un contenu intérieur.25 La forme est ainsi l’expression du contenu intérieur. Telle est sa définition intérieure. Ici, il faut se rappeler l’exemple du piano et remplacer le mot « couleur » par le mot « forme » : l’artiste est la main qui se sert de telle ou telle touche (= forme) pour faire vibrer l’âme humaine. Ainsi, il est clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe d’un contact qui concorde avec l’âme humaine. Ce principe a été qualifié de principe de la nécessité intérieure. Les deux faces de la forme mentionnées ci-dessus sont en même temps ses deux buts. Pour cela, la délimitation extérieure est totalement appropriée si elle sert à révéler le contenu intérieur de la forme de la manière la plus expressive possible.26 L’extérieur de la forme, c’est-à-dire la délimitation qui sert de moyen pour la forme dans ce cas, peut être de nature très variée. Mais, en dépit de toutes les variations offertes par la forme, elle ne dépassera jamais les deux limites extérieures : 1. Soit la forme sert de délimitation, visant à découper à travers celle-ci un objet matériel sur la surface, et donc dessiner cet objet matériel sur la surface, soit : 2. Elle reste abstraite, c’est-à-dire qu’elle ne désigne pas un objet réel, mais elle est un être totalement abstrait. Parmi de tels êtres de nature purement abstraite ayant une vie en tant que telle, avec leur influence et leurs effets, il y a le carré, le cercle, le triangle, le losange, le trapèze, et les autres formes innombrables qui sont de plus en plus complexes et qui ne possèdent pas de désignation mathématique. Toutes ces formes sont des citoyennes égales en droit du royaume de l’abstrait. Entre ces deux limites se trouve le nombre infini des formes, dans lequel les deux éléments sont présents et où soit le concret soit l’abstrait prédomine.

Lyrisme (planche 9), extrait de Sonorités, 1911. Gravure extraite d’un livre illustré de cinquante-six gravures sur bois, 14,8 x 21,7 cm. The Museum of Modern Art, New York.

79

Ces formes sont pour l’heure le trésor dans lequel l’artiste trouve tous les éléments de ses créations. Les formes purement abstraites ne peuvent pas suffire à l’artiste aujourd’hui. Ces formes manquent de précision pour lui. Se limiter exclusivement aux formes imprécises signifie par là même se priver de nombreuses possibilités, exclure le purement humain et appauvrir subséquemment ses moyens d’expression. Il n’y a pas, dans l’art, de forme matérielle parfaite. Il est impossible de reproduire une forme matérielle dans toute son exactitude. Faute de mieux, l’artiste reste soumis à son œil, à sa main, qui est dans le cas présent plus artistique que son âme qui refuse d’aller au-delà des objectifs photographiques. Cependant, l’artiste conscient, qui ne peut se satisfaire de la simple représentation de l’objet matériel, s’attache avant tout à donner aux objets représentés une expression, ce que l’on appelait auparavant idéaliser, puis plus tard styliser et que l’on désignera encore autrement demain.27 Cette impossibilité et l’inutilité (dans l’art) de copier l’objet sans but, ce désir d’emprunter à l’objet ce qu’il a en lui de plus expressif, représentent les points de départ à partir desquels l’artiste commence à chercher à poursuivre des objectifs purement artistiques (ou pour le moins picturaux) plutôt qu’à styliser son objet de façon « littéraire ». Ce chemin conduit au compositionnel. S’agissant de la forme, la composition purement picturale a deux tâches : 1. La composition de l’ensemble du tableau. 2. La création de formes individuelles qui en s’associant les unes avec les autres à travers diverses combinaisons, se soumettent à la composition de l’ensemble.28 Ainsi, plusieurs objets (réels et éventuellement abstraits) du tableau seront subordonnés à une forme plus importante et modifiés de sorte qu’ils s’accordent à cette forme et la composent. Ici, la forme individuelle en elle-même ne peut avoir qu’une résonance très atténuée, car elle sert en premier lieu à la formation de la grande forme compositionnelle et doit être considérée avant tout comme un élément constitutif de cette forme. Cette forme unique est conçue de cette façon ; non pas parce que sa propre résonance intérieure, en dehors de la grande composition, l’exige nécessairement, mais parce qu’elle a pour vocation de servir de matériau de construction pour cette composition. Ici on poursuit la première tâche – la composition de l’image entière – comme objectif définitif.

Improvisation n° 20, 1911. Huile sur toile, 94,5 x 108 cm. Musée Pouchkine, Moscou.

80

29

Ainsi, dans l’art, l’élément abstrait se rapproche progressivement de l’avant-plan qui, hier encore, se cachait, timide et quasiment imperceptible, derrière des efforts purement matérialistes.

81

82

Impression III (Concert), 1911. Huile sur toile, 77,5 x 100 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

83

84

Et cette croissance et finalement cette prépondérance de l’abstrait est naturelle. Elle est naturelle car plus la forme organique est repoussée, plus la forme abstraite s’impose naturellement au premier plan et gagne ainsi en résonance. Cependant la forme organique qui perdure dispose, comme nous l’avons mentionné plus haut, de sa propre résonance intérieure qui est soit identique (une combinaison simple des deux éléments) à la résonance intérieure du second élément de la même forme (intrinsèquement abstrait), ou bien de nature différente (complexe et qui peut nécessiter une combinaison dysharmonique). Dans tous les cas, l’organique fait entendre sa résonance dans la forme choisie, même si cet organique passe complètement au second plan. Par conséquent, le choix de l’objet réel est important. Dans cette double résonance (accord spirituel) des deux composantes de la forme, la forme organique peut être un support pour l’abstrait (par résonance ou par écho) ou un obstacle. L’objet ne peut former qu’une résonance aléatoire, qui lorsqu’elle est remplacée par une autre, n’entraîne pas de modification substantielle de la résonance de base. Par exemple : une composition rhomboïdale est construite par un certain nombre de silhouettes humaines. On l’examine avec sensibilité et on se pose cette question : les figures humaines sont-elles absolument nécessaires pour la composition ou pourrait-on les remplacer par d’autres formes organiques, de telle sorte que la résonance intérieure de base de la composition n’en souffre pas ? Et notamment, comme c’est ici le cas, lorsque la résonance de l’objet est non seulement inutile à la résonance de l’abstrait, mais lui nuit directement : une résonance indifférente de l’objet affaiblit la résonance de l’abstrait. Et cela n’est pas seulement logique, mais également artistiquement vrai. Dans ce cas, soit il faudrait pouvoir trouver un autre objet correspondant plus à la résonance intérieur de l’abstrait (comme une résonance ou un écho), soit il faudrait que cette forme reste purement abstraite. Rappelons encore ici l’exemple du piano. Substituons « objet » à « couleur » et « forme ». Chaque objet (qu’il soit issu de la « nature » ou produit par une main humaine) est un être avec sa vie propre dont découle inévitablement un effet. L’être humain est constamment soumis à cet effet psychique. Nombre de ces effets resteront dans le « subconscient » (où ils agissent avec vivacité et créativité). Beaucoup atteignent la « supraconscience ». L’homme est capable de se libérer de nombreux effets en leur fermant son âme. La « nature », c’est-à-dire, l’environnement extérieur de l’homme en constante évolution, fait continuellement vibrer au moyen des touches (objets) les cordes du piano (l’âme). Ces effets, qui nous semblent souvent chaotiques, se composent de trois éléments : l’effet de la couleur de l’objet, sa forme et son effet propre, indépendant de la couleur et de la forme.

Étude pour la couverture de L’Almanach du Blaue Reiter, 1911. Aquarelle et crayon sur papier, 27,7 x 21,8 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

85

Il est question à présent de la place de la nature de l’artiste qui dispose de ces trois mêmes éléments. Et nous arrivons facilement à la conclusion : ici aussi, ce qui est approprié prévaudra. Il est donc clair que le choix de l’objet (= élément avec une résonance dans l’harmonie de la forme) doit reposer uniquement sur le principe d’un contact concordant avec l’âme humaine. Ainsi le problème du choix de l’objet est également soumis au principe de nécessité intérieure. Plus la forme abstraite est libre, plus le son est pur et donc primitif. Par conséquent, dans une composition où l’élément corporel est plus ou moins superflu, il est possible d’essayer d’ignorer cet élément corporel et de le remplacer par un élément purement abstrait ou par des formes corporelles complètement traduites en formes abstraites. Dans tous les cas, dans la traduction ou l’intégration d’une forme purement abstraite dans une composition concrète, le seul juge, guide, et décideur devrait être le sentiment. Et bien sûr, plus l’artiste aura besoin de ces formes abstraites, plus il se sentira en confiance et plus il investira ce nouveau domaine. Il en est de même pour le public qui, guidé par l’artiste, se familiarisera de plus en avec le langage abstrait qu’il finira par maîtriser. Nous sommes alors confrontés à cette question : ne faudrait-il pas abandonner complètement la représentation figurative, l’extirper de nos mémoires, la dissiper aux quatre vents pour se tourner entièrement vers la représentation purement abstraite ? C’est bien sûr une question qui s’impose naturellement et à laquelle nous répondons par l’analyse de la résonance de ces deux éléments formels (le figuratif et l’abstrait). Chaque mot prononcé (arbre, ciel, homme) éveille en nous une vibration intérieure ; il en est de même pour chaque objet représenté picturalement. Se priver de cette possibilité de provoquer une vibration signifierait : réduire l’arsenal des moyens d’expression. Telle est la situation actuelle. Mais, outre cette réponse apportée aujourd’hui, la réponse à la question ci-dessus reçoit cette réponse, qui parmi toutes les questions posées en art restera l’éternelle question et qui commence par « faut-il ? ». Il n’y a pas de « il faut » dans l’art qui est éternellement libre. Devant ce « il faut », l’art fuit comme le jour devant la nuit. En examinant la seconde tâche compositionnelle, de la création des formes individuelles destinées à la construction de la composition de l’ensemble, il faut encore noter que la même forme a dans les mêmes conditions toujours la même résonance. Mais les conditions étant toujours différentes, deux conséquences s’ensuivent : Étude pour la couverture de L’Almanach du Blaue Reiter, 1911. Aquarelle, blanc opaque et encre de Chine sur papier, 27,7 x 21,8 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

86

1. La résonance idéale change par association avec d’autres formes. 2. Elle change également dans un même environnement (dans la mesure où son maintien est possible), quand la direction de cette forme est changée.30 De ces conséquences en découle une autre.

87

Toussaint II, 1911. Huile sur toile, 86 x 99 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

88

Toussaint I, 1911. Peinture fixée sous verre, 34,5 x 40,5 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

89

90

Il n’y a pas d’absolu. Et la composition des formes, reposant sur cette relativité, dépend : 1. De la variabilité de l’association de la composition formelle. 2. De la variabilité de chacune des formes jusqu’à la plus petite d’entre elle. Chaque forme est aussi sensible qu’un nuage de fumée : le moindre déplacement, le plus imperceptible soit-il, de l’une de ses parties la change considérablement. Et cela va si loin qu’il peut être plus facile d’atteindre une même résonance à travers différentes formes que de la retrouver à nouveau à travers la répétition de la même forme : une telle répétition est utopique. Aussi longtemps que nous serons uniquement sensibles à l’ensemble de la composition, ce fait relèvera plutôt de la théorie. Mais si les hommes, en faisant usage de formes de plus en plus abstraites, (qui ne recevront aucune explication physique) obtiennent une perception plus fine et plus forte, ce fait gagnera alors de plus en plus en importance pratique. Et ainsi, d’une part les difficultés de l’art s’intensifieront et d’autre part la variété des formes dans les moyens d’expression augmentera tant quantitativement que qualitativement. Dans ce cas, la question du « dessin loupé » va tomber d’elle-même et sera remplacée par une autre, bien plus artistique : dans quelle mesure la résonance intérieure de la forme donnée est-elle masquée ou dévoilée ? Ce changement de point de vue conduira à un nouvel enrichissement des moyens d’expression qui iront encore plus loin et seront encore plus importants, parce que la dissimulation est un pouvoir énorme dans l’art. La combinaison de ce qui est dissimulé et de ce qui est mis à nu fournira une nouvelle possibilité de leitmotiv pour la composition formelle. Sans une telle évolution dans ce domaine, la composition formelle resterait impossible. Pour toutes les personnes que la résonance intérieure de la forme (physique et surtout abstraite) n’atteint pas, une telle composition semblera toujours d’un arbitraire absurde. C’est justement ce déplacement en apparence sans conséquence des formes individuelles sur la toile qui apparaît comme un jeu avec des formes dépourvu de sens. Ici nous retrouvons la même mesure, le même principe que nous avons jusqu’à présent établi comme le seul principe purement artistique, dénoué de tout caractère accessoire : le principe de nécessité intérieure. Si par exemple, des traits du visage ou différentes parties du corps ont été déplacés pour des raisons artistiques et « loupés », on rencontre alors, en plus du problème purement artistique, un problème anatomique qui entrave l’intention picturale et contraint à des calculs accessoires. Dans notre cas cependant, l’accessoire tombe par lui-même et il ne reste que l’essentiel – l’objectif artistique. Cette possibilité apparemment arbitraire, mais en réalité décisive, de pouvoir déplacer les formes est l’une des sources d’une série infinie de créations purement artistiques.

Étude pour la Composition VII, 1913. Aquarelle, encre de Chine et crayon sur papier gris, 18,5 x 27,1 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

91

Ainsi, la flexibilité de la forme individuelle, son changement pour ainsi dire interne et organique, sa direction dans l’image (mouvement), la prépondérance du corporel ou de l’abstrait dans cette forme individuelle d’une part et, d’autre part, l’agencement des formes qui composent les grandes formes des groupes de formes, l’agencement des formes individuelles avec les groupes de forme, qui, à leur tour, créent la grande forme de l’image d’ensemble, les principes d’écho ou de résonance, entre toutes les parties mentionnées, c’est-à-dire l’interaction de certaines formes individuelles ou l’assujettissement d’une forme à une autre, de même que le déplacement, l’entraînement et la déchirure des formes individuelles, le traitement identique des groupes de formes, la combinaison de l’objet dissimulé et de l’objet mis à nu, la combinaison du rythmique et de l’arythmique sur une même surface, la combinaison de formes abstraites et purement géométriques (simples ou complexes) avec d’autres géométriquement inqualifiable, la combinaison des démarcations entre les différentes formes les unes par rapport aux autres (plus forte, plus faible), etc., – ce sont tous ces éléments qui composent la possibilité d’un « contrepoint » purement graphique et qui mèneront à celui-ci. Et cela sera le contrepoint de l’art du noir et blanc, aussi longtemps que la couleur en sera exclue. Et la couleur, qui offre elle-même le matériel pour un contrepoint et qui détient elle aussi des possibilités infinies, mènera en association avec le dessin au grand contrepoint pictural par lequel la peinture deviendra la composition et se mettra en tant qu’art véritablement pur au service du divin. Et il s’agit toujours du même guide infaillible qui les conduit vers ces hauteurs vertigineuses : le principe de la nécessité intérieure ! La nécessité intérieure découle de trois raisons mystiques. Elle est formée de trois nécessités mystiques : 1. Chaque artiste, en tant que créateur, doit exprimer ce qui lui est propre (élément de la personnalité). 2. Chaque artiste, en tant qu’enfant de son époque, a le devoir d’exprimer ce qui est propre à cette époque (élément de style aux valeurs intrinsèques, composé à partir de la langue de l’époque et de la langue de la nation, aussi longtemps que la nation existera Étude n° 3 pour la Composition VII, 1913. Huile sur toile, 89,5 x 125 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich. Composition VII, 1913. Huile sur toile, 200 x 300 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou. (p. 94-95)

92

en tant que telle). 3. Chaque artiste, en tant que serviteur de l’art, a le devoir de révéler ce qui est universel dans l’art (un élément pur et éternel de l’art, qui touche tous les peuples, toutes les nations et tous les âges, qui est à trouver dans toutes les œuvres de tous les artistes, de toutes les nations, de tous les âges et en tant qu’élément fondamental de l’art, et qui ne connaît ni espace ni temps). Il faut seulement pénétrer ces deux premiers éléments avec l’œil spirituel pour dévoiler ce troisième élément. C’est ainsi que nous voyons que la colonne d’un temple indien

93

94

95

96

« grossièrement sculptée » est animée par le même esprit qu’une œuvre vivante, aussi « moderne » soit-elle. On parlait jadis et on parle encore beaucoup du facteur personnel dans l’art ; ici et là on parle de plus en plus du style à venir. Si ces questions sont également d’une grande importance, en les regardant des siècles et des millénaires plus tard, ils perdent progressivement en acuité et en importance, pour finalement devenir indifférents et cesser d’exister. Seul subsistera ce troisième élément qui renferme le caractère pur et éternel de l’art. Sa puissance ne s’affaiblit pas au fil du temps ; au contraire, elle s’intensifie continuellement. Ainsi, une sculpture égyptienne nous bouleverse aujourd’hui plus qu’elle ne bouleversait ses contemporains : celle-ci était encore trop étroitement liée aux caractéristiques de son époque et à la personnalité de son auteur et son effet en était atténué. Aujourd’hui, nous entendons en elle la résonance pure de l’art comme éternité. D’autre part, l’œuvre accèdera de manière d’autant plus naturelle à l’âme de ses contemporains si elle porte en son sein les deux premiers éléments. Et il s’en suit que lorsque le troisième élément est présent de manière importante dans l’œuvre d’aujourd’hui, les deux premiers se retrouvent dominés et l’accès à l’âme du contemporain se complique. Par conséquent, des siècles doivent parfois s’écouler avant que la résonance du troisième élément ne puisse atteindre l’âme des hommes. Ainsi, la prédominance de ce troisième élément dans l’œuvre d’art est le signe de sa grandeur et de la grandeur de l’artiste. Ces trois nécessités mystiques sont les trois éléments essentiels de l’œuvre d’art ; ils sont fermement liés les uns aux autres, s’interpénètrent, et c’est ce qui garantit l’universalité de l’œuvre en tout temps. Néanmoins, les deux premiers éléments portent en eux les notions de temps et d’espace, ce qui dans le caractère pur et éternel de l’art se situant en dehors du temps et de l’espace, forment une enveloppe relativement opaque. Le processus de développement artistique consiste en quelque sorte en la démarcation de l’élément artistique pur et éternel, des éléments de la personnalité et l’élément du style de l’époque. Ainsi, ces deux éléments ne sont pas seulement des forces concomitantes, elles peuvent également constituer un frein. Le style personnel et temporel crée à chaque époque de nombreuses formes précises qui, en dépit de leur différence apparente, sont si organiquement liées, qu’elles pourraient être considérées comme une seule et même forme : leurs résonances intérieures se rejoignent pour former une résonance fondamentale unique. Ces deux éléments sont de nature subjective. Toute l’époque veut s’afficher, extérioriser sa vie à

Improvisation 11, 1910. Huile sur toile, 97,5 x 106,5 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

97

travers l’art. De même, l’artiste veut s’exprimer et ne sélectionne que les formes auxquelles il est psychiquement lié. C’est ainsi que prend forme le style d’une époque, c’est-à-dire sa forme extérieure et subjective. Le caractère pur et éternel de l’art représente lui l’élément objectif, qui devient sensible grâce à l’élément subjectif. Cette inévitable volonté de s’exprimer de l’élément objectif est la force qui est désignée ici comme la nécessité intérieure dont la forme générale provient aujourd’hui des éléments subjectifs propres à cette époque, et qui proviendront dès demain d’éléments subjectifs nouveaux. Elle incarne le levier infatigable et constant, le ressort qui, en permanence, pousse vers « l’avant ». L’esprit continue sa marche en avant et c’est pour cette raison que les lois aujourd’hui intérieures de l’harmonie seront demain les lois extérieures, qui ne vivent dans une autre application que par cette nécessité devenue extérieure. Il est manifeste que le pouvoir spirituel intérieur de l’art n’utilise sa forme actuelle que pour aller encore plus loin. En résumé, l’effet de la nécessité intérieure et donc du développement artistique est une manifestation progressive de « l’éternel-objectif » dans le « temporel-subjectif ». Et par conséquent, la lutte contre le subjectif par l’objectif. La forme reconnue aujourd’hui, est une conquête de la nécessité intérieure d’hier, qui est restée à un certain stade extérieur de libération, de liberté. La liberté dont nous disposons aujourd’hui a été acquise par la lutte et celle-ci semble avoir dit, pour beaucoup, son « dernier mot ». Une des règles supposées de cette liberté limitée est : l’artiste peut utiliser n’importe quelle forme pour s’exprimer, tant qu’il reste dans le cadre des formes empruntées à la nature. Cette exigence, cependant, comme toutes les précédentes ne sont que temporelles. Elle est l’expression extérieure actuelle, à savoir la nécessité extérieure d’aujourd’hui : du point de vue de la nécessité intérieure, une telle limitation ne peut être appliquée, et l’artiste peut s’appuyer entièrement sur l’élément intérieur d’aujourd’hui, auquel la restriction extérieure d’aujourd’hui a été enlevée, et qui doit ainsi être définie comme suit : l’artiste peut utiliser n’importe quelle forme pour s’exprimer. Il apparaît donc enfin (et ceci est d’une importance primordiale quelle que soit l’époque et en particulier « aujourd’hui » !), que la recherche de l’élément personnel, de l’élément stylistique (et donc accessoirement de l’élément national) ne peut pas être atteinte par Tableau avec cercle (première peinture non figurative), 1911. Huile sur toile, 139 x 111 cm. Musée des Beaux-Arts Shalva Amiranashvili, Tbilissi.

98

l’intention seule, et n’a pas l’importance qui lui est attribuée maintenant. Et on peut voir que la parenté générale des œuvres qui ne s’est pas affaiblie à travers les âges mais, bien au contraire, se renforce au fil du temps ne réside non pas dans l’extérieur, ni dans l’extériorité, mais dans la racine des racines – dans le contenu mystique de l’art. Et on

Paysage romantique, 1911. Huile sur toile, 94,3 x 129 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

100

Chemin de fer à Murnau, 1909. Huile sur carton, 36 x 49 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

101

102

voit que l’attachement à « l’école », la chasse à « la direction », le désir de « principes » dans un ouvrage ne peut que nous aveugler et n’apportera qu’incompréhension, obscurantisme, mutisme. L’artiste doit être aveugle face à la forme « reconnue » ou « non-reconnue », sourd face aux enseignements et aux exigences de l’époque. Son regard doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille doit être à l’écoute de la nécessité intérieure. Il aura alors recours à tous les moyens licites et illicites dont ils disposent. C’est la seule façon d’exprimer la nécessité mystique d’une œuvre d’art. Tous les moyens sont sacrés, s’ils proviennent d’une nécessité intérieure. Tous les moyens sont coupables s’ils ne puisent pas à la source de la nécessité intérieure. D’autre part, si l’on peut théoriser sans fin sur ce sujet aujourd’hui, une théorie plus détaillée demeure cependant encore prématurée. Dans l’art, ce n’est jamais la théorie qui précède et dirige la pratique, mais bien le contraire. Ici, tout, et tout particulièrement au début, est une affaire de sentiments. Ce n’est qu’à travers le sentiment, et plus encore lorsqu’on se trouve au début du chemin, que la vérité artistique peut être atteinte. Si la construction générale peut également être atteinte de manière purement théorique, ce « plus », qui est l’âme véritable de la création (et donc, par conséquence, son essence) ne peut jamais être réalisé ni trouvé à travers la théorie, lorsque celui-ci n’est pas insufflé à l’œuvre par le sentiment. Puisque l’art agit sur le sentiment, il ne peut agir qu’à travers le sentiment. Avec les proportions les plus sûres, les meilleures balances et les meilleurs poids, on n’obtiendra jamais un résultat correct issu d’un calcul mental ou d’une déduction. De telles proportions ne peuvent être calculées et de telles balances n’existent pas.31 Les proportions et les balances ne sont pas à trouver en dehors de l’artiste, mais en lui : elles sont ce qu’on peut appeler le sens des limites, le tact artistique – des qualités artistiques innées qui sont exaltées par l’enthousiasme jusqu’à prendre la forme d’une révélation géniale. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la possibilité de la « basse continue » en peinture prophétisée par Goethe. Une telle grammaire de la peinture ne se laisse actuellement que pressentir, et quand elle verra enfin le jour, on la construira moins sur la base des lois physiques (comme on le faisait auparavant et comme on continue de le faire aujourd’hui : « le cubisme »), que sur les lois de la nécessité intérieure qui peuvent parfaitement être qualifiées de spirituelles. Ainsi, nous voyons qu’au fond de chaque problème de la peinture, du plus petit au plus important, se trouve l’élément intérieur. La voie sur laquelle nous nous trouvons aujourd’hui,

Promenade en bateau, 1910. Huile sur toile, 98 x 105 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

103

qui est la plus grande chance de notre époque, est la voie sur laquelle nous allons nous libérer de l’élément extérieur32 pour lui opposer une base nouvelle : celle de la nécessité intérieure. Mais, comme le corps se renforce et se développe grâce aux exercices, il en va de même pour l’esprit. En effet, l’esprit est pareil à un corps négligé et faible, devenu peu à peu impotent. Le sentiment inné de l’artiste est précisément le talent évangélique qui ne doit pas être enterré. Un artiste qui ne se sert pas de ses dons est un esclave paresseux. Par conséquent, il est non seulement salutaire, mais également absolument essentiel que l’artiste connaisse le point de départ de ces exercices. Ce point de départ est l’appréciation de la valeur intrinsèque du matériau sur la grande balance de l’objectivité, c’est-à-dire l’examen – dans notre cas – de la couleur, qui dans l’absolu, doit pouvoir agir sur chacun. Pour cela, il n’est pas nécessaire ici de s’aventurer dans les complexités profondes et subtiles de la couleur, et nous pouvons nous satisfaire d’une représentation élémentaire de la couleur simple. On se concentrera initialement sur la couleur isolée en s’imprégnant d’abord de l’effet de la couleur sur soi-même. Dans ce cas, un schéma très simple entre en ligne de compte. Tout le problème est réduit à la forme la plus simple possible. Les deux grandes sections qui se distinguent immédiatement sont les suivantes : 1. La chaleur et la froideur du ton coloré. 2. Sa clarté ou son obscurité. Le résultat est l’émergence immédiate de quatre résonances principales pour chaque couleur : soit elle est I. chaude, tout en étant 1. claire ou 2. sombre, soit elle est II. froide tout en étant 1. claire ou 2. sombre. Amazone, 1917. Peinture fixée sous verre, 18,8 x 19 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou. Amazone dans les montagnes, 1918. Peinture fixée sous verre, 31 x 24,7 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. (p. 106) Amazone aux lions, 1918. Peinture fixée sous verre, 31,3 x 24,2 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. (p. 107)

104

Généralement lorsque l’on s’imagine une couleur froide ou chaude, on tend instinctivement vers le jaune ou le bleu. C’est une distinction qui se passe, pour ainsi dire, sur le même niveau, la couleur conservant sa résonance de base, sauf que cette résonance de base est plus ou moins tangible. Il s’agit d’un mouvement horizontal : la couleur chaude se déplace sur cette surface horizontalement et tend vers le spectateur, tandis que le froid s’en éloigne. Les couleurs qui causent les mouvements horizontaux d’une autre couleur sont également caractérisées par ce même mouvement, mais elles ont en plus un autre mouvement qui

105

106

107

les sépare largement au sein de l’effet intérieur : elles sont ainsi le premier grand contraste de la valeur intérieure. Ainsi, la tendance de la couleur vers le froid ou vers le chaud revêt une importance et une signification intérieure majeure. Le second grand contraste est la différence entre le blanc et le noir, donc des couleurs qui produisent l’autre paire des quatre résonances principales : la prédisposition de la couleur vers le clair ou vers le sombre. Ces derniers ont le même mouvement s’approchant ou s’éloignant du spectateur, mais celui-ci n’a pas une forme dynamique, mais statique, voire rigide. Le deuxième mouvement du jaune et du bleu qui contribue au premier grand contraste est leur mouvement excentrique et concentrique.33 Lorsque l’on dessine deux cercles de même taille et qu’on les colore, l’un en jaune et l’autre en bleu, on réalise au bout d’une courte concentration sur ces cercles que le jaune rayonne et acquiert un mouvement venant du centre et se rapproche du spectateur de manière presque visible. Le bleu, en revanche, développe un mouvement concentrique (comme un escargot qui se retire dans sa maison) et s’éloigne du spectateur. L’œil est piqué par le premier cercle tandis qu’il s’enfonce dans le second. Cet effet s’amplifie lorsque l’on ajoute la différence de clarté et d’obscurité : l’effet du jaune s’accroît lorsqu’on l’éclaircit (principalement en y mélangeant du blanc) tandis que l’effet du bleu augmente lorsqu’on assombrit la couleur (en y ajoutant du noir). Ce fait devient encore plus significatif lorsque l’on se rend compte que le jaune tend si fortement vers le clair (blanc) qu’il ne peut y avoir de jaune très foncé. Il y a donc une parenté profonde entre le jaune et le blanc dans le sens physique du terme, et également entre le bleu et le noir parce que le bleu peut obtenir une profondeur qui confine au noir. En plus de cette similitude physique, il y a également une proximité morale (jaune et blanc d’une part et bleu et noir d’autre part) qui sépare fortement les deux paires dans les valeurs intérieures et lie les deux membres de chaque paire étroitement l’un à l’autre (à ce propos, plus de détails seront fournis dans la partie consacrée au blanc et au noir). Lorsque l’on essaie de « refroidir » le jaune (cette couleur généralement chaude), alors il obtient une teinte verdâtre et perd immédiatement ses deux mouvements (horizontal et excentrique). De ce fait, il prend un caractère un peu maladif et surnaturel comme un homme plein d’ambition et d’énergie qui, à cause des conditions extérieures, se retrouve freiné dans son ambition et dans l’emploi de son énergie. Le bleu, en tant que mouvement tout à fait inverse, atténue l’effet du jaune, et voilà qu’en y ajoutant encore plus de bleu, les deux mouvements opposés s’annihilent mutuellement et créent une immobilité et une quiétude complète. Le résultat est le vert.

Sans Titre, 1916. Huile sur toile, 68 x 60 cm. Musée des Beaux-Arts de Tioumen, Tioumen.

109

La même chose arrive au blanc lorsqu’il est obscurci avec du noir. Il perd en persistance et le gris qui naît de ce mélange est très proche du vert dans ses valeurs morales. Le vert, le jaune et le bleu cachent des forces paralysées qui peuvent redevenir actives. Le vert recèle d’opportunités vivantes qui sont complètement absentes dans le gris. Elles en sont absentes parce que le gris est constitué de couleurs qui ne possèdent pas de forces purement actives (en mouvement), mais qui se composent d’une part d’une résistance immobile et d’autre part d’une immobilité incapable de résistance (comme un mur d’une force infinie se prolongeant dans l’infini et un trou sans fond). Et comme les deux couleurs constitutives du vert sont actives et possèdent un mouvement propre, il est possible d’identifier de manière purement théorique en fonction de la nature de ces mouvements l’effet spirituel des couleurs ; on obtient à nouveau le même résultat en agissant de manière expérimentale et en se laissant imprégner par les couleurs. Et en effet, le premier mouvement du jaune, l’élan vers le spectateur qui peut aller jusqu’à l’ingérence (en renforçant l’intensité du jaune), de même que son second mouvement qui franchit les limites, disperse la force autour de lui, sont les mêmes propriétés de chaque force matérielle qui se précipite inconsciemment sur l’objet et se répand sans but dans toutes les directions. D’autre part, la vue directe du jaune (qu’elle que soit sa forme géométrique), trouble le spectateur, l’agresse, l’énerve et montre la force exprimée par la couleur qui s’impose finalement à l’esprit de manière effrontée et insistante.34 Cette propriété du jaune, qui a une préférence pour les tons plus clairs, peut être amenée à une vigueur et à une hauteur insupportable à la fois pour l’œil et pour l’esprit. Il sonne alors comme une trompette très nette, dans laquelle on soufflerait de plus en plus fort ou bien comme la musique d’une fanfare qui s’élèverait de plus en plus haut.35 Le jaune est la couleur typiquement terrestre. Le jaune ne peut pas être très profond. Une fois refroidi par le bleu, il prend, comme mentionné ci-dessus, une teinte maladive. On pourrait assimiler cette teinte à certains états de l’âme humaine, comme la représentation colorée de la folie, une folie aveugle et furieuse ; au contraire, elle ne pourrait servir à caractériser ni la mélancolie ni l’hypocondrie. Elle est plus proche de la véritable crise de rage : le malade attaque les hommes, anéantit tout et projette sa force physique dans toutes les directions, la consomme sans but et sans limite jusqu’à ce qu’il l’ait complètement épuisée. Cela ressemble à la disparition de la vigueur estivale dans les couleurs flamboyantes des feuilles d’automne, d’où le bleu apaisant s’est échappé pour s’élever vers le ciel. De là naissent ainsi des couleurs d’une grande puissance, mais sans véritable profondeur. Le Port, 1916. Peinture fixée sous verre, 21,5 x 26,5 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

110

Cette profondeur nous la trouvons dans le bleu : nous le rencontrons d’abord de façon théorique dans ses mouvements physiques lorsqu’il s’éloigne du spectateur pour mieux se

111

Introduction musicale. Le Chanteau violet (étude), 1919. Huile sur toile, 60 x 67 cm. Musée régional des Beaux-Arts de Toula, Toula.

112

Moscou. Place Zubovsky, vers 1916. Huile sur toile, 34,4 x 37,7 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

113

114

rediriger vers son propre centre. Et la même chose a lieu lorsqu’on laisse le bleu imprégner l’âme (qu’elle que soit la forme géométrique choisie). La profondeur du bleu est si importante que son intensité a tendance à s’accroître dans les tons profonds en même temps que son impact devient plus spécifique. Plus le bleu est profond, plus il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui un désir de pureté et finalement de surnaturel. C’est la couleur du ciel, tel que nous nous l’imaginons lorsque nous entendons le mot ciel. Le bleu est la couleur typiquement céleste.36 En s’approfondissant, le bleu développe un sentiment d’apaisement.37 En s’assombrissant, il se rapproche de l’idée d’une tristesse inhumaine.38 Le bleu devient d’une profondeur infinie dans les situations les plus graves, celles qui semblent ne jamais finir et où il ne peut pas y avoir de fin véritable. En s’éclaircissant, ce qui est moins approprié pour le bleu, il devient plus neutre et plus lointain et semble indifférent à l’homme comme le bleu infini du ciel. Plus le bleu est clair, plus sa résonance s’appauvrit jusqu’à atteindre une silencieuse quiétude – et devenir blanc. Musicalement, le bleu clair ressemble à une flûte, le bleu foncé à un violoncelle et le bleu plus foncé encore fait penser à la résonance merveilleuse de la contrebasse ; dans les formes les plus hiératiques et les plus profondes, le bleu est comparable au son solennel de l’orgue. Le jaune devient facilement aigu et ne peut pas être obscurci très profondément. Le bleu aboutit difficilement aux aigus et ne peut pas s’élever à une trop forte intensité. Le vert incarne un équilibre idéal dans le mélange de ces deux couleurs diamétralement opposées en tout. Les mouvements horizontaux s’annihilent mutuellement. Les mouvements vers et en provenance du centre se détruisent également. Un calme infini en résulte. C’est la conclusion logique qui est théoriquement facile à réaliser. Et l’effet direct sur l’œil et finalement, à travers l’œil, sur l’âme humaine conduit au même résultat. Ce fait est connu depuis longtemps des médecins (en particulier les ophtalmologistes) mais pas seulement. Le vert absolu est la couleur la plus apaisante, qui soit : elle ne se déplace vers nulle part et ne porte en elle aucune connotation de joie, de tristesse ou de passion ; elle n’exige rien, n’attire vers rien. Cette absence constante de mouvement est une propriété qui a un effet bénéfique sur les êtres humains et les âmes fatigués mais qui, après un certain temps de quiétude absolue, peut s’avérer légèrement ennuyeux. Les tableaux peints dans une harmonie de vert confirment cette assertion. Tandis que les tableaux peints en jaune communiquent toujours une certaine chaleur spirituelle et qu’un tableau peint en bleu peut donner une impression de froideur (et ont donc un effet actif, puisque l’homme, en tant qu’élément constitutif de l’univers, a été créé pour le mouvement permanent et infini), le tableau peint en vert n’a lui qu’un effet ennuyeux (effet passif). La passivité est la propriété la plus spécifique du vert absolu, et il est vrai que de cette propriété émane l’idée d’un certain embonpoint, une sorte d’autosatisfaction.

Moscou. La Place Rouge, 1916. Huile sur toile, 51,5 x 49,5 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

115

Par conséquent, le vert occupe dans le domaine de la couleur la place de ce qu’on appelle, dans le règne humain, la bourgeoisie : c’est une entité figée, satisfaite d’ellemême, limitée dans toutes les directions. Ce vert-là est comme une grosse vache en bonne santé, couchée et immobile, tout juste capable de ruminer et de regarder le monde à travers ses yeux ternes et stupides.39 Le vert est la couleur principale de l’été ; la nature, après avoir triomphé des tempêtes et des passions de l’année, du printemps, plonge dans une calme autosatisfaction. Lorsque le vert absolu perd ce tranquille équilibre, il se rapproche du jaune et devient actif, jeune et joyeux. Grâce à l’ajout du jaune, une force se réactive. Lorsqu’on l’assombrit en y ajoutant du bleu, le vert prend une résonance très différente : il devient grave et pour ainsi dire, méditatif. Il se produit donc également un élément actif, mais d’un caractère complètement différent que lors du réchauffement du vert. Durant la transition vers le clair ou le sombre, le vert conserve le caractère originel d’indifférence et de calme : le premier domine dans les tons clairs, tandis que le second s’impose dans les tons foncés, ce qui est normal, parce que ces changements sont obtenus par l’ajout de blanc ou de noir. Musicalement, je comparerais le vert absolu aux tons calmes et amples du violon, à sa profondeur moyenne. Ces deux dernières couleurs – le blanc et le noir – ont déjà été caractérisées de manière générale. En regardant de plus près, le blanc, qui est souvent considéré comme une non-couleur (surtout à cause des impressionnistes, qui considèrent « qu’il n’y a pas de blanc dans la nature » 40), paraît comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés matérielles et substances, ont disparu. Ce monde se situe si loin au-dessus de nous qu’aucun des sons qui en émanent ne peut nous atteindre. De ce monde se dégage un grand silence qui semble se matérialiser et prendre la forme d’un mur froid, infranchissable, indestructible, se prolongeant dans l’infini. C’est aussi la raison pour laquelle le blanc agit sur notre âme comme un silence immense et absolu. Il résonne en nous comme un non-son qui correspond assez bien à certaines pauses que l’on trouve en musique, les pauses qui n’interrompent que temporairement le développement d’une période ou d’un contenu, mais qui ne sont pas l’achèvement définitif de ce développement. C’est un silence, qui n’est pas un silence mort mais qui est, au contraire, chargé de possibilités. Le blanc ressemble au silence devenu soudainement intelligible. Un néant qui est encore jeune ou, plus précisément, un néant d’avant le commencement, d’avant la naissance. C’est ainsi, peut-être, que la terre résonnait à la blanche époque de l’ère glaciaire. Journée d’hiver. Le Boulevard Smolenski, vers 1916. Huile sur toile, 26,8 x 33 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

116

Le noir résonne intérieurement comme un néant sans possibilité, comme un néant mort après l’extinction du soleil, comme un éternel silence sans espoir et sans avenir. Musicalement,

117

Composition « Ovale gris », 1917. Huile sur toile, 104 x 133,5 cm. Musée des Beaux-Arts d‘Ekaterinbourg, Ekaterinbourg.

118

Troublé, composition n° 221, 1917. Huile sur toile, 105 x 134 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou.

119

120

il s’illustre comme une pause définitive, dont la suite est comme le début d’un autre monde, parce que tout ce qui a été interrompu par cette suspension est achevé pour toujours : le cercle s’est refermé. Le noir est quelque chose d’éteint, comme un bûcher qui s’est entièrement consumé, quelque chose d’inerte, comme un cadavre insensible face aux évènements qui l’entourent et sur lequel tout semble glisser. Cela ressemble au silence du corps après la mort, au terme de la vie. Vue de l’extérieur, c’est la couleur la plus insonore qui soit, par rapport à laquelle toute autre couleur, même la plus faible, a une résonance plus précise et plus forte. Il se différencie ainsi du blanc près duquel la résonance de presque toutes les couleurs s’atténue, certaines allant jusqu’à disparaître presque complètement, en ne laissant derrière elles qu’un son faible et presque insaisissable.41 Ce n’est pas sans raison que le blanc a été choisi comme symbole de la joie pure et de la pureté immaculée. Et le noir comme symbole de la douleur la plus grande et de la plus profonde et comme image de la mort. L’équilibre entre ces deux couleurs, produit par un mélange mécanique, forme le gris. Bien sûr, une couleur ainsi obtenue ne peut offrir aucune résonance extérieure ni aucun mouvement. Le gris est silencieux et immobile. Toutefois, cette immobilité est d’une tout autre nature que celle du vert, lequel se situe entre deux couleurs actives dont il est le produit. Le gris, quant à lui, exprime une inertie affligeante. Plus le gris devient foncé, plus la désolation prend le dessus jusqu’à créer un véritable sentiment d’étouffement. Lorsqu’on l’éclaircit, une sorte de respiration contenant un élément d’espoir dissimulé apparaît alors. Un gris similaire est généré par un mélange optique de vert et de rouge : il naît d’un mélange spirituel entre une passivité complaisante et un fort rayonnement actif en lui.42 Le rouge, couleur chaude par excellence, agit intérieurement comme une couleur sans limites, vive, agitée et dynamique sans pour autant posséder la légèreté du jaune qui se disperse de tous les côtés. Le rouge, en dépit de toute l’énergie et de l’intensité dont il fait preuve, affiche une immense puissance quasiment consciente de son objectif. C’est dans ce rougissement et dans ce rayonnement, principalement vers l’intérieur et très peu vers l’extérieur, que réside, pour ainsi dire, une certaine maturité masculine. Mais ce rouge parfait peut tolérer dans la réalité tangible de grands changements, digressions et différences. Dans sa forme matérielle, le rouge est très riche et varié. Pensez seulement : du plus léger au plus sombre, le rouge se compose d’une variété de tons parmi lesquels on trouve par exemple le rouge de Saturne, le rouge vermillon, le rouge anglais, le rouge garance ! Cette couleur possède la qualité de conserver assez bien le ton de base tout en paraissant tantôt chaud ou froid.43 Le rouge chaud et clair (Saturne) a une certaine similitude avec le jaune moyen (il contient également en tant que pigment assez de jaune) et éveille un sentiment de force,

Crépuscule, 1917. Huile sur toile, 91,5 x 69,5 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

121

d’énergie, de désir, de détermination, de joie, de triomphe (plus fort), etc. Il rappelle aussi musicalement le son de la fanfare, avec un tuba au son persistant, envahissant et puissant. Dans une coloration moyenne, telle que le vermillon, le rouge obtient la constance du sentiment virulent : il est comme une passion fervente et stable, une puissance sûre d’ellemême qu’il n’est pas facile d’atténuer, mais qui se laisse apaiser par le bleu, comme le fer ardent par l’eau. Ce rouge ne tolère absolument rien de froid et perd, lorsqu’il est refroidi, de sa résonance et de son sens. Et il est vrai que ce refroidissement violent et tragique produit un ton qui est aujourd’hui évité et proscrit par les peintres qui le considèrent comme une « salissure ». Et c’est un tort. La saleté, dans sa forme matérielle, comme conception matérielle existant comme un être matériel, possède, comme tout être, une résonance intérieure. Par conséquent, vouloir éviter la saleté dans la peinture est aujourd’hui aussi injuste et aussi simpliste que l’était hier la crainte de la couleur « pure ». Il faut garder à l’esprit que tous les moyens qui découlent d’une nécessité intérieure sont purs. Ici, la saleté extérieure est intérieurement pure. Sans quoi, la pureté extérieure est intérieurement sale. Comparés avec le jaune, le rouge de Saturne et le vermillon ont des caractéristiques similaires bien que le mouvement vers le spectateur soit beaucoup plus faible : ce rouge luit, mais de façon plus intime, la folie du jaune lui faisant presque entièrement défaut. Par conséquent, il est peut-être davantage apprécié que le jaune : on l’utilise volontiers et abondamment dans l’ornementation folklorique des primitifs et il trouve également une utilisation dans des costumes folkloriques, là où il est spécialement « beau » à l’extérieur comme couleur complémentaire au vert. Ce rouge-là a un caractère principalement matériel et actif (une fois pris de manière isolée) et n’est pas enclin à l’approfondissement, à l’instar du jaune. Ce n’est qu’en le faisant pénétrer dans un milieu plus élevé que ce rouge obtient une résonance plus profonde. L’approfondissement par l’ajout de noir est dangereux parce que le noir-mort atténue l’incandescence et la réduit au minimum. Mais il en résulte le brun, éteint, dur et peu mobile, dans lequel le rouge résonne comme une effervescence à peine audible. Et pourtant, il ressort de cette douce résonance extérieure une bruyante et violente résonance intérieure. L’emploi indispensable du brun crée une beauté intérieure indescriptible : la pondération. Le vermillon résonne comme le tuba et peut être Dans le Sud, 1917. Huile sur toile, 72 x 101 cm. Galerie d’art de P.M. Dogadin d’Astrakhan, Astrakhan. Esquisse pour Peinture au bord blanc, 1913. Huile sur toile, 70 x 104 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. (p. 124-125)

122

également comparé aux forts battements de tambour. Comme n’importe quelle couleur froide, le rouge refroidi peut également (comme le rouge garance) être approfondi (notamment par lasure). Il change alors considérablement de caractère : l’impression d’incandescence profonde augmente, mais l’élément actif disparaît progressivement. Toutefois, cet élément actif n’est pas complètement absent, comme il l’est, par exemple dans le vert profond, et laisse une trace, comme l’attente d’une nouvelle incandescence énergique, comme quelque chose qui ne s’est pas retiré,

123

124

125

126

mais qui se trouve dans l’expectative et qui porte en elle la capacité d’un sursaut sauvage. La grande différence entre le rouge et le bleu profond est mise à jour ici car, même dans cet état, quelque chose de physique émane du rouge. Il rappelle les tonalités moyennes et basses du violoncelle, porteur de passions. Le rouge refroidi quand il est léger, devient encore plus physique, mais ce pur caractère physique, ressemble à une joie pure et juvénile, à une jeune fille fraîche et chaste. Il est aisé d’exprimer musicalement cette image par les sons hauts, clairs et chantants du violon.44 Cette couleur, qui s’intensifie lorsqu’on y ajoute du blanc, a du succès auprès des jeunes filles. Le rouge réchauffé, rehaussé par l’ajout de jaune, donne la couleur orange. Par cette addition, le mouvement intrinsèque du rouge met en mouvement un rayonnement, une expansion dans son entourage. Toutefois le rouge, qui joue un rôle majeur dans la formation de l’orange, obtient de cette couleur une connotation de gravité. Il est semblable à un être humain sûr de ses propres forces, qui suscite par conséquent un sentiment particulièrement sain. Cette couleur résonne comme la cloche d’une église qui sonne l’Angélus, comme la voix puissante d’un alto, ou comme un violon chantant un largo. Si l’orange est causé par le rapprochement du rouge vers le spectateur, le violet naît du retrait dans le bleu de la couleur rouge, le bleu s’éloignant des spectateurs. Mais ce rouge fondamental doit être refroidi car le rouge réchauffé ne peut pas être mélangé (par quelque processus que ce soit) avec la froideur du bleu, ce qui est aussi vrai dans le domaine du spirituel. Le violet est donc un rouge refroidi dans le sens physique et psychologique. Il porte en lui quelque chose d’un peu morbide, d’éteint (scories de charbon !), de triste. Ce n’est pas un hasard si cette couleur est souvent celle des robes portées par les femmes d’un certain âge. En Chine, le violet est la couleur des vêtements pendant le deuil. Sa résonance ressemble au son du cor anglais, du chalumeau et, lorsqu’il est plus profond, aux tons graves des instruments de bois (par exemple, le basson).45 Ces deux dernières couleurs, produites en ajoutant du rouge au jaune ou au bleu, possèdent un équilibre légèrement instable. Lorsqu’on mélange ces couleurs, on peut d’ailleurs observer ce sentiment de perte d’équilibre. On a l’impression d’être comme un funambule qui doit être attentif et maintenir en permanence l’équilibre entre les deux côtés. Où commence l’orange et où s’arrêtent le jaune et le rouge ? Où se trouve la limite exacte qui sépare le violet du rouge ou du bleu ?46 Les deux couleurs caractérisées ci-dessus (orange et violet) sont la quatrième et dernière opposition dans l’éventail des couleurs simples et primaires, qui entretiennent physiquement les mêmes rapports que ceux de la troisième opposition (le rouge et le vert), comme couleurs complémentaires.

Peinture au bord blanc, mai 1913. Huile sur toile, 140,3 x 200,3 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

127

Identiques à un grand cercle, à un long serpent qui se mord la queue (le symbole de l’infini et de l’éternité), ces six couleurs se dressent devant nous, formant par paire trois grandes oppositions. Et à droite et à gauche, s’élèvent les deux principales possibilités du silence ; le silence de la mort et celui de la naissance. Il va de soi que tous les termes utilisés pour désigner ces couleurs simples restent provisoires. Il en va de même pour les sentiments impliqués pour décrire les couleurs (tels que la joie, la tristesse, etc.). Ces sentiments ne sont que les états matériels de l’esprit. Les tons des couleurs, comme ceux de la musique, sont de nature beaucoup plus raffinée et font vibrer l’âme humaine d’une façon beaucoup plus subtile qui ne peut être décrite avec des mots. Chacun de ses tons trouvera sans doute une expression adéquate au fil du temps, y compris dans le mot matériel, mais il y aura toujours quelque chose que les mots ne réussiront pas à exprimer pleinement, sans qu’il s’agisse pour autant d’un ornement sonore superficiel, mais justement de l’essentiel même. C’est pourquoi les mots sont et resteront de simples indications, des signes relativement extérieurs aux couleurs. Dans cette impossibilité à remplacer l’essence de la couleur par la parole ou par d’autres moyens réside la possibilité de l’art monumental. Sous des combinaisons très riches et très diverses, il faut trouver ici celle qui repose sur le fait qui vient d’être constaté. À savoir : la même résonance intérieure peut être produite par différents arts au même moment, tout en sachant que chaque art montrera en dehors de ce ton général, une valeur essentielle qui lui est propre, ajoutant ainsi une richesse et une force à la résonance intérieure générale, qui ne peut être atteinte à travers un seul et unique art. Chacun peut aisément se rendre compte quelles dysharmonies égalant en force et en profondeur cette harmonie et quelles combinaisons infinies deviendront possibles grâce à la suprématie d’un tel art, grâce à la prépondérance des oppositions de divers arts, combinés à d’autres arts résonnants de manière latente, etc. On entend souvent dire que la possibilité de remplacer un art par un autre (par exemple, par le mot, en d’autres termes, la littérature), contredirait la nécessité de la diversité des arts. Mais ce n’est pas le cas. Comme on l’a déjà dit, l’exacte répétition d’une même résonance à travers différents arts n’est pas possible. Dans l’hypothèse où cela serait possible, la répétition de la même résonance aurait au moins extérieurement une coloration différente. Sans Titre, 1915. Aquarelle et encre de Chine sur papier, 22,7 x 33,8 cm. Albertina, Vienne. Composition, 1916. Aquarelle, 22,8 x 34 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou. (p. 130-131)

128

Et même si tel n’était pas le cas, si la répétition d’une résonance à travers différents arts aboutissait à chaque fois exactement à la même résonance (intérieurement et extérieurement), une telle répétition ne serait pas superflue. Pour la simple et bonne raison que différentes personnes sont douées pour différents arts (de manière active ou passive, c’est-à-dire en tant qu’émetteur ou destinataire de la résonance). Mais même si tel n’était pas le cas, la répétition n’en serait pas pour autant dépourvue de signification. La répétition des mêmes résonances, l’accumulation de ces dernières densifient l’atmosphère spirituelle,

129

130

131

132

qui est nécessaire à l’épanouissement des sentiments (même la substance la plus fine), comme le mûrissement des fruits exige l’atmosphère condensée d’une serre, une condition absolue pour la maturation. L’être humain en est l’exemple même, lui sur qui la répétition des actions, des pensées, des sentiments fait finalement une forte impression même s’il est peu capable d’absorber les différentes actions, etc., de manière intense comme un tissu très dense boit les premières gouttes de pluie.47 Mais cet exemple presque tangible ne suffit pas à s’imaginer l’atmosphère spirituelle. Spirituellement, elle est pareille à l’air qui peut être pur ou rempli d’éléments étrangers divers : non seulement des actions qui peuvent être observées par tout un chacun, des pensées et des sentiments qui peuvent avoir une expression extérieure, mais aussi des actions tout à fait cachées, dont « personne ne sait rien », des pensées inexprimées, des sentiments non extériorisés (des actions enfouies dans l’homme). Tous ces éléments forment l’atmosphère spirituelle. Les suicides, les meurtres, la violence, les pensées indignes et viles, la haine, l’hostilité, l’égoïsme, l’envie, le « patriotisme », la partialité sont des formes spirituelles, ce sont des êtres spirituels qui créent cette atmosphère.48 Et inversement, le sacrifice de soi, l’entraide, les pensées élevées et pures, l’amour, l’altruisme, la joie exprimée face au bonheur de l’autre, l’humanité, la justice sont également des êtres spirituels qui, pareils au soleil détruisant les microbes, tuent les premiers et purifient l’atmosphère.49 L’autre répétition (plus ardue) est celle à laquelle participent différents éléments sous différentes formes. Dans notre cas, plusieurs arts (c’est-à-dire, mis en œuvre et additionnés – l’art monumental). Cette forme de répétition est encore plus puissante, parce que différentes natures humaines réagissent différemment aux différents moyens mis en œuvre ; pour les uns, la plus accessible est la forme musicale (qui agit fondamentalement sur tout le monde – à de rares exceptions près), pour d’autres la peinture – pour d’autres encore – la littérature, etc. En outre, les forces cachées dans les différents arts sont de nature fondamentalement différentes, de manière à ce qu’elles intensifient le résultat à atteindre même chez les mêmes personnes, bien que tout art œuvre de sa propre initiative et de manière isolée. Les effets, difficiles à saisir, des couleurs individuelles représentent la base sur laquelle s’harmonisent les différentes valeurs. Des images (dans les arts appliqués, des décorations) sont maintenues dans une tonalité uniforme qui est sélectionnée selon l’émotion artistique. La pénétration d’une tonalité colorée, le rapport de deux couleurs adjacentes se mélangeant l’une à l’autre, est la base sur laquelle l’harmonie des couleurs a souvent été établie. En s’appuyant sur ce qui vient d’être dit sur l’effet des couleurs et parce que nous vivons à une époque remplie d’interrogations, d’intuitions, d’interprétations, et qui est donc également remplie de contradictions (pensez également aux différentes sections du triangle), il est facile d’arriver à la conclusion

Étude pour Dans le Gris, 1919. Aquarelle sur papier, 25,6 x 34,4 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

133

134

Dans le Gris, 1919. Huile sur toile, 129 x 176 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

135

qu’une harmonisation établie sur la base de chacune des couleurs, semble, à notre époque, la moins appropriée. Nous pouvons recevoir les œuvres de Mozart, avec envie ou avec une triste sympathie. Elles se révèlent être pour nous une pause bienvenue dans le grondement de notre vie intérieure, un réconfort et un espoir, mais nous les percevons comme une résonance venue d’un autre temps qui nous est au fond étranger. Lutte des sons, équilibre perdu, « principes » qui tombent, battements de tambour inattendus, grandes questions, ambition apparemment sans but, désir et envie apparemment brisés, chaînes et liens rompus, qui en réunissent plusieurs pour n’en former plus qu’un, contrastes et contradictions – voilà notre harmonie. Cette composition s’appuie sur une harmonie qui est une compilation de formes colorées et de dessins qui existent par eux-mêmes et de manière indépendante, extraits de la nécessité intérieure et formant ainsi par cette vie commune engendrée de la sorte un tout qui est appelé « tableau ». Seuls ces éléments uniques sont essentiels. Tout le reste (y compris le maintien de l’élément objectif) est accessoire. Ce reliquat n’est qu’un bruit d’accompagnement. Logiquement, il en découle également la combinaison de deux tons colorés ensemble. Basé sur le même principe de l’antilogique, on réunit maintenant des couleurs qui ont longtemps été considérées comme dissonantes. Il en est ainsi avec le rapprochement du rouge et du bleu, ces couleurs qui n’entretiennent aucune relation physique mais qui, précisément à cause de la grande opposition spirituelle qui existe entre eux, sont vues aujourd’hui comme l’une des harmonies les plus actives et les plus justes. Notre harmonie repose essentiellement sur ce principe d’opposition, qui, en tout temps, s’impose comme le principe artistique le plus important. Cependant, notre opposition est celle de l’opposition intérieure, qui se tient à part et exclut toute aide (aujourd’hui perturbation et surabondance) venant d’autres principes d’harmonisation ! Et il est curieux de constater que cette combinaison de rouge et de bleu, qui était si populaire parmi les primitifs (chez les primitifs Allemands, Italiens, etc.), s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans les vestiges de cette époque (par exemple, la forme populaire de la sculpture religieuse).50 Très souvent, les tableaux et sculptures en couleurs représentent la Mère de Dieu portant une robe rouge avec une pelisse bleue par-dessus ; il semble que les artistes voulaient représenter la grâce céleste, qui a été envoyée aux hommes terrestres, dans le but de recouvrir la nature humaine par la nature divine. Logiquement, la qualification de notre harmonie suppose que la nécessité intérieure exige « aujourd’hui » une réserve d’expression infiniment grande. L’Arche bleue (La Crête), 1917. Huile sur toile, 133 x 104 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

136

Des compositions « licites », « illicites », la collision de différentes couleurs, la domination d’une couleur sur une autre, de plusieurs sur une, la supériorité de l’une par

137

rapport à l’autre, la précision des taches de couleurs, la dissolution simple ou variée, le contrôle de la coulure de la tache de couleur au moyen de limites graphiques, le débordement de cette tache au-delà de cette limite, la fusion, la séparation nette, etc., ouvrent une série de perspectives purement picturales (= de couleurs) se perdant dans l’infini des possibilités. Le détachement du monde matériel et l’un des premiers pas dans le domaine de l’abstraction a été, dans l’expérience graphique et picturale, l’exclusion de la troisième dimension, à savoir la volonté de conserver « l’image » comme une peinture sur une surface. Toute « forme » a été bannie. En conséquence, l’objet réel s’est déplacé vers une forme plus abstraite, ce qui signifie un certain progrès. Cependant, ce progrès a immédiatement entraîné la fixation des possibilités sur la surface réelle de la toile, conférant au tableau une nouvelle sonorité accessoire tout à fait matérielle. Mais cette fixation signifiait en même temps une nouvelle limitation de ces possibilités. La volonté de se libérer de cette matérialité et de cette limitation, combinée à la volonté d’atteindre le compositionnel, devrait mener, en toute logique, à l’abandon de la surface. Une tentative pour amener l’image sur une surface idéelle qui devait ainsi se former avant la surface matérielle de la toile a déjà été faite.51 D’une composition faite de triangles plats naquit une composition de triangles plastiques en trois dimensions, des pyramides (c’est ce qu’on appelle le « cubisme »). Et rapidement, il se produisit un mouvement d’inertie qui se concentra justement sur cette forme, conduisant à un nouvel appauvrissement des possibilités. C’est le résultat inévitable de l’extériorisation d’un principe découlant d’une nécessité intérieure. Et précisément dans ce cas qui est d’une importance majeure, il ne faut pas oublier qu’il existe d’autres moyens pour conserver la surface matérielle, pour former une surface idéelle sans pour autant la fixer comme une surface plane, mais en la traitant comme un espace à trois dimensions. La finesse ou l’épaisseur d’une ligne, le positionnement de la forme sur la surface, l’imbrication d’une forme dans une autre sont des exemples de l’expansion graphique de l’espace. Des possibilités analogues sont fournies par la couleur, qui peut, lorsqu’elle est employée correctement, s’avancer ou reculer, tendre vers l’avant ou vers l’arrière et peut transformer l’image en une créature suspendue dans l’air, ce qui est synonyme d’une expansion picturale de l’espace. L’association de ces deux possibilités d’expansion, par résonance, ou par écho, est l’un des éléments les plus riches et les plus grandioses de la composition picturale et graphique.

Deux Ovales, 1919. Huile sur toile, 107 x 89,5 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg. Ovale rouge (Krasny oval), 1920. Huile sur toile, 71,5 x 71,2 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. (p. 140) Cercle bleu, 1922. Huile sur toile, 110 x 100 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. (p. 141)

139

140

141

VII. La Théorie

C

ompte tenu des caractéristiques actuelles de l’harmonie, il semble encore moins possible aujourd’hui d’élaborer une théorie prête à l’emploi, afin d’établir la basse continue de la peinture.52 De telles expériences mèneraient dans la

pratique au même résultat que celui déjà apporté par les petites cuillères de Léonard de Vinci, mentionné auparavant. Mais prétendre qu’il n’y aura jamais des règles fixes dans la peinture qu’elles rappellent les principes de base ou qu’elles conduisent forcément à l’académisme, serait toutefois imprudent. La musique possède elle aussi sa grammaire : comme tout ce qui est vivant, elle connaît de grandes évolutions au fil du temps, mais d’un autre côté, elle peut également servir d’aide, comme une sorte de dictionnaire dont l’utilisation a toujours été bien utile. Notre peinture se trouve néanmoins aujourd’hui dans une autre situation ; son affranchissement de la dépendance directe à la « nature » en est à ses débuts. Si jusqu’à présent la couleur et la forme ont été utilisées comme agents intérieurs, c’était avant tout de manière inconsciente. L’assujettissement de la composition à une forme géométrique a déjà été utilisé dans l’art antique (par les Perses, par exemple). Mais construire sur une base purement spirituelle est un long travail qui s’entreprend dans un premier temps à l’aveugle et sans but précis. Pour cela, il est nécessaire que le peintre cultive ses yeux aussi bien que son âme, de sorte qu’elle soit en mesure de peser la couleur sur sa balance, d’accueillir les impressions extérieures (et intérieures), et d’agir enfin comme une force décisive dans la conception de ses œuvres. Si nous devions commencer par détruire le lien qui nous relie à la nature, par forcer la libération et par nous contenter exclusivement de la combinaison de la couleur pure et de la forme indépendante, nous concevrions alors des œuvres ressemblant à une ornementation géométrique qui, dit grossièrement, ressembleraient à une cravate ou à un tapis. La beauté de la couleur et de la forme (malgré l’affirmation des esthètes purs ou des naturalistes qui visent essentiellement la « beauté ») ne représente pas un objectif suffisant en art. Du fait de l’état élémentaire dans lequel nous nous trouvons en ce qui concerne la peinture, nous sommes encore incapables d’obtenir une expérience intérieure à partir d’une composition de couleurs et de formes complètement libérées. La vibration nerveuse est ici bien présente (face aux objets de l’artisanat, par exemple), mais elle reste principalement bloquée dans le domaine nerveux parce que les vibrations de l’esprit et les secousses de l’âme qu’elles provoquent sont d’une intensité trop faible. Mais lorsque nous observons

Tache noire, 1921. Huile sur toile, 138 x 120 cm. Kunsthaus Zürich, Zurich.

143

que le tournant spirituel a adopté une cadence de plus en plus entraînante, que même la base « la plus résistante » de la vie intellectuelle, à savoir la science positive, se trouve entraînée dans son sillage, prête à dissoudre la matière, on peut soutenir alors que seules quelques « heures » nous séparent encore de cette composition pure. L’ornementation n’est, elle non plus, pas tout à fait sans vie. Elle a sa vie intérieure propre, qui, soit ne nous est plus intelligible (ornementation ancienne), soit nous apparaît tout simplement comme un chaos sans logique, un monde où, pour ainsi dire, les adultes et les embryons sont traités de la même manière et jouent le même rôle social et où des êtres avec des parties du corps déchirées sont posées sur une planche avec des nez, des orteils et des nombrils vivants et autonomes. C’est le chaos d’un kaléidoscope,53 dans lequel le hasard matériel mène la danse et non l’esprit. Et malgré cette inintelligibilité ou incapacité à se rendre intelligible, l’art ornemental continue d’agir sur nous et ce, même s’il est hypothétique et aléatoire54: un ornement oriental diffère intérieurement d’un ornement africain, suédois, ou grec, etc. Et non sans raison, il est d’usage courant de caractériser des étoffes imprimées en disant qu’elles sont plaisantes, graves, tristes, vives, etc., c’est-à-dire, en employant les mêmes adjectifs, que ceux utilisés par les musiciens pour déterminer (Allegro, Serioso, Grave, Vivace etc.) l’exécution d’un morceau. Il est fort possible que l’ornementation ait puisé son inspiration dans la nature (les artisans d’art moderne cherchent leurs motifs dans les champs et les forêts). Mais même si nous supposons qu’aucune autre source que la nature extérieure n’a été utilisée, il n’en reste pas moins que les formes et les couleurs naturelles dans un bon ornement n’ont pas été traitées seulement de l’extérieur, mais plutôt comme des symboles, de manière presque hiéroglyphique. Et c’est précisément pour cela qu’elles sont devenues progressivement inintelligibles, et que nous ne pouvons plus décrypter leur valeur intérieure. Un dragon chinois, par exemple, qui a maintenu dans sa forme Segment bleu, 1921. Huile sur toile, 120,6 x 140,1 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. Petits Mondes I, 1922. Lithographie en couleurs, 24,8 x 21,8 cm. The Museum of Modern Art, New York. (p. 146) Petits Mondes V, 1922. Lithographie en couleurs, 27,3 x 23,3 cm. The Museum of Modern Art, New York. (p. 147)

144

ornementale une grande part de corporalité, nous touche si peu que nous pouvons tranquillement le tolérer dans notre salle à manger et dans notre chambre à coucher sans ressentir plus d’émotions qu’en face d’un chemin de table avec des petites marguerites brodées. Il se peut qu’un nouvel art décoratif voie le jour au terme de cette période crépusculaire, qui ne se composera guère de formes géométriques. Mais aujourd’hui, au point où nous en sommes, tenter de créer ces ornements par la force, équivaudrait à tenter d’ouvrir un bourgeon de fleur à peine ouvert avec ses doigts. Nous sommes actuellement toujours étroitement liées à la nature extérieure et nous devons y puiser nos formes. Toute la question est à présent : comment pouvons-nous le faire ?

145

148

C’est-à-dire, jusqu’où peut aller notre liberté de changer ces formes et avec quelles couleurs peuvent-elles être combinées ? Cette liberté peut aller aussi loin que le peut la sensibilité de l’artiste. De ce point de vue, on peut se rendre compte dans le même temps de la nécessité absolue de préserver cette sensibilité. Quelques exemples répondront à la seconde partie de la question de manière tout à fait suffisante. La couleur rouge vif, toujours stimulante, prise en compte de manière isolée, modifie sa valeur intérieure de façon significative lorsqu’elle n’est plus isolée comme une sonorité abstraite, et qu’elle est utilisée comme l’élément d’un ensemble, associée à une forme naturelle. Cet emploi du rouge avec diverses formes naturelles suscitera également divers effets intérieurs, qui paraîtront toutefois familiers de par l’effet persistant du rouge. Associons ce rouge au ciel, à une fleur, une robe, un visage, un cheval, un arbre. Un ciel rouge nous amène par association à imaginer un coucher du soleil, un incendie et d’autres phénomènes similaires. C’est par conséquent un effet « naturel » (cette fois solennel, menaçant) qui est créé. Cela dépend évidemment beaucoup de la façon dont sont traités les autres objets qui vont être associés à ce ciel rouge. S’ils sont placés dans un lien de causalité, et sont également associés à des couleurs vraisemblables, alors l’effet naturel du ciel sera conforté. Si toutefois les autres éléments sont éloignés de la nature, ils participent à atténuer l’aspect « naturel » du ciel, et peuvent même le détruire. Il en est de même pour l’ajout de la couleur rouge sur un visage : le rouge peut figurer l’émotion du personnage peint, ou bien il peut être éclairé par une lumière spéciale et ces effets ne peuvent être détruits que par une grande abstraction des autres parties du tableau. Le rouge d’une robe en revanche est un tout autre problème, parce qu’une robe peut être de n’importe quelle couleur. Un tel rouge pourra au mieux agir en tant que nécessité « picturale » parce que la couleur ne peut être traitée que de manière isolée ici, sans qu’on puisse l’associer directement à des fins matérielles. Le rouge de la robe générera cependant un effet de réciprocité entre le rouge de la robe et le personnage vêtu en rouge, et inversement. Si, par exemple, l’atmosphère du tableau est triste et si cet effet est particulièrement concentré sur la figure vêtue en rouge (par la position du personnage dans l’ensemble de la composition, par son mouvement propre, par les traits de son visage, la posture de la tête, la couleur du visage, etc.), le rouge de la robe soulignera alors de manière particulièrement forte, par effet de dissonance émotionnelle, la tristesse de l’image et surtout celle du personnage principal. Nécessairement, une autre couleur qui porterait en elle-même cette idée

Composition sur fond blanc, 1920. Huile sur toile, 95 x 138 cm. Musée Russe, Saint-Pétersbourg.

149

150

Paysage, 1913. Huile sur toile, 88 x 100 cm. Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.

151

de tristesse, affaiblirait cette impression en atténuant l’élément dramatique. 55 Voilà donc encore une fois en œuvre le principe des oppositions déjà mentionné. L’élément dramatique n’est créé ici que par l’inclusion de la couleur rouge dans le tout formé par cette triste composition parce que le rouge lorsqu’il est pris de façon isolé (ou bien lorsqu’il s’abat sur le calme miroir de l’âme humaine), ne porte généralement pas en lui l’idée de tristesse. 56 La situation serait tout à fait différente si ce même rouge était utilisé pour colorer un arbre. La tonalité de base du rouge demeure la même que dans tous les cas mentionnés ici. À cela s’ajoute la valeur spirituelle de l’automne (puisque le mot « automne » seul incarne une unité mentale, à l’instar de toute autre notion qu’elle soit réelle, abstraite, immatérielle ou physique). La couleur s’intègre complètement à l’objet et constitue un élément isolé sans les accents dramatiques présents lorsque l’on utilise le rouge pour colorer un vêtement. Enfin, une situation très différente apparaît avec l’image d’un cheval rouge. Le son de ces mots nous plonge déjà dans une ambiance toute différente. L’invraisemblance de l’existence dans la nature d’un cheval rouge exige que le cheval se trouve dans un milieu non-naturel sans quoi, l’effet global peut apparaître soit comme une curiosité (un effet purement superficiel situé en dehors de l’art), soit comme un conte maladroitement interprété (donc une curiosité provoquée mais sans aucun effet artistique). 57 Un paysage naturaliste ordinaire, des personnages modélisés, anatomiquement dessinés, créeraient une telle dissonance avec ce cheval qu’aucun sentiment n’en serait provoqué et il n’y aurait aucun moyen d’unifier le tout. La définition actuelle de l’harmonie nous montre comment comprendre cette « unité » et ce à quoi elle pourrait ressembler. On peut en conclure qu’il est possible de diviser le tableau entier, de le noyer dans les contradictions, de réaliser des surfaces extérieures par de nombreux moyens, de construire toutes sortes de surfaces extérieures, sans que la surface intérieure n’en soit modifiée. Les éléments de composition du tableau ne se trouvent pas dans l’aspect extérieur, mais uniquement Lignes noires, décembre 1913. Huile sur toile, 129,4 x 131,1 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. Composition abstraite, 1915. Plume et encre de Chine sur papier. Musée régional des Beaux-Arts de Riazan, Riazan. (p. 154) Oiseaux exotiques, 1915. Huile sur toile, 34,4 x 25,4 cm. Galerie d’État Trétiakov, Moscou. (p. 155)

152

dans la nécessité intérieure. Le spectateur est également trop habitué face à de telles situations à chercher un « sens », c’est-à-dire un lien entre les différentes parties extérieures du tableau. C’est l’époque matérialiste qui, encore une fois, a façonné le regard que le spectateur porte non seulement sur la vie, mais également sur l’art ; celui-ci (et en particulier un « connaisseur ») ne sait pas regarder un tableau sans chercher à y voir toutes sortes de choses (imitation de la nature, interprétation de la nature à travers le tempérament de l’artiste – c’est-à-dire ce tempérament, atmosphère directe, « peinture », anatomie, perspective, atmosphère externe, etc.). Il oublie cependant de chercher à ressentir en

153

154

155

156

lui-même la vie intérieure du tableau ou de laisser agir le tableau directement sur lui. Aveuglé par les moyens extérieurs, son œil spirituel ne cherche pas ce qui vit à travers ces moyens. Lorsque nous menons une conversation intéressante avec quelqu’un, nous essayons de sonder son âme, de connaître son être intérieur, ses pensées et ses sentiments et nous ne songeons nullement qu’il est en train d’avoir recours à des mots, constitués de lettres, et que ces lettres ne sont rien que des sons fonctionnels qui, pour se faire entendre, nécessitent de laisser pénétrer l’air dans les poumons (la partie anatomique), puis de l’expirer, afin que cela provoque grâce à la position particulière de la langue, des lèvres, etc. une vibration de l’air (partie physique), qui traverse le tympan, etc., jusqu’à atteindre notre conscience (partie psychologique) et provoque un effet nerveux (partie physiologique) et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Nous savons que ces parties constitutives de notre conversation sont accessoires, purement fortuites, des ressources externes nécessaires qui sont utilisées au moment où l’on parle, et que l’essence de la conversation consiste dans la communication des idées et des sentiments. C’est ainsi que l’on devrait se positionner face à une œuvre d’art et recevoir de ce fait l’effet direct et abstrait de l’œuvre. Avec le temps, la possibilité de parler grâce à des moyens artistiques purs se développera et il sera alors superflu d’emprunter des formes au monde extérieur pour former le discours intérieur, ce qui nous autorise aujourd’hui, en utilisant la forme et la couleur, à diminuer ou à augmenter la valeur intérieure de ces derniers. Le contraste (comme la robe rouge dans la composition triste) peut avoir une force illimitée, mais doit demeurer sur un même niveau moral. Aussi, même si ce niveau existe, la question des couleurs dans notre exemple n’est pas entièrement résolue. Les objets « non naturels » et les couleurs qui s’accordent avec eux peuvent aisément adopter une résonance littéraire lorsque la composition ressemble à un conte de fées. Ce dernier résultat plonge le spectateur dans une atmosphère qu’il accepte calmement parce qu’il la sait imaginaire ; ainsi, il cherche d’abord la fable et reste insensible ou peu sensible à l’effet de la couleur pure. Dans tous les cas, dans cette situation précise, l’effet pur et direct de la couleur n’est plus possible car l’aspect extérieur a légèrement pris le dessus sur l’effet intérieur. En général, l’être humain préfère rester à la surface plutôt que de plonger dans les profondeurs, car cela lui demande moins d’efforts. Il est vrai que « rien n’est plus profond que la superficialité », mais cette profondeur est celle du marais. Y a-t-il d’autre part, un art qui soit pris plus à la légère que l’art « plastique » ? Quoi qu’il en soit, dès que le spectateur se croit au pays des merveilles, il est aussitôt immunisé contre les fortes vibrations émotionnelles. Tout le travail de l’artiste s’en retrouve alors anéanti. Par conséquent, il est impératif de trouver un moyen qui, d’une part, exclut l’effet conte de fées

58

et qui, d’autre part, n’inhibe en

aucune façon l’effet de la couleur pure. À cet effet, la forme, le mouvement, la couleur, les objets puisés dans la nature (réels ou irréels) ne doivent pas causer un effet narratif

Sans Titre, 1916. Mine graphite et crayons de couleur sur papier, 26,3 x 18 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

157

Formes capricieuses, juillet 1937. Huile sur toile, 88,9 x 116,3 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

158

Rose décisif, mars 1932. Huile sur toile, 81 x 100 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

159

extérieur ou lié à l’extérieur. Et plus le mouvement est arbitraire, plus son effet est pur, profond et intérieur. Un mouvement très simple, dont l’objectif est inconnu, agit comme un grand mouvement solennel et mystérieux. Et ceci, aussi longtemps que l’on ne connaît pas l’objectif pratique et extérieur du mouvement. Il agit donc comme une résonance pure. Lorsque l’objectif est inconnu, un travail collectif simple (par exemple, la préparation pour soulever une charge lourde), a un effet si significatif, si mystérieux, si dramatique et si passionnant que l’on s’arrête involontairement comme devant une vision, comme devant une vie placée sur un autre plan, jusqu’à ce que brusquement la magie disparaisse et que l’explication pratique vienne comme un choc éclairer le procédé énigmatique et ses fondements. Dans ce mouvement simple et arbitraire réside un trésor incommensurable de possibilités. De telles situations se présentent facilement, en particulier lorsqu’on se promène et que l’on est plongé profondément dans des pensées abstraites. Ce genre de pensées arrache l’homme à l’agitation quotidienne, pratique et rationnelle. Voilà pourquoi l’observation de mouvements aussi simples en dehors du circuit pratique est possible. Mais, dès que l’on se souvient que rien de mystérieux ne peut se passer dans nos rues, l’attention se détourne immédiatement de ce mouvement : le sens pratique du mouvement supprime le sens abstrait. C’est sur ce principe que doit se construire et que se construira « nouvelle danse », qui est le seul moyen d’exploiter la pleine signification, le sens intérieur du mouvement dans l’espace et dans le temps. L’origine de la danse est en apparence d’une nature purement sexuelle. Il reste que l’on retrouve encore aujourd’hui cet élément originel dans les danses folkloriques. La nécessité d’utiliser la danse comme un moyen cultuel (moyen d’inspiration), reste, pour ainsi dire, à la surface des possibilités offertes par le mouvement. Progressivement, ces deux applications pratiques ont pris une coloration artistique, qui a évolué au fil des siècles et qui a abouti au langage des mouvements de la danse classique. À l’heure actuelle, ce langage n’est compris que par de rares personnes et perd progressivement en lisibilité. De plus, il est pour la période à venir de nature bien trop naïve : jusqu’alors, il ne servait qu’à l’expression de sentiments matériels (amour, peur, etc.) et doit à présent être remplacé par langage nouveau capable de créer des vibrations de l’âme plus raffinées. C’est pour cette raison que les réformateurs de la danse de notre temps ont eu recours aux formes passées, où ils puisent encore aujourd’hui leur inspiration. C’est ainsi qu’a vu le jour le lien qu’Isadora Duncan a établi entre la danse grecque et la danse moderne à venir. Elle a suivi le même cheminement que les peintres qui se sont inspirés des Rampant, octobre 1934. Aquarelle, brosse, plume et encre de Chine sur papier marouflé sur planche, 52,7 x 28,6 cm. Collection privée.

160

primitifs. Bien sûr, tout comme dans la danse (et dans la peinture), cela ne représente qu’une étape transitoire. Nous sommes face à la nécessité de la formation d’une danse nouvelle, la danse de l’avenir. La même loi de l’exploitation inconditionnelle du sens intérieur du mouvement comme élément principal de la danse saura

161

162

également agir ici et nous permettra d’atteindre notre objectif. Ici aussi, la « beauté » classique du mouvement sera jetée par-dessus bord et le processus « naturel » (narration = élément littéraire) sera déclaré inutile, voire gênant. De même qu’il n’y a pas dans la musique ou de « sonorité laide » ou de « dissonance » extérieure, c’està-dire que chaque résonance, chaque harmonie est belle (= appropriée) quand elle émane d’une nécessité intérieure, la valeur intérieure de la danse sera elle aussi bientôt ressentie dans chaque mouvement, et la beauté intérieure remplacera la beauté apparente. De ces mouvements « laids » devenus soudainement beaux, s’échappera immédiatement une intensité insoupçonnée et une force vive. C’est là que commence la danse de l’avenir. Cette danse de l’avenir, élevée au même niveau que la musique et la peinture d’aujourd’hui, constituera le troisième élément nécessaire à la réalisation du décor scénique, qui sera la première œuvre de l’art monumental. La composition de la scène sera d’abord composée de ces trois éléments : 1. Le mouvement musical 2. Le mouvement pictural 3. Le mouvement chorégraphique. Selon ce qui a été exposé plus haut à propos de la composition purement picturale, chacun peut comprendre ce que signifie le triple effet du mouvement intérieur (= décor scénique). Et de même que les deux composantes principales de la peinture (forme picturale et graphique), mènent chacune une vie autonome, s’exprimant exclusivement par les moyens uniques qui leur sont propres et, de même que la composition en peinture naît de la combinaison de ces composantes, de leurs caractéristiques et de leurs possibilités, la composition scénique sera rendue possible, grâce au concours (ou à la réaction) des trois mouvements précités. L’expérience de Scriabine, mentionnée ci-dessus (augmentation de l’effet de la tonalité musicale par l’action de la tonalité colorée correspondante) n’est bien sûr qu’un test très élémentaire ne représentant qu’une possibilité parmi d’autres. Outre la résonance de deux ou, éventuellement, de trois éléments de la composition scénique, il est également possible de mettre en œuvre ce qui suit : la contre-sonorité, l’action alternée d’un élément, l’autonomie (extérieure) complète de chacun des éléments individuels, etc. C’est précisément ce dernier élément qu’Arnold Schönberg a appliqué dans ses quatuors. Et on peut aisément voir ce que gagne ici l’harmonie intérieure à la fois en puissance et en portée lorsque l’harmonie extérieure est utilisée

Dans le Carré noir, juin 1923. Huile sur toile, 97,5 x 93,3 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

163

164

Ligne transversale, 1923. Huile sur toile, 140,5 x 201,5 cm. Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf.

165

dans ce sens. On s’imagine maintenant le monde nouveau et rempli d’espoir formé par ces trois éléments puissants qui serviront un objectif purement créatif. Je suis obligé maintenant de renoncer à poursuivre le développement de cette question importante. Le lecteur pourra utiliser dans ce cas aussi le principe proposé pour la peinture et verra apparaître spontanément devant son œil spirituel, le rêve enchanteur du décor scénique futur. Sur les routes embourbées de ce nouvel empire qui s’ouvre devant le pionnier comme un réseau sans fin et le mènent à travers de sombres forêts vierges, le long d’immenses précipices où se dressent des sommets enneigés, au bord d’abîmes vertigineux, il sera toujours accompagné par la main sûre du même guide – le principe de nécessité intérieure. Des deux exemples examinés ci-dessus au sujet de l’utilisation de la couleur, de la nécessité et de l’importance de l’application de formes « naturelles » en liaison avec la couleur en tant que sonorité, on apprend : 1. Où se situe le chemin vers la peinture 2. Comment, en principe, il faut aborder ce chemin. Ce chemin se situe entre deux zones (qui représentent aujourd’hui deux dangers) : à droite, se trouve l’application de la couleur totalement abstraite, complètement émancipée sous forme « géométrique » (ornementation) ; à gauche, se trouve l’emploi plus réel de la couleur dans une « forme physique » (fantastique), qui est paralysée par les formes. Et en même temps, il est d’ores et déjà possible de s’avancer jusqu’à ces limites, à droite comme à gauche, de la dépasser. Au-delà de ces limites (ici, je m’abstiens de schématiser) se trouvent à droite : l’abstraction pure (c’est-à-dire une abstraction supérieure à celle de la forme géométrique) et à gauche le réalisme pur (c’est-à-dire le fantastique supérieur – le fantastique dans sa forme la plus dure). Et entre eux – une liberté sans limites, une étendue profonde et riche de possibilités et au-delà encore apparaissent les sphères de la pure abstraction et du réalisme le plus absolu : tout est mis aujourd’hui à la disposition de l’artiste. Nous jouissons d’une liberté, qui n’est concevable que dans les moments décisifs de l’époque.59 Et en même temps, cette même liberté représente également l’un des plus grands manques de liberté, car toutes ces opportunités répondent à un seul et même principe : l’appel inconditionnel de la nécessité intérieure. Le fait que l’art se trouve au-dessus de la nature, n’est pas une découverte nouvelle.60 De nouveaux principes n’arrivent jamais par hasard et demeurent dans Regard en arrière, 1924. Huile sur toile, 98 x 94 cm. Don de Nina Kandinsky, Kunstmuseum Bern, Berne.

166

une relation de causalité avec le passé et l’avenir. Cependant, il nous est important de savoir où en est ce principe aujourd’hui et où il peut nous mener demain. Et ce principe, il faut le souligner encore et encore, ne doit jamais être appliqué par la

167

168

force. En revanche, si l’artiste parvient à accorder son âme avec ce diapason, ses œuvres adopteront d’elles-mêmes cette résonance. Aujourd’hui, « l’émancipation » progressive prend source dans le principe de nécessité intérieure qui est, comme cela a déjà été évoqué, la puissance spirituelle de l’objectif dans l’art. L’élément objectif de l’art cherche aujourd’hui à se manifester avec une intensité particulièrement forte. Les formes temporelles se relâchent de sorte que l’objectif puisse s’exprimer plus clairement. Les formes naturelles imposent des limites qui sont souvent un obstacle à cette expression. Par conséquent, elles sont mises de côté et l’espace ainsi libéré sera consacré à l’élément objectif de la forme, – à la construction en vue de la composition. Le besoin de découvrir les formes constructives de l’époque s’exprime d’ores et déjà. Le cubisme, représentant l’une de ses formes de transition, montre la fréquence à laquelle les formes organiques doivent se soumettre par la force à des buts constructifs, et quels obstacles inutiles ces formes constituent dans de tels cas. Aujourd’hui, on a tendance à privilégier une construction sobre, qui semble être le seul moyen d’exprimer l’élément objectif dans l’art. Mais, si nous tenons compte de la manière dont l’harmonie d’aujourd’hui a été définie dans ce livre, alors nous pouvons également entrevoir l’esprit du temps présent dans le domaine de la construction : il ne s’agit pas de la construction (« géométrique ») claire et évidente, riche en possibilité et donc très expressive, mais de la construction qui se dégage imperceptiblement de l’image et qui s’adresse donc moins à l’œil qu’à l’âme. Cette construction cachée peut consister en formes jetées de manière aléatoire sur la toile qui n’entretiendraient en apparence aucun rapport les unes avec les autres : l’absence extérieure de cette relation est ici sa présence intérieure. Ce qui est délié à l’extérieur est ce qui fusionne à l’intérieur. Et ceci reste pareil dans les deux éléments : dans la forme graphique et picturale. Et c’est justement ici que réside l’avenir du système d’harmonie en peinture. Les formes qui sont placées « n’importe comment » les unes par rapport aux autres formes, entretiennent, en fin de compte une relation essentielle précise qu’il est possible de traduire dans une formule mathématique, sauf qu’ici, on opère peut-être plus avec des nombres pairs qu’avec des nombres impairs. Le nombre reste dans chaque art la dernière expression abstraite.Il va sans dire que cet élément objectif a besoin, en tant que forces coopératrices nécessaires, de la raison et de la conscience (la connaissance objective, la basse continue de la peinture). À l’avenir, cet élément offrira à l’œuvre présente la possibilité de dire « je suis », à la place de « je fus ».

Courbe dominante, avril 1936. Huile sur toile, 129,2 x 194,3 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

169

Composition 8, juillet 1923. Huile sur toile, 140 x 201 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

170

171

172

VIII. L’Œuvre d’art et l’artiste

L

a véritable œuvre d’art naît « de l’artiste » d’une manière énigmatique, mystique et mystérieuse. Une fois séparée de lui, elle mène une vie indépendante, devient une personnalité, un sujet autonome, animé d’un souffle spirituel, menant également une vie

réelle.[...] Elle vit, travaille et œuvre à la création de l’atmosphère spirituelle mentionnée ci-dessus. C’est en partant exclusivement de ce point de vue intérieur que la question de la qualité d’une œuvre doit être résolue. Si elle est « mauvaise » dans la forme ou bien trop faible, alors cette forme sera incapable de provoquer, de quelque façon que ce soit, des vibrations pures de l’âme.61 Et inversement, un tableau n’est pas « bien peint » lorsqu’il se

conforme aux bonnes valeurs (les inévitables « valeurs » des Français) ou lorsqu’il est divisé de manière presque scientifique en parties chaudes et froides ; mais un tableau est bien peint lorsqu’il vit pleinement de l’intérieur. Le « bon dessin » est celui auquel rien ne peut être changé sans que cette vie intérieure ne soit détruite, que ce dessin contredisent ou pas l’anatomie, la botanique et les autres sciences. [...] En résumé, l’artiste a non seulement le droit, mais l’obligation de traiter les formes de la manière qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs. Et ni l’anatomie ni aucune autre science, ni même le principe de renversement de ces sciences ne sont nécessaires ici, car seule compte la liberté totale et sans restriction de l’artiste dans le choix de ses moyens.62 Cette nécessité est le droit à la liberté absolue qui devient immédiatement criminelle si elle ne repose pas sur cette nécessité. Artistiquement, c’est le droit à la dimension morale intérieure dont nous avons parlé. Tout au long de la vie (donc aussi dans l’art) – un objectif pur. Et surtout : l’observation inutile des faits scientifiques n’est jamais aussi dangereux qu’un vain renversement de ces derniers. Le premier cas a généré l’imitation de la nature (matérielle), qui peut être utilisée à des fins spécifiques variées.63 Le second cas constitue une fraude artistique, un péché qui a provoqué une longue chaîne de conséquences fâcheuses. Le premier cas laisse l’atmosphère morale vide. Il la pétrifie. Le deuxième l’empoisonne et la pollue. La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une création inutile de choses qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un sens et une fin, et qui doit servir au développement et au perfectionnement de l’âme humaine – le mouvement du triangle. Il est le langage qui s’adresse à l’âme et lui parle des choses dans une forme qui lui est propre, lesquelles représentent le pain quotidien de l’âme qu’elle ne peut obtenir que sous cette forme. Si l’art se dérobe à cette tâche, une brèche doit être laissée ouverte, car il n’existe aucune autre puissance capable de remplacer l’art.64 Et c’est toujours au moment où l’âme humaine mène la vie la plus intense que l’art se ravive, car l’âme et l’art entretiennent une relation d’interactivité

Quatre Figures, 1943. Huile sur bois, 42 x 58 cm. Pinakothek der Moderne, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich.

173

et de perfectionnement. Et c’est dans les périodes où l’âme est assommée, négligée par des conceptions matérialistes, par le doute et par les aspirations purement pratiques qui en découlent, que se forge le point de vue selon lequel l’art « pur » n’est pas donné à l’homme à des fins spécifiques, mais en vain, et que l’art n’existe que pour l’art (l’art pour l’art).65 [...] En premier lieu, l’artiste doit essayer de corriger cette situation en reconnaissant son devoir vis-à-vis de l’art et aussi vis-à-vis de lui-même et ne pas se considérer comme celui qui a le contrôle de la situation, mais comme le serviteur d’un objectif plus élevé, dont les devoirs sont précis, grands et sacrés. Il doit s’éduquer et se plonger dans sa propre âme, l’entretenir et la développer d’abord, de sorte que son talent extérieur ait quelque chose à habiller et ne soit pas comme le gant perdu par une main inconnue, qui n’est que l’apparence futile et vide d’une main. L’artiste doit avoir quelque chose à dire, car sa tâche n’est pas de maîtriser la forme, mais d’adapter cette forme au contenu.66 L’artiste n’est pas né coiffé : il n’a pas le droit de vivre sans obligations, il doit accomplir un travail difficile, qui souvent devient sa croix. Il doit savoir que chacune de ses actions et de ses pensées, chacun de ses sentiments, forment le fin matériau, immatériel, mais solide, à partir duquel ses œuvres sont créées, et c’est la raison pour laquelle il n’est pas libre dans la vie, mais l’est de manière absolue dans l’art. Il en ressort que l’artiste a une triple responsabilité, par rapport au non-artiste : 1. Il doit restituer le talent qui lui a été donné. 2. Ses actes, ses pensées, ses sentiments, comme ceux de tout être humain, forgent l’atmosphère spirituelle, de sorte qu’ils éclairent ou polluent l’air spirituel. 3. Ses actes, ses pensées, ses sentiments sont la matière première de ses créations, agissant elles aussi sur l’atmosphère spirituelle. Il est non seulement « roi », ainsi que l’appelle Sâr Péladan, car il possède une grande puissance, mais également dans le sens où son devoir est, lui aussi, très grand. Si l’artiste est le prêtre du « beau », il doit rechercher cette beauté grâce au principe de valeur intérieure que nous avons trouvé partout. Ce « beau » ne peut être jugé que par la mesure de la valeur et de la nécessité intérieures, qui nous a rendu jusqu’ici partout correctement service. Est beau, ce qui provient d’une nécessité intérieure spirituelle. Est beau, ce qui est beau intrinsèquement.67 Maeterlinck, l’un des pionniers, l’un des premiers compositeurs spirituels de l’art d’aujourd’hui, qui engendrera l’art de demain, a dit : Trame noire, 1922. Huile sur toile, 96 x 106 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. Jaune-rouge-bleu, 1925. Huile sur toile, 128 x 201,5 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. (p. 176-177)

174

« Il n’y a rien sur terre qui ne soit plus avide de beauté et qui ne s’embellisse plus facilement qu’une âme... Voilà pourquoi très peu d’âmes sont capables de résister à la domination d’une âme qui s’abandonne à la beauté. »68 Et cette caractéristique de l’âme est l’huile qui, à travers son mouvement imperceptible vers le haut et vers le bas, somnolant par moments à l’extérieur, mais se déplaçant de manière continuelle, rend possible le triangle spirituel.

175

176

177

178

Conclusion

L

es formes d’efforts constructifs dans la peinture sont divisées en deux groupes principaux :

1. La composition élémentaire qui est subordonnée à l’apparition évidente d’une forme simple. J’appelle cette composition mélodique. 2. La composition complexe, qui se compose de plusieurs formes, qui sont soumises en outre à une forme principale, claire ou complexe. Cette forme principale peut être très difficile à trouver à l’extérieur, de sorte que la base intérieure obtient une résonance particulièrement puissante. J’appelle cette composition complexe symphonique. Entre ces deux grands groupes, il y a différentes formes transitoires dans lesquelles le principe mélodique est nécessairement présent. Tout ce processus de développement est étonnamment similaire à celui de la musique. Les écarts dans ces deux processus sont les résultats d’une autre loi concomitante, mais qui a finalement toujours obéi à la première loi d’évolution. De ce fait, ces écarts ne sont pas déterminants ici. Lorsque l’on retire l’élément objectif de la composition mélodique et que l’on dévoile la forme picturale qui en est à la base, on arrive à des formes géométriques primitives ou à un assemblage de lignes simples qui servent un mouvement général. Ce mouvement général est répété dans les différentes parties individuelles et est parfois modifié par différentes lignes ou formes. Ces lignes ou formes individuelles servent différents objectifs. Ils forment une sorte de conclusion que je désignerai volontiers par le nom musical de « fermata » (point d’orgue)69. Toutes ces formes constructives ont une résonance intérieure simple, comme une mélodie. Voilà pourquoi je les appelle les mélodiques. Réveillées par Cézanne et plus tard par Hodler, elles ont connu une renaissance et ces compositions mélodiques sont maintenant qualifiées de rythmiques. Ce fut le cœur de la renaissance des objectifs compositionnels. Il apparaît aussitôt qu’il est possible d’appliquer cette expression de « rythmique » à d’autres cas que ces derniers. Dans la musique, chaque construction possède son propre rythme ; et pareillement, dans la répartition très « aléatoire » des choses dans la nature s’échappe toujours un rythme particulier ; il en va de même dans la peinture. Sauf que dans la nature ce rythme n’est parfois pas évident à reconnaître, parce que nous ne percevons pas clairement ses objectifs (dans certains cas, il s’agit d’objectifs particulièrement importants). C’est la raison pour laquelle cet assemblage obscur est qualifié d’arythmique. Cette partition entre rythmique et arythmique est donc tout à fait

Étages, mars 1929. Huile sur Isorel monté sur bois, 56,6 x 40,6 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York. Composition IX, 1936. Huile sur toile, 113,5 x 195 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. (p. 180-181)

179

relative et conventionnelle. (Tout comme la division entre consonance et dissonance qui est, en fait, purement fictive).70 Beaucoup de tableaux, gravures sur bois, miniatures, etc., sont des compositions « rythmiques » complexes avec un fort penchant vers le principe symphonique des époques artistiques. On se rappelle des vieux maîtres allemands, des Perses, des Japonais, des icônes russes et surtout de l’imagerie populaire, etc.71 Dans presque toutes ces œuvres, la composition symphonique s’appuie encore très fortement sur la composition mélodique. Cela signifie que lorsque l’on retire l’élément objectif et que l’on dévoile l’élément compositionnel, il émerge alors une composition, construite à partir d’un sentiment de paix, d’une répétition calme, d’une distribution assez régulière.72 Instinctivement, on pense aux anciennes compositions chorales, à Mozart ou à Beethoven. Ce sont des œuvres qui sont toutes plus ou moins liées à l’architecture sublime, calme et gracieuse d’une cathédrale gothique : l’équilibre et la répartition uniforme des différentes parties sont le diapason et la base spirituelle de ces constructions. De telles œuvres appartiennent à la forme transitoire. On peut citer comme exemples des nouvelles compositions symphoniques trois reproductions de mes peintures, dans lesquelles l’élément mélodique est utilisé de manière épisodique et est soumis à un ensemble, adoptant ainsi une forme nouvelle. Ces reproductions sont des exemples de trois origines différentes : 1. Impressions directes de la « nature extérieure », qui sont exprimées sous forme graphique et picturale. J’appelle ces tableaux « impressions ». 2. Expressions essentiellement inconscientes, apparues en grande partie subitement lors d’un processus interne, donc des impressions de la « nature intérieure ». J’appelle cette catégorie « improvisations ». 3. De manière similaire (mais particulièrement lente) des expressions se sont formées en moi, et ont été examinées et travaillées longuement et minutieusement d’après les premières ébauches. J’appelle cette catégorie de tableaux « compositions ». Ici la raison, le conscient, l’intentionnel, et la concordance jouent un rôle prépondérant. Seulement, ce n’est pas le calcul qui prévaut, mais toujours le sentiment. La construction, consciente ou inconsciente, qui sous-tend chacun de mes trois tableaux ne fait probablement aucun doute pour le patient lecteur de ce livre. En conclusion, je dirais qu’à mon avis, nous nous approchons à grands pas du temps du compositionnel rationnel et conscient, et que le peintre sera fier d’être bientôt en mesure d’expliquer son travail de manière constructive (par opposition aux impressionnistes purs, qui étaient fiers de ne pas être en mesure d’expliquer quoi que ce soit), que nous sommes maintenant à Actions variées, août-septembre 1941. Huile et émail sur toile, 89,2 x 116,1 cm. Solomon R. Guggenheim Museum, New York.

182

l’aube de la création utile, et enfin, que cet esprit dans la peinture est en relation organique directe avec la reconstruction déjà amorcée du nouveau royaume spirituel, car il est l’âme de l’époque du grand spirituel.

183

Parties diverses, février 1940. Huile sur toile, 89,2 x 116,3 cm. Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich.

184

185

186

Biographie 1866 :

Vassily Vassilievitch Kandinsky naît le 16 décembre à Moscou. Il est le fils de Lidia Ticheeva et Vassily Silverstrovich Kandinsky.

1871 :

La famille déménage à Odessa où il fréquente le lycée classique et prend des leçons de piano et de violoncelle ainsi que des cours de dessin. La famille voyage en Italie, dans le Caucase et en Crimée.

1886 :

Il commence ses études de droit à l’Université de Moscou.

1892 :

Il obtient son doctorat et travaille comme professeur à la faculté de droit. Il épouse sa cousine Anna Chimyakina. C’est à cette époque qu’il se tourne vers la peinture.

1896 :

Il refuse une place de professeur à l’Université de Dorpat (aujourd’hui Tartu) en Estonie. Il se rend à Munich, l’un des centres artistiques de l’époque, pour se consacrer entièrement à l’art. v

1897-1899 : À Munich, il fréquente l’école de peinture d’Anton Azbe. 1900 :

Il étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Munich sous la direction de Franz von Stuck.

1901 :

Kandinsky est l’un des membres fondateurs du groupe d’artistes Phalanx dont il devient le président. Il organise des expositions pendant les quatre années suivantes.

1902 :

Il fait la connaissance de la jeune artiste Gabriele Münter, pour laquelle il divorce en 1904. Il expose pour la première fois à la Sécession de Berlin.

1903 :

Première exposition personnelle à Moscou.

1903-1908 : Il entreprend plusieurs voyages avec Münter : Hollande, Tunisie (Kairouan), France (Paris), Russie, Italie (Rapallo), Allemagne (Dresde et Berlin). Ils finissent par s’installer à Murnau en Bavière, en 1908. 1904 :

Deux expositions personnelles en Pologne. Ses œuvres sont présentées au Salon d’Automne de Paris.

Studio Lipnitzki, Kandinsky à son bureau dans son atelier de Neuilly-sur-Seine, vers 1937. Épreuve gélatino-argentique, 20,7 x 17,7 cm. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.

187

1909-1910 : Kandinsky fonde la Nouvelle Association des artistes munichois (Die Neue Künstlervereinigung München). Il passe l’automne et l’hiver 1909 en Russie où il expose cinquante-deux œuvres au Salon International d’Odessa et participe à l’exposition de l’Union des Artistes intitulée Valet de Carreau.

Kandinsky à bord du bateau à vapeur «Lotus», août 1931. Photographie. Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris. 188

1911 :

En collaboration avec Franz Marc, Kandinsky fonde Le Cavalier Bleu (Der Blaue Reiter). Piper Verlag publie le premier grand texte de Kandinsky, Du Spirituel dans l’art (Über das Geistige in der Kunst), qui pose les fondements de l’art abstrait.

1914 :

Au début de la Première Guerre mondiale, il se sépare de Gabriele Münter et rentre en Russie en passant par la Suisse, l’Italie et les Balkans.

1917 :

Il épouse Nina Andreewskaya, alors âgée de dix-sept ans. L’environnement politique est façonné par la Révolution russe. Les Soviets cherchent à établir des contacts avec l’avant-garde artistique russe.

1918 :

Kandinsky est nommé professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Russie et écrit son autobiographie, Regards sur le passé (Rückblicke), qui est traduite en russe.

1920 :

Il obtient un poste de professeur à l’Université de Moscou. Les Soviets se tournent maintenant vers le réalisme socialiste.

1921 :

Kandinsky et son épouse quittent Moscou pour Berlin. Il devient professeur à l’école du Bauhaus à Weimar.

1925 :

Le Bauhaus s’installe à Dessau, Kandinsky y enseigne la peinture murale.

1926 :

Parution de son essai Point, ligne, plan (Punkt und Linie zu Fläche).

1933 :

Les nazis ferment le Bauhaus. Kandinsky émigre à Paris.

1937 :

Ses réalisations sont diffamées et qualifiées d’« art dégénéré » par les nazis qui lui confisquent cinquante-sept de ses œuvres.

1940 :

Après l’invasion de la France par les nazis, il s’enfuit dans les Pyrénées.

1944 :

Kandinsky meurt le 13 décembre à Neuilly-sur-Seine en France.

189

Notes

190

1

Hélas, ce terme, qui désigne les aspirations poétiques d’une âme d’artiste, a été lui aussi maltraité et finalement ridiculisé. Y a-t-il jamais eu un seul grand mot que la masse n’a pas cherché à profaner immédiatement ?

2

Les quelques rares exceptions ne parviennent pas à détruire ce tableau désastreux et lamentable ; et même ces exceptions sont principalement des artistes dont le credo est l’art pour l’art. Ils servent donc un idéal plus élevé, qui n’est que la dispersion inutile de leurs forces. La beauté extérieure est un élément constitutif de l’atmosphère spirituelle. Toutefois, il présente, outre le côté positif (puisque ce qui est beau = est bon), le défaut de ne pas utiliser le talent de manière exhaustive – (talent dans le sens de l’Évangile).

3

Intrinsèquement, ce « Aujourd’hui » et ce « demain » sont pareils aux « jours » bibliques de la création.

4

Weber, le compositeur de Der Freischütz disait de Beethoven (à propos de sa Septième Symphonie) : « À présent, les extravagances de ce génie ont atteint leur apogée. Beethoven est maintenant tout à fait mûr pour l’asile. » L’abbé Stadler lorsqu’il entendit pour la première fois le battement du « e » au début du premier passage, lança à un voisin : « Et voilà encore ce « e », il ne trouve donc rien d’autre, ce type sans talent ! » (« Beethoven » d’August Göllerich, voir p. 51 dans la série « La Musique », éditée par R. Strauss.)

5

De nombreux monuments ne sont-ils pas une triste réponse à cette question ?

6

Ici on parle souvent du matériel et immatériel, et des états intermédiaires, qu’on peut appeler « plus ou moins » matériels. Tout est-il matière ? Tout est-il esprit ? Les différences que nous plaçons entre la matière et l’esprit, peuvent-elles n’être que des gradations de la matière seule ou seulement de l’esprit ? La pensée, désignée comme un produit de « l’esprit » par la pensée scientifique positiviste est également matière qui ne se perçoit pas par des sens grossiers, et à laquelle seuls les sens subtils ont accès. Ce que la main physique ne peut toucher, est-ce de l’esprit ? Dans ce petit livre, on ne peut pas en parler davantage et il suffit de ne pas établir de délimitations trop nettes.

7

Zöllner, Wagner, Boutlerov (Saint-Pétersbourg), Crookes (Londres), etc. Puis Ch. Richet. C. Flammarion (même le Parisien a publié il y a deux ans les propos de ce dernier sous le titre « Je le constate, mais ne l’explique pas. ») Enfin, C. Lombroso, le créateur de la méthode anthropologique en criminologie, participe avec Eusapia Palladino à des séances de spiritisme approfondies et reconnaît la réalité des phénomènes observés. D’autres chercheurs se consacrent de leur propre initiative à de telles études et des associations et des sociétés scientifiques se forment progressivement, poursuivant la même finalité (par exemple, la Société d’Études psychiques à Paris, qui organise des voyages en province pour faire connaître au public les résultats obtenus avec la plus grande objectivité).

8

Très souvent, le mot hypnose sera utilisé dans de tels cas, cette même hypnose à laquelle, dans sa forme originelle, le mesmérisme, différentes académies avaient tourné le dos avec mépris.

9

Voir par exemple : Theosophie [Théosophie] de Rudolf Steiner et son article dans la revue portant sur les chemins de la connaissance.

10

E. P. Blavatsky : Der Schlüssel zur Theosophie [La Clef de la Théosophie]. Leipzig, Max Altmann, 1907. Le livre a été publié en anglais à Londres en 1889.

11

Parmi ces prophètes du déclin, on compte en première ligne Alfred Kubin. Avec une force invincible, on est aspiré dans l’atmosphère terrifiante du vide le plus cruel. Cette violence émane de ses dessins ainsi que de son roman L’Autre Côté.

12

Maeterlinck, lorsque certaines de ses pièces furent présentées à Saint-Pétersbourg, fit remplacer lors d’une répétition une tour manquante par le simple accrochage d’un morceau de toile. Il ne lui importait guère de créer une coulisse finement imitée. Il a fait comme font toujours les enfants, les plus grands fantaisistes qui soient, dans leurs jeux quand ils s’imaginent qu’un bâton est un cheval ou lorsqu’ils transforment des cocottes en papier en un régiment de cavaliers ou encore, lorsqu’ils métamorphosent, par un simple pli, un cavalier en cheval (Kügelgen : Souvenirs d’enfance d’un vieil homme ). Cette

volonté de stimuler l’imagination du public joue un grand rôle dans le théâtre actuel. Dans ce domaine, le théâtre russe a beaucoup réfléchi et beaucoup accompli. Ceci représente une transition nécessaire du matériel vers le spirituel dans le théâtre de l’avenir. 13

Ceci apparaît clairement lorsque l’on compare les œuvres de Maeterlinck et celles de Poe. Et cela est encore un exemple de l’évolution des moyens artistiques du matériel vers l’abstrait.

14

De nombreux essais ont démontré qu’une telle atmosphère spirituelle profite non seulement aux héros, mais également à chaque être humain. Les sensitifs, par exemple, ne supportent pas de demeurer dans une pièce dans laquelle se trouvait auparavant quelqu’un qui les répugne spirituellement et ce, même s’ils ignoraient cette présence.

15

« Die Musik » (« La Musique »), X, 2, p. 104. Extrait de Harmonielehre [Traité d’harmonie] (Universal Edition).

16

Voir par exemple Paul Signac : D’Eugène Delacroix au Néo-Impressionnisme.

17

Voir son article dans la revue « Kunst und Künstler » en 1909, cahier no VIII.

18

Ces différences sont, comme tout dans le monde, à relativiser. Dans un certain sens, la musique peut éviter l’extension dans le temps et la peinture, l’utiliser. Comme cela a été dit, toutes les allégations n’ont qu’une valeur relative.

19

La musique descriptive étroitement comprise met en évidence l’échec lamentable de ceux qui ont essayé d’utiliser les moyens musicaux pour reproduire des formes extérieures. De telles expériences ont été menées récemment. Imiter le croissement des grenouilles, les cris des basses-cours, l’affûtage des couteaux, tout cela est digne d’un vaudeville et peut être un divertissement très amusant. Cependant, dans la musique classique, de tels excès restent des exemples instructifs de ces échecs « pour reproduire la nature ». La nature possède son langage propre, qui agit sur nous par sa puissance insurmontable. Ce langage est inimitable. Si l’on veut représenter musicalement un poulailler, recréer l’atmosphère de la nature et essayer de plonger le public dans cette atmosphère, il apparaît très clairement que cela représente une tâche impossible et inutile. Une telle atmosphère peut être créée par n’importe quelle discipline artistique, non pas par l’imitation extérieure de la nature, mais par le rendu artistique de cette atmosphère à travers sa valeur intérieure.

20

Freudenberg, „Spaltung der Persönlichkeit“ (Übersinnliche Welt, 1908, no 2, p. 64-65). Ici on parle aussi d’écouter les couleurs (p. 65), l’auteur ayant noté que les tableaux comparatifs n’établissent pas de loi générale. Voir également : L. Sabanejev dans l’hebdomadaire Musique, Moscou, 1911, no 9. L’établissement imminent d’une loi y est affirmé avec certitude.

21

Dans ce domaine, de nombreux travaux théoriques et pratiques ont déjà été menés. Sur la similitude polyvalente (aussi l’air physique et les vibrations de la lumière), on veut également trouver dans la peinture un moyen de construire leur contrepoint. D’autre part, dans la pratique, il a été essayé avec succès d’inculquer une musique aux petits enfants par le biais de la couleur (par exemple, avec des fleurs). Madame Zakharin-Unkowsky, qui a conçu une méthode spécifique, afin de « copier la musique des couleurs de la nature, peindre les sons de la nature, voir les sons en couleurs et entendre les couleurs musicalement », a consacré de nombreuses années de travail à ce sujet. Cette méthode est utilisée dans l’école de la créatrice depuis de nombreuses années et est promu par le Conservatoire de Saint-Pétersbourg. De son côté, Scriabine a établi de manière empirique un classement parallèle des tonalités musicales et colorées qui est très semblable à celui de Madame Unkowsky. Scriabine a mis en pratique son principe dans Prométhée de manière convaincante. (Voir le tableau dans l’hebdomadaire Musique, Moscou, 1911, no 9).

22

Paul Signac, op. cit., – Voir également l’article intéressant de K. Scheffler : « Notizen über die Farbe » (Dekorative Kunst, février 1901).

23

Un résultat très similaire à celui de l’exemple ultérieur avec l’arbre, mais dans lequel l’élément matériel de l’imagination occupe un espace plus important. 191

24

Un rôle important est joué par la direction dans laquelle le triangle est orienté, donc le mouvement. Ceci est d’une importance majeure en peinture.

25

Lorsqu’une forme laisse indifférente et, comme on dit, « n’exprime rien », cela ne doit pas être compris littéralement. Il n’y a aucune forme, comme il n’existe rien dans le monde, qui n’exprime rien. Seulement, ce « contenu » n’atteint pas notre âme, surtout lorsque ce qui est dit est indifférent en tant que tel, ou plus exactement lorsqu’il n’intervient pas au bon endroit.

26

Le terme « expressif » doit être compris correctement : parfois la forme est expressive alors qu’elle est atténuée. Parfois la forme exprime l’essentiel de la meilleure façon possible, lorsqu’elle ne va pas jusqu’à la dernière limite, mais n’est qu’un signe, rien que l’indication de la direction vers l’expression extérieure.

27

L’essentiel du processus d’« idéalisation » était motivé par l’ambition d’embellir la forme organique, de la rendre idéale, engendrant ainsi facilement la schématisation et estompant la sonorité interne du facteur personnel. La « stylisation », plus proche de l’impressionnisme, avait comme but premier non pas l’« embellissement » de la forme organique, mais se caractérisait par la suppression des détails aléatoires. C’est pourquoi la sonorité qui en résultait était d’une nature tout à fait personnelle, mais avec un élément extérieur dominant. Le traitement et le changement de la forme organique à venir visent la mise à nu de la sonorité intérieure. La forme organique ne fait plus office d’objet principal, mais ne constitue qu’un élément du langage divin qui a besoin de l’humain, car elle est adressée aux humains par des humains.

28

La grande composition peut bien sûr être constituée de petites compositions autonomes qui, à l’extérieur, peuvent même être antagoniques les unes aux autres, mais servir la grande composition (et dans ce cas justement à cause de leur opposition). Ces petites compositions sont constituées de formes individuelles et de coloration intérieure diverse.

29

Un bon exemple ici serait Les Grandes Baigneuses de Cézanne, une composition en triangle (le triangle mystique !). Une telle construction en forme géométrique est un principe ancien, qui a finalement été abandonné, parce qu’il a dégénéré en formules académiques rigides qui n’avaient plus aucune signification intérieure, plus aucune âme. L’application de ce principe par Cézanne lui a donné un nouveau souffle, en donnant à la composition picturale pure une importance toute particulière. Dans ce tableau, le triangle n’est pas un outil d’harmonisation de l’ensemble, mais représente le puissant objectif artistique. Ici, la forme géométrique est dans le même temps un moyen de composition dans la peinture : l’accent est mis sur une quête purement artistique avec une forte résonance de l’élément abstrait. C’est pourquoi Cézanne a changé à juste titre les proportions humaines : non seulement la silhouette entière doit tendre vers la pointe du triangle, mais les parties du corps semblent également entraînées dans ce même mouvement du bas vers le haut par une sorte de tempête intérieure s’allégeant et s’allongeant de plus en plus visiblement.

30

Ce que l’on appelle mouvement ; par exemple un triangle simplement dirigé vers le haut semble plus calme, plus immobile, plus stable, que le même triangle positionné de biais sur la surface.

31

Léonard de Vinci, ce grand maître aux multiples talents, avait conçu un système ou une gamme composée de petites cuillères pour prendre les différentes couleurs. Il s’agissait ainsi de réaliser une harmonisation mécanique. Un de ses élèves ayant lutté désespérément avec l’application de cet outil, n’essuyant que des échecs, se tourna vers ses collègues et leur demanda comment le Maître s’y prenait avec ce système : « Le Maître ne s’en sert jamais », lui répondit-on. (Merejkovski : Leonardo da Vinci [Le Roman de Léonard de Vinci], traduit en allemand par A. Eliasberg et publié par R. Piper & Co., Munich.)

32

Le terme « extérieur » ne doit pas être confondu ici avec la notion de « matière ». Je n’utilise le premier terme qu’en tant que substitut de la « nécessité extérieure », laquelle ne peut jamais mener au-delà des limites du « beau » traditionnel. La « nécessité intérieure » ne connaît pas ces limites, créant ainsi souvent des objets que l’on a tendance à décrire comme « laids ». La « laideur » est donc seulement une convention, qui en tant que résultat extérieur de nécessités intérieures antérieures déjà incarnées poursuit un semblant de vie. Tout ce qui était alors sans aucun rapport avec la nécessité intérieure était qualifié de laid. En revanche, ce qui était directement lié à la nécessité intérieure était beau. Aussi – tout ce qui évoque la nécessité intérieure est beau, et sera, en tant que tel, tôt ou tard, inévitablement reconnue.

192

33

Toutes ces allégations sont les résultats de sensations empirico-psychiques et ne sont fondées sur aucune science positive.

34

Tel est l’effet provoqué par les boîtes aux lettres en Bavière lorsqu’elles n’ont pas perdu leur couleur d’origine. Il est intéressant de remarquer que le citron est jaune (vive acidité), de même que le canari (chant aigu). Il existe une intensité particulière de la tonalité colorée.

35

La correspondance des tonalités musicales et colorées est naturellement toute relative. Tout comme un violon peut développer des sonorités très différentes qui peuvent correspondre à des couleurs différentes, il en est de même pour le jaune qui peut être exprimé en diverses nuances à travers divers instruments. On imagine avec de tels parallélismes principalement le ton moyen de la couleur pure et en musique le ton moyen sans variation de ce dernier par vibration, en sourdine, etc.

36

... les nimbes ... sont dorés pour l’empereur et les prophètes (donc pour les êtres humains) et bleu de ciel pour les personnages symboliques (pour les êtres existants seulement spirituellement). (Kondakoff, Nouvelle Histoire de l’art byzantin. Principalement dans les miniatures. Paris, 1886-1891. Vol. II, p. 38, 2).

37

Pas comme le vert – qui, comme nous le verrons plus tard, représente une paix terrestre et autosatisfaite. Le bleu, au contraire marque un approfondissement solennel et surnaturel. Ceci est à prendre au sens littéral du mot : sur le chemin de ce « sur » se trouve le « terrestre », qui ne peut être évité. Toutes les angoisses, questions, contradictions des choses terrestres doivent être expérimentées. Personne ne peut s’y soustraire. Ici aussi, la nécessité intérieure est cachée par la nécessité extérieure. La reconnaissance de cette nécessité est la source de la « paix ». Comme cette paix nous est lointaine, c’est avec difficulté que nous approchons intérieurement la prédominance du bleu dans le royaume des couleurs.

38

De manière différente que le violet, comme cela est expliqué par la suite.

39

C’est ainsi qu’agit l’équilibre idéal tant de fois loué. Comme le Christ l’a si bien dit, « Tu n’es ni froid ni chaud… »

40

Dans ses lettres, Van Gogh se demande s’il peut peindre un mur blanc en utilisant la couleur blanche. Cette question, qui ne présente aucune difficulté pour un non-naturaliste car il utilise la couleur comme une sonorité intérieure, s’apparente pour le peintre impressionniste et naturaliste à une tentative d’attentat audacieux par rapport à la nature. Pour ce dernier, cette question apparaît aussi révolutionnaire et aussi folle que le fut en son de temps le changement de l’ombre brune en ombre bleue (l’exemple populaire du « ciel vert et de l’herbe bleue »). On reconnaît ici la transition du réalisme et de l’académisme vers l’impressionnisme et le naturalisme, et remarque que la question de Van Gogh porte en elle l’idée de la « la traduction de la nature », à savoir la tendance à ne pas représenter la nature comme une apparence extérieure, mais de faire connaître l’élément de l’impression intérieure, qui a été nommé auparavant expression.

41

Le vermillon, par exemple, semble sale et manque de vigueur sur un fond blanc tandis que, sur un fond noir, il adopte une force vive, pure et frappante. Le jaune clair se noie, s’affaiblit sur un fond blanc ; sur un fond noir, son effet est si fort qu’il se libère directement de l’arrière-plan et plane dans les airs avant d’atteindre l’œil.

42

Le gris – immobilité et calme. Delacroix le pressentait déjà, lui qui voulait obtenir un sentiment de paix en mélangeant le vert et le rouge (Signac, op. cit.).

43

Toute couleur peut être soit chaude soit froide, mais on ne trouvera nulle part un contraste aussi grand que dans le rouge. Une multitude de possibilités intérieures !

44

Les tons purs, joyeux et réguliers des petites clochettes (comme les grelots des chevaux) sont appelés « son framboise » en russe. La couleur du jus de framboise est proche du rouge vif et froid décrit ci-dessus.

45

Entre artistes on répond parfois en plaisantant à la question concernant l’état de santé : « très violet », ce qui ne signifie rien de bien réjouissant.

46

Le violet a également tendance à se changer en lila. Quand est-ce l’un se termine et quand est-ce que l’autre commence ?

47

Extérieurement, l’effet de la publicité s’appuie sur cette même répétition.

48

Ce sont des périodes de suicides, de sentiments guerriers et hostiles, etc. Les guerres et les révolutions (il y a cependant moins de révolutions que de guerres) sont les produits d’une telle atmosphère qui, à travers elles, se retrouve encore plus polluée. 193

On vous mesurera avec la mesure dont vous vous serez servis ! 49

L’histoire connaît bien ce genre d’épisodes. Y en a-t-il une plus décisive que le christianisme, qui a entraîné les plus vulnérables dans le combat spirituel ? Pendant la guerre et la révolution, il y a de tels éléments qui appartiennent à cette catégorie et participent à assainir l’air pollué.

50

« Hier » encore, Frank Brangwyn était probablement l’un des premiers à importer cette combinaison dans ses tableaux, avec de nombreuses excuses colorées.

51

Voir par exemple l’article de Fauconnier dans le catalogue de la deuxième exposition de la Nouvelle Association des artistes munichois (1910-1911).

52

De telles tentatives ont été faites. Le parallèle fait avec la musique apporte de nombreux éclaircissements, comme dans Tendances nouvelles, no 35 : Henri Rovel – Les Lois d’harmonie de la peinture et de la musique sont les mêmes (p. 721).

53

Ce chaos possède lui aussi une vie précise, mais qui se situe cependant dans une autre sphère.

54

Le monde qui vient d’être décrit est un monde, avec sa sonorité intérieure propre et absolue, qui, par principe, est fondamentalement nécessaire et riche en possibilités.

55

Il faut ici souligner à nouveau que toutes ces situations et tous ces exemples, etc., doivent être considérés comme des valeurs schématisées. Tout cela est conventionnel et peut être modifié par l’effet de la composition dans son ensemble comme par un simple trait. Les possibilités sont infinies.

56

Il faut souligner sans cesse que les expressions telles que « triste, joyeux », etc., sont d’une nature très grossière et ne peuvent servir que d’indicateur pour les vibrations fines et incorporelles de l’âme.

57

Lorsque le conte de fées n’est pas « traduit » dans son ensemble, le résultat est similaire à celui des images de contes qui ont fait l’objet d’une adaptation cinématographique.

58

La lutte contre l’atmosphère de conte de fées est comparable à la lutte contre la nature. La nature s’infiltre facilement et souvent d’ellemême dans l’œuvre et ce, même contre la volonté de l’artiste ! Il est plus facile de peindre la nature que de se battre contre elle !

59

À ce sujet, voir mon article « Sur la Question de la forme » dans Der Blaue Reiter Almanach [L’Almanach du Blaue Reiter] (R. Piper & Co., 1912). Partant de l’œuvre d’Henri Rousseau, je prouve ici qu’à notre époque le futur réalisme est non seulement équivalent à l’abstraction, mais lui est identique.

60

La littérature, en particulier, exprime depuis longtemps cette idée. Par exemple, Goethe dit : « L’artiste avec son esprit libre est au-dessus de la nature et peut la traiter selon ses buts plus élevés... il est son maître et son esclave en même temps. Il est son esclave, dans la mesure où il doit agir par des moyens terrestres pour être compris. (Nota Bene !) En revanche, dans la mesure où il soumet ses moyens terrestres à des buts plus élevés et les met à leur service, il en est leur maître. L’artiste veut parler au monde comme d’un tout : ce tout, cependant, il ne le trouve pas dans la nature, mais c’est le fruit de son propre esprit, ou, si l’on préfère, le souffle d’une inspiration divine. » (Karl Heinemann, Goethe, 1899, p. 684). De nos jours, O. Wilde exprime la même idée : « L’art commence là où finit la nature » (De Profundis). Dans la peinture, nous trouvons souvent de telles pensées. Delacroix dit par exemple que la nature n’est qu’un dictionnaire pour l’artiste. Et : « Le réalisme devrait être défini l’antipode de l’art » (Mein Tagebuch [Journal de Delacroix], Bruno Cassirer Verlag, Berlin, 1903, p. 246).

61

Les œuvres dites « immorales » sont soit incapables de causer des vibrations de l’âme (elles sont alors selon notre définition non artistique), ou bien elles provoquent une vibration de l’âme en possédant d’une certaine manière une forme juste. Alors, elles sont « bonnes ». En revanche, si elles produisent également, en dehors de cette vibration spirituelle, des vibrations physiques de classe inférieure (comme on dit aujourd’hui), il ne faudrait pas pour autant conclure que c’est l’œuvre et non la personnalité qui réagit à cette œuvre par des faibles vibrations qui est à mépriser.

194

62

Cette liberté absolue doit être fondée sur la nécessité intérieure (que l’on appelle honnêteté). Et ce principe est non seulement celui de l’art, mais celui de la vie. Ce principe est la plus grande arme du véritable surhomme contre le philistinisme.

63

Il est clair que cette imitation de la nature, quand elle résulte de la main d’un artiste qui a une vie spirituelle épanouie, ne sera jamais une représentation tout à fait morte de la nature. Dans cette forme aussi l’âme peut parler et être entendue. Aussi, les paysages de Canaletto peuvent servir de contre-exemple face aux portraits tristement célèbres de Denner (Alte Pinakothek de Munich).

64

Cet écart peut être facilement envahi par le poison et par la peste.

65

Ce point de vue est l’un des rares éléments idéals dans de tels moments. C’est une protestation inconsciente contre le matérialisme, qui veut que tout soit pratique et rationnel. Et cela montre une fois de plus à quel point l’art est fort et indestructible et témoigne de la puissance de l’âme humaine, vivante et éternelle, pouvant être endormie, mais pas anéantie.

66

Il est clair que l’on parle ici de l’éducation de l’âme et non de la nécessité de forcer pour introduire dans chaque œuvre un contenu conscient ou d’habiller artistiquement ce contenu intellectuel de force ! Dans ce cas, rien ne se produirait sinon un travail cérébral sans vie. On l’a déjà dit : la véritable œuvre d’art naît mystérieusement. Si l’âme de l’artiste vit réellement, il n’est nul besoin de la soutenir par des pensées et des théories. Elle trouve d’elle-même ce qu’elle a à dire et ce contenu peut rester tout à fait obscur pour l’artiste lui-même au moment où il l’exprime. La voix intérieure de l’âme lui dit aussi de quelle forme il a besoin et où l’obtenir (la « nature » extérieure ou intérieure). Tout artiste, s’il est guidé par le sentiment, sait comment, de façon inattendue, la forme conçue par lui apparaît soudainement inadaptée et comment « spontanément » une nouvelle, plus juste, repousse l’ancienne et la remplace. Böcklin disait qu’une véritable œuvre d’art devait être comme une grande improvisation, à savoir que la réflexion, la construction, la composition préalable ne devaient être rien d’autre que des stades préliminaires, permettant d’atteindre un objectif, qui pouvait être inattendu pour l’artiste lui-même. C’est ainsi que l’application du contrepoint à venir doit être comprise.

67

Il va de soi que par ce « beau » il faut entendre non pas la morale extérieure ou même intérieure dans le sens généralement adopté, mais tout ce qui affine et enrichit l’âme, même dans sa forme impalpable. Par conséquent, dans la peinture par exemple, chaque couleur est intrinsèquement belle, parce que chaque couleur génère une vibration de l’âme et chaque vibration enrichit l’âme. Tout ce qui est laid « à l’extérieur » peut être beau « à l’intérieur ». C’est le cas dans l’art, mais également dans la vie. Aussi, rien à l’intérieur n’a pour résultat final la « laideur » ; ce n’est jamais l’effet que l’on cherche à provoquer lorsque l’on s’adresse à l’âme des autres.

68

De La Beauté intérieure (K. Robert Langewiesche Verlag. Düsseldorf et Leipzig, p. 187).

69

Voir par exemple la mosaïque de Ravenne, dont le groupe principal forme un triangle. Les figurent restantes, de moins en moins perceptibles, s’inclinent vers ce triangle. Le bras tendu et le rideau de la porte forment le point d’orgue.

70

Prenons comme exemple le tableau Les Grandes Baigneuses de Cézanne pour illustrer cette construction mélodique et claire avec un rythme ouvert.

71

Beaucoup de tableaux de Hodler sont des compositions mélodiques aux accents symphoniques.

72

Ici la tradition joue un rôle important. Et en particulier dans l’art populaire. Ce genre d’œuvres est généralement créé à l’apogée d’une période artistique (ou fait son apparition à l’orée de la suivante). La fleur en pleine floraison répand une atmosphère de paix intérieure. Au moment de la germination, il y a trop d’éléments qui s’entrechoquent et se heurtent pour que la quiétude puisse constituer une note clairement prédominante. En définitive, bien sûr, tout travail honnête porte cette paix en lui. Ce dernier repos (son caractère sublime) n’est pas facile à trouver pour le contemporain. Chaque travail honnête résonne intérieurement comme les paroles calmes et sublimes : « Je suis là ». L’amour ou la haine exprimée face à ces œuvres partent en fumée, s’évaporent. Seul demeure le retentissement de ces mots qui lui est éternel. 195

Liste des illustrations A Actions variées, août-septembre 1941

183

Les Adieux (version grand format), 1903

25

Affiche pour la première exposition du groupe « Phalanx », 1901

30

Akhtyrka – Église rouge, 1908

48

Amazone, 1917

105

Amazone aux lions, 1918

107

Amazone dans les montagnes, 1918

106

L’Arche bleue (La Crête), 1917

137

L’Archer, extrait de Der Blaue Reiter, 1908-1909

58

L’Arrivée des marchands, 1905

36

Automne, 1900

14-15

C Cercle bleu, 1922

141

Chemin de fer à Murnau, 1909

101

Composition, 1916 Composition IV, 1911

66-67

Composition VII, 1913

94-95

Composition 8, juillet 1923

170-171

Composition IX, 1936

180-181

Composition « Ovale gris », 1917

118

Composition abstraite, 1915

154

Composition sur fond blanc, 1920

148

Coupoles, 1909

196

130-131

54

Courbe dominante, avril 1936

168

Crépuscule, 1917

120

D Dans le Carré noir, juin 1923

162

Dans le Gris, 1919

134-135

Dans le Sud, 1917

123

Deux Ovales, 1919

138

E Ébauche finale pour la couverture de L’Almanach du Blaue Reiter, septembre 1911

65

Esquisse pour Akhtyrka – Automne, 1901

16

Esquisse pour la Composition II, 1909-1910

56-57

Esquisse pour Peinture au bord blanc, 1913

124-125

Étages, mars 1929

178

Étude pour Dans le Gris, 1919

132

Étude pour Église à Murnau, 1908-1909

68

Étude pour la Composition VII, 1913

90

Étude n° 3 pour la Composition VII, 1913

93

Étude pour la couverture de L’Almanach du Blaue Reiter, 1911 Formes capricieuses, juillet 1937

84, 87 158

I Impression III (Concert), 1911

82-83

Improvisation 7, 1910

75

Improvisation 11, 1910

96

Improvisation avec formes froides, 1914

150

Improvisation n° 4, 1909

53

Improvisation n° 20, 1911

81

Introduction musicale. Le Chanteau violet (étude), 1919

112 197

J/K Jaune-rouge-bleu, 1925 Journée d’hiver. Le Boulevard Smolenski, vers 1916 Kandinsky à Berlin, janvier 1922

176-177 117 6

Kandinsky à bord du bateau à vapeur « Lotus », août 1931

189

Kandinsky à son bureau dans son atelier de Neuilly-sur-Seine, vers 1937, Studio Lipnitzki

186

Kochel (Le Lac et l‘hôtel Grauer Bär), vers 1902

22

L Le Lac de Montagne, 1899 Ligne transversale, 1923 Lignes noires, décembre 1913 La Lyre, 1907 Le Lyrisme, 1911 Lyrisme (planche 9), extrait de Sonorités, 1911

19 164-165 153 39 76-77 78

M/O Le Miroir, 1907

33

Montagne, 1909

72

La Montagne bleue, 1908-1909

45

Moscou. La Place Rouge, 1916

114

Moscou. Place Zubovsky, vers 1916

113

Murnau – Grüngasse, 1909

42

Murnau – La Cour du château I, 1908

51

Murnau, paysage d’été, 1909

46

Oiseaux exotiques, 1915

155

Ovale rouge (Krasny oval), 1920

140

P/Q Le Parc de Saint-Cloud, 1904 Parties diverses, février 1940 Pastorale, février 1911 Paysage, 1913 Paysage d’été, 1909 198

26 184-185 70-71 151 47

Paysage d’hiver, 1909

50

Paysage romantique, 1911

100

Peinture au bord blanc, mai 1913

126

Petits Mondes I, 1922

146

Petits Mondes V, 1922

147

Le Port, 1916

111

Le Port d’Odessa, 1898

10

Promenade en bateau, 1910

102

Quatre Figures, 1943

172

R Rampant, octobre 1934

161

Regard en arrière, 1924

167

Rivière en automne, 1900

20-21

La Rivière en été, 1903

28-29

Rocher (Carte de membre de la Nouvelle Association des artistes munichois), 1908-1909 Rose décisif, mars 1932 Une Rue à la lumière du soleil, date inconnue

62 159 13

S Sans Titre, 1915

129

Sans Titre, 1916

108, 156

Segment bleu, 1921

145

T/V Tableau avec cercle (première peinture non figurative), 1911 Tache noire, 1921

99 142

Toussaint I, 1911

89

Toussaint II, 1911

88

Trame noire, 1922

175

Troublé, composition no 221, 1917

119

Vie colorée, 1907

34-35

Vue de Murnau, 1908

40-41 199

V

assily Kandinsky (1866-1944) était un peintre russe qui fut l’un des premiers à réellement s’aventurer dans l’art abstrait. Il s’évertua à représenter son monde intérieur d’abstraction malgré les critiques négatives de ses pairs. Il s’éloigna de la peinture potentiellement figurative dans le but d’exprimer ses émotions, le conduisant à un usage inédit de la forme et de la couleur. Bien que ses œuvres aient été fortement censurées à son époque, elles eurent énormément d’influences quelques années plus tard.