121 62 51MB
French Pages 158 [256] Year 2023
Kandinsky
Page 4 : Kandinsky à Berlin, janvier 1922. Photographie. Musée national dÊArt moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris.
Mise en page : Baseline Co. Ltd 61A-63A Vo Van Tan Street Nam Minh Long, 4 ème étage District 3, Hô Chi Minh-Ville Vietnam
© Confidential Concepts, worldwide, USA © Parkstone Press International, New York, USA Image-Bar www.image-bar.com Tous droits dÊadaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mentions contraires, le copyright des fluvres reproduites appartient aux photographes, aux artistes qui en sont les auteurs ou à leurs ayants droit. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible dÊétablir les droits dÊauteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison dÊédition. ISBN : 978-1-78525-040-8
2
ÿ Toute fluvre dÊart est lÊenfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. Ainsi, de chaque ère culturelle nait un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété. Ÿ
· Vassily Kandinsky
3
Biographie 16 décembre 1866 :
Vassily Wassilyevich Kandinsky naît à Moscou. Ses parents sont Lidia Ticheeva et Vassily Silvestrovich Kandinsky.
1871 :
La famille Kandinsky sÊinstalle à Odessa où Vassily fréquente une école de grammaire classique et prend des leçons de violoncelle et de piano ainsi que des cours de dessin.
1886 :
Il commence à étudier le droit et lÊéconomie à lÊUniversité de Moscou.
1892 :
Il obtient son doctorat et travaille comme professeur à la faculté de droit. Il se marie avec sa cousine Anna Chimyakina. CÊest à cette époque quÊil commence à se tourner de plus en plus vers la peinture.
1896 :
Il sÊinstalle à Munich, un des centres artistiques de lÊépoque, pour se consacrer entièrement à lÊart.
1897-1899 :
¤ Munich, il fréquente lÊécole dÊAnton Ažbe.
1900 :
Il étudie à lÊAcadémie des Beaux-Arts de Munich. Son professeur Franz Stuck est considéré comme le meilleur dessinateur dÊAllemagne.
1901 :
Kandinsky et ses collègues fondent le groupe Phalanx, qui bientôt ouvre sa propre école de dessin. Kandinsky devient plus tard le président du groupe. Il organise des expositions pendant les quatre années suivantes.
1902 :
Il rencontre la jeune artiste Gabriele Münter, pour laquelle il divorce en 1904. Il expose pour la première fois à la Sécession de Berlin.
1903 :
Première exposition de ses fluvres à Moscou.
1903-1908 :
Münter et lui entreprennent plusieurs voyages : Hollande, Tunisie (Kairouan), France (Paris), Russie, Italie, Allemagne (Dresde et Berlin). Ils finissent par sÊinstaller à Murnau, en Bavière, en 1908.
1904 :
Deux expositions en Pologne. Ses fluvres sont présentées au Salon dÊAutomne de Paris.
1909-1910 :
Kandinsky fonde la Nouvelle Union des Artistes de Munich (Die Neue Künstlervereinigung München). Il passe lÊautomne et lÊhiver 1909 en Russie où il expose cinquante-deux fluvres au Salon International dÊOdessa et participe à lÊexposition de lÊUnion des Artistes intitulée Valet de Carreau. 5
1911 :
Kandinsky, avec Franz Marc, fonde Le Cavalier bleu (Der Blaue Reiter). Piper Verlag publie le premier grand texte de Kandinsky, Du Spirituel dans lÊart (Über das Geistige in der Kunst), qui pose les bases théoriques de lÊart abstrait.
1914 :
Au début de la Première Guerre Mondiale, il se sépare de Münter et rentre en Russie en passant par la Suisse, lÊItalie et les Balkans. Une dernière rencontre avec Münter, pendant lÊhiver 1915-1916 à Stockholm, scelle la fin de leur relation.
1917 :
Kandinsky se marie avec Nina Andreewskaya, alors âgée de 17 ans. LÊenvironnement politique est façonné par la Révolution Russe. Les Soviétiques recherchent des artistes de lÊavant-garde russe. Après la Révolution dÊOctobre, Kandinsky assume de nombreuses fonctions au sein des institutions culturelles qui viennent dÊêtre créées. Ainsi, il est le co-fondateur de lÊInstitut de la Culture Artistique (INKHOUK) dont il dirige lÊatelier de peinture monumentale.
1918 :
Il devient professeur à lÊAcadémie Russe des Beaux-Arts et écrit son autobiographie qui est traduite en russe.
1920 :
Il obtient un poste à lÊUniversité de Moscou. Les Soviétiques souhaitent un retour au réalisme socialiste.
1921 :
Kandinsky et son épouse quittent Moscou pour Berlin. Suite à lÊappel de Walter Gropius, il est engagé à Weimar comme professeur à lÊécole du Bauhaus qui vient dÊêtre refondée en 1919.
1923 :
Première exposition à New York. LÊannée suivante, avec Paul Klee, Lyonel Feininger et Alexej von Jawlensky, qui sont ses collègues au Bauhaus, Kandinsky fonde le groupe Die Blaue Vier (Les Quatre Bleu), dont les conférences et expositions se font connaître jusquÊaux États-Unis.
1925 :
Le Bauhaus sÊinstalle à Dessau ; Kandinsky y enseigne la peinture murale.
1926 :
Publication de son essai Point, ligne, plan.
1928 :
La pièce de théâtre Tableaux dÊune exposition (Bilder einer Austellung) est présentée au Friedrich-Theater de Dessau dans des décors de Kandinsky.
1933 :
Les nazis ferment le Bauhaus. Kandinsky émigre à Paris.
1937 :
Les fluvres de Kandinsky sont qualifiées dÊÿ Art dégénéré Ÿ. Les nazis confisquent cinquante-sept de ses fluvres.
1940 :
Après lÊinvasion de la France par les nazis, Kandinsky sÊenfuit vers les Pyrénées.
13 décembre 1944 :
Kandinsky meurt à Neuilly-sur-Seine. 7
Concentration
K
andinsky connaissait et honorait la culture du passé. Nullement obsédé par lÊidée de renverser les idoles, il se
donna entièrement à la création de quelque chose de nouveau. Ainsi, ne fut-il ni iconoclaste ni esclave dÊun public quÊil faut impressionner. Toutefois, son art nÊest pas privé dÊaudace, mais cÊest une audace chargée dÊune profonde réflexion, une audace argumentée par un art de haute qualité.
Le Lac de montagne 1899 Huile sur toile, 50 x 70 cm Collection Manukhina, Moscou
8
9
Homme de culture européenne, musicien, théoricien, peintre et dessinateur, il était enclin à la réflexion, obéissant à une logique sévère quoique teintée de romantisme ; sans faire de tapageuses proclamations, il conserva la sage noblesse du penseur et ne se mêla pas aux vaines querelles qui agitaient le milieu artistique. On a dit plus dÊune fois et non sans raison quÊil faut chercher en Russie et en Allemagne les racines de lÊart et de toute la conception du monde de Kandinsky. Pour ce qui est de la Russie, cela veut dire Moscou. ¤ lÊencontre
Le Port d’Odessa vers 1900 Huile sur toile, 65 x 45 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
10
11
de la majorité de ses illustres compatriotes partageant dans une certaine mesure ses idées, Kandinsky nÊeut pratiquement aucune attache avec la culture de Saint-Pétersbourg. Il ne passa pas par ce purgatoire entre lÊOccident et lÊOrient ; la froide préciosité et le traditionnel passéisme de la capitale du Nord ne le touchèrent point. Les mirages envoûtants de Saint-Pétersbourg ne purent lÊinspirer. LÊorientation intellectuelle de Kandinsky est avant tout philosophique et allemande. Malgré tout lÊintérêt et le respect quÊil montra à lÊégard
Une Rue à la lumière du soleil vers 1900 Huile sur toile, 23 x 32 cm Musée des Beaux-Arts d’Odessa, Odessa
12
13
du passé, il nÊen devint pas lÊotage, découvrant dans la sagesse de ce passé les moyens de concevoir et de construire lÊavenir. Ses débuts en peinture sont ceux dÊun homme mûr. Les premières toiles connues de Kandinsky sont datées de la limite entre les deux siècles ; nous pouvons citer le Lac de Montagne en 1899 (p. 9) ; Munich. Schwabing en 1901 (p. 21) ; Esquisse pour Akhtyrka - Automne en 1901 (p. 19) et Kochel (Le lac et lÊhôtel Grauer Bär) vers 1902 (p. 23) ; Kandinsky a déjà trente-cinq ans. ¤ cet âge, il nÊest pas facile dÊêtre un novice.
Rivière en automne 1900 Huile sur carton, 20 x 30,5 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
14
15
Déjà le tableau intitulé Le Port dÊOdessa (p. 11), avec lequel commençait la fameuse rétrospective de Kandinsky qui eut lieu en 1989, contenait quelque chose de magique. SÊétant trouvé – à lÊoccasion de cette rétrospective – aux côtés des travaux abstraits de lÊartiste et de ses révélations picturales de Murnau, Le Port dÊOdessa aurait pu passer pour le travail dÊun dilettante presque digne dÊêtre signé par un membre de la Société des Ambulants. Mais à côté du tableau de Kandinsky, nÊimporte quel paysage ÿ ambulant Ÿ nÊaurait semblé rien de
Automne 1900 Huile sur contreplaqué, 19,9 x 30,8 cm Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
16
17
plus que le rendu passif dÊune impression de la nature. Certes, personne ne nous défendra de chercher des traits de génie dans lÊouvrage naïf dÊun novice : on en trouvera infailliblement ! Et pourtant les taches sombres et rutilantes sont trop indépendantes à lÊégard du monde de la réalité objective ; elles renferment beaucoup trop de tension latente nullement liée au motif réel ; le dessin purement décoratif est beaucoup trop énergique à côté des formes perçues dÊune manière naïve et traditionnelle.
Esquisse pour « Akhtyrka - Automne » 1901 Huile et tempera sur toile, 23,6 x 32,7 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
18
19
Il est évident que lÊintellect rigoureux et puissant de Kandinsky possédait également une forme émotionnelle dÊexistence. Certaines lignes de ses écrits rappellent les raisonnements de Marc Chagall, qui avait peu dÊinstruction. LÊenseigne bleue de lÊécole que fréquenta Chagall à Vitebsk, qui frappa tant le futur artiste, est la sflur du tramway bleu, de lÊair bleu et des boîtes postales jaunes qui émerveillèrent Kandinsky à Munich. Et plus tard, dans ses célèbres Sonorités (Klängen), nous pouvons lire des phrases telles que ÿ le petit
Munich. Schwabing 1901 Huile sur carton, 17 x 26,3 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
20
21
lac bleu-vert piquait lÊflil Ÿ montrant fort bien quÊil conserva la faculté dÊavoir des révélations visuelles. Certes, Kandinsky était déjà bien trop mature pour apprendre le métier. De plus, il possédait de larges connaissances, lisait et réfléchissait beaucoup. Il visita Paris et lÊItalie, et, dans ses premiers travaux, il rendit même un certain hommage à lÊimpressionnisme. Mais cÊest à lÊAllemagne quÊil donna sa préférence pour y étudier. Choisissant Munich et non Paris, il optait pour lÊécole au détriment du milieu artistique.
Kochel (Le lac et l’hôtel Grauer Bär) vers 1902 Huile sur carton, 23,8 x 32,9 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
22
23
Quoi quÊil en soit, lorsquÊil entra dans la célèbre école dÊAnton Ažbe, le peintre russe Igor Grabar écrivit à propos de Kandinsky (apparemment, non sans raison) quÊil ÿ ne sa[vait] absolument rien faire Ÿ et quÊÿ en ce qui concerne lÊart décadent, ses connaissances [étaient] très vagues Ÿ. Ne ÿ rien savoir faire Ÿ et nÊêtre même pas ÿ décadent Ÿ, cela peut paraître paradoxal lorsquÊon est prodigieusement doué et cultivé. Cela signifiait simplement que lÊon préférait se tenir à lÊécart des tendances à la mode aussi
Les Adieux (version grand format) 1903 Gravure sur bois en couleurs sur papier japon vergé, 32,9 x 32,5 cm National Gallery of Canada, Ottawa
24
25
bien que des routines du métier ; en un mot, cela signifiait disposer du plus haut degré de liberté. Les leçons de dessin quÊil obtint chez Ažbe ne lui apportèrent pas grand-chose. Il eut peu de goût pour les académies et les travaux de ÿ cuisine Ÿ. Mais, agissant selon le dicton chinois ÿ ayant appris les règles, tu pourras en disposer facilement Ÿ, il apprit assidûment les éléments du métier avant de tenter délibérément de ÿ chercher lÊexpression de ce que lÊon ressent, à organiser la sensation dans une esthétique personnelle Ÿ (Cézanne).
La Rivière en été 1903 Huile sur toile, 19,5 x 29,5 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
26
27
Il est difficile de deviner pourquoi, après avoir reçu lÊenseignement dÊAžbe, Kandinsky se laissa attirer par Franz Stuck. Parce quÊil enseignait à lÊAcadémie des Beaux-Arts et non dans une école privée ? Parce quÊil était reconnu comme étant le meilleur dessinateur en Allemagne ? Parce quÊil était plus réputé que les autres ? Quoi quÊil en soit, lÊart de lÊAllemand ne pouvait lui servir de modèle ni par son bon goût ni par son originalité. Il y a lieu de croire que ce fut le système dÊenseignement de Stuck qui intéressa Kandinsky.
L’Arrivée des marchands 1905 Tempera sur toile, 92,5 x 135 cm Musée d’art de Miyagi, Sendai
28
29
Le pathos lugubre et prétentieux de son professeur, lÊabsence totale de ÿ substance artistique Ÿ (Merejkovski) dans ses travaux, la représentation traditionnellement illusoire de ses ÿ terribles Ÿ héros, tout cela ne pouvait plaire quÊaux amateurs de peintures de salons. NÊayant réussi à être reçu dans lÊatelier de Stuck à lÊAcadémie de Munich quÊaprès la seconde tentative, il le quitta un an plus tard. Adulte et peintre débutant, il montra pour la première fois son tableau Soir à la VIIe exposition de lÊUnion des Artistes de Moscou
Chanson (Chant de la Volga) 1906 Tempera sur carton glacé, 49 x 66 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
30
31
(il avait été soutenu par le peintre Victor Borissov-Moussatov qui était la figure centrale de cette exposition). Si son tableau ne jurait pas à côté des toiles raffinées et éloquentes de son protecteur, que dire de lÊimpression quÊil produisit dans le voisinage des travaux de Polenov et BialinitskiBiroulia⁄ Pendant ces mêmes journées de février 1900, à un quart dÊheure à pied du Musée Historique où était accroché le tableau de Kandinsky, dans les salles de lÊécole Stroganov, il y avait foule devant les toiles de
Vie colorée 1907 Tempera sur toile, 130 x 162,5 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
32
33
Franz Stuck, lÊillustre maître de Kandinsky, qui avait les honneurs de la cimaise de lÊExposition Pangermanique. Les premiers ouvrages de Kandinsky suscitèrent à Moscou une critique virulente. Mais peu à peu, sans jouir dÊaucune approbation, sans vouloir sÊimposer comme professionnel, dÊartisan, il devint peintre. Il était pourtant dans son bon droit lorsquÊil se sentit incompris tant du côté de la critique russe que de celui de la
La Lyre 1907 Plaque de linoleum gravée, 18,5 x 19 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
34
35
critique allemande : la première voyait en lui ÿ lÊinfluence néfaste de Munich Ÿ, la seconde lÊaccusait ÿ dÊinfluence byzantine Ÿ. Il était un étranger pour tous, mais lui-même savait tout entendre. Il aurait pu prononcer ces vers écrits par Brioussov en 1899 :
ÿ JÊai étrangement aimé les ténèbres des contradictions. /Et je cherchai avidement des nfluds fatals, Tous les rêves me ravissent, toutes les paroles me sont chères ¤ tous les dieux, je dédie mes vers⁄ Ÿ
Murnau - Johannisstrasse vue d’une fenêtre de Griesbräu 1908 Huile sur carton, 49,8 x 69,6 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
36
37
Pour le poète, alors âgé de vingt-sept ans, ce nÊétait quÊune déclaration pleine dÊaffectation, lÊaffirmation dÊun hédonisme à la fois païen et décadent. Mais pour Kandinsky, ces mêmes pensées étaient le témoignage dÊune ouverture dÊesprit, véritable et attentive. Seule une telle ouverture, et non une curiosité de touche-à-tout, peut servir de base à une réelle indépendance. On relève à juste titre le ÿ polystyle Ÿ des débuts de cet artiste qui a commencé à peindre tardivement. En effet, ses premiers tableaux révèlent des traits de lÊimpressionnisme de salon,
Vue de Murnau 1908 Huile sur toile, 33 x 44,5 cm Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
38
39
des allusions aux rythmes du Jugendstil, de lourdes touches ÿ démiurgiques Ÿ qui font penser à Cézanne, ainsi que dÊéloquentes évocations du symbolisme. Une telle disparité était alors chose commune parmi les jeunes artistes. Mais dès le début, Kandinsky peignit comme un homme mûr, bien que maladroitement. Il sÊessaya sur diverses voies. Nous disons bien quÊil mit sa propre personnalité à lÊépreuve sur différents chemins, et non celle dÊautrui. Déjà au début du siècle, la conscience artistique de Kandinsky avait accumulé une
Murnau - La cour du château I 1908 Huile sur carton, 33 x 44,3 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
40
41
masse critique dÊinformations disponibles, tant visuelles que philosophiques. Nullement enclin à se disperser, il ÿ maîtrisait tous les langages Ÿ. Il semble quÊau cours de son évolution, il ait suivi le parcours historique de toute la culture, lÊinsérant dans lÊhistoire dÊune seule destinée. Sur le cheminement de Kandinsky vers la fulgurante découverte de la peinture abstraite, nous pouvons trouver une imagerie naïve empruntée à des contes orientaux et de précieux
La Montagne bleue 1908-1909 Huile sur toile, 106 x 96,6 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
42
raffinement décoratifs. Il réalisa ses premiers ouvrages importants avec une conscience surchargée et prête à éclater. La nouvelle philosophie
russe,
lÊicône,
la
peinture
dÊhistoire, lÊArt Nouveau, la force radieuse de lÊimpressionnisme, la puissance du coloris de Matisse et de la forme de Picasso, et surtout le bilan de ses propres réflexions, tout cela était prêt à sÊextérioriser dans la personnalité artistique de Kandinsky. Mais au début du siècle, le diapason de sa quête artistique était démesuré : il suffit de comparer La Voile dÊor (1903), une gravure colorée et nerveuse,
Akhtyrka - Église rouge 1908 Huile sur bois, 28 x 19,2 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
44
45
éclectique quoique soumise aux rythmes de lÊArt Nouveau, avec le ÿ silencieux Ÿ et sévère tableau intitulé Chaises en vannerie sur la plage en Hollande (1904). Son esprit ouvert à ÿ tous les langages Ÿ lui permit de sÊenrichir sans jamais sÊassujettir. La vision de lÊart des premières années du
XX
e
siècle en Allemagne, en France, en Hollande, aurait pu subjuguer nÊimporte qui, mais Kandinsky sÊenrichit et médita. LÊobjet de sa quête et de sa réflexion était sa propre personnalité, tout comme Brand et Peer Gynt dÊIbsen.
Étude pour « Église à Murnau » 1908-1909 Huile et tempera sur carton, 44,5 x 32,8 cm Musée des Beaux-Arts Mikhail Vroubel, Omsk
46
47
Ne sachant pas encore comment exprimer la passion créatrice quÊil avait peine à retenir, il brossa des études dÊaprès nature, il ÿ saisit Ÿ des motifs susceptibles peut-être de provoquer lÊaccomplissement dÊaspirations encore bien vagues. Aussi, nÊétant pas encore peintre professionnel, il se mit à la tête dÊun groupe dÊavant-garde munichois, la Phalange (Phalanx) et bientôt enseigna dans lÊécole ouverte par ce groupe. Il y enseigna non pas les mystères et les doctrines ésotériques des arts, mais tout simplement le dessin et la peinture. Cette audacieuse activité pédagogique nÊétait pas la
Murnau - Grüngasse 1909 Huile sur carton, 33 x 44,6 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
48
49
prouesse dÊun génie présomptueux qui ne sait pas encore comment il va sÊattaquer à son chefdÊfluvre, mais une manière de se situer dans un dialogue avec des personnes partageant sinon ses idées, du moins ses intérêts et ses passions. LÊinterprétation du processus de la création – cet aspect de la genèse artistique très important au
XX
e
siècle – devait posséder, aux yeux de
Kandinsky, un sens particulier. Pour lui, enseigner signifiait découvrir ensemble – professeur et élèves – la vérité convoitée.
Murnau, paysage d’été 1909 Huile sur carton, 33 x 45 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
50
51
Pour cela, volonté, courage et talent ne suffisaient pas. Il fallait posséder une énergie extraordinaire et jouir dÊune grande autorité afin de sÊimposer comme chef de file. Car à ce moment il nÊavait produit aucun tableau sensationnel, aucun ouvrage annonçant lÊapparition de quelque nouvelle tendance. Il y avait donc en lui quelque chose qui inspirait confiance. Des témoignages font savoir que Kandinsky avait un talent pédagogique exceptionnel. Le groupe Phalanx jouissait dÊune sérieuse renommée et ses expositions (il y en eut 12 en
Chemin de fer à Murnau 1909 Huile sur carton, 36 x 49 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
52
53
trois ans) reçurent des envois de peintres aussi réputés que Vallotton, Signac et ToulouseLautrec. ¤ la fin de cette période, la presse allemande mentionna Kandinsky dans des termes
élogieux,
qualifiant
son
talent
dÊÿ original Ÿ. On lÊinvita à enseigner à la Kunstgewerbeschule de Düsseldorf. Il exposa à la Sécession de Berlin (1902), puis au Salon dÊAutomne dont il fut élu membre du jury en 1905, et au Salon des Indépendants. Il gagna ainsi une large renommée, mais sa réputation était encore vague et instable. La participation de Kandinsky à lÊexposition du
Paysage d’été 1909 Huile sur carton, 34 x 46 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
54
55
groupe Die Brücke (Le Pont) de Dresde – le premier groupement expressionniste – est très importante pour définir la place de lÊartiste dans le contexte artistique de cette époque. Les peintures et gravures datant de ces années sont pleines dÊune énergie qui nÊa pas été dépensée jusquÊau bout. Devant ces ouvrages, on est émerveillé, déçu ou étonné. Ils contiennent en effet lÊexpression dÊun talent véritable et même fascinant. Mais ils ne dénotent pas encore ce qui fera la gloire de lÊauthentique Vassily Kandinsky.
Paysage d’hiver 1909 Huile sur carton, 75,5 x 97,5 cm Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
57
Le miracle de Murnau Ordinairement, les graines de la nouveauté germent dans lÊesprit de lÊartiste bien avant que cette nouveauté ne devienne une réalité historique. Mais lÊhistoire connaît des ÿ heures propices Ÿ où une lente quête menée pendant des années sÊachève brusquement par une éblouissante révélation. Le milieu des années 1900 est riche en événements de cette espèce. Nous mentionnerons
Improvisation n° 4 1909 Huile sur toile, 108 x 158,5 cm Musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod, Nijni Novgorod
58
59
la première exposition des Fauves au Salon dÊAutomne de 1905, la fondation du groupe Die Brücke, Les Demoiselles dÊAvignon de Picasso (1907), ahurissant manifeste non seulement du cubisme, mais dÊune nouvelle vision du monde. Les tableaux peints par Kandinsky à Murnau à la fin des années 1900
peuvent
être
rangés
parmi
ces
événements marquants. LÊhistoire de lÊart ne connaît que fort peu de faits aussi dramatiques et merveilleux que le pas franchi par Kandinsky à Murnau.
Coupoles 1909 Huile sur toile, 83 x 116 cm Galerie d’art de P.M. Dogadin d’Astrakhan, Astrakhan
60
61
Ordinairement, lÊartiste parcourt plusieurs étapes avant dÊélaborer un style propre ou dÊannoncer une nouvelle tendance ; même Picasso eut des périodes dÊévolution progressive. Et Kandinsky nÊéchappa pas à ce processus, mais rares furent ceux dont la maturation se produisit comme une éblouissante explosion qui délivra lÊénergie contenue pendant des années dÊhésitation. Pour Kandinsky, le monde des objets fut aussi bien une source dÊidées plastiques quÊune chaîne dÊascète. Il ne chercha pas à créer un
Montagne 1909 Huile sur toile, 109,5 x 109,7 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
62
63
nouveau langage artistique et à sÊaffirmer au moyen de cette prouesse. Comme Cézanne ou Hemingway (qui apprit à sÊexprimer avec clarté devant les tableaux de Cézanne), il voulait simplement être lui-même. Il est certain quÊil désirait sÊaffirmer comme une individualité absolue et parvenir à une synthèse, ou même au syncrétisme de lÊart. La musique et la poésie le préoccupèrent tout autant que la peinture. Mais ce fut dans la figuration que lÊéclatement eut lieu. Les propos de Kandinsky – maintes fois cités – sur les
La Dame en crinolines 1909 Huile sur toile, 96,3 x 128,5 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
64
65
paysages qui le troublaient ÿ comme un ennemi avant le combat Ÿ et qui triomphaient de lui, sont en effet très significatifs. Tant que la nature exerçait sa domination, elle attirait lÊartiste par lÊénigme de ses drames harmoniques camouflés par la réalité. Le charme de la nature émerveillait Kandinsky, mais il ne lui était pas possible de la ÿ traverser Ÿ. Lorsque nous dévisageons quelquÊun, nous cherchons son regard sincère afin de découvrir quelque chose de dissimulé, une vérité immatérielle, troublante, individuelle,
Improvisation 7 1910 Huile sur toile, 131 x 97 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
66
67
une vérité effrayante et merveilleuse, car elle est absolue et ne sÊadresse quÊà nous seuls. Ainsi agissait lÊartiste, déjà génial, mais ne maîtrisant pas encore tous les secrets du métier : il recherchait le ÿ regard de la réalité Ÿ dirigé vers lui. Through the Looking-Glass and What Alice Found There de Lewis Carroll⁄ En français : De lÊautre côté du miroir⁄ En russe, on emploie le mot ÿ zazerkalie Ÿ qui signifie ÿ ce quÊil y a de lÊautre côté du miroir Ÿ. Une excellente trouvaille du traducteur, qui est devenue une
Esquisse pour la « Composition II » 1909-1910 Huile sur toile, 97,5 x 131,2 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
68
69
nouvelle métaphore de notre littérature du XX
e
siècle, bien que le sens de lÊoriginal en ait
quelque peu souffert. Le miroir en tant que phénomène artistique et ÿ instrument de la métaphore plastique Ÿ fut depuis longtemps utilisé par les artistes. Ce sont les mystérieux miroirs des vieux maîtres néerlandais, le miroir de la Vénus de Vélasquez, le couple royal dans le Miroir de Goya, le Miroir de Marc Chagall et, en littérature, le Double de Dostoïevski. Nous pouvons ajouter le Miroir de Kandinsky (1907), gravure offrant à
Improvisation 11 1910 Huile sur toile, 97,5 x 106,5 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
70
71
la fois la vigueur dÊune esquisse et un rythme maniéré dans le goût du Jugendstil. Mais pour un artiste du
e
XX
siècle, cÊest la réalité qui est
devenue ce malicieux miroir dont le tain ne permet pas de pénétrer de ÿ lÊautre côté du miroir Ÿ, alors que cÊest justement ce quÊil voudrait faire. Ainsi, certains décidèrent de créer sans détour une nouvelle réalité : entre les tableaux ÿ roses Ÿ de Picasso et Les Demoiselles dÊAvignon il nÊy a pas dÊévolution visible. Quant à Kandinsky, il sÊefforce de traverser la réalité visible pour atteindre ce que Rilke appelait
Lac 1910 Huile sur toile, 98 x 103 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
72
73
ÿ das überzählige Dasein Ÿ. En témoigne le fait que la distance séparant les surprenantes révélations de Murnau et le non-objectivisme le plus franc ne fut pas parcourue dans un long cheminement, mais franchie à la suite dÊune brusque mutation, dÊun éclatement attendu depuis longtemps. Kandinsky commença à travailler à Murnau en août 1908. LÊintensité de lÊactivité quÊil déploya durant cette période est extraordinaire. Il exécute des esquisses théâtrales pour les spectacles quÊil se propose de monter en collaboration avec Thomas de
Propriété à Akhtyrka 1911 ou 1916 Huile sur bois, 27 x 39,3 cm Musée d’Art et d’Histoire, Cherepovets
74
75
Hartmann et Alexandre Sakharov, médite sur un ÿ Album Ÿ musical où ses gravures doivent illustrer les partitions dÊHartmann, poursuit ses recherches théoriques et sÊoccupe de lÊorganisation dÊun nouveau groupe dÊartistes, la ÿ Neue Künstlervereinigung München Ÿ, dont il sera élu président lÊannée suivante. Mais lÊévénement le plus important, cÊest la révolution qui se produit dans sa propre création (et dans la peinture en général) et qui peut être considérée comme une leçon historique et de quête intérieure. Quinze ans plus tard,
Ébauche finale pour la couverture de « L’Almanach du Blaue Reiter » septembre 1911 Aquarelle et crayon sur papier, 27,9 x 21,9 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich 76
77
Hermann Hesse commencera son immortel Loup des steppes et la recherche du monde intérieur trouvera une expression littéraire adéquate :
ÿ Vous rêvez de quitter ce temps, ce monde, cette réalité, et dÊentrer dans une autre réalité qui vous convient mieux, dans un monde intemporel⁄ Vous savez bien où se trouve ce monde et que le monde que vous cherchez est celui de votre propre âme⁄ Je ne peux ouvrir devant vous dÊautre salle de tableaux que celle de votre âme. Ÿ
Tableau avec cercle (première peinture non-objective) 1911 Huile sur toile, 139 x 111 cm Musée des Beaux-Arts Shalva Amiranashvili, Tbilissi
78
Pour entrer dans ce théâtre ÿ seulement pour les fous Ÿ, il fallait payer et le prix était lÊintelligence. Mais Kandinsky nÊétait pas un héros de la génération ÿ perdue Ÿ de lÊaprès-guerre. Il ne dut pas, comme Hesse, tirer profit dÊune cure psychanalytique pour édifier son monde artistique. Pour lui, la ÿ salle de tableaux Ÿ nÊétait pas un but énigmatique, mais un moyen naturel, quoique difficile, de réaliser sa propre personnalité. Mais que sont profonds les liens fondamentaux qui lÊallient aux plus puissants nfluds de la culture allemande ! LÊon sait quÊil
Paysage romantique 1911 Huile sur toile, 94,3 x 129 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
80
81
se lia dÊamitié avec le compositeur Schönberg et traduisit ses ouvrages théoriques, tandis que le musicien sÊintéressa à ses expériences picturales. Dans le Docteur Faustus, Thomas Mann attribue à son héros les raisonnements et la stylistique musicale de Schönberg. Mais le plus important se trouve ailleurs : dans les liens qui lÊunissent au tréfonds de la mentalité allemande. ÿ Le petit lac bleu piquait lÊflil Ÿ du personnage de la poésie de Kandinsky citée plus haut, porte le même nom que le petit garçon du Docteur Faustus.
Improvisation n° 20 1911 Huile sur toile, 94,5 x 108 cm Musée Pouchkine, Moscou
82
83
Le principal réside dans les fondements de lÊart si bien décrits par Thomas Mann : lÊillusion verbale de la musique, le ÿ petit paysage grotesque Ÿ créé dans un récipient en verre et qui nÊest pas ÿ étrange Ÿ, mais ÿ très triste Ÿ ! Pour Kandinsky, la ÿ nature qui tente insolemment lÊhomme Ÿ (Thomas Mann) fut celle de Murnau. Ce ne fut pourtant pas elle qui lui fit découvrir sur le tard des vérités inédites. Simplement, le Temps était venu et le Lieu choisi. Ici, dans les environs montagneux de Munich, les travaux déjà accomplis et lÊexpérience déjà
Lyrisme (planche 9), extrait de « Sonorités » 1911 Gravure d’un livre illustré de cinquante-six gravures sur bois, 14,8 x 21,7 cm The Museum of Modern Art, New York
84
85
acquise donnèrent soudain de vigoureuses pousses. Le regard de lÊartiste réussit à percer lÊétain de la réalité qui renvoyait à son flil des images stables du monde objectif, et il discerna les rythmes chromatiques, les lignes et les formes pour lesquelles les objets et la nature ne sont rien dÊautre quÊune fonction quÊils leur ont assumé de remplir. Le passage de Kandinsky du monde objectif au monde des formes pures avait été déterminé par ses recherches précédentes et il ne sÊagit ici ni dÊune perte ni dÊune acquisition, mais dÊun fait donné sans lequel il nÊy aurait pas eu Kandinsky.
Le Lyrisme 1911 Huile sur toile, 94 x 130 cm Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
86
87
Dans les premiers paysages peints à Murnau, il est aisé de reconnaître la virulence chromatique et lÊintensité des plages de couleurs propres au fauvisme, la tension chromatique
de
lÊexpressionnisme
qui
sÊaffermissait alors, la facture volontaire de Cézanne. Mais ces ÿ retrouvailles Ÿ sont purement rationnelles et ne témoignent que dÊune certaine ÿ correction intellectuelle Ÿ du regard du spectateur averti, car il est absolument
évident
que
Kandinsky
ne
construisit pas sa vision sur les découvertes de ses contemporains. Pour lui, leur art
Étude pour la couverture de « L’Almanach du Blaue Reiter » 1911 Aquarelle et crayon sur papier, 27,5 x 21,8 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
88
89
faisait partie du monde quÊil scrutait, et le ÿ tachisme fauve Ÿ à travers lequel il voulait pénétrer son propre monde, quÊil venait à peine dÊentrevoir, appartenait aussi à cette réalité. Ayant participé aux Salons des Indépendants, Kandinsky connaissait parfaitement lÊart des Fauves dont la dernière manifestation eut lieu en 1909. Les contemporains rapprochaient souvent les Fauves des expressionnistes ; Matisse et ses disciples furent souvent dénommés ÿ expressionnistes français Ÿ ; dans les années soixante, on les réunissait dans des
Heiliger Wladimir 1911 Peinture fixée sous verre, 29 x 25,6 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
90
rétrospectives collectives. Mais les virulentes compositions fauves étaient dÊune autre nature que les constructions sévères et passionnées de Kandinsky. Pour lui, sa percée à travers le visuel des paysages de Murnau signifiait lÊentrée dans le monde de lÊessence émotionnelle et spirituelle de lÊunivers. Pour les Fauves, la peinture était la libre expression de leur personnalité dont ils faisaient parade en donnant libre cours à leurs talents de coloristes. Pour Kandinsky, Murnau fut ce que la ÿ tasse de thé Ÿ fut pour Marcel Proust :
Étude pour la couverture de « L’Almanach du Blaue Reiter » 1911 Aquarelle, blanc opaque et encre de chine sur papier, 27,7 x 21,8 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich 92
93
ÿ ⁄Toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et lÊéglise de Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. Ÿ
Mais chez Kandinsky ce nÊest pas lÊoccasion dÊune suite dÊassociations faisant renaître une enfance chérie, mais celle de bâtir des ÿ souvenirs du passé Ÿ. ¤ travers les arbres, les versants et chemins montagneux, à travers des paysages inconnus, il voit les âpres quêtes du
Étude pour la couverture de « L’Almanach du Blaue Reiter » 1911 Aquarelle et crayon sur papier, 27,7 x 21,8 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
94
95
passé et une sortie sur lÊavenir, sur son monde supérieur resté si longtemps dissimulé derrière lÊétain de la réalité visible ; sur un monde quÊil nÊavait encore jamais vu mais dont il avait deviné lÊexistence et dans lequel il avait reconnu la réalité la plus importante et la plus élevée. Les taches de couleurs à la fois soudées à la toile et jaillissant de sa substance matérielle, rutilent comme une chair palpitante. Elles évoquent avec peine les objets quÊelles désignent, mais, sous nos yeux, elles acquièrent un ÿ überzähliges Dasein Ÿ (une existence
Pastorale février 1911 Huile sur toile, 105,7 x 156,5 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
96
97
indénombrable) et nous obligent à admettre que le triangle jaune est une valeur bien plus importante que la partie de lÊédifice quÊil représente ; que bien quÊil désigne le toit de la maison, le trapèze rouge du premier plan renferme une signification merveilleuse et sacrale (Vue de Murnau, p. 39). Devant les paysages de Murnau, le spectateur assiste à lÊacte de création, à la genèse dÊune Nouvelle Peinture qui décrit encore la réalité, mais sÊen éloigne de plus en plus. Il semble que lÊon dit solennellement adieu au monde
Impression III (Concert) 1911 Huile sur toile, 77,5 x 100 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
98
99
matériel avant dÊentrer dans un autre monde, spirituel et libéré (Paysage dÊété, p. 55). Les Impressionnistes donnèrent à la surface picturale du tableau une valeur indépendante, mais cet élément, tel un air dÊopéra, comprenait musique et message verbal. Quant à Kandinsky, il pénétrait dans le monde de la musique purement instrumentale et ce processus de libération exerce jusquÊà nos jours une fascination irrésistible. Les prédécesseurs et les contemporains de Kandinsky étaient restés dans les limites du
Toussaint I 1911 Peinture fixée sous verre, 34,5 x 40,5 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
100
101
dialogue ÿ réalité–art Ÿ au sein duquel se produisait le ÿ mystère artistique Ÿ. Comme exemple classique de ce dialogue, lÊon peut citer le don de Cézanne (souligné par H. Read) de trouver, séparément des objets, la configuration structurale de ces derniers. Le cubisme de Picasso, à lÊépoque où Kandinsky travaillait à Murnau, tentait encore de conserver le monde objectif, mais conçu sous des aspects jamais vus. Delaunay méditait sur le passage de lÊimpressionnisme au cubisme
Toussaint II 1911 Huile sur toile, 86 x 99 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
102
103
et supposait que la poésie de ses ouvrages de 1911 nÊétait pas abstraite. Quant à Malevitch, il continuait à chercher sa place dans le monde spatial. ¤ ce moment, Kandinsky sort du champ de la gravitation terrestre des objets et entre dans lÊapesanteur du monde non-objectif où se dissipent les principales coordonnées de lÊêtre : le bas, le haut, lÊespace, le poids. ÿ Pour quÊil puisse y avoir une chute ou une ascension, il faut quÊil y ait le bas et le haut. Mais, il nÊy a
Composition IV 1911 Huile et tempera sur toile, 159,5 x 250,5 cm Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
104
105
ni bas ni haut : cela nÊexiste que dans le cerveau de lÊhomme, dans la patrie des illusions Ÿ, – dira le personnage dÊHermann Hesse – Le Dernier été de Klingsor – dix ans plus tard. Eh oui ! En délaissant la réalité – conformément aux mythes (ou aux révélations) du
XX
e
siècle,
Kandinsky renonce aux illusions, donc il se rapproche à nouveau dÊune réalité supérieure. NÊest-ce pas là un des principaux paradoxes de la fin de notre millénaire, dont Kandinsky peut se vanter dÊêtre un des auteurs ?
Tache noire I 1912 Huile sur toile, 100 x 130 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
106
107
Entre lÊOrient et lÊOccident Kandinsky revint deux fois en Russie. La première fois, il fit une brève visite à Moscou (octobre–décembre 1912). La seconde fois, ce fut un long séjour : de décembre 1914 à décembre 1921. LÊartiste qui recherchait la quiétude se retrouve dans sa ville natale à une époque de ÿ changements inouïs et dÊincroyables émeutes Ÿ (Alexandre Blok). Il avait lui-même lÊesprit troublé.
Esquisse pour « Peinture au bord blanc » 1913 Huile sur toile, 70 x 104 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
108
109
La surprenante envolée de Murnau ne lui donna aucune assurance : son cheminement vers lÊart non-objectif nÊétait pas encore terminé. Il hésitait à aller jusquÊau bout. Mais dans ces hésitations, il nÊy a ni excès dÊémotion ni froid calcul ; il veut simplement, comme auparavant, essayer ÿ tous les langages Ÿ avant de choisir définitivement sa voie. Qui sait ? Ne se sentait-il pas esseulé dans lÊespace glacé de la liberté absolue ? En Occident, il était déjà réputé. LÊannée précédente, il avait
Paysage 1913 Huile sur toile, 88,5 x 100 cm Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
110
111
participé à la fondation du groupe du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) qui publia un almanach portant le nom du groupe : L'Almanach du Blaue Reiter (1911). ¤ la première exposition organisée par le groupe dans la galerie Tanhäuser, Kandinsky envoya plus de quarante travaux, en plus des membres du groupe, y participèrent également Delaunay, le Douanier Rousseau et Schönberg. Ainsi, Kandinsky se trouva au centre du mouvement expressionniste en Allemagne.
Lignes noires décembre 1913 Huile sur toile, 129,4 x 131,1 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
112
113
¤ ses côtés se rangent des talents de renommée mondiale : Alexej von Jawlensky avec qui il travailla à Murnau, August Macke, Paul Klee, Franz Marc⁄ Au début de lÊannée 1912, se tint la deuxième exposition du Cavalier bleu à laquelle participèrent Gontcharova, Larionov et Malevitch. En Russie, il jouissait dÊune large notoriété. Son texte Du Spirituel dans lÊart fut publié en décembre 1912. Ces articles paraissaient dans les revues russes et ses travaux étaient montrés
Étude pour la « Composition VII » 1913 Aquarelle, encre de Chine et crayon sur papier monté sur papier gris, 18,5 x 27,1 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
114
115
dans plusieurs villes du pays, dont SaintPétersbourg. Les tableaux qui figurèrent à lÊExposition Internationale (1910-1911) dont Dame en crinolines (p. 65), offrent le puissant alliage dÊun paysage vivant, de motifs passéistes russes et de mirages symbolistes, le tout dominé par le non-objectivisme. En outre, il envoya à cette exposition ces Improvisations (ÿ no 4 Ÿ, p. 59 ; ÿ 7 Ÿ, p. 67). Kandinsky participa également à la première exposition du ÿ Valet de Carreau Ÿ (1910),
Étude pour la « Composition VII » (esquisse n° 3) 1913 Huile sur toile, 89,5 x 125 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
116
117
où il présenta des ouvrages analogues. Par son activité et son champ dÊintérêt, Kandinsky sÊimposa comme un des premiers artistes ÿ transnational Ÿ. Il fut très attentif à la vie artistique russe et témoigna beaucoup de sympathie pour Lentoulov, Burljuk, Larionov et Gontcharova. Avant le commencement de la guerre, il forma le projet de revenir en Russie : ÿ Je suis dans une période de travail qui exige instamment que je passe quelques mois à Moscou⁄
Composition VII 1913 Huile sur toile, 200 x 300 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
118
119
Moscou, cÊest le sol où je puise mes forces et où je peux vivre la vie spirituelle dont a tant besoin mon travail Ÿ (extrait dÊune lettre à un particulier). Il revint à Moscou (en 1915) où Vroubel et Serov étaient déjà entrés dans lÊhistoire et où lÊexposition de 1913, lors de laquelle Malevitch avait montré ses créations abstraites et le premier manifeste Du cubisme au suprématisme avait été présenté, avait déjà cessé de faire sensation. Kandinsky fut et resta un artiste libre et indépendant et ne devint jamais
Peinture au bord blanc mai 1913 Huile sur toile, 140,3 x 200,3 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
120
121
lÊotage de ses propres conceptions théoriques. Ses paysages moscovites parfaitement figuratifs peuvent étonner par leur naïveté romantique, mais cette naïveté est trompeuse. On dirait que lÊartiste tente de voir et de réaliser un paysage citadin déployé dans lÊespace et le temps (ses souvenirs de jeunesse) en ayant recours à la nouvelle ÿ optique Ÿ mise au point à Murnau. Les maisons, les nuages, les arbres, la brume neigeuse, tout cela ressort des tableaux comme les particules dÊune ÿ mosaïque non-objective Ÿ.
Petits plaisirs 1913 Huile sur toile, 110,2 x 119,4 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
122
123
On assiste ainsi à un processus qui est le contraire de ce quÊil fit à Murnau : au moyen dÊéléments ÿ non-objectifs Ÿ, il construit un semblant de réalité terrestre. Maintenant, les surfaces de couleur ne sont plus le résultat dÊune révélation, mais lÊinstrument dÊune nouvelle conception du monde (Moscou. Place Zubovsky, p. 141 ; Jour dÊhiver. Le Boulevard Smolenski, p. 143). Le contexte transnational qui est celui de Kandinsky se manifeste dans certains tableaux
Improvisation avec formes froides 1914 Huile sur toile, 119 x 139 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
124
125
(comme dans Moscou. La Place Rouge, p. 145) par cette sensation dÊun monde tombant, dénué de lignes verticales et horizontales, que lÊon trouve dans les travaux de Delaunay et de Chagall datant de la même époque. Les travaux sur verre constituent un domaine très original de la création de Kandinsky et possèdent également leurs propres racines. Le verre – même sÊil nÊest pas traversé par la lumière – conserve lÊeffet dÊun miroir presque transparent ; il évoque, sur les coupoles des églises moscovites,
Oiseaux exotiques 1915 Huile sur toile, 34,4 x 25,4 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
126
127
les contes et lÊimagerie populaire de la vieille Russie, ainsi que les vitraux gothiques vus de lÊextérieur ; il rappelle les fantasmagories de Rouault, les icônes lumineuses et les cristaux des peintures de Vroubel. Certes, les tableaux sur verre étaient un phénomène peu ordinaire. Mais dans lÊesprit prodigieusement inventif de Kandinsky lÊhéritage du passé et la symbolique voisinaient toujours avec la modernité. Pratiquant cette technique, il fraya également le chemin à lÊuniversalisme
Sans titre 1915 Aquarelle, 62 x 44,5 cm Musée régional des Arts de Riazan, Riazan
128
129
des procédés et des techniques qui devaient devenir un peu plus tard une pratique largement répandue. Les ÿ contre-reliefs Ÿ de Tatlin, les expériences de Duchamp et les majoliques de Vroubel, nÊétait-ce pas le milieu naturel dans lequel Kandinsky poursuivait ses larges recherches ? Mais ce sont ses compositions non-objectives des années 1910 qui constituent un pas décisif dans la direction de ce monde spirituel vers lequel il ne cessa de progresser. Mais il a déjà
Sans titre 1916 Mine graphite et crayons de couleur, 26,3 x 18 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
130
131
plus de quarante ans : aucun des géants de lÊavant-garde ne parvint à la pleine possession de sa personnalité à un âge aussi avancé. En 1890, Vladimir Soloviev écrivait quÊun des principes fondamentaux de lÊart est ÿ la transformation de la vie physique en vie spirituelle Ÿ. Et bien que cette idée ait été en quelque sorte formulée par nombre de philosophes, à commencer par Platon, la ÿ spiritualité Ÿ en tant que catégorie de lÊart semblait être à lÊépoque de Kandinsky une
À une voix septembre 1916 Aquarelle et encre de Chine sur papier, 23,7 x 15,8 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
132
133
notion nouvelle et préoccupa ce dernier plus que toute autre : son écrit capital, Du Spirituel dans lÊart, y est consacré. ¤ lÊinstar de la plupart des créateurs de lÊart moderne, Kandinsky ne pouvait concevoir sa création sans théorie et interprétation. Mais ce ne sont pas les fluvres quÊil commenta, mais le système dÊidées. Ses livres sont intéressants à lire quelle que soit lÊattitude envers ses tableaux, de même que ses tableaux peuvent être vus indépendamment des textes. Plus que quiconque,
Pique-nique - Bagatelle n° 4 janvier 1916 Aquarelle, encre de Chine et crayon sur papier, 34,4 x 34,2 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
134
135
il désirait aboutir à une synthèse et mieux que quiconque il réussit à bâtir de passionnantes suites de raisonnements philosophiques, de peintures et de révélations esthétiques. Bien sûr, les parallèles avec la musique auxquels Kandinsky ne cessa de recourir – comme bien dÊautres – prouvant une fois de plus lÊétroite parenté
de
leurs
moyens
dÊexpression,
appartiennent à lÊhistoire. La musique exprima toujours sans figurer ; dans un tableau (même le plus ÿ abstrait Ÿ), le spectateur recherche
Composition 1916 Huile sur toile Musée régional des Beaux-Arts de Tioumen, Tioumen
136
(inconsciemment) et trouve un espace, des volumes, des associations avec le monde objectif ; la couleur semble inséparable de lÊobjet et peut même engendrer des associations avec lÊobjet, même si cela nÊentre nullement dans lÊintention de lÊartiste. La peinture nÊatteint jamais la non-objectivité totale, mais le cheminement vers ce but constitue à lui seul une valeur artistique des plus précieuses. Vraisemblablement, lÊapesanteur totale nÊest pas accessible. Soustraits à la gravitation terrestre,
Le Port 1916 Peinture fixée sous verre, 21,5 x 26,5 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
138
139
les objets (comme les planètes de lÊunivers) sÊengagent dans des rapports dÊattraction mutuelle. Kandinsky représente un processus analogue dans ses Compositions et Improvisations où il sÊaffranchit presque totalement du poids et de lÊespace et où surgissent deux pôles de conflit avec le monde extérieur : la ressemblance de ses formes abstraites avec la matière vivante et une certaine vertu planétaire, cÊest-à-dire la sensation que certains systèmes galactiques sont trop liés lÊun à lÊautre pour être perçus
Moscou. Place Zubovsky vers 1916 Huile sur toile, 34,4 x 37,7 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
140
141
autrement
que
comme
lÊouvrage
dÊune
conscience artistique suffisamment rationnelle. Et pourtant Kandinsky se considérait comme un romantique, dans le sens le plus classique et profond du terme, et était convaincu que lÊavenir de lÊart appartenait au romantisme. Et si nous le plaçons à côté du rationalisme acharné de Malevitch qui pourrait être, dans le cadre de notre raisonnement, rattaché au ÿ classicisme Ÿ de lÊavant-garde, le lyrisme de Kandinsky sÊavère en effet très proche du
Journée d’hiver. Le boulevard Smolenski vers 1916 Huile sur toile, 26,8 x 33 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
142
143
romantisme. En revanche, la véhémence et lÊinintelligibilité des textes de Malevitch (qui par moments est géniale) nous font reconnaître dans les écrits de Kandinsky une logique très cohérente et pondérée. Évidemment, les travaux proprement abstraits de Kandinsky possèdent un système de racines puissant et complexe où nous retrouvons ce dont nous avons parlé plus haut, de même que lÊicône russe. Mais la genèse de ses ouvrages non-figuratifs prend source dans le tréfonds de
Moscou. La Place Rouge 1916 Huile sur toile, 51,5 x 49,5 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
144
la conscience, laissant à lÊartiste la possibilité de passer ÿ de la vraisemblance à la vérité Ÿ (Boris Pasternak), dans cet éternel entrelacs dÊassociations dont on trouve de remarquables exemples chez Léon Tolstoï, ce champion de la littérature édifiante. Natacha Rostova dit à propos dÊun personnage (Guerre et Paix) : ÿ Il est étroit comme une horloge de salle à manger⁄ Étroit, vous comprenez, gris et clair. Ÿ Un autre personnage : ÿ ⁄Celui-là est bleu, bleu foncé et rouge, et rectangulaire. Ÿ
Composition 1916 Aquarelle, 22,8 x 34 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
146
147
Tout cela existait dans la conscience et faisait parfois des apparitions dans lÊart, mais comme quelque chose dÊétrange et dÊÿ inexplicable Ÿ, avant
quÊon
en
fasse
une
découverte
véritablement artistique. Au milieu des années 1910, Kandinsky stupéfia la conscience artistique des spectateurs et des peintres en leur faisant découvrir un nouvel univers cyclopéen. Il nÊy avait alors que fort peu de peintures abstraites et les expériences de Malevitch étaient interprétées plutôt comme
Tableau sur fond clair 1916 Huile sur toile, 100 x 78 cm Musée d’Art Moderne et contemporain, Strasbourg
148
149
des manifestes figuratifs et non comme un plasma émotionnel, comme une lave visuelle de la Nouvelle Culture. Cette lave, elle, jaillit des tableaux de Vassily Kandinsky. Les premières compositions non-objectives de Kandinsky ne furent pas appréciées par le public comme de radieuses révélations (même la création lumineuse et parfaitement intelligible des Impressionnistes ne fut acceptée quÊaprès avoir fait scandale), elles semblaient aussi inhabituelles et piquantes que les premiers piments, lÊopium,
L’Arche bleue (La Crête) 1917 Huile sur toile, 133 x 104 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
150
lÊalcool, la fumée de tabac ; comme les premières rimes, les premières orgues, le cinématographe⁄ Comme ce que les hommes ne connaissaient pas et dont ils se passèrent fort bien avant de les connaître. Et puis, ayant éprouvé de nouvelles sensations procurées par tout cela, ils se demandèrent comment ils vivaient avant, en étant privés de ces choses. Les tableaux abstraits offrirent à lÊart un nouveau milieu dÊexistence, un nouveau territoire, et lÊart figuratif se trouva dans une
Crépuscule 1917 Huile sur toile, 92 x 70 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
152
153
permanente alternative qui lui permit de montrer et de concevoir tant ses naïves faiblesses que ses prérogatives. Les abstractions de Kandinsky sont pleines dÊune vie ÿ codée Ÿ, impersonnelle, ÿ organique Ÿ, à lÊinstar des plantes de Thomas Mann dans Docteur Faustus. Non pas tant parce que dans ses formes abstraites on a lÊimpression de reconnaître des visions anthropomorphes ou zoomorphes ou parce que, dans ses tableaux, la ÿ substance artistique Ÿ est toujours mouvante,
Dans le Sud 1917 Huile sur toile, 72 x 101 cm Galerie d’art de P.M. Dogadin d’Astrakhan, Astrakhan
154
155
mais avant tout parce que le monde pictural de Kandinsky, à lÊencontre de celui de Malevitch, ne cherche jamais à atteindre lÊapesanteur, le ÿ zéro absolu Ÿ ou lÊharmonie absolue. ÿ Il nÊy a rien dÊabsolu Ÿ, – déclarait Kandinsky. Son monde est en formation. Il semble parfois quÊil avait pressenti les simulacres de la ÿ réalité virtuelle Ÿ. Ses ÿ concentrés Ÿ de couleurs ardentes sont comme ces cellules de matière vivante captées dans leur mouvement, toujours prêtes à se déployer dans lÊespace,
Troublé 1917 Huile sur toile, 105 x 134 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
156
157
à fusionner, à disparaître. Le pessimiste ne verra dans ces fantômes diffus, dynamiques et fluctuants que des paraphrases de mutations ; lÊoptimiste y découvrira lÊéternel renouveau ; le philosophe, le cercle fermé de lÊêtre. CÊest alors que fit son apparition ce qui devint à jamais la valeur constante de son art : lÊunité du grand et du petit. Les mystères intimes de la substance perçue comme des molécules se déroulent à des rythmes si majestueux quÊils peuvent devenir
Composition « Ovale gris » 1917 Huile sur toile, 104 x 133,5 cm Musée des Beaux-Arts d’Ekaterinbourg, Ekaterinbourg
158
159
des structures de grandeur cosmique. Mais, à son tour, la galaxie est pareille à la molécule : lÊinfiniment petit est aussi inconnaissable que lÊinfiniment grand et, en fin de compte, ils sÊidentifient comme des catégories abstraites. Le poisson peut être un petit habitant dÊun lac, il peut être un rêve ou bien une constellation. Au seuil du nouveau millénaire, les différents mondes créés par Kandinsky engendrent des associations avec les problématiques du début de notre siècle dÊoù surgit son art. Ces émotions
Amazone dans les montagnes 1918 Peinture fixée sous verre, 31 x 24,7 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
160
161
ÿ figurées Ÿ, ce subconscient exposé à notre vue, se rapprochent de ce qui fera son apparition dans la culture de la seconde moitié du siècle. Le ÿ Solaris Ÿ de Stanislas Lem est une substance mystérieuse pouvant pénétrer dans le subconscient des êtres dÊune autre civilisation et leur envoyer les personnages incarnés de leurs souvenirs⁄ Il nous semble que sans Kandinsky cela ne serait jamais devenu une acquisition de lÊart ; tout comme Klee, Mann et Magritte sont impensables
Amazone aux lions 1918 Peinture fixée sous verre, 31,3 x 24,2 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
162
163
sans Hermann Hesse. La science-fiction intellectuelle, les nouveaux rythmes musicaux, le ÿ video-art Ÿ électronique encore inconnu et dont jusquÊà présent nous ne pouvons contempler que les plus primitives variantes, tout cela nous serait parfaitement parvenu sans les prolégomènes de Kandinsky. Mais cela serait venu sans doute plus tard, et aurait été autre, moins riche peut-être⁄ Malheureusement, les catégories classiques ne peuvent pas être appliquées dans lÊanalyse
Le Cavalier rose 1918 Peinture fixée sous verre Musée Russe, Saint-Pétersbourg
164
165
de la peinture abstraite, tandis que les interprétations du
XX
e
siècle sont le plus
souvent lyriques et prétentieuses. En revanche, la vieille thèse dÊAristote selon laquelle, dans une fluvre authentique, il nÊy a ni vides, ni rien de superflu reste valable. Cela ne signifie point que tous les ouvrages abstraits de Kandinsky sont parfaits, surtout pas ses premières expériences, mais cela permet dÊen apprécier les meilleurs.
Tableau avec pointes 1919 Huile sur toile, 126 x 95 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
166
167
Dans les Improvisations et Compositions qui virent le jour dans la seconde moitié des années 1910, Kandinsky délaisse définitivement le monde objectif ; jusquÊau début des années 1930, il conserve dans ses tableaux la sensation dÊune vie dynamique et même organique. Peut-on les qualifier de ÿ non-figuratives Ÿ ? Si
dans
ses
compositions
suprématistes
Malevitch cherchait à créer un monde dénué de chaleur et de passion, un monde dÊharmonie
Ovale blanc 1919 Huile sur toile, 80 x 93 cm Galerie d’État Trétiakov, Moscou
168
169
intemporelle et sans contradictions, Kandinsky peut être considéré comme son contraire. Il ne se souciait pas de vaincre lÊespace, mais ne sÊy soumettait pas non plus, créant quelque chose de fondamentalement autre. Ce ÿ quelque chose Ÿ nÊest nullement vu, mais existe dans la conscience, donc est affranchi du système de coordonnées communes. Ici, dans la conscience, ce que lÊon voit, ce quÊon a vu il y a longtemps, ce quÊon a imaginé et retenu,
Étude pour « Dans le gris » 1919 Aquarelle sur papier, 25,6 x 34,4 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
170
171
ce dont on se rappelle vaguement, les éléments existent, égaux en droits, en dehors du temps, sans éloignement ni proximité mais toujours dans la dynamique de sa formation et traduisant non seulement une approche cosmologique (cet aspect de la création de Kandinsky est devenu un lieu commun), mais aussi une vision proche de celle que lÊon peut trouver dans la science-fiction philosophique où des notions scientifiques telles que ÿ trou noir Ÿ et ÿ qasar Ÿ sont devenues des
Dans le gris 1919 Huile sur toile, 129 x 176 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
172
173
métaphores dramatiques. Et dans les tableaux de Kandinsky, les éclats dÊallégresse – même quand ce sont de noires et déchirantes ténèbres – que lÊon trouve presque dans chaque fluvre – purifient la conscience, et les visions eschatologiques se transforment en prémonitions de changements. Et voici la fameuse toile Tache noire I (p. 107) : exultation affligée dÊun espace doré, déchiré par un éclatement sombre et aveuglant à la fois qui brise la quiétude et en même
Deux ovales (Composition no 218) Huile sur toile, 107 x 89,5 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
174
temps établit lÊéquilibre dramatique dans lÊordonnance formelle du tableau. Nous observons ici un effet dÊÿ acoustique visuelle Ÿ (Thomas
Mann).
LÊangoisse
fait
naître
une harmonie. Certes, dans ce tableau le principe pictural prédomine sur la linéarité, mais la notion dÊespace a disparu parce que lÊartiste scrute le tréfonds de la conscience. ¤ la place des coordonnées habituelles – profondeur, hauteur, largeur – se fait valoir quelque chose de pareil à
Introduction musicale. Le Chanteau violet (étude) 1919 Huile sur toile, 60 x 67 cm Musée régional des Beaux-Arts de Toula, Toula
176
177
ce que Hesse dénommait ÿ la mesure superflue Ÿ. Du point de vue formel, ce tableau peut servir dÊétalon dÊéquilibre plastique et chromatique, mais ce monde ne connaît pas le repos : lÊimage figée dÊun film ou lÊinstantané photographique nÊimpliquent pas lÊimmobilité. Tant que notre regard reste fixé sur le tableau, nous donnons crédit à cet équilibre : le processus de contemplation semble ainsi maintenir cette paix, mais aussitôt que le regard sÊen sera détourné, il semble que la conscience surexcitée
Étude pour « Peinture au bord vert » 1919 Aquarelle, pinceau et encre sur papier, 25,4 x 33,9 cm Collection William Louis-Dreyfuss, New York
178
179
détruira ce monde fou qui sÊest apaisé un bref instant. Ces tableaux de Kandinsky peuvent libérer lÊâme troublée de lÊangoisse inconsciente dont personne nÊest en mesure dÊavoir conscience, car cette angoisse ne possède pas de qualités susceptibles
dÊêtre
verbalisées.
Tout
en
portraiturant, semble-t-il, les fantômes de nos passions qui ne se soumettent pas à lÊanalyse réflexive, et en les esthétisant, les visions troublantes
de
Kandinsky
les
rendent
capables dÊexpliquer lÊinexplicable, de libérer
Composition. Rouge et noir 1920 Huile sur toile, 96 x 106 cm Musée d’État des Arts d’Ouzbékistan, Tachkent
180
181
lÊhomme de lÊhorreur de la solitude et de lÊincompréhension. Dans ce monde terrible il y sens, rythme et harmonie :
ÿ Que ton regard soit sévère et limpide. Efface les traits inutiles (superflus). Et tu verras : le monde est merveilleux. Sache où est la lumière et tu sauras où sont les ténèbres Ÿ (Alexandre Blok).
LÊart traditionnel était pratiquement dans lÊimpossibilité dÊÿ efface[r] les traits inutiles Ÿ,
Ovale rouge (Krasny oval) 1920 Huile sur toile, 71,5 x 71,2 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
182
183
car ils sont précisément ces accessoires de lÊexistence dont ne peut se passer lÊart figuratif. Tandis que la peinture de Kandinsky sÊadresse directement au tréfonds de lÊâme, sans passer par le ÿ seuil rationnel Ÿ sans lequel aucune fluvre à sujet ne peut être perçue. Ainsi surgissent sur ses toiles des mondes qui ne seront mis à jour que bien plus tard par les auteurs de science-fiction. Les vers dÊAlexandre Blok que nous venons de citer sont précédés de mots non moins significatifs :
Composition sur fond blanc 1920 Huile sur toile, 95 x 138 cm Musée Russe, Saint-Pétersbourg
184
185
ÿ Mais toi, artiste, crois fermement aux commencements et aux fins. Tu dois savoir / Où nous guettent lÊenfer et le paradis⁄ Ÿ
LÊunité de commencement et de fin, de lÊéternel renouveau, de lÊimmortalité, la contiguïté de lÊenfer et du paradis qui sont inséparables, tout cela est révélé dans lÊart de Kandinsky qui, sur ce point, surpassa tout ce qui se faisait alors dans la peinture mondiale. On est étonné de voir à quel point la production de lÊartiste
Tache rouge II 1921 Huile sur toile, 137 x 181 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
186
187
correspondait à la structure de la conception esthétique et à la problématique de la culture du
e
XX
siècle : les plantes sur verre de Thomas
Mann (sur verre : étrange association avec la technique pratiquée par lÊartiste !), les ÿ commencements et fins Ÿ dÊAlexandre Blok, et les vers que le héros dÊHermann Hesse nÊa pas encore écrits et qui sÊappellent comme le livre de Kandinsky Stufen (Marches)⁄ La gloire et la réputation de Kandinsky ne reposent pas seulement sur ses meilleures
Cercles sur noir 1921 Huile sur toile, 136,5 x 120 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
188
créations et sa pratique artistique. La rigueur et la véracité de ses raisonnements théoriques auréolés
de
ses
propres
interprétations
poétiques diffuses et hautaines retinrent une attention passionnée pareille à celle dont jouirent les proclamations de Balmont et Severianine. Il serait naïf, voire erroné, de placer tous les écrits de Kandinsky, y compris sa poésie, au même rang que sa peinture. Nombre de lignes et de vers ne valent pas plus quÊun dû payé au goût du jour.
Tache noire 1921 Huile sur toile, 138 x 120 cm Kunsthaus Zürich, Zurich
190
Mais, à leurs côtés, on peut découvrir des strophes intemporelles qui semblent annoncer le théâtre de lÊabsurde. LÊon sait que sans trop se préoccuper de la signification des bouleversements politiques, Kandinsky accepta volontiers dÊassumer des responsabilités officielles dans les nouveaux organes culturels du régime soviétique. Il occupa le poste de directeur du Musée de la Culture Picturale de Moscou ; pendant un
Segment bleu 1921 Huile sur toile, 120,6 x 140,1 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
192
193
certain temps il dirigea la section dÊart monumental de lÊINKHOUK (Institut de la Culture Artistique de Moscou). Ces ouvrages furent acquis par lÊÉtat. ¤ lÊinstar de nombreux intellectuels libéraux, il pensait que la suppression de lÊancien régime agonisant annonçait un avenir meilleur et commit là une tragique erreur. En décembre 1921, on lÊenvoya en mission officielle en Allemagne et il ne revint jamais en Russie Six ans auparavant, il était
Cercle bleu 1922 Huile sur toile, 110 x 100 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
194
195
retourné en Russie où sÊépanouissait une prodigieuse avant-garde artistique. Il quitta la Russie où la liberté de la création artistique devait être réprimée quelques années plus tard.
Le retour En
été
1922
commença
son
activité
pédagogique au Bauhaus de Weimar. Se souvenant de cette période, il reconnut quÊil était redevable à ses élèves. Cela confirme
Trame noire 1922 Huile sur toile, 96 x 106 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
196
197
lÊidée déjà énoncée selon laquelle lÊartiste devient un maître en enseignant aux autres. CÊest sans doute ici quÊil découvrit entièrement ses dons pédagogiques, quÊil allia ses compétences dÊartiste et dÊenseignant, quÊil acquit la certitude que ses vues artistiques étaient adressées à ceux dont il ferait des artistes possédant pleinement les secrets du métier tel quÊil lÊentendait. Ici, il put non seulement se concentrer sur la théorie de lÊart
Petits Mondes I 1922 Lithographie en couleurs, 24,8 x 21,8 cm The Museum of Modern Art, New York
198
monumental, mais réaliser également ses projets de grande envergure avec lÊassistance de ses élèves. Cette situation dans laquelle renaissait lÊesprit de la guilde professionnelle ne pouvait que confirmer un certain sentiment de profonde participation à la vie universelle. Au cours de sa première année au Bauhaus, il commença à travailler sur ses Mondes où il confronta sans détour la grandeur du petit et du très grand. Les mondes étaient appelés ÿ petits Ÿ et cela contenait un paradoxe : par définition,
Petits Mondes IV 1922 Lithographie en couleurs, 26,6 x 25,6 cm The Museum of Modern Art, New York
200
le monde est quelque chose de grand, en fait, le monde cÊest tout. Et ce tout serait petit ?⁄ LÊartiste semble vouloir répondre ÿ oui, car il peut être concentré dans un atome, dans les particules de ce dernier, car la conscience nÊest ni grande ni petite, et ce nÊest quÊen son sein que les mondes existent Ÿ. Le ÿ grandeur du petit Ÿ et la petitesse microscopique du grand se font fortement sentir dans son chef-dÊfluvre graphique les Petits Mondes I (p. 199). Les chefs-dÊfluvre que constituent douze gravures
Petits Mondes V 1922 Lithographie en couleurs, 27,3 x 23,3 cm The Museum of Modern Art, New York
202
parmi lesquelles figurent des lithographies colorées, des xylographies et une pointe sèche, démontrent lÊextraordinaire aisance et la maîtrise de lÊartiste. Elles semblent incorporer la quête quÊil mena naguère, ses récentes découvertes, des visions réelles et des abstractions ; dans ces feuilles sÊentrecroisent des motifs empruntés à lÊart du
XX
e
siècle ; elles
constituent une curieuse parade dÊassociations, une véritable ÿ pinacothèque de lÊâme Ÿ dÊoù émane une tension inédite et harmonieuse entre
Ligne transversale 1923 Huile sur toile, 140,5 x 201,5 cm Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
204
205
ce que lÊon voit et ce que lÊon sait. Chez Tchekhov, nous trouvons une frappante réplique au héros qui doute de la réalité du fantôme : ÿ Tu peux penser ce que tu veux⁄ JÊexiste dans ton imagination, et ton imagination est une partie de la nature, donc jÊexiste dans la nature. Ÿ Les postmodernistes combinèrent allègrement, avec le pragmatisme qui leur fut propre, des fragments de lÊart du passé et ce qui se pratiquait par leurs voisins. Mais ils ne parvinrent
Dans le carré noir juin 1923 Huile sur toile, 97,5 x 93,3 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
206
jamais à la prestigieuse hauteur des Petits Mondes où la technique raffinée trouve son accomplissement
dans
une
remarquable
cohérence stylistique, résultat de toute une époque de recherches effectuées par Kandinsky lui-même et par ses contemporains. Styles, procédés, visions et aspects de la réalité, à première vue divers, semblent sÊêtre donnés rendez-vous pour mener un paisible dialogue où chacun écoute respectueusement ce que dit lÊautre sans chercher à modifier le rythme des répliques choisi par ses interlocuteurs.
Composition 8 juillet 1923 Huile sur toile, 140 x 201 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
208
209
Lorsque Kandinsky et Klee se promenaient le long de lÊElbe, leur conversation devait sans doute rappeler les propos des maîtres de Castalie (H. Hesse, Le Jeu des perles de verre), ainsi que ces étonnants Petits Mondes pleins de tolérance et de grandeur. Les Petits Mondes évoquent non seulement ce que Kandinsky a déjà produit, mais aussi la continuation de son cheminement. Ainsi, la Feuille VII est une première démarche devant le mener à sa célèbre toile Quelques Cercles (p. 215).
Regard en arrière 1924 Huile sur toile, 98 x 94 cm Kunstmuseum Bern, Bern
210
211
Les petits univers renferment lÊart, les notions secrètes sur le grand et lÊinfiniment petit, sur le passé et lÊavenir, sur la possibilité et la nécessité inévitable de concilier dans la création les temps différents et les différentes conceptions du Beau. Les esquisses de panneaux pour lÊExposition Artistique Libre de Berlin (1922) font écho aux Petits Mondes. Dans une certaine mesure, ces compositions fougueuses, mais construites selon un calcul extrêmement exact, sont perçues
Jaune-rouge-bleu 1925 Huile sur toile, 128 x 201,5 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
212
213
comme un tribut payé aux diverses tendances de sa propre création et aux tendances de lÊart contemporain en général. Nous y trouvons la cristallisation, propre à Kandinsky, dÊun monde planétaire zoomorphe (panneau A), des compositions quasi géométriques (panneau C) et quelque chose qui rappelle les recherches de Juan Miró (panneau D). ÿ Tous les chemins que chacun de nous suivait se sont réunis en un seul, que cela nous plaise ou non, Ÿ – écrivit Kandinsky dans le catalogue de lÊexposition.
Quelques cercles janvier-février 1926 Huile sur toile, 140,3 x 140,7 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
214
215
Pendant ces années, la gloire de Kandinsky grandissait en même temps que celle du Bauhaus. LÊesprit de cette école correspondait parfaitement à ce qui était très cher à Kandinsky: professionnalisme intransigeant, une sorte de rationalisme romantique, de finesse intellectuelle, de laconisme. Il faut croire que sÊil y avait eu une école des beauxarts dans la cité de Castalie, elle aurait été pareille à celle du Bauhaus.
Accent en rose 1926 Huile sur toile, 100,5 x 80,5 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
216
LÊélite
artistique
européenne
visite
les
expositions du Bauhaus tout dÊabord à Weimar, puis à Dessau (où le Bauhaus déménage en 1925). Einstein, Chagall, Duchamp, Mondrian, Ozenfant, comptent parmi les hôtes de Kandinsky et des maîtres du Bauhaus. Les expositions de Kandinsky sont fréquentes et ont un grand succès. Le soixantième anniversaire de lÊartiste (1926) fournit lÊoccasion dÊune large rétrospective à Brunswick. En 1929, Solomon Guggenheim achète des tableaux du peintre.
Étages mars 1929 Huile sur Isorel monté sur bois, 56,6 x 40,6 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
218
219
En 1929, Kandinsky fait remarquer que la peinture non-objective ÿ continue à évoluer vers une manière froide Ÿ et que la forme abstraite peut paraître ÿ froide Ÿ au surréalisme. LÊartiste définit lui-même le sens de ce qui se passait en lui dans le contexte de ce qui lÊentourait. DÊun côté, la présence dÊharmoniques surréalistes dans son art est indéniable : dans les travaux des années 1910, ces brillantes liesses du subconscient, ses ÿ paysages de lÊâme Ÿ représentés sur ses toiles sévères et allègres,
Rose décisif mars 1932 Huile sur toile, 81 x 100 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
220
221
étaient déjà une approche de la poétique surréaliste. DÊun autre côté, au cours de sa carrière, des images analogues à celles des Surréalistes font de brèves apparitions, mais ces images ne sont pas ÿ à lÊaise Ÿ dans le milieu froid de ses abstractions intellectuelles. Plusieurs Cercles est une toile presque carrée dont émane cette étonnante sensation de communauté entre le petit et lÊinfiniment grand tant recherchée par Kandinsky. On pense de nouveau à la phrase de Hesse que nous avons
Rampant octobre 1934 Aquarelle, brosse, plume et encre de Chine sur papier marouflé sur planche, 52,7 x 28,6 cm Collection privée
222
223
déjà citée : ÿ ⁄Il nÊy a ni bas ni haut : cela nÊexiste que dans le cerveau de lÊhomme, dans la patrie des illusions. Ÿ Kandinsky met hardiment un signe dÊégalité entre ÿ la patrie des illusions Ÿ et la réalité jusquÊà rendre le monde imaginé plus stable que le monde réel dont il contemple avec dédain la réelle vanité. Il semble que les Petits Mondes et les éclatements passionnés de ses premiers ouvrages abstraits se sont apaisés, ayant dissimulé lÊénergie des sombres soleils dans leurs profondeurs refroidies.
Solitaire décembre 1934 Gouache, aquarelle, huile et encre de Chine sur papier, 58 x 38 cm Collection privée
224
225
Repos tendu et sévère, rutilant et sobre comme une fugue de Bach ; équilibre retenant une explosion fatale, mais encore lointaine, tout cela est plongé dans un temps qui semble à jamais figé, qui nÊa pas commune mesure avec la brève vie humaine. Ici, semble-t-il, il y a tout ce que Kandinsky – cet homme sage et généreux – a voulu transmettre à son époque et aux époques futures. Kandinsky vécut les dernières années de sa vie en France, ayant fui lÊAllemagne nazie.
Courbe dominante april 1936 Huile sur toile, 129,2 x 194,3 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
226
227
En Russie, il découvrit lÊartiste quÊil était et les motifs et sentiments russes inspirèrent longtemps son pinceau. En Allemagne, il devint un véritable artiste et sÊimposa comme un grand peintre transnational. En France, où il fut accueilli comme une célébrité mondiale, il acheva brillamment, mais dÊune manière un peu froide, ce quÊil avait entamé en Russie et en Allemagne. Il doit y avoir une remarquable logique dans le fait que cet artiste dût quitter deux pays
Composition IX 1936 Huile sur toile, 113,5 x 195 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
228
229
quÊil aimait lorsquÊils devaient sombrer dans le totalitarisme, et finit ses jours dans cette France qui était depuis longtemps déjà le symbole de la liberté artistique. Sans doute, Kandinsky perdit en partie lÊoriginalité à laquelle il dut lÊascendant quÊil exerça sur nombre de ses contemporains. Mais cela ne signifie pas quÊil finit par ressembler aux autres : dans les fluctuations dÊinfluences mutuelles, Kandinsky emprunta beaucoup à son époque, mais il paya largement cette dette.
Formes capricieuses 1937 Huile sur toile, 88,9 x 116,3 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
230
231
Nombreux sont les propos et les écrits consacrés à Kandinsky, mais on nÊa pas encore réussi à faire de son travail un lieu commun de lÊhistoire de la culture moderne, car tout ce quÊon a pu dire sur Kandinsky ne rend pas plus aisé le déchiffrement de ses grands et petits mondes. Ces mondes fascinent, intriguent et déjouent, car ils renferment toujours de mystérieuses énigmes. Prenez le fameux tableau Treize carrés (1930). Des carrés multicolores, tantôt épais et lourds,
Sérénité 1938 Huile sur toile, 146 x 114 cm Collection privée, Suisse
232
233
tantôt transparents, tantôt irradiant leur propre luminosité, voguent lentement dans la brume, telles des pensées sérieuses mais non accablantes. Ils forment leur propre monde qui peut être aussi bien petit que gigantesque, tout comme lÊhomme – molécule de lÊunivers – est également tout un univers. Ils voguent, troublant et réjouissant, proposant des énigmes et aidant à résoudre celles de la vie, sans se lasser de nous rappeler, comme disait Nicolas Goumiliov, que ÿ notre monde nÊest pas entièrement découvert⁄ Ÿ.
Composition X 1939 Huile sur toile, 130 x 195 cm Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
234
235
Le Cavalier bleu – Regard sur le passé ÿ Le désir grandit en moi, à lÊépoque, de composer un livre (une sorte dÊalmanach), dont les auteurs seraient exclusivement des artistes. Dans mon rêve, je pensais en premier lieu à des peintres et à des musiciens. LÊisolement funeste dÊun art par rapport à lÊautre, la séparation de lÊArt par rapport à lÊart populaire, à lÊart des enfants, de lÊethnographie, ces cloisonnements bien solides séparant des phénomènes à mes yeux si semblables voire identiques, en un mot, ces liens synthétiques ne me laissaient pas en paix.
Bleu de ciel 1940 Huile sur toile, 100 x 73 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
236
237
De nos jours, il peut paraître étrange quÊil me fut longtemps impossible de trouver des collaborateurs, des moyens et un intérêt suffisant pour concrétiser cette idée. [⁄] La musique atonale et son maître à penser, Arnold Schönberg – qui était alors sifflé partout – nÊéchaudaient pas moins les esprits que les [⁄] ⁄ismes en peinture. Je fis alors la connaissance de Schönberg et trouvai aussitôt en lui un fervent partisan de lÊidée du Cavalier bleu. [⁄] JÊavais déjà quelques contacts avec certains des auteurs qui allaient participer à lÊouvrage.
Parties diverses février 1940 Huile sur toile, 89 x 116 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich
238
239
Le Cavalier bleu existait, mais sans aucune velléité dÊincarnation. CÊest alors que Franz Marc survint, venant de Sindelsdorf. Une seule conversation suffit : nous nous entendions à merveille. Je trouvais en cet homme inoubliable un exemplaire alors fort rare (le sont-ils moins de nos jours ?) dÊartiste pouvant dépasser les limites dÊun quelconque mouvement associatif, ne sÊopposant pas extérieurement
mais
intérieurement
aux
contraintes et aux obstacles de la tradition. Je dois à Franz Marc la parution aux éditions
Actions variées août-septembre 1941 Huile et émail sur toile, 89,2 x 116,1 cm Solomon R. Guggenheim Museum, New York
240
241
R. Piper Du Spirituel dans lÊart : il parvint à arrondir les angles. Les discussions autour de nos projets duraient de longues journées, des soirées entières, parfois jusquÊau beau milieu de la nuit. Dès le départ, il nous était parfaitement clair que notre façon de faire devait être dÊune rigueur toute dictatoriale : une totale liberté pour mener lÊidée à bien, pour lÊincarner. Franz Marc amena August Macke, tout jeune alors, qui nous fut dÊune aide précieuse. On lui confia la tâche de réunir surtout le matériel ethnographique,
Tensions délicates 1942 Huile sur toile, 81 x 100 cm Collection privée, Paris
242
243
tâche qui nous incombait également. Il accomplit son devoir à la perfection, si bien quÊil dût également écrire un article sur les masques, quÊil rédigea avec autant de bonheur. Je
me
procurai
les
Russes
(peintres,
compositeurs, théoriciens) pour traduire leurs articles. Marc rapporta de Berlin un grand nombre de revues – Brücke venait de se constituer et demeurait encore complètement inconnu à Munich. [⁄] (Nous inventâmes le nom de Cavalier bleu en prenant le café sous la tonnelle à Sindelsdorf ; nous aimions tous deux le bleu, Marc – les chevaux, moi – les cavaliers.
Cercle et carré 1943 Huile et tempera sur carton, 42 x 58 cm Musée national d’Art moderne, Centre Georges-Pompidou, Paris
244
245
Le nom allait de soi. Et le café fabuleux de Madame Maria Marc en fut dÊautant plus délicieux.) [...] Je ne peux mÊempêcher de citer également Bernhard Koehler, disparu depuis peu, le mécène de Franz Marc, dont la générosité était extrême. Sans son aide précieuse, le Cavalier bleu serait demeuré une belle utopie, comme le Erste Deutsche Herbstsalon de Herwarth Walden, et bien dÊautres projets encore. Ÿ – Vassily Kandinsky
Quatre figures 1943 Huile sur bois, 42 x 58 cm Pinakothek der Moderne, Bayerische Staatsgemäldesammlungen, Munich
246
247
Index A/B Accent en rose
217
Actions variées
241
Les Adieux (version grand format)
25
Akhtyrka - Église rouge
45
Amazone aux lions
163
Amazone dans les montagnes
161
LÊArche bleue (La Crête)
151
LÊArrivée des marchands
29
¤ une voix Automne Bleu de ciel
133 17 237
C Le Cavalier rose
165
Cercle bleu
195
248
Cercle et carré
245
Cercles sur noir
189
Chanson (Le Chant de la Volga)
31
Chemin de fer à Murnau
53
Composition
137, 147
Composition IV
105
Composition VII
119
Composition 8
209
Composition IX
229
Composition X
235
Composition ÿ Gris ovale Ÿ
159
Composition. Rouge et noir
181
Composition sur fond blanc I
185
Coupoles
61
Courbe dominante
227
Crépuscule
153 249
D La Dame en crinolines
65
Dans le carré noir
207
Dans le gris
173
Dans le Sud
155
Deux ovales (Composition no 218 )
175
E Ébauche finale pour la couverture de ÿ LÊAlmanach du Blaue Reiter Ÿ
77
Esquisse pour ÿ Akhtyrka - Automne Ÿ
19
Esquisse pour la ÿ Composition II Ÿ
69
Esquisse pour ÿ Peinture au bord blanc Ÿ
109
Étages
219
Étude pour ÿ Dans le gris Ÿ
171
Étude pour ÿ Église à Murnau Ÿ
47
Étude pour la ÿ Composition VII Ÿ
115
Étude pour la ÿ Composition VII Ÿ (esquisse no 3)
117
Étude pour la couverture de ÿ LÊAlmanach du Blaue Reiter Ÿ Étude pour ÿ Peinture au bord vert Ÿ 250
89, 93, 95 179
F/H Formes capricieuses Heiliger Wladimir
231 91
I Impression III (Concert)
99
Improvisation 7
67
Improvisation 11
71
Improvisation avec formes froides
125
Improvisation no 4
59
Improvisation no 20
83
Introduction musicale. Le Chanteau violet (étude)
177
J/K Jaune-rouge-bleu
213
Journée dÊhiver. Le Boulevard Smolenski
143
Kandinsky à Berlin Kochel (Le lac et lÊhôtel Grauer Bär)
4 23 251
L Lac Le Lac de montagne
73 9
Ligne transversale
205
Lignes noires
113
La Lyre
35
Le Lyrisme
87
Lyrisme (planche 9), extrait de ÿ Sonorités Ÿ
85
M Montagne
63
La Montagne bleue
43
Moscou. La Place Rouge
145
Moscou. Place Zubovsky
141
Munich. Schwabing
21
Murnau - La cour du château I
41
Murnau - Grüngasse
49
Murnau - Johannisstrasse vue dÊune fenêtre de Griesbräu
37
Murnau, paysage dÊété
51
252
O Oiseaux exotiques
127
Ovale blanc
169
Ovale rouge (Krasny oval)
183
P Parties diverses
239
Pastorale
97
Paysage
111
Paysage dÊété
55
Paysage dÊhiver
57
Paysage romantique
81
Peinture au bord blanc
121
Peinture avec pointes
167
Petits Mondes I
199
Petits Mondes IV
201
Petits Mondes V
203
Petits plaisirs
123
Pique-nique - Bagatelle no 4
135 253
Le Port
139
Le Port dÊOdessa
11
Propriété à Akhtyrka
75
Q/R Quatre figures
247
Quelques cercles
215
Rampant
223
Regard en arrière
211
Rivière en automne
15
La Rivière en été
27
Rose décisif Une Rue à la lumière du soleil
221 13
S Sans titre Segment bleu 254
129, 131 193
Sérénité
233
Solitaire
225
T Tableau avec cercle (première peinture non objective)
79
Tableau sur fond clair
149
Tache noire
191
Tache noire I
107
Tache rouge II
187
Tensions délicates
243
Toussaint I
101
Toussaint II
103
Trame noire
197
Troublé
157
V Vie colorée
33
Vue de Murnau
39 255