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JALOUSIE DES DIEUX, JALOUSIE DES HOMMES
La Collection Homo Religiosus Série II fait suite à la Collection Homo Religiosus publiée de 1978 à 2001 par le Centre d’Histoire des Religions de Louvain-la-Neuve sous la direction de Julien Ries et diffusée par les soins du Centre Cerfaux-Lefort A.S.B.L. La Collection Homo Religiosus Série II est publiée et diffusée par Brepols Publishers. Elle est dirigée par un comité scientifique que préside Julien Ries et dont font aussi partie Michel Delahoutre, René Lebrun, André Motte, Thomas Osborne, Jean-Claude Polet et Natale Spineto.
HOMO RELIGIOSUS serie ii 10
JALOUSIE DES DIEUX, JALOUSIE DES HOMMES édité par
Hedwige Rouillard-Bonraisin
Actes du colloque international organisé à Paris les 28-29 novembre 2008
F
Illustration de couverture e
siècle avant notre ère) (Musée archéologique d’Héraklion, Crète), redessiné par Maria Gorea. Ces deux abeilles
cela aussi c’est jalousie de l’un contre l’autre.
Paris-Est et de l’Institut National d’Histoire de l’Art.
Publié avec le concours du de l’École Pratique des Hautes Études et de la Région Île-de-France.
Mise en page et infographie
© 2011 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permision of the publisher. D/2011/0095/212 ISBN 978-2-503-53223-3 Printed on acid-free paper
SOMMAIRE
Hedwige Rouillard-Bonraisin Avant-propos
9
I - FONDAMENTAUX Christian Mille Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne
17
Marcianne Blévis La fabrication du rival, un monothéisme ?
35
II - MYTHES, SAGESSES ET HISTOIRE AU PROCHE-ORIENT ANCIEN Pascal Vernus Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique
45
Maria Grazia Masetti-Rouault La soumission, ou la guerre : la loyauté au pouvoir et aux fondements de l’autorité dans l’idéologie religieuse et politique mésopotamienne
71
Clelia Mora Humain, trop humain. Le roi hittite entre dieux, femmes et hommes
83
III - MYTHES ET PHILOSOPHIE EN GRÈCE ANCIENNE Marisa Tortorelli Ghidini Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu Pierre Chiron L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote
95
107
IV - BIBLE HÉBRAÏQUE ET JUDAÏSME Hedwige Rouillard-Bonraisin L’étrange cas de Qayin et de Hevel
123
Bernhard Lang Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? Essai de réponse
159
David Hamidović Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme
173
José Costa La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité
187
V - PATROLOGIES ET ISLAM Enrico Cattaneo La « jalousie » et l’« envie » d’après la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens
225
Agnès Bastit Inuidens homini. Une controverse du iie siècle entre Irénée et le gnosticisme
235
Marie-Odile Boulnois Un Dieu jaloux qui fait des émules. Interprétations patristiques d’Ex 20,5, Nb 25,11 et Dt 32,21
249
Marie-Joseph Pierre Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse. Aux origines du mal et de la mort
277
Geneviève Gobillot Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques
291
VI - MASQUES, DOUBLES, TRIOS ET OPÉRA DANS LA MODERNITÉ Dominique Millet-Gérard Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie : Claudel (Partage de Midi) et Dostoïevski (L’Éternel Mari)
317
Clothilde Sebert Première approche des interactions entre musique et jalousie dans l’opéra classique. Mise en perspective du travestissement vocal dans L’Infidélité déjouée de Joseph Haydn
335
Glossaires
349
Liste des contributeurs
355
Alors que je sculptais une statuette de bois, tu t’es approché et tu m’as dit : Pourquoi ne fais-tu pas quelque chose pour moi ? Je t’ai demandé ce que tu voulais. Un coffret, as-tu répondu. – Pour quoi faire ? – Pour mettre des choses dedans. – Quelles choses ? – Tout ce que tu as. Ton coffret, le voici. J’y ai déposé ce que j’ai, ou presque, et il n’est pas plein. La douleur et la passion y sont, les bons jours et les mauvais, et les mauvaises pensées comme les bonnes, le plaisir de façonner et quelque désespoir, et la joie indescriptible de créer. Et, par-dessus tout, il y a ma gratitude et l’amour que je te porte. Et le coffret n’est pas encore plein. John Steinbeck, À l’est d’Éden, écrit liminaire
AVANT-PROPOS* Hedwige Rouillard-Bonraisin
Le titre de ce volume d’Actes peut paraître étrange. Pour l’expliquer, il suffit de relater la genèse, puis la structuration du colloque dont il a recueilli les contributions. L’idée-phare en est apparue dans le cadre d’une communication donnée au Laboratoire sur l’Étude des Monothéismes1 et intitulée : « Comment Dieu peut-il être jaloux ? ». D’où le désir (l’envie, le zèle !) d’étudier les mécanismes de l’anthropomorphisme consistant à prêter à la divinité les passions humaines. Le point de départ et de rencontre était certes celui des monothéismes, propre aux « gens du Livre »2. Il en découlait forcément un vaste champ de recherche commun, fondé sur l’analogie affirmée, et en même temps problématique, de Dieu et des hommes sur ce terrain des passions, et tous les débats théologiques et théoriques afférents. Les premiers corpus concernés par ces controverses, à explorer de différents points de vue, tant socio-historiques que théologiques, sont bien sûr la Bible hébraïque, les littératures essénienne de Qumrân et rabbinique, les écrits des Pères de l’Église, grecs et latins, souvent dans le cadre de polémiques avec diverses « hérésies » contemporaines, les christianismes orientaux, enfin l’islam, des textes fondateurs aux quêtes mystiques. L’espace couvert par ces recherches englobe l’Orient et la Méditerranée : Arabie, Palestine, Syrie, Mésopotamie au sens spatial, Asie mineure, Grèce et Rome, Gaule. Quant à la temporalité, elle s’étend de la fin du viiie siècle avant notre ère au xe siècle après. Du point de vue méthodologique, s’y combinent philosophie, psychologie et examen anthropologique de traces mythologiques. Avant existaient, sur les mêmes aires géographiques, des peuples et civilisations structurés religieusement, parce que politiquement, autour de polythéismes variés. Là aussi l’on retrouve l’« interconnexion » entre divinités et humains, sans doute plus simplement (par analogie et souvent, par transitivité : une déesse
* Toute ma gratitude s’adresse à Maria Gorea, sans le savoir-faire et l’amitié de qui ces Actes n’auraient jamais vu le jour, ainsi qu’au dévouement et à la patience d’Isabelle Sachet. 1 Je remercie Marie-Odile Boulnois qui en fut, sans le savoir, le déclencheur. 2 Selon la terminologie traditionnelle, tirée entre autres de Coran, Sourate 2, 109.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin peut jalouser une humaine, objet des faveurs de son divin époux). Là encore s’est imposé un certain ordre, à la fois chronologique, géographique, et, peutêtre également, symbolique : Égypte, Mésopotamie, Anatolie, Grèce antique. Comment s’y articulent jalousies divines et humaines ? 1° Sans ambiguïté, dans les mythologies les jalousies des divinités reflètent simplement celles des hommes, dont elles ne sont que les projections ; 2° dans les littératures sapientielles, l’analyse socio-politique et psychologique à valeur intemporelle est encore plus claire ; 3° le point le plus frappant est la question du roi : quels que soient les corpus concernés (correspondance, traités, inscriptions monumentales, littérature sapientielle – contes et proverbes), c’est en sa personne que se cristallise la convergence projective des jalousies humaines et divines, puisqu’il est vraiment le lieutenant sur terre (c’est-à-dire en son pays, centre du monde bien sûr) des dieux, notamment du grand dieu chef du panthéon, jusqu’à en être parfois, à telle ou telle époque, divinisé. Auparavant, encore en amont dans l’économie du livre, avant toutes choses, s’imposaient en ouverture deux approches de thérapeutes, disposant les structures théoriques élémentaires du développement psychique de l’enfant, et de la vie passionnelle de l’adulte (psychanalyse), enrichies de leur expérience pratique, mais non moins nourries de mythes et de littérature. S’esquisse ainsi le dialogue entre les savoirs du psychisme et les diverses disciplines d’histoire des religions, fondées sur l’érudition, qui préside à ce volume d’Actes. Pour compléter la recherche, nous la prolongeons dans le temps et dans l’espace : – dans l’opera buffa du xviiie siècle européen (Haydn et Mozart), influencé par les idées libertaires des Lumières, la jalousie, déclinée sous toutes ses formes – socio-économiques, psychologiques, et surtout amoureuses et/ou maritales – constitue le ressort dramatique (comique et tragique) par excellence : elle peut quasiment être considérée comme consubstantielle à ce genre musical, produit lui-même d’une culture occidentale certes, mais fort mêlée ; – parmi les monuments de la littérature occidentale du xixe siècle, les romans à l’ironie grinçante, néanmoins lumineux, de Dostoïevski, dans la grande tradition chrétienne orientale de la Russie orthodoxe, viennent confirmer exactement les analyses psychologiques freudiennes et lacaniennes les plus fines (relations spéculaires, triangulaires), tandis que les accents mystiques du théâtre de Claudel, occidental s’il en est, mais nourri d’Extrême (la Chine) et de Proche-Orient (la Bible, via notamment la Vulgate), exhalent l’obscure clarté de la jalousie / qinɻāh amoureuse et divine contenus dans le Cantique des Cantiques. 10
Avant-propos Cohérences À la mise en garde, objectivement justifiée, contre le risque de « fourre-tout », de « boîte de Pandore », au reproche fondé de mêler sans ordre psychologie, psychanalyse, anthropologie, analyse des mythes, histoire des religions, des controverses, nous sommes en mesure, avec le temps, de montrer qu’apparaissent nettement des lignes de force, qui sont autant de liens entre les diverses approches proposées. Ces lignes sont perceptibles à la relecture, de même que l’archéologie aérienne, sous les blés hauts et mûrs, avant la moisson, permet de repérer les fondations d’une maison ou d’un temple antique. La cohérence du dessein, visible a posteriori, justifie une entreprise qui pouvait certes paraître aventureuse. Malgré sa hardiesse, ou peut-être à cause d’elle, affleure nettement l’unité sous la diversité. Les disciplines variées se nourrissent les unes des autres. Certains échos, nœuds, croisements, étaient attendus, d’autres moins. t -FTMJFOTQSÏWJTJCMFT DPOTDJFOUT TPOUTPVWFOUSFìÏUÏTQBSEFTSFOWPJTJOUFSOFT d’une communication à l’autre, dans le texte ou dans les notes : – préalable indispensable, des analyses sémantiques fondées sur la philologie et l’étude théorique et pratique des cas, et dont la première concerne la distinction, classique, entre jalousie et envie, énoncée de façon récurrente, absolument non unanime, déclinée à l’infinie selon les auteurs et les corpus, tant anciens que modernes, et avec l’indication fréquente de porosités entre les deux. Dans le prolongement de cette distinction vient la double face, négative et positive, de la jalousie bifrons, agent de destruction aussi bien que ferment de construction ; – autre convergence : le phénomène de tangence entre polythéismes et monothéisme(s), qui ne saurait étonner les historiens des religions, dans la mesure où les derniers, avec leurs cours angéliques et la figure si vivante et ambivalente du Diable, héritent directement des panthéons proche-orientaux qui les ont précédés sous les mêmes climats ; – autre trait remarquable : les analyses s’inscrivent dans des contextes particuliers, voire techniques : la rhétorique avec le tribunal populaire (Aristote), les controverses entre partisans de la Grande Église et hérésiarques, zélotes et esséniens ; – le caractère fondateur, référentiel, des grands épisodes bibliques, notamment Genèse 2-3 avec le triangle Adam, Ève et le serpent, puis la série des couples de frères / pairs jaloux. Guère étonnante, logique même, l’importance quasi incantatoire donnée à la citation du Cantique des Cantiques 8,6 : Car fort comme la mort (est) l’amour, dure comme le Shéol la jalousie (qinɻāh)
de la littérature rabbinique jusqu’à Paul Claudel ; 11
Hedwige Rouillard-Bonraisin – non moins attendu, le caractère récurrent, dans toutes les contributions liées de près ou de loin à l’exégèse biblique, des références aux passages bibliques sur le « Dieu jaloux », notamment du Décalogue (Ex 20,5) ; – d’un point de vue anthropologique, l’obsédante fréquence du thème, depuis l’Égypte et la Mésopotamie anciennes (début du IIe millénaire avant notre ère) jusqu’à nos jours, et au-delà : le jaloux, l’amoureux trahi, blessé, enfermé dans ses fantasmes au point que l’observateur extérieur demeure incapable d’apprécier jusqu’à quel point l’objet / le sujet de sa jalousie justifie objectivement cette passion dévorante, aliénante, à en d’entraîner désir de mort et mort de l’autre ; – la constance de la réflexion sur le semblable et le différent, l’altérité, la gémellité, la relation spéculaire ; – l’espace concerné par la jalousie commence à la cellule familiale stricte, jusqu’à l’ensemble de la société humaine, y compris les relations de roi à roi, d’état à état. Mais elle ne peut naître et se développer qu’entre pairs menacés, précisément, par la disparité, comme l’enseigne aussi bien la sagesse de l’Égypte ancienne, que la psychanalyse. C’est un ressort essentiel de la vie sociale, consubstantiel à elle ; – la jalousie peut se gérer, afin que l’élément hostile, destructeur de la vie sociale et de l’harmonie, soit transformé en zèle (même mot) positif, cela au moyen de « petits arrangements » avec le réel. t 3FODPOUSFTNPJOTBUUFOEVFT EJWJOFTTVSQSJTFT
– monothéisme (compris en tous sens) et jalousie paraissent intrinsèquement liés. Dans cette parenté se concentrent et s’illuminent les aspects complexes et angoissant de la relation à autrui ; – la jalousie peut elle-même être érigée en divinité : tel est le cas d’Eris et de Zèlos dans la mythologie grecque, mais dans tout fonctionnement psychique ; – l’importance insoupçonnée de la mystique dès que l’on aborde la problématique de la jalousie (chez Aphraate le sage perse et en islam) ; – les fines analyses patristiques sur les jalousies enfantines, ainsi que les manipulations réciproques des parents et du petit enfant, consonnent étonnamment avec celles des pédopsychiatres ; – les défenses et illustrations multiples et variées, chez les gnostiques, du bon zèle, notamment de Satan, face à un Démiurge envieux, et la glorification de la « bonne » jalousie divine, chez les pères grecs et orientaux, comme chez les mystiques musulmans.
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Avant-propos Ouvertures Nous aurions pu voguer sous d’autres cieux, vers d’autres continents (Afrique Noire, Sibérie) D’ailleurs ces ouvertures s’esquissent déjà souvent dans les notes. Mais le risque s’accroissait, alors, de s’exposer davantage encore au reproche d’accumulation infinie d’exemples, alors que les lignes de force sont là, sûres et fermes. Qu’il soit cependant permis, citant Edmond Rostand via Cyrano de Bergerac : « Ah ! Non ! C’est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire… O Dieu !… Bien des choses en somme. En variant le ton, – par exemple, tenez… »
d’esquisser certains regrets, ceux de n’avoir exploré des pistes particulières qui seraient à coup sûr venues enrichir la palette proposée : – les écrits néotestamentaires, à la différence de la Bible hébraïque et des littératures intertestamentaires et rabbiniques, n’ont pas été directement sollicités. Ils eussent pu l’être. Cependant les contributions touchant à la patristique grecque, latine, syriaque, ainsi qu’aux traditions et mystiques musulmans s’y réfèrent abondamment ; – le théâtre français « classique » offre un réservoir inépuisable de chefsd’œuvre dont jalousie et envie forment de puissants ressorts dramatiques : L’Avare, Le Misanthrope, L’École des femmes, exploitent le filon tragi-comique du barbon jaloux ; et pénétrer dans le labyrinthe de Phèdre eût alimenté nos débats en nous plongeant dans les délices de la passion racinienne ; – pour prolonger les topoi de l’opera buffa, il n’est que d’égrener les titres des comédies de Marivaux : L’amour et la vérité, La surprise de l’amour, La double inconstance, les serments indiscrets, Le jeu de l’amour et du hasard, L’heureux stratagème, la méprise, les fausses confidences, les sincères, la dispute, la femme fidèle, pour voir que celles-ci auraient suffi à alimenter un volume entier sur la jalousie. Auparavant, en ligne directe, toute la comédie élisabéthaine avec, à tout seigneur tout honneur, Shakespeare : Le songe d’une nuit d’été, As you like it, le semblable et le même) et, bien sûr, l’immense Othello. Le déguisement, et donc le jeu, l’illusion, la projection sur un autre inventé, font partie intégrante du mécanisme de la jalousie, et probablement aussi des moyens de s’en libérer, par les jeux de rôle, le psychodrame. – dans la mesure où À la recherche du Temps perdu n’écrit que d’amours présentes et enfuies, il est normal que jalousie et envie en constituent un axe majeur autour duquel, tel un caducée, s’enroulent quasiment tous les épisodes. C’est le narrateur lui-même qui associe ces jalousies successives dont son histoire, son temps vécu, son psychisme forment le fil conducteur, les reliant les unes aux autres, telles les perles du collier de la Duchesse de 13
Hedwige Rouillard-Bonraisin Guermantes : celle de Swann envers les amours hétéro- et homosexuelles soupçonnées d’Odette (dont le soupçon vient, a posteriori, gâter même les souvenirs du bonheur passé, désormais pollué par les aveux ambigus de sa maîtresse) évoque celle de l’enfant envers Swann lorsque la visite de ce dernier empêchait Maman de monter l’embrasser au lit ; s’y ajoutent les doutes de Saint-Loup concernant Rachel, la souffrance du baron de Charlus bafoué par le gigolo Morel; et, comme ne cesse de le marteler, tout au long de ces Actes, le leit-motiv de Cantique 8,6 : fort comme la mort (est) l’amour, dure comme le Shéol la jalousie,
la jalousie survit à l’amour et à la mort : c’est pourquoi, même après la mort d’Albertine, la pensée des amours « vicieuses » de cette dernière avec des jeunes filles en fleurs, que ce soit à Balbec ou à Paris, plonge le narrateur dans des affres d’autant plus vives que son amour pour Albertine est, lui, mort avec la jeune femme. – Un autre fécond angle d’attaque pouvait être de décrypter comment John Steinbeck, dans À l’est d’Éden (citation du lieu d’exil et d’installation d’Adam et d’Ève en Gen 3,24, et de Caïn en Gen 4,16), crée un monde, celui des immigrants irlandais, dont la richesse et l’humanité se nourrit du modèle des quarante-huit premiers chapitres de la Genèse, masquant ce sous-texte, et raffinant le jeu au moyen d’exégèses explicites de certains de ces passages scripturaires appliqués au vécu des héros du roman par – suprême ironie et curieuse mise en abyme – un serviteur chinois devenu presbytérien ! – On aurait pu encore accumuler études et anecdotes sur les jalousies spéculaires animales, qui miment si bien les jalousies humaines. – La femme paraît, dans le mythe initial de Genèse 2-3, associée aux thématiques de l’envie et de la jalousie : cela appert au moins des commentaires patristiques volontiers misogynes envers Ève ; inversement, l’association traditionnelle de ces passions au genre féminin mériterait d’être creusée, revue, décryptée dans ses attendus, ses présupposés. La jalousie est-elle l’apanage des divas ? – On aurait pu encore évoquer l’iconographie, si abondante, des grands épisodes de jalousie biblique (mais elle appert parfois des notes), ou des scènes de jalousie romanesque, et le riche répertoire du cinématographe mais c’est un autre colloque, et un autre livre… – On aurait pu… Les variations sur un tel thème sont infinies mais les lignes de force en ont été clairement définies, nous l’espérons. Pour reprendre les métaphores célèbres de l’Apocalypse d’Angers, ou de La Dame à la Licorne, nous aurions pu tisser une autre tapisserie, avec des motifs différents, mais avec des fils de couleurs apparentées. 14
Avant-propos Tenter une approche scientifique et érudite du phénomène « jalousie », c’est chercher à trouver des clefs herméneutiques pour lire l’ensemble de l’histoire humaine, universelle et individuelle, sur une existence entière comme sur une journée. Ce n’est point une quête superflue ni accessoire, c’est une meilleure lecture de l’essence même de la vie qui nous est ainsi rendue possible, partant, un moyen de mieux vivre. Terminons cet avant-propos par un vibrant hymne à la jalousie sous sa forme créative et socialisatrice du zèlos, puisque de toute façon, telle le phénix, elle renaît toujours. C’est également une invite à la quête obstinée de la vérité et au goût de l’analyse critique qui, la transformant en objet d’étude, d’intelligence, voire de jouissance artistique, nous aident à nous libérer de l’envie gloutonne, hideuse hydre, telle que la manipulent media et politiques pour parvenir à leurs fins, car elle aussi renaît toujours. Il serait enfin intéressant de regrouper les stratégies, tant individuelles que collectives, mises en œuvre, au fil des âges pour dépasser la jalousie, transmuter en or le vil plomb. Elles vont de la prière RS 1002 (xiiie siècle avant notre ère), qui atteste un rite – comparable à celui de Kippour selon Lévitique 16 – susceptible, chaque année, de permettre à toutes les ethnies du royaume d’Ougarit de surmonter leurs fautes et différends respectifs pour repartir vers une nouvelle année de vie commune pacifique et prospère, à la performance accomplie en 2007 par William Christie et Benjamin Lazare, capables de faire chanter sur un même plateau lyrique huit contre-ténors dans Il Sant’Alessio, de Stefano Landi… La guerre des ego se résout dans l’harmonie baroque. Et le coffret n’est pas encore plein.
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I FONDAMENTAUX
JALOUSIE DES ENFANTS : DE L’INTRUSION NARCISSIQUE À LA RIVALITÉ ŒDIPIENNE1 Christian Mille
Force est de constater que les travaux portant spécifiquement sur la jalousie des enfants sont peu nombreux. Chacun s’accorde pourtant à reconnaître à la suite de S. Freud puis de D. W. Winnicott l’universalité de cet état affectif, profondément enraciné dans l’inconscient et marquant un incontestable progrès au plan du développement psychoaffectif. La jalousie des enfants est présentée comme « un phénomène normal et sain »2 qui témoigne d’abord de l’aptitude à aimer et qui semble jouer un rôle important dans la « genèse de la sociabilité »3 et au-delà dans la connaissance de « l’humain ». Dans cette perspective, il s’agit bien d’une expérience non seulement enrichissante, mais nécessaire, expérience souvent liée à l’arrivée d’un nouveau bébé à la maison, mais aussi suscitée par l’indisponibilité de la mère prise ailleurs, par d’autres préoccupations, d’autres personnes. Ce sentiment douloureux a naturellement tendance à s’estomper, même si cette jalousie « concurrentielle » sera fatalement réactualisée en de multiples occasions semblant confirmer les avantages obtenus par un autre mis en position de rival heureux. « Au cours de la croissance et du développement de la personnalité de l’enfant », apparaît chez chacun, précise D. W. Winnicott, « l’aptitude à tolérer le sentiment de jalousie, à le garder pour soi, à s’en servir comme stimulant de l’action » et on peut s’attendre à ce que « dans une situation saine », grâce parfois à l’intervention judicieuse de l’entourage, « la jalousie se change en rivalité et en ambition »4. Les cliniciens de l’enfance sont de fait confrontés à l’expression directe, mais plus encore aux manifestations indirectes de la souffrance de jeunes patients, torturés par une jalousie envahissante, qui les expose à la réprobation de leurs proches dont ils quémandent l’amour exclusif. Les parents sont les premiers à déplorer cette guerre fratricide qu’ils contribuent
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On pourrait aussi opposer : jalousie de vie et jalousie de mort. Winnicott, 1960 p. 69. Lacan, 1938, p. 36. Winnicott, 1960, p. 97 ; Costa, ce volume, p. 206-207.
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Christian Mille néanmoins à entretenir, au regard des jalousies récurrentes inscrites dans leur propre histoire intergénérationnelle. Au plan théorique, l’émergence de la jalousie « remonte » pour S. Freud « au complexe d’Œdipe ou au complexe fraternel de la première période sexuelle »5, mais il importe également de prendre en compte les contributions décisives de M. Klein sur l’envie et de J. Lacan sur le complexe d’intrusion, pour mieux comprendre les vicissitudes psychopathologiques de cet état affectif normal. Pourraient en résulter quelques axes de réflexion pour le travail thérapeutique, à défaut de parvenir à légitimer l’efficacité des conseils et autres actions préventives potentielles. Clinique de la jalousie de l’enfant Aucun chapitre n’est consacré à la jalousie de l’enfant dans les ouvrages de pédopsychiatrie. Il n’en est pas plus spécifiquement question dans la classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent que dans les classifications internationales, y compris dans la catégorie des « troubles habituellement diagnostiqués pendant la première enfance, la deuxième enfance ou l’adolescence ». Certes, il s’agit rarement du motif essentiel de la demande de consultation spécialisée. Or il s’avère que le thème de la jalousie est souvent bien présent dès les premiers entretiens avec l’enfant et sa famille, et ce quelles que soient les difficultés alléguées. La plupart des enfants se montrent soulagés de pouvoir en discuter sans être jugés, et au-delà, que soit entendu leur profond ressenti de préjudice. Mis en confiance, le petit enfant en âge de parler est en mesure de dire qu’il éprouve de la jalousie et d’en expliquer les raisons qui, en grandissant, deviennent de plus en plus fournies et complexes. Il arrive qu’il soit conscient du conflit aigu qui l’habite et de la lutte qu’il mène pour contenir sa colère, calmer son angoisse ou apaiser son chagrin conformément à l’attente de ses parents. Mais même dans ce cas plutôt favorable, l’enfant raisonnable, parfois surpris à regarder fixement, avec amertume ou dureté son jeune rival, oscille la plupart du temps entre des moments d’intériorisation douloureuse teintés de honte et de culpabilité, et des moments d’extériorisation tapageuse qui appellent la réprobation de son entourage et aggravent finalement sa détresse6. Cependant les plaintes des parents concernent plutôt l’enfant qui à l’inverse montre, agit sans retenue sa rage impuissante ou semble renoncer aux progrès accomplis jusqu’alors. Les manifestations violentes sont parfois dramatiquement au premier plan et, comme le souligne R. Scelles : « le fratricide n’est pas qu’une figure mythique »7
5 6 7
Freud, 1922, p. 270. Il tente de dominer sa jalousie, mais il est parfois dominé par elle. Scelles, 2005, p. 82.
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne puisqu’il n’est pas exceptionnel que la hargne fraternelle se traduise par des tentatives de meurtre du jeune intrus qui a impardonnablement bouleversé l’équilibre affectif de son aîné. Heureusement, la colère extrême de l’enfant est souvent moins ciblée, et de fait moins dangereuse : elle s’exprime à tout propos et s’adresse aux parents qui n’en comprennent pas toujours l’origine. Ils ont quelque peine à imaginer que leur enfant qui « hurle, donne des coups de pied, frappe », mord ou déchire, traduit ainsi son désespoir, convaincu qu’il est, que dorénavant tout est gâché, brisé, détruit. Ils risquent de sanctionner les manifestations jugées intempestives d’une souffrance dépressive qu’ils sousestiment ou ignorent. Il est plus facile pour eux de faire le lien entre les conduites régressives de leur plus grand, qui réclame un biberon ou se souille à nouveau, peu après avoir trop entendu, à son goût, le cercle de famille « applaudir à grands cris » celui qui vient de paraître. L’absence totale de réaction apparente, l’attitude irréprochable et exemplaire à l’égard du nouveau venu, la surenchère de compliments et de conduites de protection qui attendrissent et rassurent les parents pourraient à terme se révéler préjudiciables pour cet enfant trop sage qui, en déniant ses éprouvés, se coupe de sa vie émotionnelle, se prive d’une expérience existentielle précieuse et devient, au moins en partie, comme y insiste D. Lachaud, ignorant de lui-même. La place de la jalousie dans le cercle familial Le clinicien ne rencontre pas les parents qui savent bien que les manifestations de jalousie de leurs enfants sont banales et inévitables, et qui parviennent sans trop de peine à les reconnaître, à les accueillir et à les contenir avec des attitudes et des mots appropriés. Ceux qui, à l’inverse, viennent consulter à ce sujet, s’alarment et disent leur impuissance face à « ces tensions dans la fratrie génératrice de rixes inlassables »8. En général, ils ont cherché sans succès, comme le suggère P. L. Assoun, à « faire dériver cette animosité vers la concorde souhaitée » en promouvant une « saine émulation », et se sont vainement efforcés de trouver seuls le moyen de « gérer cette jalousie »9 dont les effets sur le climat familial sont présentés comme délétères. Ils sont persuadés d’avoir tout essayé en réagissant sans tarder à la moindre plainte, en tentant d’établir la véracité des faits rapportés, en punissant le coupable ou en renvoyant dos à dos les plaignants, à moins que de guerre lasse, ils feignent ostensiblement d’ignorer ces luttes intestines et bruyantes qui les désolent et les font douter de leur capacité d’être parents. Quoiqu’ils fassent, ils se sentent impliqués
8 9
Assoun, 2003, p. viii. Ibid.
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Christian Mille dans la répétition de ces petits drames quotidiens de la jalousie qui font écho à ceux qu’ils ont subis ou soigneusement évités dans leur enfance, ou qui ont toujours cours entre les membres de leur propre fratrie qui continuent indéfiniment à se détester ou à s’adorer10. À leur corps défendant, ils distribuent les rôles, soufflent les répliques, attisent les rivalités qui tendraient à s’apaiser, tant ils se sentent menacés dans les moments de « relâche », de devoir assurer seuls la représentation de leurs conflits inélaborés qui ont trouvé là, à leur insu mais grâce à leur complicité inconsciente11, un véritable espace scénique de répétition transgénérationnelle12. Or à « l’abri du contrôle et du regard parental »13 les frères et sœurs s’organisent, tissent des liens, expérimentent utilement diverses façons d’exprimer de manière plus ou moins socialisée leur jalousie. En fonction de leur rang dans la fratrie, des places qui leur sont explicitement ou implicitement assignées dans la dynamique familiale, ils sont amenés, comme y insiste R. Kaës, à structurer « les rivalités, les allégeances »14 voire certaines soumissions masochistes. Le cadet souffre certes de la jalousie quérulente de son aîné, mais ne manque pas de développer à son tour une jalousie à l’égard de son prédécesseur vécu comme un modèle imposé et à qui, de surcroît, sont accordées les libertés ou les prérogatives auxquelles il aspire mais qu’il se voit refusées en raison de son jeune âge. Au sentiment de préjudice du premier vient ainsi faire écho le sentiment d’injustice du second. Les conceptions théoriques de l’émergence de la jalousie dans le développement psychoaffectif de l’enfant Les références à M. Klein, à J. Lacan et à S. Freud sont incontournables et méritent d’être résumées. Ces contributions essentielles, loin d’être incompatibles, se complètent pour permettre de mieux saisir les enjeux « structuraux » liés à ce ressenti que les hommes considèrent comme universel au point de le prêter aux dieux qu’ils vénèrent. Dans la conception de M. Klein, l’envie, qui intervient dès le début de la vie, se distingue nettement de la jalousie, qui suppose l’acquisition d’une certaine maturité. À neuf mois, affirme D. W. Winnicott, « un bébé est trop
10
Comme l’a dit José Costa, « la qinɻāh des enfants a bien à voir avec celle de leurs parents ». Il n’est pas exclu que les parents soient jaloux de leurs enfants, qui ne se sentent pas tenus de respecter leurs recommandations. 12 Comme le suggère Geneviève Gobillot, c’est l’attitude même de Dieu qui active la jalousie des anges et les transforme en démons refusant de se prosterner devant lui (ce volume, p. 292-293). 13 Scelles, 2005, p. 77. 14 Kaës, 1993, p. 24. 11
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne jeune, trop immature… pour éprouver un tel sentiment »15, il connaît parfois quelques accès occasionnels de jalousie vers un an, mais n’éprouverait véritablement ce vécu que vers quinze mois. L’envie, à l’inverse, aurait une base constitutionnelle, et serait à comprendre comme « une manifestation sadiqueorale et sadique-anale des pulsions destructrices. À l’occasion des inévitables moments de frustration orale, les impulsions envieuses visent le sein supposé s’être « emparé à son propre profit de la gratification »16 dont la bouche du nourrisson se sent intolérablement privée. Cette attaque destructrice est adressée au sein maternel qui se trouve projectivement gonflé de toutes ces pensées mauvaises que son inconstance a suscitées, et qui pourraient imaginairement se retourner contre lui, et par rétorsion contre le sujet lui-même pour le détruire. M. Klein, à partir de son expérience de psychanalyste d’enfants encore traversés par des fantasmes de « détérioration envieuse »17 de leur premier objet d’amour, fait l’hypothèse que « le sentiment de dommage causé par l’envie et l’intense angoisse qui en dérive ont pour effet d’accroître l’avidité et les pulsions destructrices ». Seules les retrouvailles avec « le bon objet » prouvant sa capacité de survivre à ces attaques en continuant de répondre aux besoins de l’enfant lui offrent un peu de répit. C’est au moment où le nourrisson prend conscience que ses sensations bonnes ou mauvaises ne proviennent pas d’une bonne ou d’une mauvaise mère, mais d’une même personne, « parfois bonne, parfois méchante, tantôt présente, tantôt absente », qui peut aussi bien être aimée que détestée, que se modifie profondément la nature de ses angoisses ; alors que s’estompe la crainte de destruction du moi par un mauvais objet, surgit la peur que les pulsions destructives n’anéantissent l’objet aimé dont le sujet dépend entièrement. Alors que se confirme l’existence séparée de la mère qui peut parfois lui faire défaut, se profile la représentation du rival qui pourrait la lui ravir. Il prend ainsi conscience que sa principale possession, sa mère, pourrait appartenir à quelqu’un d’autre. L’envie se transforme en jalousie et l’hostilité qui se déplace au moins partiellement sur le père ou les frères et sœurs s’en trouve dispersée. Dans cette perspective, la jalousie apparaît plus acceptable et éveille moins de culpabilité que l’envie primaire qui menace dangereusement « le premier bon objet ». C’est alors seulement que, selon D. W. Winnicott, ce mot est utilisé à bon escient « pour décrire les changements qui se produisent chez l’enfant dès lors qu’un nouveau-né apparaît tel un fantôme de son self d’antan, tétant le sein de sa mère ou dormant paisiblement à sa place, dans son propre landau »18.
15 16 17 18
Winnicott, 1960, p. 78. Klein, 1957, p. 17. Ibid., p. 22. Winnicott, 1960, p. 83.
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Christian Mille Avec le complexe d’intrusion, J. Lacan défend magistralement l’idée que « le moi se constitue en même temps que l’autrui dans le drame de la jalousie ». Il soutient ainsi que « la jalousie dans son fonds représente, non pas une rivalité vitale, mais une identification mentale »19. Il part de l’observation de jeunes enfants entre six mois et deux ans, accouplés et « laissés à leur spontanéité ludique »20, sans intervention de l’adulte. Si l’écart d’âge entre les deux ne dépasse pas deux mois et demi, on constate une adaptation réciproque de leurs postures et de leur gestualité, marquée par des moments d’alternance et de convergence. Dans la fascination spéculaire qui les attire l’un vers l’autre, ils semblent vivre conjointement le plaisir de l’acteur et du spectateur, du séducteur et du séduit, du dominant et du soumis. Cette interchangeabilité des places témoigne ainsi de l’importance et de la précocité des mécanismes d’identification au semblable. Or, chaque partenaire, remarque J. Lacan, confond certes « la patrie de l’autre avec la sienne propre et s’identifie à lui »21, mais peut aussi bien ignorer la présence de l’autre et se comporter comme s’il était seul. Le monde propre à cette phase, marquée par « l’assomption jubilatoire » de « l’image spéculaire pour l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage »22, est un « monde narcissique », qui « ne contient pas encore d’autrui ». Mais, alors que « la perception de la forme du semblable en tant qu’unité mentale » contribue à la formation du moi, la « suggestion émotionnelle ou motrice qu’elle exerce sur le sujet constitue de fait « une intrusion narcissique »23. Le moi, d’abord confondu avec cette image, s’en trouve « primordialement » aliéné. Pour J. Lacan le moi pourrait garder de « cette origine la structure ambiguë du spectacle24 qui donne leur force à des pulsions sadomasochistes ou scoptophiliques »25. C’est pourtant par l’identification au semblable que s’achève le stade du miroir et que s’inaugure « le drame de la jalousie primordiale »26. Une discordance intervient dans cette ambiguïté spéculaire, se détache un « tiers objet » qui substitue à la confusion affective qui prévalait la concurrence d’une situation triangulaire. L’identification primordiale à « l’état du frère » serait ainsi une condition préalable requise pour que s’installe le sentiment de jalousie et l’agressivité manifeste à son égard. Face à l’image du frère non sevré, le sujet s’inflige à nouveau
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Lacan, 1938, p. 36. Ibid. 21 Ibid., p. 38. 22 Lacan, 1949, p. 94. 23 Id., 1938, p. 45. 24 Pascal Vernus, avec le thème des deux frères, montre combien la simple belle apparence de l’un suffit à raviver la haine du frère jaloux (ce volume, p. 52-53). 25 Lacan, 1938, p. 45. 26 Id., 1949, p. 98. 20
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne le pathétique du sevrage qu’il a subi, mais il joue un rôle plus actif en focalisant secondairement sa colère sur ce rival qui ne fait que révéler et confirmer un désir maternel dont il est exclu. Il comprend, écrit P. L. Assoun, « sa douleur de n’être plus l’unique gratifié de la manne maternelle » et le frère incarne, de fait, « le refus qui lui est opposé »27. Cette humiliation narcissique se trouve intimement liée à la reconnaissance obligée d’un autre avec lequel s’engagent les affrontements, les alliances ou les complicités, tandis que s’ouvre ainsi, d’une certaine manière, la voie de la socialisation. Dans le bouleversement passionnel de la jalousie amoureuse de l’adulte, l’intérêt puissant et électif que le sujet porte à son rival, bien que masqué par la haine, pourrait témoigner de la rémanence de cette ambiguïté originelle, de cette identification première au semblable. Une autre dimension est soulignée par les psychanalystes lacaniens, valorisant l’image du petit enfant fasciné par le spectacle du bébé appendu au sein de sa mère, et qui découvre ainsi imaginairement la capacité de cet alter ego à compléter la mère, à confirmer la représentation d’une complétude possible, d’une jouissance parfaite grâce à un objet détachable préfigurant le symbole phallique et suscitant plus l’envie (au sens courant du terme) que la jalousie. Dans ce « triangle préœdipien »28, le rival n’est encore qu’un objet partiel élevé fantasmatiquement au rang d’objet propre à combler le désir de la mère. Et comme le suggère J. Dor, c’est en s’identifiant à l’objet du désir de la mère que le désir de l’enfant se réalise déjà comme désir de désir. Un complexe fraternel archaïque jouerait ainsi un rôle spécifique en amont de la structuration œdipienne. Pour R. Kaës le complexe fraternel « désigne une organisation fondamentale des désirs amoureux, narcissiques et objectaux »29, comme de la haine et de l’agressivité vis-à-vis de cet « autre » reconnu comme frère ou sœur. Ce double, d’abord considéré comme un reflet de soi, ou cette petite chose située comme un simple appendice de la mère, prend la consistance et la permanence d’un autre par la jalousie qu’il ne manque pas de déclencher et qui l’inscrit en bonne place dans le premier « triangle rivalitaire » dont il précipite la création. C’est dans le creuset de ce complexe fraternel que se mêlent et s’esquissent les « figures du double, de l’homosexualité et de la bisexualité psychique »30. Les fantaisies, se rapportant au corps fantasmatique d’une mère « remplie de frères et sœurs », telles qu’elles se déploient volontiers en dynamique de groupe, incitent R. Kaës à faire l’hypothèse de formes archaïques du complexe fraternel. Il arrive en effet que les productions imaginaires circulant dans le groupe oscillent entre l’évocation d’une parfaite entente
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Assoun, 2003, p. xv. Kaës, 1993, p. 51. Id., 2008, p. 383. Ibid., p. 384.
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Christian Mille entre les membres pacifiques d’une même congrégation et celle d’un agrégat d’êtres avides et prédateurs qui se disputent sans merci le même espace. Dans cette perspective, les haines et les rivalités précoces n’auraient pas seulement pour enjeu le sein nourricier, elles seraient aussi sous-tendues, pour chacun, par le souci d’habiter seul dans l’espace maternel après s’être dégagé de son encombrement. Y font écho les vœux de mort qui s’expriment parfois très crûment dans les querelles entre frères et sœurs31, oublieux de leurs moments de complicité, pour se reprocher mutuellement et avec virulence le sombre dessein de chercher à grignoter, voire « bouffer » l’espace vital de l’autre. Le complexe fraternel muterait de l’archaïque vers le symbolique quand les frères et sœurs se conçoivent comme doués d’une existence propre et comme pleinement détachés du corps maternel. Pour S. Freud, les sentiments sociaux représentent une superstructure qui s’élève au-dessus des penchants de rivalité jalouse à l’égard des frères et sœurs. L’hostilité ne pouvant être satisfaite, se produirait une identification avec celui qui était primitivement un rival. Or si on accrédite l’hypothèse lacanienne d’une identification primordiale précédant l’émergence de la rivalité fraternelle, il pourrait plutôt s’agir, dans ce second temps, d’une diversification des identifications, se portant sur d’autres distincts et différenciés, sur d’autres reconnus comme tels, et donc d’identifications secondaires multiples venant enrichir et complexifier l’identification au semblable constitutive du moi. À l’image torturante du frère s’accaparant le sein maternel, viendrait potentiellement se substituer celle, plus voluptueuse, du mauvais enfant battu par le père dans ce triangle que J. Laplanche qualifie de « rivalitaire » puisque opposant un enfant à un autre, en deçà de la triangulation œdipienne qui suppose l’entrée en scène des deux parents et le développement d’une relation de rivalité avec l’un d’entre eux. Le complexe fraternel, ainsi conçu comme une organisation intermédiaire, constitue une première approche de la différenciation sexuelle, qui ne s’accomplira qu’avec la prise en compte conjointe de la différence de générations, au moment de la résolution du complexe d’Œdipe. Dans le complexe d’Œdipe, « ensemble organisé de désirs amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard des parents »32, le sentiment de jalousie joue un rôle important. Pour M. Klein, les stades initiaux du complexe d’Œdipe, positif et négatif, apparaissent en même temps que la position dépressive dans le courant du second semestre de vie. Comme on l’a vu, la mère, en maintenant la continuité des soins, démontre sa capacité de survivre aux mouvements instinctuels dirigés contre elle à chaque fois qu’elle se montre
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Comme l’écrit Sage le Perse, ils ne manquent pas de se muer en « géniteurs d’envies et fauteurs de querelles » (voir dans ce volume M.-J. Pierre, p. 281). 32 Laplanche, Pontalis, 1971, p. 79.
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne indisponible ; en accueillant avec indulgence les gestes de restitution, les actes de restauration de l’enfant, elle l’aide à tolérer et à soulager la culpabilité qu’il éprouve. C’est à cette condition que l’attitude impitoyable33 à l’égard de l’objet fait place à la pitié, et l’insouciance au souci. S’amorceraient ainsi la position dépressive et au-delà, le processus de séparation-individuation. C’est le possible affrontement de l’ambivalence des sentiments qui ouvrirait la voie de la structuration œdipienne. À la faveur de ce changement, s’ébaucherait une jalousie fondée sur la rivalité avec le père « soupçonné » de détourner le sein maternel à son profit. Mais c’est quand la relation à la mère a été bien établie que le tout jeune enfant craint moins de la perdre et peut mieux envisager de la partager avec autrui. M. Mahler suppose que « la crise de rapprochement »34 du dix-huitième mois, qu’elle situe comme une étape décisive du processus de séparation-individuation, pourrait être un précurseur nécessaire, voire la première manifestation de la névrose infantile (comprise comme moment d’organisation des conflits pulsionnels). Au cours de cette étape, éprouvante pour les parents, l’attitude possessive du petit enfant envers sa mère s’accompagne souvent de manœuvres séductrices à son égard. Il consolide son individualité en suscitant son admiration, il se console de la séparation psychique en affirmant ses droits sur elle au nom de l’amour qu’il lui porte. Mais il lui arrive aussi de repousser les avances de sa mère, de s’opposer, de refuser ce qui vient d’elle. Pris dans un conflit crucial d’ambitendance, il doit tout autant « capter », séduire sa mère, qu’affirmer sa volonté propre. Il se montre jaloux de tous ceux qui s’approchent d’elle, mais prend plaisir à s’en éloigner pour « aller voir ailleurs »35. Cette propension à l’infidélité contribue peut-être, comme le suppose S. Freud pour les adultes, à nourrir sa jalousie, particulièrement manifeste à cette étape de développement, jalousie qui serait donc en partie « projetée ». Mais c’est bien parce qu’il échoue et renonce à se situer comme seul objet du désir maternel, c’est aussi parce qu’il rencontre un tiers séparateur et des objets d’amour substitutifs, qu’il progresse dans la dialectique œdipienne. Le garçon se montre sensible à l’intérêt que sa mère porte à son père, dont il jalouse la place privilégiée et envie les qualités qui lui sont reconnues. La fille en « dirigeant ses désirs génitaux » sur son père trouve un autre objet d’amour, et situe sa mère comme rivale dont elle jalouse l’attirance que celle-ci exerce sur lui. L’un et l’autre se sentent exclus et jaloux de leurs moments d’intimité dont la représentation les chagrine et les excite, comme en témoignent les différentes variantes du fantasme de scène primitive. 33
Winnicott, 1955, p. 153. Mahler, Pine, Bergman, 1975, p. 98. 35 En écho aux propos de Marie-Joseph Pierre, on peut dire que l’enfant se sépare de la bénédiction originelle, s’éloigne d’un quelconque culte de la louange et se montre ainsi nécessairement ingrat à l’égard de ses créateurs (ce volume, p. 277-289). 34
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Christian Mille Si l’envie n’est pas trop importante, insiste M. Klein, « la jalousie qui accompagne la situation œdipienne peut devenir un moyen de la translaborer »36 : elle est finalement plus acceptable, car engendrant moins de culpabilité que l’envie primaire, qui constitue une menace de destruction des premiers bons objets. Une envie trop intense peut à l’inverse retentir sur les effets produits par l’image des parents combinés, qui devrait permettre à l’enfant de différencier les deux parents, et d’établir de bonnes relations avec chacun d’eux. De la jalousie normale à la jalousie pathologique La jalousie normale constitue habituellement une expérience banale et structurante dans le développement de l’enfant. Elle appartient pour S. Freud aux états affectifs normaux « au même titre que le deuil »37, auquel elle semble d’ailleurs s’apparenter. Il s’agit aussi de la perte douloureuse d’un objet d’amour, mais s’y associent un vécu d’humiliation narcissique, une focalisation de la haine sur le rival heureux et quelques éventuels autoreproches. Au regard des différentes conceptions théoriques précédemment évoquées, à chacune des premières étapes de son développement, l’enfant est confronté à cette souffrance qu’il ne peut dépasser qu’à la faveur d’un certain travail psychique. Il doit à chaque fois renoncer à une position illusoire pour accéder à d’autres réalités relationnelles qui le font progresser. On peut supposer avec M. Blevis que « le véritable travail de la jalousie est silencieux »38 et peu accessible aux adultes qui n’en perçoivent que les bruyantes vicissitudes. L’épreuve de réalité montre de façon répétitive à l’enfant que son objet d’amour ne lui appartient pas aussi totalement qu’il le voudrait, et il n’est naturellement jamais disposé à abandonner sans protester une position libidinale qu’il croyait acquise. Habituellement, le respect de la réalité finit par l’emporter, et l’enfant doit bien s’atteler à cette tâche psychique qui l’amène comme dans le deuil à mettre sur le métier « chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet »39 de manière trop exclusive. Un surinvestissement nostalgique de la position qu’il croyait occuper de plein droit précède et conditionne cette douloureuse négociation interne lui permettant de trouver les moyens d’accepter la nouvelle donne. Comme le rappelle d’ailleurs D. W. Winnicott, « la jalousie peut également parvenir à son terme grâce au pouvoir croissant qu’a l’enfant d’aborder des expériences satisfaisantes en les intégrant à son self »40. Cependant, chez
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Klein, 1957, p. 42. Freud, 1922, p. 271. Blevis, 2006, p. 105. Freud, 1917, p. 150. Winnicott, 1960, p. 87.
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne l’enfant jeune, la scène psychique est plus ouverte que chez l’adulte et l’extériorisation de ses affects demeure longtemps nécessaire à l’élaboration de ses « contradictions », de son ambivalence, et de ses conflits de tendance. Insister sur cette intrication entre réalité interne et réalité externe dans la compréhension dynamique de la jalousie chez l’enfant, amène à soutenir l’hypothèse que le travail de désengagement qui cherche à s’accomplir, s’inscrit nécessairement jusqu’à la fin de l’adolescence dans un espace psychique partagé ou « élargi », au sens où l’entend P. Jeammet. En conséquence, les positions inconscientes des parents déterminant leurs réponses aux manifestations directes ou indirectes de la souffrance de l’enfant ne sauraient être sous-estimées. Même s’il s’avère parfois indispensable d’en limiter et contenir les expressions trop violentes, il importe que cette souffrance soit reconnue dans toute son ampleur, que soit comprise la difficulté de la maîtriser et admis le temps requis pour qu’elle s’apaise. Même s’il est naturel de protéger le tout jeune rival visé par la colère de « l’à peine plus grand », il importe que soit légitimé le droit de le détester. C’est parce que l’attitude de sa mère à son égard reste inchangée, malgré les bouleversements qui le traversent, que le petit enfant jaloux peut constater avec soulagement, qu’existe bien un écart entre ses fantasmes et la réalité, que sa colère n’a pas le pouvoir d’anéantir ses proches et le monde environnant, et qu’il n’y a finalement « aucun danger à détruire ou à haïr par l’imagination »41. Il importe aussi que ses conduites régressives le plus souvent passagères soient accueillies avec indulgence, qu’il obtienne des réponses à ses craintes et que lui soit apporté du réconfort dans les moments de tristesse qui ne manquent pas de survenir même et surtout quand s’accomplit à bas bruit le salutaire « travail de jalousie »42, travail sans lequel risquerait de se tarir sa vie affective, voire sa créativité, et grâce auquel s’ouvre l’accès à la structuration œdipienne. Cependant, comme le constate D. W. Winnicott : « il arrive que les choses tournent mal, soit que la jalousie persiste et se transforme en jalousie ouverte », soit qu’elle perdure de manière sous-jacente et finisse par « déformer la personnalité de l’enfant »43. La jalousie peut venir s’inscrire dans une organisation névrotique de la personnalité de l’enfant. L’épreuve narcissique inhérente au vécu de disgrâce, de « destitution », ou de relégation provoqué par les bouleversements survenus dans la constellation familiale vient parfois compromettre les aménagements défensifs déjà à l’œuvre pour tromper l’angoisse de castration inhérente à la résolution très incomplète de « la problématique » œdipienne. L’enfant se sent moins renié qu’exclu d’une place privilégiée qu’il croyait pouvoir occuper
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Ibid., p. 86. Blévis, 2006, p. 105. Winnicott, 1960, p. 97.
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Christian Mille seul avec la tendre complicité de son partenaire parental. Même s’il est accablé par un douloureux vécu de perte, de préjudice ou d’impuissance, même s’il a parfois recours à des accès de colère, il reste sujet de sa souffrance qui garde une valeur relationnelle. L’ambivalence de ses sentiments l’empêche cependant de tirer profit de l’aide qu’il sollicite, l’oblige à décourager les mouvements d’empathie qu’il cherche à provoquer. Déçu dans son attente de reconnaissance, occupé par son amour-propre blessé, il ne parvient plus à soutenir ses efforts d’affirmation phallique, les échecs qui en résultent viennent alors accentuer son sentiment d’insuffisance. L’insatisfaction qu’il affiche, ses plaintes corporelles et ses récriminations moroses ou agressives appellent la pitié, mais aussi l’agacement de son entourage. Il semble parfois ne pas vouloir renoncer à sa souffrance ; ce « petit enfant en détresse », ne fait-il pas alors en sorte d’être « surtout traité comme un enfant méchant », au point que les réponses de ses proches risquent de le conforter dans ses sentiments de perte d’amour et de jalousie ? Ces manifestations de masochisme moral qui apaisent un sentiment de culpabilité inconscient font obstacle à sa guérison44. En l’absence d’intervention thérapeutique adéquate, un cercle vicieux « dépressiogène » risque de s’installer durablement. Les praticiens de l’enfance rencontrent naturellement d’autres expressions symptomatiques d’ordre névrotique parmi leurs jeunes patients qui ne manifestent aucune jalousie apparente, mais qui se présentent comme d’éternels insatisfaits, se maintiennent dans des positions régressives ou souffreteuses, vivent dans la crainte et l’évitement phobique, sont la proie de doutes et de ruminations, ou parviennent à saboter leur réussite scolaire malgré leurs bonnes capacités… La liste ne saurait être exhaustive. Le plus souvent c’est le handicap ou la maladie grave d’un frère ou d’une sœur exigeant un surcroît d’attention, et/ou l’intolérance des parents à toute forme de jalousie, qui impose la répression consciente ou le refoulement inconscient de ce sentiment qui ne saurait avoir droit de cité sans un débordement de honte ou de culpabilité. Seul un dévouement excessif ou la formation d’un symptôme de compromis viendra alors témoigner de la rigidité excessive des formations réactionnelles ou des retombées inattendues d’un retour du refoulé. Dans les pathologies limites de l’enfant, la jalousie occupe souvent une place centrale. Les sentiments de préjudice et de jalousie sous-tendent les colères violentes, les conduites provocantes, mais aussi l’indisponibilité psychique des enfants abandonniques ou se présentant sur un registre narcissique ou anaclitique, regroupés dans la classification française sous le terme générique de « pathologies limites »45. Leur vulnérabilité aux situations propres à activer les menaces de perte d’objet est flagrante, leur sensibilité exacerbée aux moindres
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Mille, 1998, p. 514. Mises, 1990, p. 1.
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Jalousie des enfants : de l’intrusion narcissique à la rivalité œdipienne manquements de leur entourage, aux frustrations minimes, leur intolérance à l’échec et à toute forme de limitation les exposent en permanence à réagir douloureusement. Mis dans l’impossibilité de contenir psychiquement des affects dépressifs aussi massifs et récurrents, confrontés à la réactualisation conjointe de sentiments de haine et de craintes de rétorsion, ils ont nécessairement recours, dans l’urgence, à des mécanismes de défense archaïques (dont le déni de la réalité psychique, le clivage et le contrôle omnipotent de l’objet). Les conduites de défi, les violences verbales et physiques sont alors au premier plan du tableau clinique. Toute situation de nature à susciter une compréhensible réaction de jalousie exacerbe conjointement l’envie destructrice et l’angoisse persécutive qui s’y trouve associée. Leur perméabilité aux états affectifs de leurs proches les amène à réagir sans délai à leurs changements d’humeur les plus imperceptibles, dont ils s’estiment injustement victimes. Ils sont naturellement sensibles à l’hypocrisie, aux mensonges, aux lapsus, aux oublis ou aux erreurs de leurs parents venant confirmer leur conviction profonde. En raison de la force de leur « exigence d’amour », ils restent suspendus au regard d’autrui et ressentent comme hostile toute indifférence à leur égard. L’altérité même de leurs objets d’amour est intolérable dans la mesure où leur liberté d’êtres séparés et désirants implique une possible inconstance. Avec leurs pairs, comme le suggère D. Vasse , ils se montrent tourmentés, par une avidité qui va de pair avec l’impossibilité de partager : ce que l’autre prend leur manque aussitôt, ce qu’il fait est nécessairement contre eux, ce qu’il aime, ils le convoitent, ce qu’il sait, ils s’efforceront de le dénigrer. Le rival potentiel qui semble coïncider avec une image idéale de toute-puissance, être doté de tout ce qui leur manque cruellement, avoir accès à une parfaite jouissance, s’impose parfois à eux comme un double qui a usurpé leur place et qu’il faudrait éliminer pour avoir quelque chance de survivre. Dans les moments critiques, la jalousie des enfants sur ce registre de fonctionnement psychique n’est peut-être pas sans parenté avec la paranoïa. L’intrusion fraternelle trop précoce pourrait avoir eu un rôle durablement traumatisant pour ces enfants « surpris par l’intrus dans le désarroi du sevrage »46, et soumis de fait à une réactivation incessante de ce spectacle resté « hors représentation ». J. Lacan (cité par D. Lachaud) parle d’ailleurs de « jalouissance » pour qualifier « cette haine farouche qui émerge quand le sujet est confronté à l’image idéale » reflétée par « l’objet envié »47. La survenue d’un sentiment de jalousie chez un enfant psychotique est à l’inverse comprise comme un progrès. Or les attaques envieuses et les angoisses de destruction qu’elles suscitent ne se laissent pas facilement vaincre, et
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Lacan, 1938, p. 47. Lachaud, 2000, p. 88.
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Christian Mille risquent de compromettre durablement la coexistence pacifique avec autrui. En distinguant un rival dans l’orbe maternel, l’enfant soumis à de telles contraintes parvient à mieux discerner ses propres contours et ceux de sa mère, mais court conjointement le risque de ruiner ainsi le fantasme d’union symbiotique avec elle. Pourtant, s’il est activement soutenu dans cette épreuve, il n’est pas exclu que la dimension de la haine fratricide puisse constituer une ouverture prometteuse dans le travail thérapeutique. * En conclusion, l’omniprésence de l’envie et de la jalousie dans l’histoire des religions, comme dans les mythes et légendes, témoigne de leur universalité et pourrait servir d’argument opposable aux parents trop prompts à en dénoncer la présence chez leurs enfants. La validation culturelle de ces vécus pénibles, leur transcription dans les livres ou les histoires racontées aux petits leur offrent des représentations et des mots pour figurer et nommer leurs propres éprouvés confus ou inavouables. Il importe, comme on l’a vu, qu’ils se sentent autorisés à partager cette expérience avec des adultes accueillants, attentifs et indulgents, des proches prêts à mettre à leur service leurs propres capacités d’association, plus disposés à raconter et à consoler qu’à juger ou à interpréter. Ce n’est que lorsque ce travail d’élaboration de la jalousie échoue à se déployer dans l’espace psychique élargi de l’enfant, lorsqu’il y a un excès de souffrance ou une collusion trop forte avec la rivalité irrésolue des parents que le recours à un tiers « averti » s’impose. Université de Picardie Jules Verne
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LA FABRICATION DU RIVAL, UN MONOTHÉISME ? Marcianne Blévis
Les territoires que la jalousie1 révèle au grand jour ne sont ni simples, ni délimités, ni définitivement constitués. Nul n’est à l’abri, un moment ou un autre, d’en éprouver les troubles, soumettant à ses caprices celui qui en est la proie. Aussi est-ce l’expression de la jalousie qui est parfois soumise à la censure des mœurs à la mesure du ridicule qui s’y attache, mais les conséquences du déni de « l’angoisse jalouse des évincés »2 s’avèrent bien mutilantes pour la psyché. Plus sages, des plus anciens récits aux plus récentes productions littéraires, les effets de cette passion amère enseignent qu’il est toujours possible de chavirer de l’amour à la haine, oublieux de nous-mêmes, dans une confusion entre soi et l’autre. La jalousie des hommes se fonde en effet sur la fabrication d’un rival qui ressemble au jaloux comme un frère, double de lui-même, figure maléfique autant que déifiée. Le rival pour tout jaloux est un personnage doté de pouvoirs magiques dont il se croit dépourvu et qui vont attirer inexorablement celui ou celle qu’il aime. Il y a souvent chez les jaloux la croyance plus ou moins avouée que celui ou celle qu’ils aiment se plaît à les faire souffrir. L’identité de celui qui jouit d’eux fluctue de l’être aimé au rival et le désir de meurtre les vise tout aussi indistinctement. Tout jaloux est entravé dans son vœu de ramener à l’état de semblable cet Autre devenu sans foi ni loi. On comprendra aisément son affolement : n’est-ce pas la folie elle-même qui se dessine, dans les déchirures de l’amour, sur le visage angoissant de cet Autre3 affamé et dévorateur ? Le jaloux ne ment pas sur sa souffrance : il se sent abandonné dans un monde insensé, et s’il répète inlassablement les mêmes choses, c’est parce que seule l’excitation que lui procure sa panique lui donne encore le sentiment d’exister. 1
M. Blévis, La jalousie, délices et tourments, Paris, Le Seuil, 2005. S. Beckett, Proust, Paris, Minuit, 1990, p. 30. 3 Écrit avec un grand A, l’Autre représente un support ou à l’occasion une personne qui compte pour l’enfant, entraînant le sentiment subjectif d’être reconnu à l’instar de tous les humains parlants, ces parlêtres. Sa privation est d’autant plus douloureuse que s’y origine le sentiment d’être banni et laid. 2
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Marcianne Blévis La plus ordinaire de nos folies nous apprend ainsi combien toute fureur passionnelle (et la jalousie à son extrême en fait partie) force celui ou celle qui lui est assujetti à se croire entouré d’hommes et de femmes « autres » que lui, vivant dans un monde « différent » et sans commune mesure, dotés souvent de pouvoirs dont il se croit dépourvu. À la recherche de ces « autres » perdus autant que de lui-même, le jaloux oscille égaré, incapable d’affronter les incertitudes du désir. Croyant trouver la cause et par suite l’illusoire solution de ce qui le fait souffrir dans la figure du rival, il ignore qu’en réalité c’est l’image même qu’il forge pour donner forme à son inquiétude qui l’aliène et l’enferme de plus belle. Tout cela nous montre combien rivaux, rivales, amants et amantes, en fournissant au jaloux ou à la jalouse l’occasion d’endosser la posture de victime, lui permettent, par la même occasion, de diviser aisément le monde entre les martyrs de la trahison (eux-mêmes) et les bourreaux des cœurs. Une telle conception du monde est d’une rigidité bien aliénante. Le jaloux s’y montre incapable de s’identifier à quiconque. Avec une implacable constance, ses rivaux ou amantes lui apparaissent tôt ou tard étranges, inaccessibles, et à la fin malfaisants. Le dialogue analytique avec un jaloux n’échappe pas à cette tyrannie. Le transfert, à ces moments-là, devient aussi douloureux pour le psychanalyste que pour le patient car chaque parole prend une importance effrayante. Aux yeux de celui qui souffre de jalousie, l’analyste que je suis semble aussi puissante qu’une déesse dispensatrice de vie et de mort. Celui-ci attend de ses séances un miracle : le « retour définitif et durable de l’être aimé », indispensable à sa vie, croit-il. Quant à moi, je cherche, dans l’interstice étroit qui me reste ouvert, les voies qui permettraient à mon patient d’accéder à une douleur qui, n’ayant pas eu de témoin, travaille en silence à mettre en péril la fiabilité de tout lien. Cela a un intérêt éthique et politique ; car si, contre toute apparence, le rival (et indistinctement, tous ceux qu’il a élus) est à ce point inabordable aux yeux du jaloux, c’est le statut de « l’autre » que la jalousie soulève. À travers la faille de sa propre identité, le jaloux montre combien tout autre, dès lors qu’il compte pour lui, est placé loin de lui, hors scène, hors parole, hors lien. La question éthique – le statut de l’autre – trouve sa conséquence politique dans celle d’inventer comment diminuer la distance que la jalousie révèle entre soi et l’autre. Ainsi se révèle dans la jalousie un monothéisme de soi et du rival, car la figure grandiose de cet autre voué à terrasser le sujet et à en révéler la faille, n’est autre qu’une représentation du jaloux lui-même qui consciemment se sent « tout petit » devant celui qui est l’objet de son amour comme de sa rivalité. Tout jaloux veut être cet autre qu’il aime ou redoute car sans doute ne se sent-il pas symboliquement reconnu dans son être, dans sa qualité 36
La fabrication du rival, un monothéisme ? d’homme ou de femme, de garçon ou de fille. Dès lors que quelqu’un est délogé d’une place qu’il croyait acquise, les repères imaginaires sont mis à mal et le poison des comparaisons vient opportunément distiller des pensées toutes faites. Entre le mouvement qui porte vers la reconnaissance d’un semblable à soi dont la valeur n’enlève rien à personne, et l’immobilisation dans les délices torturantes du plus ou moins identique à soi, la jalousie peut faire pencher dangereusement la balance vers la seconde. Toi mon frère Est-il si étonnant dès lors que les descriptions canoniques de la jalousie se soient concentrées sur celle du petit enfant qui contemple amèrement l’arrivée d’un nouveau venu dans la famille ? L’enfant y manifeste alors ouvertement ce que voilent les enjeux amoureux de la jalousie des adultes : l’indistinction passagère (mais vertigineuse) entre soi et un autre, la porosité des refoulements, les vacillations catastrophiques de l’être. Les enfants passent par des moments de régression quand ils sont jaloux ; ils peuvent cependant en sortir à condition que l’issue n’en soit pas bouchée par les conflits inconscients de leurs parents. Toute fragilité expose en effet l’individu aux impasses inconscientes de son entourage, au point qu’il n’arrive plus à y résister. La jalousie est le signe de cette « désorientation ». Certains enfants cristallisent ainsi les problèmes irrésolus de leur propres parents. Un enfant, écarté un moment de sa famille en raison de problèmes de santé de sa mère, se voit accablé, à son retour, de l’épithète « jaloux » à chaque fois qu’il manifeste sa colère envers ceux qui sont restés à la maison. Ainsi dépossédé du travail de différenciation et de retrouvailles qu’appelle sa fureur, le temps normal d’élaboration psychique se trouve nécessairement figé : il sera le « jaloux de service », rejeté par ses frères et sœurs. Le travail psychique qu’implique la rencontre avec l’altérité est entravé si jamais l’enfant, en lutte avec lui-même, rencontre de surcroît chez son père ou sa mère le signe volontaire ou inconscient d’une répudiation de ses efforts. Les effets de ces rejets sont d’autant plus graves qu’ils s’adressent à un enfant très jeune et qu’il est encore largement plongé dans le monde des émois de sa mère. Il scrutera celle-ci d’autant plus éperdument, à la recherche des signes de son désir. C’est la dimension symbolique de l’attachement maternel qu’interroge alors la jalousie : « y a-t-il ou non quelque chose de sensé dans cet amour ? » questionne l’enfant dans le silence de son regard inquiet. Plus l’enfant est petit, plus cette attente est remplie d’angoisse et plus les mots qu’il reçoit sont précieux. Si sa mère a l’air de préférer un autre enfant, la séparation entre elle et lui aura les allures d’une mort annoncée. « J’ai toujours voulu avoir une fille » dira l’une d’entre elles « sans y penser » à son petit garçon malade de jalousie à la naissance de sa petite sœur. N’occupant plus de place 37
Marcianne Blévis dans ce qu’elle énonçait, ne se sentant plus soutenu, il en vint à se demander pourquoi grandir, passant par un véritable épisode dépressif. Cette question en recouvre une autre plus radicale encore : il s’agit de savoir pour qui grandir. Quand la réponse à cette interrogation n’a plus de sens, l’enfant s’effondre. On a beau jeu de relever qu’un rival est d’autant plus jalousé qu’il ressemble au jaloux comme un frère. Cela n’éclaire en rien de quoi sont réellement faites les jalousies fratricides. S’agit-il d’un amour déçu ou d’un amour inachevé, d’un besoin de proximité ou de différence, ou encore des deux à la fois ? Plus le rival est proche, plus le jaloux craint que ne se dévoile la dimension de double maléfique qui l’unit à celui dont il ne comprend pas le pouvoir d’attraction et qu’il jalouse de plus belle. Le concurrent n’est jamais si familièrement inquiétant que lorsqu’il rappelle une image de soi dépassée, rappelle Freud4 dans un texte consacré à l’étude de ces phénomènes de malaise. L’image du double, rappelle-t-il, est étrangement inquiétante parce qu’elle évoque le retour de « quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti »5. Que la jalousie, cette angoisse « étrangement inquiétante » si souvent déniée dans la rivalité fratricide, soit liée à un flottement « des frontières du moi », dont parle Freud dans le même article, n’est plus pour nous étonner. Y compris dans le champ de la rivalité professionnelle, le concurrent rappelle un autre soi-même étrangement inquiétant. « J’ai tout de suite senti, dira l’un, qu’il voulait ma place », témoignant que, dès son arrivée, le rival fut marqué par un halo magique empreint d’une sourde menace. Parfois, au contraire, une profonde déception : « nous étions comme les deux doigts de la main et il m’a poignardé dans le dos » indiquera que les délices du semblable à soi ont une fin. La jalousie révèle combien cet « arrière-plan d’inquiétante étrangeté »6 s’est constitué lors de la rencontre traumatique avec le semblable qui, un jour, est venu nous signifier notre mort à nous-même. C’est cet étrange sentiment que réveille la jalousie, « envers » du sentiment primordial de sécurité nécessaire à la construction de soi. Ce savoir effrayant sur sa propre disparition ressurgit dans l’affrontement avec le rival. On ne s’étonnera plus, dès lors, que ce dernier soit à ce point détesté.
4 S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, NRF, Gallimard, 1985, p. 209-264. 5 Idem, p. 246. 6 Y. Gampel, Ces parents qui vivent à travers moi. Les enfants des guerres, Paris, Fayard, 2005. L’auteur fait remarquer que la confrontation brutale à la violence sociale de la Shoah a suscité chez les enfants « un terrible sentiment d’unheimlich, de quelque chose de familier devenu étrange, non familier, inquiétant. » (p. 44).
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La fabrication du rival, un monothéisme ? La jalousie dévoile donc une faille dans les repères symboliques qui ramène l’individu aux fragiles limites de lui-même et plus elles sont mises à mal, plus ces limites sont déniées, et plus le statut du sujet est précaire et plus le désir d’emprise sur l’autre est violent. La jalousie témoigne donc du souhait d’être un autre que soi (le rival ou même celui qui est aimé) à la différence de l’envie qui elle désigne un objet que l’on aimerait avoir. L’envie, mort commune et vice des cours Une violence est à l’œuvre dans l’envie comme dans la jalousie certes, mais sont-elles identiques ? Non. La violence propre à l’envie mène à la destruction de celui qui détient ce dont l’envieux se croit dépourvu ; mais elle diffère de celle qui peut conduire un jaloux qui souffre de jalousie à l’action meurtrière. Le jaloux ne hait pas celui qu’il a élu ; et s’il est amené à détruire ses liens amoureux c’est par un excès de rage de ne pas parvenir à se fondre totalement avec l’être de fuite qu’il aime d’autant plus qu’il lui échappe. Contrairement à l’envieux qui vit dans un monde que sa haine a dévasté, où tout lien est dégradé en objet à convoiter, le jaloux, dans l’attente d’un lien inaltérable, oscille entre l’espoir et la rage devant ses incertitudes. L’un chancelle sans cesse dans ses tourments tandis que l’autre est inébranlable dans sa haine. « L’envie est la haine » souligne Spinoza, la passion même de la haine. L’envieux étouffe et bâillonne toute douleur. Ce déni l’exproprie en même temps radicalement de ses moyens d’action alors projetés sur d’autres qui attirent pour cette raison sa haine. Ces instruments symboliques apparaissent alors chez l’envieux sous une forme dénaturée : l’objet convoité prend la place de celui qui le détient. Déchu du sens de son existence, il veut faire subir à un autre le même sort, ainsi sa convoitise n’a d’autre but que de ravaler l’envié au rang de vulgaire « chose ». Instrumenté par une volonté étrangère qui a endommagé un fantasme vital, l’envieux met en œuvre une résolution identique : dégrader la valeur symbolique du lien humain. Par ce biais, il peut continuer à dénier ce dont il se dépossède, en un véritable cercle vicieux. La haine, indissolublement liée à l’envie, fige l’individu dans une position de crispation qui fait le lit d’une sorte de folie collective ou privée car il faut à l’envieux fuir l’isolement douloureux que provoque la jalousie, et rien de mieux pour cela qu’une conviction partagée avec d’autres. Soudés par le fantasme de constituer un corps imaginaire unique, certains groupes s’assemblent pour maintenir intact et faire perdurer le déni des moyens d’actions propres à chaque peuple pour obtenir les objets convoités ; sont offerts à la vindicte collective d’autres hommes qui seraient la cause de la privation. Les discours venus « d’en haut » facilitent l’excitation prédatrice dont l’envie est l’emblème. 39
Marcianne Blévis Dans la jalousie au contraire, on est en présence de la quête inlassable d’un espace symbolique où deux semblables puissent se tenir ensemble ; « qu’est-ce qu’il ou elle a de plus que moi » interrogent ainsi tous les jaloux dans leur for intérieur. À la recherche d’un semblable perdu, la jalousie pousse à discourir sur la souffrance endurée, à quémander une impossible reconnaissance, à espérer la fin des tourments. Mythes et récits sont autant d’espaces de pensée qui s’ouvrent pour « faire à la douleur fenêtre » comme le dit Dante à ce propos. Monothéisme de soi et /ou monothéisme de l’autre ? La jalousie est un carrefour incontournable où s’opposent l’assignation à habiter un corps sexué et le vertige de notre solitude face à ces exigences. Un jeu complexe ne manque pas de s’instaurer entre la nécessité de conquérir une position d’homme ou de femme qui, n’étant pas sous la domination exclusive d’un système hormonal ou d’un déterminisme comportemental quelconque, expose d’autant plus le petit d’homme à l’angoisse, et les normes sociales qui enserrent chaque sujet dans leurs rets avant même qu’il ne soit au monde. N’est-ce pas alors du côté de la menace de perdre son appartenance à la communauté humaine sexuée qu’il convient de relier la douleur de la jalousie ? On mesure combien elle fait corps « naturellement » avec le destin féminin. La rage secoue légitimement celui ou celle qui pâtit d’un défaut de reconnaissance des attributs de son sexe. On en trouve souvent témoignage dans les récits les plus anciens. Certes souvent est-elle condamnée, mais au moins n’est-elle pas mise au secret car mythes et légendes offrent un espace où cette parole étouffée peut se déployer. Doublement exclu, par la négation de la valeur de sa demande de reconnaissance et par la projection sur cette seule figure sexuée, le genre féminin recueille toutes les terreurs dont la fureur jalouse témoigne. Il n’est donc pas étonnant que la jalousie ait été considérée longtemps comme une « vertu » proprement féminine ! L’oscillation traumatique entre l’amour et la violence du désir d’emprise se retrouve toujours dans la jalousie ; elle est à la source de l’impossibilité de trancher entre l’effectivité ou non de la trahison dont le jaloux accable de soupçons celui ou celle qu’il aime. Il n’est dès lors pas étonnant que la jalousie se dévoile de façon fulgurante à la mort d’un parent, au moment de l’ouverture des testaments. Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi ? Est-ce que j’aurais été moins aimé ? S’étonne-t-on de penser avec amertume, perdu dans une incertitude douloureuse. On se découvre alors une âme mesquine et pleine de haine, on hésite à croire ce que l’on a sous les yeux, on vacille dans ses certitudes, on oscille sans fin. La jalousie parfois ravageuse qui s’exprime chez ceux qui subissent les comptes non soldés des générations précédentes impose de revenir « sur les lieux du crime ». Avoir le courage d’affronter ce que certains n’ont pas pu, pas su, ou pas voulu affronter de leur vivant, pour cesser d’être 40
La fabrication du rival, un monothéisme ? pris par eux en otage, n’est-ce pas ce à quoi la jalousie nous invite, afin de mettre un terme à ces successions sans issue ? Le jaloux a oublié que la plus grande preuve d’amour que l’on puisse donner à ses ancêtres est d’avoir le courage d’affronter leurs limites et ne pas s’interdire de les penser. Paradoxalement la jalousie des dieux humanise la jalousie humaine, en lui offrant une scène visible là où les ressorts ultimes de la jalousie se perdaient dans les sables de la dénégation. Ceux qui nous ont précédés dans l’existence, ces divinités pour nos yeux d’enfants, cesseraient-ils d’être énigmatiques et par là indéfiniment opaques ? Pour le jaloux, l’autre (aimé ou rival indistinctement) est aussi indéchiffrable que l’oracle divin, de même qu’il est tout aussi inatteignable. C’est à un Autre impavide que la jalousie des hommes s’adresse. Derrière la jalousie, comme derrière tout emportement passionnel, le sujet ne parvient pas à élaborer un vrai fantasme de deuil qui consiste à penser que celui qu’il aime puisse être lui aussi endeuillé d’une perte similaire à la sienne. Pour que la souffrance de la désunion soit tolérable, il convient en effet de pouvoir imaginer que nous comptons un peu pour celui ou celle dont nous nous séparons. Le jaloux, en mal de semblable, cache au plus profond de luimême qu’il n’est pas certain d’avoir la moindre importance aux yeux de l’objet de son amour, et ce d’autant plus que les traces que nous laissons auprès des autres sont différentes pour chacun et par là immaîtrisables. L’arrière-pays de la jalousie est hanté par un doute lancinant concernant la possibilité que l’autre (aimé ou rival) partage la même humanité et donc le même deuil. L’être aimé ou le rival donne ainsi corps dans la jalousie à un Autre inaltérable, dieu cruel ou barbare, qui semble ne plus répondre du pacte de la garantie de la parole donnée. Le rival est alors, aux yeux du jaloux, un Dieu sans autre foi ni autre loi que la sienne, aussi inconnue qu’inconnaissable, et en dernier ressort mu par la malfaisance ou la haine. Sans autre légitimité que celle d’une protestation amoureuse, la jalousie des hommes s’adresse à l’impassibilité des divinités originelles, pour parer le risque d’anéantissement de tout désir. La jalousie n’est-elle pas alors le dernier sursaut d’illusion et d’amour que les hommes crient à la face des Dieux qu’ils ont inventés ? Face au monothéisme de soi et de l’autre dans lequel les jaloux des deux sexes se consument tant ils sont hantés par l’image du rival qu’ils parent de tous les attributs qui leur font défaut, le récit des multiples férocités divines se déploie sur une scène théâtrale, bien loin du tête-à-tête étouffant entre le sujet et « son » Dieu. En mettant en scène toutes sortes de batailles, guerres, jalousies, envies, amours et haines, les polythéismes en humanisent l’enjeu. Un récit peut en advenir, qui, s’extrayant du non-sens, renvoie aux hommes une image du semblable à soi dont la jalousie a recueilli un moment le naufrage. Société de Psychanalyse Freudienne 41
II MYTHES, SAGESSES ET HISTOIRE AU PROCHE-ORIENT ANCIEN
JALOUSIE DES DIEUX, JALOUSIE DES HOMMES DANS L’ÉGYPTE PHARAONIQUE Pascal Vernus
D’habitude, les égyptologues participant à un colloque pluridisciplinaire suscitent presque de la jalousie parce qu’ils ont en charge Néfertiti et les pyramides. Je dois confesser que s’agissant du thème élu, c’est plutôt l’égyptologue qui devrait envier ses collègues d’autres horizons culturels, car, pour une fois, il n’est pas particulièrement bien loti. On n’a pas repéré de termes désignant spécifiquement l’envie et la jalousie, à tout le moins pour l’égyptien de la période dynastique1. Certes, il est arrivé sporadiquement que certains auteurs proposent le sens « jalousie », surtout dans l’acception « envie », pour certains lexèmes. Au mieux, ces traductions pourraient occasionnellement s’adapter plus ou moins au contexte2. Souvent, elles ne résistent pas à un examen serré3. En définitive, pas de correspondants 1
Dans le volume Deutsch-ägyptisch Wörterverzeichnis du monumental et fondamental dictionnaire (Wb), point d’entrée pour « Eifersucht ». En revanche, il y a une entrée « Neid » pour laquelle l’égyptien ɼwn-jb, littéralement « aux intentions spoliatrices », est proposé (Wb VI, p 110) . Mais l’égyptologie moderne préfère désormais attribuer à l’expression le sens « rapacité », « avidité », en allemand « Habgier », voir ci-dessous. Le très précieux répertoire des notions de Hannig, Vomberg, 1999, p. 393-403, n’utilise pas le terme « Eifersucht » dans la section « Untugenden und Verbrechen ». ɼwn-jb y est répertorié avec les traductions « habgierig », mais aussi « neidisch », plus proche de notre problématique. Il est significatif que dans une étude récente, Toro Rueda, 2003, mentionne le sentiment d’« Eifersucht » et de « Neid » parmi les « häufigsten von Psychologen und Soziologen untersuchten Gefühle », mais n’en retrouve pas la contrepartie dans les expressions qu’elle prend en compte. Voir aussi son absence en Égypte, en comparaison avec les listes gréco-romaines des vices, chez Lichtheim, 1983, p. 166-167 ; on se référera à l’index des termes en démotique, p. 56-62, et p. 180-183, où aucun ne suscite de traduction comme « envie » ou « jalousie ». 2 Voir ci-dessous à propos de rq.t jb dans Les aventures de Sinohé. 3 Un exemple illustratif est fourni par le verbe sǐr. Deux égyptologues, indépendamment l’un de l’autre, et, qui plus est, en s’appuyant sur des documents différents, ont proposé les traductions respectivement « envy » et « neiden, beneiden » ; ce sont Lichtheim, 1988, p. 18, et Hannig, 2006, p. 2087. Une telle convergence inciterait, a priori, à penser que ce sens a de bonne chance d’être établi. En fait, il n’en est rien. Ce verbe est un causatif sur le simple ǐr, « déposséder » (Silverman, 1980, p. 9, n. 52), et, dans les exemples allégués, « faire que soit dépossédé » convient très bien : « Je n’ai jamais fait qu’aucun homme fût dépossédé de ses biens » (Qubbet el-Hawa, no 35) ; « Avez-vous dit que si j’ai été amené à vous, c’est pour faire que ce mien père-là soit dépossédé en ma faveur, pour que j’hérite de son poste » (CT I, 159 d-F).
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Pascal Vernus égyptiens fermement assurés pour « jalousie », « jalouser », sous réserve d’inventaire, car notre maîtrise du lexique, et particulièrement du lexique psychologique, doit être améliorée. Cela posé, dans le riche corpus des écrits pharaoniques, il y a plusieurs cas passibles peu ou prou de la problématique de ce colloque. Ils relèvent soit des textes éthiques, les autobiographies et les sagesses, soit des textes mythologiques, soit des textes littéraires, quelquefois même des écrits de la pratique administrative et juridique et du quotidien. Comme toujours s’agissant de l’étude pluridisciplinaire d’un sentiment humain, la définition même du sujet est en soi problématique. On propose de la préciser en étudiant ses expressions dans différentes cultures, mais dans chacune de ces cultures son étude exigerait méthodologiquement qu’elle eût été préalablement précisée ! Pour affronter cette difficulté de manière dialectique, j’envisagerai la jalousie à travers un position de départ que je juge opératoire pour ma discipline, sans prétendre aucunement qu’elle le soit systématiquement ailleurs, et encore moins qu’elle puisse être érigée en définition universelle. Donc, pour réduire le plus possible les confusions possibles avec d’autres sentiments comme la convoitise, l’avidité, etc., je propose une définition purement heuristique de la jalousie, organisée en deux versants d’un même pic, en deux attitudes inverses autour d’un même pôle, celui de l’exclusion : I. Jalousie (envie) : vivre ce que l’Autre a comme une exclusion imposée à Soi. II. Jalousie (possessive) : vivre ce qu’on a comme une exclusion imposée à l’Autre. I. Vivre ce que l’Autre a comme une exclusion imposée à soi À la marge extérieure de la jalousie en tant qu’exclusion subie, il y a l’avidité. L’avidité, la convoitise, le goût du lucre, en égyptien âoun-jb, littéralement « la propension à accaparer », est un des sentiments les plus blâmés dans les textes normatifs. C’est qu’il ruine le lien social4 et est donc senti comme une menace pour la société qui, en réaction, en impose la stigmatisation. Emblématique, en ce sens sa dénonciation dans l’Enseignement de Ptahhotep, sagesse difffusée par l’écrit au début du IIe millénaire avant J.-C., et fondatrice de la culture pharaonique classique : Abstiens-toi de faire preuve d’avidité C’est une maladie douloureuse et incurable. Une relation d’intimité ne peut survenir à travers elle.
4
Ce point fondamental a été particulièrement bien développé dans les travaux pénétrants d’Assmann, 1990, p. 85-91, dans une perspective d’ensemble de la morale égyptienne.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Elle rend mauvais les pères et les mères Ainsi que les frères de mère. Elle sépare l’épouse et le mari. C’est une collection de maux de toute espèce, C’est un ballot de péchés de toute espèce. Ne sois pas avide quand il s’agit de partage. Ne sois pas rapace, si ce n’est pour (ou : à proportion de) ce qui te revient. Ne sois pas avide à l’encontre de ton entourage. […] Un peu de ce qui suscite la convoitise suffit À faire d’un placide un querelleur5.
Avidité, rapacité : nous sommes là au degré zéro de la jalousie, dans la mesure où même si l’Autre est présent, il demeure implicite, voire secondaire, en tout cas il ne fonctionne pas comme instance cardinale. Simplement, l’avidité fournit à la jalousie un environnement nécessaire, mais pas suffisant, à son développement. La jalousie apparaît embryonnaire quand est définie une relation statutaire entre celui qui montre de l’avidité, et celui sur qui se porte son avidité : Ne convoite pas le bien d’un subalterne […] Ni n’aie d’appétit pour sa nourriture. Ne te montre pas avide du bien d’un haut dirigeant.
Dans ces deux cas posés tour à tour dans les chapitres successifs – onzième et douzième – d’une sagesse, l’Enseignement d’Aménemopé 6, il ne s’agit pas de l’avidité en général, mais d’une convoitise orientée respectivement sur ce que possède un inférieur et sur ce que possède un supérieur. Sans que la jalousie soit véritablement thématisée en tant que telle, se dessinent déjà ses contours dans la mesure où se révèle prégnant le sentiment d’être exclu du bien, matériel ou moral, que possède l’Autre. La jalousie se révèle plus explicitement quand il y a, pour ainsi dire, inégalité dans l’égalité. J’entends par là qu’un sort différent distingue des personnes qui, par ailleurs, partagent un statut identique, ou, à tout le moins, homologue d’une manière ou d’une autre. Cette identité, ou cette homologie, conduit à les comparer, au grand dam de celui perçu comme inférieur.
5 6
Enseignement de Ptahhotep, Maxime 19 = Vernus, 2010, p. 126-127. Ibid., p. 406-407.
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Pascal Vernus Tel est le cas de la jalousie professionnelle. Elle est bien illustrée dans un conte tardif, probablement vers le milieu du Ier millénaire avant J.-C., et qui est passé dans l’égyptologie sous le titre Méryrê dans le monde souterrain. Son début intéresse directement notre problème, comme on peut en juger aisément : Il y avait un scribe au temps du roi du sud et du nord Sasobek7, juste de voix, dont le nom était le magicien Méryrê, et qui était jeune et qui était tout à fait excellent en tant que scribe. Mais les magiciens ne faisaient pas savoir à Pharaon, Vie, Intégrité, Santé, son excellence en tant que scribe, de crainte que Pharaon, Vie, Intégrité, Santé, ne congédiât les magiciens8.
Quand le pharaon demande aux magiciens lequel parmi eux serait capable d’obtenir auprès des maîtres de l’Au-delà souterrain une prolongation de sa vie, menacée par une maladie, ils se voient contraints alors de lui révéler le talent supérieur de Méryrê : Il n’y a personne parmi nous qui serait capable demander (une prolongation) de vie pour Pharaon, Vie, Intégrité, Santé. (Mais) c’est (bel et bien) pour Pharaon, Vie, Intégrité, Santé que Méryrê sera capable de demander (une prolongation) de vie. Pharaon, Vie, Intégrité, Santé, juste de voix, s’irrita vivement contre eux, en disant : « Se peut-il réellement que cet homme excellent ait été ici sans que vous ne m’ayez fait savoir son excellence en tant que scribe au moment où j’aurais pu promouvoir sa position ? Voyez ça ! C’est au moment où je vais mourir que vous me faites savoir son excellence de scribe. »9
L’intéressé, Méryrê, qualifie ainsi le comportement des magiciens : Cette mauvaise manière d’agir qu’ils ont eue [contre moi] pour empêcher que Pharaon, Vie, Intégrité, Santé, connût mon excellence en tant que scribe au moment de mon existence où il eût agi à mon bénéfice10.
Mais la jalousie des magiciens ne s’arrête pas à cette simple rétention d’information, pour ainsi dire. Ils suggèrent à Pharaon de profiter de l’absence de Méryrê, parti au royaume des morts, pour s’emparer de sa femme. Parvenu là-bas, Méryrê l’apprend en discutant avec la déesse Hathor : (Méryrê) Dis-moi donc, la tournure de ce qui est advenu dans ma maison.
7
Pharaon apparemment non historiquement attesté. Je ne puis évidemment discuter ici les suggestions avancées pour expliquer ce nom. 8 P. Vandier 1, 1-2 = Posener, 1985, p. 38. 9 P. Vandier 1, 11-12 = Posener, 1985, p. 46. 10 P. Vandier 2, 11 = Posener, 1985, p. 53.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique (Hathor) Pharaon, Vie, Intégrité, Santé a pris ta femme. Il en a fait une épouse royale majeure. Il a pris ta maison Il a tué [ton fils]. Méryrê pleura abondamment. Il dit à Hathor : Dis-moi donc ceux qui l’ont poussé à faire ça, prendre ma maison, ma femme, en faisant tuer mon fils. Hathor dit [au général Méryrê] : Ce sont les magiciens qui [l’ont poussé à faire ça]11.
Donc dans ce conte, se déploient ostensiblement les conduites qu’entraîne la jalousie professionnelle chez ceux qui la nourrissent. Méryrê et les autres magiciens partagent une profession commune, celle d’experts en grimoires. L’appartenance à un même corps professionnel, en ce qu’elle implique une égalité de statut, est la condition nécessaire pour que se cristallise un sentiment de jalousie, dans la mesure où surgit l’inégalité dans l’égalité : les autres magiciens se rendent compte que Méryrê est bien plus brillant qu’eux. Dès lors, ils se sentent exclus de la compétence suprême. Sur ce sentiment se greffe une menace pour leur situation ; ils craignent que cette exclusion théorique ne finisse pas se transformer en exclusion pratique, le pharaon en venant à se passer de leur service au profit de Méryrê. La jalousie professionnelle les mène d’abord à l’hostilité par réticence – ils dissimulent le talent de Méryrê – puis à la malfaisance ouverte, puisqu’ils poussent le pharaon à dépouiller Méryrê de sa maison et de sa femme, et à tuer ses enfants. Dans le cadre de l’idéologie pharaonique, la jalousie professionnelle se révèle l’exacerbation quasi pathologique d’un impératif fondamental de l’éthique, l’impératif de surpassement. Comme le pharaon se soit de surpasser l’œuvre de ses prédécesseurs, le particulier qui entend passer à la postérité se targue d’avoir fait plus que ceux qui occupaient la même fonction et d’avoir été félicité et gratifié pour cela par les instances suprêmes, le pharaon ou la divinité, selon les cas. Et le surpassement se mesure non seulement à l’aune des prédécesseurs, mais aussi à celle des contemporains : « Je fus, au demeurant, le premier de ma génération. » « Aucun autre n’a fait ce que je faisais. » « Jamais chose semblable ne fut faite pour aucun serviteur de mon rang par aucun souverain, parce que sa majesté m’aimait plus qu’aucun sien serviteur. »12
11 12
P. Vandier 4, 15-5, 1 = Posener, 1985, p. 71-72. Exemples dans Vernus, 1995, p. 59, 63 et 69 ; voir aussi Janssen, 1946, vol. I, p. 66, no 68.
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Pascal Vernus Le dernier exemple montre que le pharaon – parfois la divinité – s’impose en instance dominante, dispensant son amour inégalement à ses sujets. Il y en a toujours un qu’il aime plus que les autres, qu’il distingue d’entre d’innombrables possibles. Les autobiographies abondent en formulations de ce genre : « Tant sa majesté me favorisait plus que les autres qui étaient venus à l’existence dans cette ville en question. »13
Comment n’y point voir la transposition sociale de la rivalité entre frères pour se gagner la prédilection du Père ? Mais, par là même, l’idéologie fournissait un terreau fertile à la jalousie sociale. Qui plus est, cette exaltation de la préférence royale accordée à l’un inter pares, ou même, hyperboliquement, « parmi des millions »14, se réalise parfois à travers un mariage gratifiant. Ainsi, le grand-prêtre de Ptah Ptahshepses, est non seulement « noble auprès que roi plus qu’aucun autre serviteur », mais aussi, plus concrètement : « Sa Majesté me donna la fille royale aînée Khâ-maât comme épouse parce que Sa Majesté désirait qu’elle fût avec moi plus qu(’avec) tout autre homme. »15
La préférence du pharaon – du Père – a donc des conséquences sur le destin matrimonial, donc sexuel, de celui sur qui elle se porte. Quelle stimulation pour l’envie ! Cela posé, l’autobiographie désamorce dans ses codes ce que cette mise en exergue de la préférence royale pourrait comporter de provocation à la jalousie envieuse. Les pairs, les compères ou même les supérieurs de celui qu’avantage la prédilection du pharaon sont censés constater avec admiration sa réussite. Exemples caractéristiques parmi de nombreux autres : « (À peine) était-On (= le pharaon) sorti à l’extérieur que le Pays-duel (= l’Égypte) disait à mon sujet : 16 « Les grands me rendaient hommage tant était considérable mon savoir. »17
C’est, en quelque sorte, le contrepied de l’attitude des magiciens de pharaon dans le conte précédemment évoqué.
13
Stèle University College 14333, l. 5-6, bibliographie et traduction Vernus, 2001, p. 359362. Nombreux exemples dans Kloth, 2002, p. 151-156. 14 Exempli gratia KRI I, 292, 13. 15 Autobiographie de Ptahshepses, bibliographie dans Kloth, 2002, p. 15-16, no 29. 16 Stèle Leyde V 1, l. 7 = KRI VII, 27, 11-12. 17 CGC 4336 k = Jansen-Winkeln, 1985, p. 511.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Une rare allusion au dénigrement suscité par la jalousie transparaîtrait peut-être dans cette formulation attribuée à Baki, un directeur des deux greniers, dans la première moitié de la xviiie dynastie : « J’ai respecté le grand ; j’ai protégé le petit. Je n’ai pas injurié/décrié18 celui qui me dépassait en excellence (litt. : était plus excellent que moi). »19
Après s’être targué d’avoir eu les comportements que requiert l’éthique en fonction du statut social, selon un standard de l’autobiographie, Baki se défend d’avoir proféré des paroles hostiles – injure ou dénigrement – à l’égard de quelqu’un qui le surpassait20. Le terme égyptien traduit ici par « excellent », menkh, s’emploie très régulièrement pour exprimer la perfection, le parachèvement. La mention par le sujet de l’autobiographie de quelqu’un de « plus excellent » que lui est exceptionnelle, en mettant soigneusement à part, bien entendu, les cas où il ne fait que se soumettre à un surpassement purement statutaire21. Dès lors, le passage semble bien faire référence au dénigrement de celui qui surpasse grâce à ses qualités personnelles, par celui qui a conscience d’être surpassé, ce qui implique, en arrière-fond, le sentiment de jalousie envieuse. Par ailleurs, un heureux hasard nous fait connaître un cas réel où la jalousie naît d’une espoir de promotion réduit à néant par un rival plus habile. Durant le règne de Séthy II (c. 1204-1190 avant J.-C.) et de son successeur Siptah (c. 1198-1192 avant J.-C.), le poste de chef d’équipe de l’institution de la Tombe, organisme dévolu à la préparation de la tombe du pharaon, était détenu par un certain Néferhotep. À sa mort, comme il n’avait pas eu d’enfants, son frère, Amennekht se plaçait au premier rang des postulants à sa fonction selon une coutume égyptienne – qui n’avait cependant pas force de loi,
On peut, comme le WB III, 56, 4, lire n[[n]] ͥWRJ, en postulant un verbe ͥWR, attesté dans Ptahhotep P. 170, où il est utilisé sans objet, en parallèle à ɼBɼ, et évidemment apparenté à ͥWR, « être petit ». Le verbe aurait alors une construction transitive. On peut lire aussi NSͥWRJ, avec le verbe bien connu « injurier », au demeurant un causatif sur le précédent. 19 Stèle Turin 156, l. 12, Varille, 1954 ; voir Lichtheim, 1992, p. 129. 20 À distinguer de la dénégation fréquente d’avoir dénigré les gens auprès des autorités, qui n’implique nullement le sentiment de jalousie ; voir, par exemple, Kloth, 2002, p. 104107, pour l’Ancien Empire. Ce genre de dénégation est courant aussi après ; exempli gratia Caire JE 3711, statue d’Haroua, texte A, l. 11. On se vante ausi d’être resté insensible au dénigrement ; ainsi : « je ne me suis pas attaché à entendre un mensonge destiné à porter atteinte à autrui dans ses biens » (CGC 4217, inscription du pagne, l. 7). 21 Par exemple, il serait vain de chercher la jalousie dans une proclamation négative du type « je n’eus pas d’intentions contestatrices (litt. : mon esprit ne fut pas rebelle) à l’égard des grands qui sont dans le palais » (Urk. IV, 62, 2) ; il ne s’agit que d’une proclamation d’adhésion à la hiérarchie à l’intérieur des dominants. 18
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Pascal Vernus le pouvoir central étant libre de l’entériner ou de la contredire. Un dénommé Paneb soudoya le vizir pour se faire nommer à la place d’Amennekht. À vrai dire, il n’était pas sans arguments : Néferhotep l’avait élevé un peu comme son fils. Il était donc fondé à opposer à Amenenekht les droits du fils adoptif contre ceux du frère. Amennekht ne lui pardonna pas de l’avoir supplanté. Il rédigea une longue plainte22 dans laquelle il dressait un inventaire minutieux de tous les forfaits, réels ou supposés de Paneb en concluant : Ainsi, il (= Paneb ) n’est pas digne de cette fonction. Car vraiment, il fait le bien portant, (mais) il est comme un fou. Et il tue les gens pour les empêcher de pouvoir acccomplir une mission de pharaon, Vie, Intégrité, Santé. Voyez, je veux faire prendre connaissance au vizir de son état23.
Il est possible qu’Amenenkht fût parvenu à obtenir la destitution et le châtiment de Paneb. En tout cas, voilà bien un bel exemple illustrant comment frustration et vindicte se développent à partir de la jalousie. Car il y a bien de la jalousie à la base : le succès de Paneb aux dépens d’Amennekht pour l’obtention du poste de chef d’équipe est la manifestation d’une inégalité venant différencier deux compères, partageant, à l’origine, une égalité de statut, puisque l’un et l’autre avaient de bons arguments pour postuler. Le cas prototypique de la jalousie en tant que sentiment d’exclusion d’avantages dont jouit l’Autre est celui de deux frères. C’est un thème transculturel que celui de deux frères inégalement pourvus par le destin, l’homologie statutaire inhérente à leur fraternité vouant leurs différences à devenir des motifs d’antagonisme, et d’autant plus qu’elles sont fortement marquées. Un conte égyptien, passé dans l’égyptologie sous le nom de Vérité et Mensonge 24 illustre cette situation prototypique25. Dans ce conte, un matériau mythique originel a été largement retravaillé après que le folklore se le fut approprié. Le début est réduit à des lambeaux, mais en extrapolant à partir de la logique de l’intrigue, on peut le reconstituer ainsi. Il y avait deux frères; l’un Vérité, le bien-nommé, paré de toutes les vertus, l’autre, le non moins bien nommé Mensonge,
22 P. Salt 124 = J. Cerny, Journal of Egyptian Archaeology 15, 1929, 243-258. Pour le détail de cette affaire, voir Vernus, 1993. 23 P. Salt 124 v° 1, 6-8. 24 Papyrus Chester Beatty II (= P. BM 10682) ; texte hiéroglyphique : Gardiner, 1932, p. 30-36 ; traductions et présentations toujours précieuses : Lefebvre, 1949, p. 159-168 ; Brunner-Traut, 1979, p. 40-44, et commentaires, p. 261-263 ; voir aussi, parmi d’autres traductions, Mathieu, 1998. Mise au point : Gwyn Griffiths, 1986. 25 Une autre œuvre plus célèbre, Le conte des deux frères, malgré son titre, n’a pas pour fondement la rivalité entre les deux frères, même si par son inconduite, l’épouse de l’aîné suscite sa jalousie et le dresse contre son cadet. Voir infra.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique paré de tous les vices. Celui-ci parvint par ruse à faire condamner celui-là devant l’Ennéade, le tribunal des dieux : Sur ce Mensonge dit à l’Ennéade : « Qu’on amène Vérité, et qu’on l’aveugle dans ses deux yeux, et qu’on le place comme portier de ma maison ! » Sur ce, l’Ennéade agit conformément à tout ce qu’il avait dit.
Donc, dans un premier temps, Mensonge est parvenu à faire aveugler son frère et à le réduire au rang peu enviable de portier de sa maison. Mais cela ne lui suffit pas : Et après que de nombreux jours furent passés après ceci, alors, Mensonge leva son œil pour jeter un regard. Il se rendit compte de la nature de Vérité, son frère aîné. Alors Mensonge dit à deux serviteurs de Vérité : « Veuillez donc vous saisir de votre maître et livrez-le à un méchant lion et à des nombreuses lionnes et … » Ils se saisirent de lui.
La haine de Mensonge est si forte qu’elle ne parvient pas à s’éteindre devant le misérable état de son frère Vérité. Le seul constat de sa supériorité d’apparence, tout aveugle, tout misérable domestique qu’il soit, suffit à la raviver : « il leva son œil pour jeter un regard. Il se rendit compte de la nature de Vérité. »26
Le regard est ici le vecteur du ressentiment, et avec d’autant plus de force que ce regard se porte sur un aveugle, privé quant à lui de regard. Ce ressentiment se nourrit bien évidemment de jalousie, comme il arrive souvent entre deux frères aux mérites trop inégaux. L’inégalité est d’autant plus mal vécue par celui qui se sent en position d’infériorité, que l’homologie statutaire impliquée par la fraternité invite à la comparaison. On s’accorde à discerner dans le conte de Vérité et Mensonge la résurgence d’un thème mythologique illustrissime, le meurtre par Seth de son frère Osiris.27 Osiris, roi aimé et paré de toutes les vertus, dispensateur de tous les bienfaits à l’humanité, fut en butte à la haine de Seth, qui parvint à le tuer.
26
Le terme égyptien bj.t est le plus souvent traduit par « caractère », mais parfois prévalent soit la traduction « comportement », soit la traduction « nature », qui me paraît s’imposer dans le passage. Voir récemment sur le problème : Lacombe-Unal, 2000. 27 Il est symptomatique qu’un exposé consciencieux comme celui de Vandier, 1949, p. 49-50, tient que la légende osirienne a inspiré le conte. En fait, il faudrait mieux parler de thématiques communes, car on est bien loin d’un simple travestissement de la légende ; entre autres, le comportement de la mère de l’enfant appelé à venger son père n’a rien à voir avec celui d’Isis. On se reportera à la bibliographie supra.
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Pascal Vernus Paradoxalement, alors que ce meurtre irrigue souterrainement toute la pensée religieuse égyptienne, nous n’en possédons aucun récit circonstancié en égyptien28. Les exposés suivis sont dus à Plutarque et à Diodore de Sicile29. Aurement dit, la jalousie de Seth, en tant qu’il se sentait exclu de la position et du prestige de son frère, n’est pas réellement thématisée dans les sources égyptiennes disponibles, même s’il demeure plausible qu’elle l’ait été. II. Vivre ce que l’on a comme une exclusion imposée à l’Autre Dans l’Égypte, comme dans bien d’autres civilisations, la jalousie, entendue comme une exclusion imposée à l’autre, se manifeste largement à travers la sexualité. Une relation stable avec un partenaire sexuel implique une relation exclusive. La jalousie est à fleur de peau. Même chez les divinités. Osiris, lui-même, pourtant érigé en parangon de vertu, aurait fauté avec Nephthys30, sa sœur, qui était aussi la sœur et inséparable compagne de son épouse Isis. Celle-ci l’aurait découvert : Isis s’étant rendu compte qu’Osiris avait aimé et eu des relations avec sa sœur en la prenant pour elle et ayant considéré comme preuve la couronne de mélilot qu’il avait laissée près de Nephthys [ ]31
Même si cet adultère n’était pas vraiment intentionnel et vécu en tant que tel par celui qui l’avait commis, puisqu’Osiris aurait confondu l’épouse et la belle-sœur, Isis en aurait conçu du ressentiment et l’aurait fait savoir à la fautive32. Thot aurait mis fin à la discorde33. Une jolie femme attire les convoitises, et son époux, qui le sait bien, doit toujours rester sur ses gardes. Les précautions déployées en ce sens fournissent un thème littéraire exploité dans le monde entier, et, bien entendu, dans l’Égypte des pharaons. En témoigne le conte déjà évoqué précédemment, Méryrê dans le monde souterrain. L’existence du pharaon Sasebek, très malade, sera prolongée pourvu que Méryrê, un jeune magicien, plus doué que les autres, se sacrifie et s’en aille dans le monde des morts requérir un supplément de vie pour son seigneur et maître. Méryrê accepte, mais avant d’entreprendre ce long voyage, il exige du pharaon qu’il s’engage par serment devant le dieu Ptah à veiller sur la vertu de sa femme, nommée Henoutnéfert. Celui-ci, alors, de le rassurer : 28 29 30 31 32 33
Pour les indications sur le meurtre, voir Vernus, 1991. Brunner-Traut, 1979, p. 40-44, no 6. Von Lieeven, 2006 ; Smith, 2006, p. 223. Plutarque, De Iside et Osiride 13 et 27. Borghouts, 1970. Barguet, 1967, p. 270, n. 6.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Je ne permettrai pas que Henoutnéfert, ton épouse, sorte de ta maison, [Si un patri]cien porte le regard sur elle, je le réprimanderai... J’interdirai qu’un patricien se rende à ta maison. Moi-même, je ne porterai pas le regard sur elle34.
Pour avoir imposé cette exigence sine qua non, Méryrê ne devait pas avoir une confiance sans bornes dans la vertu de sa femme. Les événements prouvèrent qu’il était fort lucide, à cette nuance près qu’il aurait dû étendre sa défiance jusqu’au pharaon. Il croyait naïvement le mobiliser – avec tout le respect requis – en tant que dragon de vertu, et voilà qu’en fait, il introduisait un loup dans la bergerie en se donnant un rival, « à l’insu de son plein gré ». Car sitôt qu’il fut parti en voyage, un long voyage puisqu’il le menait au royaume des morts, le pharaon jeta son dévolu sur Hénoutnéfert et en fit la « grande épouse royale », c’est-à-dire la reine : les promesses n’engagent décidément que ceux à qui on les fait. Quand il apprit son infortune, car tout finit par se savoir, même chez les morts, notre scribe se mit à fondre en larmes. La jalousie possessive s’exprime chez lui par un débordement lacrymal35. Dans un autre récit, le Conte des deux frères36, un pharaon s’empare derechef de la femme du héros et en fait sa favorite. Qui plus est, celle-ci, apparemment très satisfaite de sa nouvelle et gratifiante condition, s’évertue à faire disparaître l’époux jaloux qui veut la récupérer. Il finira par devenir pharaon à son tour et obtiendra le châtiment de l’infidèle. L’adultère est donc évidemment mal vécu37. L’Égyptien tolère mal qu’un autre ait des relations avec sa partenaire. Le cocu pharaonique est un cocu mécontent, comme le sont à vrai dire beaucoup d’autres en d’autres temps et en d’autres lieux. Il est très enclin à se venger de son infortune. Un paysan, berné par son épouse qui accuse son frère cadet d’avoir voulu la violer pour se venger d’avoir été repoussée, « devint comme un léopard du Sud »38. Ceux qui connaissent le charmant caractère de la panthère mesureront la portée de la comparaison. Il prend sa lance pour tuer ce frère qu’il croit coupable d’adultère. Quand, après bien des péripéties, il apprendra la vérité, il retournera son ire contre la coupable, la tuera et jettera son corps aux chiens.
34
P. Vandier 2, 6-8 ; Posener, 1985, p. 51-52. Malheureusement, la fin du conte est presque entièrement perdue, et les misérables vestiges qui en subsistent ne nous permettent pas de savoir si Méryrê, loin de se borner à verser un torrent de larmes, vengeait son honneur bafoué. 36 Papyrus d’Orbiney 14, 5 et sq., voir Lefebvre, 1949, p. 152-158. 37 Eyre, 1984, p. 100. 38 Conte des deux frères, Papyrus d’Orbiney 5, 4-5 ; texte hiéroglyphique Gardiner, 1932, p. 14 ; traduction Lefebvre, 1949, p. 146. La comparaison avec le « léopard du Sud », se retrouve dans l’épisode du Procès entre Horus et Seth étudié infra. 35
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Pascal Vernus Dans un des contes conservés sur le Papyrus Westcar39, l’épouse d’un « prêtre-lecteur », c’est-à-dire d’un spécialiste en science sacerdotale, maîtrisant, entre autres, les grimoires magiques, s’était amourachée d’un homme du commun. À cette passion, elle prend soin de donner, si j’ose dire, son écrin en aménageant le pavillon jouxtant la pièce d’eau, qui est le centre du jardin d’agrément, selon la coutume égyptienne. Pour se venger, son mari fit dévorer l’amant par un crocodile de cire magiquement animé et brûler son épouse. Les textes normatifs comme les sagesses ne manquent pas de mettre en garde contre les débordements sexuels en tant qu’ils provoquent de graves désordres, le sentiment de jalousie demeurant implicite, mais indiscutablement présent. Si tu désires faire durer l’amitié Dans une maison où tu as accès En tant que maître, en tant que frère, ou en tant qu’ami, À quelque statut que ce soit que tu aies accès, Abstiens-toi d’approcher les femmes. Le lieu où cela se pratique ne peut être heureux40. Garde-toi d’une femme étrangère que ne connaît pas sa ville41. Ne la regarde pas furtivement dans le dos de son compagnon. Ne la connais pas de manière immorale (ou : par la force). C’est une eau profonde, dont ne peut prendre la mesure, Qu’une femme quand son mari est loin. « Je suis libre (ou : je suis lisse [de peau])42 », te dit-elle chaque jour, quand elle n’a pas de témoin. Elle se tient là pour prendre au piège43. Un grief passible de la peine de mort quand on l’apprendra, Alors que tu ne t’en étais pas rendu compte sur le moment. Un homme se tirera de tout grief, Sauf seulement de cela44.
39 Texte hiéroglyphique : Blackman, 1998, p. 1-5. Traduction toujours appréciable : Lefebvre, 1949, p. 74-77. 40 Enseignement de Ptahhotep, Maxime 18 = Vernus, 2010, p. 125. 41 Sur la femme « étrangère » dans ce passage, voir Fischer-Elfert, 2005, p. 165-171. 42 Le terme utilisé est celui qui, dans la langue juridique, s’applique, par ailleurs, à une terre qui n’est pas grevée de droit. Cela posé, le même terme signifie au sens propre « lisse », « poli », « glabre », et il n’est pas exclu qu’il faille le prendre en compte. 43 La métaphore du piège est utilisée dans la poésie amoureuse ; voir Vernus, 1993, p. 179, n. 59. 44 Enseignement d’Ani 16, 13-16, 16 = Vernus, 2010, p. 318.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique On ne lésine pas dans la condamnation de l’adultère. Dans une autobiographie de la Troisième Période Intermédiaire (première moitié du Ier millénaire avant J.-C.), une belle âme n’a pas de mot assez dur pour la condamner : « Je n’ai pas approché une femme mariée, l’abomination d’Ounnéfer. »45
L’abomination d’Ounnéfer, une forme particulière d’Osiris, rien que cela ! Au demeurant l’invocation de ce dieu comme garant de la paix des ménages ne manque pas de sel, puisque lui-même ne s’était pas interdit de séduire la sœur de son épouse, on l’a vu. Les sagesses démotiques abondent en stigmatisation de l’adultère. Certaines méritent d’être citées, même s’il n’est pas toujours avéré qu’elles reflètent la mentalité de la civilisation pharaonique, en raison de leur date très tardive ; les manuscrits sont attribuables au ier siècle avant J.-C. au plus tôt, ce qui constitue un terminus ante quem pour leur cristallisation. « Ne fais pas l’amour avec une femme mariée. Qui fait l’amour avec une femme mariée est tué sur son seuil de porte. »46 « L’éventualité d’un châtiment à cause de l’amour qu’il a pour une femme ne vient pas à l’esprit de l’imbécile. Il ne prend pas en compte ce qui, par la suite, peut résulter de l’ire (litt. : le réveil à cause de l’ire) que suscite la femme d’un autre. »47
Certaines sagesses ne se bornent pas à mettre en garde contre les conséquences de la jalousie que pique au vif l’adultère. Elles suggèrent des moyens de rétorsion, par exemple retourner la jalousie contre celle qui en est la cause : « Si tu trouves ta femme avec son amant, prends-toi une maîtresse qui fasse bonne mesure »48.
Si les anecdotes illustrant la jalousie sexuelle privilégient le point de vue de l’homme, elle est reconnue aussi du point de vue de la femme. En voici deux exemples remarquables.
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Berlin 22461, l. 13 = Jansen-Winkeln, 1995, p. 180. Enseignement d’Ânkhsheshonq, P. BM 10508 23, 6-7, cf. Lichtheim, 1983, p. 49 ; voir aussi Thissen, 1984. 47 P. Insinger 7, 21-22, cf. Lichtheim, 1983, p. 203-204 ; le document est traduit dans Thissen, dans TUAT III/2, 1991, p. 280-317. 48 Enseignement d’Ânkhsheshonq, P. BM 10508 13, 12, cf. Lichtheim, 1983, p. 78. 46
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Pascal Vernus Le premier exemple, daté de la première moitié de la XVIIIe dynastie (xvie-xve siècle avant J.-C.), est une lettre qu’un homme écrit à son épouse en ces termes : Ne prête pas crédit à l’histoire de cette seconde femme, car, vois, je t’ai dit qu’il n’y a pas de femme puisque je me suis mis avec toi. Je suis à ton égard un serviteur. Je t’ai fait apporter une cruche de vin, une mesure-sédef de farine (?) et 50 bottes d’oignons49.
Claire est sa stratégie pour désarmer la suspicion de la jalouse : quelques bonnes paroles, et du vin ! Les oignons quant à eux sont à double tranchant ; une trop forte consommation par l’épouse pourait inciter le mari devenir volage pour de bon. Le second exemple est aussi une lettre, mais d’un genre différent. Elle a été écrite par un veuf à sa défunte épouse, laquelle, croit-il, le persécute depuis l’au-delà50. Pour apaiser son courroux, il fait valoir qu’il fut un mari exemplaire, Parmi les multiples preuves de sa bonne conduite, sa fidélité : « Tu ne m’as pas trouvé à te bafouer à la manière d’un paysan entrant dans une maison étrangère... Je ne t’ai pas bafouée. »
Ce qu’il entend par « bafouer » est bien clair ; et si ce ne l’était pas, il l’explicite au fil de sa lettre : « Et vois, tes sœurs dans la maison, je n’ai eu de relations avec aucune d’elles. »
Qui plus est, cette admirable fidélité, il l’a prolongée, même après que son épouse fut morte à la suite d’une longue et douloureuse maladie : Et considère : voici trois ans maintenant que je demeure sans entrer dans la maison d’un autre (= prendre une autre femme), alors qu’il n’est pas jugé nécessaire d’imposer un tel comportement à quelqu’un qui est dans la situation où je suis (litt. : alors qu’il n’est pas nécessaire de faire faire cela à quelqu’un qui est dans la situation où je suis).
Notre veuf se serait donc imposé la chasteté par fidélité amoureuse, alors même qu’elle n’était plus requise, Belles images de l’amour conjugal. Images d’Épinal avant la lettre. Tristan a trouvé un concurrent. Mais en arrière-fond, la jalousie. La jalousie possible de la défunte épouse que son veuf s’efforce de désamorcer en soulignant qu’il n’a jamais été adultère, en dépit des tentations.
49
Buchberger, 1991. Papyrus Leyde 371 = Gardiner, Sethe, 1928, p. 8-9, pl. VII-VIII ; traduction Vernus, 1992, p. 151-153.
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58
Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Tous les Égyptiens ne pouvaient s’enorgueillir d’un tel héroïsme. Les exemples réels d’adultères ne manquent pas dans les sources administratives et juridiques51. Il est qualifié de « grande faute » et entraîne parfois de sérieuses conséquences. Ce qui importe pour notre propos, c’est qu’il paraît souvent aggravé si un des coupables est extérieur à la communauté, village, ville, institution52. Comme si la jalousie possessive s’exacerbait quand celui qui transgressait son exclusion intrinsèque était d’autant plus l’Autre fantasmatique qu’il était l’Autre social. Il arrive, inversement, que cet Autre qu’exclut, par principe, la jalousie sexuelle soit parfois le plus proche sur l’échelle de l’altérité, puisque c’est le fils. En effet, dans une autobiographie qui se présente comme un enseignement, le premier prophète d’Amon Amenemhet assure que par respect pour son père, il s’était toujours bien gardé d’avoir des relations avec les partenaires de ce dernier : « Je n’ai pas connu (sexuellement) une servante de son domaine, je n’ai pas eu de relation avec une concubine à lui. »53
Outre le cadre de l’amour charnel, la jalousie, en tant qu’exclusion de l’Autre, se manifeste aussi dans le cadre de l’amour maternel. En voici l’illustration dans un mythe, dont nous possédons deux versions ; – une version en fonction étiologique, dans un calendrier des jours fastes et néfastes54, – une version à vocation proprement littéraire55, copiée sur un magnifique papyrus56, sur lequel figurent, entre autres, plusieurs poèmes d’amour. La situation est la suivante : Osiris est mort, Horus, son fils posthume et Seth, frère d’Osiris, se disputent sans fin la succession. Ils décident de se transformer en hippopotames et d’en découdre sous l’eau. Isis, épouse d’Osiris, sœur de Seth et mère d’Horus, lance un harpon pour les séparer.
51
Pour des cas réels d’adultères, voir Eyre, 1984 ; McDowell, 1990, p. 170 ; Vernus, 1993, p. 109 et 126, avec bibliographie citée dans les notes ; Fischer-Elfert, 2006. 52 Bonne illustration dans le Papyrus British Museum 10416, pour lequel voir Neveu, 2001, p. 25-26. 53 Urk. IV, 1409, 11-12 ; Lichtheim, 1992, p. 116. 54 Leitz, 1994, p. 54-57. 55 Selon une tendance répandue dans l’égyptologie, on a voulu voir dans l’œuvre un écrit visant à conforter la légitimité d’une succession. La thèse d’une lecture de l’œuvre à l’occasion d’une cérémonie en relation avec l’investiture du pharaon a été présentée par Verhoeven, 1996, p. 347-363 ; voir contra Baines, 1999, p. 38-39. 56 P. Chester Beatty I, r° 8, 9-9, 9. Gardiner, 1931 ; Idem, 1932, p. 48-50 ; Lefebvre, 1949, p. 193-195 ; Broze, 1996, p. 74-79.
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Pascal Vernus Elle alla chercher un dében (= 91 grammes) de métal ; elle le fondit en une arme aquatique ; elle lui attacha la corde ; elle la fit frapper l’eau à l’endroit où Horus et Seth avaient plongé. Alors, la pointe métallique en vint à piquer (litt. : goûter) la corporalité (euphémisme) de son fils Horus. Alors Horus poussa un grand cri en disant : « À moi, Mère Isis, ma mère ! Lance à ta pointe métallique l’appel : . Je suis Horus, fils d’Isis. » Alors, Isis poussa un grand cri et elle dit à la pointe métallique, pour qu’elle se détachât de lui : « Vois, c’est le fils Horus, mon enfant ! » Alors, sa pointe métallique se détacha de lui. La première frappe d’Isis a donc été malheureuse puisqu’elle a touché son fils Horus : Sur ce, elle recommença à en frapper l’eau une fois de plus ; elle (= la pointe) vint à piquer la corporalité (euphémisme) de Seth. Alors, Seth poussa un grand cri en disant : « Qu’ai-je fait à ton encontre, ma sœur Isis ? Lance à ta pointe métallique l’appel : Je suis ton frère-de-mère, Isis. » Sur ce, elle éprouva pour lui un très très fort chagrin. Alors Seth lui lança un appel en ces termes : « Préfères-tu l’étranger à un frère-de-mère, Seth ? » Alors Isis lança un appel à sa pointe métallique en ces termes : « Détache-toi de lui ! Vois, c’est un frère-de-mère d’Isis, celui dans lequel tu as piqué ! » Sur ce, la pointe métallique se détacha de lui. Sur ce, Horus, fils d’Isis, se trouva irrité contre sa mère, Isis. Il sortit au-dehors (de l’eau), son visage féroce comme un léopard du Sud, son couteau de 16 deben (= 1, 456 kilogrammes) dans sa main. Il sépara la tête de sa mère Isis ; il la mit entre ses-bras-et-sa-poitrine ; il monta à la montagne. Sur ce, Isis se transforma en une statue de silex qui n’avait pas de tête.
Dans ce passage, il fallait assurer la transition entre deux mythèmes originellement autonomes : (1) Le mythème des deux hippopotames harponnés, illustrant le conflit entre deux droits pour assumer une fonction, le droit du fils, à savoir le premier hippopotame, Horus, et le droit du frère-de-mère, à savoir Seth, le second hippopotame. Ce genre de conflit est bien connu dans l’anthropologie57, et, évidemment, la querelle d’Horus et de Seth peut être lue comme la mise en forme narrative de coutumes juridiques éventuellement contradictoires. (2) Le mythème de l’idole acéphale. À un niveau élémentaire, ce genre de récit visait, originellement, à rendre compte d’un rocher particulièrement spectaculaire parce qu’il évoquait un buste de femme, auquel la foi prêtait de la sacralité.
57
Campagno, 2006, S. 20-33.
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Il y a plus : sur l’épisode de la décollation d’Isis par Horus se greffe fréquemment un prolongement : Thot (ou une autre divinité) remplace la tête manquante par une tête de vache, ce qui permet de donner une étiologie à certains cultes de vache58. C’est le cas dans la version du calendrier, mais pas dans celle du conte. À travers la colère d’Horus va s’effectuer la transition entre les deux premiers mythèmes. Au départ, si Isis avait lancé son harpon, c’est par amour maternel, pour sauver Horus de Seth qu’elle savait bien plus fort : « Seth va tuer mon enfant ! » s’était-elle écriée. Après une première tentative ratée, puisque le harpon avait transpercé l’hippopotame Horus, elle réussit à harponner l’hippopotame Seth. Or, que fait-elle ? Elle se laisse attendrir par sa plainte et le libère. Horus s’en irrite, et dans cette irritation il y a bien évidemment de la jalousie. Il ne tolère pas que l’amour d’Isis, loin d’être exclusivement maternel et, donc tout entier voué à lui, se fasse aussi amour fraternel en se portant sur Seth. Car, Seth et Isis ont la même mère, Nout. Que l’ire d’Horus le mène à décapiter sa mère n’est pas insignifiant. Le thème de la décollation apparaît çà et là par ailleurs59 ; il pourrait être une modulation du viol de la mère, lui aussi attesté60. Des esprits religieux trouvaient le geste vraiment rude, si rude même qu’ils renâclaient à le rapporter directement. Plutarque véhicula une version euphémique selon laquelle Horus aurait enlevé la couronne de sa mère ; la métonymie est évidente61. En fait, ce geste mérite l’attention des psychanalystes. Horus entend-il supprimer ainsi un regard qui lui devient insupportable lorsqu’il n’est plus obnubilé par sa personne et ose se porter sur une personne au statut de rival62 ? Au second degré, en retirant à sa mère
58 Voir Kakosy, 1971, p. 172 ; Berlandini, 1983, p. 42-43 ; Vernus, dans Vernus, Yoyotte, 2005, p. 605-606. 59 Münster, 1968, p. 13 et 202 ; Meeks, 2006, p. 260-261. Le thème général d’un mauvais traitement infligé à sa mère est attesté dans des proclamations de bonne conduite ; ainsi « il n’a pas insulté sa mère » (Urk. IV, 490, 12). Il apparaît aussi dans les mythes ; ainsi dans la mythologie de Per-Séped, dans le Delta Oriental : « Alors Geb se mit à observer sa mère qui l’avait en extrême affection ; il se montra inattentif à son égard » (Naos d’Ismailia, Dos, l. 4 = Goyon, 1936, p. 14) ; « se montra inattentif » est manifestement une formulation euphémique pour un acte plus grave. Précisément, un autre passage, quelques lignes plus loin (Naos d’Ismailia, Dos, l. 6) pourrait faire allusion au viol de Tefnout par Geb. Mais l’interprétation a été contestée ; voir l’état de la question dans von Bomhard, 2008, p. 243. 60 Voir Gwyn Griffiths, 1960, p. 48-50 et 89-90 ; voir aussi la note précédente. 61 Welvaert, 2002, p. 174. 62 Seth est bien le frère d’Isis et d’Osiris et donc l’oncle de Horus. Mais, par ailleurs, Horus et Seth sont fondamentalement présentés comme des « compères » et des rivaux, partageant un statut homologue, à défaut d’être identique.
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Pascal Vernus sa tête, il la prive d’un élément cardinal de son identité63, puisqu’elle n’est plus reconnue par ses pairs, les divinités. Ainsi Phrê-Horakhty s’écrie en la voyant : « Qu’est-ce celle qui est venue sans avoir de tête ? »
La transformation d’Isis en statue de silex parachève sa rétrogradation métaphorique dans l’échelle des êtres. La jalousie possessive aboutit donc à la négation même de l’être qui la suscite. Horus néantise sa mère parce qu’il ne supporte pas de partager son amour avec un autre, et, en l’occurrence, un autre, Seth, qui se pose d’autant plus en rival qu’il a un statut homologue au sien. Dans cet exemple, la jalousie est réduite à sa plus élémentaire manifestation, comme ressort du récit mythique. Voici deux cas très différents, où le sentiment de jalousie entendue en tant qu’exclusion de l’Autre, est présentée de manière un peu plus élaborée. Le premier cas est tiré des Aventures de Sinohé, considérées, à juste titre, comme le chef d’œuvre de la littérature pharaonique. Au cours de ces pérégrinations fugitives en Asie, Sinohé, un dignitaire attaché à la reine, épouse du pharaon Sésostris I, est pris en amitié par Amounenshi, le souverain du Retchenou supérieur (Syro-Palestine). Celui-ci le marie à l’une de ses filles, le comble d’avantages matériels, et en fait son chef de guerre en lui confiant le pays de Jaa, une marche de son royaume. Sinohé de prospérer, de gagner réputation et respect. Un fier-à-bras asiatique prend ombrage de cette insolente réussite. Il vient donc le défier64 : Un lascar du Retchenou vint me défier dans ma tente. C’était un héros sans égal, l’(= le Retchenou) ayant soumis en entier. Il dit qu’il voulait combattre avec moi car il avait estimé qu’il me battrait, et il avait projeté de s’emparer de mon bétail, poussé par (litt. : sous) les conseils de sa tribu. Le souverain mentionné précédemment (= Amounenshi) discutait avec moi qui lui dis : « Je ne le connais pas. Je ne suis pas de son entourage pour me précipiter dans son campement. Est-ce un fait que j’aurais ouvert son enceinte et effondré ses clôtures ? Cela relève de l’animosité65, parce qu’il me voit agir à ton service (litt. : exécuter tes missions). »
63
Meeks, 1986, p. 243-244. Sinohé B 109-121 ; texte hiéroglyphique Koch, 1990, p. 46-48 ; traduction Lefebvre, 1949, p. 12-13. Cette œuvre ayant acquis une célébrité méritée dans l’égyptologie, traductions et commentaires abondent. Toutefois, des difficultés et des incertitudes demeurent, y compris dans le passage cité ici. 65 rq.t-jb : le sens du terme est évidemment crucial. Voici quelques échantillons des traductions proposées : – « envie » : Piankoff, 1930, p. 115 ; suivi par Lefebvre, 1949, p. 13, et par Lichtheim, 1975, p. 227 ; voir aussi Simpson, dans Simpson, 1972, p. 64 : « he is jealous » ; – « resentment » : Parkinson, 1997, p. 33 ; – « widersetzlich » : Wb II, 456 ; voir dans le même sens, Toro Rueda, 2003, p. 284 : « Feindseligkeit » ; Faulkner, 1962, « ill-will » ; Hannig, 2006, 64
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique À coup sûr, je suis comme un taureau de ceux qui vagabondent, au milieu d’un troupeau étranger. Le mâle-dominant du troupeau l’attaque, tandis qu’un taureaunéga66 s’en prend à lui. Il y a-t-il un inférieur qui soit aimé en qualité d’autorité dominante67 ?
Dans ce passage, est évoqué dans sa complexité un exemple de jalousie. Dans le comportement du fier-à-bras asiatique, il y a bien sûr à la base l’avidité la plus élémentaire ; il entend s’emparer des biens de Sinohé par voracité. Mais il y a beaucoup plus. Au deuxième degré, sa convoitise est attisée par un sentiment d’exclusion. Héros vaillant et renommé, il prend ombrage de ce qu’a Sinohé, lui aussi un héros vaillant et renommé, et qu’il n’a pas, à savoir le statut d’homme de confiance du souverain du pays Amouneshi. Au demeurant, Sinohé formule lucidement cette explication de son comportement : « parce qu’il me voit agir à ton service (litt. : exécuter tes missions). » Exclusion donc, et ce dans une relation d’homologie statutaire ; autrement dit, voici la jalousie (envieuse) telle que nous l’avons définie68. Ce n’est pas tout. Au troisième degré, l’animosité du fier-à-bras à l’encontre de Sinohé est d’autant plus violente qu’elle se nourrit de xénophobie. Sinohé est un Égyptien, donc un étranger de son point de vue69. Et qu’un Égyptien soit parvenu à un statut social semblable au sien, sinon supérieur au sien, il le supporte impatiemment. Car sa place dans la société asiatique, et sa vassalité à l’égard de l’Amounenshi, il ne la vit que comme une exclusion de l’étranger, c’est-à-dire de l’Autre prototypique70. C’est ce que suggère Sinohé
p. 1528 « Unwilligkeit » ; – « Es colera » : Lopez, 2005, p. 65. Que dans le contexte, le terme désigne un sentiment impliquant la jalousie envieuse est incontestable. Cela posé, fondamentalement rq signifie « s’opposer, rejeter », et rq.t-jb, « sentiment de rejet », « hostilité », « animosité ». 66 Variété de bovin, sec et nerveux, voir Vernus, Yoyotte, 2005, p. 499. 67 Cette phrase est difficile en raison d’expressions rares, mais pertinente pour notre propos. On ne peut pas exclure une traduction alternative comme « parce qu’il est promis à devenir un chef (litt. : à cause d’une assignation au [statut de] chef ) ». Gardiner, 1916, p. 47 : « is a man of humble rank loved a superior? » ; Lopez, 2005, p. 65 : « a partir del moment en que (se ha convertido) en jefe » : Parkinson, 1997, p. 46, n. 32 : « be loved as a superior ». 68 Le terme est utilisé dans l’étude ancienne, mais demeurée fondamentale de Gardiner, 1916, p. 46 : « This sentence tells us the true reason for the challenge which Sinuhe received from the mighty man of Retenu ; the latter was jealous, seeing Sinuhe so high in favour with Amnienshi. » (le caractère gras de « jealous » est de mon fait). 69 Sur l’exploitation littéraire de cette situation ambiguë, qui fait de Sinohé un Asiatique, voir Loprieno, 1998, chapitre 5, « Sinuhe als Asiat ». 70 Les faveurs dont jouit Sinohé apparaissent d’autant plus exceptionnelles quand on prend en compte la réaction d’un souverain asiatique dans le Prince Prédestiné (Papyrus Harris 500, 6, 10 = Lefebvre, 1949, p. 121). La nouvelle que sa fille doit épouser un fugitif égyptien le met en furie.
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Pascal Vernus à travers un jeu de comparaisons : « À coup sûr, j’étais comme un taureau de ceux qui vagabondent, au milieu d’un troupeau étranger. Le mâle-dominant du troupeau l’attaque. » Et cette xénophobie culmine lorsque le destin a promu cet étranger parmi les chefs, lui qui, en tant que fugitif immigré au Retchenou était, a priori, voué au plus humble statut. Ce que signifie la question rhétorique : « Il y a-t-il un inférieur qui soit aimé en qualité d’éminence dominante ? » Le lascar du Retchenou entend exclure cet Autre de ce que, lui, il possède. Autrement dit, sur la convoitise se développe, d’une part une jalousie (envieuse) entendue comme sentiment d’exclusion de soi par rapport à l’Autre, et d’autre part, une jalousie (possessive) entendue comme exclusion de l’Autre par rapport à Soi. Voici, enfin, un cas de jalousie possessive à travers lequel se laisse entrevoir une étonnante modernité de la littérature amoureuse léguée par l’Égypte pharaonique. Elle culmine au Nouvel Empire. Un manuscrit, le papyrus Harris 500, comporte trois poèmes, dont deux ont le même titre Chant du déduit. Dans le premier des deux poèmes, la « sœur », c’est-à-dire l’amante, évoque les différents états d’âme que suscite en elle son amour, pour le « frère », c’est-à-dire l’amant. Après une nuit d’amour passionnée, est venue la séparation, et l’attente du retour71 : C’est vers la porte extérieure que je tourne mon visage. Voilà, le « frère » vient à moi ; Mes yeux sont tournés vers la route, mes oreilles écoutent ; Un écuyer de l’équipage (?) ! L’amour du frère est mon unique préoccupation ; mon attention se porte sur ce qui le concerne. Mon imagination ne se tient pas coite ; elle m’a dépêché un messager aux pieds rapides, qui fait des-va-et-vient pour me dire qu’il (= l’amant) m’a trompée. Autement dit, il en a trouvé une autre. Elle est en fascination devant lui. Qu’est-ce ? La souffrance causée par une autre s’insinue en moi72.
71
Papyrus Harris 500 (P. BM 10060) r 5, 8-12 ; texte hiéroglyphique : Mathieu, 1996, pl. 12. Je maintiens la traduction que j’avais proposée dans Vernus, 1992, p. 81, sauf qu’à « raison », je substitue « imagination », pour le terme jb, d’une très riche polysémie psychologique. Mathieu, 1996, p. 63, propose une traduction en plusieurs points différente de la mienne, pas toujours avec des arguments très convaincants. Entre autres, dans un système graphique tel celui du manuscrit, illustrant ostensiblement la médiocrité des copistes ramessides, je ne vois vraiment pas en quoi la réduplication apparente ͫPP, empêche la lecture ͫPT J, d’autant plus que la traduction qu’il propose repose, elle aussi, sur une prise en compte des graphies ramessides, puisqu’il postule – de manière assurément plausible – un ͥR superflu, un des tics propres aux dites graphies. 72
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Jalousie des dieux, jalousie des hommes dans l’Égypte pharaonique Malgré les difficultés dans le détail, il s’agit manifestement d’une évocation d’un des tourments de l’amour, la jalousie. Encore s’agit-il d’une jalousie purement imaginaire. L’attente de l’être aimée est si anxiogène pour notre dulcinée qu’elle en vient à édifier des scenarii cruels où des messagers viendraient l’informer que son amant la délaisse pour une autre73. Ce texte date du xiiie siècle avant notre ère. On eût pu l’insérer dans une anthologie des désordres amoureux. Addition Derrière l’affirmation de ne pas avoir eu de relations sexuelles, soit avec les sœurs de son épouse, soit avec les concubines du père, se dissimule peutêtre la crainte de ce qu’on appelle « inceste du second degré », pour lequel, voir 74 le récent travail de P. J. Frandsen . École Pratique des Hautes Études, Paris RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Assmann J., 1990 Ma’at. Gerechtigkeit und Unsterblichkeit im Alten Ägypten, Munich. Baines J., 1999 « Prehistories of literature: performance, fiction, myth », dans G. Moers (éd.), p. 1-41. Barguet P., 1967 1967, Le livre des morts des anciens Égyptiens, Paris. Berlandini J., 1983 « La déesse bucéphale : une iconographie particulière de l’Hathor memphite », Bulletin de l’Institut Français d’Archéologie Orientale 83, p. 33-50. Blackman A. M., 1988 The Story of King Kheops and the Magicians Transcribed from Papyrus Westcar (Berlin Papyrus 3033), Whitstable. von Bomhard A.-S., 2008 The Naos of the Decades from the Observation of the Sky to Mythology and Astrology (The Unverwater Archaeology of the Canopic Region of Egypt Oxford Centre for Maritime Archaeology ; Monograph 3), Oxford. 73
La même expression « trouver une autre », est utilisée dans une blague rapportée dans une lettre. Un homme passa vingt ans avec une épouse borgne, et puis : « Il en trouva une autre. Il lui (= sa femme) dit : « Je vais te répudier. En effet, tu es borgne » (P. Bib. Nat 198 II = Cerny, 1939, p. 67, 7-68, 2 [no 46]). 74 Frandsen, 2009, p. 4-45 (Égypte) et 28-32 (en général).
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LA SOUMISSION, OU LA GUERRE : LA LOYAUTÉ AU POUVOIR ET AUX FONDEMENTS DE L’AUTORITÉ DANS L’IDÉOLOGIE RELIGIEUSE ET POLITIQUE MÉSOPOTAMIENNE Maria Grazia Masetti-Rouault
I. La jalousie du pouvoir : une lutte entre les générations Les textes mythologiques mésopotamiens, rédigés essentiellement entre la fin du troisième millénaire et le début du premier, permettent de reconstruire une image du panthéon suméro-akkadien relativement calme, stable et presque pacifiée1. Les conflits entre dieux et déesses, déclenchés par le dérèglement des relations interpersonnelles et familiales, et par des sentiments comme amour, haine, complexes œdipiens, jalousie ou vengeance, qui animent par contre la tradition grecque et romaine, y ont vraiment peu de place, et ils n’influencent pas l’histoire et le destin des hommes. Je ne voudrais pas, par ailleurs, donner une image fausse, ou faussement équilibrée, « bon chic, bon genre », du panthéon cunéiforme : la tradition mésopotamienne inclut aussi des textes et des histoires très violentes dont les dieux sont protagonistes, qui toutefois semblent rester plutôt marginales, sans intégration réelle ni évolution ultérieure dans la littérature mythologique. Un poème très fragmentaire, appelé « l’histoire de Dunnu », daté du début du deuxième millénaire av. J.-C., pourrait constituer un des premiers exemples des conséquences dramatiques de problèmes œdipiens non résolus, et de l’ignorance des interdictions et des principes de base des structures de la parenté : Harab s’arrogea le pouvoir dans la ville de Dunnu Terre se tourna vers Amankandu, son fils, 1 Th. Jacobsen, The Treasures of Darkness. A History of Mesopotamian Religion, New Haven Londres, 1976, p. 77-91. Des traductions des textes mythologiques mésopotamiens en sumérien et en akkadien se trouvent dans R. Labat, « Les grands textes de la pensée babylonienne », dans R. Labat, A. Caquot, M. Sznycer, M. Veyra, Les religions du Proche-Orient asiatique, Paris, 1970, et, plus récemment, dans J. Bottéro, S. N. Kramer, Quand les dieux faisaient l’homme. Mythologie mésopotamienne, Paris, 1989 ; pour les traditions sumériennes, cf. Th. Jacobsen, The Harps That Once… Sumerian Poetry in Translation, New Haven - Londres, 1987. Pour des interprétations historiques de la littérature mythologique mésopotamienne en général, voir Th. Jacobsen, The Treasures of Darkness (supra) et B. R. Foster, Before the Muses. An Anthology of Akkadian Literature, Maryland, Bethesda, 2005.
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Maria Grazia Masetti-Rouault Et elle lui dit : “Viens, que je te fasse l’amour !” Amankandu prit donc sa mère pour épouse, et il tua Harab, son père, l’ensevelit à Dunnu, sa ville préférée, et s’empara de son pouvoir. Puis, il prit aussi la Mer, sa sœur aînée, comme épouse. Survint alors Lahar, fils de Amankandu, qui tua Amankandu son père, Et il l’ensevelit à Dunnu, dans le tombeau de son père. Il prit alors comme épouse Mer, sa mère, qui, elle, avait égorgé la Terre, sa propre mère…2
Ce type de conflit, qui associe à la lutte pour le pouvoir cosmique (et historique) un problème de relations familiales – mais alors dans l’autre direction, entre père et fils ou filles, contrebalancé par des alliances intergénérationnelles spécifiques qui se forment contre le très méchant père, qui pourrait engloutir sa postérité –, est attesté, par exemple, dans le très mésopotamien cycle de Enki-Ea, dans le mythe « Enki et Ninhursag »3. Toutefois, il est plus habituellement considéré comme typique du monde anatolien et hittite, se manifestant dans toute son importance dans le cycle de Kumarbi, en lutte perpétuelle contre son fils Teshub, qui veut devenir roi à sa place4. Il sera évidemment repris dans le récit par Hésiode des luttes de Zeus et Cronos5, mais la question de savoir dans quelle mesure la jalousie est la vraie force qui pousse un dieu à l’action et à l’agression de son parent reste à discuter : ce que le discours narratif semble avancer, c’est que l’objet du désir n’est pas l’« autre » à tout prix, mais, plutôt, le pouvoir en soi, la place de l’autre. Et être « jaloux » du pouvoir signifie donc, dans ces contextes, être porté par une volonté violente de prendre le contrôle de la situation – ou de le garder – à contretemps, c’està-dire avant, ou après le moment établi éventuellement par le cycle « naturel » et institutionnel du temps de la mort, de l’héritage et de la succession. 2
Cf. J. Bottéro, S. N. Kramer (supra, n. 1), p. 473, l. 7-19. Ibid., p. 152-159, et Th. Jacobsen, The Harps that once… (supra, n. 1), p. 185-204, pour l’intervention de la déesse-mère destinée à rectifier les relations entre le dieu Enki et ses enfants, cf. J. D. Evers, Myth and Narrative: Structure and Meaning in Some Ancient Near Eastern Texts, Neukirchen - Vluyn, 1995, p. 33-45 ; en général, M. G. Masetti-Rouault, « La déesse-mère au Proche-Orient ancien : approche mythologique et littéraire », dans G. Capdeville (éd.), Actes du Colloque « Les déesses-mères dans le religions antiques », Paris, (sous presse). 4 Cf. M. Vieyra, « Les textes hittites », dans R. Labat, A. Caquot, M. Sznycer, M. Veyra (supra, n. 1), p. 521-524 ; F. P. Daddi, A. M. Polvani, La mitologia ittita, Brescia, 1990, p. 115-162 ; Ph. H. J. Houwink ten Cate, « The Hittite Storm God: his Role and his Rule According to Hittite Cuneiforl Sources », dans D. J. W. Meijer (éd.), Natural Phenomena. Their Meaning, Depiction and description in the Ancient Near East, Amsterdam, 1992, p. 83-148. 5 Voir, par exemple, G. Komoróczy, “The Separation of Sky and Earth”, Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae 21/1-4, 1973, p. 21-45 ; D. Briquel, « La “Théogonie” d’Hésiode. Essai de comparaison indo-européenne », Revue d’Histoire des Religions 97/3, 1980, p. 243-276 ; en général, Ch. Penglase, Greek Myths and Mesopotamia, Londres - New York, 1994. 3
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La soumission, ou la guerre II. Comment refouler, ou éviter, la jalousie en Mésopotamie En général, il reste vrai que les dieux mésopotamiens ne se battent pas pour des femmes, ni pour l’amour d’une déesse, même si une certaine mythologie mineure, en partie folklorique, documentée par une littérature de cour, connaît sans doute quelques scènes de ménage, comme par exemple la rage de la jeune déesse Inanna contre son époux, le roi Dumuzi, après qu’elle a appris ses infidélités avec une servante qui a avoué sa culpabilité6. Après avoir condamné à mort la maîtresse, dans le développement mythologique de leur histoire, Inanna/Ishtar finira bien par prendre sa revanche sur son mari volage, mais, de fait, la narration trouvera d’autres raisons, plus métaphysiques et graves, ou alors rituelles, pour justifier la mort du roi berger7. Les luttes et les conflits décrits dans la mythologie syro-mésopotamienne sont représentés surtout comme des attaques provenant de l’extérieur, d’une autre dimension, de la part d’un ennemi sauvage et barbare, et dont la nature est différente de celle des dieux. Se configurant ainsi comme des confrontations politiques entre cosmos et chaos, ordre et violence, ces récits excluent une dynamique interpersonnelle, évitant soigneusement l’évocation des sentiments de jalousie. Dans ces situations de crise, les dieux mésopotamiens – même ceux qui ont des aspects guerriers, ou ceux qui, comme Enlil, occupent dans le panthéon une position d’autorité et de prestige royal – ne tiennent pas à exalter leur qualités et leur valeur, qui ne supportent ni évaluation ni comparaison. Au contraire, jouant la transparence, face au drame et à l’agression, les dieux préfèrent s’avouer d’emblée vaincus et perdus, reconnaître leur faiblesse et appeler au secours une divinité plus jeune, au fond marginale, qui va se charger de la lutte contre le monstre8. Après avoir assumé la mission, ce jeune dieu de l’Orage – Ninurta, ou une de ses épiclèses, parfois identifié comme fils d’Enlil9 – arrive toujours à tuer l’agresseur, mais il ne revendique pas pour autant la souveraineté sur le panthéon, qui pourtant lui doit
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Cf. Th. Jacobsen, The Harps that once… (supra, n. 1), p. 24-27. Ibid., p. 206-232 ; J. Bottéro, S. N. Kramer (supra, n. 1), p. 276-290, 295-310, 319-325 (versions du mythe « Descente d’Inanna/Ishtar aux Enfers »). 8 Pour la panique des dieux, voir, par exemple, ibid., p. 393-396, 406-407 (mythe de Anzû), 343 (mythe Lugal.e, fuite des dieux devant la furie de Ninurta), p. 614-617 (mythe Enuma Elish). 9 Voir, en général, D. Schwemer, Die Wettergott Gestalten Mesopotamiens und Nordsyriens im Zeitalte. Keilschriftkulturen. Materialen und Studien nach den schriftlichen Quellen, Weisbaden, 2001 ; M. G. Masetti-Rouault, « Armes et armées des dieux dans les traditions mésopotamiennes », dans Ph. Abrahami, L. Battini (éd.), Les armées du Proche-Orient ancien 3e-1er millénaires av. J.-C., Oxford, 2008, BAR International Series 1855, p. 219-230. Sur Ninurta, voir aussi A. Annus, The God Ninurta in the Mythology and Royal Ideology of Ancient Mesopotamia, Helsinki, 2002. 7
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Maria Grazia Masetti-Rouault sa survie10. Se soumettant sans discussion à la hiérarchie en place, il ne peut attirer sur soi aucun sentiment de jalousie. Toutefois, la jalousie et ses éventuels effets destructeurs devaient être pris en compte comme une possible conséquence de cette situation, et être donc gérés en quelque manière. C’est ainsi que peut être expliquée la création, dans les textes mythologiques en sumérien du début du deuxième millénaire, d’un mythème spécifique, celui du voyage rituel – il s’agit presque d’un pèlerinage – effectué par certaines divinités importantes vers le temple d’Enlil, le roi du panthéon mésopotamien dès le deuxième millénaire, dans sa ville, à Nippur, afin de manifester la soumission, et d’éviter toute compétition. Ainsi, la tradition mythologique mésopotamienne insiste sur l’acceptation, de la part de Ninurta, de la structure du panthéon, manifestée par un récit autonome, qui détaille le voyage que le jeune dieu accomplit après sa victoire, entrant triomphalement à Nippur dans le temple de son père Enlil, afin de lui rendre hommage11. Ce cortège – un défilé d’armes couvertes de sang et de cadavres des ennemis tués, potentiellement dangereux et menaçant pour l’autorité paternelle – est accueilli par Enlil avec joie et honneur, et la célébration commune de la victoire enlève toute ambiguïté, si jamais il y en avait une, sur la signification à donner à l’événement. La loyauté de Ninurta, qui cantonne le dieu dans un rôle d’éternel prince héritier, « celui qui aurait pu / aurait voulu être roi, mais qui n’en sera jamais un », devient aussi, de quelque façon, la mesure de sa grandeur. Ce même mythème est utilisé pour faire le point sur la relation, manifestement conflictuelle du point de vue théologique, entre le dieu Enki/Ea, divinité poliade de la ville d’Eridu et sans doute chef du panthéon archaïque, et le dieu Enlil à Nippur12. Ayant bâti d’une façon splendide son temple à Eridu, qui correspond à la maquette de son domaine dans le cosmos, Enki part en voyage sur son bateau. Après avoir organisé l’ordre du monde et de l’humanité en tant que dieu seigneur de l’intelligence et de l’économie – opérations largement louées et glorifiées par le texte – le dieu termine justement son périple en visitant le temple d’Enlil à Nippur, afin de manifester, implicitement, sa soumission formelle. Il en obtient en échange l’approbation du chef du panthéon, et sa bénédiction pour ses créations. Les écoles théologiques et
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J. Bottéro, S. N. Kramer (supra, n. 1), p. 365-367 (mythe Lugal.e) ; p. 397-398 (mythe Anzû, discours de la déesse-mère, confirmant l’autorité d’Enlil) ; p. 418-420 (mythe « Ninurta et la Tortue », la tentation de Ninurta, et la punition). 11 Ibid., p. 378-385 (mythe An.Gim) ; voir aussi J. S. Cooper, The Return of Ninurta to Nippur, Analecta Orientalia 52, Roma, 1978. 12 J. Bottéro, S. N. Kramer, (supra, n. 1), p. 142-146 (Enki) ; par ailleurs, d’autres mythes détaillent les voyages d’autres divinités à Eridu, siège de Enki : p. 230-249 (Inanna) ; p. 425426 (Ninurta).
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La soumission, ou la guerre scribales qui produisent ce type de textes se transmettent ainsi, réciproquement, le message que l’accomplissement d’oeuvres extraordinaires de la part d’une divinité, et leur exaltation mythologique, cultuelle et rituelle, ne signifient pas pour autant défi ou contestation du pouvoir divin en place, dans le contexte d’un sain, et même saint, polythéisme. Le dieu lunaire Sin fera, depuis sa ville d’Ur, le même parcours, chargé de dons destinés à son père Enlil, qui l’accueille en l’invitant à un banquet en son honneur13. Quand, vers la fin du deuxième millénaire, les textes mythologiques enregistrent une modification effective dans la structure du panthéon babylonien, qui voit finalement reconnue la suprématie du dieu Marduk, l’exaltation de ce dernier se fait dans le même contexte narratif, la lutte héroïque du jeune dieu de l’Orage contre la mère des dieux, la Mer Tiamat, qui est aussi d’ailleurs sa propre grand-mère14. Mais, cette fois, au récit du conflit et de la victoire qui s’en suive, est associée l’apothéose finale du dieu. Tandis que les raisons de la succession d’Enlil, et de sa disparition totale du cosmos et du panthéon ne sont jamais ni expliquées ni évoquées dans le poème Enuma elish, l’accession au trône divin de Marduk se fait, d’une façon très légale et légitimiste, par cooptation et par acclamation de tout le panthéon, réuni en séance plénière tant avant le duel final, qu’après la victoire, dans une dynamique narrative qui exclut tout conflit, jalousie ou méfiance de la part de l’assemblée15. III. Jalousie des frères, le regard du père (et de la mère) Presque à la même époque – peut-être même avec quelques siècles d’avance – la culture syrienne et les conceptions idéologiques et religieuses exprimées dans la littérature mythologique de la cité d’Ougarit, nous fournissent par contre une vision différente de la transmission du pouvoir dans le panthéon16. Dans ces situations narratives, est mise en évidence tant l’importance de la compétition entre frères (ou membres de la même catégorie divine), que celle des choix et des préférences exprimés par le père ou par la mère
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Ibid., p. 128-138 (Nanna-Su’en). Ibid., p. 604-653 ; cf. W. G. Lambert, « Ninurta Mythology in the Babylonian Epic of Creation », dans K. Hecker et W. Sommerfeld (éd.), Keilschriftliche Literaturen, Asgewählte Vortrâge des XXXII. Rencontre Assyriologique Internationale, Berliner Beiträge zum Vorder Orient 6, Berlin, 1986, p. 55-60. 15 J. Bottéro, S. N. Kramer (supra, n. 1), p. 624-627 ; p. 635-636 ; investiture répétée d’une façon solennelle après la construction de Babylone, pendant un banquet, p. 639-644. 16 Voir A. Caquot, M. Sznycer, « Textes ougaritiques », dans R. Labat, A. Caquot, M. Sznycer, M. Veyra, (supra, n. 1), p. 355-458 ; A. Caquot, Textes ougaritiques, Tome I, Mythes et légendes, Paris, 1974 ; N. Wyatt, Religious Texts from Ugarit. The Words of Ilimilku and his Colleagues, Sheffield, 1998. 14
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Maria Grazia Masetti-Rouault (et toute autorité supérieure). Partiellement parallèles à celle du Teshub hourrite et hittite contre la descendance de Kumarbi, les luttes du jeune dieu de l’Orage syrien Baal pour prendre le pouvoir dans le panthéon syrien sont dirigées contre d’autres divinités de son cercle – sans doute sa propre fratrie, ou du moins sa parenté – sous le regard attentif du dieu El et de sa parèdre ɻAtiratu (= Ašera/ Astarte au Ier millénaire), les parents de tous les dieux17. Baal est aidé dans ses combats par d’autres membres de sa famille, comme sa sœur Anat, dans la même classe d’âge. La religion syrienne du premier millénaire montre que le dieu de l’Orage Baal a certes triomphé, contre le prince Yam, la Mer, contre Ashtar et contre la Mort, les rivaux qui avaient contesté et attaqué sa revendication à la royauté divine ; mais sa conquête du trône dans le panthéon n’est pas célébrée, dans le mythe, d’une façon aussi claire que la victoire de Marduk, laissant une place au thème de l’alternance entre vie et mort, abondance et crise, présence et absence. Le thème de la lutte entre frères, dictée par la jalousie – prendre la place et la fonction du père au moment du partage – ouverte par une préférence affichée de la part du père ou de la mère, devient presque banal dans les traditions proche-orientales postérieures, et en particulier dans les textes bibliques. La littérature cunéiforme mésopotamienne ne connaît pratiquement pas ce motif, avec une exception remarquable, pour sa finesse dans la manière d’éviter l’écueil de la jalousie : dans le mythe narrant l’organisation du monde de la part d’Enki/Ea, après que le dieu a distribué aux divinités du panthéon leurs différentes responsabilités et fonctions dans le cosmos et dans la société humaine, on voit Inanna, maîtresse de l’amour et de la guerre, qui n’a pas reçu de charge ministérielle précise, protester violemment, s’estimant défavorisée par rapport aux autres déesses18. Enki répond en lui montrant qu’elle se trompe : en réalité, c’est bien elle qui est la plus privilégiée et la plus puissante, dans la mesure où le contrôle de l’éros et de la violence lui ouvrent la possibilité de changer le monde et l’histoire. Dans les traditions bibliques, les récits romanesques concernant Caïn et Abel19, ou Joseph et ses frères en Égypte20, sont fondés sur l’illustration du pouvoir de destruction que la jalousie détient dans une communauté d’égaux et de semblables, pouvoir largement déterminé par l’attitude de l’autorité en
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A. Caquot, Textes ougaritiques… (supra, n. 16), p. 121-139 (Ba’al et la Mer) ; 193-221 (Le palais de Ba’al) ; 239-271 (Ba’al et la Mort). Pour une interprétation historique et économique du modèle littéraire de la rivalité entre frères dans la mythologie ougaritique, voir J. D. Schloen, The House of the Father as a Fact and Symbol, Winona Lake, Indiana, 2001, p. 349-357. 18 J. Bottéro, S. N. Kramer (supra, n. 1), p. 165-180 (mythe « Enki ordonnateur du monde ») ; cf. p. 178-180. 19 Gn 4, 1-16. 20 Gn 37, 2-36 ; 42-47.
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La soumission, ou la guerre place. C’est le jugement de cette autorité parentale, quelque part, « injuste », parce qu’il reste apparemment injustifié, au-delà de la mention d’une préférence, qui déséquilibre les rapports internes du groupe. Ces récits ont évidemment des aspects en commun – pris dans l’autre sens – avec les histoires qui concernent des couples de personnages, comme Léa et Rachel, la femme féconde et la femme stérile, qui sont aimées par leur mari d’une façon « inverse » par rapport à la logique normale ou attendue21, ou encore le bon fils et le mauvais fils, le chasseur et le berger, Ésaü et Jacob, qui jouent entre eux le droit à l’héritage, à la primogéniture, sous le regard de Rébecca22. Dans ces motifs, la confrontation significative de deux (ou plusieurs) éléments structurellement (ou économiquement) opposés est manifestée et surmontée non pas par une confrontation loyale, un duel, un concours, mais par le choix arbitraire de l’autorité – d’ailleurs parfois trompée – qui tranche. Ce choix, expression d’une faveur, ou même d’un favoritisme irrationnel, ou alors déterminé par des raisons mineures, est souvent incompréhensible, et il finit par créer des situations où la jalousie apparaît, provoquant – et expliquant en même temps – hostilités et tensions. La parabole de « l’enfant prodigue », le fils perdu et le fils fidèle, dans l’Évangile de Luc, résonne encore de l’importance attribuée aux sentiments de jalousie et d’injustice dans la distribution d’amour et de biens, ainsi qu’au rôle contradictoire de l’autorité, révélant une conscience aiguë des difficultés que ces passions peuvent créer dans les relations entre pairs23. Il s’agit toujours d’un rapport, ou d’un réseau de liens, qui ne peuvent pas se développer en restant sur le même plan : ils deviennent forcément, au minimum, un « ménage à trois », par la référence à un regard – incontrôlable – qui vient d’en haut, d’un autre niveau et qui va en déterminer l’évolution. IV. Le roi sans rivaux dans l’idéologie politique assyrienne Il serait sans doute facile d’opposer ces deux façons d’envisager les rapports entre pairs, d’un côté fonctionnant sans jalousie ni luttes et de l’autre marqués par le conflit, et éventuellement par la vengeance, comme le reflet d’une opposition entre, d’une part, une société pleinement urbaine, organisée sur la base d’un état réunissant des citoyens rendus « égaux » par des liens institutionnels, donc rationnels – un modèle très mésopotamien – et d’autre part des systèmes sociaux où les structures de la parenté – famille, clan, tribu – déterminent la position et la liberté de la personne – modèle de type syrien, amorite et araméen et enfin « biblique ». Cette dialectique, sans doute significative,
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Gn 29, 15-36 ; 30, 1-24. Gn 27, 1-45. Lc 15, 11-32.
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Maria Grazia Masetti-Rouault ne résume toutefois pas la complexité des usages possibles de ces thèmes, mythèmes et récits centrés sur les effets de la jalousie et de la compétition affective dans la littérature proche-orientale antique, parce qu’on la retrouve souvent aussi dans la rhétorique des inscriptions royales assyriennes, ces textes qui véhiculent l’idéologie de la royauté et des empires médio-assyrien et néo-assyrien, entre le xiiie et le viie siècles av. J.-C.24. Attesté pour la première fois dans les inscriptions royales des souverains qui, à la fin de l’âge du Bronze – donc à une époque proche de la création des poèmes mythologiques d’Ougarit – ont créé l’empire médio-assyrien, l’apparition d’un thème narratif particulier autour de la « jalousie » rappelle que c’est la première fois que la royauté assyrienne se confronte aux autres royaumes de la Mésopotamie du Nord. Adad-nirari Ier décrit ainsi ses relations avec les rois mitanniens qui, autrefois, avaient dominé l’Assyrie : Quand Shattuara, roi du pays de Khanigalbat, se révolta contre moi, et commit des actions hostiles, par ordre d’Assur mon seigneur et allié, je l’ai capturé, et amené dans ma ville, Assur. Je lui ai fait prêter un serment de soumission, et je lui ai permis de rentrer chez lui. Pendant toute sa vie, chaque année, j’ai reçu régulièrement son tribut à Assur. Mais après sa mort, son fils Uasashatta s’est révolté contre moi, et il a commis des actions hostiles. Il est allé dans le pays de Hatti, pour y chercher de l’aide. Les Hittites ont pris ses cadeaux, mais ils ne sont pas allés à son aide…25
Particulièrement attesté à l’époque de l’expansion impériale néo-assyrienne, qui intègrera, au viie siècle av. J.-C., presque tout le Proche-Orient, y compris l’Égypte, dans les frontières du « Pays d’Assur », se développe dans les inscriptions des rois assyriens ce thème précis, qui met en évidence l’absurdité et l’injustice du comportement des ennemis, qui se trompent deux fois de direction dans leurs mouvements – d’une part en s’éloignant du seul vrai roi, juste et bienveillant, qui pourrait garantir leur bonheur, et de l’autre, en allant demander de l’aide à des méchants et des traîtres, qui, de plus, sont des incapables. Le roi assyrien y assume dignement le rôle, presque tragique – sûrement pas ridicule – du jaloux trompé26. Le motif dérive certes des récits anciens des luttes pour le partage du pouvoir, mais cette fois il est développé en observant 24 M. Liverani, « The Ideology of the Assyrian Empire », dans M. T. Larsen (éd.), Power and Propaganda. A Symposium on Ancient Empires, Copenhagen 1979, p. 297-317 ; en général, voir F. M. Fales (éd.), Assyrian Royal Inscriptions: New Horizons in literary, ideological and historical Analysis, Rome, 1981. 25 Cf. A. K. Grayson, Assyrian Rulers of the Early First Millennium B.C., The Royal Inscriptions of Mesopotamia. Assyrian Periods 1, Toronto - Buffalo - Londres, 1987, p. 136, l. 4-20. 26 Voir aussi M. G. Masetti-Rouault, « Le motif littéraire de la communication dans les inscriptions royales assyriennes (ixe-viie siècle av. J.-C.) », dans N. Grimal et M. Baud (éd.), Événement, récit, histoire officielle. L’écriture de l’histoire dans les monarchies antiques. Actes du colloque du Collège de France, Paris, 2003, p. 97-113.
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La soumission, ou la guerre la situation d’un autre point de vue, d’en haut, dans la perspective de l’autorité, qui estime se trouver – seule – dans une dimension supérieure à celle où les autres vivent et se battent. Héritiers d’une longue tradition idéologique et politique akkadienne, adaptée au fur et à mesure, par leurs chancelleries, aux exigences des stratégies politiques des élites lancées à la conquête des marchés internationaux, les rois assyriens se présentent comme les lieutenants, le « bras séculier » du chef du panthéon, le dieu Assur, divinité poliade de la cité et de l’État assyriens. Au moment de son couronnement, les prêtres d’Assur chargent le roi d’élargir son pays et de conquérir le monde, afin d’accomplir la mission et la fonction attribuées à l’humanité, et qui a d’ailleurs motivé sa création – entretenir, par le culte sacrificiel, les dieux dans leurs temples, qui se trouvent – conséquence logique – en Assyrie27. Dans cet esprit, la conquête du monde, et de chaque pays et roi « étranger », la réorganisation des structures de production, et l’exploitation illimitée des ressources des autres États constituent, pour le roi assyrien, non seulement un devoir, mais la condition sine qua non pour garantir à la société assyrienne, et au fond à l’humanité tout entière, la paix, l’abondance, et la sécurité, conséquence ultime de la satisfaction des besoins du panthéon, et marque de la gratitude divine. Devant la résistance offerte à l’avancée de l’armée assyrienne par les alliances politiques et militaires organisées par les royautés syriennes, araméennes ou anatoliennes qui essaient d’arrêter une conquête décrite comme inexorable – parce que juste, et sollicitée par les dieux – le roi assyrien manifeste son étonnement et sa consternation. Il ne peut pas comprendre les raisons qui poussent l’ennemi à ne pas se rendre à l’évidence, à refuser de reconnaître son rôle et sa fonction dans le monde, lui le seul vrai « roi » de l’histoire, enfin, à ne pas adhérer à son projet d’unification du monde sous son gouvernement, qui est évidemment la chose juste à faire. Les inscriptions royales décrivent alors les autres rois, les ennemis insoumis incapables de comprendre le sens de l’histoire, en train de s’agiter vainement, de grouiller, de comploter maladroitement, cherchant ailleurs, auprès d’autres « grands rois », comme le Pharaon égyptien, une aide qui, de toute manière, ne pourra pas les sauver, ni leur permettre d’éviter l’inévitable, et qui, de plus, leur coûtera cher, en terme de cadeaux et de pots-de-vin28. 27 Cf. J. N. Postgate, « The Land of Assur and the Yoke of Assur », World Archaeology 23, 1992, p. 247-263 ; M. G. Masetti-Rouault, « Le roi, la fête et le sacrifice dans les inscriptions royales assyriennes jusqu’au viiie siècle av. J.-C. », dans Fêtes et Festivités I, Cahiers de Kubaba IV, 2002, p. 67-95 ; voir aussi A. K. Grayson, « The Early Development of the Assyrian Monarchy », Ugarit Forschungen 3, 1971, p. 311-319. 28 F. M. Fales, « The Enemy in the Neo-Assyrian Royal Inscriptions: “The Moral Judgement” », dans H.-J. Nissen et J. Renger (éd.), Mesopotamien und seine Nachbarn. Politische und kulturelle Wechselbeziehungen im Alten Vorderasien vom 4. bis 1. Jahrtausend v. Chr., vol. II, Berlin, 1982, p. 425-436.
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Maria Grazia Masetti-Rouault Si, dans un contexte essentiellement « historiographique », le ton de ces passages reste ironique et méprisant, révélant parfois la déception et la tristesse dans la description de la bêtise et de la perversion mentale des ennemis, qui se font posséder deux fois, le roi assyrien se voit souvent représenté en train de méditer sur cette situation, et de réagir d’une façon émotive, au-delà du déclenchement de la guerre. Il se comporte comme si, au départ, le roi ennemi avait eu un choix, la soumission volontaire – seul comportement correct et sensé – qui l’aurait amené à construire une relation loyale avec le roi assyrien, son souverain, procurant le bien, la paix et la prospérité à son pays. Mais quand l’ennemi refuse, et prend contact avec d’autres rois et pays menacés pour chercher des alliances dans un but défensif, le roi assyrien, blessé dans sa bienveillance et sa générosité, estime avoir été trahi, et considère que sa protection – comparée de manière absurde à celle, malhonnête, demandée à d’autres pouvoirs – a été rejetée et bafouée. Ainsi, dans le discours idéologique assyrien, la guerre est toujours la répression, la punition d’une trahison, parce que, même si l’ennemi n’était pas déjà soumis, il aurait dû savoir qu’il était déjà potentiellement un vassal de l’empire d’Assur29. En même temps que l’autorité divine du dieu Assur, garant de l’unité du cosmos, c’est donc la bienveillance et l’amour du roi qui sont repoussés, et un lien politique virtuel qui a été rompu : d’où sa colère et sa douleur sincères, qui expliquent à leur tour la suite, souvent terrible, des événements, punition annoncée par les reproches adressées à ses adversaires. Il accuse ainsi son ennemi d’avoir provoqué sa propre condamnation à mort : « C’est toi qui as fait lever les armes d’Assur »30, ce qui équivaut à dire : « regarde ce que tu m’obliges à te faire ! ». Comme le dieu d’Israël, le roi assyrien, à la tête d’un empire universel, est donc aussi un roi jaloux, qui ne pardonne pas la trahison, le manque de confiance, et enfin la stupidité de ses adversaires31. Ce motif est souvent utilisé dans les inscriptions royales assyriennes, qui mettent en scène le (faux) et ridicule « complot des ennemis », révélé par l’intelligence service, contre le roi assyrien, qui en est dégoûté. Si, dans les versions plus anciennes, le récit tourne
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Pour l’utilisation de la même idéologie dans le langage diplomatique des traités et alliances, en référence au serment prêté devant les dieux, voir H. Tadmor, « Treaty and Oath in the Ancient Near East. A Historian’s Approach », dans G. M. Tucker et D. A. Knight (éd.), Humanizing America’s Iconic Book. Society of Biblical Literature. Centennial Addresses 1980, Chico, California, 1982, p. 127-152 ; M. Liverani, « Terminologia e ideologia del patto nelle iscrizioni reali assire », dans L. Canfora, M. Liverani et C. Zaccagnini (éd.), I trattati del mondo antico. Forma, ideologia, funzione, Roma, p. 113-147. 30 Cf. R. Borger, Die Inschriften Asarhaddons, Königs von Assyrien, AfO b 9, Graz, 1956, p. 104, l. 32 (Gottesbrief ). 31 B. A. Levine, « Assyrian Ideology and Israelite Monotheism », Iraq 67/1, 2005, p. 411-427.
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La soumission, ou la guerre parfois à la paranoïa, insistant sur le grouillement vain, presque obscène des ennemis fébriles, rendus fous par la panique, par la suite le motif semble être utilisé surtout pour souligner la vanité de toute critique ou activité subversive contre le pouvoir impérial, discours destiné sans doute aux milieux des palais et de l’administration de l’État assyrien32. Toutefois, ces mêmes thèmes faisant référence aux sentiments du roi, manifestement importants pour l’idéologie assyrienne, ont circulé aussi à l’extérieur du cercle étroit des élites impériales, parmi les vassaux étrangers33. On les retrouve, très clairement explicités, dans le livre des Rois, dans le discours que le rab- šāqēh, le grand échanson du roi Sennacherib, tient au roi Ézéchias, pendant que l’armée assiège Jérusalem : Ainsi parle le grand roi, le roi d’Assyrie. Quelle est cette confiance sur laquelle tu te reposes ? Tu t’imagines que paroles en l’air valent conseil et vaillance pour faire la guerre. En qui donc mets-tu ta confiance, pour t’être révolté contre moi ? Voici que tu te fies au soutien de ce roseau brisé, l’Égypte, qui pénètre et perce la main de qui s’appuie sur lui. Tel est Pharaon, roi d’Égypte, pour tous ceux qui se fient à lui34.
Encore une fois, ce sont bien les paroles d’un jaloux trahi. Au peuple de Jérusalem, le rab- šāqēh, développant un raisonnement très matérialiste, qui met sur le même plan non pas le dieu Assur, mais le roi assyrien et les divinités nationales des autres pays, dira ensuite : Alors le grand échanson se tint debout, il cria d’une voix forte, en langue judéenne, et prononça ces mots : « Qu’Ézéchias ne vous abuse pas, car il ne pourra pas vous délivrer de ma main… Qu’Ézéchias n’entretienne pas votre confiance en Yahwé, en disant : “Sûrement Yahwé nous délivrera, cette ville ne tombera pas entre les mains des Assyriens.” N’écoutez pas Ézéchias, car ainsi parle le roi d’Assyrie : “Faites la paix avec moi, rendez-vous à moi… pour que vous viviez et ne mouriez pas.” Les dieux des nations ont-ils vraiment délivré chacun leur pays des mains du roi d’Assyrie ? Où sont les dieux de ͤamat et de Arpad, où sont les dieux de SȘparwayim, de Hēnaɼ et de ɼIwwāh, où sont les dieux du pays de Samarie ? Parmi tous les dieux des pays, lesquels ont délivré leur pays de ma main, pour que Yawhé délivre Jérusalem ? »35
32 Cf. M. Liverani, « Terminologia e ideologia… (supra, n. 29) ; M. G. Masetti-Rouault, « Le motif littéraire… » (supra, n. 26). 33 Voir, par exemple, les sections dans les traités interdisant les comportements « déloyaux » et les obligations de dénoncer les complots, S. Parpola et K. Watanabe, Neo-Assyrian Treaties and Loyalty Oaths, Helsinki, 1988, p. 31- 36, l. 92-187. 34 2 R 18, 18-21. 35 2 R 18, 28-35.
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Maria Grazia Masetti-Rouault Sennachérib, qui dans ses inscriptions et reliefs n’avait pas hésité à se faire représenter comme une forme du dieu de l’Orage, aurait sans doute aimé l’attaque contre « les dieux des pays », ses rivaux en amour, avec lesquels il est en compétition, mesurant les capacités respectives de sauver l’homme et la société. Toutefois, il est probable que cette extension rhétorique du motif correspond à une problématique propre à la communauté juive en train de réfléchir, après l’exil, sur le sens de l’intervention dans leur histoire d’un dieu unique – plutôt qu’à l’idéologie impériale néo-assyrienne, qui prudemment ne discute pas, ou très peu, de la nature du roi ni de celle des dieux. V. Conclusions Ce qui reste visible au premier millénaire, est le besoin – de la part du pouvoir, de la royauté – de voir reconnue, peut-être même aimée, sa nature unique, diverse, et incomparable, justement parce que, probablement, des objections et des oppositions claires à ce régime commençaient à être articulées et exprimées. Dans un monde où les femmes, et l’amour des femmes, étaient encore relativement bien contrôlables, gérés par le droit de la propriété et les lois de la cité, et où il n’y a pas d’hommes jaloux, ni de drames de la jalousie ou « delitti d’onore » – dans le code d’Hammourabi, le mari trompé a le droit de sauver l’épouse infidèle de la peine de mort36 – c’est plutôt dans le cadre des liens de la solidarité politique que la jalousie se manifeste, pour perturber la paix et détruire l’ordre : les rois jaloux, et les dieux jaloux, sont ceux qui ont découvert leur faiblesse, parce qu’ils savent désormais que, pour survivre, ils ont besoin de l’amour et des services exclusifs de la société. École Pratique des Hautes Études, Paris
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A. Finet, Le Code de Hammurapi, Paris, 1973, p. 84, no 129.
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HUMAIN, TROP HUMAIN. LE ROI HITTITE ENTRE DIEUX, FEMMES ET HOMMES Clelia Mora
Il n’est pas facile, comme on pourra facilement le comprendre, de trouver des références explicites à la jalousie, dans le sens où nous entendons le terme aujourd’hui, à travers les témoignages de la culture et de la société hittites1. Cependant, nous pouvons trouver bon nombre de notices ou d’allusions à des situations qui ont de toute manière un rapport avec notre sujet ou avec d’autres sentiments très forts et « humains ». Le point de départ sera la figure du roi et ses rapports avec le monde humain et le monde divin ; à la fin de cette brève contribution, nous examinerons un texte mythologique qui présente de nombreux aspects intéressants. 1. Le roi hittite est l’élu des dieux, qui l’aiment et le protègent. Un texte très célèbre décrit ce rapport : Que le Tabarna, le roi, soit cher aux dieux ! Le pays appartient au dieu de l’Orage ; le ciel, la terre, les gens appartiennent au dieu de l’Orage et il a fait le Labarna – le roi – gouverneur ; et à lui il a confié tout le pays de Hattuša2,
ce qui représente une sorte de « manifeste » de la royauté hittite. Dans un rituel de fondation (CTH 414), le roi dit : C’est à moi, le roi, que les dieux – le dieu Soleil et le dieu de l’Orage – ont confié le pays et ma maison (I 17)3.
Selon la mentalité hittite, le roi se pose donc entre dieux et hommes ; il n’est divinisé qu’après sa mort, mais il a avec la divinité un rapport privilégié4.
1
Les Hittites, peuple indo-européen, ont créé un royaume très important en Anatolie centrale au cours du IIe millénaire av. J.-C. 2 IBoT I 30 (CTH 821), Ro 2 sq. ; voir entre autres Archi, 1979, p. 31 sq., avec référence aux études précédentes ; Starke, 1996, p. 173 ; Klengel, 2005, p. 15, note 75 ; Gilan, 2007, p. 298, note 31. 3 Cf. Marazzi, 1982 pour l’édition du texte. 4 Sur les caractéristiques de la royauté hittite en général voir Haas, 1994, p. 181 sq.
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Clelia Mora À la période dite impériale, surtout pendant le xiiie siècle av. J.-C., la royauté hittite semble accentuer les caractéristiques divines : on reconnaît, sur beaucoup de reliefs ou de stèles, des figures représentées en habit typique de guerrier coiffé d’un couvre-chef à cornes, qui sont les attributs typiques des dieux. Il existe une discussion à ce propos : tandis que selon beaucoup de chercheurs il s’agirait de représentations de dieux ou de souverains défunts et donc divinisés5, selon d’autres, ces images représenteraient le souverain vivant, en tant que trait d’union entre les dieux et les hommes6. Un changement de mentalité se serait produit à la dernière période de l’époque impériale (xiiie siècle av. J.-C.) : des témoignages du règne de Tuthaliya IV semblent documenter un vrai culte du souverain7. Il est donc probable qu’à la fin de la période impériale la dignité royale était associée à la dignité divine, au moins lors de certaines opérations cultuelles. C’est toujours à la période impériale que remonte un autre document, appelé « Apologie » ou « Autobiographie » de Hattušili III, qui représente dans une certaine mesure un autre « manifeste » de la royauté, tout au moins d’une certaine idéologie de royauté. Dans les premières lignes du texte (CTH 81, I 5-8)8, le roi célèbre la déesse Ištar, sa divinité protectrice, dans les termes suivants : Je veux raconter le para handandatar9 de Ištar : que chacun écoute ! Et qu’à l’avenir, le fils de Mon Soleil (c’est-à-dire le fils du roi), le fils de son fils et la descendance de Mon Soleil soient respectueux, parmi les dieux, envers Ištar.
Et, quelques lignes après : Ištar, ma dame, me prit avec elle dans toutes les situations. Quand je suis tombé malade j’ai vu, malade, le handandatar de la divinité. La déesse, ma dame, me prit par la main dans toutes les situations (I 43 sqq.),
ou encore (I 28 sqq.) : Parce que Ištar, ma dame, m’avait accordé ses faveurs, mon frère aussi, Muwatalli (le roi), me traita bien.
5
Cf. Neve, 1992, p. 36 ; Mayer-Opificius, 1989 ; Hawkins, 1995, 2006 ; Bonatz, 2007, p. 119 sq., (sur le problème, voir Giorgieri, Mora, 1996, p. 77 sq. ; pour les images : Ehringhaus, 2005). 6 Cf. surtout van den Hout, 1993, 1995, 2007. 7 Cf. van den Hout, 1995, p. 561 sq. 8 Otten, 1981. 9 Sur ce terme, qui indique la justice et le pouvoir divins, cf. l’analyse récente de Mouton, 2007, avec référence aux passages les plus connus dans les textes.
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Humain, trop humain. Le roi hittite entre dieux, femmes et hommes Quant à la reine, elle exerçait un rôle très important dans la société hittite. Elle assistait le roi dans le déroulement de nombreuses fonctions, avait ses propres sceaux (pour exercer des fonctions administratives), et, à la mort du roi, conservait sa position d’honneur en tant que reine-mère. D’après de nombreux témoignages, une reine est célèbre entre toutes : il s’agit de Puduhepa, épouse ˘ texte de du Grand Roi Hattušili III (xiiie siècle av. J.-C.)10. Dans le même l’Apologie, que nous avons déjà cité, le roi dit : Et, quand je fus de retour d’Égypte, j’allai à Lawazantiya offrir une libation à la déesse, et je lui rendis un culte. Sur l’ordre de la déesse, je pris pour femme Puduhepa, la fille de Bentip-šarri, le prêtre. Nous nous mariâmes, et la déesse nous ˘ accorda l’amour conjugal. Nous eûmes des garçons et des filles, et la déesse, ma Dame, me dit encore : « Avec ta maison sois mon serviteur ! » Et avec ma maison je lui fus fidèle. La maison que nous habitions, la déesse s’y tint avec nous (II 79-82 ; III 1-8)11.
Le relief rupestre de Fraktin montre le roi Hattušili et la reine Puduhepa qui présentent des offrandes aux divinités. À côté de l’image de la reine, il˘ y a l’inscription suivante, en écriture hiéroglyphique anatolienne : « fille de Kizzuwatna, aimée des dieux »12. De ces témoignages, et de bien d’autres encore, on a l’impression que l’ordre et la concorde régnaient sous le ciel d’Anatolie. Le roi gouvernait pour les dieux, les dieux le protégeaient, le roi aimait son épouse, la maison royale était unie. Mais nous savons que la réalité était bien différente. La représentation d’ordre et de concorde que nous retrouvons dans plusieurs textes avait probablement un but médiatique (beaucoup de couples modernes ont d’ailleurs la même attitude dans un but médiatique ou politique). De nombreux indices nous apprennent au contraire que la famille royale et la cour étaient de véritables centres de pouvoir, qui distribuaient des biens et des faveurs, surtout à leur amis et à leurs alliés fidèles ; le roi était une sorte de chef de clan ; vengeance, haine, complots, trahisons étaient à l’ordre du jour. C’est dans cette ambiance que se placent une série de luttes pour s’emparer du pouvoir et des biens acquis au moyen des tributs, ou conquis comme butin de guerre. Nous avons beaucoup d’exemples à ce propos, dans toutes les périodes de l’histoire hittite. À l’Ancien Royaume, dans la première moitié du deuxième millénaire, le « Testament politique » de Hattušili Ier (CTH 6), par exemple, nous renseigne sur les profondes tensions et dissensions qui existaient au sein
10
Voir l’étude de Otten, 1975. Trad. de E. Laroche, citée par Klock-Fontanille, 1998, p. 66. 12 Pour les illustrations du relief voir Ehringhaus, 2005, p. 60 sqq. (autres réf. bibliographiques dans Giorgieri, Mora, 1996, p. 34 et 99). 11
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Clelia Mora de la famille royale. Comme dit le colophon, ce document a été rédigé quand le Grand roi Tabarna (Hattušili) tomba malade dans la ville de Kuššar et désigna le jeune Muršili comme son successeur au trône. Mais précédemment, le roi avait désigné le jeune Labarna, qui s’était révélé indigne : « Je l’ai appelé mon fils, je l’ai embrassé et élevé », « il n’a pas pleuré, il n’a pas montré de pitié », « le fait que personne à l’avenir n’élève à la dignité le fils de sa soeur pour en faire son fils adoptif est une parole de roi ! Il ne l’a pas écouté et il a écouté la parole de sa mère, le serpent »13. Le texte parle de trahisons, de conjurations, de meurtres. La langue est très dure, les termes les plus fréquents sont le sang (hitt. ešhar) versé au cours des crimes commis, et la parole (hitt. uttar), c’est-à-dire la volonté du roi. Selon M. Liverani, il est possible que la réalité fût encore plus terrible, « se immaginiamo il giovane usurpatore Mursili che guida le parole del vecchio re stanco e malato sul suo letto di morte, per ottenere la ratifica a un colpo di mano che rispetto a quelli denunciati dal testamento ha la sola differenza di essere riuscito »14. C’est-à-dire qu’il serait possible que le jeune Muršili, loin d’être désintéressé, ait inspiré les paroles du roi. Mais le cas sans doute le plus connu est celui de la lutte entre Hattušili III, frère du roi Muwatalli, et Urhi-teššup, fils illégitime du même roi et son successeur au trône de Hatti. De ces événements, nous ne connaissons que le conte de Hattušili qui dans son « Apologie », dont nous avons déjà parlé, justifie comme étant nécessaire, à cause du comportement du neveu, sa prise de pouvoir – qui fut en fait un véritable coup d’état. Nous pouvons encore lire des lignes de l’Apologie, dans la traduction d’Emmanuel Laroche15 : Mais quand Ourhi-Téchoub vit ainsi la bonté de la déesse envers moi, il me jalousa, et me porta envie. Il me retira tous mes sujets. Il m’ôta Samouha et les pays dévastés que j’avais restaurés. Mais Hakpissa, sur l’ordre d’un dieu, il ne me l’ôta pas. J’étais prêtre du dieu de Nerikka, c’est pour cela qu’il ne me l’ôta pas. Par respect pour mon frère, je n’en agis pas moins loyalement, et je me tus pendant sept ans. Mais lui, sur l’ordre d’un dieu et les conseils de quelqu’un, voulut ma perte. Il m’enleva Hakpissa et Nérikka. Alors je ne me retins plus, et je lui fis la guerre. Comment lui fis-je la guerre ? Ce ne fut pas bassement. Me suis-je révolté « sur le char » ou encore me suis-je révolté au Palais ? (non). Je lui adressai un ultimatum16.
13
Voir Klock-Fontanille, 1998, p. 15-16 et Klock-Fontanille, 1996. Liverani, 1988, p. 431. 15 Voir Klock-Fontanille, 1998, p. 27, note 2. 16 En langue hittite, dans la première ligne de ce paragraphe on trouve le verbe aršanija-, « être/ devenir envieux ». 14
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Humain, trop humain. Le roi hittite entre dieux, femmes et hommes Le récit de l’Apologie continue par la description de la lutte pour le pouvoir (nous reprenons encore la traduction de Laroche) : C’est alors que je vis bien la justice d’Ištar. Tandis qu’autrement elle n’avait jamais abandonné Ourhi-Téchoub, elle l’enferma dans Samouha comme un porc dans une soue. Et les pays Gasgas qui avaient été mes ennemis me vinrent en aide ; et tout le Hatti me vint en aide. Par respect pour mon frère, je n’en agis pas moins loyalement. Je redescendis à Samouha vers Ourhi-Techoub, et je le reçus en prisonnier. Je lui donnai des forteresses au pays de Nouhassé, et il y demeura. Il aurait ourdi un autre complot, et aurait poussé jusqu’à Babylone ; mais quand j’appris la chose, je le fis arrêter, et je le bannis au-delà de la mer.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, le rôle de la reine Puduͫepa est celui de support constant du roi, de sa conduite politique, de la gestion des affaires familiales et publiques. Puduhepa n’est pas affectée par la jalousie, elle ˘ nous apparaît très pénétrée de l’importance de son rôle, elle adresse aussi des prières et des voeux aux dieux pour la santé du roi. Voici par exemple le début du texte dit « Voeu de Puduhepa » : ˘ Paroles de Puduhepa, grande reine… : À Lelwani, ma Dame, en faveur de la santé ˘ de la personne de « Mon Soleil » j’ai fait ce voeu : O déesse, ma Dame, si pendant des longues années tu gardes « Mon Soleil » en vie et en santé, devant toi, déesse, au cours de ces années il se rendra ; et à toi, déesse, annuellement… des années d’argent et des années d’or, des mois d’argent et d’or, des jours d’argent et d’or, des bols d’argent et d’or, une effigie en or de « Mon Soleil », de Hattušili, cent victimes ou cinquante victimes j’offrirai17.
On pourrait dire beaucoup de choses au sujet de la santé et de la maladie de ce roi, car dans les documents de l’époque de Hattušili III ce thème est très fréquent, peut-être aussi pour des raisons médiatiques18. 2. Sur le thème de la maladie, mais aussi sur les intrigues qui étaient ourdies à la cour hittite, sur l’atmosphère sombre qui y régnait et, peut-être, sur l’envie et la jalousie qui régnaient entre femmes, des textes nous décrivent un événement particulièrement frappant qui s’est déroulé sous le règne de Muršili II (fin du xive, début du xiiie siècle). Les protagonistes sont deux femmes très importantes : Tawananna, fille du roi de Babylone et dernière épouse du Grand roi Šuppiluliuma I ; et Gaššuliyawiya, épouse du roi Muršili II, fils de Šuppiluliuma.
17 18
Voir Laroche, 1949 ; pour une autre édition du texte : Otten, Souček, 1965. Pour une discussion approfondie, voir l’étude de Ardesi, 2001.
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Clelia Mora Tawananna exerce encore le rôle de reine à la cour, mais elle n’est pas la mère du roi Muršili. Les textes KBo 14.4 et KBo 4.8 (CTH 70 et 71), deux prières (mais dans le premier ne sont pas conservés incipit et colophon), nous renseignent sur ce qui s’est passé et sur les accusations contre Tawananna. Ces accusations sont les suivantes : Tawananna aurait dissipé les biens du palais, elle se serait emparée de l’argent du pays d’Astata et elle aurait provoqué la maladie, puis la mort, de la femme du roi en exécutant des rites et des pratiques de magie noire. Le roi Muršili ne condamne pas Tawananna à mort, mais seulement au bannissement. Tout le récit de l’affaire dans les textes veut montrer la « pietas » du roi, sa droiture face à la méchanceté de sa belle-mère. Il présente aussi sa femme comme innocente et victime de l’envie et, peut-être, de la jalousie de la reine. Les mots du roi sont très forts à cet égard : « Ma femme aurait-elle fait quelque chose de mal ? Aurait-elle accusé la reine ? Et pourquoi la reine maudit-elle ma femme devant les dieux en demandant sa mort ? Et pourquoi vous, les dieux, avez écouté ces mots de mal ? »19. Mais nous possédons une autre version, fort différente et plus tardive, de cette espèce de tragédie shakespearienne, ce qui nous permet de comprendre que bon nombre des textes qui sont conservés sont en réalité des documents de propagande politique dans lesquels le roi en charge est présenté comme un juste, celui qui a la faveur des dieux, tandis que ses ennemis sont méchants et déloyaux. Dans une prière adressée à la déesse Soleil d’Arinna par Hattušili III, le roi du xiiie siècle, fils de Muršili II, dont nous avons déjà parlé, et par son épouse Puduͫepa, le procès à Tawananna est présenté comme un possible péché commis par le père Muršili, qui aurait injustement banni Tawananna contre la volonté des dieux20 : Hattušili, ton serviteur, et Puduͫepa, ta servante, ont présenté la plaidoirie suivante : « Pendant que mon père Muršili était en vie, si mon père a outré les dieux, mes seigneurs, à cause de quelque affaire, moi je n’étais impliqué en rien dans cette affaire de mon père ; j’étais encore un enfant. Mais, lorsque au palais le procès de Tawannanna, votre servante, eut lieu, lorsque mon père humilia Tawannanna, la reine…21
3. Avant de terminer, un bref aperçu d’un conte mythologique. Il s’agit du mythe ‘anatolien’ du serpent ou dragon Illuyanka, qui raconte l’histoire de la lutte entre le dieu de l’Orage et le « monstre » (Illuyanka, précisément). Le mythe nous est parvenu sous deux versions, toutes les deux insérées dans le cadre de la célébration rituelle des fêtes du printemps (du nouvel an). 19
Voir Hoffner, 1983 et l’étude de de Martino, 1998, avec références à d’autres documents à ce sujet et aux études antérieures. 20 CTH 383, voir Sürenhagen, 1981 ; Lebrun, 1980, p. 309 sq. ; Singer, 2002, p. 97 sq. 21 CTH 383, I 14-22 (trad. Lebrun, 1980, p. 317).
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Humain, trop humain. Le roi hittite entre dieux, femmes et hommes Selon certaines interprétations, le mythe aurait un caractère étiologique qui expliquerait la fondation du « Sakrales Königtum », comme le propose Volkert Haas22. Mais voyons brièvement l’histoire (ou, plutôt, les deux histoires). Les protagonistes de la première version sont Illuyanka et le dieu de l’Orage (son nom est Tarhunta). Au début, le dieu, vaincu par le serpent, invoque l’aide des autres dieux. La déesse Inara, qui lui est venue en aide, demande à son tour la collaboration d’un humain, Hupašiya ; l’homme, en échange, demande (et obtient) le droit de s’unir à elle. Illuyanka est ensuite attiré par Inara, puis enivré et capturé par Hupašiya ; à la fin, il est tué par le dieu. La déesse enferme ensuite l’homme dans une maison construite sur un rocher en lui interdisant de regarder par la fenêtre, afin qu’il ne puisse pas voir sa femme et ses enfants. Hupašiya transgresse l’interdit et réussit à voir sa femme et ses enfants. Arrivé à ce point, le texte est interrompu à cause d’une lacune : la plupart des chercheurs pensent que Hupašiya est tué par Inara, en guise de punition. Dans la conclusion, on célèbre le roi de Hatti, auquel la déesse concède la domination des eaux. Dans la deuxième version, c’est le fils du dieu de l’Orage (qui est un être humain, dans la mesure où il a été engendré par une mortelle) qui vient aider son père en épousant la fille du dragon. La conclusion est similaire : Illuyanka est tué, mais le fils du dieu demande à son tour à être tué parce qu’il se sent coupable de trahison à l’égard de son « beau-père ». La rédaction du texte qui est parvenue jusqu’à nous remonte à l’époque impériale, mais l’original est certainement archaïque23. L’histoire présente de nombreux aspects obscurs et difficilement compréhensibles. Certaines propositions d’interprétation, qui me semblent particulièrement intéressantes, soulignent, comme je l’ai déjà dit, le lien qui existe entre l’histoire et l’institution de la royauté hittite. Je renvoie en particulier aux analyses faites par V. Haas24 et par F. Pecchioli Daddi et A. M. Polvani25. Selon Pecchioli, Polvani, de nombreux indices conduisent à ce type d’interprétation : 1) la déesse Inara est connue pour être la protectrice de la royauté ; 2) la maison dans laquelle est enfermé l’homme est construite sur un rocher – comme le palais royal ; 3) Hupašiya est choisi pour sa valeur, et il entre en contact direct avec la divinité (voir Pecchioli, Polvani 1990, p. 43 : « Possiede quindi le prerogative che nell’ideologia della regalità ittita sono attribuite al sovrano : eroicità e sacralità ») ; 4) après l’élimination de Hupašiya à cause de son comportement et
22
Haas, 2006, p. 97 (avec références bibliographiques p. 102-103 ; voir aussi Haas, 1994, p. 184 sq.). Pour l’édition du texte : Beckman, 1982. 23 Voir Beckman, 1982, p. 20. 24 Haas, 1994, p. 184-185 ; Id., 2006, p. 97 sqq. 25 Pecchioli, Polvani, 1990, p. 39 sq.
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Clelia Mora de son hybris, le pouvoir est conféré au roi, par le biais du contrôle des eaux26. Hupašiya, mais aussi le fils du dieu, sont des précurseurs, des pré-rois, des « Urkönige »27. À ce sujet, je voudrais pour conclure souligner un aspect particulier, c’està-dire la ressemblance (dans les caractéristiques et le comportement) entre la déesse Inara et la déesse Ištar28, sans doute accentuée par le scribe de l’époque impériale qui connaissait les mythes d’origine hourrite dans lesquels Ištar est la protagoniste. Étant donné que le scribe (dont nous connaissons le nom : Piha-ziti) écrivait probablement à l’époque du roi Hattušili III, il ne serait pas surprenant que le même scribe ait accentué les caractéristiques communes aux deux déesses, connaissant la dévotion du souverain pour Ištar. Pour finir, le thème de la jalousie : dans les mythes, même les dieux ont fréquemment des comportements et des sentiments humains. On pourrait donc légitimement supposer que le récit mythique de Illuyanka ait attribué à Inara, en plus des autres motivations, un sentiment très humain, une forme de jalousie qui la pousse à garder Hupašiya pour elle seule, en lui interdisant de rejoindre sa famille. En conclusion, si l’on résume tous ces témoignages pour revenir à la figure du roi, on ne peut pas ignorer le fait que le roi hittite nous apparaisse de plus en plus proche de la définition que nous offre de Minos Hésiode : « le plus royal parmi les rois mortels »29. Université de Pavie RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Archi A., 1979 « Auguri per il Labarna », dans O. Carruba (éd.), Studia Mediterranea Piero Meriggi dicata, Pavia, p. 27-51. Ardesi A., 2001 « Il tema della malattia come spia di propagande politica nei testi del periodo imperiale ittita », Atti Accademia Nazionale dei Lincei, p. 229-257. Beckman G., 1982 « The Anatolian Myth of Illuyanka », JANES 14, p. 11-25. 26
Sur « l’action des rois hittites dans le domaine de la conservation et de la distribution des ressources hydriques », voir Trémouille, 1998, avec plusieurs références aux données textuelles. 27 Haas, 2006, p. 101. Pour des interprétations différentes de l’histoire de Hupašiya, voir Pecchioli, Polvani, 1990, p. 42-43, note 22. Voir encore Haas, 2006, p. 101-102, aussi pour les nombreux renvois à sagas et traditions folkloriques de différentes traditions (surtout en ce qui concerne le motif de la fenêtre qui sépare les deux mondes, les deux sphères – humaine et divine). 28 À ce sujet, voir Pecchioli, Polvani, 1990, p. 42. 29 Fr. M-W 144 (Minos 320d). Voir une récente contribution (Cordano, 2005), avec les références bibliographiques précédentes.
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III MYTHES ET PHILOSOPHIE EN GRÈCE ANCIENNE
ZÈLOS : LA JALOUSIE DES DIEUX ET LA JALOUSIE COMME DIEU* Marisa Tortorelli Ghidini
Le matériel émotionnel de l’homme grec antique se présente, dans l’épopée homérique, comme un conglomérat de pulsions et n’atteint le niveau conscient que plus tard, dans la lyrique et, naturellement, dans la tragédie. C’est à ce moment en effet que le Moi se configure comme sujet de passion et que l’apparition du mot pathos1, inconnu au vocabulaire homérique, rassemble ainsi sous un seul mot ce complexe émotionnel auquel, comme nous allons le voir, appartient également la jalousie2. Il n’y a pas chez Homère de substantifs que l’on puisse rapporter à la notion moderne de jalousie, tels que ζῆλος, ζηλοσύνη, ζηλοτυπία, φθόνος, ou bien des formes verbales correspondantes qui indiqueraient ce sentiment. Cependant, le matériel émotionnel de la jalousie et de l’envie se laisse entrevoir déjà au chant V de l’Odyssée, lorsque Calypso, s’adressant à Ulysse, dit que les dieux sont tout particulièrement jaloux, ζηλήμονες, puisqu’ils refusent aux déesses le droit de s’unir ouvertement avec des hommes mortels3. Dans les poèmes homériques4, la notion de jalousie apparaît aussi dans l’épisode des amours d’Arès et Aphrodite où l’on voit Héphaïstos, l’époux trahi, qui présente les réactions typiques d’un homme jaloux5. On y lit que le dieu, après avoir entendu le récit « douloureux » (θυμαλγέα) d’Hélios sur les rencontres amoureuses d’Aphrodite et Arès, se retire dans sa forge pour machiner une vengeance et s’empresse alors de construire le piège fatal qu’il va disposer ensuite autour du lit accueillant les étreintes des deux amants. Cette scène offre un aperçu de la vie quotidienne des Olympiens, fait unique dans l’Odyssée, et constitue un exemple significatif et efficace d’anthropomorphisme
*
Je remercie Gabriella Pironti qui a traduit ce texte en français. Vegetti, 2003 ; Lanza, 1997. 2 Giardina, 2008. 3 Homère, Odyssée V, 118 ; VII, 307. Cf. Eustathe, Commentaire de l’Iliade I, 111, 24 ; I, 648, 11 ; II, 596, 7 ; III, 628, 27 ; IV, 865, 13 ; Commentaire de l’Odyssée I, 204, 29 ; I, 204, 34 ; I, 277, 19. Sur les unions entre déesses et hommes mortels, cf. Tosetti, 2008. 4 Pizzocaro, 1994. 5 Homère, Odyssée VIII, 266-366. 1
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Marisa Tortorelli Ghidini « moral ». La réaction d’Héphaïstos est à la fois une colère sauvage et impuissante, χόλος, notion polysémique qui met en branle la construction de la subjectivité héroïque6, et une agitation qui pousse le dieu à l’attaque. Il est clair, dans cet épisode, que, face à l’action d’Aphrodite qui « déshonore » (ἀτιμάζει) le dieu boiteux en lui préférant Arès, le dieu beau et rapide, Héphaïstos essaie, en concevant le piège du lit, de rétablir sa τιμή. Le verbe ἀτιμάζω revient dans l’Hymne homérique à Apollon où il est également employé dans le cadre d’une trahison conjugale ayant lieu dans le monde divin : Héra, qui est en colère contre Zeus, informe les Olympiens réunis que son divin époux l’a « déshonorée » en engendrant sans elle une fille, Athéna, la déesse aux yeux pers « qui brille parmi tous les bienheureux Immortels ». Par jalousie, Héra à son tour va engendrer toute seule un fils, Typhon, alors que dans la Théogonie d’Hésiode, le produit de cet engendrement solitaire de la déesse est Héphaïstos, le dieu boiteux7. L’enchaînement des états d’âme qui est à l’œuvre dans le chant de Démodokos est extrêmement significatif. En entendant le récit d’Hélios, Héphaïstos éprouve tout d’abord de la douleur et plus précisément le sentiment de voir possédé par d’autres ce que l’on désire pour soi-même ; de ce sentiment, il passe ensuite à la colère, qui est une réaction à l’offense subie et prélude à la vengeance par laquelle le dieu pourra rétablir la timè perdue. Le verbe ζηλόω apparaît pour la première fois, et cela à deux reprises, dans l’Hymne homérique à Déméter8, mais dans ce récit, où il n’est nullement question de jalousie érotique, il prend plutôt le sens de « ressentir de l’envie » que celui de « ressentir de la jalousie ». Les filles du roi Célée, s’adressant à Déméter qui est arrivée à Éleusis sous la forme d’une vieille nourrice, l’invitent au palais pour qu’elle s’occupe du petit Démophon, le fils de Célée et de Métanire, né sur le tard, et lui promettent pour cette tâche des gages considérables, au point que – disent-elles – « il s’en trouverait facilement dans le sexe des femmes pour t’envier en te voyant » ῥεῖα κέ τίς ἰδοῦσα γυναικῶν θηλυτεράων ζηλῶσαι9. La plus ancienne attestation du mot ζηλοσύνη apparaît dans l’Hymne homérique à Apollon, où le mot est en rapport avec Héra. La déesse, « par jalousie », retient Ilithyie sur l’Olympe afin d’empêcher Léto d’accoucher d’Apollon, le premier enfant mâle de Zeus. Héra, qui est jalouse de cette « belle naissance » dont elle est exclue, est indignée moins par la trahison de Zeus que par la naissance de ce fils noble et fort dont Léto, l’autre mère, va 6
Sur le vocabulaire de la colère, cf. Vegetti, 2003, p. 39-40 ; Lévêque, 2000. Hymnne homérique à Apollon, 311-317. 8 Hymne homérique à Déméter, 168 et 223. Le verbe ζηλόω avec le sens d’« éprouver de l’envie » est attesté aussi chez Hésiode, Travaux, 23 et 312. 9 Hymne homérique à Déméter, 168 (trad. J. Humbert, CUF). 7
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Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu bientôt accoucher. Le travail de Léto enceinte se prolonge pendant neuf jours et neuf nuits à cause de l’absence d’Ilithyie, la déesse de l’accouchement qu’Héra jalouse retient loin de l’île de Délos. C’est à ce point que les déesses assistant Léto à Délos décident d’envoyer Iris sur l’Olympe afin qu’elle persuade Ilithyie d’intervenir en échange d’un grand collier fait de fils d’or entrelacés. L’arrivée d’Ilithyie à Délos a un effet immédiat. Léto peut finalement accoucher, ce qu’elle fait pointant les genoux sur une tendre prairie, c’est-à-dire dans la position typique de l’accouchement naturel qui n’était pas attestée jusque-là pour les déesses. La jalousie d’Héra, qui utilise l’expédient de l’accouchement interrompu pour empêcher la naissance d’Apollon, est comparable à la manière dont cette même déesse se conduit dans l’Iliade lorsque, à cause de la jalousie éprouvée en vue de la naissance d’Héraclès, elle réussit avec ses tromperies à anticiper la naissance d’Eurysthée, ce qui aura pour Héraclès de lourdes conséquences. Selon ce récit, alors qu’Alcmène est en train d’accoucher du héros dans la cité de Thèbes, Zeus déclare aux Immortels que ce jour même Ilithyie « fera venir au jour un enfant destiné à régner sur tous ses voisins et qui appartient à la race des mortels sortis de mon sang »10. En concevant un piège, Héra demande alors au dieu de prêter un serment solennel et de jurer qu’« il régnera bien sur tous ses peuples voisins l’enfant qui en ce jour tombera aux pieds d’une femme, s’il est des mortels qui appartiennent à la race sortie de ton sang »11. Aveuglé par Atè, le dieu prête serment, sans se douter de tomber dans un piège. Héra quitte alors soudainement l’Olympe, d’un côté elle suspend l’accouchement d’Alcmène et de l’autre elle accélère l’accouchement de l’épouse de Sthénélos, l’un des descendants de Zeus, qui n’était qu’au septième mois de grossesse. Ainsi, cette dernière accouche prématurément d’Eurysthée, lui aussi descendant de Zeus, qui va donc régner, comme le dieu l’avait promis, sur tous les peuples voisins, alors qu’Héra, en retenant les Ilithyies et en arrêtant l’accouchement d’Alcmène, renvoie la naissance d’Héraclès et scelle ainsi le lourd destin du héros. Au vers 305-355 de l’Hymne homérique à Apollon, il est encore question de la jalousie d’Héra : il s’agit de l’épisode concernant Typhon que la déesse engendre seule lorsqu’elle se fâche avec Zeus qui avait donné le jour à Athéna en la faisant sortir de sa tête. Même dans ce cas, le verbe employé pour connoter l’offense que Zeus inflige à Héra est ἀτιμάζειν. Mais la compétition tout comme le sentiment de jalousie qui s’y relie ne se jouent pas entre Héra et une rivale en amour, et ils ne sont pas non plus déclenchés par la trahison de Zeus, mais découlent de l’opposition forte entre la fille excellente
10 11
Homère, Iliade XIX, 103-105 (trad. P. Mazon). Ibid. XIX, 109-111.
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Marisa Tortorelli Ghidini engendrée par Zeus et la monstrueuse créature qu’Héra a mise au monde, d’où le fait que la déesse elle-même rappelle à ce moment l’infirmité de son fils Héphaïstos. L’histoire de Sémélé est un autre épisode mythique témoignant du fait que l’intervention de la colérique épouse de Zeus contre la maîtresse mortelle du dieu est déchaînée moins par l’union amoureuse illégitime que par la naissance, en dehors du couple divin, d’un fils exceptionnel de Zeus. La pièce fragmentaire d’Eschyle, intitulée Sémélè ou Hydrophoroi, raconte l’histoire tragique de la princesse thébaine mère de Dionysos, contre laquelle Héra par jalousie machine un piège, choisissant une fois de plus la veille de l’accouchement pour le mettre en œuvre. La déesse, qui fait ici son unique apparition sur la scène attique12, sans doute sous le faux semblant de la nourrice de Sémélé, persuade la fille de Cadmos de demander à son amant divin de lui apparaître dans toute sa splendeur. La fin de l’histoire est bien connue : Sémélé meurt foudroyée par l’apparition de Zeus et le dieu extrait alors du corps de la femme le petit Dionysos pour le coudre dans sa cuisse afin qu’il complète la gestation. La double naissance de Dionysos est un thème repris par Euripide dans les Bacchantes et, dans le prologue de la pièce, ce dieu né d’une femme mortelle n’hésite pas à signaler au public le tombeau de Sémélé comme témoignage de « l’hybris immortelle d’Héra ». Même si le terme ζῆλος n’y apparaît pas, l’histoire témoigne d’un aspect de la configuration grecque de la jalousie qui, ici comme ailleurs, s’associe à la tromperie. Mais, avant de revenir sur les liens entre jalousie et tromperie, il faut tout d’abord compléter l’examen des occurrences de ζῆλος et des termes appartenant à cette sphère sémantique dans les témoignages d’époque archaïque. Dans l’épopée, où la sphère sémantique de ζῆλος comprend à la fois la jalousie, l’envie et l’émulation, son lien avec la pulsion érotique est certes présent, mais il n’est pas exclusif. La complexité de la notion grecque de ζῆλος apparaît de manière encore plus claire dans la tradition hésiodique. Hésiode, qui met en récit le monde divin, dessine l’arbre généalogique des puissances divines à l’œuvre dans l’univers des dieux et le monde des hommes : Zèlos en fait partie. La Théogonie constitue le plus ancien témoignage, et l’un des rares à notre disposition, où Zèlos apparaît en tant que dieu. Dans le contexte généalogique décrit par Hésiode, Zèlos est plus précisément le fils de Styx, et donc le frère de Nikè, de Kratos et de Bia13. L’Océanide Styx est la première divinité qui
12 13
Eschyle, fr. 168 Radt. Cf. Hadjicosti, 2006. Hésiode, Théogonie, 384.
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Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu se rallie à Zeus lorsque ce dernier se prépare à combattre contre les Titans et à inaugurer ainsi le temps des dieux Olympiens14. Dès le début, la déesse est donc associée à l’établissement du royaume de Zeus et à la sauvegarde de l’ordre imposé par le nouveau souverain : en effet, l’effrayante Styx, Styx stugerè est l’eau souterraine sur laquelle les dieux prêtent le plus solennel et redoutable serment. Puissante alliée de Zeus, Styx envoie ses enfants assurer le pouvoir du roi des dieux : Kratos, la force du pouvoir, Bia, son aspect violent, et Nikè, la garantie de la victoire. En fonction du contexte généalogique où il est inséré, Zèlos apparaît comme la personnification divine non pas de la jalousie, mais plutôt du sentiment de rivalité, combattif et compétitif, qui pousse le dieu souverain à manifester et à imposer sa supériorité. Dans les Travaux, Zèlos le dieu laisse la place à ζῆλος le nom commun, et son emploi dans ce deuxième poème hésiodique témoigne de l’ambiguïté inhérente à cette notion dans la tradition grecque15. Une affinité élective se laisse cerner entre zèlos et éris, tous les deux liés à la dispute et à l’esprit de compétition. Dans les Travaux, Hésiode remplace l’Éris nocturne et funeste de la Théogonie par une double figure d’Éris : il n’y a pas que la mauvaise Éris, figure de la discorde et de la division – prévient le poète – mais également la bonne Éris, figure d’émulation, qui pousse les êtres vivants à progresser, à développer leurs potentialités et à se mettre à l’épreuve pour l’emporter sur l’adversaire. Une ambivalence analogue caractérise, dans ce même poème, la notion de zèlos : s’il y a, d’un côté, le zèlos positif et constructif 16 qui s’associe à la bonne Éris, il y a aussi, de l’autre côté, le zèlos négatif 17, qui est l’une des funestes puissances à l’œuvre dans le décadent âge de fer et contribue à éloigner de la terre Aidôs, « Retenue », et Némésis, « Juste rétribution », derniers remparts contre la destruction morale de la société des hommes. Partageant l’ambivalence d’une puissance comme Éris, Zèlos peut certes représenter un antagonisme constructif et se révéler un moteur d’évolutions positives, mais il est également la rivalité et l’hostilité qui déchaînent la jalousie sous ses diverses formes. C’est précisément ce second aspect qu’évoque un autre témoignage où Zèlos apparaît en tant que personnification divine. Il s’agit de la description que fait Oppien, dans les hexamètres homérisants des Halieutica, des mœurs sexuelles des poissons : Zèlos, la rivalité érotique, Oïstros, l’aiguillon de la pulsion sexuelle, et Éros, le désir, sont évoqués dans ce cadre pour illustrer la violence extraordinaire avec laquelle Aphrodite se manifeste parmi les poissons18.
14 15 16 17 18
Ibid., 389-398. Idem, Travaux, 23, 195. Ibid., 23. Ibid., 195. Oppien, Halieutiques, 499 ss.
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Marisa Tortorelli Ghidini L’étroite association de Zèlos avec la sphère d’Aphrodite revient, avec une valeur différente et dans une perspective beaucoup plus complexe, dans un fragment des Rhapsodies orphiques transmis par Proclus, qui met en scène la naissance d’Aphrodite à partir des parties génitales d’Ouranos après la castration de ce dernier : Les parties d’Ouranos tombèrent dans la mer et, tout autour, comme elles flottaient, la blanche écume tourbillonnait de partout. Puis, dans le cycle des Saisons, l’Année enfanta une tendre vierge, que prirent dans leurs bras, dès qu’elle fut née, à la fois Rivalité (= Zèlos) et Tromperie (= Apatè)19.
Aphrodite, fille d’Ouranos, née de la semence du dieu, comme dans la Théogonie d’Hésiode20, est accueillie lors de sa naissance par Zèlos et Apatè, deux figures divines qui jouent ici le même rôle d’assistants de la déesse que celui qu’Hésiode, ainsi que les imagiers, assignent à Éros et à Himéros21, et l’auteur de l’Hymne homérique VI à Aphrodite aux Horai couronnées d’or22. Proclus parle aussi d’une seconde naissance d’Aphrodite qui a lieu, tout comme la première, à partir de l’écume séminale divine, mais cette fois c’est de l’aphros de Zeus que naît la déesse : Et lui, un désir le saisit, et du Père très grand jaillit de ses parties la semence d’écume : et la mer reçut en son sein la semence du grand Zeus. Et comme Année complétait son cycle, dans les Saisons aux belles pousses, elle enfanta celle qui éveille le rire, Aphrodite, née de l’écume23.
Dans le Commentaire sur le Timée, 32c, Proclus fait d’Éros le compagnon de cette Aphrodite, fille de Zeus, qui apparaît comme la cause première de la « vie érotique » : Le démiurge en effet crée Aphrodite pour faire briller sur tous les êtres encosmiques beauté, ordre, harmonie, communion, et il a créé, pour être son compagnon, l’Amour, qui unifie tout l’Univers. Et lui-même aussi, il contient en lui-même la cause de l’Amour24.
19
Orphicorum fragmenta, 127 = Proclus, Commentaire sur le Cratyle de Platon, 406c (trad. Brisson). Cf. Brisson, 1995, V 43-103. Sur le Commentaire de Proclus sur le Cratyle, cf. van der Berg, 2008. 20 Hésiode, Théogonie, 192 ss. Proclus consacre deux hymnes à Aphrodite : cf. van der Berg, 2001. Sur Aphrodite dans la théologie de Proclus, cf. T. Lankila, 2009, p. 21-43. 21 Ibid., 201. 22 Cf. Hymne homérique à Aphrodite, (VI), 5. 23 Orphicorum fragmenta, 183 = Proclus, Commentaire sur le Cratyle de Platon, 406c (trad. Brisson). 24 Ibid., 184 = Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon, 32c (trad. IDEM).
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Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu Le fragment orphique où l’on voit apparaître Zèlos et Apatè est particulièrement intéressant pour notre propos parce que, tout en reprenant avec de subtiles variations certains éléments présents dans la version hésiodique, il introduit une connexion singulière entre Aphrodite, Zèlos et Apatè. L’existence d’un lien entre Aphrodite et Apatè est suggérée déjà par Hésiode qui introduit l’apatè aux côtés de la philotès parmi les prérogatives de la fille d’Ouranos25. Toutefois, compte tenu du fait que les personnifications divines correspondantes aux compétences de la déesse, à savoir Apatè, « Tromperie, Séduction » et Philotès, « Union amoureuse », trouvent place l’une à côté de l’autre parmi les funestes puissances de la généalogie de Nuit26, il est clair que l’Aphrodite d’Hésiode possède aussi un côté sombre et qu’elle partage, virtuellement, la même ambiguïté que nous avons remarquée à propos d’Éris et de Zèlos27. Comment faut-il alors interpréter cette image de Zèlos accueillant Aphrodite naissante dans le fragment orphique transmis par Proclus ? Représente-t-il dans ce contexte précis une jalousie destructrice ou bien une rivalité saine ? L’association de Zèlos avec Apatè semblerait faire référence à une notion de zèlos comme pulsion incontrôlée, dans la même veine du témoignage d’Oppien où Zèlos est mis en rapport avec l’effrénée et irrationnelle pulsion sexuelle qu’Aphrodite déchaîne parmi les poissons. Mais il ne faut pas oublier non plus le fait que Proclus présente deux naissances d’Aphrodite, à la fois opposées et complémentaires : l’Aphrodite fille d’Ouranos, qu’accompagnent Zèlos et Apatè, et l’Aphrodite fille de Zeus, accompagnée par Éros, le dieu primordial qu’Hésiode présente comme compagnon, avec Himéros, de la fille d’Ouranos. Un écho de ces deux traditions réapparaît dans le Banquet de Platon. Dans la réponse qu’il donne à Phèdre, Pausanias affirme qu’il y a deux Éros, l’un qui est beau et céleste, digne de louanges, et l’autre vulgaire, qui pousse à l’accomplissement de tout ce qu’il arrive ; il ajoute que ces deux Éros correspondent à deux Aphrodites, l’une qui est plus ancienne et n’a pas de mère, la fille d’Ouranos, d’où le nom Ourania, et l’autre qui est plus jeune, fille de Zeus et Dionè, appelée Pandemos et préposée plutôt à l’amour des corps qu’à celui des âmes28. Il n’est pas anodin pour notre propos que, dans ce même dialogue, il soit question d’un Éros ζηλωτός29.
25
Hésiode, Théogonie, 205-206. Ibid., 224. 27 Sur l’Aphrodite d’Hésiode et les ambiguïtés de la déesse, cf. Pironti, 2007. Sur Aphrodite Ourania, cf. Pirenne-Delforge, 2005, p. 271-290. 28 Platon, Le Banquet, 180d-e, 181a-c. 29 Ibid. 197d : Ἔρος ζηλωτὸς ἀμοίροις, κτητὸς εὐμοίροις. 26
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Marisa Tortorelli Ghidini En attribuant la fonction positive de l’éros à Aphrodite Ourania, Platon évoque une image de la déesse que pourrait refléter également le papyrus de Derveni. En effet, à la colonne XXI, le commentateur mentionne Aphrodite Ourania en association avec Harmonie et Peitho30. Il fait dériver le nom Aphrodite d’aphrodisiazein (« faire l’amour »), mais n’explique pas la raison pour laquelle l’épiclèse Ourania serait venue s’ajouter au théonyme. Selon certains interprètes modernes, l’épithète ferait allusion à la naissance de la déesse en tant que fille d’Ouranos, suivant en cela l’explication donnée par Platon dans le Banquet ; d’autres savants y voient un reflet de la tradition des Rhapsodies orphiques qui distinguent une première naissance d’Aphrodite, fille d’Ouranos, et une seconde, où la déesse est fille de Zeus31. Les uns comme les autres négligent toutefois la forte composante rationaliste de l’exégèse. À la lumière de la tradition platonicienne, selon laquelle les différentes épiclèses d’Aphrodite correspondraient aux différentes fonctions de l’éros, il est probable que le commentateur de Derveni ait ajouté l’épiclèse Ourania à Aphrodite non pas pour donner des précisions mythologiques, mais pour élargir les compétences « érotiques » de la déesse du monde des hommes au niveau du cosmos. En effet, à la colonne XIV, à propos d’Ouranos, le commentateur fait dériver ce théonyme de νοῦς ὁρίζων φύσιν32. Si la même étymologie est aussi valable pour Ourania, Aphrodite Ourania s’identifierait alors, dans la pensée du commentateur, avec le processus d’union et de génération des choses tel qu’il est réglé par ce νοῦς « qui détermine que les choses viennent à exister », obéissant à un processus harmonieux33 où les éléments cèdent l’un à l’autre34. De même, dans la théologie de Proclus, Aphrodite Ourania s’identifie avec le processus de cohésion et d’attraction des éléments à l’intérieur d’une dynamique intellectuelle et mystique où Zèlos et Apatè jouent un rôle très important ; si Aphrodite Ourania est la déesse hypercosmique de la Beauté divine, l’eros est le médiateur entre le monde intelligible et le monde matériel, agissant non plus dans un sens unique, comme chez Platon, mais dans les deux sens. Ainsi, Proclus pourrait retrouver en Zèlos l’élan du monde matériel vers la Beauté divine et en Apatè la séduction qui attire le monde matériel vers cette même Beauté.
30
Platon (Tim. 61c), après avoir expliqué comment les corps s’engendrent et se modifient suivant l’agrégation et de la désagrégation des quatre éléments, s’interroge sur les perceptions du corps au contact avec d’autres corps, expliquant ainsi le rapport entre zèlos et pathos. 31 Orphicorum fragmenta, 127. 32 Papyrus de Derveni, col. XIV 12 : [ὁ Νοῦς] ὡ̣ς ὁρ̣[ίζω]ν̣ φύσιν [τὴν ἐπωνυμίαν ἔσχε]ν̣ [Οὐρανό]ς. 33 Pour l’association d’Aphrodite Ourania avec Harmonie, cf. Tortorelli Ghidini, 2009. 34 De Peitho et Éros naît Hygie (Orphicorum fragmenta, 202).
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Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu Étant donné que les émotions occupent à la fois la sphère du sôma et celle de la psychè, on ne peut négliger de prendre en compte à ce propos une tradition religieuse de type mystique comme l’orphisme, puisque ce dernier inaugure une nouvelle forme de subjectivité unifiante qui agit comme dispositif de scission de la subjectivité35. En reconnaissant que l’âme est une entité spirituelle d’origine divine, on en établit immédiatement l’opposition avec la corporéité : les passions (désirs violents, douleurs, plaisirs) se retrouvent reléguées du même coup dans la dimension opposée, c’est-à-dire dans cette corporéité avec laquelle l’âme partage son existence individuelle, mais dont l’impureté est aussi, pour cette dernière, un puissant facteur de contamination. Pour résister à cette contamination, qui consiste à céder aux pulsions de ce corps dont les passions constituent précisément le langage, le sujet doit à tout prix réduire à néant les messages corporels. Dans le Phédon, Platon affirme, en effet, que la purification est l’action de « séparer le plus possible l’âme d’avec le corps, de l’habituer à se condenser, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps et à vivre autant qu’elle le peut, dans le présent et dans le temps à venir, isolée en elle-même »36. En ce sens, ce que l’on appelle mort n’est que « le détachement, la séparation de l’âme qui s’éloigne du corps »37. La réponse de ce « puritanisme » mystique et ascétique qui est appelé orphisme se place de manière significative sur le plan personnel et éthique : la passion que l’âme subit signifie qu’elle cède, à cause d’une faiblesse intrinsèque, aux pulsions corporelles ou qui proviennent du monde extérieur. Tout se passe comme si l’âme, dans ce cas, cédait à son « Autre ». C’est pourquoi il faut se doter de moyens d’autocontrôle aptes à gérer le matériel émotionnel et à construire une censure des poussées passionnelles. Platon, qui définit le premier les passions comme des maladies de l’âme, propose une conception passive du pathos, en tant qu’affection de l’âme dérivant du corps38. Dans le Phédon, il affirme que l’âme est engagée dans une lutte perpétuelle avec les désirs, les pulsions érotiques, les colères et les peurs que le corps produit. Il s’agit d’une lutte à l’issue incertaine parce que « chaque plaisir et chaque peine possèdent une sorte de clou, avec lesquels ils clouent 39 l’âme au corps » , ce qui rend difficile la purification et la conjonction finale avec le divin.
35
Vegetti, 2003, p. 44-46. Platon, Phédon, 67c-d. Sur l’emploi de pathos chez Platon, cf. Centrone, 1995 ; Palumbo, 2001. 37 Platon, Phédon, 67d (trad. P. Vicaire, CUF). 38 Platon, Timée, 87a (trad. IDEM). 39 Platon, Phédon, 83d-e (trad. IDEM). 36
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Marisa Tortorelli Ghidini Les passions sont des forces dangereuses parce que, si elles se révoltent contre ce guide qu’est la raison, elles peuvent détourner l’âme du droit chemin menant à une vie juste. Cependant, puisque les passions sont aussi les seules énergies disponibles, il faut alors les canaliser dans la bonne direction. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre et expliquer la constellation de divinités qui accueillent Aphrodite naissante dans la tradition grecque. Bien entendu, il faut évaluer prudemment les possibles équivalences entre éléments du vocabulaire et composantes du monde émotionnel, et/ou d’éventuelles analogies transhistoriques entre la psychologie des Anciens et celle des Modernes. Toutefois, une telle prudence ne doit pas se traduire en paralysie. À ce propos, un passage de Diogène Laërce témoigne du fait que les configurations ancienne et moderne de la jalousie peuvent parfois coïncider, même si cela n’arrive qu’à certaines occasions et dans certains contextes. S’agissant des Stoïciens, Diogène affirme que, selon ces derniers, « la peine est une contraction déraisonnable ; ses espèces sont : la pitié, l’envie, la jalousie, l’esprit de rivalité, l’affliction, le tourment, le chagrin, la douleur et la confusion ». « La jalousie – ajoute Diogène – est une peine ressentie en voyant chez autrui ce que l’on désire soi-même »40. Cette définition se révèle pertinente dans une bonne partie des témoignages que nous avons évoqués, même indépendamment du recours à la famille lexicale de zèlos ou de phthonos. L’absence d’un terme qui exprimerait précisément la notion de jalousie ne signifie pas pour autant l’absence de l’émotion correspondante. La jalousie, qui, à la différence de l’envie, est déchaînée par la peur de perdre ce que l’on possède, finit ou bien par s’extérioriser en violence dirigée vers l’autre ou bien par être intériorisée comme désir de mort. Dans un célèbre fragment, Sappho, s’adressant à la jeune fille qui est l’objet de son désir, décrit les émotions violentes qui la submergent : il est évident que, dans ce cas, la crise émotionnelle, inaugurée par la vue d’une troisième personne aux côtés de la jeune fille, s’accroît sous l’effet conjoint de la jalousie et du désir. Un tel état pathologique trouve son acmè dans une sensation de mort qui, dans ce contexte de passion, n’épargne ni l’âme ni le corps41. En conclusion, il faut remarquer que le projet d’une recherche sémantique autour de la notion de « jalousie » dans la culture grecque est rendu difficile à cause de l’absence de termes qui correspondraient exactement à notre mot « jalousie ». Cependant, la présence dans le vocabulaire grec, à partir du ve siècle avant J.-C., de substantifs abstraits, tels que ζῆλος, ζηλοσύνη, ζηλοτυπία, φθόνος, et d’adjectifs ou de verbes correspondants qui évoquent la notion de jalousie, permet d’éclairer aussi la nébuleuse émotionnelle des témoignages
40 41
Diogène Laërce VII 111 (trad. sous la dir. de M.-O. Goulet-Cazé). Sappho, fr. 31 Voigt.
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Zèlos : la jalousie des dieux et la jalousie comme Dieu précédents. Et cela d’autant plus si l’on considère que la jalousie en tant que pathos se développe et se définit, comme les témoignages orphiques et platoniciens le montrent, en relation à l’opposition/composition entre âme et corps, entre sujet passionnel et objet de passion. Université de Naples Federico II RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Brisson L., 1995 Orphée et l’Orphisme dans l’Antiquité gréco-romaine, Aldershot, Variorum, V 43-103. Berg van den R. M., 2001 Proclus’s Hymns. Essays, Translations, Commentary, Leiden - Boston, Brill. 2008 Proclus’s Commentary on the Cratylus in Context, Leiden - Boston, Brill. Centrone B., 1995 « Πάθος e οὐσία nei primi dialoghi di Platone », Elenchos 16, p. 129-152. Giardina G. R., 2008 Zêlos in Platone e in Aristotele, dans G. R. Giardina (a cura di), Le emozioni secondo i filosofi antichi, Catania, Cooperativa Universitaria Editrice Catanese di Magistero, p. 97-116. Hadjicosti I. L., 2006 « Hera Transformed on Stage. Aeschylus fr. 168 Radt », Kernos 19, p. 291-301. Lankila T., 2009 « Aphrodite in Proclus’s Theology », Journal for Late Antique Religion and Culture 3, p. 21-43. Lanza D., 1997 « Pathos », dans I Greci. Storia Cultura Arte Società, a cura di S. Settis, vol. II, Torino, Einaudi, p. 1147-1155. Lévêque P., 2000 La colère et le sacré, Besançon - Paris, Presses Universitaires Franc-Comtoises. Palumbo L., 2001 Eros Phobos Epithymia. Sulla natura dell’emozione in alcuni dialoghi di Platone, Napoli, Loffredo. Pirenne-Delforge V., 2005 « Des épiclèses exclusives dans la Grèce polythéiste ? L’exemple d’Ourania », dans N. Belayche et al. (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité (Actes des colloques de Strasbourg et de Rennes, 2001), Turnhout, p. 271-290. Pironti G., 2007 Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, (Kernos, suppl. 18), Liège.
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Marisa Tortorelli Ghidini Pizzocaro M., 1994 Il triangolo amoroso. La nozione di « gelosia » nella cultura e nella lingua greca arcaica, Bari, Levante Editori. Tortorelli Ghidini M., 2009 « Armonia nei testi orfici: PDerv. col. XXI », La Parola del Passato 64, p. 81-93. Tosetti G., 2008 Unioni divino-umane. Un percorso storico religioso nel mito greco arcaico, Cosenza, Edizioni Lionello Giordano. Vegetti M., 2003 Passioni antiche: l’io collerico, in Storia delle passioni, a cura di S. Finzi Vegetti, Roma - Bari, Laterza, p. 39-71.
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L’ENVIE (PHTHONOS) DANS LA RHÉTORIQUE D’ARISTOTE Pierre Chiron
Au premier chapitre de la Rhétorique d’Aristote, l’envie est donnée en exemple, avec la colère et la pitié, des passions qui « dévoient » le jury et dont l’excitation conduit à tordre l’instrument de mesure – la règle – nécessaire à la détermination de la justice1. Comme on le sait, le traité « redémarre » au chapitre deux, avec une tolérance toute nouvelle pour les à-côtés de la cause et fait la part belle à l’èthos et au pathos, promus au rang de pisteis (moyens de persuasion) techniques de plein droit. Dans la suite du traité, l’envie fait l’objet d’un chapitre entier (II, 10), comme l’une des passions examinées dans la partie consacrée à cette question au début du livre II, partie qui est parfois considérée comme le premier traité de psychologie qui ait jamais été écrit – appellation sur laquelle nous reviendrons. La définition qui est donnée de l’envie est particulièrement soignée, à la fois positive et par différence. Car cette passion doit être distinguée de deux passions voisines, mais vertueuses, qui sont d’une part l’indignation (to nemesan), d’autre part l’émulation (zèlos). Évoquant la pitié, Aristote – au début de II, 9 – est amené à évoquer son opposé2, l’indignation, une souffrance elle aussi, mais que l’on ressent devant des succès et non des échecs immérités. Toutes les deux sont le propre d’un homme de bien, car :
1
Aristote, Rhétorique I, 1, 1354 a 24-26. Le texte grec utilisé est celui de l’édition R. Kassel, Berlin, 1976. Les traductions sont nôtres (Paris, GF-Flammarion, 2007). Sur la question soulevée ici, voir surtout W. M. A. Grimaldi, Aristotle, Rhetoric II. A Commentary, New York, Fordham University Press, 1988, p. 151-152 (situation de l’envie par rapport aux autres passions) ; 165172 (situation et commentaire de Rhét. II, 10) ; Ch. Rapp, Aristoteles, Rhetorik. Übersetzung und Kommentar, dans : Aristoteles, Werke in deutscher Übersetzung, hg. v. H. Flashar, Berlin, Akademie Verlag, 2002, II, p. 667-673 (situation et commentaire de Rhét. II, 10). 2 ἀντικείμενον. Sur cette relation et son rôle dans les Catégories, voir la traduction commentée de ce dernier traité publiée par F. Ildefonse et J. Lallot (Paris, Seuil, 2002), notamment p. 179-183. L’opposition dont il s’agit ici est une contrariété du type bien / mal (succès / échec, en grec εὐπραγία5 / κακοπραγία). Elle ne concerne qu’un aspect (ce qui les suscite) de deux passions par ailleurs identiques, d’où sans doute la modalisation de 1386 b 11 « Car le fait d’éprouver de la souffrance face à des échecs immérités est l’opposé, d’une certaine manière (ἀντικείμενόν ἐστι τρόπον τινά), du fait d’en éprouver devant des succès immérités ».
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Pierre Chiron il est de notre devoir […] de compatir et d’avoir pitié face à ceux qui échouent sans l’avoir mérité, et de nous indigner devant ceux qui réussissent indûment, car ce qui se passe en contradiction avec le mérite est injuste, c’est la raison pour laquelle nous prêtons l’indignation aux dieux.3
Si pitié et indignation entretiennent ce type de relation, ajoute Aristote, on pourrait penser que l’envie, elle aussi, s’oppose à la pitié, car elle est proche de l’indignation, voire identique à elle. Le philosophe introduit alors la première distinction qui concourt à la définition de l’envie : « en réalité, c’est tout autre chose (sc. que l’indignation). En effet, si l’envie est elle aussi une souffrance qui perturbe, si on l’éprouve face au succès, il s’agit (…) non du succès de quelqu’un qui ne le mérite pas, mais du succès de notre égal et de notre semblable »4. En d’autres termes, quand nous envions, nous souffrons parce que l’autre a les succès qu’il mérite, et que ce succès ou ce bonheur qu’il mérite, nous en jouissons ou pourrions en jouir nous-mêmes. Aristote lève ensuite une autre ambiguïté. L’avantage dont bénéficie notre prochain – qu’il soit mérité ou immérité – ne doit avoir aucune incidence sur nous ou notre situation, auquel cas nous ne serions ni envieux ni indignés, nous aurions peur. Non, ce qui suscite indignation ou envie « c’est ce qui arrive à notre prochain lui-même »5. Il faut poursuivre un peu la lecture du chapitre pour avoir le mot de ces subtils distinguos : c’est la même personne qui se réjouit du malheur d’autrui et qui est envieuse. Car l’homme qui souffre de l’existence ou de la possession d’une chose éprouve nécessairement de la joie devant la privation ou la destruction de cette chose. C’est la raison pour laquelle toutes ces passions ont la faculté d’empêcher la pitié, même si elles diffèrent entre elles pour les raisons qu’on a dites. De sorte que, quand il s’agit de faire obstacle à la pitié, elles sont toutes semblablement utiles.6
Le contexte dans lequel s’inscrit la réflexion du rhéteur-philosophe transparaît assez nettement, c’est un tribunal populaire ; l’objectif poursuivi est, lui, plus explicite, c’est d’apprendre à transformer la souffrance ressentie face au malheur immérité d’autrui – c’est-à-dire la pitié – en plaisir ou en indifférence, en jouant sur les tendances prévisibles d’une partie de l’assistance, ou sur la façon de présenter au public la situation de celui qui cherche à exciter la pitié.
3 4 5 6
1386 b 12-16. 1386 b 18-20. 1386 b 21. 1386 a 34-1387 a 5.
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote La différence entre envie et émulation, quant à elle, est formulée vigoureusement au début du chapitre 11 du livre II. L’émulation est la « souffrance due au spectacle de la présence, chez des êtres naturellement semblables à soi, de biens qui sont source d’honneur et que l’on peut acquérir soi-même, souffrance ressentie non parce que ces biens appartiennent à un autre, mais parce qu’ils n’appartiennent pas aussi à soi ». Aristote introduit alors un commentaire important : « c’est la raison pour laquelle l’émulation est chose honnête et le fait des honnêtes gens, alors que l’envie est vile et le fait des gens vils, car l’un se met lui-même, sous l’effet de l’émulation, en état d’obtenir les biens, tandis que l’autre, par envie, cherche à empêcher son prochain de les avoir »7. Au début du chapitre 10, au milieu de ces définitions par différence, Aristote propose une définition synthétique, à la fois positive et négative : « l’envie est une souffrance qu’on éprouve au spectacle de la réussite de ses semblables comblés des biens qu’on a dits, souffrance liée non à la poursuite d’un intérêt personnel mais à ces personnes »8. Les « biens qu’on a dits » se réfèrent probablement aux chapitres 5 et 6 du livre I consacrés au bonheur. La distinction opérée, littéralement : « non en vue de quelque chose pour soi, mais à cause d’eux »9 est légèrement différente de celle du chapitre 9, mais l’idée est la même. Pour qu’il soit licite de parler d’envie, il faut que le bonheur d’autrui n’affecte en rien notre situation ou nos projets. Si nous souffrons, c’est juste parce que l’autre est heureux et connaît le succès. Telle est la définition de l’envie dans la Rhétorique. Le simple fait de parler de passion dans un tel traité, comme d’un artefact, c’est-à-dire d’une disposition émotionnelle transitoire susceptible d’être provoquée, annulée ou inversée ; qui plus est d’un artefact collectif – puisque le champ d’action du technicien est une assemblée populaire ; le simple fait de dire que telle ou telle passion appartient aux vicieux ou plutôt aux honnêtes gens, si elle procède de leur attachement à la justice ou de leur désir de faire le bien, ces trois caractéristiques suffisent à montrer quel abîme sépare ces conceptions de la Grèce classique de la plupart des conceptions postérieures comme les conceptions stoïciennes puis chrétiennes10.
7
1388 a 30-36. II, 10, 1387 b 22-24. 9 L. 23-24 : Μὴ ἵνα τι αὑτῷ ἀλλὰ δι’ ἐκείνους. 10 P. Aubenque écrit : « Que la colère, comme toute passion, puisse être la matière d’une vertu, qu’inversement on puisse pécher par défaut d’irascibilité, cette idée si conforme à l’esprit de l’hellénisme classique, suscitera l’indignation des écrivains stoïciens et chrétiens. Cf. Sénèque, De Ira III, 3, 1 : “Stat Aristoteles defensor iræ et vetat illam a nobis exsecari”» (« La définition aristotélicienne de la colère », Revue philosophique de la France et de l’étranger 147 [3], 1957, p. 311 n. 1 ; les italiques sont de l’auteur). 8
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Pierre Chiron Un tel abîme justifie une élucidation. L’objectif de notre étude est double, c’est d’abord de donner, le plus succinctement possible, leur contexte théorique aux analyses présentées dans le chapitre 10 du livre II, en posant essentiellement deux questions : sur quelle anthropologie se fonde la description des passions dans la Rhétorique ? Quel est le statut épistémologique de cette description dans un contexte aussi particulier qu’un traité de rhétorique ? Nous essaierons ensuite d’étudier pour lui-même le contenu du chapitre, en tâchant, entre autres précisions, de résoudre le problème de la traduction de phthonos : a-t-on raison de traduire par envie, ne faudrait-il pas préférer jalousie ? Aristote distingue-t-il ou confond-il ces deux passions ? I. Cadre théorique Anthropologie des passions11 Pour éclairer la logique interne des développements qu’Aristote consacre aux passions dans la Rhétorique, il faut rappeler brièvement sur quel substrat anthropologique ils se fondent. Le cadre général est celui des choses humaines, situées elles-mêmes dans la partie sublunaire de l’univers, irrémédiablement marquée de contingence, c’est-à-dire pour l’homme – pour faire simple – de liberté. Dans ce contexte, la science n’a pas la rigueur des sciences théorétiques. Elle s’appuie sur les endoxa, ou opinions valables, qui sont celles de la majorité des hommes ou des plus éclairés12. D’autre part, la philosophie a un caractère pratique, c’est-à-dire qu’elle vise non pas seulement à produire un savoir mais à réguler cette action humaine libre. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote n’a pas de mots assez durs pour la spéculation pure et il compare les purs théoriciens en pareille matière à ceux qui écoutent les médecins sans appliquer leurs prescriptions13.
11
Pour des vues générales, cf. M. Crubellier et P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Le Seuil, 2002, chap. 4 (« Les sciences de l’action humaine »), notamment p. 164-165. On trouvera une étude minutieuse de la question dans B. Besnier, « Aristote et les passions », B. Besnier, P.-F. Moreau, L. Renault (dir.), Les Passions antiques et médiévales, Paris, PUF, 2003, p. 29-94. 12 Cf. Topiques I, 1, 100 b 21 sq. 13 Éthique à Nicomaque (EN), II, 2, 1103 b 26 sq. : « ce n’est pas en effet pour savoir ce qu’est la vertu que nous nous livrons à un examen, mais pour devenir bons, sans quoi nous n’aurions nul besoin de ce travail » ; II, 3, 1105 b 12 sq. « Mais voilà ! La plupart n’agissent pas ainsi et cherchent refuge dans l’argumentation, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme les personnes souffrantes qui écoutent attentivement parler leurs médecins, mais ne font rien de ce qu’ils prescrivent » (trad. R. Bodéüs, Paris, GF-Flammarion, 2004).
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote La régulation de l’action devra tenir compte des paramètres de la liberté, qui sont au nombre de trois : la connaissance, le désir et la délibération. Dans ce trio, le désir ne joue pas le rôle d’obstacle ou de frein, bien au contraire. La connaissance n’est rien si le désir ne vient pousser le sujet à agir, car l’intellect ne meut rien. Il faut encore, pour passer à l’action, que s’opère le choix, éclairé lui-même par la délibération. Mais comment contrôler ce dispositif ? Un autre point essentiel pour Aristote est qu’il n’y a pas de science universelle. Ce sont deux sciences particulières qui régissent la liberté, à savoir l’éthique et la politique, sans solution de continuité entre les deux, ce qui – par parenthèse – explique déjà que si l’on tient à parler de psychologie (ce que ne fait pas Aristote) il s’agit d’une psychologie qui s’inscrit dans l’éthique et la politique, ou plutôt dans une éthique politique, c’est-à-dire d’une psychologie « projetée », constituée par les endoxa, « symptômes de vérité »14 sur le mécanisme des comportements collectifs. Aristote – à l’instar d’Isocrate – ne se fait guère d’illusion sur l’efficacité de l’éthique et de la politique. Pour ceux qui « ne sont pas maîtres d’eux-mêmes », à cause de leur âge – comme les jeunes – ou de leur incontinence, le savoir ne sert à rien. Il n’est utile que pour les individus qui déjà « rationalisent leurs désirs et leurs actions »15. Dans l’exploitation rhétorique des passions, il y a donc une bonne dose de résignation, d’adaptation à une réalité humaine critiquable mais incontournable. C’est un point à garder en mémoire quand on s’interrogera sur les liens entre rhétorique et morale. En tout cas, la vertu ou le vice se forment dans l’âme humaine au carrefour des instances rationnelles et des instances irrationnelles, comme le désir ou la passion, qui y cohabitent. Le vertueux n’est pas celui qui refoule ses passions, mais celui qui les contrôle. Il est remarquable qu’Aristote définisse par exemple un bon usage de la colère16. Or si l’on veut que ce contrôle s’exerce efficacement, il y a au moins deux conditions : que l’homme vertueux se soit approprié, se soit assimilé par un exercice répété les endoxa, les opinions justes qui vont déterminer ses désirs et ses délibérations, et par conséquent ses actions. Autrement dit, un caractère, un èthos vertueux, n’est autre qu’une tendance à la bonne action, fruit du contrôle rationnel sur les passions, mais tendance stabilisée et invétérée. Le dispositif trouve son aboutissement lorsque l’èthos vertueux non seulement débouche régulièrement sur des actions bonnes, mais les accomplit en connaissance de cause17. Une autre condition, évidemment, est que l’homme vertueux ait discipliné en lui-même les tendances opposées au contrôle rationnel.
14 15 16 17
Formule de M. Crubellier et P. Pellegrin (supra, n. 11), p. 156 n. 1. EN I, 1, 1095 a 3 sq. EN II, 7, 1105 b 33 et ci-dessus n. 10. M. Crubellier et P. Pellegrin (supra, n. 11), p. 156.
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Pierre Chiron Si la vertu est une bonne habitude, il y en a aussi de mauvaises, qui forment elles aussi des tendances stables, des prédispositions. Aristote décline ainsi tout un ensemble de facteurs qui favorisent ou défavorisent les processus (opinion, désir, choix) de prise de décision. Il y a principalement l’èthos, disposition stable composée d’une part plus ou moins grande de contrôle rationnel, mais aussi de déterminations biologiques, sociologiques, culturelles. Il y a aussi l’hexis. Ce mot est traduit tantôt par disposition, ou par son calque latin habitus, ou encore par la périphrase « état habituel » voire par « état cognitif »18. L’hexis est « une manière d’être [...]19 qui se manifeste notamment par un certain type d’actions, plus exactement par le fait que ces actions sont accomplies plus souvent, plus facilement (plus volontiers) et mieux par le sujet ainsi disposé »20. Ce terme revient très souvent dans le « Traité des passions » de la Rhétorique, très probablement parce que l’hexis inclut non seulement les déterminations du caractère mais aussi des conditions relatives à un état plus transitoire de l’âme ou du corps, comme être amoureux, être la proie d’une autre affection, être malade… Avec l’hexis, le philosophe serre au plus près les prédispositions durables ou éphémères qui conditionnent l’action, compétence indispensable à l’orateur qui veut s’adapter hic et nunc à son public et peser sur ses choix. Si l’on souhaite avoir une idée plus complète de l’ensemble du processus de l’action, il faut préciser que celle-ci ne démarre vraiment ni avec la connaissance, ni avec le désir, ni avec la délibération, que ces processus soient entravés ou facilités par le caractère ou la disposition. Son point de départ est un contact avec le monde, par lequel l’être humain tout simplement est affecté – car tel est le premier sens de pathos – soit directement, soit par le biais de la phantasia, ou représentation des choses absentes, substitut de la perception, et accompagnée comme elle de plaisir et de peine et de leur cortège d’effets physiologiques. Comme l’a bien montré Bernard Besnier21, dans le cas de la passion au sens psychologique du terme, la phantasia s’accompagne de deux types de jugements : un jugement factuel, par exemple, pour la colère, que quelqu’un nous a manifesté du dédain ; et un jugement de valeur : ce dédain est injustifié. C’est à l’occasion de ce jugement de valeur que se produit une éventuelle rationalisation ainsi que l’articulation avec l’hexis : celui que l’on met en face d’un malheur immérité n’éprouvera pas de pitié s’il est lui-même désespéré, ou tellement sûr de son bonheur qu’il se sent hors de toute atteinte22. 18
Ibid., p. 82. Nous supprimons ici le mot « permanente », cf. infra. 20 Cf. M. Crubellier et P. Pellegrin (supra, n. 11), p. 82-83 et Aristote, De anima II, 5, 417 a 21 sq. 21 Dans Les Passions antiques, op. cit., p. 87. 22 Rhét. II, 8, 1385 b 19-23. 19
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote Ces quelques éléments – volontairement simplifiés – sont essentiels si l’on veut comprendre non seulement le contenu mais la structure même des chapitres consacrés aux passions dans le livre II de la Rhétorique. Pour provoquer ou apaiser les passions, il faut non seulement les connaître, non seulement savoir quelles représentations les suscitent ou les annulent, mais aussi quels sont les facteurs plus ou moins stables, plus ou moins circonstanciels qui, dans le public ou une partie du public, les favorisent ou non. Statut épistémologique et éthique d’une technique (rhétorique) des passions23 Pour interpréter le chapitre 10 du livre II de la Rhétorique, il importe maintenant de déterminer plus précisément ce que l’on peut en attendre, eu égard aux ambitions de ce traité et à la situation de cette discipline dans l’architecture des savoirs. Aristote indique très clairement quel concours la connaissance des passions apporte à la technique rhétorique : « Les passions qui conduisent à modifier ses jugements sont celles qui s’accompagnent de peine ou de plaisir, par exemple la colère, la pitié, la crainte, etc. ainsi que leurs contraires »24. Autrement dit, si la connaissance des passions est nécessaire à l’orateur, c’est parce qu’elles peuvent influer sur les jugements. Or on a vu plus haut que l’envie est une passion mauvaise, parce que l’envieux souffre du succès légitime d’autrui et peut aller jusqu’à faire obstacle à ce succès, c’est-à-dire s’opposer à la justice. Si l’envie est l’objet d’une étude visant – car tel est l’objectif d’une recherche philosophique quand celle-ci prend la forme d’une technique pratique – à la mettre en œuvre dans le public pour influencer son jugement, c’est-à-dire son vote, par exemple en annulant le sentiment de pitié que lui a inspiré un plaignant, il faut conclure que l’orateur se fait éventuellement l’agent du vice et de l’injustice en utilisant un moyen lui-même immoral, qui consiste à modifier artificiellement, artificieusement, les représentations du public. C’est ici qu’il faut préciser les limites de la rhétorique comme technique : dans la hiérarchie des savoirs, elle ne fait pas partie de celles qui ont la faculté de se donner un telos. Même si « le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires »25, elle est incapable de se hisser jusqu’à la science véritable et elle est dotée, par conséquent, d’une sorte de neutralité axiologique, 23 24
Cf. P. Aubenque, art. cit., p. 300-317. Rhét. II, 1, 1378 a 20-23 : Ἔστι δὲ τὰ πάθη δι’ ὅσα μεταβάλλοντες διαφέρουσι πρὸς τὰς
κρίσεις, οἷς ἕπεται λύπη καὶ ἡδονή, οἷον ὀργὴ ἔλεος φόβος καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα, καὶ τὰ τούτοις ἐναντία. 25 Rhét. I, 1, 1355 a 21-22 : διά τε τὸ φύσει εἶναι κρείττω τἀληθῆ καὶ τὰ δίκαια τῶν ἐναντίων…
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Pierre Chiron seules l’éthique et la politique ayant la faculté de l’orienter conformément à la justice et au bien commun26. Il n’est donc pas surprenant de voir l’orateur s’appuyer sur une passion mauvaise pour obtenir du public telle ou telle décision : tout dépend de l’objectif poursuivi, dont la définition échappe à la technique rhétorique. Il faut aussi insister sur les liens étroits de la rhétorique avec la dialectique27. Pierre Aubenque, à propos de la colère, a défini d’une manière lumineuse le type de vérité que celle-ci peut atteindre. « C’est au véritable physicien, c’est-à-dire au physicien qui définit à la fois par la forme et la matière, qu’il appartient de donner la vraie définition de la colère, celle où (…) nous verrions comment le désir de rendre offense pour offense est à la fois la cause formelle, efficiente et finale de l’ébullition du sang qui entoure le cœur »28. Le dialecticien, lui, se borne aux définitions « eidétiques », ou verbales, c’est-à-dire celles qui permettent de s’assurer « qu’en employant le même mot que son interlocuteur, on parle bien en fait de la même chose »29. « Le dialecticien fait confiance au langage et en un sens il n’a pas tort, car le langage manifeste les choses dont il parle et, s’il est vrai qu’il est le résumé des expériences de l’humanité, il peut se substituer légitimement à l’expérience individuelle »30. Il n’atteindra pas toujours ni forcément l’idée adéquate des choses, mais il parviendra à les distinguer, respectueux en cela de la fonction du langage « dont le propre est moins d’exprimer les choses que de les désigner, moins de les dévoiler que de les faire voir »31. Ainsi s’explique une double caractéristique du chapitre 10 et, à la vérité, de l’essentiel de la Rhétorique : on y trouve des définitions issues du langage courant, mais rendues assez univoques pour permettre une discrimination claire de chaque passion par rapport aux autres tout en recueillant l’accord du plus grand nombre, et assez souples en même temps pour réunir tous les cas où la reconnaissance du phénomène ou des phénomènes proches permettront, dans la pratique, d’actionner les mêmes leviers pour obtenir les mêmes résultats. On verra que dans le cas de l’envie cohabitent ainsi ce que l’on pourrait appeler un « noyau définitionnel » et des cercles concentriques enserrant une notion dont l’unité tient davantage de la doxa et de l’expérience que d’un savoir rigoureux32. 26
Sur la répartition des compétences et des fonctions entre rhétorique et politique (incluant l’éthique), l’un des textes essentiels est Rhét. I, 4, 1359 b 2-18. 27 Liens établis dès la première phrase de la Rhétorique. 28 Art. cit., p. 301-302. 29 Art. cit., p. 302. 30 Art. cit., p. 303. Les italiques sont de P. Aubenque. 31 Ibid. 32 Il est tentant, quand on cherche à extraire de l’œuvre d’Aristote sa doctrine sur telle ou telle question, de mettre sur le même plan tous les passages relatifs à cette question. Sans même
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote II. Envie ou jalousie ? Passons aux analyses contenues dans ce chapitre 10 du livre II. Elles s’organisent donc selon un schéma récurrent dans la partie consacrée aux passions : 1) définition, 2) dispositions de ceux qui éprouvent l’envie le plus facilement – et chez qui, peut-on penser, il sera le plus facile de la susciter, 3) objets de l’envie, soit les biens dont la possession légitime chez autrui excite l’envie, 4) « cibles » de l’envie, soit les personnes que l’on est le plus tenté d’envier. Il y a là une série de paradigmes que l’orateur doit parfaitement connaître pour y conformer son discours33. Il est probable – même si Aristote n’entre pas dans le détail – que le discours devra s’adresser plus spécialement à la partie de l’auditoire susceptible d’éprouver l’envie, présenter la cible comme détentrice des biens qui suscitent le mieux l’envie, et conformer cette cible au portraitrobot de ceux que l’on envie. Même s’il reste assez abstrait, le chapitre se clôt sur deux applications précises du mécanisme décrit : « Par conséquent, si les auditeurs sont mis dans ces dispositions et si les personnes qui demandent de la pitié ou l’obtention d’un avantage quelconque (ἢ τυγχάνειν τινὸς ἀγαθοῦ) sont telles que les personnes décrites, il est évident qu’elle n’obtiendront pas de pitié de la part de ceux qui sont maîtres de l’accorder34 ». On savait déjà que le rôle principal de l’envie – en matière oratoire – était de faire obstacle au sentiment de pitié, on apprend ici que, plus généralement, elle peut servir à faire refuser par une instance judiciaire ou délibérative l’octroi d’un avantage à celui qui le demande. Mais revenons à ces quatre rubriques : les définitions modernes lient souvent l’envie à la frustration, on lit par exemple dans Le Robert35 : « Sentiment de tristesse, d’irritation et de haine qui nous anime contre quelqu’un qui possède un bien que nous n’avons pas ». Chez Aristote, rien de tel, ou du moins
parler des divergences qui relèvent de la critique génétique (et qui posent des problèmes aussi réels, bien souvent, qu’insolubles), c’est oublier que chaque traitement de la question est relatif au projet spécifique de l’ouvrage cité. Sur la question de l’envie, par exemple, la différence entre l’approche dialectique et l’approche rhétorique se marque par l’absence, dans la Rhétorique, de considérations sur la situation de l’envie sur un curseur menant d’une extrême à un défaut en passant par un meson (cp. Éthique à Eudème, 1233 b 18 sq. ; Grimaldi, op. cit., p. 152) : cette situation est essentielle quand on cherche à définir la vertu pour l’atteindre ou à connaître un vice pour le fuir, mais importe peu quand on cherche à s’assurer la maîtrise pratique d’une passion afin d’obtenir, de la part du public, les jugements qu’on veut lui inspirer. 33 Sur les modalités précises de la mise en œuvre de cette application, voir la discussion de F. Woerther, « Les passions rhétoriques chez Aristote et Al-Farabi : formes discursives et mécanismes d’induction », dans E. Cassan, J.-M. Chevalier, R. Zaborowski (dir.), La Logique des émotions, Organon 36 (numéro spécial), 2007, p. 55-74. 34 Rhét. II, 10, 1388 a 25-28. 35 Le petit Robert 1, éd. de 1977 sv Envie (I. 1°).
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Pierre Chiron rien de tel dans la version la plus pure de l’envie, son « noyau définitionnel », qui permet de la distinguer des passions proches. Le véritable envieux n’a besoin, ne manque de rien car le phthonos – par définition – a un caractère entièrement négatif. Or la frustration peut être une des causes du désir, qui n’est pas, à loin près, contraire à la vertu ; surtout, elle peut être le moteur d’une action, et nous serions alors sur le terrain de l’émulation, passion positive. Cet effort d’univocité, même s’il est transitoire, pose de difficiles problèmes de traduction, car la langue française comme la langue grecque donnent aux mots de ce champ lexical des acceptions assez floues. Certes, la maxime 28 de La Rochefoucauld – par exemple – coïncide parfaitement avec Aristote : La jalousie est en quelque maniere juste & raisonnable, puis qu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir : au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres36. La formule « fureur qui ne peut souffrir le bien des autres », pourrait être d’Aristote. Mais on trouve beaucoup d’emplois français où l’envie dénote une appétence, au sens le plus général du terme, les deux étant tant bien que mal discriminés par un système syntaxique opposant constructions du verbe et du substantif (envier quelqu’un, avoir envie de quelque chose ; envie de, envie à l’égard de). Réciproquement, le grec n’ignore pas des emplois de phthonos liés au manque ou à l’infériorité. Un exemple assez clair se trouve dans le Philippe d’Isocrate (§ 68) : ce dernier essaie de persuader son interlocuteur d’établir sur la Grèce une domination éclairée, acceptée par tous, permettant de lutter efficacement contre le barbare, au lieu de s’emparer par la force de cités qui devraient être ses alliées : « De telles actions ne vont pas sans susciter l’envie, l’hostilité ni force malédictions »37. On peut donc dire que l’univocité du sens « fureur qui ne peut souffrir le bonheur des autres » correspond à un choix d’Aristote parmi des potentialités sémantiques plus larges du mot phthonos. Au passage, on peut signaler que l’étymologie de ce terme fait l’objet de plusieurs hypothèses dont aucune, selon P. Chantraine, n’est satisfaisante38. L’éventail des acceptions signalées 36 François de La Rochefoucauld, Réflexions ou sentences et maximes morales, 4e édition, Lyon, 1685, p. 7. Citons encore les maximes 27 : On fait souvent vanité des passions mesme les plus criminelles : Mais l’envie est une passiont timide & honteuse que l’on n’ose jamais avoüer ; 324 : Il y a dans la jalousie plus d’amour propre que d’amour ; 328 : L’envie est plus irreconciliable que la haine ; 376 : L’envie est destruite par la veritable amitié, & la coquetterie par le veritable amour. 37 Philippe, § 68 : τοιαῦτα τῶν ἔργων φθόνον ἔχει καὶ δυσμένειαν καὶ πολλὰς βλασφημίας κτλ. Une domination pacifique, fédératrice, sera au contraire facteur d’émulation (cf. § 69). La principale frontière entre les deux stratégies est que la seconde, ne privant les autres de rien, les encourage à œuvrer de concert. 38 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Avec un Supplément sous la direction d’Alain Blanc, Charles de Lamberterie et Jean-Louis Perpillou, Paris, Klincksieck, 1999 [1968], sv.
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote dans un dictionnaire courant comme le Bailly englobe l’envie, la jalousie, et toutes sortes d’attitudes négatives – comme le refus, la spoliation, le fait de se mettre en travers des désirs d’autrui, liées à l’envie ou la jalousie – mais nous reviendrons ci-après sur les rapports entre le phthonos du livre II de la Rhétorique et ce que nous appelons jalousie. Aristote s’attache ensuite aux dispositions (hexeis) propices à l’envie, que Grimaldi dans son commentaire qualifie de « subjectives »39. La première condition de l’envie est que le sujet ait des semblables, puisque c’est son semblable que l’on envie, semblable « en naissance, parenté, âge, dispositions, réputation, possessions »40. Cette similitude est réelle ou « apparente », ce qui n’étonne pas puisque le point de départ de la passion est une représentation. Non moins logiquement, les personnes les plus susceptibles d’envie sont celles qui ont tout et qui croient que tout leur est dû, ce qui rappelle le lien établi entre envie et orgueil dans la maxime 281 de La Rochefoucauld, décidément grand psychologue : « L’orgueil qui nous inspire tant d’envie nous sert souvent aussi à la moderer »41. Aristote n’établit pas ce lien, mais il existe un passage éclairant du chapitre 2 du livre II – dans le chapitre sur la colère et, plus précisément, dans le passage consacré à l’outrage, comportement qui a le même caractère apparemment gratuit que l’envie : …l’outrage (hubris) consiste à faire et à dire ce qui entraîne de la honte chez la victime, non pour qu’échoie à l’auteur un autre bénéfice, ou parce que quelque chose s’est passé, mais pour le plaisir : car rendre la pareille, ce n’est pas outrager mais se venger. La cause du plaisir ressenti par ceux qui outragent est la croyance que le mauvais traitement exercé sur autrui accroît leur supériorité personnelle. C’est pour cette raison que les jeunes et les riches sont portés à l’outrage.42
Or la supériorité, nous le savons depuis le chapitre 11 du livre premier sur le plaisir, est une chose que tout le monde désire43. On pourrait donc dire que l’envie est une supériorité contrariée. Quand on poursuit la lecture du chapitre 10, on constate bien vite l’apparition de ces assouplissements évoqués ci-dessus. Aristote s’éloigne quelque peu du bel édifice où les passions sont toutes distinctes les unes des autres et s’aventure sur un terrain moins balisé où chaque notion trouve son unité dans la doxa et par l’action. Nous n’entrerons pas – faute d’espace – dans le détail sinon pour signaler deux des principaux élargissements de la définition pure.
39 40 41 42 43
Op. cit., p. 165. 1387 b 25-27. Op. cit., p. 57. II, 2, 1378 b 23-29. I, 11, 1370 b 32 sq.
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Pierre Chiron Il existait au départ une sorte d’« étanchéité » entre l’envieux et celui qu’il envie. En théorie, le bonheur d’autrui ne retranche rien au bonheur de l’envieux, les deux n’ont tout simplement rien de commun. Or Aristote introduit la compétition parmi les circonstances favorables à l’envie (« On envie également ceux avec qui l’on est en compétition, car on est en compétition avec ceux qu’on a dits [sc. les personnes proches], alors que personne n’entre en compétition avec ceux qui ont vécu il y a dix mille ans ou vivront dans dix mille ans, ou les morts, ou ceux qui habitent près des colonnes d’Héraclès »44). Il faut noter que le lien n’est pas direct : c’est parce que la compétition comme l’envie supposent la proximité que nous envions surtout nos rivaux, notamment en amour. Une fois encore, La Rochefoucauld semble avoir retenu la leçon d’Aristote, quand il dissocie la jalousie de l’amour : La jalousie naist toûjours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toûjours avec luy45, dessinant ainsi l’espace spécifique de l’envie, qui serait la jalousie sans amour, soit un reste de proximité combiné à la « fureur qui ne peut souffrir le bien des autres ». Dans ce cas, jalousie et envie sont proches mais distinctes. Mais plus loin, en rapprochant davantage encore l’envie de la compétition, Aristote tend bien à brouiller le tableau qu’il a lui-même tracé et à créer quelque chose qui ressemble fort à la jalousie. La ressemblance est parfois criante : « on envie aussi ceux qui possèdent ou ont acquis des biens qui nous revenaient ou que nous avons possédés jadis »46. La notion d’envie reçoit un second type d’assouplissement. On a vu qu’Aristote met en relation l’envie et la supériorité – l’envieux étant celui qui a beaucoup et qui ne supporte pas que les autres aient quelque chose. Ce lien est important car il permet de comprendre que l’envie n’a rien à voir avec une frustration ou un besoin réels. Mais quand sont évoqués les mikropsukhoi, les pusillanimes, les petites âmes « à qui tout paraît grand »47, la hiérarchie paraît inversée. Cela dit, à la réflexion, la contradiction n’est peut-être qu’apparente. Les pusillanimes manquent certes de courage et de caractère, mais ils ne supportent pas qu’aucune grandeur vienne déranger leur médiocrité. En cela, eux aussi veulent être les premiers. En conclusion, nous pouvons dire que, dans la Rhétorique d’Aristote, l’envie est une passion mauvaise parce qu’elle s’oppose à la justice et qu’elle conduit à de mauvaises actions. Elle est du côté de l’excès : c’est la passion de celui qui possède et qui ne veut pas que les autres possèdent aussi. Pour parodier une célèbre et paradoxale formule grecque, l’envieux veut être à la fois le premier et le seul. 44 45 46 47
1388 a 8-11. Maxime 362, cf. supra n. 36. 1388 a 19-20. 1387 b 33-34.
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L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote Comme instrument aux mains de l’orateur, si ce dernier sait inspirer à l’auditoire qui s’y prête les représentations adaptées, l’envie peut anéantir la pitié et mettre fin à ses intentions généreuses. Ce que nous avons constaté également, c’est que la description d’Aristote part d’un noyau définitionnel extrêmement rigoureux, où l’envie est totalement gratuite et injustifiée, apparentée à l’hubris, et s’étend de proche en proche jusqu’à des sentiments assez voisins de ce que nous appelons jalousie. Si le noyau définitionnel est dur et univoque, c’est pour éviter les confusions avec d’autres passions. Les assouplissements tiennent quant à eux au désir de faire place à des cas voisins qui requièrent la même stratégie rhétorique. N’oublions pas non plus qu’Aristote était un homme de science soucieux d’observation. Nous avons là par conséquent non pas une psychologie véritablement scientifique, qui supposerait l’étude des mécanismes physiologiques qui soustendent cette passion et les autres, mais une « anthropologie pratique » – mise au service d’une « tactique de la persuasion »48, c’est-à-dire conçue pour permettre de peser sur les choix des collectivités dans le cadre de la cité démocratique et donc pour permettre l’action. Ses liens avec la vertu éthique sont très élastiques : on sait que, pour Aristote, la connaissance des mécanismes de la persuasion est l’un des principaux moyens de ne pas être trompé, on sait aussi que la rhétorique n’a pas la maîtrise de son telos, et qu’elle doit s’en remettre à la science politique. Au total, tout en étant fort lucide, Aristote fait preuve d’un certain optimisme, voire d’une certaine légèreté : certes les passions ne sont pas rationalisables par tout le monde ni à tous les âges de la vie, mais certaines d’entre elles sont le moteur de l’action vertueuse, et les mauvaises – comme l’envie – peuvent être mises au service d’une bonne politique. Surtout, même dans leur définition élargie, elles paraissent bien transparentes, bien reconnaissables, sans grand mystère, quand la dialectique les a mises en mots. Avec Aristote, l’intellectualisme socratique n’est pas mort. Les époques et les écoles postérieures verront – ou mettront – plus d’opacité dans l’affaire. Université Paris-Est, Institut universitaire de France
48
Cette formule et la précédente sont de P. Aubenque, art. cit., p. 305, 311.
119
IV BIBLE HÉBRAÏQUE ET JUDAÏSME
L’ÉTRANGE CAS DE QAYIN ET DE HEVEL Hedwige Rouillard-Bonraisin
Notre science est arrivée à la maturité, le jour où l’homme occidental a commencé à comprendre qu’il ne se comprendrait jamais lui-même, tant qu’à la surface de la terre une seule race, ou un seul peuple, serait traité par lui comme un objet. Alors seulement, l’anthropologie a pu s’affirmer pour ce qu’elle est : une entreprise, renouvelant et expiant la Renaissance, pour étendre l’humanisme à la mesure de l’humanité. Claude Lévi-Strauss1
Bien que la culture biblique s’estompe de nos jours, l’épisode de Caïn et d’Abel constitue encore une référence largement partagée sur le thème de la jalousie. La raison en est le coup de génie de l’auteur de Gen 4,1-16, d’avoir ainsi ramené aux débuts de l’humanité et de toutes les sociétés la situation primordiale, archaïque, de tout être humain au sein de la cellule familiale, cellule sociale primitive, d’en avoir fait coïncider les diverses temporalités. Les débuts de la Bible hébraïque, à savoir le livre de la Genèse, et en particulier Gen 2-11, ont longtemps été regardés comme les plus anciens, dans un effet d’optique bien normal et habilement organisé par les derniers rédacteurs et organisateurs du corpus biblique. La critique n’en est plus là, loin s’en faut2, mais c’est grâce à cette suprême astuce que le premier crime de l’humanité se trouve ainsi décrit sous la forme du fratricide.
1
Anthropologie structurale II, Paris, Plon, [1973] 1996, p. 44. Th. Römer, Ch. Nihan (éd.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, 2009, spéc. Ch. Uelinger, « Genèse 1-11 », p. 197-216. 2
Hedwige Rouillard-Bonraisin Le titre choisi pour cette contribution3 indique le schéma herméneutique guidant notre exégèse : il s’agit, sous couvert d’une histoire, de l’étude clinique du phénomène « jalousie » perçu comme archaïque et universel, de ses tenants (origine dans la cellule familiale, la fratrie) et de ses aboutissants (conséquences destructrices et créatrices). On peut la rapprocher d’une forme narrative très actuelle, bien qu’initiée depuis des siècles, à savoir la série4. Gen 4,1-16, l’histoire du meurtre d’Abel par Caïn, s’inscrit comme le troisième épisode de la série Les débuts du monde et de l’humanité, le premier relatant la création du monde et de l’humanité (Gen 2,1-24), le second narrant la tentation et la première transgression (Gen 2,25-3,24), le troisième la seconde transgression, premier crime, forcément un fratricide (Gen 4,1-16). Les épisodes suivants deviennent plus confus, à la fois à cause de l’inévitable démultiplication des personnages, de leur diffusion dans l’espace, et de l’entrelacs de rédactions différentes. Il y est question de la descendance de Caïn et de la fondation de villes et de cultures variées : l’élevage par les nomades, la musique, l’art de forger (Gen 4,17-26). Nous retrouvons en Gen 2-4 les mêmes personnages, vivant des aventures différentes, obéissant au même type de structure, mais avec une tendance de plus en plus négative. La dégradation ne cessera de s’amplifier et de se généraliser (Gen 6,1-7), poussant Dieu à déclencher le déluge (Gen 6,13 ; 7-8) ; après quoi Dieu se repentira de sa propre dureté et, prenant acte de la méchanceté générique de l’humanité, décidera de la rectifier au moyen de l’alliance passée avec Noé, seul juste survivant (Gen 9). La rédaction dite « sacerdotale »5 décrit les « générations » (tōlȘdôt) successives depuis Adam (Gen 5-11*). La rédaction dite « yahviste »6 fait apparaître des personnages nouveaux qui, le temps d’un épisode, s’avancent sous les feux de la rampe, puis reculent à l’arrière-plan pour laisser la place à un suivant. Le lecteur les verra reparaître ultérieurement, avant qu’ils ne disparaissent enfin. C’est le cas, en Gen 2-4, d’Adam, d’Ève, de Caïn, d’Abel et de Lamek.
3
En référence à la nouvelle de R. L. Stevenson, L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, parue en 1886. Sur la notion de « cas », « la science des cas », voir P. Legendre, Dieu au Miroir. Leçons III, Paris, 1994, p. 276-279. 4 Songeons aux feuilletons des journaux du xixe siècle, et précédemment, aux « légendes » illustrées de l’iconographie : voir, entre mille exemples, les histoires de saint Jean-Baptiste et de saint Firmin (fin xve siècle), à la clôture du chœur de la Cathédrale d’Amiens. 5 Ce corpus désigne l’ensemble des écrits, au style « liturgique » bien repérable, attribués au milieu sacerdotal du Temple de Jérusalem. 6 On désigne encore ainsi l’ensemble non-sacerdotal du Tétrateuque, caractérisé par l’emploi du tétragramme YHWH, sans préjuger de sa datation (Th. Römer, Ch. Nihan [supra, n. 2], p. 158-167).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel L’exégèse a, depuis ses débuts7, observé que nombre d’éléments essentiels de Gen 4,1-16 reprennent mot pour mot des expressions de l’épisode précédent, à savoir la transgression commise par le couple primitif, parents de Caïn et d’Abel. Nous reviendrons en détail sur ces répétitions, déplacements et transformations du motif primitif : il s’agit souvent d’une dégradation, d’une aggravation dans le sens du mal et de la violence8. Le pas franchi avec Caïn est énorme : de la mortalité, advenue au genre humain du fait de la transgression par Adam et Ève de l’interdit divin en Gen 3,19, au crime. Nous dégagerons la structure d’un épisode dont la simplicité apparemment « biblique » cache une complexité déconcertante, et verrons que chaque verset recèle maintes énigmes, relevées dès les commentaires les plus anciens, et qu’il faut tenter de décrypter, parfois de manière indécise, parfois en déplaçant la question. Le but est de parvenir à résoudre de l’ensemble du problème par une solution cohérente avec l’ensemble des réponses antérieures. Nous mettrons également en évidence, chemin faisant, les fils de couleurs variées qui tissent la tapisserie. Ce sont les champs sémantiques qui constituent la matière du récit, et dont l’identification permet de poser les bonnes questions et d’y apporter les bonnes réponses. Ces fils devront être suivis dans le reste du corpus biblique, dont notre épisode ne saurait en aucune manière être isolé, pour des raisons de rédaction et de composition globales. Nous prendrons soin de préserver le plaisir de suivre un récit fort bien construit, avec des élans, des accélérations, des silences, des bavardages, des leit-motives, bref une poétique liberté de rythme qui n’est pas sans évoquer d’excellents films criminels à suspense, même lorsque d’entrée ne plane aucun doute sur l’identité du coupable9. De nos jours encore, les crimes familiaux fascinent, et défraient la chronique des assises. C’est qu’ils nous renvoient, pauvres humains, à notre situation familiale propre, dans laquelle chacun se trouve dans la situation archaïque toujours recommencée : le jeu interne à la cellule familiale reproduit toujours celui (fantasmé) des débuts de l’humanité. C’est la raison pour laquelle ce texte nous intéresse tant du point de vue psychique, malgré sa forme succincte, à l’opposé d’une analyse psychologique en profondeur, de type proustien. Il décrit sobrement une situation archétypale. Cependant chaque mot (dénotations et connotations) est pesé.
7
C’est-à-dire, dès les premières traductions, voir La Bible d’Alexandrie. 1 La Genèse, M. Harl (éd., trad.), Paris, 1994, p. 112-117. 8 C’est un schéma commun à de nombreuses mythologies, pas forcément liées par les familles linguistiques. 9 Par exemple The Night of the Hunter de Charles Laughton, 1955, avec le pasteur pervers incarné par Robert Mitchum, arborant sur les doigts de la main droite LOVE, de la gauche HATE.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin 4,1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14
15
16
L’humain10 connut Hawwāh sa femme ; elle conçut et enfanta Qayin et dit : « j’ai acquis / procréé un homme avec YHWH ». Elle continua et enfanta son frère Hevel ; Hevel était pasteur de petit bétail et Qayin était laboureur de l’humus. Et il arriva, à la fin des jours, que Qayin apporta du fruit de l’humus en offrande à YHWH ; Hevel apporta lui aussi des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse ; et YHWH regarda vers Hevel et vers son offrande ; mais vers Qayin et vers son offrande il ne regarda point ; et il y eut embrasement à Qayin beaucoup, et sa face tomba. YHWH dit à Qayin : « Pourquoi y a-t-il embrasement à toi et pourquoi est tombée ta face ? N’est-ce pas que si tu agis bien, relèvement ; mais si tu n’agis pas bien, à l’entrée la faute est couchée ; vers toi son désir, mais toi, tu domineras sur elle. » Qayin dit à Hevel son frère… et il arriva, comme ils étaient au champ, que Qayin se leva vers Hevel son frère, et le tua. YHWH dit à Qayin : « Où est Hevel ton frère ? Il dit : « Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère, moi ? » Il dit : « Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crient [sic] vers moi depuis l’humus. Et maintenant maudit es-tu de l’humus, qui a ouvert sa bouche pour recevoir les sangs de ton frère de ta main. Quand tu laboureras l’humus il ne continuera plus à te donner sa force ; fuyant et errant tu seras sur terre ». Qayin dit à YHWH : « (Trop) grande est ma peine pour être supportée / levée ; Voici tu m’as chassé, moi, aujourd’hui, de dessus la face de l’humus, et de ta face je serai caché ; je serai fuyant et errant sur terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera ». YHWH lui dit : « C’est pourquoi quiconque tuera Qayin, sept fois vengeance il y aura », et YHWH mit un signe à Qayin, de peur que ne le frappât quiconque le trouverait. Et Qayin sortit de devant (la face) d’YHWH ; il habita au pays de Nod / errance, à l’orient d’Éden.
10
Nous assumons une traduction littérale, nécessairement inélégante, afin de rendre perceptibles, autant que faire se peut, les jeux de mots de l’hébreu. L’humain renvoie à l’humus, comme hāɻādām à hāɻadāmāh.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel L’épisode, qui forme un tout autonome, mais non indépendant de ceux qui le précèdent et le suivent, consiste en un bloc de seize versets clairement isolés dans la présentation massorétique. L’articulation des descriptions silencieuses avec la parole (monologue, dialogues) justifie encore la comparaison avec le cinéma : du muet au parlant. La fin de Gen 3 avait installé un temps long, indéfini, consécutif à l’expulsion de l’humain hors du jardin Éden, et de son installation à l’orient d’Éden (Gen 3,24). A. Le premier verset de Gen 4 lance une nouvelle dynamique, et condense en un hémistiche l’union sexuelle de l’humain et de sa femme Hawwāh, la conception et l’enfantement de Qayin (temps court). Puis vient, au second hémistiche, l’unique et énigmatique parole, ponctuelle, de Hawwāh : j’ai acquis / créé / procréé un homme / mâle avec YHWH. Un hémistiche d’actions successives, un hémistiche de parole : ce verset d’ouverture, décisif, donne le ton de l’alternance qui scandera la suite de la péricope. B. Suit une série de quatre versets (2-5) « muets », consistant exclusivement en narration d’actions, d’états et de gestes, selon des temporalités et des rythmes variés : – l’enfantement de Hevel (2a, temps court, ponctuel) et les métiers respectifs de l’un et l’autre frères, Hevel puis Qayin (2b, temps long, indéterminé). Hevel au cœur du premier chiasme QHHQ (signe de la préférence ?) ; – au bout d’un certain temps, l’offrande de Qayin à YHWH (3, temps long puis ponctuel) ; – l’offrande de Hevel (4a, temps ponctuel) et le regard (favorable) de YHWH (4b, temps ponctuel) ; – le non regard (non favorable) de YHWH (5a, temps ponctuel), l’embrasement et l’abattement de Qayin (5b, ponctuel). Second chiasme QHHQ = réaffirmation de la préférence divine pour Hevel ? C’est du moins ainsi que le perçoit Q. C. S’approchant du centre mathématique et symbolique de l’épisode, deux paroles divines soudain interpellent Q : – question répétée sur son embrasement et son abattement (6) ; – sermon d’avertissement sur le discernement, la menace de la faute (7a) et incitation à dominer le désir de l’instinct (7b). D. Centre / descente aux enfers : – parole (restée inexprimée, suspendue) de Q à H (8a) ; – agression au champ et meurtre silencieux de H par Q (8b). 127
Hedwige Rouillard-Bonraisin E. La quasi-totalité de la fin de l’épisode consiste en dialogue entre YHWH et Q : – question divine : où est H ? (9a) ; – réponse – défi de Q (9b) ; – accusation divine contre Q (10) ; – malédiction divine contre Q (11-12) ; – plainte – protestation de Q (13-14) ; – concession divine = mitigation de la peine de Q (15a) ; – apposition du signe protecteur sur Q (15b). F. Reprise du récit : finale symétrique de celui de l’épisode précédent = Q sort du regard divin (temps court 16a) et va s’établir à l’orient d’Éden (temps long, indéterminé 16b). Cette forme éclaire le lecteur sur la fonction du texte, qui ne consiste pas à juger Qayin, mais à décrire, de manière clinique, et non sans empathie, un processus psychique de passage à la limite, perçu par l’auteur comme universel, du moins virtuellement. Pour reprendre la métaphore des assises, l’auteur adopte ici moins la position du juge, que celle de l’expert psychiatre, appelé à la barre pour livrer (aux magistrats) son opinion sur le passage à l’acte, une explication, non une justification. Une autre dimension du texte mérite d’être soulignée : le lecteur moderne ne doit pas attendre de Gen 4,1-16, récit d’un basculement à la fois familial, intime et social, une logique absolue, sans faille, du moins selon les critères d’un discours didactique. Cette « étude » suit les mouvements des affects. Si l’on peut néanmoins la considérer comme cohérente, c’est parce qu’elle reflète celle du psychisme humain, toute cahotique voir chaotique. Qayin paraît, jusqu’au moment du crime, muet, obtus, étranger, pur bloc de haine (4,1-8)11, puis il cède à la logorrhée (4,9-16)12. Non plus que la psychanalyse et l’inconscient, le récit biblique n’ignore ni ne refuse les contradictions ; plus exactement, il en joue. Ce faisant, il reflète à la fois la labilité d’une conscience, et celle des rêves : plusieurs points de vue peuvent se succéder, et un même personnage ou locuteur peut incarner et exprimer des aspects différents de sa personnalité. D’ailleurs il présente la brièveté, voire les ellipses, d’un rêve.
11 Comme dans L’enfer, de Claude Chabrol, le narrateur adopte, jusqu’au moment du crime, le point de vue du jaloux enfermé dans sa perception du réel : exacte ou délirante ? 12 Pour filer l’analogie cinématographique, on songe aux bavardages rabbiniques et narcissiques de Woody Allen.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Les noms – hāɻādām ne possède pas encore de nom propre. Il n’est encore que l’humain, « poussière de l’humus » (Gen 2,7). – Hawwāh / Ève : l’humain appela le nom de sa femme Hawwāh car elle était (la) mère de tout vivant (Gen 3,21)13. Cette épithète évoque le mythe sumérien mentionnant Nammu, la mère / mer primordiale, la Dame des dieux, la Mère qui a donné naissance à l’Univers14. Qayin / Caïn : sa mère explique immédiatement, via un nouveau jeu de mots, le nom de son premier fils15, mais sous une forme plus elliptique : L’humain connut sa femme (ɻištô) ; elle conçut et enfanta Qayin et dit : « j’ai acquis / créé / procréé (qānîtî ) un homme (ɻiš ) grâce à YHWH ». Sans reprendre l’abondante littérature consacrée dès l’exégèse ancienne à cet énigmatique hémistiche16, bornons-nous à évoquer les multiples résonances du nom de l’aîné meurtrier. Le verbe hébraïque qānāh signifie le plus souvent « acquérir, posséder ». Mais la formule ɻel ɼelyôn QōNēH šāmayim wāɻāreΣ « Dieu très haut créateur du ciel et de la terre »17, en écho au sens ougaritique18, invite à comprendre le sens « créer », d’où « procréer », surtout dans ce contexte « anthropogonique ». L’exclamation de Hawwāh joue sans doute sur cette pluralité de sens. Ce qui compte, c’est cette unique parole énoncée par sa mère, qu’entend l’enfant Qayin en naissant : en soi le début de ce cri de fierté d’une femme primipare ne saurait choquer19. Cependant il se complique de plusieurs anomalies : – il occulte d’emblée le père biologique (l’humain), pourtant dûment mentionné (l’humain connut sa femme Hawwāh, elle conçut et enfanta Qayin).
13
ͤawwāh forme ancienne de ͤayyāh « vivante ». En 4,1.25, la version grecque transcrit par
Εὔα, repris par le latin Eua. Nomen omen. Le mythe condense tous les temps. Ève n’a pas encore
eu le temps d’être mère qu’elle reçoit de l’humain ce nom prémonitoire. C’est la première de la longue série d’étiologies bibliques, fondées sur des étymologies approximatives. Celle-ci survient immédiatement après la longue suite de malédictions proférées par YHWH aux trois protagonistes de la transgression, en particulier : Je multiplierai tes souffrances et ta grossesse ; en travail tu enfanteras des fils (Gen 3,16a). 14 An : Anum, I : 27-28. Voir J. Bottéro, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, 1989, p. 472-478. 15 Nouvelle étiologie faussement étymologique dont la BH est friande, notamment à propos des noms d’enfants dans les récits patriarcaux. 16 La Bible d’Alexandrie (supra, n. 7). 17 Dont Melchisedeq, roi de Salem bénissant Abram, paraît être le prêtre (Gen 14,19). 18 Qny « acquérir, posséder, créer ». La déesse ɻAthiratu, parèdre du dieu ıɻlu, est qnyt ıɻlm « créatrice / génitrice des dieux » (RS 2.[008] + 3.341 + 3.347 et parallèles). 19 Il faut comparer ce triomphe aux pénibles enfantements annoncés dans la malédiction.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Cette omission a suscité des commentaires infinis20, d’autant plus que la mère substitue au géniteur naturel, se donne comme cogéniteur YHWH ! Hawwāh tient à proclamer cette coacquisition / cocréation d’un mâle (ɻîš) avec YHWH pour faire pendant à ce qu’elle a vécu comme la coacquisition / cocréation par hāɻādām d’elle (une femme ɻiššāh) avec YHWH selon Gen 2,22-23 :YHWH Elohim bâtit21 une femme (ɻiššāh) de la côte qu’il avait prise de l’humain et l’amena vers l’humain. Et l’humain dit : « Cette fois celle-ci est os de mes os et chair de ma chair ; celle-ci sera appelée femme (ɻiššāh) parce que d’un mâle (ɻîš) a été prise celle-ci22. – au fier constat de l’humain en 2,23 elle semble répondre : « cette fois c’est moi qui ai acquis un mâle grâce à YHWH ». Avec une symétrie remarquable, la femme, déjà doublement et passivement nommée ɻiššāh « femme » puis H.awwāh « vivante » par celui qui n’est encore que l’humain (il ne s’est désigné comme ɻîš / mâle que dans l’instant où il a désigné la femme issue de lui comme ɻiššāh), revendique à son tour cette coopération avec YHWH, et ce faisant en exclut l’humain, qui disparaît du champ narratif et discursif, destitué de son rôle biologique pourtant dûment signalé dans le texte biblique. Telle est la stupéfiante parole qu’entend l’enfant Qayin en naissant : sa mère ne lui nommant ni ne lui attribuant de père biologique humain, il se croit fils d’elle et de YHWH. De plus, au lieu de j’ai acquis / procréé un enfant (yeled) ou un fils (ben), elle dit j’ai acquis / procréé un mâle / mari : ɻîš, parole tout à fait atypique dans la Bible pour une mère qui accouche. Qayin est en effet le premier mâle à avoir été enfanté, (d’où la fierté de sa mère la Vivante), mais il entend aussi la résonance sexuée du mot ɻîš / mâle : il est le ɻîš (le premier et le seul), puisque son père biologique, l’humain, a été repoussé hors champ. Il est le premier mâle de la création, de sa mère, et il a pour cogéniteur YHWH. Il est donc un héros au sens grec, un demi-dieu, et le seul mâle de sa mère. Toutes les conditions sont réunies pour qu’il développe un ego démesuré et intolérant à la première frustration23. 20
hāɻādām « l’ādām, l’humain », lui, ne reçoit le nom propre Adam, grâce à la suppression de l’article, qu’à partir de 4,25 : Adam connut encore sa femme ; elle enfanta un fils et appela son nom : Šēt. 21 Voir la même racine bny en ougaritique. Le dieu ɻIlu est appelé bny bnwt, « créateur des créatures ». 22 La langue française peine à rendre les deux valeurs du même terme « homme », à la fois générique (der Mensch = hāɻādām) et sexué (der Mann = hāɻîš), et toutes les langues indo-européennes à rendre la parenté linguistique entre ɻîš (homme sexué, mâle), et ɻiššāh (femme, femelle). 23 Sans parler d’une configuration œdipienne classique. Ce narcissisme est sans doute l’étape préalable à la jalousie enfantine (cf. dans ce volume Chr. Mille, p. 19-34, et plus particulièrement p. 24-25 ; P. Legendre, Leçons III, 1994 (« Narcisse », p. 49-59).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Le texte ne cherche pas à accuser QayiN ni à montrer comment le drame eût pu être évité (erreurs de la mère, narcissisme), mais simplement à décrire les mécanismes normaux de la jalousie qui, portés à leur paroxysme, peuvent mener au crime, les pulsions en puissance susceptibles de déclencher le passage à l’acte. Le nom de Qayin, survenant treize fois dans l’épisode de Gen 4,1-16, y est donc prégnant. En Gen 4,8, dans le verset central et muet du crime, c’en est la septième occurrence. Or pour une oreille hébraïque les mots QāNîtî racine QNH et surtout le nom QayiN, scandé et ressassé, ne peuvent pas ne pas évoquer, en sous-texte, la racine QN ɻ, et surtout le substantif QiɻNāh « jalousie », dont ce récit initial donne l’archétype. Voilà donc la subtilité de la Bible hébraïque : ne jamais nommer le ressort psychique majeur de cette histoire, mais marteler un nom, assorti d’un jeu de mots, qui nous y ramène sans cesse24. Tel est l’énorme non dit, extrêmement parlant, de ce texte. Tant par les valeurs associées à son nom et les échos polysémiques qu’il éveille, que par son sinistre et dur martèlement dans le récit, le nom Qayin se situe du côté de la possession, de la matière, de l’humus. Comparé à son aîné, Hevel paraît au contraire évanescent, déjà du côté de l’absence. Son nom signifie « vapeur, fumée, buée », d’où « vanité »25. Il est triplement sacrifié : – par sa mère, qui l’ignore d’emblée en ne justifiant point son nom (elle ajouta d’enfanter son frère Hevel), nom d’absent, et le dit remplaçable : elle enfanta un fils et l’appela du nom Šēt « car Elohim m’a placé (šāt) une autre semence à la place de Hevel, puisque Qayin l’a tué » (Gen 4,25). Exit Hevel de la bouche et de la pensée de sa mère. – par son aîné26. – par le récit même, qui prend soin de l’effacer, le réduisant à la minceur d’une carte à jouer, d’un pion dans sa démonstration, d’un être muet, détruit à peine apparu. Cependant il lui confère, malgré ce mutisme et la brièveté de son apparition, une importance majeure, proportionnelle à la violence dont il a été victime : son nom immatériel est lui aussi martelé avec insistance (sept fois en Gen 4,1-16, et il est tué à la sixième occurrence, au v. 8) ; surtout, il l’associe pesamment au substantif « frère » (ɻāͥ, sept fois
24
« Ne jamais la voir ni l’entendre, ne jamais tout haut la nommer, mais… toujours l’attendre… » pour parodier le poème Soupir, de Sully Prudhomme, mis en musique par Henri Duparc en 1869. 25 Contre la division des lexicographes en racines différentes, le jeu de mots, évident, est délibéré. Il sera confirmé par l’importance des affinités de langue et de pensée entre Gen 4 et Qohelet qui s’ouvre par : « Vanité des vanités (fumée des fumées) ! Tout est vanité » (hab‐ēl hab‐ālîm hakkōl hāb‐ēl), Qo 1,2. 26 Voir infra, rubriques Offrir et Jumeaux et cadet préféré.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin dans l’épisode) déterminé par les possessifs « son », puis « ton »27. Privé de visage, mais non du sang qui, versé, trahit, accuse et maudit. Nous nous proposons de passer en revue les thèmes majeurs du récit. Ils émanent de champs lexicaux, mais ne s’y réduisent pas. Savoir, connaissance, sagesse (yādaɼ, daɼat) C’est quasiment par le verbe yādaɼ « savoir, connaître », que commence l’histoire de Qayin et de Hevel (4,1a) : il s’agit de la connaissance sexuelle28, première occurrence d’un sens bien attesté dans la Bible hébraïque (BH), mais limité, comparé au sens général. Cette valeur revient encore deux fois en Gen 4, au v. 17 juste après l’expulsion : Qayin connut sa femme, elle conçut et enfanta Hanok, et au v. 24 : Adam connut encore sa femme : elle enfanta un fils et l’appela du nom Šēt. Gen 4 est donc scandé, en trois moments décisifs, également répartis, par ce verbe yādaɼ « connaître » au sens sexuel. Le lecteur remarque également l’absence d’occurrences de yādaɼ au sens sapiential classique (savoir intellectuel et moral)29, absence d’autant plus frappante que les deux chapitres précédents sont saturés d’occurrences de ce dernier sens. En effet, « le savoir du bien et du mal » constitue l’un des axes majeurs de Gen 2-3, sous la forme de l’arbre au fruit interdit : YHWH Dieu fit croître du sol tout arbre agréable à voir, bon à manger, et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre du savoir du bien et du mal (ɼēΣ haddaɼat έôb‐ wārāɼ) 2,17 (16b de tout arbre du jardin manger tu mangeras) mais de l’arbre du savoir du bien et du mal tu n’en mangeras pas car le jour où vous en mangerez, mourir vous mourrez. 3,5 car Dieu sait que le jour où vous en aurez mangé vos yeux se dessilleront, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (yōdɼēy έôb‐ wārāɼ) 3,6 La femme vit que bon (έob‐) à manger était l’arbre, et qu’il était un plaisir pour les yeux, et désirable l’arbre pour rendre clairvoyant 3,7a se dessillèrent les yeux d’eux deux, et ils surent (wayyēdȘɼû) qu’ils étaient nus 3,22 YHWH Dieu dit : « voici que l’humain est devenu comme l’un de nous, pour savoir le bien et le mal (lādaɼat έob‐ wārāɼ) 2,9
27 Cette insistance théâtrale, en particulier : Qayin dit à Hevel son frère… et Qayin se leva vers Hevel son frère, et le tua (Gen 4,8), n’est pas sans évoquer celle de Gen 22 (« la ligature d’Isaac » par Abraham) sur (ton, mon) fils (neuf fois !), qui mène à l’issue opposée, et donc à la bénédiction parce que tu n’as pas refusé ton fils, ton unique, celui que tu aimes (v. 2 + v. 16). 28 Reflétée exactement dans l’expression populaire plaisante / ironique « connaître au sens biblique ». 29 Excepté la réponse de mauvaise foi de Qayin en 4,9 : Je ne sais pas (lōɻ yādaɼtî).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Ces deux types d’emploi du verbe « savoir » (six pour le sens général sapientiel en Gen 2-3, et 3 pour le sens sexuel en Gen 4) forment un système parfaitement construit dans l’ensemble littéraire qui nous occupe. Sans reprendre les nombreuses démonstrations sur la « connaissance sexuelle » symbolisant l’essence du savoir en général car liée au plus intime de l’être humain et de sa relation à autrui, à son eros30 tant intellectuel que charnel, nous pouvons reconstituer l’enchaînement suivant : ce n’est pas avant la consommation (du fruit interdit) de l’arbre du savoir du bien et du mal, que l’humain connaît sa femme Hawwāh. Pour en avoir mangé, l’humain est maudit, condamné à la mortalité individuelle (2,17 déjà cité et 3,19 jusqu’à ce que tu retournes à l’humus dont tu as été pris, car poussière tu es et à la poussière tu retourneras). Sachant le bien et le mal, ils connaissent leur « être-pour-mourir » ; c’est alors seulement que le couple humain peut se perpétuer et l’espèce survivre, grâce à la connaissance sexuelle qui apparaît donc comme la solution libérant l’humanité de la malédiction lancée contre l’humain. Qayin est donc le premier être enfanté, de l’union charnelle (« connaissance ») d’un homme et d’une femme. Tout irait donc pour le mieux, sauf que c’est précisément par cet enfant, de manière non naturelle, violente, que l’humanité va rencontrer la mort. L’interdit du meurtre La première mort relatée dans la BH, dans la foulée des deux premières naissances naturelles, procède d’un meurtre exprimé par le verbe HāRaG, qui scande par trois fois le récit, avec une tragique insistance : 4,8 14
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Qayin dit à Hevel son frère… et il arriva que, comme ils étaient au champ, Qayin se leva contre Hevel son frère, et le tua (wayyaHaRȘGēhû). « Voici tu m’as chassé, moi, aujourd’hui, de dessus la face de l’humus, et de ta face je serai caché ; je serai fugitif et errant sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera (yaHaRȘGēnî) ». YHWH lui dit : « c’est pourquoi quiconque tuera (HōRēG) Qayin, sept fois il y aura vengeance »31 ; et YHWH mit à Qayin un signe, de peur que ne le frappât quiconque le trouverait.
30 Lettre sur la sainteté. Le secret de la relation entre l’homme et la femme dans la Cabale, Ch. Mopsick, Paris, Verdier, 1986 ; A. Caquot, Annuaire du Collège de France, 1993-1994, p. 706 : « Conformément à Deutéronome 1,39 et 1Qsa I,9-11, cette “connaissance” est une métaphore pour l’accès à la majorité sociale, comportant l’usage responsable de la sexualité. C’est la capacité de procréer qui rend l’homme semblable à Dieu son créateur et justifie l’expulsion du jardin d’Éden, car l’homme ne peut être comme Dieu, immortel et créateur en même temps ». 31 Le verbe HRG revient encore en Gen 4,23b, dans l’énigmatique centon de Lamek : car un homme j’ai tué pour ma blessure, et un enfant pour ma meurtrissure ; si sept fois est vengé Qayin, Lamek (le sera) soixante-dix-sept fois.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Qayin a-t-il agi en connaissant l’interdit du meurtre ? Sous quelle forme pouvait-il le connaître ? Cet interdit ne se trouve pas explicitement formulé dans les chapitres précédents, en Gen 2-3, où il est seulement question de l’interdiction de manger (du fruit) de l’arbre du savoir du bien et du mal. Ou bien la BH ne fournit aucun indice sur cette éventuelle connaissance, auquel cas nous en sommes réduits à de pures conjectures, ou bien nous sommes fondés à en chercher des signes dans le texte. D’ailleurs, pouvons-nous nous aider des mentions bibliques de cet interdit pour en inférer que Qayin l’ait connu ? 1. Le savoir du bien et du mal C’est toute la question de la transmission héréditaire, tant du savoir que de la transgression. Le thème de la faute des pères poursuivie par la qinɻāh32 divine de génération en génération est récurrent dans la BH. Gen 4,1-16 paraît se situer en dehors de ce débat, sans l’ignorer, au contraire, parce qu’il le connaît. 2. La référence textuelle au commandement du Décalogue, à la Loi : Ex 20,13 = Dt 5,17 : Tu ne tueras point (lōɻ tiRaͤ) Les textes relatant les débuts de l’humanité dans la rédaction dite « yahviste », et notamment ce meurtre violent s’il en est, évitent le terme technique 2ͤ de l’interdit biblique du meurtre. Là encore, ils semblent refléter un esprit et un milieu différents33. 2ͤ apparaît dans un corpus limité et délimité (principalement des textes législatifs), le plus souvent sous forme absolue (ha-rōΣēaͥ « le meurtrier »). Il peut dénoter le meurtre aussi bien intentionnel que non intentionnel. HRG est beaucoup plus fréquent. Il ne se rencontre pas dans les textes législatifs. La crainte invoquée par Qayin en Gen 4,14 et la réponse divine laissent perplexes : 14
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Voici tu m’as chassé, moi, aujourd’hui, de dessus la face de l’humus, et de ta face je serai caché ; je serai fuyant et errant sur terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera. YHWH lui dit : « C’est pourquoi quiconque tuera Qayin, sept fois vengeance il y aura » ; et YHWH mit un signe à Qayin un signe de peur que ne le frappât quiconque le trouverait.
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Voir, dans ce volume, B. Lang (p. 165-169), J. Costa (p. 191-193), D. Hamidović (p. 175-176). 33 Il faut distinguer entre la connaissance de l’interdit, la connaissance de sa formulation, et la connaissance du corpus biblique qui l’énonce : les trois points sont liés certes, mais distincts.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Quel premier venu (littéralement : « me trouvant ») pourrait rencontrer Qayin et le tuer, excepté son père et sa mère, puisqu’à eux trois ils sont les premiers et seuls humains sur terre ? Mais le mythe, sans souci de réalisme, suit sa propre logique, anthropologique et symbolique34. En vertu de quelles règles Qayin craint-il d’être tué ? Une réponse souvent donnée est que « Caïn n’a plus d’asile sur terre ; errant et vagabond il sera à la merci du premier venu »35. Mais dans le cadre de quelle société et de quelle législation vaudrait cet asile ? Cette question ne doit pas être dissociée d’une interrrogation sur le sens de l’expression « tout me trouvant » kōl mōΣɻî : signifie-t-elle « le premier venu (par hasard) », comme le comprennent souvent les traductions, ou « toute personne me trouvant (en m’ayant cherché), c’est-à-dire le vengeur potentiel de la victime » ? a/ S’agit-il de la règle concernant « les villes refuges36 » ? Cette hypothèse ne semble pas devoir être retenue, d’une part parce que le terme utilisé pour « tuer » en Gen 4,1-16 est HRG, et que les textes sur les villes refuges emploient toujours 2ͤ, d’autre part parce que Qayin semble avoir tué avec préméditation, ce qui lui interdit à jamais le recours à ce type d’asile37. Le « vengeur » de la victime serait toujours en droit de le tuer. b/ Variante de l’hypothèse précédente : s’agirait-il d’une crainte se référant à la loi dite « du talion »38 ? Ce dernier en effet ne semble strictement 34
Soit l’auteur, quittant la spatio-temporalité du mythe, rentre dans celle de la société de son temps, soit « le premier venu » ne saurait être qu’Adam : le fils meurtrier craindrait que son père ne le tue pour venger son fils cadet mort (voir Gen 27,42-44 où c’est l’inverse : Rébecca craint qu’Ésaü ne tue Jacob, par jalousie). Mais c’est peu plausible, car l’humain n’apparaît jamais comme père réel, présent. Au contraire, toute l’histoire s’applique à le rendre absent, le premier plan étant accaparé par Qayin et YHWH, qui prend la fonction du père. Les exégèses anciennes (rabbiniques et patristiques) ont extrapolé, en quête d’explications « réalistes ». 35 La Bible, Ancien Testament I., É. Dhorme, F. Michaéli, A. Guillaumont (trad.), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1956, p. 14. 36 Voir en Nb 35,6-32 et Dt 19,2-13, la tradition mentionnant l’institution de trois, puis de six villes, prévues pour que s’y réfugie le meurtrier involontaire afin d’échapper au « vengeur du sang ». 37 Cependant un tragique événement récent peut inviter à reconsidérer les faits : lors d’une dispute (rivalité entre sa sœur et une amie), G. a porté à C. un coup mortel. Le parquet a hésité à qualifier les faits d’« homicide volontaire », en raison de la violence des coups. Il a finalement opté pour « coups mortels » car, selon le procureur de la République, G. n’avait pas l’intention de tuer : « lorsqu’il s’est rendu compte de la portée de son acte, il a été effondré » (Libération, 24 juin, 2011, p. 17). 38 Ex 21,23-25 ; Dt 19,21. C’est à la formulation de Lév 24,20-21 que pourrait faire allusion Gen 4,15 : « Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ! Selon le dommage corporel qu’il aura donné dans un humain, ainsi sera-t-il donné en lui. Qui frappera (à mort) une bête donnera compensation pour elle, et qui frappera (à mort) un humain (makkēh ɻādām, cf. Gen 4,15) sera mis à mort » (cf. A. Schenker, Chemins bibliques de la non-violence, Chambrayles-Tours, 1987 p. 54-72).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin appliqué que dans le cas du meurtrier intentionnel ; celui-ci, ne pouvant être racheté, doit mourir, pour une raison religieuse : le sang versé profane le pays où habite YHWH (Nb 35,31-35). c/ Exprime-t-il simplement la peur naturelle et archaïque de subir ce qu’il a infligé39 ? d/ S’agit-il d’une crainte « vague », renvoyant à la notion d’appartenance ethnique ? Qayin redouterait de se trouver, banni de son clan, exposé à l’agressivité des membres d’autres clans. Cette réponse est plausible, mais le texte trop laconique pour autoriser une réponse ferme. Tous ces textes et préceptes paraissent connus de Gen 4,1-16, et même, présupposés par lui, sans que l’épisode s’y réfère jamais clairement ; au contraire, il prend soin d’éviter toute terminologie susceptible d’apparaître comme une référence précise à ces lois et à ces textes « juridiques ». Une écriture et une attitude aussi systématiquement allusives semblent caractéristique d’un esprit et d’un milieu sapiential assez tardif, voire proche de la composition finale de la BH. Revenons à la question liant celle de la connaissance et celle du meurtre : Qayin a-t-il tué son frère en bravant sciemment l’interdit du meurtre, ou peutil être considéré comme innocent, pour n’avoir pas encore eu connaissance de l’interdit ? Troisième hypothèse : « son jugement était-il altéré ? », pour reprendre la terminologie des experts aux assises ? La réponse est : nul n’est censé ignorer la loi, surtout à l’intérieur du corpus biblique. Qayin apparaît dans la première partie du texte comme muet, régi par ses seuls affects. Mais les questions insistantes, puis l’avertissement de YHWH, le supposent « capable de discernement »40 : 4,6-7 N’est-ce pas que si tu agis bien (tēέîb‐)…, mais (que) si tu n’agis pas bien (lōɻ tēέîb‐) reprend la racine ά7" bien qui revenait comme un leit-motiv dans l’histoire des parents de Qayin, chassés du jardin Éden pour avoir mangé (du fruit) de l’arbre du savoir du bien et du mal. Ce savoir moral et ce discernement sont supposés transmis héréditairement, puisque YHWH, en 4,7, n’indique pas expressément en quoi consisterait le bon choix, ni le mauvais : il sait que Qayin sait. En réponse à la question piège de YHWH : Où est Hevel, ton frère (4,9a), Qayin fait l’idiot, au sens propre : je ne sais pas : suis-je (le) gardien de mon frère,
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Comparer la réaction, symétrique et inverse, des victimes « coupables de l’offense subie » (M. Balmary, Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, 1986, p. 64-65). 40 Les mots bināh « discernement », daɼat « savoir », et ͥokmāh « sagesse » forment le triangle d’or du lexique sapiential.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel moi41 ? (4,9b). L’expression lōɻ yādaɼtî peut se traduire également je ne savais pas (sous-entendu qu’il était interdit de tuer mon frère). L’hébreu, coutumier de ces ambiguïtés, en joue. Une certitude demeure : la mauvaise foi (assumée) de Qayin, qui sait où gît son frère, et connaissait l’interdit du meurtre. Cette réponse provocante, bravade42 à l’endroit de l’instance morale (du père) résonne mot pour mot en écho au comportement et aux paroles de ses parents en Gen 3,8-13. L’humain, Hawwāh et Qayin ont en partage le refus d’assumer leur transgression respective : 3,7 8
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Et s’ouvrirent les yeux des deux : ils surent (wayyēdȘɼû) qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuiers et s’en firent des ceintures. Ils entendirent la voix de YHWH Dieu qui se promenait dans le jardin, au souffle du jour, et se cachèrent l’humain et sa femme de la face de YHWH Élohim dans les arbres du jardin Éden. YHWH Élohim appela l’humain et lui dit : « Où es-tu ? » Il dit : « Ta voix j’ai entendu dans le jardin, et j’ai eu peur, car nu (je suis) moi, et je me suis caché ». Il dit : « Qui t’a montré que nu tu étais, toi ? Est-ce que de l’arbre dont je t’avais commandé de ne pas manger tu as mangé ? » L’humain dit : « La femme que tu (m)’as donnée (pour être) avec moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé ». YHWH Élohim dit à la femme : « qu’est-ce que c’est que cela, que tu as fait ? » La femme dit : « le serpent m’a séduite, et j’ai mangé ».
Qayin ne fait que reproduire les comportements de ses parents : la connaissance du bien et du mal est transmise, ainsi que le déni. L’humain, Hawwāh et Qayin apparaissent, dans leurs stratégies d’évitement, comme des enfants pris sur le fait par Dieu le père43. 41
Le système verbal des langues sémitiques incluant la marque de la personne dans le verbe, le pronom personnel y survient beaucoup plus rarement que dans nos langues indo-européennes modernes. Sa présence y est d’autant plus prégnante : « suis-je le gardien de mon frère, moi ? » ; « maudit sois-tu, toi ». 42 Voir l’analyse de cette non réponse dans le dialogue entre Paul Beauchamp : « C’est tout autre chose qu’un mensonge banal… C’est le discours du “type pas concerné” : non seulement… par son frère, mais par la question…, par la parole. Exactement… ce que vous appelez la dérision. Il est extraordinaire de la voir se manifester au moment de la première effusion de sang. Caïn ne s’attend même pas à ce qu’on le croie : il n’attache pas d’importance à ce qu’il dit lui-même… Ma parole n’est rien, donc mon acte n’est rien non plus » et Denis Vasse : « la dérision est un signe du défi… ce défi à la mort qui se répète en actes de violence. Ce défi a besoin de la dérision, marque du refoulement, de la répression – voire de la forclusion de la parole (La violence dans la Bible, Cahier Évangile 76, 1991, p. 29). 43 De telles scènes, non dépourvues d’humour, ont inspiré la représentation picturale, depuis les chapitaux romans et les enluminures jusqu’à la bande dessinée (voir A. de Pury, Bonjour !, Genève, 1992).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Tuer le frère44 Le triple usage du verbe HRG en Gen 4 inaugure45 la série biblique des (tentatives de) meurtres fraternels par jalousie46 : – celle d’Ésaü envers Jacob : Ésaü prit Jacob en haine, à cause de la bénédiction dont son père l’avait béni ; Ésaü dit en son cœur : « Les jours du deuil de mon père s’approchent, et je m’en vais tuer (wȘɻaHaRGāh) Jacob, mon frère ». On rapporta à Rébecca les paroles d’Ésaü, son fils aîné ; elle fit alors appeler Jacob, son fils cadet, et lui dit : «Voici, Ésaü, ton frère, se console à ton sujet dans l’espoir de te tuer (lȘhārgek‐ā) » (Gen 27,41-43). – à la génération suivante, celle des fils de Jacob, le récit associe le terme qinɻāh et l’intention de tuer (HRG) : Israël aimait Joseph plus que tous ses autres fils parce qu’il était le fils de sa vieillesse47… Ses frères virent que leur père l’aimait plus que tous ses frères et le haïrent : ils ne pouvaient lui parler en paix (Gen 37,3.4)… À la suite du songe de Joseph48 ses frères eurent contre lui de la jalousie (wayȘQaN ɻû-b‐ô, Gen 37,11a). Lorsque l’occasion s’en présente, c’est-à-dire, là encore, en l’absence du père, ils complotent meurtre et mensonge : maintenant, venez, tuons-le (naHaRGēhû), jetons-le dans une des citernes. Nous dirons : « Une bête mauvaise l’a dévoré », et nous verrons ce que deviendront ses songes (37,20). Le verbe HRG « tuer » revient encore en Gen 37,26 : Juda dit à ses frères : « Que gagnerons-nous à tuer notre frère (naHaRōG ɻet ɻaͥînû) ? Venez, vendons-le aux Ismaélites ; et que notre main ne soit pas sur lui, car il est notre frère, notre chair ». Ce verset s’inscrit dans une discussion interne au groupe des frères sur l’opportunité du fratricide : Ruben l’aîné et Juda, le plus sensé, s’y opposent, pour les mêmes raisons, au fond, que les autres frères méditent de le tuer
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« À l’origine, toujours, un meurtre. Mais lequel ? Selon l’Ancien Testament, c’est celui, fratricide, commis par Caïn qui se refuse à être le gardien de son frère. […] Selon Freud, le premier meurtre est un parricide, il est celui perpétré contre le père tyrannique. » (J.-B. Pontalis, Un jour, le crime, Paris, 2011). 45 Ces premiers chapitres de la BH, relatant les premières expériences de l’humanité, contiennent nécessairement les premières occurrences de maints vocables. 46 Voir, dans ce volume, J. Costa, p. 190 et 209-210. 47 La préférence de Jacob va à Joseph et à Benjamin parce qu’ils sont les plus jeunes et parce qu’ils sont les fils de Rachel, longtemps restée stérile bien qu’elle soit l’aimée de Jacob (Gen 29,30). D’ailleurs la qinɻāh « travaille » cette histoire puisque Rachel, toute préférée qu’elle soit, jalouse (watȘQaNnēɻ) sa sœur Léa (pourtant haïe de Jacob), parce que Léa a déjà enfanté à Jacob quatre fils : Ruben, Siméon, Lévi et Juda. 48 Le cadet Joseph n’est guère sympathique : il « rapporte » sur ses frères à son père Jacob (Gen 37,2), puis leur raconte son rêve mégalomane, qui choque même le père (Gen 37,10). Ici aussi la Bible décrit cliniquement un mécanisme psychique, plus qu’elle ne juge le(s) jaloux.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel (Gen 37,21-28). Ce débat résume le nœud passionnel interne à la fratrie49, l’ambivalence des sentiments fraternels : si ses dix frères haïssent Joseph au point de vouloir le haïr et de méditer de le tuer (HRG), c’est qu’ils sont jaloux (QNɻ) de la préférence paternelle à son égard ; mais cette mortelle jalousie est contrebalancée par l’interdit du fratricide : faire couler le sang fraternel, c’est porter atteinte à sa propre chair. Dans l’histoire de Qayin et de Hevel, l’humanité se réduit à la cellule familiale primitive. Il n’est donc pas surprenant que le terme ɻaͥ « frère » y revienne avec insistance, à l’exclusivité d’autres termes exprimant les relations sociales. 1/ ɻaͥ peut, notamment dans les langues sémitiques, revêtir des sens plus larges que celui de « frère » fils du même père50, tout en restant dans le champ familial. 2/ Dans la BH, il peut être synonyme de rēɼa « prochain, celui avec qui l’on se trouve en relation » ; il désigne tout membre de la communauté, notamment dans les textes législatifs51. Le « frère » stricto sensu n’est que le plus proche des prochains. Tout « prochain » est un « frère ». 3/ Vu la technique allusive de Gen 4,1-16, on peut se demander si l’absence du mot rēɼa « prochain » n’y serait pas compensée par cette surrepreprésentation de son équivalent biblique ɻaͥ « frère » ; d’autre part le frère tué, Hevel, est RōɼēH « pasteur », mot reposant sur la même structure consonantique que « prochain » : RɼH. En jouant sur une triple homophonie il faut sous-entendre le message : on ne tue pas le frère pasteur, qui est le prochain (Loi) ; c’est choisir le mal (raɼ), mot de structure proche, allusion plausible vu le contexte immédiat de l’histoire de l’arbre de la connaissance du bien (έ¦b‐) et du mal (raɼ). Or juste avant le meurtre, YHWH rappelle à Qayin l’alternative : « si tu fais bien… si tu ne fais pas bien » (Gen 4,7). Le message, bien que crypté, est clair : on ne tue pas son frère (ɻaͥ), c’est-à-dire son prochain (rēɼa) : c’est choisir le mal (raɼ), contraire à la Loi. Le commandement, c’est de choisir le bien (έ¦b‐). Qayin disposait de tous les éléments pour ne pas succomber à la tentation.
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Voir R. Kaës, « Le complexe fraternel archaïque », Revue Française de Psychanalyse 2, 2008, p. 283-396. 50 Dans les familles polygames du Proche-Orient ancien les frères sont souvent issus de mères différentes. 51 Voir Lév 19,16b-17a.18 : « Tu ne te dresseras pas contre le sang de ton prochain. Moi je suis YHWH. Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur… Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune aux fils de ton peuple ; mais tu aimeras ton prochain comme toi-même. Moi, je suis YHWH ». Également Za 8,16-17.
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Jumeaux et cadet préféré L’histoire de Qayin et de Hevel plonge d’emblée le lecteur dans un schéma traditionnellement considéré comme l’un des ressorts de la BH, celui du fils cadet préféré52. Cette préférence est le ressort psychologique et dramatique qui déclenche la jalousie. Sans prétendre traiter en profondeur ce sujet anthropologique important, déjà largement étudié53, bornons-nous à quelques observations : 1/ Certains indices invitent à se demander si Qayin et Hevel ne sont pas jumeaux54 : tandis que pour la naissance du premier sont spécifiés un rapport sexuel et une conception, ce n’est pas le cas pour le second : l’humain connut Hawwāh sa femme : elle conçut et enfanta Qayin et dit… ; elle enfanta encore son frère Hevel (Gen 4,1a.2a), alors que pour la naissance du troisième fils le texte est explicite : Adam connut encore sa femme : elle enfanta un fils et l’appela du nom Seth car Élohim m’a assigné une autre semence à la place de Hevel, puisque Qayin l’a tué (Gen 4,25)55. Il faut certes se méfier de l’argumentum a silentio. Mais souvent le texte, avec ses non-dits, donne matière à de telles hypothèses, qui justifient les spéculations rabbiniques56. 2/ La gémellité est souvent, dans le folklore international, considérée comme un phénomène rare, voire extraordinaire, à la limite du monstrueux57. 52
Voir encore Ephraïm (Gen 48,14.18), puis David (1 S 16,1-13) et Salomon (2 S 12,24-25). J. Vermeylen, Le Dieu de la promessse et le Dieu de l’alliance, Paris, 1986, p. 43, l’explique théologiquement par l’élection ; R. Hamayon, La chasse à l’âme : esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien, Nanterre, 1990, p. 256-263, repère cette constante en de tout autres climats. 54 L. Ginzberg, Les légendes des Juifs, t. I. La création du monde, Adam, les dix générations, Noé, G. Sed-Rajna (trad. fr.), Paris, 1997, p. 252-253, n. 8 : Bereshit Rabba 22,2-3 ; Pirqe de-rabbi Eliezer 21. 55 Certes dans la BH l’expression en est en général plus explicite. Voir Gen 25,22-26 pour Rébecca, Ésaü et Jacob : « Et les enfants s’entrepoussaient dans son sein… et voici, il y avait des jumeaux dans son ventre… » ; id. en Gen 38,27-30, pour la naissance de PereΣ et Zeraͥ, jumeaux de Tamar et de Juda. 56 Si Qayin et Hevel sont jumeaux, cela modifie la problématique, puisque les deux frères sont censés avoir quasiment toujours vécu ensemble ; que si Hevel est un vrai cadet, le texte offre la configuration classique de la jalousie fraternelle. Dans le premier cas, la jalousie de Qayin serait vraiment liée à l’inflation de l’ego favorisée par l’énigmatique et triomphante parole maternelle. 57 Voir R. Kuntzmann, Le symbolisme des jumeaux au Proche-Orient ancien. Naissance, fonction et évolution d’un symbole, Paris, 1983 ; comme l’explique M. Cartry, « il n’est pas une société d’Afrique noire qui n’ait élaboré un système complexe de représentations et de rites concernant les jumeaux. […] Pour les Dogon, les Bambara et les Malinké, les jumeaux rappellent et incarnent l’idéal mythique. Ils sont comme les représentants d’un état de perfection ontologique. […] Mais avec les Ewe, les jumeaux sont placés sous le signe de “puissances sataniques” liées au désordre, à la stérilité et à la sécheresse » (dans La Notion de personne en Afrique Noire, Paris, L’Harmattan, 1973 [19932], p. 28-29). Voir encore M. Tournier, Les météores, Paris, 1975. 53
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel 3/ Mais dans la BH elle se réduit à une histoire d’aîné et de cadet, donc à un schéma classique de jalousie fraternelle : Il m’a supplanté ces deux fois : il a pris mon droit d’aînesse (bȘkhōrātî) et voici, maintenant, il a pris ma bénédiction (birȘ‐kāti)58 s’écrie Ésaü contre son jumeau Jacob (Gen 27,36)59 ; il n’y a donc là rien qui tienne spécifiquement à leur gémellité60. 4/ Si l’hypothèse de la gémellité de Qayin et de Hevel est admise61, on constate l’inverse du schéma précédemment évoqué : la gémellité est moins le cas extraordinaire, atypique, que l’essence même des cas de fratrie, puisque les mécanismes de jalousie y sont en tout point identiques62. Le cadet, jumeau ou non, jouit-il d’une réelle préférence ? La réponse est indiscutablement positive pour Jacob, ambiguë pour Hevel. Qayin finalement s’en sort mieux, alors que le pauvre Hevel ne fait que passer63, sacrifié à la leçon de l’histoire. Finalement, chaque cas n’est-il pas unique, contrairement aux conclusions souvent admises en anthropologie ? Cependant la gémellité paraît condenser les traits essentiels de la fraternité, à savoir : l’amour tangent à la haine, du fait de la position rivale obligée dans le quatuor familial, puis le groupe social, quelle que soit son étendue. Dans toute gémellité il y a un aîné, comme dans toute fratrie, avec la structure de domination exprimée en Gen 25,2364. Le cadet apparent l’est-il réellement ? Ésaü et Jacob sont jumeaux ; Qayin et Hevel ont de bonnes chances de l’être. Gen 4 ne fourmillerait-il pas d’allusions à Gen 26-27 : bȘ‐kôrôt « premiers-nés » / bȘ‐kōrāh « droit d’aînesse » / bȘrāk‐āh
La bȘrāk‐āh du père détournée par Jacob suscite la jalousie du jumeau spolié. Voir M. Douglas qui compare la bȘrāk‐āh et la sorcellerie : « On a qualifié la sorcellerie de jalousie institutionnalisée. De même on pourrait qualifier la baraka d’admiration institutionnalisée. » (Purity and Danger, Londres, 1967, trad. fr. : De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, 2001, p. 126). 59 Ésaü, défavorisé de naissance (il est velu), a des raisons de haïr son jumeau qui successivement lui a extorqué la bȘ‐kōrāh (25,31), puis a usurpé la bȘrāk‐āh paternelle (26,24) ; là encore, les torts sont partagés : Jacob, rusé, manque de générosité puisqu’il exige le droit d’aînesse en échange du potage de lentilles ; mais « Ésaü méprisa le droit d’aînesse » (Gen 25,34), ce qui n’est pas à son honneur. 60 Sauf si c’est précisément la gémellité qui rend le droit d’aînesse douteux. 61 Si aucune objection ne s’élève contre la proposition fondée sur les indices relevés dans le texte. 62 À l’inverse, mais pour aller dans le même sens, les enfants – de même sexe souvent – d’âge proche ont de tout temps, par commodité, été élevés comme des jumeaux, ce qui, à nouveau fragilise le droit d’aînesse. Cette gémellité imposée est souvent mal vécue par l’aîné biologique. 63 Conformément au sens de son nom : « vapeur, fumée » – nomen omen. 64 « Deux nations sont dans ton ventre, et deux peuples se sépareront en sortant de tes entrailles ; un peuple sera plus fort que l’autre, et le plus grand sera asservi au plus petit » (Gen 25,23). 58
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Hedwige Rouillard-Bonraisin « bénédiction » ? Mais Rébecca avertit son jumeau cadet Jacob de la haine d’Ésaü. Elle se montre plus lucide (« sage » ?) que Hawwāh. Gen 27 indique un clair progrès dans la conscience et la liberté : à la différence de Hawwah65 qui n’a pas, dans son aveuglante hybris, vu venir le fratricide, Rébecca n’est pas soumise au simple désir envers Isaac. Quel rapport entretiennent les deux histoires sur la rivalité Ésaü-Jacob et la jalousie des frères de Joseph d’une part, avec celle de Qayin et de Hevel de l’autre ? C’est une question récurrente dans les études bibliques. Dans l’ordre actuel de la composition biblique, l’histoire de Gen 4 inaugure la série des histoires de frères voulant tuer le frère cadet dont ils sont jaloux66. Or, nous l’avons montré, elle présente des affinités de langue et d’idées avec les deux suivantes (Gen 27 et 37). Ces affinités peuvent être dues à la parenté de thématique, ou à l’intertextualité inhérente à la Bible. Malgré leur ordre d’apparition, l’histoire de Qayin et de Hevel risque bien d’être un résumé subsumant sous une forme « pure », simple, quasi abstraite, ces histoires de haines fraternelles relatées ultérieurement, ce qui concorde avec une datation relativement tardive. Offrir La plupart des exégèses ont vu dans la préférence divine – l’agrément par YHWH de l’offrande de Hevel, et son désintérêt pour celle de Qayin – la raison de la jalousie, et donc du fratricide. Telle est certes l’impression globale se dégageant d’une rapide lecture du texte, et la source de son interprétation séculaire. Il convient cependant de nuancer cette « idée reçue » : le déclencheur fatal est précédé de signes annonciateurs, et suivi d’autres moments-clés qui auraient encore pu modifier le cours des réactions subjectives et des événements. La problématique de l’offrande rejoint celle de la loi, mais sous une autre forme : si l’offrande de Hevel a plu, et non celle de Qayin, faut-il en inférer que cette dernière n’était point conforme à la norme du bon sacrifice ? La nature des offrandes respectives a pu objectivement influer sur l’attitude divine envers l’offrant. Comparons entre elles les types et qualités d’offrandes de chacun des deux frères, puis confrontons-les aux normes des sacrifices telles que la BH permet de les connaître.
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Selon la malédiction de Gen 3,16 : « Vers ton mâle ton désir ; mais lui dominera sur toi ». Voir N. Wyatt, « Le mariage et le meurtre : stratégies royales au Levant », La Bible et l’héritage d’Ougarit, J.-M. Michaud (dir.), Sherbrooke, 2005, p. 213-244. Voir, dans ce volume, P. Vernus, p. 52-54 et 59-62.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel L’offrande de Qayin, qui prend l’initiative, se résume à un mot : Et voilà, à la fin des jours, Qayin offrit du fruit de l’humus (en) offrande à YHWH.
Celle de Hevel vient en second, mais paraît d’emblée plus fournie : Et Hevel apporta, lui aussi, des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse (en) offrande.
Une tradition exégétique67 part du principe que l’offrande carnée de Hevel valait en soi davantage que l’offrande végétale de Qayin. Mais cette opinion, fondée sur une certaine conception évolutionniste de l’organisation des rites sacrificiels sémitiques et judaïques liée au développement – de végétalien à carné – du régime alimentaire telle que la relatent les chapitres 1 à 9 de la BH68, repose sur des a priori modernes. C’est ne pas tenir compte de la spécialisation de chacun des deux frères69, ainsi que des recherches en matière de rites sacrificiels : Qayin ne pouvait offrir que les produits du « labourage » ; d’autre part, l’offrande végétale peut , au moins autant que l’offrande animale, être parfaite70. Hevel choisit ce qui, dans le système sacrificiel biblique, représente sans conteste le meilleur des animaux sacrifiés : les premiers-nés et leur graisse. Ce n’est pas le cas de Qayin, dont le texte dit sèchement qu’il offrit du fruit de l’humus. Ce laconisme en dit long. L’offrande de Qayin est triplement entachée : – selon les normes du judaïsme, l’offrande végétale de choix consiste en « les prémices des premiers fruits de terre » rēɻšît bikkûrēy ɻadmātȘ‐kā (Ex 34,26)71 ; – le terme pȘrî est lourdement marqué par l’épisode précédent, celui de la transgression commise par les parents : La femme vit que l’arbre était bon à manger et qu’il était un plaisir pour les yeux, et que l’arbre était désirable pour
67 Bien résumée et représentée par A. Marx, Les offrandes végétales dans l’Ancien Testament, du tribut d’hommage au repas eschatologique, Paris, 1994, p. 134-139. 68 Gen 1,29 : « Voici, je vous ai donné toute plante portant semence, qui est sur la face de la terre, et tout arbre dans lequel il y a un fruit d’arbre, portant semence : [cela] vous sera pour nourriture » ; mais après la croissance exponentielle de la violence et le Déluge, Dieu scelle avec Noé un pacte instaurant de nouvelles règles : « tout ce qui se meut et est vivant vous sera pour nourriture » (Gen 9,3). 69 Passé le stade de la cueillette-chasse (Voir J. Guilaine, Caïn, Abel, Ötzi, L’héritage néolithique, Paris 2011, p. 19-21), labourage et pâturage sont également nécessaires. Le dernier incombe aux plus jeunes : David, dernier des sept fils d’Ishaï, paît le menu bétail (1 S 16,11). 70 « L’offrande végétale apparaît comme le sommet du système sacrificiel », dans A. Marx, CE 111, Les sacrifices de l’Ancien Testament, 2000, p. 23. 71 A. Marx (supra, n. 67), p. 135, traduit « à la fin des jours » par « à la fin de l’année », ce qui renforce la différence entre la qualité de l’offrande de Hevel (prémices) et celle de Qayin (non prémices).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin rendre intelligent : elle prit de son fruit (mippiryô), en mangea et en donna aussi à son homme avec elle, et il mangea (Gen 3,6). Le fruit était l’obscur objet de l’interdit, du désir et de la transgression ; ce handicap initial ne dépend pas de la volonté de Qayin, mais il en hérite. – on pourrait répondre que c’est le fruit de l’arbre interdit qui ne doit pas être offert, et que Qayin offre du fruit de l’humus, donc de son honnête labeur. Mais l’humus est maudit en vertu de la troisième série de malédictions consécutives à la transgression du jardin : après le serpent (Gen 3,14-15), puis la femme (Gen 3,16), c’est à Adam que s’adresse l’avalanche de malédictions définissant l’humaine condition : – et à Adam il dit : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et mangé de l’arbre dont je t’avais commandé : “Tu n’en mangeras pas” ». – maudit (est) l’humus à cause de toi… (Gen 3,17) Qayin a consciencieusement offert du modeste fruit de son pénible labeur (handicap hérité). Mais ce fruit est doublement tavelé, voire pourri. Le texte demeure remarquablement peu disert : Qayin aurait-il pu mieux choisir ? Disposait-il de meilleurs produits que ceux qu’il a apportés ?72 Même dans l’énoncé de l’offrande de Hevel le texte n’indique que le minimum nécessaire, à savoir que celui-ci a choisi le meilleur pour l’offrir. C’est le contraste qui compte : entre le banal et le choisi. S’enchaîne le récit, en chiasme, du regard porté sur Hevel et son offrande, du non regard sur Qayin et la sienne (Gen 4,4b). Šāɼāh signifie « regarder » : il est sans doute excessif d’affirmer que l’offrande de Qayin n’a pas plu : simplement, à ce moment73 précis, alors que c’est lui qui, en aîné, avait pris l’initiative de l’offrande, YHWH n’a regardé ni lui, ni son offrande. Pour quelle raison ? Le texte reste laconique. La banalité manifeste de l’offrande, la désinvolture d’un aîné imbu de lui peuvent certes expliquer ce dédain « paternel », mais il s’agit aussi d’une mise à l’épreuve, comparable à celle d’Abraham en Gen 2274. Il n’y a pas matière à en induire une préférence
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Le silence du texte n’autorise pas à affirmer qu’il a offert des fruits de mauvaise qualité, comme Mal 1,7 fulmine : « Vous présentez sur mon autel un pain souillé et vous dites : “En quoi t’avons-nous souillé ?” ». En langage moderne, en risquant l’anachronisme, on pourrait parler de « service minimal ». YHWH a regardé le meilleur, ce que n’a pas choisi, dans la gamme d’offrandes possibles, un Qayin obnubilé par son ego, s’entendant (pro)créé avec YHWH, donc se vivant comme un demi-dieu. 73 Momentum décisif au sens étymologique de « mouvement, impulsion » analysé par Michel Serres. 74 « Dieu éprouva Abraham… “Prends ton fils, ton unique, ton unique, celui que tu aimes, Isaac...” ».
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel durable pour Hevel ni une disqualification définitive de Qayin, surtout si l’on prend en compte l’attention pédagogique que portera YHWH à Qayin par la suite et jusqu’à la fin alors que, omniscient et omnipotent, il sacrifie Hevel à la jalousie de son frère et à la leçon de ce qu’il faut bien nommer une fable en l’exposant, appât sans défense75. Le texte, protéiforme, reflète la pensée de Qayin, ses ressentis, tout en les décrivant cliniquement. Qayin éprouve en tout cas le sentiment d’une intolérable injustice, véritable déni d’existence76. Cette frustration se traduit par un bouleversement physiologique, colère noire et dépression. La faute N’est-ce pas, si tu agis bien, relèvement ; mais si tu n’ agis pas bien, à l’entrée la faute est couchée ; vers toi son désir, mais toi, tu domineras sur elle (Gen 4,7). Qayin se voit offrir une alternative, qui suppose son libre-arbitre77. La faute est un fauve couché78 à la porte : selon le bon vouloir du sujet tenté, elle se conduira en bête docile ou dominante. Ce verset 7a, le plus obscur, a tracassé l’exégèse dès les versions anciennes79. Il semble qu’il faille comprendre ś Șɻēt comme l’infinitif substantivé du verbe .3ɻ « lever, relever », et lui sous-entendre le complément pānek‐ā « ta face » : la face de Qayin, « tombée, abattue » du fait du non regard porté sur son offrande,
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Tel l’agneau de la fable, à la morale parfaitement a-morale. Voir W. Vogels, « Caïn : l’être humain qui devient une non-personne (Gn 4,1-16) », Nouvelle Revue Théologique 114, 1992, p. 321-340. Jacob aussi « efface » Ésaü par le troc (droit d’aînesse pour un potage) et l’offrande au père – pour capter sa bénédiction – du repas de chevreaux, qui évoque l’oblation de petit bétail par Hevel. Rébecca exploite non le regard, mais la cécité d’Isaac. Ésaü, comme Qayin non vu du père, se sent nié : Est-ce parce qu’on a appelé son nom Jacob (= celui qui supplante) qu’il m’a supplanté ces deux fois ? (Gen 27,36). La souffrance est d’autant plus grande qu’Isaac aimait Ésaü (le chasseur), car le gibier était à son goût, mais Rébecca aimait Jacob (25,28). « N’as-tu que cette seule bénédiction, mon père ? Bénis-moi, moi aussi, mon père ! » Et Ésaü leva sa voix et pleura (27,38). 77 La liberté selon Descartes (Méditations métaphysiques IV, « Du vrai et du faux ») est le contraire de l’arbitraire : « Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des contraires ; mais, plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais le choix et je l’embrasse » (trad. du duc de Luynes, 1647). 78 2" indique la position couchée, tant du fauve (Gen 49,9) que de la bête de somme (Nb 22,27), voire de la brebis au repos (Ps 23,2). 79 M. Harl (supra, n. 7), p. 114-115. Le grec des Septante si tu as présenté correctement mais partagé non correctement, n’as-tu pas péché ? choisit l’explication, rituelle, ouvrant une longue et riche tradition. 76
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Hedwige Rouillard-Bonraisin sera « relevée ». Autrement dit, il sera lui aussi traité avec faveur : une seconde chance lui est donnée s’il triomphe de l’épreuve, de la tentation de la violence80. Vers toi son désir (ɻeleyk‐ā tȘšûqātô) mais toi, tu domineras sur lui (wȘɻattāh timšol-bô)
La formule est un calque de celle, précédente, de Gen 3,16 : Vers ton homme ton désir (ɻel-ɻîššēk‐ tȘšûqātēk‐) mais lui, dominera sur toi (wȘhûɻ yimšolbāk‐).
Celle-ci s’inscrit dans les malédictions divines lancées contre la femme : elle enfantera souvent et dans la douleur. Son désir sexuel pour son mari sera lancinant, et payé de retour par la domination masculine (et les grossesses). La faute ͥaέέāɻt est présentée comme un fauve, une bête de désir, prête à bondir sur le « fauteur » potentiel, Qayin, pour le posséder, voire le violer. Mais YHWH garantit à ce dernier qu’il la dominera. La malédiction sur la femme est donc reprise mais déplacée : hors d’un discours de malédiction, dans un discours d’avertissement, de la femme maudite vers l’homme appelé à dominer sa pulsion. C’est la faute qui prend la place désirante de la femme81 ; le texte exprime crûment l’aspect érotique de la pulsion de mort82. Une fois de plus, la répétition décalée d’une formule d’une génération à l’autre indique une transmission et une métamorphose possibles, voire une inversion. Le désir aliéné de la femme pour l’homme la menait à l’asservissement, mais aussi aux naissances. Le désir dévorant de la faute pour Qayin mène à la mort, mais aurait pu être dominé.
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Vocabulaire de cour et de liturgie : « si vous présentez une (bête) aveugle en sacrifice, n’est-ce pas mal ? Et si vous en présentez une boiteuse et malade, n’est-ce pas mal ? Offre-la donc à ton gouverneur : t’agréera-t-il, ou relèvera-t-il ta face ? dit YHWH des armées » (Mal 1,8). 81 À la différence des « matriarches » comme Sarah, Rachel, Rébecca, Tamar et d’autres « héroïnes » bibliques (Ruth, Esther), la figure d’Ève reflète une idéologie violemment antiféminine. 82 Stevenson, en concevant et en rédigeant L’étrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, est nourri d’influences bibliques : « que cet horrible rebelle fût uni à lui plus étroitement qu’une épouse, plus étroitement que la prunelle de ses yeux ; qu’il fût là, emprisonné dans sa chair, comme une bête féroce dans sa cage, qu’il l’entende gronder, le sentît se débattre pour venir au monde, et qu’à chaque moment de faiblesse, ou profitant de son sommeil, il l’envahît et l’exilât de sa propre existence… Mais il (= Hyde) a pour la vie un amour prodigieux. Je (= Jekyll) vais plus loin : moi qui éprouve la nausée et le frisson rien qu’en pensant à lui, lorsque je songe à l’abjection et à la passion de cet attachement, et sachant combien il craint mon pouvoir de le supprimer par mon suicide, je trouve en mon cœur de la pitié pour lui » (p. 85). Ce désir de Hyde de pénétrer Jekyll est encore plus perceptible dans Le cas Jekyll, de Ch. Montalbetti (Le Cas Jekyll, Paris, 2010), notamment dans la mise en scène par Denys Podalydès, où Hyde s’incarne dans une danseuse, tantôt ravissante, tantôt horrible.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Invidia. La parole suspendue, la face et le visage Gen 4,5b décrit laconiquement sa réaction : brûla à Qayin83, beaucoup, et sa face tomba. Ce sont là marques physiques de colère et de dépression84. Gen 4,1-16 mentionne cinq fois la face (pānîm / pȘnēy), terme fréquent dans la BH, avec des emplois allant du religieux (« voir la face de Dieu ») à des valeurs très atténuées, équivalentes d’adverbes (« de dessus la face de la terre »), en passant par le simple « visage ». L’hébreu ne comporte pas de terme rendant le latin invidia « envie »85, qui comporte vid le radical de videre « voir » : « envier » c’est « voir, regarder de travers » (le rival). Malgré la mise en garde sapientiale86 de Gen 4,7, qui suppose en Qayin un reste de libre-arbitre, Qayin dit à Hevel son frère… et il arriva, alors qu’ils étaient au champ, Qayin se leva vers Hevel son frère, et le tua (Gen 4,8). Là encore, l’ellipse parle. Le texte suspend la parole87 : Qayin a dû dire à son frère de sortir baśśādeh, « au champ », c’est-à-dire hors du regard familial et du contrôle social88, mais ce n’est pas un hasard si la parole ne sort pas. Qayin est simplement incapable de parler89. De l’injustice il reste sidéré, c’est ainsi qu’il tue. Il doit faire disparaître le rival dont l’existence même lui rappelle l’humiliation qu’il a subie, le fait de n’avoir, un instant, pas été regardé par le père, alors même qu’il avait pris l’initiative du cadeau.
83
Sous-entendu : « le nez » : formulation classique de la colère. Autrement dit, Qayin a vu rouge, ce qui rejoint les conclusions de B. Lang sur le sens de qinɻāh « colère » (voir, dans ce volume, p. 166-168). 84 Cette description physiologique de la dépression serait caractéristique d’une anthropologie « hellénistique stoïcienne» selon A. Schule, Der Prolog der hebräischen Bibel (Abhandlungen zur Theologie des Alten und Neuen Testaments 86), Zürich, 2006, p.189-191). L’adolescent auteur des « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » (supra, n. 37) dit simplement avoir « vu rouge » avant de taper, mais n’avoir « jamais voulu tuer ». Le vocabulaire correspond littéralement à celui de Gen 4,1-16 : « voir rouge » (ͤ2(), « il lui est tombé dessus » (QWM ɻel), « taper » (NKH), « tuer ». Une fois de plus, les « non-dits » du texte biblique, mimant subtilement la complexité du réel, autorisent plusieurs interprétations, qui alimentent des commentaires et variés, notamment rabbiniques. 85 Invidia : étymologiquement rattaché à video. Voir, dans ce volume, la contribution d’A. Bastit, p. 235-248. 86 Équivalant à la « leçon », « admonestation » du père / maître dans le livre des Proverbes. 87 Les versions anciennes, grecques, samaritaine, syriaque et les Targums complètent : « allons dans la plaine ». Sur la discussion attribuée aux deux frères, voir R. Le Déaut, Targum du Pentateuque, I. Genèse, Paris, 1978, ad loc. 88 Śādeh « champ cultivé » (domaine de Qayin) mais aussi « campagne », est ambivalent : là s’y perpètrent les agressions criminelles (Dt 21,1 ; 22,25). 89 « Le passage à l’acte du meurtre et/ou du suicide tapi dans l’inconscient du jaloux est toujours provoqué par le refus forcené de la parole qui briserait la tenaille de la dualité imaginaire et ferait sortir de l’aliénation, de la prison de sa propre image » (La violence dans la Bible, supra, n. 42).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin La suite permet d’imaginer que Qayin a attaqué Hevel par derrière, non de face. Hevel ne possède probablement pas de visage aux yeux de son aîné. Comme l’indique le texte hébraïque, Hevel (nomen omen) ainsi condamné par sa mère à l’évanescence, n’est que « vapeur, fumée ». Du moins Qayin l’a-t-il ainsi perçu d’emblée, allant ensuite jusqu’à le nier par le crime, puis à (dé)nier le crime, puisque ce frère inexistant avait tout de même (pauvre cadet docile, imitateur muet), trouvé le moyen d’attirer le regard divin, et ce faisant de détourner ce regard paternel de l’offrande du frère aîné. Le texte dit aussi le vécu par l’aîné de l’impossibilité du partage de l’amour paternel (car YHWH aurait fort bien pu regarder les deux frères, et les deux cadeaux). Toujours est-il que c’est l’absence de visage de son cadet qui permet à Qayin de le tuer90. Si Qayin tue Hevel c’est, paradoxalement, que pour l’aîné enfermé dans son énorme ego, le jumeau cadet ne possède ni visage ni corps. En lui donnant un tel nom, la parabole biblique indique qu’il « ne fait que passer », ce que souhaite évidemment son aîné. La thématique du « regard », de la « considération », (et de son manque ressenti) est déterminante dans le déclenchement de la haine et du meurtre91.
Église Saint-Pierre d’Aulnay de Saintonge (xiie siècle). Chapiteau du transept (photographie Lucien Martinot). 90
« Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer… Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “Tu ne commettras pas de meurtre”. L’infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant » (E. Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité [1re éd. 1971], Le Livre de poche, 2009, p. 216-217). 91 « Le problème, c’est le manque de considération », dit le personnage de J.-P. Bacri dans Le goût des autres, film d’Agnès Jaoui, 1999. Il s’agit du sentiment, expérimenté par chacun dans sa vie, d’être transparent : le regard de l’autre glisse sur lui pour s’arrêter à la personne qui intéresse, elle. Ce sentiment d’être simplement ignoré de la personne dont on attend un regard, de l’attention, suscite une souffrance pire que celle qu’infligerait une insulte. Il est vécu par la personne comme une négation. La personne éprouve qu’elle n’est « personne ». C’est alors que la dépression peut l’envahir, ou la haine aveugle et mortelle.
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Le sang Cette instance92 se présente deux fois dans le texte au pluriel (indication de meurtre violent) et en composition – « les sangs de ton frère » (dȘmēy ɻaͥîk‐ā) : 4,10
Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crient [sic] vers moi depuis l’humus.
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Et maintenant, maudit sois-tu de l’humus qui a fendu sa bouche pour prendre les sangs de ton frère de ta main.
Le sang dans la BH participe de trois registres : a/ régime alimentaire ; b/ sacrifice ; c/ crime, châtiment et vengeance. Quelles normes présuppose ce texte elliptique ? Après le déluge et l’alliance noachique, la consommation du sang animal est autorisée, mais pour ce qui est de votre sang, je le réclamerai de la main de tout vivant (Gen 9,5)93. Car la vie d’une créature est dans le sang (Lév 17,10)94. Le rapport de Gen 4,1-16 au système sacrificiel judaïque suppose ce dernier à la fois constitué, rédigé en corpus, voir en canon. Notre hypothèse va jusque là. Les ellipses renvoient à un sous-texte connu. Ce phénomène parle en faveur d’une rédaction tardive. Nous nous trouvons face à une introduction qui, telle une ouverture musicale, scintille de brèves allusions à l’œuvre qu’elle commence.
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L’exégèse ancienne rabbinique s’interroge sur la nature de l’instrument du crime, contondant ou tranchant, qui prouverait l’intention meurtrière. Mais un coup de poing peut tuer sans effusion visible de sang. Paradoxalement, Qayin l’agriculteur à l’offrande végétale et sa descendance sont associés au versement violent du sang (Gen 4,22 : « Tubal-Caïn, forgeur de tous les outils d’airain et de fer » ; l’hébreu Qayin correspond à l’araméen qaynāɻ et à l’arabe qayn « forgeron »), alors que Hevel le pasteur, à l’offrande sanglante, figure à jamais la victime pacifique (A. Marx [supra, n. 67], p. 138). 93 Cette logique sous-tend la règle des villes refuge en Dt 19,13 et Nb 35,33. Le sang innocent réclame vengeance, sinon il souille la terre. 94 Même, et surtout lorsque la victime est muette, ou que sa voix n’est pas écoutée, son sang crie. Voir la combinaison par Voltaire, peu suspect de fondamentalisme biblique, de Gen 4,10 et de Dt 19,13 (« Tu ôteras d’Israël le sang de l’innocent »), dans sa supplique : « Le cri du sang innocent, au Roi très chrétien », dénonçant « l’affaire du chevalier de la Barre supplicié à l’âge de 19 ans le 1er juillet 1766 pour n’avoir pas salué une procession ». « La voix du sang » serait, selon Cl. Lévi-Strauss, un « vieux préjugé » de sociologues et de psychologues pour expliquer l’horreur de l’inceste, à l’origine de la prohibition (Nature, culture et société. Les structures élémentaires de la parenté. Chapitre II « Le problème de l’inceste ») : « Le sang parlerait en nous comme une seconde conscience et nous interdirait ou nous prescrirait telle ou telle action » (p. 81). Lévi-Strauss conteste la position de Durkheim sur la croyance en l’identité substantielle entre le clan et le totem éponyme expliquant les interdits dont est frappé le sang, considéré comme le symbole sacré et l’origine de la communauté magico-biologique qui unit les membres d’un même clan. Qayin n’a pas écouté (entendu ?) cette voix, à la différence de Ruben et de Juda (Gen 37,22.26).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Est-il osé de se demander si Qayin, homme « primitif », « primaire », jaloux archaïque par définition, n’a pas pensé que c’est parce qu’il n’offrait pas la meilleure offrande, sanglante, dont, par son métier de simple laboureur, il ne disposait pas, que sa propre offrande n’avait pas été agréée ? Ce serait la raison pour laquelle il aurait tué son frère : il faisait ainsi d’une pierre deux coups : à son tour offrir au père l’offrande préférée, le morceau de choix, et par là même se débarrasser du rival haï. Cette hypothèse oblige à dissocier les deux sens du mot bȘ‐kōr95: le premier-né est anthropologiquement le plus précieux96 ; en l’occurrence, il s’agissait de lui-même, Qayin, qui, aîné, s’était cru le préféré (4,1 : j’ai procréé un homme avec YHWH); mais ce n’est évidemment pas lui-même qu’offre ce Narcisse : c’est son frère cadet, perçu comme le préféré du père YHWH, notamment parce qu’il a pu et su offrir au père les be-korot, les premiers-nés de son troupeau. Ces remarques ne valent que dans l’hypothèse de l’homicide volontaire. Dans celle de l’homicide involontaire, elles perdent en pertinence, sauf à considérer le désir de meurtre comme inconscient, mais non moins réel. Le châtiment : malédiction, expulsion, au delà du talion castigatio-mitigatio Le jeu des correspondances avec l’épisode de la faute en Éden se poursuit ; la malédiction lancée sur Qayin fait écho à celles qui frappaient l’humain son père : Gen 4,11-12 : Et maintenant, maudit, toi, de l’humus (ɻārûr… min hāɻadāmāh) qui a fendu sa bouche pour prendre les sangs de ton frère de ta main ; quand tu laboureras l’humus, il ne te donnera plus sa force. Fuyant et errant tu seras sur terre. Gen 3,17b-19 : Maudit l’humus (ɻarûrāh hāɻadāmāh) à cause de toi : dans la peine tu en mangeras tous les jours de ta vie. Épines et ronces il fera germer pour toi : tu mangeras l’herbe du champ ; à la sueur de ton visage tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à l’humus car de lui tu as été pris ; car poussière tu es, et à la poussière tu retourneras.
L’horizon, peu riant pour l’humain condamné à labourer péniblement pour manger, s’assombrit encore pour son fils Qayin : ce labourage de l’humus, métier hérité de son père biologique, ne lui rapportera même plus de fruit.
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Encore un jeu de mots sous-jacent au texte, présupposant au moins l’ensemble du Pentateuque. « Consacre-moi tout premier-né (bȘ‐kōr), qui fend toute matrice chez les fils d’Israël, chez l’humain et chez les bêtes : il est à moi » (Ex 13,1).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel Le fruit de l’humus était déjà entaché par la transgression relatée dans l’épisode précédent, d’où le refus de l’offrande de Qayin. Du moins permettait-il de manger, donc de vivre. Désormais l’humus ne donnera plus sa « force » (kôaͥ). L’hébreu joue sur le double sens de ce dernier terme, qui peut aussi bien signifier « force physique violente » que « fruit, récolte », comme c’est le cas en Gen 4,1297. C’est une constante (théologique) de la BH, qui correspond sans doute à une constante anthropologique, voire psychologique profonde : le châtiment reprend toujours le contenu et la forme de la faute commise98. Le refus de l’humus de « continuer » (« ajouter») de donner à Qayin sa « force » châtie la « force » violente à cause de laquelle l’humus a « fendu sa bouche »99 pour « prendre les sangs » de « son frère »100 de « sa main ». Sa main, au lieu de semer du grain, a semé les gouttes du sang fraternel. Rien d’étonnant à ce que l’humus soit devenu infertile. 4,13 14
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Qayîn dit à YHWH : « (Trop) grande ma peine pour être levée / ma faute pour être remise. Voici tu m’as chassé (gēraštā), moi, aujourd’hui, de dessus la face de l’humus, et de ta face je serai caché ; je serai fuyant et errant sur terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera ». YHWH lui dit : « C’est pourquoi quiconque tuera Qayin, sept fois vengeance il y aura », et YHWH mit à Qayin un signe, de peur que ne le frappât (tuât) quiconque le trouverait. Et Qayîn sortit de devant (la face) de YHWH.
97 Job 31,38-39 « Si contre moi criait mon humus et avec lui pleuraient mes sillons, parce que son fruit (sa force) j’avais mangé sans argent, et que j’avais fait rendre l’âme à ses maîtres ». 98 Voir Is 30,1-17*. Répétition et déplacement de la faute par le châtiment, à l’intérieur d’une même génération et d’une génération à l’autre. L’humain est condamné à « manger » péniblement la terre pour avoir indûment mangé du fruit de l’arbre et à manger l’herbe du champ (3,17) où Qayin tuera Hevel (4,8). Qayin a hérité le métier de son père l’humain encore uni à l’humus, mais l’a dévoyé en y semant les gouttes du sang fraternel, et a donc rompu définitivement cette alliance du labeur. Hevel (fumée) aurait dû certes, comme tout humain, retourner à la poussière, conformément à la malédiction lancée sur son père en Gen 3,19, mais pas de façon brutale et prématurée, sous forme de sang violemment versé. Par ailleurs, la voix des sangs de Hevel, qui déclenche la malédiction de l’humus, fait écho à la voix du serpent écoutée par la femme, à l’origine de la malédiction sur l’humain (3,17). 99 Dislegomenon avec Nb 16,30 : « Si YHWH crée une créature (= fait un prodige) et que l’humus, fendant sa bouche, les engloutisse ». Il n’est pas interdit d’entendre en Gen 4,11 un écho à ce passage. 100 Frère qu’avait « ajouté » (même verbe tōsef) d’enfanter sa mère Hawwāh (Gen 4,2).
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Les quatre derniers versets de l’épisode, surtout le pitoyable marchandage101 des v. 13-15 ont, par leurs obscurités, alimenté les commentaires. Retenons-en l’essentiel : 13 L’ambiguïté se poursuit jusqu’à la fin : ɼāwôn signifie à la fois « faute » et « châtiment ». Qayin peut à la fois indiquer que sa faute est trop grande pour être remise, pour que son visage soit « relevé », et que sa peine est trop lourde à porter102. 14 Qayin vit sa malédiction par l’humus (v. 12) comme le fait d’être « chassé », à la fois « de dessus la face de l’humus », et « caché » de la face du Père YHWH. On note encore la répétition, avec inversion, de la situation parentale décrite en Gen 3,24 : Il chassa (wayȘgāreš) l’humain et établit à l’orient du jardin Éden les Cherubîm et la lame de l’épée tournoyante pour garder le chemin de l’arbre de vie.
Une comparaison de Gen 4,14 avec 3,24 montre que la situation de Qayin est à la fois égale à, pire et meilleure que celle de ses parents. À la différence de son père humain, il ne bénéficiera plus du fruit de son labeur. Mais le couple primitif, après la transgression, s’était caché de la face de YHWH Élohim (wayyitͥabbēɻ mippȘnēy YHWH ɻelōhîm) (Gen 3,8). Lui, au contraire, ressent comme punition suprême le fait de sortir103 du champ visuel de YHWH. Alors que ses parents se voyaient définitivement interdire le chemin de l’arbre de vie, donc voués à la mort, lui implore et reçoit du Père divin une protection contre toute éventuelle agression (forcément mortelle). Cette « garde rapprochée » consiste à la fois en la promesse d’une septuple vengeance contre tout éventuel agresseur, et dans l’apposition d’un signe dissuasif. Nous avons montré qu’il 101
Comparer au généreux marchandage d’Abraham pour sauver les justes de Sodome en Gen 18,23-32, dont des échos littéraux pourraient se trouver en Gen 4,7.10, sous forme de brèves citations : « Le cri (au sujet) de Sodome et Gomorrhe, qu’il est grand ! Et leur faute, qu’elle est lourde, beaucoup ! Je descendrai, et je verrai s’ils ont agi entièrement selon le cri qui est venu jusqu’à moi » (18,20-21). 102 Nāśāɻ « remettre (une faute, une peine) », mais aussi « relever (le visage) » (= agréer l’offrande) cf. l’infinitif sȘɻēt en Gen 4,7. Il ne pourra jamais s’en relever (regrets, et non remords). 103 Le texte joue toujours sur la variation et la différence. STR relève de la terminologie psalmique ; le fidèle implore Dieu : « je recherche ta face ! Ne me cache pas ta face » (Ps 13,2 ; 22,25 ; 27,9 ; 69,18 ; 86,1 ; 92,3). Voir H. Rouillard, « Et si Caïn voulait que l’œil le regardât ? Étude des transformations de Gen 4,14 à travers la Septante et Philon d’Alexandrie », Hellenica et Judaica. Hommage à Valentin Nikiprowetzky, A. Caquot, M. Hadas-Lebel, J. Riaud (éd.), Leuven Paris, 1986, p. 79-83. Le bel alexandrin « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » du poème « La conscience » frôle le contresens. Victor Hugo a immortalisé cette vision d’un Caïn fuyant le regard divin ; il l’héritait de poètes antérieurs : Agrippa d’Aubigné (Les Tragiques, « Vengeances », v. 178-216, dans Œuvres, Paris, 1969, p. 192-193) ; Gérard de Nerval (Voyage en Orient, Paris, 1851 [rééd. 1981, t. 2, p. 286-296).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel était vain de chercher à identifier les circonstances et le cadre juridique concrets d’une telle agression. Quant au « signe »104, le texte reste tout aussi énigmatique. On en vient à se demander si Qayin lui-même n’est pas le signe, à la fois des excès auxquels mène la qinɻāh, et de la nécessité de juguler l’épidémie de violence105. Conclusions 1/ Les analyses précédentes ont montré la nature à la fois elliptique et dialectique de ce texte, presque socratique (« maïeutique » divine). C’est l’opposé d’une attitude dogmatique. La multiplicité de points de vue, les constants déplacements, l’ouverture permanente, trahissent une intention et un milieu sapientiaux. En particulier, la convergence d’esprit et de lettre avec le livre de Qohelet est frappante. 2/ Le génie des langues sémitiques, avec la prégnance de la structure consonantique trilittère et l’instabilité vocalique, favorise et exploite les jeux de mots106, allusions, échos entre le dit et le non-dit. Notre épisode en est travaillé. Le mot qinɻāh, prétexte de ce colloque et souvent commenté dans les diverses contributions de ce volume, manque paradoxalement en Gen 4,1-16 mais en constitue une part évidente du sous-texte : le nom Qayin, treize fois scandé, ne peut pas, pour un lecteur / auditeur pénétré de BH, ne pas évoquer la qinɻāh, dont ce mythe relate l’apparition chez les humains. Le verbe QaNaH/Y « acquérir, créer » est triomphalement présenté par Hawwāh comme l’explication du nom Qayin. 104 ɻôt « signe » évoque l’épisode de la Pâque. Il est prescrit aux Israélites de mettre du sang de l’agneau sur les maisons : Le sang sur vos maisons sera le signe que vous êtes là (Ex 12,13). Il protège tout premier-né israélite du fléau qui touche tout premier-né d’Égypte. Ce signe non précisé a alimenté les spéculations : était-il attaché sur la main ou entre les yeux (Dt 6,8) ? S’agissait-il d’un taw (en forme de croix) sanglant sur le front ? Éz 14,8 indique peut-être la solution : je le mettrai comme signe et proverbes (« exemple proverbial »). 105 Malgré le savoir du bien et du mal et le signe destiné à l’enrayer, cette violence sans frein empire jusqu’au coup d’arrêt que constitue le Déluge : Et YHWH vit que grande était la malice (raɼāh) de l’humain sur la terre, et que tout le façonnement des pensées de son cœur n’était que mal (raɼ) tout le jour. YHWH se repentit d’avoir fait l’humain sur la terre et s’affligea en son cœur. Et YHWH dit : « J’effacerai de dessus la face de l’humus l’humain que j’ai créé, depuis l’humain jusqu’au bétail, jusqu’aux reptiles, jusqu’aux oiseaux des cieux, car je me repens de les avoir faits ». Mais Noé trouva grâce aux yeux de YHWH (Gen 6,5-8). La « loi du sang » sévit encore en Albanie sous la forme du Kanun, la vendetta (Le Monde, 15 juin, 2011, p. 17). « Démesure du crime, mesure du châtiment », pour reprendre la formule de J.-B. Pontalis (cité supra, n. 44). 106 Depuis les textes les plus anciens jusqu’aux commentaires rabbiniques les plus récents ; cette technique d’écriture et de lecture (d’ailleurs propre à toute poésie, tant orale qu’écrite, en toute langue), liée à l’ouïe autant qu’à la vue, n’aurait-elle pas influencé la psychanalyse via Freud au premier chef (puis Lacan) ?
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Curieusement, l’histoire de Qayin ne connaît point de postérité intrabiblique, argument supplémentaire en faveur d’une datation tardive de l’épisode et de l’ensemble littéraire auquel il appartient (Gen 1-11*). Cependant Qayin a tôt été tenu pour l’ancêtre éponyme des Qēynî, population traditionnellement associée à la région située au sud-est de Juda, au sud-ouest de la mer Morte, au nord de la Araba, non loin d’Édom. Ils appartiennent aux groupes ethniques censés avoir habité Canaan avant l’arrivée des Israélites, auxquels ils s’allient dans la conquête107. Ils sont associés aux descendants de ͤobab, le beau-frère de Moïse108. Ils encourent certes une malédiction (l’exil109), mais non l’extermination comme leurs voisins du Negev les Amalécites. La tradition ne les traite pas en criminels absolus110. Ils perdurent, accrochés à leur rocher, et non point errants. Nb 24,21 joue sur l’allitération entre qayin (à la fois le gentilice Qēynî et le nom de Qayin) et qēn « nid » : Balaam vit le Qénî et porta son mašal (oracle, et aussi exemple) : « Solide ta demeure (môšāb‐ek‐ā, cf. Gen 4,16), et posé sur le roc ton nid (qinnek‐ā) ». Peut-on y voir l’indice d’une écriture et d’un milieu judéens ? 3/ L’histoire de Qayin et de Hevel paraît jouer en permanence avec le lexique sacrificiel normatif, alors même qu’elle ne l’utilise pas techniquement111. 4/ Du point de vue de l’analyse psychique, le texte fonctionne comme la présentation quasi clinique d’un cas mais, paradoxalement, d’un cas universel, si cet oxymore est permis. Il s’agit de montrer le processus complet, basculant du normal au pathologique112, de la jalousie fraternelle tangentiellement fratricide. Pour en démonter les mécanismes, il semble épouser successivement divers points de vue, et tout d’abord celui du principal intéressé, enfermé dans 107
Jg 1,16 ; 4,17ss ; 5,24ss. Jg 4,11. 109 Nb 24,22. 110 « Saül dit aux Qénites : “Allez, éloignez-vous, descendez du milieu des Amalécites, de peur que je ne t’enlève avec lui, alors que tu as usé de bienveillance à l’égard des fils d’Israël, quand ils remontaient d’Égypte” » (1 S 15,6). 111 Par l’usage des mots techniques à double, voire à triple sens (nāśāɻ « porter, apporter, ôter » ; ͥaέέāɻt « faute » et « sacrifice pour le péché »), le vocabulaire sacrificiel est présent / absent. Il n’est pas jusqu’à minͥāh « offrande », qui n’évoque la minͥat qinɻāh de Nb 5,15.18.25 : l’esprit de jalousie (rûaͥ-qinɻāh) s’abat sur un mari, véritable possession dont il faut le délivrer par une cérémonie d’ordalie (la femme doit boire des eaux d’amertume, mélange d’eau sainte et de poussière du sol de la Demeure). Si elle a été infidèle, son ventre gonflera et son flanc dépérira. Si elle est restée pure, elle sera innocentée et pourra être féconde. On notera la proximité de la formule finale avec Gen 4,13 : « le mari sera innocenté de faute (ɼāwôn) et la femme portera sa faute (tiśśāɻ ɻet ɼawônô) ». Là encore, ce n’est pas la vérité objective (impossible à connaître) des faits qui compte, mais l’état subjectif du jaloux. 112 Voir dans ce volume Chr. Mille, p. 28-31 et M. Blévis, p. 39. 108
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel son narcissisme. Les causes de la jalousie résident forcément dans sa perception des personnalités de ses parents, et des relations internes à la cellule familiale : – le couple formé par ses parents apparaît curieusement déséquilibré : père absent, mère folle d’orgueil, qu’il entend proclamer qu’elle a (pro)créé un mari avec YHWH : il se vit comme un demi-dieu113, fils d’une quasi déesse-mère et de YHWH, nommé dès sa naissance l’époux de sa mère. Narcissisme et complexe oedipien se conjuguent pour l’enfermer dans un égotisme qui lui fait perdre le sens du réel. Il croit se débarrasser d’un frère gênant mais quasi virtuel (« vapeur »), qui prend chair une fois le sang versé ; – ses parents sont, depuis la transgression relatée en Gen 3, limités, vraiment humains, trop humains. Maints éléments (paroles et actes) de l’épisode du fratricide répètent des éléments de l’épisode parental, mais en les déplaçant vers le pire (le crime, l’errance infertile). 5/ Ce mythe riche d’une vérité universelle et intemporelle fonctionne de manière analogue au proverbe (mašal) sapiential. Sans éviter les contradictions il en épouse la diversité des points de vue : après celui, égotiste, de Qayin, il donne à YHWH, dans le dialogue, la parole du père, du pédagogue114, de Socrate « accouchant » son interlocuteur115, et donc du psy(chanalyste), notamment en 4,6-7.9-10 ; enfin, au v. 15, du juge magnanime116 cédant à la pitoyable plaidoirie d’un coupable aux regrets sans remords (v. 13-14), avec l’« aménagement » de la peine visant, au-delà du cas particulier, à l’universel : mettre un terme à la reproduction infinie de la violence117.
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Les choses finissent souvent mal pour les héros (demi-dieux) grecs : Héraklès, Prométhée… Voir le début du livre des Proverbes : « Proverbes de Salomon… pour savoir la sagesse et l’instruction, pour discerner les paroles de discernement ; pour donner aux naïfs prudence, et au jeune homme savoir et réflexion… (Pr 1,1-4). Également 1,10.15 : « Mon fils, si des fauteurs (ͥaέέāɻîm) te sollicitent, n’acquiesce pas ; s’ils disent : “Viens avec nous, nous comploterons de verser le sang, nous nous cacherons pour (guetter) l’innocent »… mon fils, ne fais pas route avec eux ». 115 Les questions « n’est-ce pas que ? » (7), « où ? » (9), « qu’as-tu fait ? » (10) ont vocation pédagogique. 116 En Dt 5,10, YHWH est un dieu non pas «jaloux » (QaNNāɻ) mais « furieux » (voir B. Lang), visitant la faute (ɼāwôn) des pères sur les fils, mais faisant grâce (ͥesed) à ceux qui l’aiment. En Gen 4,15, YHWH gracie partiellement le coupable jaloux, qui ne le mérite pas par ses remords. La logique est tout autre. 117 La menace de la septuple vengeance pour l’éventuel meurtre de Qayin ne peut se référer à aucune situation concrète. Purement dissuasive, théorique, elle vise simplement à enrayer la violence sans fin. Voir Ps 79,12 et surtout Pr 6,31, cas du voleur : « une fois pris, il rend au septuple ». 114
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Hedwige Rouillard-Bonraisin Ouvert à une multitude d’interprétations du fait de son caractère elliptique et dialectique, ce mythe mène le lecteur du négatif vers le positif, d’où sa postérité remarquablement féconde dans la littérature postbiblique118 et l’iconographie119. La littérature de sagesse scrute sans illusion l’âme et le devenir humains. Les ensembles sapientiaux du Proche-Orient ancien, dont le corpus biblique, ne font pas exception à cette règle mais laissent sourdre, de constats profondément pessimistes, la nécessité d’une loi régulant les pulsions. De ce savoir philosophique universaliste ouvrant la Bible sous la forme du mythe nous retrouvons l’esprit, et souvent la lettre, à l’autre extrémité, dans des proverbes exprimant des vérités proches, sinon identiques. Citons, en étonnant écho à Gen 4,1-16, trois passages de Qohélet : Qo 4,4
Et j’ai vu, moi : tout travail (ɼāmāl) et toute habileté à l’ouvrage : que c’est jalousie de l’homme envers son prochain (qinɻat-ɻîš mērēɼēhû)120 ; cela aussi, c’est fumée (hevel) et poursuite du vent.
Ce verset ne décrit-il pas exactement l’histoire de Qayin « travail, acquisition » et de Hevel « fumée, vanité » ? Qo 9,2
Tout échoit également à tous : un même sort au juste et au méchant, au bon (έôb‐) et au pur, et à l’impur, à celui qui sacrifie et à celui qui ne sacrifie pas ; comme le bon (έôb‐), ainsi le pécheur / fauteur (ͥōέēɻ).
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Car les vivants savent (yôd Șɼîm) qu’ils mourront, mais les morts ne savent rien du tout…
118
Le mythe a inspiré en Europe de fervents défenseurs de Qayin. Citons la tragédie de Lord Byron, Caïn (Londres, 1821) ; de Baudelaire, le poème « Abel et Caïn », sous le chef Révolte dans Les Fleurs du Mal, entre « Le reniement de Saint Pierre » (« Saint Pierre a renié Jésus… il a bien fait ») et « Les litanies de Satan » (« O Satan, prends pitié de ma longue misère ! ») : « Race d’Abel, dors, bois et mange ; Dieu te sourit complaisamment… race de Caïn, au ciel monte et sur la terre jette Dieu ! » ; J. Saramago, Caïm (Lisbonne, 2009, trad. fr. 2010), fait même retenir par Caïn le bras d’Abraham s’apprêtant à immoler Isaac ! L’ambivalence du mythe a également suscité des traditions rédimant les meurtriers Oreste et Œdipe. Mais les champions de Caïn contre Dieu se trompent de cause : Dieu ne lui est pas hostile. 119 Voir Ch. de Capoa, Episodi e personnaggi dell’Antico Testamento (I Dizionari dell’Arte), Milan 2003, p. 47-53. En particulier, G. A. Sogliani (env. 1533, Pise), oppose Il sacrificio di Abele, tout d’abondance, projetant dans chaque détail la passion du Christ, et Il sacrificio di Caino (idem), pauvre et dans un paysage desséché, avec au premier plan le perroquet, figure maléfique de la faute. On notera l’extraordinaire W. Blake, The Body of Abel found by Adam and Eve (env. 1826, Londres, Tate Gallery), tout en lignes et courbes géométriques exprimant la sidération (Adam), l’affliction (Eve) et l’horreur/effroi (Caïn), un énorme soleil rouge, au centre, barrant l’horizon. 120 La relative rareté de la qinɻāh humaine rend son association à rēɼa « prochain » significative (voir supra, p. 139).
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L’étrange cas de Qayin et de Hevel 6
Tant leur amour, que leur haine, que leur jalousie (qinɻātām) ont déjà péri ; et ils n’auront plus de part, à jamais, dans tout ce qui se fait sous le soleil.
Le ton est clairement pessimiste. Toutefois Qo 3,1-4 rééquilibre la tendance vers un optimisme mesuré : Temps pour naître, et temps pour mourir ; Temps pour planter, et temps pour arracher ce qui est planté ; Temps pour tuer (HRG), et temps pour guérir ; Temps pour démolir, et temps pour bâtir…
C’est un grand arc sceptique qui relie la quasi clôture du Canon biblique à son ouverture, dans un esprit critique, proche du cynisme au sens philosophique strict121, bien digne de l’époque hellénistique. École Pratique des Hautes Études, Paris
121
Voir P. Garuti, Qohelet : L’ombre et le soleil. L’imaginaire civique du Livre de l’Ecclésiaste entre judaïsme, hellénisme et culture romaine, Cahiers de la Revue Biblique 70, Pendé, 2008 ; B. Lang, Jesus der Hund. Leben und Lehre eines jüdischen Kynikers, München, 2010, p. 64-65.
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LE DIEU DE L’ANCIEN TESTAMENT EST-IL UN DIEU JALOUX ? ESSAI DE RÉPONSE Bernhard Lang
André Caquot (1923-2004), in memoriam Mon cher Ami et Maître, C’est avec hésitation que j’offre ce petit diptyque en témoignage de gratitude et en mémoire de vos leçons vétérotestamentaires, auxquelles j’ai assisté, il y a longtemps, dans la salle Ernest Renan du Collège de France. Le premier volet relève de l’imagination, et vous voudrez bien excuser le fait que je m’inspire ici de l’approche folklorique d’un exégète allemand qui s’éloigne un peu de ce que disent explicitement les textes bibliques, mais qui aide à les resituer dans la tradition orale. Le deuxième volet, plus philologique, reflète la rigueur aimable qui est la vôtre dans ce domaine, à laquelle j’ai pris goût à votre école, et qui continue à me passionner – même si l’analyse philologique reste impénétrable pour les non-initiés. Dans ce cas aussi, il faut que vous m’excusiez, car je vais faire référence à un ouvrage de votre collègue, le professeur Dumézil, avec lequel vous avez insisté sur l’incompatibilité des idées indo-européennes avec les idées de la Bible – un avis que je ne partage pas, comme vous pouvez le voir dans mon livre de synthèse, The Hebrew God. Mais je suis persuadé que vous auriez accepté l’opinion que je défends, à savoir qu’au niveau philologique, il est impossible de parler de « dieu jaloux ». B. L.
I. Une crise conjugale – analyse narrative Dans le répertoire des idées religieuses du peuple biblique, il y avait une tradition qui célébrait l’union entre Israël et son Dieu comme une union conjugale. Cette idée nous est transmise sous forme narrative, sous la forme d’un beau conte exhalant un parfum oriental, qui nous transporte dans un monde exotique d’amour et de richesses extraordinaires, dominé par un grand seigneur, un notable ou un cheikh. Il était une fois un cheikh qui se promenait dans le désert, accompagné de ses domestiques. Se promenant ainsi à loisir, il entend les cris d’un bébé et découvre, toute nue et encore mouillée de sang, une petite fille qui vient 159
Bernhard Lang de naître, abandonnée par des parents qui, apparemment, préfèrent les fils aux filles, considérant ces dernières comme un fardeau. Le cheikh prend pitié de l’enfant, la fait laver et soigner, et ordonne qu’elle soit élevée dans son entourage. Bien des années plus tard, quand la fille est devenue grande et approche de l’âge nubile, le cheikh la voit à nouveau, se souvient d’elle et ne manque pas de remarquer sa beauté extraordinaire. L’enfant est devenue une jeune femme pleine de charme, aux seins fermes et aux cheveux abondants. Le cheikh tombe amoureux de la jeune femme, il la comble de présents et de cadeaux. Il lui donne des vêtements brodés, des chaussures de cuir fin, un bandeau de lin et un manteau de soie. Il la pare de bijoux, met des bracelets à ses poignets et un collier à son cou, un anneau à son nez, des boucles à ses oreilles, et sur sa tête un splendide diadème. Parée d’or et d’argent, vêtue de lin, de soie et de broderies, elle devient la femme préférée du cheikh. Quelques éléments de ce conte ne sont pas clairs, mais on a l’impression que la femme gère un domaine rural qui lui a été donné par le cheikh ou le roi, et qu’elle va donner naissance à plusieurs enfants. L’histoire rappelle un peu celle de Cendrillon ou le début de celle de Sémiramis, ou une variante du conte de l’enfant abandonné ; mais sa fin nous échappe et nous n’avons aucun indice qui nous permettrait de la reconstituer. Quoi qu’il en soit, il semble que le narrateur ancien termine son récit en disant, pour surprendre et pour plaire à son auditoire, que les enfants de cette grande dame, c’est nous, les Israélites, et que le cheikh ou le roi, c’est notre Dieu. Et nous vivons des riches produits du domaine rural que Dieu a donné à sa belle épouse. Autrement dit : le conteur transforme son conte en une parabole religieuse1. Nous ignorons la fin originelle de cette belle histoire d’une belle femme parce que les prophètes qui nous en transmettent le début en ont modifié la fin de manière radicale. La femme n’est pas enfermée dans un harem ; elle possède sa propre maison, et même son propre domaine, qu’elle gère et dont elle vit. Ses enfants vivent chez elle. (Autre possibilité : son mari est absent, pour un voyage prolongé, et pendant ce temps, elle gère le domaine de son mari.) Forte de sa beauté et profitant du fait qu’elle ne vit pas sous le même toit que son mari (ou du fait que celui-ci est en voyage), cette femme prend des amants. Un jour, son mari découvre son infidélité, et il se met en colère. Les prophètes, au lieu de célébrer l’amour du cheikh pour son épouse, et de la femme pour son mari, parlent de leur union comme d’une union en crise sévère. Osée 2, le chapitre qui nous renseigne à ce sujet, est un peu confus, soit parce que le prophète mélange l’histoire qu’il raconte et son application
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Cette reconstitution se base sur Éz 16,2-14 et reprend l’hypothèse de Gunkel, 1987, p. 130-132. Pour la femme d’un notable comme intendante d’un domaine rural, voir Pr 31.
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? à Israël, le peuple désobéissant, soit parce qu’une rédaction postérieure, maladroite, a inséré dans le texte ses explications et commentaires. La même confusion se retrouve chez Ézéchiel, au chapitre 16. Il est néanmoins possible d’entendre la voix de notre cheikh en colère – mais jamais celle de l’accusée, ce qui choque les lectrices modernes et qui provoque la critique féministe. On a donc affaire à un monologue. Dans la version d’Osée, le mari annonce à ses enfants son divorce d’avec la femme infidèle : « Intentez procès à votre mère, intentez-lui procès ! Car elle n’est pas ma femme, et moi je ne suis pas son mari » (Os 2, 4). Ce qui est intéressant, c’est la solidarité entre la femme et les enfants, qui a pour conséquence que le mari envisage de répudier non seulement sa femme, mais aussi ses enfants. Voici ses propos menaçants : « Qu’elle écarte de sa face ses prostitutions, et d’entre ses seins ses adultères. Sinon je la déshabillerai toute nue et la mettrai comme au jour de sa naissance ; je la rendrai pareille au désert, je la réduirai en terre aride, je la ferai mourir de soif, et de ses enfants, je n’aurai pas pitié, car ce sont des enfants de prostitution » (Os 2, 4-6). Les commentaires expliquent qu’il doit s’agir ici d’un rite public de déshabillage, qui faisait partie d’un rituel déshonorant de divorce2. Le réquisitoire du mari contre sa femme infidèle est particulièrement violent dans la version que nous donne Ézéchiel, et il mérite une citation presque complète : Eh bien, prostituée, écoute [ma parole] ! […] Pour avoir dilapidé ton argent, découvert ta nudité au cours de tes prostitutions avec tes amants et avec tes ordures abominables, pour le sang de tes fils que tu leur as donnés, pour cela, je vais rassembler tous [les hommes…]. Je vais les rassembler d’alentour contre toi, et je vais découvrir ta nudité devant eux, pour qu’ils voient toute ta nudité. Je vais t’infliger le châtiment des femmes adultères et sanguinaires : je te livrerai à la fureur et à la rage (qinɻāh), je te livrerai entre leurs mains ; […] Ils t’arracheront tes vêtements et te prendront tes parures, ils te laisseront toute nue. Puis ils exciteront la foule contre toi, ils te lapideront et te perceront à coups d’épée, ils mettront le feu à tes maisons et feront justice de toi, sous les yeux d’une multitude de femmes ; je mettrai fin à tes prostitutions et tu ne donneras plus de salaire. J’assouvirai ma fureur contre toi, puis ma rage (qinɻāh) se retirera de toi, je m’apaiserai et ne me mettrai plus en colère (Éz 16, 35-42).
Le mari trompé perd la maîtrise de soi. Ses passions déchaînées sont d’une telle impétuosité que rien ne peut les contenir. Pris de fureur et de rage, il se métamorphose en guerrier ou en général, qui commande l’exécution de la femme ainsi que la destruction de ses biens.
2
Pour un dossier complet, voir Block, 1997-1998, vol. 2, p. 501-502.
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Bernhard Lang Il faut se rendre compte que les prophètes ne racontent pas la fin de cette crise conjugale : il ne s’agit là que de menaces, qui visent la réparation du lien entre les deux partenaires. C’est dans cette perspective que doit se comprendre le fait que le mari, à côté de ses injures et de ses graves menaces, trouve des mots tout à fait différents : il peut parler d’amour et envisager un nouveau commencement. La version que donne Osée est une déclaration d’amour d’une beauté extraordinaire : Je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur. Là, je lui rendrai ses vignobles […]. Là, elle répondra comme aux jours de sa jeunesse […]. Il adviendra, en ce jour-là […] que tu m’appelleras « Mon mari », et tu ne m’appelleras plus « Mon maître ». […] Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde ; je te fiancerai à moi dans la fidélité, et tu connaîtras [ton mari] (Os 2, 16-18.21-22).
Dans ces paroles, on entend – même si c’est de la bouche du mari – la voix tendre de la femme aimée. Du point de vue linguistique, le verset 18 est tout à fait remarquable parce qu’il nous révèle deux niveaux d’interpellation, qui semblent bien correspondre à deux sortes de liens conjugaux : un lien assez formel entre la femme et son époux, qui est son « maître », et un lien informel, plus intime, qui permet à la femme d’appeler son époux son ɻîš. En hébreu, ɻîš est le terme courant pour désigner l’homme, mais il se peut qu’il soit aussi utilisé comme mot tendre, indiquant l’égalité3. En langage moderne, on pourrait dire « mon petit homme ». Est-il possible de ranger l’histoire – ou la parabole – que nous racontent les prophètes au nombre des drames de la jalousie ? Avant de répondre à cette question, permettez-moi un détour par le cinéma contemporain, parce que la jalousie y figure régulièrement. Je pense au film italien d’Ettore Scola, Drame de la Jalousie (Dramma della gelosia, 1969). Oreste, un maçon, est jugé à Rome pour avoir tué à coups de ciseaux une jeune fleuriste, la belle Adélaïde. L’histoire révèle qu’il était follement amoureux, mais qu’il a commis l’erreur de lui présenter son ami Nello. Après une tentative de vie à trois, Adélaïde et Nello se marient. C’est avant leur départ en voyage de noces qu’Oreste se jette sur la mariée et la tue. L’alternance entre sentiment d’amour et sentiment de haine est caractéristique de la jalousie, dans le film de Scola tout comme dans la réalité. L’homme qui est jaloux d’une femme l’aime et la rejette en même temps, et parfois l’un
3 À comparer avec Gn 4, 1, où Ève donne naissance à son premier fils, un ɻîš. Notons le commentaire de la Bible de Jérusalem sur ce verset : « Jubilation de la première femme qui, de servante d’un époux, devient mère d’un homme ». Comme en Os 2, 18, on a là affaire à un changement de statut social.
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? de ces sentiments l’emporte sur l’autre. Est-il légitime de parler, à propos de la crise conjugale qu’évoquent les prophètes, d’un double drame, de la jalousie de l’homme et de l’infidélité de la femme ? Hendrik Brongers, dans un article important sur le problème de la jalousie divine, répond par la négative. Il insiste sur l’incompatibilité entre la sensibilité moderne, romantique, et celle du monde biblique : dans cette dernière, explique-t-il, le mariage n’est pas fondé en premier lieu sur le sentiment d’amour, mais il s’agit plutôt d’un lien juridique4. Je ne suis pas convaincu par cette réponse. Osée et Ezéchiel transforment l’ancienne fable de l’amour d’un cheikh pour une enfant trouvée en un drame de la jalousie. Quoique l’histoire reste incomplète parce qu’elle n’est racontée que du point de vue du mari en colère à cause de l’amour trahi, on y trouve tous les éléments d’un tel drame. Il faut tenir compte du fait que le drame de la jalousie entre Israël et son dieu n’est qu’une parabole. Pour décrire la véritable relation entre ces deux partenaires, les théologiens de l’époque biblique ont préféré un autre vocabulaire – celui de l’alliance politique. Dans l’alliance, Dieu joue le rôle du suzerain, et Israël celui du vassal à qui le suzerain impose un corpus de lois ; l’amour qu’Israël doit avoir pour le Seigneur n’est rien d’autre qu’une expression de loyauté politique5. Pour éclairer la différence entre alliance et mariage véritable, on peut se référer à un épisode démonologique raconté en marge de la Bible, dans le petit roman de Tobie. Sarra, une jeune femme juive, se marie, mais dans la nuit même de ses noces, son mari est mystérieusement frappé par la mort. L’histoire se répète : chaque fois que la jeune femme couche avec un homme, celui-ci est trouvé mort le lendemain matin. Tandis qu’une servante de Sarra lui reproche la mort de ces hommes innocents6, on apprend qu’Asmodée, « le pire des démons », en est le coupable. Le roman biblique ne nous dit presque rien de la relation entre Sarra et le démon, mais il indique que le démon « aime » Sarra : « Elle, il ne lui fait rien, parce qu’il l’aime ; mais dès que quelqu’un veut s’en approcher, il le tue7. » Ainsi, on a l’impression que le démon prend plaisir à la possession secrète de la jeune femme et ne tolère pas d’être remplacé par un époux humain. Si l’on admet cette idée, nous avons affaire à un démon jaloux. Ajoutons que Carl Gustav Jung, le psychologue, s’est intéressé à cet épisode biblique 8. Dans la ligne de Sigmund Freud, il propose de voir dans le démon jaloux une manifestation de l’immaturité de la jeune femme. Sans qu’elle s’en aperçoive, elle est encore liée à son père et,
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Brongers, 1963, p. 282-283. Comme l’a bien montré Moran, 2002, p. 170-181. Tob 3, 7-8. Tob 6, 15. Pour l’interprétation de ce motif, voir Ego, 2003, p. 309-317. Jung, 1963, p. 238-239.
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Bernhard Lang possédée par son père, c’est elle qui tue ses maris. Autrement dit, inconsciemment, Sarra a intériorisé la jalousie de son père vis-à-vis de ses beaux-fils. Le drame de la jalousie se déroule donc dans le cœur de la jeune femme : elle donne sa main à un homme, mais de cette même main, elle le met à mort par amour inconscient de son père. Quoi qu’il en soit, il est clair que la jalousie d’Asmodée se distingue nettement de celle qu’éprouve Yahvé. Il ne faut pas confondre parabole, ou allégorie, et croyance démonologique. II. « Le dieu jaloux » ? – analyse sémantique Le texte classique où figure l’expression « le Dieu jaloux » se trouve au chapitre 34 du livre de l’Exode, que je cite selon la Bible de Jérusalem : « Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yahvé a pour nom Jaloux : c’est un Dieu jaloux » (Ex 34, 14 ; en hébreu : yhwh qannāɻ šemô, ɻēl qannāɻ hûɻ). La traduction française fait écho à celle de la Septante, qui parle ici de θεὸς ζηλωτής, expression reprise par la Vulgate (Dominus zelotes nomen eius). Notons le lien remarquable entre le vocabulaire moderne de la jalousie et le verset biblique : c’est du grec ζηλωτής que notre mot « jalousie » tire son origine étymologique. Mais il faut se garder d’en conclure que le verset biblique attribue à Dieu ce que nous appelons un sentiment de jalousie. Le sens du mot « jalousie » a sans doute évolué à travers les siècles, et l’on ne peut pas être sûr que son acception moderne mène directement à son sens biblique. De plus, il ne s’agit pas de comprendre le sens originel d’un mot grec, puisque c’est une expression hébraïque que nous devons essayer de comprendre. Cependant, beaucoup de commentateurs bibliques n’ont pas hésité à se laisser guider par les versions anciennes. « Ici, nous dit Jean Calvin, Dieu est présenté comme un mari qui ne tolère pas de rival » (hic vero nobis sub mariti persona proponitur Deus, qui rivalem non patitur9). Le verset biblique s’inspire de l’histoire de l’amour entre Dieu et son peuple telle qu’elle est racontée par le prophète Osée, nous assure Friedrich Küchler dans une étude exégétique sur la jalousie divine, publiée en 1908 dans la prestigieuse Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft. Appliquant la formule chronologique de Wellhausen, « la loi après les prophètes », il place Osée avant le verset en question de l’Exode, et il explique que l’expression « le dieu jaloux » renvoie aux harangues du prophète contre Israël, femme adultère vis-à-vis de son dieu10. Par la suite, cette « interprétation conjugale » a souvent été invoquée, par exemple par la Traduction
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Calvin, 1863-1900, t. 24, p. 378-379 (Mosis reliqui libri quatuor in formam harmoniae digesti). 10 Küchler, 1908, p. 42-52.
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? œcuménique de la Bible de 1975, qui insère en marge l’explication suivante : « Dire que Dieu est jaloux, c’est affirmer que son amour ne tolère pas de rivaux ; il n’est pas jaloux des hommes, mais jaloux d’autres dieux qu’on voudrait lui associer ». Toutes ces interprétations n’inspirent pas confiance, et je crois qu’il faut les abandonner. Je ne suis pas le premier à mettre le doigt sur la fragilité, voire l’impossibilité, de l’interprétation conjugale. En fait, il est loin d’être généralement admis que l’on doive traduire ɻēl qannāɻ – l’expression hébraïque utilisée en Ex 34, 14 – par « le Dieu jaloux ». La Bible en français courant, publiée en 1991 par l’Alliance biblique universelle, donne la paraphrase suivante : « Vous ne devez adorer aucun dieu étranger, car moi, le Seigneur, je m’appelle “l’Exigeant”, et j’exige d’être votre seul Dieu. » À y regarder de plus près, le jugement critique qui est à la base de cette traduction existe depuis longtemps. L’exégète allemand Eduard König, dans sa Theologie des Alten Testaments (1922), opposait la notion de zèle, impliquant la sévérité de Dieu qui s’engage, à la notion de jalousie ; selon lui, le Dieu de l’Ancien Testament est un « zélateur », mais certainement pas une divinité jalouse11. Plus récemment, en 1963, Hendrik Brongers, hébraïsant néerlandais, a exprimé une opinion semblable et a proposé sa propre définition, qui conduit à la traduction suivante : « [ ] car le nom de Yahvé est “Vengeur”, il est un dieu de vengeance12 ». Brongers a raison de souligner que la seule méthode qui permette d’accéder au sens originel du vocabulaire en question, qinɻāh et qannāɻ, est l’analyse des textes qui utilisent ce vocabulaire. Je ne vais pas répéter son enquête, mais je vais essayer, en me basant sur son étude, de la compléter et de l’améliorer. Je pense que la comparaison d’Ex 34, 14 avec d’autres passages qui utilisent à peu près les mêmes termes, mais qui apportent des éléments nouveaux, peut nous servir de guide. De fait, il existe deux textes assez proches d’Ex 34, 14, qui nous aident à comprendre ce verset : Gardez-vous d’oublier l’alliance que Yahvé votre Dieu a conclue avec vous et de vous fabriquer une image sculptée de quoi ce soit, malgré la défense de Yahvé ton Dieu ; car Yahvé ton Dieu est un feu dévorant, un ɻēl qannāɻ (Dt 4, 23-24). Ne suivez pas d’autres dieux, d’entre les dieux des nations qui vous entourent, car c’est un ɻēl qannāɻ que Yahvé ton Dieu qui est au milieu de toi. La colère de Yahvé ton Dieu s’enflammerait contre toi et il te ferait disparaître de la face de la terre (Dt 6, 14-15).
11 12
König, 1922, p. 190. Brongers, 1963, p. 280.
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Bernhard Lang « Dieu vengeur », « dieu furieux », ou « dieu irascible » sont les expressions qui s’insèrent le plus facilement dans ce contexte de punition et d’action de vengeance – contexte défini par le « feu dévorant ». On a l’impression que les passages du Deutéronome reprennent la formule du livre de l’Exode en la développant et en la précisant. Or, la formule d’Ex 34, 14, yhwh qannāɻ š Șmô, « Yahvé, le Furieux est son nom », rappelle une autre formule, utilisée dans le cantique de Moïse : Yahvé est un guerrier, son nom est Yahvé (yhwh š Șmô) (Ex 15, 3).
La deuxième ligne de ce couplet poétique frappe par son manque de force ; comme l’a proposé Arnold Ehrlich, on attendrait quelque chose comme Yahvé est un guerrier, dieu de guerre est son nom13.
Je pense qu’Ehrlich est sur la bonne piste. J’ai l’impression que la répétition du nom divin dans la deuxième ligne n’est pas originelle et je soupçonne qu’à l’origine, on lisait plutôt : Yahvé est un guerrier, son nom est le Furieux (qannāɻ š Șmô).
Guerrier, feu dévorant, fureur ou rage vont ensemble. Ces termes évoquent l’image d’une divinité guerrière qui s’engage sur le champ de bataille14. Il y a en effet un poème prophétique qui présente Yahvé comme un guerrier plein de colère et de rage : Yahvé, comme un héros, s’avance, comme un guerrier, il éveille son ardeur (qinɻāh), il pousse le cri de guerre, il vocifère, contre ses ennemis, il agit en héros (Is 42, 1315).
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Ehrlich, 1908-1914, t. 1, p. 320 (Ex 15, 3). Pour la portée guerrière de l’expression « feu dévorant », voir Nb 21, 28 et Heintz, 1973, p. 63-78. 15 Citons encore deux autres textes du corpus isaïen qui nous permettent de discerner la provenance militaire du terme qinɻāh : « Il [= Yahvé] a revêtu comme cuirasse la justice, sur sa tête le casque du salut, il a revêtu comme tunique des habits de vengeance, il s’est drapé de rage (qinɻāh) comme d’un manteau. Selon les œuvres il rétribue, fureur (ͥemâh) pour les adversaires, châtiment pour les ennemis » (Isaïe 59,17-18). « [Ils se réjouissent] comme on exulte au partage du butin. Car le joug qui pesait sur elle, [ ] le bâton de son oppresseur, tu les a brisés comme au jour de Madiân [un jour de victoire militaire]. Car toute chaussure qui résonne sur le sol, tout manteau roulé dans le sang, seront mis à brûler, dévorés par le feu. [ ] Dès maintenant et à jamais, la fureur (qinɻāh) de Yahvé Sabaot fera cela » (Is 9, 2-4.6). Notons aussi que la fureur 14
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? Qinɻāh, que la Bible de Jérusalem traduit par « ardeur », est de la même famille que qannāɻ, mot que nous traduisons par « furieux ». En guerrier, Yahvé éveille sa fureur, sa rage – ce que la tradition homérique rend par μένος et la tradition allemande par Wut. Georges Dumézil, dans une étude importante sur le guerrier archaïque, donne une description, sur la base d’un vaste dossier, de cette émotion inouïe. Dumézil la décrit comme une fureur avec laquelle le guerrier entre dans une sorte de colère et de rage, qui le transporte au-dessus de lui-même et le rend capable d’exploits qui normalement le dépasseraient. Il s’agit « d’une fureur transfigurante, d’une frénésie dans laquelle l’homme se dépasse au point de changer de comportement, parfois de forme, devient une sorte de monstre infatigable, insensible ou même invulnérable, infaillible dans son estoc et insoutenable dans son égard. Son apparition triomphante sur le champ de bataille est une sorte de démonophanie : rien qu’à le voir, rien qu’à entendre son cri, l’adversaire est pénétré de terreur, paralysé, pétrifié16 ». Cette fureur a une fonction précise dans la bataille archaïque : « À un certain moment, soit au cœur de la mêlée confuse, soit en marge, soit avant, interviennent un ou plusieurs héros prestigieux, adroits certes et vigoureux, mais surtout animés d’une fureur qui ne connaît pas d’obstacle. Seuls, ou suivis de troupes auxquelles ils communiquent quelque chose de leur état, ils viennent à bout du nombre, de la force, des calculs, et s’il y avait lieu, de la discipline de l’adversaire.17 » En résumé, on peut dire que le héros, c’est « le furieux, possédé de sa propre énergie tumultueuse et brûlante18. » Il existe un lien étroit entre le guerrier humain et l’irascibilité. Il existe aussi un lien étroit entre Dieu, conçu comme Seigneur de Guerre19, et cette même irascibilité. L’irascibilité divine résulte d’une déduction empirique, qui impute au guerrier une nature irascible en raison de son goût pour la bataille violente ou, plus précisément, en raison de la fureur avec laquelle il attaque l’ennemi. Nous avons donc là une association d’idées tout à fait logique et plausible. Dans cette perspective, il nous semble que la traduction la plus exacte, et donc la meilleure, de l’expression ɻēl qannāɻ est « le Dieu furieux » (ou, en allemand, der wütende Gott ou der zornmütige Gott). Il n’y a pas de « dieu jaloux » dans la Bible, mais plutôt une divinité qui, en contexte guerrier, est présentée comme un super-héros qui, dans sa fureur, détruit l’ennemi sur le champ de bataille ou, dans d’autres contextes, exécute sa volonté sans que rien ne puisse l’arrêter. divine est parfois contagieuse et se transmet à un être humain. Ce fut le cas du prêtre Pinͥas : « étant possédé de la même fureur (qinɻāh) » que Yahvé, il a transpercé d’une lance un homme et une femme coupables d’un crime contre la religion (Nb 25, 11). 16 Dumézil, 1942, p. 17. 17 Ibid., p. 19. 18 Ibid., p. 21. 19 Sur la fonction guerrière dans l’Israël ancien et sur Dieu comme Seigneur de Guerre, voir Lang, 2002, p. 45-73.
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Bernhard Lang L’expression « le dieu furieux » fait sens dans un contexte archaïque et guerrier. Elle relève, nous semble-t-il, de ce que l’on appelle la guerre sainte où Yahvé livre les ennemis aux mains de son armée20. Sur le plan idéologique, on affirme que Yahvé lui-même participe au combat pour son peuple en marchant en première ligne ; c’est lui qui frappe les ennemis, voués à l’anathème, c’est-à-dire à la destruction totale. Le mouvement qui a transformé la religion primitive d’Israël en monothéisme a réutilisé pour sa propagande l’expression « le dieu furieux » en Ex 34. Dans ce contexte nouveau, elle ne sert plus à qualifier le dieu d’Israël comme une divinité guerrière qui assure la victoire sur les ennemis externes, tels les Araméens ; elle sert plutôt à intimider ceux des Israélites eux-mêmes qui n’acceptent pas (encore) le programme monolâtrique, c’est-à-dire la vénération exclusive de Yahvé. Quant à la date de rédaction d’Ex 34, on ne sait rien de précis. mais il nous semble que ce texte, une sorte de décalogue rituel, peut se comprendre comme une pièce de propagande de la grande réforme religieuse du roi Josias, vers 622 avant notre ère. Plus tard, après la destruction de Jérusalem par les Babyloniens en 586, on a continué de s’en servir, mais plutôt sous une forme modifiée. Il ne s’agissait plus alors d’intimider le public pour le faire adhérer à la monolâtrie ; l’important était de recommander le dieu d’Israël comme une divinité qui aime ceux qui l’aiment. C’est pour cette raison que le Décalogue, un texte qui date de l’exil babylonien du sixième siècle, ne mentionne pas la colère de dieu sans ajouter qu’il est aussi un dieu qui fait grâce à ses amis : Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux ni ne les serviras. Car moi, Yahvé, ton Dieu, je suis un dieu furieux, qui punis la faute des pères sur les enfants, les petitsenfants et les arrière-petits-enfants, pour ceux qui me haïssent, mais qui fais grâce à des familles entières21, pour ceux qui m’aiment et gardent mes commandements22.
Bien que le Décalogue soit le texte le plus connu mentionnant la fureur divine, il ne marque pas la fin du débat chez les théologiens du mouvement monolâtrique. Un autre texte, inséré en Ex 34, nous permet de suivre le débat au-delà du Décalogue. Il s’agit d’un texte narratif qui évoque – ou plutôt qui invente – un épisode du temps de Moïse : Il [Moïse] invoqua le nom de Yahvé. Yahvé passa devant lui [Moïse] et il proclama : « Yahvé, Yahvé, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité ; qui garde sa grâce aux familles entières, tolère faute, transgression et péché mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères sur les enfants et
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De Vaux, 1958, vol. 2, p. 73-86 ; Lang, 2002, p. 47-52. La traduction de ɻalāpîm par « milliers » n’est pas correcte ; pour la traduction du terme par « familles (entières) », voir IDEM, 2006, p. 236. 22 Dt 5, 9-10 ; Ex 20, 5-6 ; BJ, traduction modifiée. 21
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? les petits-enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » Aussitôt Moïse tomba à genoux sur le sol et se prosterna, puis il dit : « Si vraiment, Seigneur, j’ai trouvé grâce à tes yeux, que mon Seigneur veuille bien aller au milieu de nous, bien que ce soit un peuple à la nuque raide, pardonne nos fautes et nos péchés et fais de nous ton héritage. »23
Ce n’est pas sans raison précise que cet épisode a été inséré dans le même chapitre où l’on trouve l’expression originale « le Furieux est son nom ». Vers la fin de l’époque vétérotestamentaire, les sages d’Israël ont été persuadés qu’il fallait mettre la fureur divine en perspective en proclamant une sorte d’évangile. Les sages nous assurent que le dieu d’Israël n’est plus un dieu archaïque et furieux, mais un dieu d’amour – riche en grâce et en fidélité. Conclusion Pour étudier ce que l’on appelle la jalousie divine, il y a deux méthodes, la philologie au sens strict – c’est-à-dire l’analyse sémantique – et la critique littéraire – c’est-à-dire l’analyse textuelle. (1) La philologie nous apprend que la traduction de l’expression ɻēl qannāɻ par « le dieu jaloux » est erronée. Elle doit être abandonnée et remplacée par « le dieu furieux » ou « le dieu irascible ». Lorsque le livre de l’Exode caractérise le dieu d’Israël comme le Furieux – « Yahvé, le Furieux est son nom » –, il reprend un nom archaïque qui tire son origine d’un contexte guerrier. Notre analyse sémantique a tiré profit d’une étude anthropologique de Georges Dumézil sur la fureur guerrière. (2) Notre analyse littéraire, qui s’inspire de l’approche folklorique de Hermann Gunkel, conduit à un résultat différent. Les livres prophétiques de l’Ancien Testament diffèrent du livre de l’Exode en ce qu’ils présentent le dieu d’Israël comme un dieu jaloux, et ils le font sous une forme narrative que nous pouvons reconstituer. Osée et Ezéchiel racontent l’histoire de Yahvé et de son peuple sous la forme d’une histoire d’amour qui commence comme un conte, mais qui se conclut par le récit d’une crise conjugale, parce que la femme aimée – Israël – est infidèle, ce qui provoque chez son mari une réaction violente, du moins sur le plan verbal. C’est seulement dans ce contexte précis qu’il est légitime de parler de la jalousie divine. Mais il ne nous semble pas légitime d’utiliser cette idée empruntée à Osée et à Ezéchiel pour comprendre la portée exacte de l’expression ɻel qannâɻ. Il ne faut pas confondre la jalousie du mari avec la fureur du guerrier, même si la première provoque la seconde.
23
Ex 34, 5-9 ; BJ, traduction modifiée.
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Bernhard Lang Essayons d’insérer le résultat de notre analyse dans l’histoire religieuse de l’Israël ancien. Comme Francolino Gonçalves vient de le montrer, il y avait deux systèmes religieux dans l’Israël vétérotestamentaire, caractérisé par deux formes différentes de yahvisme24. L’une, fondée sur le mythe de la création et enracinée à Juda (royaume du sud), conçoit Yahvé comme le guerrier qui après sa victoire sur l’Océan primordial a établi l’ordre cosmique. L’autre forme de yahvisme, fondée sur l’histoire de Yahvé avec Israël, domine la tradition théologique du royaume d’Israël du nord. C’est dans cette théologie du nord que l’idée de l’alliance nuptiale entre le dieu masculin et son épouse, la femme Israël, suggérée par le prophète Osée, trouve sa place originale. L’idée de la jalousie divine est donc l’écho du courant théologique « du nord », alors que le dieu irascible appartient à l’héritage de l’idéologie guerrière « du sud ». Université de Paderborn RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Traductions de la Bible Ancien Testament. Traduction œcuménique de la Bible, Paris, Le Cerf, 1976. La Bible. Ancien et Nouveau Testament, Paris, Alliance biblique universelle, 1991. La Bible de Jérusalem, Paris, Le Cerf, 2000. Monographies et articles Block D. I., 1997-1998 The Book of Ezekiel, 2 vol., Grand Rapids, Michigan, Eerdmans. Brongers H. A., 1963 « Der Eifer des Herrn Zebaoth », Vetus Testamentum 13, p. 269-284. Calvin J., 1863-1900 Opera quae supersunt omnia, W. Baum et al. (éd.), (Corpus Reformatorum 29-87), 59 vol., Braunschweig, Schwetschke. De Vaux R., 1958 Les Institutions de l’Ancien Testament, 2 vol., Paris, Le Cerf (5e édition, 1991). Dumézil G., 1942 « Furor », dans IDEM, Horace et les Curiaces, Paris, Gallimard, p. 11-33.
24
Gonçalves, 2006-2007. Merci à Christophe Lemardelé qui a proposé cette interprétation dans son intervention au colloque.
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Le dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? Ego B., 2003 « “Denn er liebt sie” (Tob 6,15 Ms. 319). Zur Rolle des Dämons Asmodäus in der Tobit-Erzählung », dans A. Lange et al. (éd.), Die Dämonen – Demons, Tübingen, Mohr Siebeck, p. 309-317. Ehrlich A. B., 1908-1914 Randglossen zur hebräischen Bibel, 7 vol., Leipzig, Hinrichs. Gonçalves Fr. J., 2006-2007 « Deux systèmes religieux dans l’Ancien Testament : de la concurrence à la convergence », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Sciences Religieuses 115, p. 117-122. Gunkel H., 1987 Das Märchen im Alten Testament, Frankfurt, Athenäum (1re édition, Tübingen, Mohr, 1917). Heintz J.-G., 1973 « Le “feu dévorant” », dans Le feu dans le Proche-Orient antique : aspects linguistiques, archéologiques, technologiques, littéraires. Actes du Colloque de Strasbourg, 9-10 juin 1972, Leyde, Brill, p. 63-78. Jung C. G., 1963 « De l’importance du père pour la destinée de l’individu », dans idem, Psychologie et éducation, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet-Chastel, p. 205-240. König E., 1922 Theologie des Alten Testaments, Stuttgart, Belser. Küchler Fr., 1908 « Der Gedanke des Eifers Jahwes im Alten Testament », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 28, p. 42-52. Lang B., 2002 The Hebrew God: Portrait of an Ancient Deity, Londres, Yale University Press. 2006 « The Number Ten and the Iniquity of the Fathers: A New Interpretation of the Decalogue ». Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 118, p. 218238 ; aussi dans IDEM, Hebrew Life and Literature: Selected Essays, Farnham, Ashgate, 2008, p. 197-215. Moran W. L., 2002 « The Ancient Near Eastern Background of the Love of God in Deuteronomy », dans IDEM, The Most Magic Word: Essays on Babylonian and Biblical Literature, Washington D.C., The Catholic Biblical Association of America, p. 170-181.
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ENTRE JALOUSIE ET ENVIE : LE CAS DE L’ESSÉNISME David Hamidović
Sous l’influence de l’anglais, le mot « secte » désigne aujourd’hui en français une organisation fermée exerçant une influence psychologique forte sur ses membres. J’entends le terme « secte » dans son sens ancien : un mouvement identifié par une doctrine politico-religieuse. Ces mouvements, au départ minoritaires dans la société juive, pouvaient exercer une grande influence sur le pouvoir politique et le pouvoir religieux au tournant de notre ère. Le mot « secte » ne revêt donc pas encore un sens péjoratif comme dans la tradition chrétienne1. L’origine des sectes juives demeure difficile à établir faute de sources2. Toutefois, ces mouvements sont mieux connus grâce à plusieurs découvertes survenues dans la seconde moitié du xxe siècle. Parmi ces nouveaux corpus figure la bibliothèque de Qumrân découverte dans des grottes près de la mer Morte entre 1947 et 1967. L’étude des quelque neuf cents manuscrits exhumés apportent des renseignements de première main sur une secte juive : les esséniens. Le débat relancé dans les années 1990 sur le milieu dépositaire ou rédacteur des écrits conservés dans les grottes a trouvé une conclusion : l’attribution de la bibliothèque à une communauté d’établissements esséniens Le site de Khirbet Qumrân, au nord-ouest de la mer Morte est un de ces établissements. L’historien antique Flavius Josèphe avait mentionné l’existence de deux types de communauté dans le mouvement essénien : un vivant en ville et participant activement à la vie sociale, un autre vivant en marge de la société3. Les habitants de Qumrân relèvent de la seconde définition. Dès la découverte des manuscrits, les études ont porté sur la nature du groupe. 1
Cf. B. R. Wilson, Magic and the Millennium, Londres, 1973, p. 11-16, et du même auteur, The Social Dimensions of Sectarianism: Sects and New Religious Movements in Contemporary Society, Oxford, 1990, p. 1-3. 2 Il n’est pas toujours établi si une secte juive rejette les valeurs auxquelles la société adhère ou bien si elle naît de ce rejet, cf. S. J. D. Cohen, From the Maccabees to the Mishnah, Westminster, 1987, p. 124-127.
Guerre des Juifs II 160 : « Il existe encore un autre ordre (τάγμα) d’esséniens, qui sont d’accord avec les autres pour le genre de vie et les us et coutumes, mais qui s’en séparent sur la question du mariage. Ils pensent, en effet, que les gens non mariés retranchent une part très importante de la vie, à savoir la propagation de l’espèce, d’autant plus que, si tous adoptaient la même opinion, le genre humain disparaîtrait très vite. » 3
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David Hamidović Nombre d’idées développées dans les documents ont reçu une estampille essénienne mais il faut s’interroger sur une telle démarche car ces idées présentent des affinités littéraires avec d’autres écrits rédigés hors de la secte essénienne. La désignation d’idées spécifiques aux esséniens a conduit à attribuer nombre d’ouvrages de la littérature intertestamentaire aux esséniens. Il faut avouer que la définition précise de l’essénisme reste à faire. Pour l’heure, nous examinons seulement la bibliothèque essénienne de Qumrân. De l’examen de celle-ci, il faut retenir que les esséniens développent un projet politico-religieux. Sous la conduite d’un personnage énigmatique nommé le Maître de Justice, ils prétendent constituer un « reste »4 en Israël appelé à essaimer dans la société juive. Ils justifient la vérité de leur doctrine par le lien privilégié qu’ils entretiennent avec Dieu. Derrière la Torah qualifiée de Loi révélée (niglēh), ils prétendent avoir accès à son sens caché (nistar) par Dieu. À partir de ce privilège, ils ont bâti une véritable pensée théologique de pensée. Ils insistent particulièrement sur le rôle du mal dans la marche du monde au point de développer un prisme dualiste pour lire l’histoire biblique et les événements vécus. Ce dualisme prend des accents cosmologiques qui se traduisent par l’opposition entre la lumière, le bien, et l’obscurité, le mal. Selon cette perception, ils suivent un calendrier solaire de 364 jours et rejettent les computs fondés sur l’astre lunaire. Mais Dieu est dit avoir créé les luminaires célestes en Gn 1, 3-5. C’est pourquoi Dieu est perçu comme le créateur du mal, celui qui impose aux hommes un temps d’épreuves caractérisé par le règne de l’impiété. À la fin des temps, une guerre entre les fils de lumière et les fils de l’obscurité se conclura par la victoire finale et définitive des premiers, c’est-à-dire les esséniens, modèles de perfection et de justice. Dieu règnera alors à jamais et la justice triomphera sur le monde. La pensée essénienne s’imposera alors à tous les Juifs. Dans le cadre de ce projet, il convient d’examiner la place donnée à la qinɻāh. La QINɻĀH profane et théologique dans les textes bibliques La traduction de ce terme hébraïque et de son équivalent grec, ζῆλος, utilisé neuf fois sur dix dans la Septante pour traduire qinɻāh, pose déjà problème dans les textes bibliques. Dans l’Ancien Testament, la racine qnɻ est utilisée dans un contexte profane à trente-sept reprises. En nombre de passages, elle désigne un sentiment de jalousie. Par exemple, les Philistins sont jaloux
4
CD I 4-5 ; CD II 6-13 ; 1QM XIII 8 ; XIV 8-9 ; 1QHa XIV 8 ; 4Q185 1-2 ii 2 ; 4Q393 3,7.
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme des biens d’Isaac, notamment son bétail en Gn 26,14. En contexte, la qinɻāh désigne l’envie de posséder les avantages ou les biens d’autrui5. En français, le désir insatisfait de possession ne correspond pas forcément à la jalousie. Celui qui est jaloux est celui qui est peiné de ne pas posséder le bien d’autrui. Dans l’Ancien Testament, la qinɻāh semble revêtir un sens plus large. En effet, est jaloux celui qui estime que d’autres que lui-même sont lésés. Ainsi, en Nb 11,29, Josué est jaloux que d’autres personnes prophétisent à la place de Moïse. C. Mézange6 a qualifié cette jalousie d’« altruiste » en notant que le terme français ne convient plus. Le zèle est plus conforme à cette idée de la qinɻāh. Une autre différence avec le mot français « jalousie » est à relever. La qinɻāh ne désigne pas seulement cette envie insatisfaite, elle se rapporte aussi à l’action qui en découle. Dans l’exemple évoqué plus avant, les Philistins jaloux bouchent les puits où venaient s’abreuver les bêtes d’Isaac en Gn 26,15. Bien entendu, l’action consécutive à la jalousie vise à satisfaire le désir. La traduction de la qinɻāh par le zèle met en avant l’action. Mais l’idée de manque qui précède l’action et la commande est presque passée sous silence. Le terme grec ζῆλος dans son contexte profane7 est plus proche de ces deux volets de la qinɻāh car il exprime un sentiment passionné qui fait suivre quelqu’un ou quelque chose. Cependant, en nombre d’occasions, le terme grec dans la Septante exprime une jalousie qui n’est pas à l’origine de l’action ; elle n’en est que la conséquence lorsque le bien désiré appartient à autrui. La qinɻāh recouvre aussi une signification théologique dans l’Ancien Testament. Elle est énoncée dans le cadre de l’alliance sinaïtique. La qinɻāh divine semble liée aux deux premiers commandements du décalogue reçu par Moïse au mont Sinaï : « tu n’auras pas d’autres dieux que moi » et « tu ne feras pas d’idole, ni ce qui est là-haut dans les cieux, ni ce qui en bas sur la terre, ni ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas car moi, YHWH ton Dieu, je suis un Dieu qannāɻ » (Ex 20,3-5 ; Dt 5,7-9). Un autre récit de l’alliance sinaïtique complète : « tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car YHWH a pour nom qannāɻ » (Ex 34,14). Dans le contexte de l’alliance, la qinɻāh est martelée. La qinɻāh divine ne semble pas si différente de la qinɻāh en contexte profane. En effet, la qinɻāh divine apparaît lorsque le peuple se détourne de Dieu pour des idoles. Elle ne se comprend que parce que les Israélites ont été choisis par Dieu. La notion d’élection est donc en arrière-plan de la qinɻāh divine. Comme dans un contexte profane, celle-ci résulte bien d’un désir insatisfait de possession.
5
E. Reuter, « qannāɻ », Theologische Wörterbuch zum Alten Testament VII, Stuttgart - Berlin Cologne - Mayence, 1990, col. 51-62. 6 C. Mézange, Les sicaires et les zélotes, Orients sémitiques, Paris, 2003, p. 140. 7 Ibid., p. 137-139.
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David Hamidović Dieu manifeste sa qinɻāh lorsque le peuple élu se détourne de lui pour d’autres dieux. Comme dans un contexte profane, Dieu agit systématiquement en conséquence. Ainsi, en Dt 32, 21-25, les Juifs adorent des idoles. Dieu les réprime avec une violence excessive. Celle-ci s’exprime souvent par l’image du feu qui jaillit de la colère divine. La qinɻāh peut alors emprunter à l’imagerie guerrière comme en Sg 5, 17 : « il prendra son ζῆλος pour armure ». La qinɻāh divine peut même mener jusqu’à la perte de la terre d’Israël. Le psalmiste du Ps 79, 5 s’interroge : « jusqu’à quand, YHWH, ta colère sans fin, ta qinɻāh brûlera-t-elle comme un feu ? » Il exprime le lien de conséquence entre la qinɻāh divine et les catastrophes endurées par les Israélites. La qinɻāh divine peut ainsi entraîner la rupture de l’alliance contractée au Sinaï. La punition est alors perçue comme le châtiment divin mais elle sous-entend toujours le retour à l’alliance, à la possession par Dieu selon la terminologie du contexte profane. La qinɻāh pousse donc Dieu à châtier. Le châtiment ne condamne jamais tout Israël mais seulement les infidèles. Ainsi, le pécheur est retiré de la communauté israélite en Dt 29, 19-20 : « la colère et la qinɻāh de YHWH s’enflammeront contre cet homme ; toutes les malédictions inscrites dans ce livre reposeront sur lui et YHWH effacera son nom de dessous les cieux. YHWH le séparera, pour son malheur, de toutes les tribus d’Israël ». Comme le feu dévorant qui s’enflamme8, la qinɻāh divine purifie. À l’instar de Pinhˀas qui « (est animé) de la même qinɻāh que moi » selon YHWH en Nb 25, 11, la qinɻāh divine modèle une qinɻāh humaine qui opère dans un contexte religieux. Comme la qinɻāh « altruiste » éprouvée par Josué pour Moïse en Nb 11, 29, l’homme peut ressentir de la qinɻāh pour Dieu lorsque celui-ci est frustré par la corruption de l’alliance. Ainsi, le psalmiste déclare à Dieu dans le Ps 69, 10 : « la qinɻāh pour ta maison [le Temple] me dévore, l’insulte de tes insulteurs tombe sur moi ». La qinɻāh des hommes pour Dieu n’est que la transposition de la qinɻāh divine agissant pour faire respecter l’alliance. La qinɻāh des hommes pour la Torah se comprend dans cette perspective : la Torah est une véritable charte de l’alliance mosaïque et le Temple de Jérusalem est le lieu où se manifeste le lien entre Dieu et les Israélites. Mattathias, instigateur de la révolte maccabéenne au iie siècle av. J.-C., déclare en 1 M 2, 27 : « Quiconque a le ζῆλος pour la Loi et maintient l’alliance, qu’il me suive ! » La qinɻāh humaine apparaît alors lorsque les Israélites ont l’impression de ne plus bénéficier de l’alliance avec Dieu. À cet égard, il s’agit bien encore d’un désir inassouvi de possession. À la différence de la qinɻāh divine, la qinɻāh humaine exerce une action rédemptrice pour les infidèles. Ainsi, YHWH dit à Moïse en Nb 25, 11 : « Pinhˀas, fils d’Éléazar, fils d’Aaron, le
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Cf. Dt 4, 24 ; 9, 15 ; 32, 22 ; Is 26, 11 ; So 1, 18 ; 3, 8 ; Ps 79, 5.
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme prêtre, a détourné ma fureur de dessus les fils d’Israël parce qu’il (est animé) de la même qinɻāh que moi au milieu d’eux. Je n’ai pas anéanti les fils d’Israël dans ma qinɻāh. » La qinɻāh de Pinhˀas a donc racheté les péchés des Israélites et évité leur châtiment. Le Nouveau Testament reprend cette conception propre à la qinɻāh humaine. Paul est ainsi décrit en Ac 22, 3 : « Je suis Juif, né à Tarse en Cilicie […] c’est aux pieds de Gamaliel que j’ai été formé à la stricte observance de la Loi de nos pères et j’étais rempli du ζῆλος de Dieu comme vous l’êtes tous aujourd’hui ». Avant sa conversion, Paul se définissait comme un pourfendeur de l’idolâtrie et de l’apostasie parce qu’il était attaché au respect de la Torah et à sa religion de naissance. Il persécutait les premiers chrétiens car il les percevait comme des Juifs apostats9. Une fois converti, Paul exprime toujours ce sentiment mais dans le christianisme : « j’éprouve à votre égard le ζῆλος de Dieu » en 2 Co 11, 2. Puis il explique plus précisément la nature de ce ζῆλος5 : « car je vous ai fiancés à un époux unique, pour vous présenter au Christ comme une vierge pure ». L’alliance prend ici la forme du lien entre la vierge pure, c’est-à-dire les premières communautés chrétiennes, et un époux unique, c’est-à-dire le Christ. Si elle veut demeurer pure, la vierge ne peut succomber à un autre amant, c’est-à-dire que les premiers chrétiens ne peuvent céder aux sirènes des autres religions. Dans un autre contexte historique, les écrits pauliniens établissent une continuité avec la définition vétérotestamentaire de la qinɻāh divine et humaine. La qinɻāh dans un contexte profane exprime donc à la fois l’envie de possession et l’action pour combler ce manque. La qinɻāh dans un contexte théologique est plus précise puisqu’elle exprime à la fois le désir de respecter l’alliance entre Dieu et les hommes, et les actions qui en découlent, notamment la purification de ceux qui lui portent atteinte. La QINɻĀH politique Au cours du ier siècle, la qinɻāh théologique justifie des actions politiques, quelquefois extrêmes si l’on songe aux zélotes. Ces Juifs assassinent leurs coreligionnaires qu’ils estiment impies. Flavius Josèphe10 témoigne de cette violence au nom de la qinɻāh. Il la réprouve en insistant sur la rage, la folie ou l’aveuglement des zélotes. En arrière-plan, les zélotes ne font que suivre la tradition biblique de la qinɻāh en s’opposant à l’occupation d’Israël par les troupes romaines. En effet, les zélotes apparaissent comme des nationalistes cherchant dans les textes de l’Ancien Testament la solution à ce problème. L’obéissance à Dieu récompensée par la possession des autres nations en
9 10
Cf. Ga 1, 13-14. Guerre des Juifs II 441.
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David Hamidović Dt 28,1 pouvait résonner au ier siècle de notre ère chez des Juifs meurtris de la situation politique d’Israël. Le non-respect des lois juives données sur le mont Sinaï pouvait être interprété comme la cause de la domination romaine sur la région. Si l’explication n’est pas nouvelle lorsqu’Israël connaît une catastrophe nationale, comme l’attestent les écrits prophétiques, la réponse des zélotes est originale. En effet, ils proclament que la qinɻāh permet la rédemption. Ainsi, les zélotes se perçoivent comme le reste chargé de détourner la colère divine à l’instar de Pinhˀas. Ils pensent pouvoir libérer Israël de la domination romaine grâce à leurs actions conformes à la qinɻāh. Ce raisonnement a probablement conduit des Juifs animés par la qinɻāh à se fédérer dans un groupe organisé. La qinɻāh religieuse est devenue politique. C’est pourquoi les zélotes se désignent eux-mêmes par ce nom11. En effet, ils se définissent en référence à l’idéal vétérotestamentaire de la qinɻāh. Les zélotes se réfèrent aussi à deux caractéristiques nouvelles de la qinɻāh. Celles-ci sont apparues au fil des débats qui ont traversé le judaïsme dans les derniers siècles avant notre ère. Les zélotes transposent la guerre contre les nations et le déclenchement de la fin des temps attribués à la qinɻāh divine à la qinɻāh humaine. Dans la littérature prophétique, principalement à l’occasion de l’Exil babylonien, la qinɻāh divine passe du châtiment des Israélites infidèles au châtiment des ennemis d’Israël. Le glissement s’explique peut-être par le caractère inconcevable de l’anéantissement du peuple élu, car il aboutirait à la disparition de l’alliance. Il fallait donc châtier les nations plutôt que tout Israël comme l’atteste la parole de YHWH en Za 1, 14-16 : « J’éprouve une qinɻāh ardente pour Jérusalem et pour Sion et un très grand courroux contre les nations orgueilleuses ! Car moi, je n’étais que peu irrité (contre Israël), et elles, elles ont ajouté à son malheur. “C’est pourquoi, ainsi parle YHWH, je me tourne vers Jérusalem avec compassion” ». Le changement de destinataires du châtiment divin s’explique par la volonté de glorifier le nom de Dieu selon Ez 39, 25. La transposition de cette conception de la qinɻāh divine à la qinɻāh humaine est presque absente de l’Ancien Testament12. Plusieurs
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Ibid. IV 161 : « Ceux-ci s’étaient donnés ce nom eux-mêmes comme s’ils étaient zélés pour des activités vertueuses et non pour les actions infâmes et les pires excès ». Ibid. VII 269-270 : « Ils imitaient avec zèle toutes les mauvaises actions […] et pourtant ils se donnèrent ce nom à cause de leur zèle pour la vertu ». 12 Suite au viol de Dina par Sichem, ses frères Siméon et Lévi massacrent ses proches, les Hivvites. Judith présente le châtiment comme l’action de Dieu au nom des frères selon Jdt 9, 2 : « Seigneur, Dieu de mon père Siméon, dans la main de qui tu as mis une épée pour se venger des étrangers qui avaient souillé le sein d’une vierge ». Les deux frères sont le bras armé de la ζῆλος de Dieu. De même, Mattathias a égorgé le Juif qui sacrifiait aux dieux grecs sur l’autel de Modîn et le soldat du roi Antiochos IV Epiphane qui obligeait à ce sacrifice selon 1 M 2, 24-25. Le premier insurgé de la révolte maccabéenne accomplit la ζῆλος pour la Torah au nom de Dieu.
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme passages mentionnant la qinɻāh divine font état d’événements déclenchant la fin des temps à la suite de la destruction du Temple de Jérusalem par Nabuchodonosor13. Cette nouvelle caractéristique peut se comprendre à la suite du châtiment infligé aux ennemis d’Israël mais dans ce cas, ces derniers sont éliminés définitivement car le châtiment a lieu à la fin des temps. YHWH annonce à Sophonie : « par le feu de sa qinɻāh, tout le pays sera consumé » (So 1, 18 ; 3, 8). L’ennemi peut même devenir le symbole du mal par excellence comme Gog, roi du royaume de Magog. Il sera détruit à l’eschaton selon Éz 38, 21 et se produiront alors des bouleversements climatiques selon le verset suivant. Un sauveur arrivera selon Is 59, 20 : « alors un rédempteur viendra à Sion pour ceux de Jacob qui se détournent de leur infidélité ». La dimension eschatologique de la qinɻāh vise probablement à signifier que l’alliance contractée entre Dieu et les Israélites a pour finalité l’application du plan divin à toute l’humanité. Jamais les zélotes ne prétendent déclencher la fin des temps, seul Dieu a ce pouvoir. Ils cherchent à reconnaître ce moment car il signale le début de la guerre eschatologique, une guerre dans laquelle ils imaginent jouer un rôle actif. Ils identifièrent ce moment à l’été 66. Malheureusement pour eux, le combat ne tourna pas en leur faveur puisqu’ils se trouvèrent acculés dans la forteresse de Massada. Le siège se conclut par la prise de la forteresse et la mort des derniers zélotes insurgés en 74. Les découvertes archéologiques sur le site confirment cette issue14. La QINɻĀH dans l’essénisme Au tournant de notre ère, la qinɻāh n’est pas l’apanage des zélotes. Avant de se convertir, Paul le pharisien était très attaché à la qinɻāh ; les familles de l’aristocratie sacerdotale constituant la secte des sadducéens pratiquent la qinɻāh selon Ac 5, 17 ; les premiers chrétiens ne sont pas en reste comme en témoigne encore Paul ou bien Simon le zélote, un des douze disciples de Jésus15 ; même des Juifs de la Diaspora pratiquent la qinɻāh selon Ac 17, 5. Dans ce panorama, on peut se demander si les esséniens ont mis en œuvre la tradition biblique de la qinɻāh et si oui, quelle place ils lui donnent dans leur doctrine. Le verbe qinnēɻ et les mots dérivés sont connus dans la communauté essénienne de Qumrân car tous les livres de la Bible hébraïque y ont été retrouvés à l’exception du livre d’Esther. On peut donc en déduire que la notion de
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Cf. Is 9, 1-6 ; 37, 32 (= 2 R 19, 31) ; 42, 13 ; 59, 17 ; 63, 15 ; Éz 38, 19 ; 39, 25 ; Jl 2, 18 ; Na 1, 2 ; So 1, 18 ; 3,8 ; Za 1, 14 ; 8, 2. 14 Cf. S. J. D. Cohen, « Masada: Literary Tradition, Archaeological Remains, and the Credibility of Josephus », Journal of Semitic Studies 33, 1982, p. 385-405. 15 C. Mézange, « Simon le Zélote était-il un révolutionnaire ? », Biblica 81, 2000, p. 489-506.
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David Hamidović qinɻāh est connue des sectaires. Dans les manuscrits non bibliques, le verbe et ses mots dérivés sont attestés à quarante-sept reprises. Pour déceler une spécificité essénienne dans l’interprétation de la qinɻāh, il faut s’arrêter sur ces occurrences. Aucun passage conservé n’envisage la qinɻāh dans un contexte profane. La nature exclusivement sectaire de la bibliothèque de Qumrân pourrait expliquer cette particularité. En effet, si l’on examine les manuscrits conservés, les esséniens de Qumrân ont manifestement fait le choix d’entreposer seulement les textes relatifs à leur doctrine16. L’idéologie sectaire retient donc la qinɻāh dans un contexte exclusivement théologique17. À la suite de l’Ancien Testament, la qinɻāh de Dieu est rappelée. Ainsi, un Apocryphe de la Torah dit A paraphrase Ex 34. Le verset 14 est repris en 4Q368 2, 6 : « [Car tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu. En effet], YHWH porte le nom de qannāɻ. [Il] est un dieu qannāɻ. » Dans le Rouleau du Temple, le même verset est repris en 11Q19 II 12. Le désir de conserver le lien exclusif entre les Israélites et Dieu est repris dans la littérature essénienne. On peut en déduire que les esséniens comprennent la qinɻāh divine à la suite de l’Ancien Testament, c’est-à-dire dans le contexte du respect de l’alliance sinaïtique. La notion de qinɻāh attribuée à Dieu signale les manquements du peuple élu à l’égard du contrat d’alliance comme l’illustre un texte liturgique nommé « Paroles des luminaires », probablement rédigé au Temple de Jérusalem puis repris par la communauté de Qumrân : « Tu nous as choisis comme tiens, [comme ton peuple provenant de toute] la terre. C’est pourquoi tu as déversé sur nous ton courroux et] ta q[inɻāh] dans toute la furie de ta colère » (4Q503 1-2 iii 10-12). Les Israélites se sont détournés de Dieu ; ils ont préféré des idoles. À l’examen des occurrences, le constat des manquements à l’alliance est fréquent mais ce sont surtout les conséquences de ces fautes qui sont mises en avant. À la suite de la qinɻāh exprimée dans l’Ancien Testament, les manquements à l’alliance entraînent une action de Dieu. Celle-ci se caractérise par une violence inouïe. En effet, dans le rouleau des Hymnes, la colère de Dieu s’enflamme et « sa qinɻāh est provoquée » selon 1QHa XVII 3 ; une « qinɻāh de destruction totale » est annoncée en 1QHa XX 14. Un autre manuscrit des Hymnes, 4Q427 7 ii 15, proclame la soumission de l’homme devant la puissance de Dieu : « nous avons vu la qinɻāh de la puissance de ta force ». Comme dans l’Ancien Testament, le châtiment de Dieu est associé à l’image du feu purificateur. Un extrait de la liturgie des « Paroles des luminaires » résume cette thématique par la formule : « la furie de ta colère par le feu de ta qinɻāh » (4Q503 1-2 v 6).
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Aucun écrit soutenant la position ou les idées hasmonéennes n’a été mis à jour. Il faut comprendre en ce sens les passages sapientiaux : « un homme fort est zélé pour […] » (4Q424 3, 8) ; « combien est grande la qinɻāh de l’homme ! » (4Q416 2 ii 11-12 ; 4Q418 8,12).
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme Le deuxième volet de la qinɻāh, le châtiment de Dieu, est souvent associé à un jugement dans les textes de Qumrân. Par exemple, dans le texte des Hymnes, Dieu est béni pour sa bonté, la lenteur de sa colère et « la qinɻāh de [tes] juge[ments] » en 1QHa V 5. La même expression « la qinɻāh du jugement » se retrouve dans un contexte comparable de bénédiction en 4Q286 2,3. Dans un texte très fragmentaire conservant une prière, 4Q449 1,4, il est question de « la qinɻāh des jugements de ta vérité et la vengeance de […] ». Dans les différents documents, il est difficile de savoir s’il est question d’un jugement passé ou à venir. Il semble que les esséniens distinguaient différentes « visites » de Dieu18, c’est-à-dire différents moments passés et à venir où des jugements et des châtiments sont en jeu. Dans un commentaire actualisant le livre de Sophonie, un pesher coté 1Q15 1, est cité So 1,18 : « par le feu de sa qinɻāh, tout le pays sera consumé ». À partir de la ligne 4 débute l’interprétation du passage : les habitants du pays de Juda subiront le châtiment divin. Il est bien question d’un châtiment à venir. Conformément au contexte originel du livre de Sophonie, la qinɻāh semble présenter une dimension eschatologique. Le texte annonce que les habitants de Juda se livrant à l’impiété seront châtiés. Mais contrairement à d’autres passages vétérotestamentaires19, la qinɻāh divine n’est pas associée, en l’état des textes, à des événements déclenchant la fin des temps. Ceux que les esséniens perçoivent comme infidèles, c’est-à-dire les autres Juifs, seront châtiés, peut-être disparaîtront-ils mais la suite du passage n’est pas conservée. Les ennemis d’Israël en Sophonie sont transformés en des Juifs impies, c’est-àdire ceux qui ne sont pas esséniens. L’ennemi est donc identifié aux autres Juifs appartenant probablement à d’autres sectes. Toutefois, exception faite de ce passage, il demeure difficile de savoir si le jugement en jeu dans la qinɻāh est toujours à situer à l’eschaton. Il est possible que la qinɻāh divine prenne place dans le cadre d’une rédemption si l’on suit un passage fragmentaire des Cantiques de l’holocauste du sabbat, écrit présentant la liturgie céleste accomplie par les anges. En 4Q400 1 i 17-18, il est question des vecteurs de la connaissance. On y lit « les prêtres de la proximité (de Dieu) », c’est-à-dire les anges. Puis, après une lacune, on lit littéralement : « ses [grâ]ces pour la rémission compassionnelle éternelle et dans la vengeance de sa qinɻāh ». Bien que le contexte soit fragmentaire, Dieu semble permettre une rédemption dans le cadre de sa qinɻāh. On peut lier la rédemption
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Cf. CD VII 12-14.21 ; XIX 10-11. La « période de la première visite » semble le prélude de la seconde visite à la fin des temps. Selon la citation d’Éz 9, 4, la « première période de visite » est peut-être l’Exil babylonien au vie siècle av. J.-C., plutôt que l’Exode (cf. CD V 19) ou la période de séparation entre les pharisiens et les esséniens comme le suggère CD VII 12-14. 19 Cf. Is 9, 6 ; 37, 32 (= 2 R 19, 31) ; 42, 13 ; 59, 17 ; 62, 15 ; Éz 38,19 ; 39, 25 ; Jl 2,18 ; Na 1, 2 ; So 1, 18 ; 3, 8 ; Za 1, 14 ; 8, 2.
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David Hamidović possible par la qinɻāh divine avec l’idéologie zélote. Ce lien est d’autant plus prégnant qu’un manuscrit des Cantiques de l’holocauste du sabbat a été exhumé dans la forteresse de Massada20, dernier repaire des zélotes lors de la première révolte juive. Cependant, il s’agit du seul passage conservé dans les manuscrits non bibliques de Qumrân permettant d’échafauder cette hypothèse. De plus, des débats persistent sur le milieu rédacteur du document21. Bien qu’il fût conservé dans la bibliothèque de Qumrân, il faut reconnaître que la rédemption envisagée n’est pas une caractéristique dominante de la qinɻāh divine perçue par les esséniens. En effet, si les zélotes prétendent constituer un reste chargé de détourner le courroux divin, les esséniens semblent percevoir seulement un temps contemporain caractérisé par l’impiété, l’épreuve22. Ils constituent un « reste » pour Israël appelé à grandir dans la société juive et à diffuser ses idées23. Les esséniens prétendent peut-être libérer Israël de la domination romaine lors du combat final entre les fils de lumière et les fils de l’obscurité nommés les Kittim, nom codé désignant les Romains puis l’ennemi par excellence24, dans le Règlement de la guerre. Mais jamais dans ce document, ils ne justifient leurs actions dans le cadre de la qinɻāh. Ce mot est absent du document conservé. Contrairement aux zélotes proclamant une qinɻāh politique, les esséniens demeurent dans une lutte dualiste entre le bien et le mal aux accents cosmologiques. Ils restent sur le plan théologique abstrait sans en déduire une forme d’action politique. Toutefois, dans un manuscrit demandant la bénédiction de Dieu par la formule bāra-kî nap-šî ɻet-yhwh (« mon âme, bénis YHWH ») on peut se demander si les esséniens prétendent détourner le châtiment de Dieu. En 4Q434 1 i 6, il est écrit : « bien que toute la furie de sa colère ne se lasse pas, il ne les jugera pas avec le feu de sa qinɻāhɻ ». Dieu semble épargner un groupe de personnes. Il s’agit peut-être des esséniens. Le contexte ne permet pas de confirmer l’idée que les esséniens agissent pour détourner le châtiment divin de leurs coreligionnaires. Il semble que les esséniens sont épargnés par la qinɻāh divine car ils respectent le contrat d’alliance à la différence des autres
20 S. Talmon, Masada VI. Yigael Yadin Excavations 1963-1965. Final Reports, Jérusalem, 1999, p. 120-132. Le manuscrit est coté Mas1k. 21 Cf. C. Newson, « ‘Sectually Explicit’ Literature from Qumran », dans The Hebrew Bible and its Interpreters, W. H. Propp, B. Halpern et D. N. Freedman (éd.), Winona Lake, 1990, p. 167-187, et du même auteur, « Songs of the Sabbath Sacrifice », dans Encyclopaedia of the Dead Sea Scrolls 2, L. H. Schiffman et J. C. VanderKam (éd.), Oxford, 2000, p. 887. 22 Cf. 4Q171 II 18-19 ; 4Q174 1 ii 1-3 ; 4Q177 1-4, 5.7 ; 9, 2 ; 12-13 i 2. 23 CD I 4-5 ; II 6-13 ; 1QM XIII 8 ; XIV 8-9 ; 1QHa XIV 8 ; 4Q185 1-2 ii 2 ; 4Q393 3, 7. 24 Cf. K. M. T. Atkinson, « The Historical Setting of the War of the Sons of Light and the Sons of Darkness », JSS 4, 1954, p. 246-255 ; D. W. Baker, « Kittim », dans Anchor Bible Dictionary 4, D. N. Freedman (éd.), New York, 1992, p. 93 ; T. H. Lim, « Kittim », dans Encyclopaedia of the Dead Sea Scrolls 1, L. H. Schiffman et J. C. VanderKam (éd.), Oxford, 2000, p. 469-471.
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme Juifs. La notion de « reste » d’Israël dans le cadre de la qinɻāh revêt donc un sens différent pour les zélotes. La qinɻāh divine se situe donc dans la tradition biblique aperçue. Elle se caractérise par deux volets : le respect de l’alliance sinaïtique et le châtiment de Dieu en cas de manquement afin de recouvrer l’alliance. Les textes de Qumrân insistent sur la violence des châtiments infligés par Dieu au point de percevoir les temps présents comme des temps d’épreuve, des temps d’impiété. Un jugement divin a eu lieu ou est attendu dans la perspective de la qinɻāh. Les esséniens se perçoivent comme le reste d’Israël respectant l’alliance. Ils annoncent ainsi les châtiments à venir des impies représentés par les Kittim, les Romains devenus symboles de l’ennemi par excellence, et par les autres Juifs. La destruction des nations n’est pas annoncée 25 dans le cadre de la qinɻāh . Comme dans la Bible hébraïque, la qinɻāh divine modèle la qinɻāh humaine. Si la qinɻāh divine abordée dans les textes de Qumrân est proche de la conception de la Bible hébraïque, la qinɻāh humaine présente des particularités liées à l’idéologie essénienne. C’est pourquoi on qualifiera la qinɻāh humaine à l’œuvre dans les textes sectaires de la bibliothèque de Qumrân de qinɻāh essénienne. En effet, près de la moitié des occurrences mentionne la qinɻāh humaine selon le prisme dualiste de la lutte entre le bien et le mal, les esséniens étant les parangons de justice et les impies de véritables incarnations du mal. Ainsi, la Règle de la communauté qui règlemente la vie communautaire à Qumrân et précise l’idéologie en vigueur envisage à sept reprises la qinɻāh pour qualifier soit les adeptes, soit les impies. Par exemple, lors de l’énumération des qualités et vertus des membres de la communauté, il est question de « la qinɻāh des lois de justice » en 1QS IV 4, c’est-à-dire du désir de respecter scrupuleusement les interprétations de la Torah. Celles-ci sont perçues comme justes, au sens de conformes à la volonté divine. Elles sont à opposer aux interprétations de la Torah qui circulent dans les autres sectes juives. Ces interprétations sont qualifiées quelques lignes plus loin de « qinɻāh d’insolence » en 1QS IV 10 ou de « qinɻāh d’impiété » en 4Q258 II 5, tant les impies violent les commandements de la Torah selon les esséniens. Entre les deux qinɻāh, une véritable lutte est engagée selon 1QS IV 17-18 : « une qinɻāh de lutte (les oppose) au sujet de leurs lois ». Le motif de la dispute porte sur l’interprétation de la Torah, chacun prétendant posséder la vérité sur le message divin. Dans ce cadre déterminé, l’impie est voué à la qinɻāh divine selon 1QS II 15-16 : « Que la colère de Dieu et la qinɻāh de ses jugements le brûlent pour l’extermination éternelle et que
25 Pour un essai de sociologie religieuse, cf. D. Hamidović, « La destruction des nations : essai sur la représentation de l’autre », dans Étrangers et exclus dans le monde biblique. Actes du colloque international à l’Université Catholique de l’Ouest. Angers, les 20 et 21 février 2002, Théolarge, Angers, 2003, p. 159-172.
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David Hamidović s’attachent à lui toutes les malédictions de cette alliance. » Suivant ce modèle, les esséniens pratiquent la qinɻāh contre les impies qui ne respectent pas l’alliance de Dieu selon 1QHa VI 14 : « j’approche, je deviens qinɻāh contre tous ceux qui pratiquent l’impiété et les hommes de déception ». Les esséniens pratiquent donc une qinɻāh « altruiste » à l’instar de quelques passages aperçus de la Bible hébraïque. Au nom du respect de l’alliance avec Dieu, ils mettent en œuvre la qinɻāh. Les impies sont identifiés plus précisément en 1QHa X 15 : « par un esprit de qinɻāh, je suis opposé à tous ceux qui cherchent les choses douces ». Dans les textes de Qumrân, la locution « ceux qui cherchent les choses douces » est un sobriquet qualifiant les pharisiens26. Alors que les pharisiens ont la réputation d’être des interprètes rigoureux de la Torah qui acceptent aussi la Torah orale selon Flavius Josèphe27, les esséniens leur reprochent de chercher, d’étudier (dāraš), ce qui les conforte dans leurs idées, ce qui met en avant leur opinion dans les débats et de faire, ainsi, certaines entorses à la Torah selon leurs besoins. Dans la même veine, l’essénien se dit libéré du mensonge en 1QHa X 31 : Dieu « m’a délivré de la qinɻāh des railleurs de mensonge ». La dernière expression désigne aussi les pharisiens dans la littérature essénienne. En effet, il est question d’un « homme de raillerie qui fit couler sur Israël des flots de mensonge » en CD I 14-1528. L’« homme de raillerie » est un sobriquet pour qualifier un opposant au Maître de Justice, probablement le chef du parti pharisien selon 4Q162 II 7-8 ; celui-ci est décrit comme exerçant une grande influence sur la politique royale29. Les pharisiens et les autres sectes en général pratiquent aussi la qinɻāh afin de voir leurs idées triompher. Le Juif qui adhérait aux idées d’un autre groupe avant d’adopter la doctrine essénienne mettait aussi en œuvre une qinɻāh religieuse mais celle-ci est dite erronée par les esséniens qui se prétendent les seuls dépositaires de la vérité. Dans le rouleau des Hymnes, le Maître de Justice rapporte à la première personne que « ceux qui se joignent à mon alliance », c’est-à-dire les esséniens, ont subi « la qinɻāh et la colère » des autres Juifs selon 1QHa XIII 23. La lutte entre les sectes se définit donc par la qinɻāh. Chaque groupe désire ardemment l’emporter sur les autres groupes afin d’imposer ses idées, sa vérité. Dans les textes cités, nul doute que chaque secte passe à l’action contre les autres sectes afin de convaincre le plus d’adeptes. La secte essénienne semble en avoir fait les frais puisque dans cette dernière colonne des Hymnes, le locuteur, probablement le Maître de Justice, semble regretter l’action des autres sectes et des esséniens renégats. 26 Cf. CD I 18 ; 1QHa X 32 ; XII 10 ; 4Q163 23 ii 10 ; 4Q169 3-4 i 2.7 ; 3-4 ii 2.4 ; 3-4 iii 3.7 ; 4Q184 1,17 ; 4Q185 1-2 ii 14. 27 Guerre des Juifs II 162-166. 28 Au pluriel, les « hommes de moquerie » en CD XX 11 ; 4Q162 II 6.10 ; 4Q525 23,8. 29 Cf. 4Q169 3-4 ii 7-10 ; Flavius Josèphe, Antiquités Juives XIII 288-292 ; XVIII 12-15.
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Entre jalousie et envie : le cas de l’essénisme Dans la perspective des cet affrontement, les esséniens semblent avoir adopté une position différente des autres sectes. En effet, l’adepte « abandonnera la qinɻāh des luttes » selon 4Q300 2 ii 3. Un passage à la fin de la Règle de la communauté explicite cette position en 1QS X 17-20 : Quand la détresse débutera, je le [Dieu] louerai. Au moment de son salut, je pousserai des cris de joie conjointement. Je ne rendrai à personne la rétribution du mal ; je poursuivrai un homme avec bonté. Car le jugement de tout vivant (appartient à) Dieu. Il adressera à chacun sa rétribution. Je ne mettrai pas en œuvre la qinɻāh par esprit d’impiété et mon être ne désirera pas les biens (acquis par) la violence. (Dans) la controverse (avec) les hommes de la /fos/se, je ne /m’(en) occuperai/ pas /jusqu’au jour de/ vengeance. Mais ma colère, je ne (la) détournerai pas des hommes d’injustice et je ne serai pas satisfait jusqu’à ce qu’il [Dieu] établisse le jugement.
À l’approche de la fin des temps, l’essénien conservera sa colère contre l’impie mais il ne le châtiera pas. En effet, seul Dieu peut juger l’homme et lui donner la rétribution de ses actes sur terre. C’est pourquoi l’adepte ne mettra pas en œuvre l’action liée à la qinɻāh. Contrevenir à cette disposition équivaut à agir par « esprit d’impiété », c’est-à-dire à se rabaisser à la condition d’impie. De même, l’essénien ne convoitera pas les biens acquis par violence : la qinɻāh est aussi proscrite dans un contexte profane. Par rapport aux autres sectes, les esséniens semblent refuser l’affrontement avec les autres groupes bien qu’ils soient persuadés de détenir la vérité. Ils présentent donc une singularité : ils veulent appliquer leur doctrine à la fin des temps et convaincre les autres Juifs des bienfaits et de la vérité de celle-ci mais ils répugnent à user de la qinɻāh, au plus précisément de l’exercice de la violence liée à la qinɻāh comme le font les autres Juifs. En effet, ils mettent en œuvre seulement la qinɻāh pour défendre leur interprétation de la Torah. Ils n’en déduisent pas une action violente contre les autres Juifs au temps présent comme le font les zélotes. Selon cette conception des rapports avec les autres sectes, ils s’attachent seulement à démontrer la vérité de leur interprétation législative. C’est pourquoi les esséniens ont pu être qualifiés de pacifistes par Philon d’Alexandrie30 et Flavius Josèphe31 : « Ils sont de justes arbitres de la colère, des hommes qui maîtrisent leur emportement, des parangons de loyauté, des artisans de paix. » Cette conception originale de la qinɻāh s’explique probablement par la prétention des esséniens à vivre dans une communauté conforme aux prescriptions divines.
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Quod omnis probus liber sit 76 : « Parmi les Esséens, les uns travaillent la terre ; les autres exercent divers métiers qui contribuent à la paix : ainsi se rendent-ils utiles à eux-mêmes et à leur prochain. » 31 Guerre des Juifs II 135.
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David Hamidović Un très haut degré de pureté est alors perçu et vécu au sein de la communauté ; les adeptes pouvaient même participer au culte des anges selon le Cantique de l’holocauste du sabbat32. La position originale des esséniens dans le judaïsme est ainsi résumée en 1QS IX 23 : « Il sera un homme de qinɻāh pour la prescription et prêt pour le jour de vengeance33. » Bien qu’héritiers de la notion vétérotestamentaire, les esséniens se distinguent des autres sectes par leur conception de la qinɻāh. Pour revenir à la traduction de ce terme, ils mettent en œuvre un zèle à défendre leurs idées. Ils expriment un profond désir de voir leurs idées imposées aux autres Juifs car ils se prétendent les seuls capables de détenir la vérité de Dieu. À la différence des zélotes, cette volonté ne les conduit pas à envisager des actions violentes contre les autres Juifs. Les récits de persécution du Maître de Justice par un Prêtre impie dans le pesher d’Habacuc rédigé à Qumrân34 omettent toujours la réponse du persécuté. On pourrait avancer l’hypothèse que la perception d’un eschaton débuté au temps présent35 et donc la croyance en la généralisation imminente de la doctrine essénienne pouvaient conduire les esséniens à ne pas choisir la voie violente mais la voie traditionnelle, c’est-à-dire la qinɻāh divine, le châtiment de Dieu comme rétribution de l’impiété. À l’examen des textes conservés, il faut préférer une autre explication. L’idéal de pureté et son application au sein de la communauté de Qumrân ont conduit les sectaires à refuser le volet violent de la qinɻāh. Celui-ci était ouvertement compris comme un signe d’impiété selon la Règle de la communauté. Université de Lausanne
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4Q400-407 ; 11Q17 ; MasShirShabb (Mas1k). Dieu rétribue les impies selon 1QS X 17-21 ; 1QM III 7-8 ; VII 5 ; XV 6. 34 Cf. 1QpHab XI 4-8 ; IX 9-12 et d’autres pesharim composés à Qumrân : 4Q163 30,3 ; 4Q171 3-10 iv 8. 35 Cf. D. Hamidović, « L’eschatologie essénienne dans la littérature apocalyptique : temporalités et limites chronologiques », Revue des Études Juives 169/ 1-2, 2010, p. 37-55. 33
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LA JALOUSIE DANS LA LITTÉRATURE DES RABBINS DE L’ANTIQUITÉ1 José Costa
From this standpoint we perceive that, however many creations God shall bring forth, there will be no room for jealousies between them, because each being perfect in its own plane and sphere will be satisfied to the full with its own condition, and will really prefer that to any other […] so mankind, when restored to human perfection under Edenic conditions, will be absolutely satisfied with those conditions, so that they will not covet to be angels of any grade or station, nor will they covet the highest nature of all granted to the new creation, namely « the divine nature » (2 P 1, 4). Neither will the angels covet the nature and conditions of the cherubim and seraphim or man – nor yet of the divine nature.
C. T. Russell2
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Tous les textes rabbiniques cités dans cette étude ont été traduits de l’hébreu et de l’araméen, par nos soins, à partir des versions manuscrites disponibles sur le site de l’Académie de la langue hébraïque (http://hebrew-treasures.huji.ac.il/) ou à partir des éditions courantes (exemple : l’édition de Vilna pour le Talmud Babli). Le noyau fondamental de notre étude est constitué par les textes où apparaît le terme qinɻāh. Nous en avons effectué une lecture exhaustive, grâce au CD-ROM Bar Ilan Responsa. Notre recherche sur concordance électronique n’a cependant pas tenu compte des formes multiples où le mot qinɻāh reçoit des suffixes. En dépit de notre insistance sur la période antique, tous les midrashim ont été pris en compte, y compris ceux qui ont un caractère très tardif. Le format restreint de cette étude ne nous a cependant pas permis de rentrer dans les détails de l’approche historique des textes, soit à partir des rabbins cités, soit à partir de la date de rédaction finale de chaque compilation. Nous avons utilisé dans l’article deux systèmes de transcription de l’hébreu. Un système détaillé a été utilisé pour les citations en hébreu biblique et pour le mot qinɻāh. Dans tous les autres cas, nous avons eu recours à un système de transcription simplifié. Les noms de personnages bibliques sont cités dans les transcriptions françaises courantes, avec une prédilection pour les transcriptions du rabbinat français (à l’exception du nom Pinͥas). L’araméen est transcrit de manière simplifiée. 2 C. T. Russell, Studies in the Scriptures, t. VI, The New Creation, East Rutherford, 1976 (1re édition, 1904), p. 62.
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José Costa I. Introduction Le mot hébraïque que l’on traduit en français par « jalousie » est qinɻāh. Il est déjà employé dans la Bible, sur le plan profane comme religieux. Nous suivons sur ce point l’exposé très complet de la question par C. Mézange3. Dans son sens profane, le terme désigne une émotion violente, due au sentiment d’être lésé et qui peut consister en l’envie de posséder les avantages d’autrui. Le mari qui soupçonne sa femme de se livrer à l’adultère est animé d’un esprit (ou souffle) de jalousie. Il est cependant délicat de traduire le terme de qinɻāh par jalousie et ce pour deux raisons : la qinɻāh peut également se manifester quand un autre que soi est lésé ; elle est également une force active alors que la jalousie est fondamentalement une passion, quelque chose de subi. C’est pourquoi certains traduisent le mot qinɻāh par zèle, ce qui recouvre bien la dimension active du terme hébraïque. La traduction par zèle ne permet pas en revanche d’exprimer l’idée de manque qui précède et même engendre l’action de celui qui est animé par la qinɻāh. Le terme de qinɻāh avec ses deux composantes (désir de possession insatisfait, source d’action) se retrouve également dans le domaine religieux. Le Dieu d’Israël est jaloux quand les Hébreux se livrent à l’idolâtrie ou transgressent l’alliance. Il s’agit bien d’une émotion violente, accompagnée de la colère, mais Dieu n’est pas dominé par cette colère : sa punition a pour but de ramener les Hébreux au bien et de les purifier. La Bible connaît enfin une forme particulière de qinɻāh qui est le correspondant humain de la qinɻāh divine. Celui qui est inspiré par la qinɻāh (on dira ici plutôt le zèle) châtie les juifs qui transgressent l’alliance pour sauver le peuple d’Israël de la sanction divine. L’exemple le plus connu dans la Bible est celui de Pinͥas. Dans les strates les plus récentes de la Bible et surtout dans la littérature juive postbiblique et prérabbinique, la qinɻāh divine a pris deux nouvelles dimensions : 1/ une dimension guerrière (Dieu fait la guerre aux Nations ennemies d’Israël) ; 2/ une dimension eschatologique (lien entre la qinɻāh et la fin des temps). Ces deux nouvelles dimensions du zèle divin ont été transférées dans le zèle humain d’inspiration divine. C’est le mouvement politico-religieux des zélotes. Comment les rabbins, à leur tour, envisagent-ils la qinɻāh ? Comment se positionnent-ils par rapport à l’héritage complexe que nous venons de décrire ? Sur un plan sémantique, le terme qinɻāh est susceptible de recouvrir un grand nombre de significations dans leur littérature. Le lexique de M. Jastrow propose les
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C. Mézange, Les Sicaires et les Zélotes. La révolte juive au tournant de notre ère, Paris, 2003, p. 137-189.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité significations suivantes : jalousie, envie, passion, émulation, zèle, colère, rancune et malveillance4. La jalousie est aussi un motif qui se retrouve dans un grand nombre de contextes, comme en témoigne la tradition suivante : « Car fort comme la mort est l’amour » (Ct 8, 6), il est fort (comme la mort) l’amour avec lequel le Saint, béni soit-Il, vous aime, ainsi qu’il est écrit : « Je vous aime, dit l’Éternel » (Ml 1, 2). « Dure comme le Shéol est la jalousie », au moment où ils le rendent jaloux avec leurs idoles5, ainsi qu’il est dit : « Ils l’ont rendu jaloux avec des (dieux) étrangers » (Dt 32, 16). Autre interprétation : « Car fort comme la mort est l’amour », avec lequel Isaac a aimé Ésaü, ainsi qu’il est écrit : « Et Isaac aimait Ésaü » (Gn 25, 28). « Dure comme le Shéol est la jalousie », avec laquelle Ésaü a jalousé Jacob, ainsi qu’il est dit : « Et Ésaü prit Jacob en haine » (Gn 27, 41). Autre interprétation : « Car fort comme la mort est l’amour », l’amour avec lequel Jacob a aimé Joseph, ainsi qu’il est dit : « Et Israël aimait Joseph parmi tous ses fils » (Gn 37, 3). « Dure comme le Shéol est la jalousie », avec laquelle l’ont jalousé ses frères, ainsi qu’il est dit : « Et ses frères le jalousèrent » (Gn 37, 11). Autre interprétation : « Car fort comme la mort est l’amour », l’amour avec lequel Jonathan a aimé David, ainsi qu’il est dit : « Et Jonathan aimait David » (1 S 18, 1). « Dure comme le Shéol est la jalousie », la jalousie avec laquelle Saül a jalousé David, ainsi qu’il est dit : « Et Saül regarda David d’un œil jaloux (à partir de ce jour) » (1 S 18, 9). Autre interprétation : « Car fort comme la mort est l’amour », l’amour avec lequel l’homme aime sa femme, ainsi qu’il est dit : « Jouis de la vie avec la femme que tu aimes » (Qo 9, 9). « Dure comme le Shéol est la jalousie », avec laquelle il la jalouse et lui dit : Ne parle pas avec tel homme et elle va parler avec lui. Aussitôt, « et passa sur lui un esprit de jalousie et il jalousa sa femme » (Nb 5, 14). Autre interprétation : « Car fort comme la mort est l’amour », l’amour avec lequel la génération de l’extermination a aimé le Saint, béni soit-Il, ainsi qu’il est dit : « Car pour toi, nous sommes tués, chaque jour » (Ps 44, 23). « Dure comme le Shéol est la jalousie », avec laquelle, dans le futur, le Saint, béni soit-Il, éprouvera, pour Sion, une grande jalousie, ainsi qu’il est dit : « Car ainsi a parlé l’Éternel : J’éprouve pour Sion une grande jalousie » (Za 1, 14)6.
Il est question dans le texte de la jalousie de Dieu envers les idoles mais aussi d’Ésaü envers Jacob, des fils de Jacob envers leur frère Joseph, de Saül envers David et de l’homme envers sa femme. Sa composition est circulaire puisque la fin de la séquence évoque à nouveau la jalousie de Dieu. Le contexte a cependant changé. La première mention correspond à la jalousie de Dieu envers les idoles ou plus exactement à la jalousie de Dieu envers Israël parce 4
M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, the Talmud Babli and Yerushalmi, and the Midrashic Literature, vol. 1, New York, 1992 (1re édition, 1903), p. 1387-1388. 5 Ou : « avec leur idolâtrie ». 6 Shir ha-shirim Rabba 8, 6, 4, manuscrit de Vatican Ebr. 76: 3.
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José Costa qu’il a adoré les idoles. La deuxième mention correspond à la jalousie de Dieu envers les Nations, parce qu’elles ont persécuté Israël. Par « jalousie », il faut entendre ici la punition que Dieu leur réserve dans le futur, c’est-à-dire dans le monde futur. Le texte soutient donc que les juifs de l’époque biblique pratiquaient l’idolâtrie et transgressaient la Tora alors que ceux de l’époque rabbinique (« la génération de l’extermination ») sont prêts à mourir pour elle. D’une certaine manière, la jalousie humaine, du moins celle qu’un homme éprouve pour sa femme, est considérée comme aussi légitime que les deux jalousies de la divinité. Les jalousies divine et humaine sont même étroitement liées7. Il est en revanche plus curieux de voir citées dans la même séquence des jalousies humaines beaucoup plus contestables, à commencer par celle d’Ésaü envers Jacob, quand on sait combien Ésaü est une figure négative dans la littérature rabbinique. Tous les exemples de jalousie sont mentionnés dans le cadre du commentaire de Ct 8, 6 : « Car fort comme la mort est l’amour, dure comme le Shéol est la jalousie. » Le verset est compris de la manière suivante : si la jalousie est intense (« dure comme le Shéol »), c’est que l’amour l’est aussi (« fort comme la mort »). C’est parce que Dieu aime intensément Israël qu’il éprouve une grande jalousie à son égard, soit en le punissant lui-même, soit en punissant les Nations qui le persécutent. Le même raisonnement vaut pour l’homme jaloux de sa femme. C’est l’amour de Jacob pour Joseph qui provoque la jalousie de ses frères. Il est difficile de savoir si en pointant ce fait, les rabbins se contentent uniquement de rappeler le récit biblique ou s’ils veulent nous faire comprendre que cette jalousie des frères de Joseph était en bonne partie légitime et que Jacob n’aurait pas dû manifester de préférence envers un de ses enfants8. Il n’y a en revanche pas de lien de causalité explicite entre l’amour éprouvé par Jonathan envers David et la jalousie de Saül envers David. Cette dernière est uniquement motivée par la louange que David reçoit des femmes, après sa victoire sur Goliath (1 S 18, 6-7)9. Le lien causal entre amour et jalousie est encore plus problématique dans le cas d’Ésaü. Les rabbins juxtaposent l’amour d’Isaac pour Ésaü avec la jalousie d’Ésaü envers Jacob. C’est donc plutôt Jacob qui devrait éprouver de la jalousie envers son frère ! Le verset cité pour la jalousie d’Ésaü (Gn 27, 41) apparaît dans le contexte de la bénédiction d’Isaac : celui-ci a béni Jacob en croyant bénir Ésaü. La jalousie d’Ésaü est donc proportionnelle à l’importance qu’il accordait à la bénédiction paternelle, issue de l’amour que portait Isaac à son fils aîné. Selon notre 7
Voir Ba-midbar Rabba 9, 12, où la femme soupçonnée d’adultère suscite deux jalousies, celle de Dieu et celle de son mari et où la jalousie de son mari, identifiée à une colère légitime, est comparée à une jalousie semblable de Dieu. 8 Voir Talmud Babli, Shabbat 10b. 9 Dans d’autres traditions, elle est justifiée par l’attitude positive manifestée par les prêtres de Nob envers David (Midrash Tehillim 52, 5).
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité texte, Ésaü éprouve donc pour son père un amour intense. La séquence ne cite pas le personnage d’Ismaël et on ne peut arguer de l’absence du verbe jalouser dans les versets qui mettent en scène le personnage : le verset de Gn 27, 41, cité à propos d’Ésaü, n’emploie pas le verbe jalouser mais celui de « prendre en haine ». Certains midrashim soulignent pourtant la rivalité aiguë qui opposait Ismaël à Isaac pour savoir qui des deux était le plus méritant aux yeux de Dieu. C’est dans une certaine mesure parce qu’il jalousait la circoncision tardive d’Ismaël qu’Isaac en est venu à demander à Dieu l’épreuve de la ligature10. Nous distinguerons dans la suite de notre exposé quatre aspects essentiels : la jalousie de Dieu puis celle des anges, de Satan et des hommes. Par commodité, nous avons traduit systématiquement le mot qinɻāh par « jalousie », quitte à signaler s’il faut l’entendre en un sens différent dans tel ou tel contexte. II. Dieu La notion du Dieu jaloux est extrêmement fréquente dans la Bible hébraïque. Il est difficile, dans le cadre limité de notre exposé, d’envisager l’ensemble des interprétations rabbiniques sur les versets concernés. La qinɻāh divine apparaît notamment en Ex 20, 5 comme une justification de l’interdit de l’idolâtrie, le deuxième des dix commandements. Voici un commentaire d’Ex 20, 5, remontant en théorie à l’époque des tannaɻim, les rabbins qui ont enseigné entre 40 et 200 de notre ère : « Car je suis l’Éternel ton Dieu, un Dieu jaloux » (Ex 20, 5), 1. Rabbi (170-200) dit : Une divinité de jalousie. Je domine (ani shaliέ) la jalousie et ce n’est pas la jalousie qui me domine. Je domine le sommeil et ce n’est pas le sommeil qui me domine, ainsi qu’il est dit : « Voici qu’il ne sommeille pas et qu’il ne dort pas, le gardien d’Israël » (Ps 121, 4). 2. Autre interprétation : « Car je suis l’Éternel ton Dieu, un Dieu jaloux ». Avec jalousie, je punis (la transgression) de l’idolâtrie, mais je suis compatissant et miséricordieux dans les autres choses. 3. Un philosophe a demandé à Rabban Gamliel11 : Il est écrit dans votre Tora « Car je suis l’Éternel ton Dieu, un Dieu jaloux ». Y a-t-il une force (quelconque) dans l’idole pour que l’on puisse être jaloux d’elle ? Parabole : le héros est jaloux du héros, le sage est jaloux du sage, le riche est jaloux du riche, mais y a-t-il une force (quelconque) dans l’idole pour que l’on puisse être jaloux d’elle ? (Rabban Gamliel) lui répondit : Si un homme appelle son chien par le nom de son père et quand il fait un vœu, il fait (ce) vœu par la vie de ce chien, de qui le père sera-t-il jaloux, du fils ou du chien12 ?
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Voir par exemple Be-reshit Rabba 55, 4. Il peut s’agir de Rabban Gamliel I (40-80) ou II (80-110). Mekhilta de-rabbi Yishmaɼel, Yitro, Ba-ͥodesh 6, manuscrit d’Oxford 151 : 2.
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José Costa L’interprétation du verset, défendue dans le premier commentaire, est typique du midrash. Le verset n’est pas lu de manière littérale et il n’enseigne nullement que Dieu est jaloux. Qu’est-ce qui autorise les rabbins à écarter le sens littéral du verset ? Ils sont en fait sensibles à la double mention du nom de Dieu, d’abord ɻelōhîm (« ton Dieu ») puis ɻēl (« Dieu »). La deuxième mention est superflue, il faut donc la lire autrement, puisque rien n’est inutile dans la Tora. Au lieu de lire : « Dieu (ɻēl) jaloux », les rabbins proposent de lire « puissant (ɻēl) (sur) la jalousie », le mot ɻēl signifiant à la fois l’idée de divinité mais aussi celle de souveraineté et de puissance. Dieu domine donc sa jalousie et pas l’inverse13. Cette interprétation corrobore les analyses, citées plus haut, de C. Mézange, sur le fait que Dieu n’est pas dominé par sa colère mais que la colère est l’outil intelligent et fécond de la qinɻāh14. Il est possible aussi que les rabbins aient été confrontés à la vision de Dieu qu’avaient les philosophes grecs, tout particulièrement ceux de l’école aristotélicienne. Pour Aristote, Dieu est totalement dénué de passions ou d’émotions. Il est un intellect qui se pense lui-même, bien au-dessus de toutes les contingences terrestres et humaines15. C’est pourquoi les rabbins auraient ressenti la nécessité de montrer que leur Dieu n’est nullement victime de ses humeurs et de ses passions ni dépendant de sa relation avec l’espèce humaine, comme la Bible en donne souvent l’impression. La troisième interprétation citée dans le texte mentionne d’ailleurs un philosophe qui vient poser une difficulté conceptuelle à Rabban Gamliel. Il n’est pas non plus sans intérêt de rapprocher notre texte du traité de l’empereur Julien l’Apostat, Contre les Galiléens, où celui-ci critique le Dieu des Hébreux jaloux, violent et travaillé par toutes les faiblesses humaines16. C’est ce type de discours polémique que les rabbins s’efforçaient de contre-carrer dans la Mekhilta17. Un passage que l’on trouve dans l’autre Mekhilta, celle de Rabbi
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Voir aussi Be-reshit Rabba 49, 8 et Midrash Tehillim 94, 1 : dans les deux cas, la maîtrise que Dieu manifeste de sa jalousie est mise en contraste avec l’homme de chair et de sang, dominé par sa jalousie. 14 Le fait que, dans certains versets, la problématique de la jalousie de Dieu est aussi celle de sa colère, est confirmé par plusieurs traditions rabbiniques, cf. par exemple Ba-midbar Rabba 9, 12, où, à propos des versets de Nb 5, 14, Dt 32, 21 et Pr 6, 34, on trouve l’affirmation explicite : « Le (terme) de “jalousie” ne signifie pas autre chose que “colère” (en qina ella leshon kaas). » 15 Pour Aristote, Dieu est le principe absolu, premier moteur immobile et pensée de la pensée (Métaphysique VII, 1072a-b ainsi que IX). 16 Voir Julien l’Apostat, Contre les Galiléens : une imprécation contre le christianisme, Introduction, traduction et commentaire de C. Gérard, Bruxelles, 1995. 17 Notre raisonnement ne tient pas compte ici de l’antériorité très probable de la tradition de la Mekhilta sur le texte de l’empereur Julien. Il part du principe que le discours de Julien n’est spécifique, ni à son auteur, ni à son siècle.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité Shim‘on ben Yoͥay, va jusqu’à exclure que la jalousie puisse exister « devant » Dieu, en d’autres termes, qu’il puisse éprouver ce sentiment18. Dans la deuxième interprétation, le terme de « jalousie » signifie plutôt la sévérité, puisqu’on l’oppose à la miséricorde et à la compassion. Les rabbins semblent pousuivre par là deux objectifs. Montrer que la jalousie n’est pas une émotion négative, dont Dieu serait affecté mais une certaine modalité de la punition qui doit frapper les pécheurs. Dieu punit de manière stricte le péché de l’idolâtrie. Il est moins strict dans la punition des autres fautes. Le texte montre, par la même occasion, que le Dieu juif n’est pas une divinité violente et sanglante mais un être fondamentalement aimant et miséricordieux et qui ne s’écarte qu’exceptionnellement de cette voie habituelle. Le lien entre jalousie et punition, tout particulièrement la punition de l’idolâtrie, se retrouve dans plusieurs traditions19. La jalousie (et donc la punition) peut être double (qinɻāh kefulah) en fonction du type d’idolâtrie : adorer le soleil n’a pas le même degré de gravité que d’adorer les démons, car le soleil est un être utile alors que les démons sont foncièrement nuisibles20. Un texte va même plus loin dans la relativisation de l’idolâtrie : Dieu pardonne à Israël cette transgression, à commencer par le veau d’or, parce qu’il n’y a rien de réel (mamash) en elle, si ce n’est la jalousie21. Ces deux dernières traditions reflètent une nette évolution des rabbins dans leur perception de l’idolâtrie, celle des juifs comme celle des non-juifs22. La troisième interprétation intervient dans un contexte de débat, comme nous l’avons déjà signalé. Un philosophe gréco-romain, féru de Bible, estime que le verset d’Ex 20, 5 est problématique. Le problème n’est pas celui qu’on s’attendrait à trouver dans la bouche d’un philosophe, le fait que Dieu, par essence, ne peut éprouver la jalousie. Il réside dans le rapport de Dieu à l’idolâtrie : comment Dieu peut-il être jaloux des idoles, qui sont dénuées de puissance et de réalité23 ? Comme souvent, le rabbin interrogé, en l’occurrence
Mekhilta de-rabbi Shimɼon ben Yoͥay sur Ex 20, 5, Epstein-Melamed (éd.), p. 147. Contrairement à la Mekhilta de-rabbi Yishmaɼel, dont les interprétations d’Ex 20, 5 sont plutôt compatibles entre elles, la Mekhilta de-rabbi Shimɼon ben Yoͥay présente deux lectures presque contradictoires : 1. Dieu punira avec jalousie les méchants dans les temps futurs. Il sera un juge dur voire cruel. 2. Comment peut-on concevoir un Dieu qui éprouve de la jalousie ou qui punit avec jalousie ? 19 Mekhilta de-rabbi Shimɼon ben Yoͥay sur Ex 20, 5, Epstein-Melamed (éd.), p. 147 ; Sifre Debarim § 318 ; Ba-midbar Rabba 9, 49 ; Shir ha-shirim Rabba 4, 10 ; Midrash Mishle sur Pr 6, 32, S. Buber (éd.), p. 29b (où la punition est décrite en termes de colère). 20 Sifre Debarim § 318. 21 Shemot Rabba 30, 21. 22 Voir sur ce point, J. Costa, « Le corps de Dieu dans le judaïsme rabbinique ancien : problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire des religions 227, 2010, p. 307-313. 23 La suite du texte (non traduite) montre que le philosophe n’assume ce point de vue qu’en partie. 18
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José Costa Rabban Gamliel, répond par une parabole. Il ressort de cette parabole que ce n’est pas des idoles que Dieu est jaloux mais de ceux qui les adorent, c’est-à-dire ses enfants, les enfants d’Israël. La jalousie de Dieu et celle de l’homme sont souvent mises en parallèle, soit pour insister sur ce qui les rapproche, soit pour souligner ce qui les sépare. Nous l’avons déjà observé dans l’introduction : la jalousie de Dieu apparaît dans le même contexte que celle qu’un homme éprouve pour sa femme ou celle qui a affecté un certain nombre de personnages bibliques. Nous l’avons aussi constaté avec le commentaire d’Ex 20, 5 : contrairement à l’homme, Dieu n’est pas dominé par sa jalousie. Une tradition brosse un parallèle surprenant entre la jalousie que Dieu éprouve envers Sion et celle que les fils de Jacob éprouvent envers leur frère Joseph24. Le parallèle est d’autant plus surprenant que le mot jalousie n’a guère le même sens dans les deux termes de la comparaison : il signifie bien jalousie dans le cas des frères de Joseph mais, appliqué à Dieu, il relève plutôt du zèle. Dans Eliyyahu Rabba, Midrash à dominante éthique, le terme de qinɻāh est employé dans le sens de rancune. Contrairement à l’homme qui ne pardonne jamais complètement à celui qui l’a offensé et qui garde toujours un reste de rancune, Dieu accepte la repentance du pécheur et ne garde, pour ainsi dire, aucune mémoire de ses péchés antérieurs25. Un autre passage, tiré de ce même Midrash, nuance quelque peu le jugement antérieur : Dieu ne garde pas rancune envers les pécheurs d’Israël, mais il garde rancune envers les pécheurs des Nations26. Un dernier texte, tiré de la Mekhilta, mérite une attention particulière : Il y a un guerrier dans la province qui, quand la jalousie et la puissance (gebura) le revêtent, frappe sans cesse dans la colère, même son père, même son proche parent27 mais celui qui a parlé et le monde fut, n’est pas ainsi. Au contraire (ella), « l’Éternel est un homme de guerre, l’Éternel est son nom » (Ex 15, 3). « L’Éternel est un homme de guerre », car il a combattu en Égypte, « l’Éternel est son nom », car il est miséricordieux envers ses créatures, ainsi qu’il est dit : « Éternel, Éternel, miséricordieux et compatissant »28.
24 Midrash Tanͥuma, Wa-yiggash, 10. Le texte de Shir ha-shirim Rabba 8, 6, 4, cité plus haut, mentionne lui aussi dans la même séquence des jalousies aussi dissemblables que celle de Dieu envers les idoles et d’Ésaü envers Jacob, mais il n’établit pas un parallèle aussi net et explicite que le texte du Midrash Tanͥuma. 25 Eliyyahu Rabba 4. 26 Eliyyahu Rabba 8. 27 Version courante : « frappe tout (le monde) sans cesse dans la colère, même son père, même sa mère, même son proche parent ». 28 Mekhilta de-rabbi Yishmaɼel, Be-shallaͥ, Shira 4, manuscrit d’Oxford 151 : 2.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité Le texte distingue en fait deux types de « jalousie ». Le premier est mentionné explicitement à propos du guerrier. La traduction la plus précise du mot qinɻāh dans ce contexte est certainement « fureur guerrière ». Possédé de cette fureur, le guerrier ne se maîtrise plus et emporté par son élan peut aller jusqu’à tuer son propre père. L’émotion puissante, que constitue la fureur guerrière, est bien attestée dans le domaine indo-européen, comme l’a montré G. Dumézil29. Le texte oppose cette jalousie « guerrière » humaine à celle qui caractérise la divinité et qui s’exprime dans le verset d’Ex 15, 3 : « l’Éternel est un homme de guerre, l’Éternel est son nom. » Dieu n’est pas possédé par sa jalousie guerrière mais il la maîtrise. Il sait déployer cette jalousie quand le contexte l’exige, par exemple, « en Égypte » et il sait la mettre de côté en d’autres circonstances, quand il manifeste sa miséricorde envers les créatures. Certes, le texte n’emploie pas le terme de jalousie pour Dieu, mais il est clair que le parallèle avec le guerrier n’est compréhensible que s’il y a qinɻāh dans les deux cas. Cela confirme l’intuition de B. Lang sur Ex 15, 330. Ce verset est lacunaire et sa forme originelle et complète était vraisemblablement : « L’Éternel est un guerrier, son nom est le furieux (qannāɻ š Șmô). » Les rabbins, conscients de ce problème, ont tenu à montrer que la jalousie guerrière de Dieu ne se confond pas avec une fureur incontrôlée. Il est probable qu’ils comprennent de même le verset d’Ex 20, 5 : « Car je suis l’Éternel ton Dieu, un Dieu jaloux », en affirmant : « Je domine la jalousie et ce n’est pas la jalousie qui me domine. » Comme l’a également souligné B. Lang, le « Dieu jaloux » dont il est question dans le verset, n’est pas animé par la jalousie conjugale mais par la jalousie guerrière. Au fait de cette signification du terme, les rabbins ont tenu encore une fois à montrer que cette jalousie guerrière n’est pas une fureur incontrôlée mais qu’elle est dominée par la divinité et utilisée de manière lucide et à bon escient. III. Les anges La littérature rabbinique laisse transparaître à plusieurs reprises un antagonisme entre les anges et les hommes31. Cet antagonisme est particulièrement net dans deux contextes précis : la création de l’homme et le don de la Tora au Sinaï. Comme le signale P. Schäfer, l’hostilité des anges à l’égard des hommes peut être justifiée par des critères « objectifs ». Les anges se présentent comme
29 G. Dumézil, Horace et les Curiaces, Paris, 1942, p. 11-33. Le meurtre de ses proches parents par le guerrier saisi de fureur, mentionné par la Mekhilta, trouve son pendant dans la légende des Horaces et des Curiaces, où le jeune Horace, certainement possédé par le furor guerrier, tue sa sœur. 30 Voir la contribution de B. Lang, dans le présent recueil d’études, intitulée : « Le Dieu de l’Ancien Testament est-il un Dieu jaloux ? Essai de réponse. », p. 159-171. 31 Tous les textes sont traduits et commentés dans l’ouvrage de P. Schäfer, Rivalität zwischen Engeln und Menschen. Untersuchungen zur rabbinischen Engelvorstellung, Berlin - New York, 1975.
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José Costa les représentants de la justice et de la sainteté divines par opposition à l’homme, créature susceptible de fauter. Mais dans d’autres traditions, la justification est plus « subjective » : l’attitude des anges reflète la jalousie profonde qu’ils éprouvent à l’égard des hommes. Cette jalousie est particulièrement nette dans trois groupes de traditions, celui où les anges craignent qu’en descendant sur la terre, Dieu ne s’éloigne irrémédiablement d’eux, celui où les anges veulent conserver leur trésor céleste, la Tora, celui enfin où ils sont jaloux de l’amour que Dieu éprouve pour Israël. P. Schäfer reconnaît cependant qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer les justifications objective et subjective, qui tendent à s’entremêler dans les textes32. Les anges désirent manifestement rester les créatures les plus éminentes de l’univers et ne veulent pas de la concurrence que peut représenter Adam. Ils aspirent également à garder pour eux le trésor céleste qu’est la Tora et ne sont nullement prêts à s’en séparer, pour le donner aux hommes. Il est possible que dans ce cas intervienne une sorte de morgue aristocratique : l’homme n’est pas ici perçu comme un concurrent, mais comme une créature très inférieure aux anges et qui ne mérite pas de recevoir un bien précieux, appartenant à des créatures supérieures. Dieu joue aussi un rôle dans cette rivalité entre les hommes et les anges. Même s’il répond parfois positivement aux demandes et aux plaintes de ses anges, il manifeste une nette préférence pour les hommes (justes) et pour Israël. Il privilégie leurs prières à celles des anges33. Il impose la création de l’homme, en détruisant même certains de ses opposants angéliques34. Il protège Moïse et fait descendre la Tora sur la terre35. Il va même jusqu’à se réjouir quand Rabbi Yehoshuaɼ ben ͤananya dit que la Tora n’est pas au ciel36. La préférence de Dieu n’est pas clairement justifiée, mais elle réside certainement dans le fait que les anges sont beaucoup moins méritants que les hommes. Les anges vivent dans la proximité de Dieu, ils ne sont pas affectés par le penchant au mal et n’ont donc aucun obstacle à surmonter pour accomplir le bien. Ils ne connaissent pas la souffrance et la mort. Les hommes, constamment harcelés par le penchant au mal et soumis à toutes sortes de difficultés pendant leur vie terrestre, ont donc beaucoup plus de mérite à faire le bien et Dieu les aime d’autant, contribuant ainsi à attiser la jalousie des anges.
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Ibid., p. 222-223. Sur ce point, voir IDEM, Le Dieu caché et révélé. Introduction à la mystique juive ancienne, Paris, 1993, p. 50-53. 34 Talmud Babli, Sanhedrin 38b. 35 Talmud Babli, Shabbat 88b-89a. 36 Talmud Babli, Baba Me Σiɼa 59b. Le parallèle du Talmud Yerushalmi, Moɼed Qaέan 3, 1, ne mentionne cependant pas cette approbation divine. 33
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité On perçoit aisément dans la description que nous venons de faire un paradoxe. D’un côté, les anges ne peuvent que faire le bien et obéissent à Dieu en toute chose. De l’autre, ils n’hésitent pas à s’opposer à Dieu sur la question de la création de l’homme, même si cette opposition peut prendre des formes plus ou moins accentuées (la réaction de Dieu étant elle-même variable). D’un côté, les anges sont par définition incapables de ressentir des sentiments mauvais, comme la jalousie, de l’autre, ils éprouvent justement de la jalousie à l’égard des hommes. C’est même leur définition comme des êtres incapables de jalousie qui explique la préférence de Dieu pour les hommes et donc la jalousie des anges envers les hommes. Il est possible que nous ayons ici une aggada mixte, constituée par le mélange de deux conceptions différentes voire opposées des anges : une conception apocalyptique et une conception propre aux rabbins. La doctrine apocalyptique est celle de la chute des anges, qui est fondée sur le principe que les anges peuvent pécher et éprouver de la jalousie. La doctrine rabbinique s’est constituée en réaction à cette première doctrine : les anges ne peuvent pas pécher37 et il n’y a jamais eu de chute des anges38. Mais comme souvent, les rabbins n’ont pas rejeté totalement la doctrine apocalyptique et ils l’ont conservée partiellement, en l’harmonisant avec leur doctrine des anges. L’opposition des anges à Dieu n’est en effet concevable que dans le cadre de la conception apocalyptique, comme l’a bien vu A. Altmann39. Un autre point va dans le même sens : le lien que les rabbins établissent régulièrement entre le verset de Jb 25, 2 : « Il fait la paix dans ses hauteurs » et l’absence de jalousie des anges. Que signifie le fait que Dieu fait la paix dans les hauteurs, entre les anges ? On sait pourtant qu’il n’y a pas de jalousie entre eux ! C’est donc que le verset de Jb 25, 2 a une autre signification. Dieu fait la paix entre les anges au sens où il permet miraculeusement la coexistence d’un ange fait de feu (Gabriel) et d’un ange plus atypique, fait de neige (Michaël) 40. L’absence de jalousie des anges semble pourtant moins évidente dans l’interprétation suivante de Jb 25, 2 : Rabbi Tanͥuma a dit : Et est-ce qu’il y a dans les hauteurs41 la jalousie, la dispute, le litige, la querelle, l’inimitié et la haine, au point que (l’Écriture) dise : « Il fait la paix dans ses hauteurs42 » (Jb 25, 2) ? Non (ella), c’est parce qu’il y a dans le ciel 37
Ou du moins, il est plus difficile à un ange de pécher qu’à un homme, parce qu’il est placé dans un monde où le penchant au mal n’est pas actif (Be-reshit Rabba 27, 4). 38 Voir par exemple Be-reshit Rabba 26, 5. 39 A. Altmann, « The Gnostic Background of the Rabbinic Adam Legends », dans Essays in Jewish Intellectual History, A. Altmann (éd.), Hanovre - Londres, 1981, p. 3. 40 Debarim Rabba 5, 12. 41 Nous traduisons le singulier mārôm, « hauteur », par le pluriel, qui passe mieux en français. 42 Dans le verset, le mot « hauteur » est vraiment au pluriel.
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José Costa des anges (dont) le corps est (fait) de neige et la face est (faite) de feu. (Or), ceuxci43 n’éteignent pas ceux-là44 et ceux-ci ne causent pas de dommage à ceux-là. Et il y a des anges, moitié de neige et moitié de feu et le feu ne cause pas de dommage à la neige et la neige n’éteint pas le feu, c’est ce qui est écrit (dans Dn 10, 6) : « Et son corps est comme Tarsis45, sa face comme l’apparence d’un éclair46 et ses yeux comme des torches de feu. » C’est pourquoi (l’Écriture) dit : « Il fait la paix … » (Jb 25, 2)47.
Même s’il s’agit en apparence d’une question rhétorique, Rabbi Tanͥuma envisage que les anges puissent ressentir de la jalousie, comme le suggère fortement le verset de Jb 25, 2. Il est donc probable que la conception apocalyptique des anges, qui admet leur jalousie ainsi que leur chute éventuelle et qui coïncide si bien avec la lettre de Jb 25, 2, a été neutralisée par les rabbins, le verset étant dévié vers des considérations de physique angélique, dénuées de tout danger théologique et propres à susciter l’émerveillement devant les miracles divins. L’effacement de la lecture apocalyptique n’est cependant que partiel. On perçoit bien que les rabbins sont conscients de la possibilité de lire Jb 25, 2 de cette manière, d’où leur tendance à associer ce verset à des déclarations apodictiques sur l’absence de jalousie des anges et d’où également l’hésitation beaucoup plus franche de Rabbi Tanͥuma, dans un midrash plus tardif. La plupart des textes où s’exprime l’antagonisme entre les anges et les hommes n’évoquent pas la jalousie des anges de manière explicite et n’emploient pas le terme qinɻāh48. Plusieurs traditions, liées ou pas au motif de l’antagonisme, affirment même que les anges ne peuvent, par définition, éprouver de la jalousie :
43
Les organes faits de neige. Les organes faits de feu. 45 Le sens de cette partie du verset n’est pas évident. Il faut peut-être comprendre : son corps a les dimensions de la mer de Tarsis (Be-reshit Rabba 68, 12). 46 Allusion à la face de neige. 47 Fragment de la geniza, contenant une version longue du début du Midrash Tanͥuma sur Be-reshit. Nous avons traduit le fragment à partir du texte hébreu fourni par J. Mann, The Bible as Read and Preached in the Old Synagogue, t. I, New York, 1971, partie hébraïque, p. 16. 48 Aucun des textes cités par P. Schäfer, quand il aborde la jalousie éprouvée par les anges envers les hommes, ne mentionne la jalousie de manière explicite (Rivalität zwischen Engeln und Menschen, p. 222-223). Ce fait, dont l’importance est capitale, ne semble pas avoir été perçu par P. Schäfer. La liste des textes est la suivante : textes 13 (III Hénoch, H. Odeberg [éd.], p. 9), 22 (Shir ha-shirim Rabba 8, 13), 23 (Shir ha-shirim Rabba 1, 2), 24 (Pesiqta Rabbati 20), 26 (Shir ha-shirim Rabba 8, 11, Pesiqta Rabbati 25, Midrash Tanͥuma, S. Buber [éd.], Be-ͥuqqotay 6 et Midrash Tehillim 8, 2), 28 (Wa-yiqra Rabba 31, 5 et Midrash Mishle, S. Buber [éd.], p. 45a-b), 42 (Shir ha-shirim Rabba 8, 11), 43 (Pesiqta Rabbati 5, Midrash Tanͥuma, Teruma 9 et Naso 12 ainsi que Midrash Tehillim 8, 2) et 68 (Be-reshit Rabba 68, 12 et Talmud Babli, ͤullin 91b). 44
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité Et qu’est-il encore écrit en elle ? « Tu ne tueras pas », « tu ne commettras pas l’adultère », « tu ne voleras pas ». Y a-t-il de la jalousie parmi vous ? Y a-t-il le penchant au mal parmi vous ? Y a-t-il des transgressions sexuelles parmi vous ? (Aussitôt), ils louèrent encore le Saint, béni soit-Il, ainsi qu’il est dit : « Éternel, notre Seigneur, combien est magnifique ton nom sur toute la terre » (Ps 8, 10)49.
Un texte de Shir ha-shirim Rabba va même plus loin. Il commente le verset de Ct 8, 13, « ô (toi) qui est assise dans les jardins. Les compagnons sont attentifs à ta voix. Fais-moi (la) entendre » : Bien que les enfants d’Israël soient occupés par leur travail pendant tous les six jours (de la semaine), le jour du shabbat, ils se lèvent tôt, viennent à la synagogue, récitent le shemaɼ, passent devant l’arche, lisent la Tora et récitent la hafέara prophétique50. Le Saint, béni soit-Il, leur dit : Mes enfants, élevez votre voix, afin que vous entendent les compagnons qui sont au-dessus de vous et les compagnons ne sont (autres) que les anges du service. Soyez attentifs de ne pas vous haïr l’un l’autre, de ne pas vous jalouser l’un l’autre, de ne pas vous disputer l’un l’autre, de ne pas vous insulter l’un l’autre, afin que les anges du service ne disent devant moi : Maître du monde, la Tora que tu leur a donnée, ils ne s’en occupent pas, voici qu’il y a l’inimitié, la jalousie, la haine et la dispute parmi eux et ils ne l’accomplissent pas dans la paix. Bar Qappara (200-220) a dit : Pourquoi appellet-il les anges du service « compagnons » ? C’est parce qu’il n’y a parmi eux ni inimitié, ni jalousie, ni haine, ni dispute, ni querelle, ni controverse51.
Comme le note P. Schäfer, le texte témoigne implicitement du désir qu’éprouvent les anges de prendre en défaut les enfants d’Israël et de témoigner contre eux52. Il a ceci de renversant qu’il juxtapose la jalousie implicite des anges envers les hommes avec l’affirmation explicite que les hommes peuvent succomber à la jalousie et que les anges ne l’éprouvent jamais. On est clairement en présence d’un phénomène de refoulement, un discours explicite « illusoire » (les anges n’éprouvent pas de jalousie) masquant un discours implicite « réel » (les anges sont jaloux des hommes).
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Talmud Babli, Shabbat, 89a, manuscrit d’Oxford 366. Lit. : « ils terminent par la (lecture) du prophète ». 51 Shir ha-shirim Rabba 8, 11, 1, manuscrit de Vatican Ebr 76: 3. L’opinion de Bar Qappara, par laquelle se termine le texte, est fréquemment citée dans le corpus rabbinique ancien : Derekh EreΣ Rabba, pereq shalom 8 ; Wa-yiqra Rabba 9, 9 ; Debarim Rabba 5, 12. 52 P. Schäfer, Rivalität zwischen Engeln und Menschen, p. 115 : « Der Hintergrund des Midraschs ist die Eifersucht der Engel auf Israel, denen Gott die Tora gegeben hat, und der (unausgesprochene) Wunsch, die Unwürdigkeit Israel nachzuweisen » (c’est nous qui soulignons à deux reprises). 50
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José Costa Un petit nombre de textes soulignent cependant, sans restriction aucune, la jalousie des anges à l’égard d’Adam53 : Le serpent vint et il le vit. Il regarda sa gloire et il le jalousa, et ce n’est pas tout car les anges aussi le jalousèrent et dirent : Maître des Mondes, « qu’est-ce que l’homme pour que tu le connaisses ? L’homme est semblable à une buée » (Ps 144, 3-4). (Dieu) leur répondit : De même que vous me louez dans l’En-Haut, de même il proclame mon unité dans l’En-Bas. Quand ils virent cela, ils firent volte face et dirent : Si nous ne parvenons pas à faire qu’Adam pèche devant son créateur, nous ne pourrons l’emporter sur lui. Sammaël était un grand prince dans les cieux…54 I. Quand le Saint, béni soit-Il, créa le premier homme, il le serra (tsar) devant et derrière, ainsi qu’il est dit : « Derrière et devant tu m’as serré et tu as posé sur moi ta main » (Ps 139, 5), II. parce que les anges du service étaient jaloux de lui et le Saint, béni soit-Il, l’a pris (neέalo) et l’a mis (netano) sous ses ailes (taͥat kenafaw), ainsi qu’il est dit : « et tu as posé sur moi ta main55 ».
Le premier texte décrit une stratégie en deux temps. Les anges commencent par une protestation contre l’homme, commune à un grand nombre de traditions, et qui reprend ici les termes du Ps 144, 3-4. Contrairement aux autres traditions où la protestation précède la création de l’homme, elle découle dans notre texte des privilèges que Dieu a accordés à Adam après l’avoir créé (« sa gloire »). Voyant que Dieu confirmait ces privilèges, les anges font volteface : abandonnant le conflit direct avec Dieu, ils adoptent une stratégie indirecte, visant à pousser l’homme à la faute afin d’obtenir sa disgrâce. La double mention de Satan, avant et après le passage sur les anges (sous la forme du serpent d’une part et de Sammaël d’autre part), confirme le modèle que nous avons soutenu plus haut. Il y a bien un lien entre le motif de l’hostilité des anges à l’égard de l’homme et le motif de la chute des anges. Ce lien, implicite dans la plupart des textes, apparaît avec une plus grande netteté quand le motif de la jalousie sort lui aussi de l’implicite dans lequel il est, la plupart du temps, confiné. Le deuxième texte souligne la jalousie des anges à l’égard d’Adam, ce qui oblige Dieu à le protéger. Cette protection semble se déployer
53
Curieusement, ces textes ne sont pas abordés par P. Schäfer, dans la synthèse consacrée à la jalousie des anges et font l’objet d’un traitement à part (Rivalität zwischen Engeln und Menschen, p. 98-100). P. Schäfer ne soulignant pas suffisamment le caractère implicite de la jalousie dans la plupart des textes qu’il cite, en vient à négliger aussi la différence essentielle entre les textes majoritaires où la jalousie est implicite et ceux, en petit nombre mais hautement significatifs par ce petit nombre même, où la jalousie est explicite. 54 Midrash ha-gadol, Bereshit, M. Margulies (éd.), t. I, p. 92. 55 « Pour me saisir et me placer sous tes ailes », Abot de-rabbi Natan A, 1, version du Ga’on de Vilna, p. 27.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité en deux temps : Dieu commence par « serrer » de près Adam et il le transporte ensuite « sous ses ailes ». Même dans ces deux textes, le rapport des anges et de la jalousie n’est pas aussi explicite qu’on pourrait le croire. Le premier texte, tiré du Midrash ha-gadol, est en fait composé de deux traditions, une sur la jalousie du serpent, présente dans le Talmud Babli56 et une autre sur la jalousie des anges et la mauvaise action de Sammaël, citée dans les Pirqe de-rabbi Eli‘ezer57. Or, dans cette dernière version, on ne trouve pas la phrase : « les anges le jalousèrent ». La citation du Ps 144, 3-4, par les anges, intervient directement après un propos très général sur la jalousie, tiré des Pirqe Abot58. Pour le deuxième texte, les principaux manuscrits ne mentionnent pas la jalousie des anges59. Certains de ces manuscrits expriment à la place… leur désir de meurtre : I. Quand le Saint, béni soit-Il, créa le premier homme, il le serra devant et derrière, ainsi qu’il est dit : « Derrière et devant tu m’as serré et tu as posé sur moi ta main » (Ps 139, 5). II. (Quand) les anges du service sont descendus pour le détruire, le Saint, béni soit-Il, l’a pris et l’a mis sous ses ailes, ainsi qu’il est dit : « et tu as posé sur moi ta main »60.
Le désir de meurtre, éprouvé par les anges, est encore plus problématique qu’une simple jalousie61. Il n’est d’ailleurs présent que dans une minorité de manuscrits. La version majoritaire est la suivante : « les anges du service sont descendus pour le servir »62. P. Schäfer63 insiste sur le caractère fort original de ce désir. Il constate également qu’à aucun autre endroit du corpus rabbinique, le verset de Ps 139, 5 n’est associé à une histoire « d’anges ». S. Schechter64, pour sa part, semble considérer la première partie du texte comme un motif indépendant, il l’interprète à partir du traité ͤagiga65 : selon Rab, Adam était originellement doté d’une taille qui s’étendait d’un bout du monde à l’autre.
56
Talmud Babli, Sanhedrin, 59b. Pirqe de-rabbi Eliɼezer 13. 58 Mishna, Abot 4, 28 : « La jalousie, le désir sexuel et l’ambition font sortir l’homme du monde. » 59 Voir Abot de-Rabbi Natan, Synoptische Edition beider Versionen, H. J. Becker (éd.) (en collaboration avec C. Brenner), Tübingen, 2006, p. 28-31. 60 Manuscrit de New York 10484 (Epstein). 61 Peut-être a-t-on ici une histoire en deux étapes : jalousie avant la création de l’homme, désir de meurtre après la création. Dans les deux cas, les anges souhaitent réduire l’homme à néant. 62 Dans les manuscrits cités dans la Synopse de H. J. Becker, six contiennent la leçon « pour le servir » et trois uniquement « pour le détruire ». À noter que les deux fragments de la geniza se partagent entre les deux groupes. La leçon dominante dans les versions imprimées, à commencer par l’editio princeps, est aussi « pour le servir ». 63 Rivalität zwischen Engeln und Menschen, p. 99. 64 Abot de-rabbi Natan, Schechter (éd.), p. 4b. 65 Talmud Babli, ͤagiga 12a. 57
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José Costa Le verset de Ps 139, 5 montrerait uniquement que Dieu a rétréci la taille d’Adam. Une telle lecture peut même être raccordée à la deuxième partie du texte : si Adam a perdu sa taille initiale et donc une grande partie de sa puissance, il est logique que les anges l’attaquent en ce moment de faiblesse. Une troisième hypothèse de lecture nous semble envisageable, qui rapproche le texte de la conception rabbinique de l’au-delà, fondée sur 1 S 25, 2966. Le verbe Σar, présent dans notre texte, peut être rapproché de l’expression « serrée dans le faisceau des vivants » (ΣȘrurāh bi-ΣȘrôr ha-ͥayyîm), qu’Abigaïl emploie à propos de l’âme de David dans 1 S 25, 29. Le texte, dans sa deuxième partie, emploie également le vocabulaire habituel de l’interprétation eschatologique de 1 S 25, 29 : Dieu prend et pose (natan // naέal) Adam sous ses ailes de même que Dieu prend et pose l’âme du mort sous le Trône de Gloire. Il faut certainement comprendre la première action de Dieu à la lumière des analyses d’A. Marmorstein67: Dieu affecte Adam par une action magique semblable à celle qui caractérise le faisceau des vivants, visant à le protéger contre des agressions extérieures, ce qui n’a rien d’étonnant, sachant la vive hostilité des anges à la création de l’homme. Cette action se révèle insuffisante. Dieu emploie alors un moyen de protection d’une efficacité supérieure : il place Adam dans son immédiate proximité. L’existence d’un contraste aussi net entre un corpus majoritaire où la jalousie est implicite et un corpus minoritaire où elle est explicite manifeste vraisemblablement l’effacement partiel du caractère apocalyptique de la doctrine de l’antagonisme entre les anges et les hommes. Elle confirme aussi l’interprétation psychanalytique que nous avons suggérée plus haut, en employant le terme de « refoulement », à propos de la jalousie des anges. Or la chose refoulée se manifeste de temps à autre au grand jour, soit par un procédé d’inversion, où l’on va demander à l’homme de ne pas éprouver la jalousie alors que c’est l’ange qui l’éprouve, soit de manière plus directe dans les deux textes que nous venons de citer. Le motif de la rivalité des anges et des hommes doit donc être examiné de près dans une perspective autre que celle de l’histoire des idées, avec une approche psychanalytique ou encore anthropologique, le modèle le plus éclairant étant celui d’Emmanuel Todd68. E. Todd signale à plusieurs reprises que
66
Pour un aperçu général de cette doctrine, voir J. Costa, L’au-delà et la résurrection dans le judaïsme rabbinique ancien, Paris - Louvain, 2004, p. 325-354. 67 A. Marmorstein, « 1 Sam 25, 29 », Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft 43, 1925, p. 119-124. 68 Sur ce point, voir J. Costa, « L’identité juive à l’époque des tanna’im (40-200 de notre ère). Nouvelles perspectives », dans N. Belayche et S. C. Mimouni (éd.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain, Paris - Louvain, 2008, p. 321-364.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité la famille souche juive n’est pas parfaitement comme les autres. L’inégalité entre les frères n’est pas aussi brutale que dans le système souche allemand puisque le frère cadet a quand même part à l’héritage et que le mariage des cousins « exprime une permanence de l’affection qui lie ces frères en dépit de la règle d’inégalité »69. Un autre mécanisme est frappant : le fait que l’aîné biologique dans la Bible est souvent remplacé par le cadet qui devient le véritable aîné. Aux cas mentionnés par la Bible et dont le plus célèbre est certainement celui de Jacob et Ésaü, les rabbins en ajoutent d’autres, notamment celui de David70. Ce penchant pour le cadet se retrouve sur le plan religieux puisque le peuple élu n’est pas une nation grande et puissante mais au contraire l’un des plus petits peuples, au devenir historique fragile et plein d’aléas71. Dans la littérature rabbinique, le contraste entre aîné défavorisé et cadet valorisé se retrouve dans l’un des motifs principaux de la théologie des rabbins, celui de l’opposition des anges et des hommes. Les anges sont les fils aînés de Dieu, proches du Père. Dieu préfère pourtant les cadets que sont les hommes, moins soumis et beaucoup plus turbulents, ce qui suscite la jalousie et parfois l’animosité des anges à leur égard. Le même motif se retrouve dans l’Évangile, le père préférant le fils prodigue à son aîné72 ou encore chez les Ébionites qui opposent un Satan, fils aîné de Dieu, à Jésus qui serait le cadet73. IV. Satan Le personnage de Satan est perçu de manière très ambivalente dans la littérature rabbinique. Certaines traditions le considèrent comme le procureur du tribunal céleste et à ce titre comme un fidèle serviteur de Dieu. D’autres voient en lui une force autonome et opposée à Dieu, acharnée à faire du mal à ses serviteurs les justes74.
69
Le Destin des immigrés, Paris, 1994, p. 234-235. E. Todd conclut que « la conception juive de la relation de fraternité, asymétrique, favorise une perception… de groupes humains comme inégaux mais son caractère chaleureux encourage une vision adoucie des rapports entre groupes. » 70 Midrash Tehillim, 5, 4 : David est un cadet (1 S 17, 14) et il est pourtant appelé « premierné » (Ps 89, 28). 71 Le Destin des immigrés, p. 231. 72 Lc 15, 11-32. 73 Épiphane de Salamine, Panarium, t. I, Berlin, 1859, p. 267. Voir également les Homélies clémentines II, 16, 17, trad. d’A. Siouville, Lagrasse, 1991, p. 110-112. 74 Voir L. I. Rabinowitz, « Satan », dans Encyclopaedia Judaica, t. 14, Jérusalem, 1971, p. 903-905.
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José Costa Il est frappant de constater que certaines traditions rabbiniques et apocalyptiques s’accordent pour voir dans la jalousie du serpent la cause de la faute d’Adam. Pour les rabbins, il s’agit simplement du serpent alors que dans les sources apocalyptiques, il est question de Satan dans le même contexte75. La jalousie du serpent envers l’homme est attestée dans plusieurs midrashim. On mentionnera uniquement un texte du Talmud Babli76, où l’on trouve d’abord un curieux éloge du serpent. Si celui-ci n’avait pas été puni par Dieu, il aurait pu apporter bien des avantages aux enfants d’Israël : Car (la chose) est enseignée (dans une barayta). Rabbi Yishma‘el ben Menasya dit : Malheur77 car78 un grand serviteur a disparu du monde ! Si le serpent n’avait pas été maudit, deux bons serpents auraient été mis à la disposition de chacun des enfants d’Israël79. Il aurait envoyé l’un vers le nord et l’autre vers le sud afin de lui apporter des gemmes, des pierres précieuses et des perles et ce n’est pas tout car on lui aurait attaché une lanière sous sa queue et il aurait fait sortir avec elle de la poussière pour son jardin et pour son terrain vague.
Le Talmud enchaîne avec cette opinion de Rabbi Yehuda ben Tema : Rabbi Yehuda ben Tema (170-200) disait : Le premier homme était accoudé80 dans le jardin d’Éden et les anges du service grillaient pour lui de la viande, filtraient pour lui du vin. Le serpent le regarda, il vit sa gloire et il le jalousa.
La jalousie du serpent à l’égard d’Adam dans la littérature rabbinique est très probablement un héritage de la jalousie de Satan à l’égard du même personnage dans les textes apocalyptiques. Celle-ci a un caractère iranien ou gnostique, très marqué, comme l’a signalé A. Altmann81. On connaît par exemple l’hostilité d’Ahriman à l’égard de Gayomard, l’homme primordial. Il est probable que le motif de l’hostilité des anges à l’égard du premier homme a la même origine. Il suffit pour cela de percevoir la présence d’un ange bien particulier, Satan, derrière le groupe anonyme des anges ou derrière le serpent, dont parlent les rabbins. Bien des indices poussent à cette identification, particulièrement la tradition suivante, déjà mentionnée plus haut, où la jalousie du serpent et celle des anges sont combinées à la rébellion de Sammaël :
75
Toutes les références sont données dans L. Ginzberg, Les légendes des juifs, t. I, Paris, 1997, p. 216, n. 60, p. 240, n. 116 et p. 242-243, n. 131. 76 Talmud Babli, Sanhedrin 59b, manuscrit de Jérusalem, yad ha-rab Herzog (yéménite). 77 Ou : « dommage ». 78 Lit. : « sur ». 79 Lit. : « Israël ». 80 Sur un lit, pour manger. 81 A. Altmann, « The Gnostic Background », p. 1-6.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité « Le serpent était plus intelligent que toute (autre) bête du champ » (Gn 3, 1). Rabbi Yehuda ben Tema dit : Le premier homme était accoudé dans le jardin d’Éden et les anges se tenaient devant lui. Ils grillaient pour lui de la viande, filtraient pour lui du vin, venaient et posaient (cela) devant lui. Le serpent vint et il le vit. Il regarda sa gloire et il le jalousa, et ce n’est pas tout car les anges aussi le jalousèrent et dirent : Maître des Mondes, « qu’est-ce que l’homme pour que tu le connaisses ? L’homme est semblable à une buée » (Ps 144, 3-4). (Dieu) leur répondit : De même que vous me louez dans l’En-Haut, de même il proclame mon unité dans l’En-Bas. Quand ils virent cela, ils firent volte-face et dirent : Si nous ne parvenons pas à faire qu’Adam pèche devant son créateur, nous ne pourrons l’emporter sur lui. Samma’el était un grand prince dans les cieux. Les séraphins effectuaient leur service avec six ailes, les ͥayyot quatre ailes et Samma’el douze ailes. Qu’a-t-il fait ? Il a pris son groupe (kat shelo). Il est descendu et il a vu toutes les créatures que le Saint, béni soit-Il, avait créées et il n’a pas trouvé parmi elles plus sagace à (faire) le mal que le serpent, ainsi qu’il est dit : « Le serpent était plus intelligent que toute (autre) bête du champ » (Gn 3, 1). L’apparence du serpent était comme celle d’un chameau. Il est monté (sur lui), l’a chevauché et il est venu induire l’homme en erreur. La Tora a crié et a dit : Qu’as-tu Sammaël82 ? Le monde vient tout juste83 d’être créé. Est-ce le moment de se rebeller dans les hauteurs ? Au moment même où tu te rebelles dans les hauteurs, le maître de tous les mondes rit du cheval et de celui qui le chevauche84.
V. Les hommes A. Propos à caractère général La jalousie est à première vue stigmatisée par les rabbins. On trouve dans les maximes des Pères (Pirqe Abot) le jugement suivant : Rabbi Eleazar ha-Qappar (170-200) dit : La jalousie, le désir sexuel (ta’awa) et l’ambition (kabod) font sortir l’homme du monde85.
Une autre maxime valorise pourtant la jalousie : Rabbi Yehuda (135-170) dit (que) sur trois choses, le monde repose : sur la jalousie, sur le désir sexuel et sur la miséricorde86. 82
Lit. : « Quoi Sammaël ? » Lit. : « maintenant ». 84 Midrash ha-gadol, Bereshit, M. Margulies (éd.), t. I, p. 92. 85 Mishna, Abot 4, 28, manuscrit de Budapest, Kaufman A 50. 86 Abot de-rabbi Natan B, 4, Abot de-Rabbi Natan, Synoptische Edition beider Versionen, p. 326327 (les trois manuscrits cités ne présentent aucune variante). 83
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José Costa La jalousie est sous la forme de l’émulation la source bénéfique de toute activité humaine : Shemuɼel bar Naͥman (a dit) au nom de Rabbi Shemuɼel bar Rabina87 (à propos de Gn 1, 31) : « Voici que c’est très bon », c’est le penchant au bien, « et voici que c’est très bon », c’est le penchant au mal. Et est-ce que le penchant au mal est très bon ? C’est étonnant ! En fait, s’il n’y avait pas le penchant au mal, l’homme ne construirait pas de maison, ne prendrait pas femme et n’enfanterait pas88. C’est exactement (we-khen) ce que dit Salomon : « (Et j’ai vu toute la peine et toute l’activité industrieuse [kišrôn maɼaśe]) qui sont (en fait issues) de la jalousie de l’homme envers son prochain (cela aussi est vanité et poursuite de vent) » (Qo 4, 4)89.
Le texte identifie le penchant au mal à la jalousie, mais le penchant au mal est en fait bon. Sous la forme de la jalousie ou de l’émulation, il pousse l’homme à enfanter, à se marier, à bâtir et à pratiquer le commerce. La fin du verset de Qo 4, 4 affirme cependant que l’activité industrieuse de l’homme est elle aussi « vanité et poursuite de vent ». On pourrait croire que Rab Shemuɼel bar Naͥman n’en a tout simplement pas tenu compte, mais le Targum nous suggère le contraire : Et j’ai vu toute la peine et toutes les actions (ɼobada) bienfaisantes90 qu’accomplissent (ɼabdin) les êtres humains qui sont (en fait issues) de la jalousie par laquelle l’homme jalouse son prochain, pour agir comme lui (le-meɼebad ke-wateh). En effet, celui qui le jalouse pour faire le bien (le-meɼebad έaba) comme lui, la Parole du ciel lui fera du bien. Mais celui qui le jalouse pour le mal, pour agir dans sa méchanceté (le-meɼebad be-bishateh), la Parole du ciel lui fera du mal et cela aussi est vanité pour le pécheur et déception91.
Le Targum distingue donc une jalousie pour le bien qui est bénéfique et une jalousie pour le mal, qui seule est vanité et déception. D’autres traditions mentionnent l’existence d’une bonne jalousie. Celui qui éprouve une jalousie justifiée envers son prochain, parce qu’il a subi une injustice, mais qui prend
Version courante : Rabbi Naͥman bar Shemuɼel bar Naͥman a dit au nom de Rab Shemuɼel bar Naͥman. 88 À noter que dans la version courante, la tradition est exprimée par le fils d’un rabbin, au nom de son père. La version courante ajoute : « et ne ferait pas de commerce ». L’identification du penchant au mal avec la sexualité est assez fréquente chez les rabbins, celle avec le commerce est plus originale. 89 Be-reshit Rabba 9, 7, manuscrit de Vatican 60. 90 Kol oέabut ɼobada, « toute l’activité bienfaisante ». Le terme oέabut(a) signifie littéralement « le fait de faire le bien » (doing good) et peut aussi désigner un bien matériel (property), cf. M. Jastrow, p. 24. 91 Targum de Qohelet sur Qo 4, 4 (version courante des Miqra’ot gedolot).
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité sur lui et garde le silence, Dieu prendra lui-même sa défense92. L’homme qui rend un jugement équitable suscite en apparence la jalousie entre les hommes mais contribue en réalité à établir la paix entre eux93. La tendance à distinguer la bonne de la mauvaise jalousie trouve des parallèles dans la littérature grecque, tout particulièrement chez Aristote94. La jalousie est parfois l’objet de propos plus prosaïques. Ainsi, dans un catalogue qui met en parallèle les organes du corps et leurs humeurs correspondantes, c’est la bile (mara) qui est considérée comme la source de la jalousie95. Parmi les vertus de l’ail, on affirme qu’il « fait entrer l’amour et fait sortir la jalousie »96. B. Israël À première vue, la jalousie n’est guère encouragée chez les membres du peuple choisi. Étant donné le public visé par les Pirqe Abot, le texte cité plus haut, selon lequel la jalousie fait sortir l’homme du monde, s’applique d’abord et surtout à l’homme juif. Celui qui sème la jalousie dans sa maison, c’est comme s’il faisait de même dans tout Israël97. Un juif qui a eu une querelle avec un autre juif ne garde ni jalousie ni désir de vengeance dans son cœur98. Le rituel de la soέa, femme soupçonnée d’adultère par son mari, est aboli par Rabban Yoͥanan ben Zakkay99. La justification donnée par le texte est la montée de l’immoralité et la multiplication des adultères. Il est possible cependant qu’une cause plus profonde ait joué : la volonté des rabbins de substituer la justice humaine à celle exprimée par la divinité100. La distinction entre une bonne et une mauvaise jalousie, que nous avons vue dans le cas de l’homme en général, est dans d’autres traditions appliquée dans le cadre plus restreint du peuple d’Israël, dont la caractéristique est d’être astreint à l’accomplissement des commandements :
Talmud Babli, Giέέin 7a. Le terme de qinɻāh a ici plutôt le sens d’indignation. Mekhilta de-rabbi Shim‘on ben Yoͥay sur Ex 18, 23, Epstein-Melamed (éd.), p. 133-134. Opinion attribuée à Rabbi Simay (170-200). 94 Aristote distingue l’envie (phthonos) de l’indignation (nemesis) et de l’émulation (zêlos). Voir Rhétorique I, 1, 1354 a 24-26 ; II, 9, 1386 b 9-25 ; II, 10, 1387 b 21-1388 a 28 et II, 11, 1388 a 29-36, ainsi que l’étude de P. Chiron incluse dans le présent recueil : « L’envie (phthonos) dans la Rhétorique d’Aristote », p. 107-119. 95 Wa-yiqra Rabba 4, 4. 96 Talmud Babli, Baba Qama 82a. 97 Abot de-rabbi Natan A, 28. 98 Eliyyahu Rabba 18. 99 Mishna, Soέa 9, 9. 100 Voir R. Brague, La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Paris, 2005, p. 229. 92 93
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José Costa « De David. Ne te fais pas semblable à ceux qui font le mal. Ne jalouse pas (ceux qui commettent l’iniquité) » (Ps 37, 1). C’est ce que dit l’Écriture : « Que ton cœur ne jalouse pas les pécheurs » (Pr 23, 17). Et que dois-tu jalouser ? « la crainte de Dieu, chaque jour » (id.). Ne jalouse pas la lampe des méchants. Ils ne sont rien101. (Peu importe) combien d’huile il y a dedans, un huitième ou un quart (de log), elle n’aura pas de persistance, l’huile s’épuisera et la lampe s’éteindra102 aussitôt, et c’est ce que (l’Écriture) dit : « Il n’y aura pas de persistance pour le mal. La lampe des méchants s’éteindra brutalement (yidɼāk-) » (Pr 24, 20). Sa lumière s’en ira, c’est pourquoi (David) a dit : « Ne jalouse pas ceux qui commettent l’iniquité » (Ps 37, 1), (mais qu’il) jalouse la lampe qui ne s’éteindra jamais et dont la lumière ne s’interrompra pas. Quelle est-elle ? (Il s’agit) de celle (dont parle Pr 6, 23) : « Car le commandement est une lampe et la Tora une lumière. » C’est pourquoi (il est dit) : « Que ton cœur ne jalouse pas (les pécheurs). » Le Saint, béni soit-il, a dit : Jalousemoi, car s’il n’y avait pas la jalousie, le monde ne durerait pas et s’il n’y avait pas la jalousie, l’homme ne prendrait pas femme et il ne construirait pas de maison. En effet, si Abraham n’avait pas éprouvé de jalousie (qinnēɻ), il n’y aurait pas de créateur (qōneh) du ciel et de la terre. Quand l’a-t-il jalousé ? C’est quand103 il a dit à Melkisedeq : Comment es-tu sorti de l’arche ? Il lui répondit : Par la charité que nous faisions (là-bas). Il lui demanda : Mais quelle charité aviez-vous (la possibilité) de faire dans l’arche ? Est-ce qu’il y avait des pauvres là-bas ? Est-ce qu’il n’y avait pas uniquement Noé et ses fils ? À qui avez-vous fait la charité ? Il lui répondit : Aux bêtes sauvages, aux animaux domestiques et aux oiseaux. Nous ne dormions pas mais nous mettions devant celui-ci (de la nourriture) et devant celui-là (de la nourriture), toute la nuit. À ce moment, Abraham a dit : Si ceux qui n’avaient pas fait la charité aux animaux domestiques, aux bêtes sauvages et aux oiseaux ne sortaient pas (de l’arche) et quand ils firent la charité (à ces animaux), ils sortirent, moi, si je fais la charité aux êtres humains, combien plus (je serai récompensé) ! À ce moment, « et il planta un tamaris (ɻešel) » (Gn 21, 33), nourriture (akila), boisson (šetiyya) et accompagnement (lewaya), et c’est ainsi que parle Salomon : « Et j’ai vu toute la peine… » (Qo 4, 4). C’est pourquoi il est dit : « Que ton cœur ne jalouse pas … » (Pr 23, 17)104.
Le fils d’Israël ne doit pas jalouser les méchants en devenant semblables à eux. Il doit jalouser la Tora, c’est-à-dire se l’assimiler en accomplissant ses préceptes. S’il intègre la lumière de la Tora, qui est une « lampe », il vivra pour toujours, car la Tora sera devenue sienne. La bonne jalousie permet donc à celui qui la met en œuvre d’accéder au monde futur. L’homme juif doit aussi 101 102 103 104
Version la plus courante : « elle n’est rien ». Le verbe yidɼāk- exprime une extinction brutale. Lit. : « parce que ». Midrash Tehillim 37, 1, manuscrit de Cambridge Or. 786.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité jalouser Dieu. Nous retrouvons dans cette partie du texte l’idée déjà rencontrée plus haut dans le texte de Be-reshit Rabba : sans la jalousie, il n’y aurait ni procréation (ici « persistance du monde »), ni mariage, ni construction de maisons. On peut se demander cependant en quoi ces actions expriment une jalousie envers Dieu, puisque le texte de Be-reshit Rabba les associait plutôt à la jalousie qui existe entre les hommes, conformément au verset de Qo 4, 4. La suite du texte éclaire ce problème, puisque il montre qu’il faut jalouser ceux qui accomplissent de bonnes actions, là aussi en vue de la récompense future. C’est Abraham qui est donné en modèle, lui qui a jalousé la charité pratiquée par Melkisedeq, dans l’arche de Noé. On retrouve en clôture du texte le verset de Qo 4, 4, cette fois-ci appliqué uniquement aux juifs, qui observent les commandements. Une dernière assertion pose difficulté : « si Abraham n’avait pas éprouvé de jalousie (qinnēɻ), il n’y aurait pas de créateur (qōneh) du ciel et de la terre ». En fait, le midrash n’hésite pas à rapprocher le verbe « jalouser » du verbe « créer », car ils comportent deux lettres communes, le Q(of ) et le N(un)105. Il souligne aussi que la jalousie éprouvée par Abraham l’a poussé à pratiquer l’hospitalité106. Or, à la fin de chaque repas qu’il offrait, Abraham demandait à son invité de remercier Dieu pour la nourriture reçue107. C’est ainsi que la jalousie, indirectement, a contribué à la reconnaissance du « créateur du ciel et de la terre » et donc à la persistance du monde, qui ne se limite visiblement pas à la procréation108. La jalousie reste une préoccupation récurrente des Sages, quand ils évoquent le passé d’Israël. Le texte que nous avons cité plus haut dans l’introduction en témoigne amplement. Quelques couples reviennent fréquemment, notamment dans des midrashim tardifs : Jacob et Ésaü109, Joseph et ses frères110, Rachel et Léa111, David et Saül112. Certains de ces textes se contentent simplement de rappeler les épisodes bibliques, d’autres vont plus loin. Ainsi, Jacob est stigmatisé pour avoir préféré Joseph et suscité ainsi la jalousie de ses frères113.
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Les rabbins ont certainement à l’esprit le nom de Caïn qui fait référence, selon Gn 4, 1, à l’acquisition / création (verbe qānāh) avec Dieu, mais certainement aussi à la jalousie qui anime le personnage (verbe qinnēɻ). 106 Ce lien entre hospitalité et jalousie n’est pas très fréquent dans la littérature rabbinique. 107 Voir Talmud Babli, Soέa, 10a-b et P. Bornet, Rites et pratiques de l’hospitalité. Étude comparée des prescriptions d’hospitalité au sein de discours normatifs du judaïsme rabbinique et du brahmanisme, Doctorat de l’Université de Lausanne, 2006, p. 74-75. 108 Il est cependant possible que le terme de qōneh signifie plutôt « possesseur » dans le contexte et qu’il renvoie à Abraham, cf. la lecture de Gn 14, 19 que fait Be-reshit Rabba 43, 17. 109 Midrash Tanͥuma, Wa-yiggash 10. 110 Pirqe de-rabbi Eliɼezer, 37 ; Midrash Tanͥuma, Wa-yiggash 4. 111 Midrash Tanͥuma, Wa-yeΣe 9. 112 Midrash Tehillim 52, 5. 113 Talmud Babli, Shabbat 10b.
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José Costa La tendance de Joseph à la médisance est également critiquée114. D’autres traditions semblent plutôt justifier l’action de Joseph, soit en affirmant qu’il dépassait amplement ses frères en savoir et mérite115, soit en soulignant qu’elle était nécessaire à la réalisation du dessein divin. Cette dernière explication légitime aussi la jalousie des fils de Jacob116. La comparaison de Joseph avec Israël117 est également à l’avantage du premier. Quelques traditions associent la jalousie à Moïse. Quand il constitue le premier grand Sanhédrin, Moïse est confronté à une grave difficulté : comment faire pour qu’aucune tribu ne soit lésée et qu’il n’y ait pas de jalousie entre elles118 ? Alors que le moment de sa mort approche, Moïse propose à Dieu de continuer à vivre, tout en laissant la souveraineté à Josué. Il cherchait à infirmer de cette manière le principe selon lequel le juste qui a dominé une génération doit mourir pour laisser la place à son successeur. Or, il se révèle incapable de résister à la jalousie, quand Josué refuse de lui communiquer ce que Dieu lui a dit dans la tente de la rencontre. Moïse, conscient de cette grave faute, se résigne à mourir en disant : « (Plutôt) cent morts et pas une (seule) jalousie »119. La tentative de Moïse pour continuer à vivre, tout en laissant la souveraineté à Josué, est rapportée dans un autre midrash120. Cette tentative se termine par un échec similaire, mais cette fois, il n’est pas question de jalousie. Attribuer la jalousie à un juste pose un problème, comme en posait l’attribution de la jalousie aux anges. C. Israël et les Nations La distinction d’Israël et des soixante-dix Nations est centrale dans la pensée des rabbins. Parmi les sentiments que les Nations éprouvent envers Israël, les rabbins mentionnent l’envie, le désir et la crainte. S. Stern cite cependant assez peu de textes où l’envie se manifeste121. Selon une tradition du Talmud Babli, les Nations envient la beauté des juifs122. Un midrash évoque « le jour du Saint béni soit-Il » qui permettra de départager les peuples qui prétendent être Israël123. C’est une allusion vraisemblable à la jalousie des chrétiens qui 114
Be-reshit Rabba 84, 7. Be-reshit Rabba 84, 5. 116 Be-reshit Rabba 84, 16-17. 117 Be-reshit Rabba 87, 6. 118 Talmud Babli, Sanhedrin 17a. Il n’est pas facile de diviser 71 par 12 ! 119 Debarim Rabba, 9, 9 (version courante). 120 Midrash Tanͥuma, Wa-etͥannan 6. Voir sur ce texte J. Costa, « La mort de Moïse dans Deutéronome Rabba et le Midrash Tanͥuma » (à paraître). 121 S. Stern, Jewish Identity in Early Rabbinic Writings, Leiden - New York - Cologne, 1994, p. 49 et ss. 122 Talmud Babli, Giέέin 58a. 123 Shir ha-shirim Rabba 7, 3, 3. 115
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité aspirent à déposséder Israël de son identité. Il est cependant possible de compléter l’exposé de S. Stern par d’autres références. À Esther qui demande aux Sages d’instituer la fête de Purim, ceux-ci répliquent qu’elle va aviver la jalousie des Nations à l’égard d’Israël124. En invitant le roi et Haman à son banquet, Esther cherche elle-même à susciter la jalousie entre eux125. Selon une interprétation du verset de Ct 8, 6, Israël dit : « Place-moi comme un sceau sur ton cœur… » et les Nations : « Car fort comme la mort est l’amour, dure comme le Shéol est la jalousie »126. Si l’on n’hésite pas à dissoudre dans de l’eau un rouleau, avec ses noms divins, dans le rituel de la soέa, pour rétablir la paix entre l’homme et sa femme, combien plus laissera-t-on périr les livres des minim (et leurs noms divins) qui suscitent la jalousie127. Pour démontrer que la jalousie mène à la punition en ce monde de celui qui jalouse, une tradition cite un exemple en Israël (Saül) et un exemple parmi les Nations (les Chaldéens qui avaient jalousé Michaël, Hanania et Azaria)128. C’est par jalousie que les Philistins bouchent les puits creusés par Abraham, après la mort de celui-ci129. Nous avons vu enfin plus haut que, selon plusieurs traditions, la rivalité d’Ésaü et de Jacob est comprise en termes de jalousie. Or Ésaü et Jacob représentent aussi Rome et Israël130. La jalousie des Nations semble non seulement peu citée mais, contrairement à Freud131, les rabbins ne voient pas de lien entre le statut d’Israël comme peuple élu, bien propre à susciter la jalousie, et l’hostilité des Nations à son égard :
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Talmud Babli, Megilla 7a. Sifre de-agadta ‘al Ester, Midrash Panim aͥerim, S. Buber (éd.), version B, 5, p. 36a (Midrash tardif ). 126 Midrash Shemuɼel 10, S. Buber (éd.), p. 39b. 127 Sifre Ba-midbar § 16. Les minim sont-ils ici les chrétiens ? 128 Mishnat Rabbi Eliezer 4, H. G. Enelow (éd.), p. 83-84 (Midrash tardif ). 129 Pesiqta Zuέarta (Leqaͥ άob), Bereshit 26. Il s’agit d’un Midrash tardif, comme dans d’autres références que nous venons de citer. Il est donc possible que par Nations, il faille comprendre dans ces textes le christianisme ou l’islam. 130 Ésaü représente la Rome païenne mais peut-être déjà le christianisme dans certains textes des ive-ve siècles. Voir sur ce point D. Boyarin, Dying for God. Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford, 1999, p. 1-6. Comme le signale S. Stern (Jewish Identity, p. 21), Jacob et Ésaü ont, selon certaines traditions, exactement la même apparence physique. Israël est donc le rival mais aussi le jumeau de Rome, avec qui il partage certains attributs (par exemple : Israël comme Rome sont haïs des Nations). 131 S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, 1986 (Amsterdam, 1939), p. 184 : « J’ose affirmer qu’aujourd’hui encore la jalousie à l’égard du peuple qui se donna pour l’enfant premier-né, favori de Dieu le Père, n’est pas surmontée chez les autres, comme s’ils avaient ajouté foi à cette prétention. » 125
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José Costa « Et l’Eternel marchait devant eux pendant le jour132 » (Ex 13, 21). Est-il possible de parler ainsi ? Est-ce qu’il n’était pas déjà dit (en Jr 23, 24) : « Est-ce que je ne remplis pas le ciel et la terre, oracle de l’Éternel ? » et (l’Écriture) dit (à propos des chérubins) : « Ils s’adressaient l’un à l’autre en disant : (Saint, saint, saint, l’Éternel des Armées. Toute la terre est remplie de sa gloire) » (Is 6, 3) (et l’Écriture dit aussi) : « Et voici que la gloire du Dieu d’Israël (s’avançait… et la terre s’illuminait de sa gloire) » (Éz 43, 2). Pourquoi (alors) le verset (d’Ex 13, 21) dit-il : « Et l’Eternel marchait devant eux (pendant le jour) » ? Rabbi dit : Antoninus, quand il rend la justice sur son estrade, prolonge parfois (ses séances jusqu’à une heure tardive) et ses fils prolongent (alors leur présence) auprès de lui. Après qu’il a quitté l’estrade, il prend la lanterne et il éclaire (la route) devant ses fils133. Les Grands de son royaume s’approchent (alors) de lui et lui disent : C’est nous qui allons prendre la lanterne et éclairer (ainsi la route) devant tes fils. (Antoninus) leur répondit : Non, ce n’est parce que je n’ai personne pour la prendre et pour éclairer (la route) devant mes fils (que je fais cela) mais voici que je vous fais comprendre combien mes fils me sont chers, afin que vous les traitiez avec respect. De même le Saint béni soit-Il fait comprendre combien (les enfants) d’Israël lui sont chers, devant toutes les Nations du monde, (en marchant lui-même devant eux134), afin que (les Nations) les traitent avec respect. Or, elles ne les traitent pas avec respect, mais elles les font mourir (en leur infligeant) des morts plus dures et plus dégradantes les unes que les autres. À (ce) sujet, que dit (l’Écriture) ? « Et je rassemblerai toutes les Nations et je les ferai descendre (dans la vallée de Josaphat135) » (Jo 4, 2). Tu pourrais (penser qu’il les juge) pour leur idolâtrie, leurs incestes ou leurs meurtres. L’étude (approfondie) du verset te dit (le contraire) : « à cause de mon peuple et de mon héritage, Israël, qu’ils ont dispersé (parmi les nations)136… »
Non seulement le texte ne voit pas de lien entre les privilèges que Dieu accorde à Israël et l’hostilité des Nations à son égard, mais il estime que ces privilèges devraient inciter les Nations à plus de respect. Or curieusement (!), les Nations se livrent aux pires violences envers Israël. Une attitude semblable des rabbins se retrouve dans leur interprétation de la figure de Joseph. L’histoire de Joseph est souvent présentée comme emblématique de l’histoire d’Israël. Joseph est exilé en Égypte, comme Israël, et il connaît de fréquents changements de fortune, comme Israël. Or, un autre parallèle est également signifiant.
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Au moment de l’exode, sous la forme d’une colonne de nuée. Lit. : « devant son fils ». 134 Précision que contient la version courante. 135 Vallée où Dieu juge. 136 Mekhilta de-rabbi Yishma’el, Be-shallaͥ, wa-yehi, petiͥta, manuscrit d’Oxford 151 : 2. Sur ce texte, voir J. Costa, La Bible racontée par le Midrash, Paris, 2004, p. 239-245. 133
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité La faveur que Jacob manifeste à l’égard d’Israël est très semblable à celle que Dieu accorde à son peuple choisi. La jalousie des fils de Jacob est également très semblable à celle que les Nations éprouvent envers Israël. Or, ce parallèle ne se rencontre guère137. Le modèle familial biblique suscite des tensions constantes entre les frères. Ces tensions sont même transposées dans le cadre du récit des origines, avec le meurtre d’Abel par Caïn. Quand Be-reshit Rabba aborde les causes de ce meurtre, il évoque la rivalité entre les deux frères pour la possession de biens matériels, pour le territoire où sera construit le Temple ou encore pour la première Ève138. La cause manifeste du meurtre, qui est la préférence injustifiée que montre Dieu envers Abel et la jalousie de Caïn qui en découle, n’est pas citée dans ce contexte. Le choix de Dieu est d’ailleurs légitimé par les rabbins, qui en attribuent la responsabilité à Caïn139. Le modèle anthropologique d’E. Todd est éclairant à propos des anges, comme nous l’avons montré plus haut, mais il l’est aussi à propos d’Israël. L’appartenance de la structure familiale juive au type souche, caractérisé par l’autorité du père et l’inégalité entre les frères permet d’expliquer la notion d’élection, les tensions entre les frères et la difficile émergence d’un véritable universalisme juif 140. D. Les hommes zélés La notion de zèle humain à caractère religieux, que C. Mézange a contribué à mettre en valeur, intervient aussi dans la littérature rabbinique et ce, dans divers contextes. La Mishna évoque l’attitude que peuvent avoir les hommes zélés en face de l’adultère commis avec une non-juive : Celui qui vole la Qaswa, celui qui prononce une malédiction par l’intermédiaire d’un devin (qosem) et celui qui a une relation sexuelle avec une Araméenne, ceux qui sont zélés (qannaɻim) peuvent se saisir d’eux (pogɼin bahen)141.
La formule de la Mishna est a priori ambiguë. Que signifie exactement l’expression : « ils peuvent se saisir d’eux » ? La gemara ne commente pas l’expression et passe directement à un autre problème : comment le pécheur est-il puni si ceux qui sont zélés ne s’emparent pas de lui142 ? Il va certainement de
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Il est, par exemple, absent de Be-reshit Rabba 87, 6, qui dresse pourtant un parallèle entre Joseph et Israël. 138 Be-reshit Rabba 22, 7. 139 Be-reshit Rabba 22, 5. 140 Sur ce point, voir J. Costa, « L’identité juive à l’époque des tanna’im (40-200 de notre ère) », p. 356-364. 141 Mishna, Sanhedrin 9, 6, manuscrit de Budapest, Kaufman A 50. 142 Talmud Babli, Sanhedrin 82a.
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José Costa soi que le terme fait allusion à une mise à mort, comme le signale Rashi dans son commentaire. Avoir une relation sexuelle avec une païenne est d’ailleurs semblable à commettre un acte idolâtre143, or celui-ci est punissable de mort. Le terme de qinɻāh au sens de zèle est employé à propos de quelques figures bibliques ou apparentées : Pinͥas, Saül, Elie et les Asmonéens. Saül n’a pas mis à mort les Gabaonites par colère, mais à cause du zèle qu’il éprouvait pour Israël et Juda144. Elie était plutôt zélé contre les enfants d’Israël et il n’a pas demandé miséricorde pour eux145. Animé par le zèle, il annonce l’interruption de la pluie et de la rosée, parce que la circoncision a été négligée par Israël146. Les Asmonéens (bene ͤashmonaɻim) ont revêtu les « vêtements du zèle »147. Pinͥas, l’homme du zèle par excellence dans la Bible, fait l’objet d’un certain nombre de midrashim, qui ont été étudiés par Marianne Bertrand dans un doctorat encore inédit148. Objet de l’admiration des uns149, il est traité de « brigand » par d’autres150, terme qui rappelle le mouvement zélote et la répulsion qu’il suscite chez Flavius Josèphe ou dans certaines traditions rabbiniques151. La légitimité de l’acte de Pinͥas est discutée dans les deux Talmudim ainsi que dans les Midrashim152. Le Talmud Babli cite tant de conditions pour qu’un acte de zèle ne soit pas considéré comme un meurtre qu’il en devient plus que problématique153. Les prodiges accomplis pour Pinhas, au nombre de douze dans les Midrashim et le Targum Pseudo-Jonathan, jouent certainement un rôle similaire : dans des conditions normales, l’acte de Pinͥas aurait été illégitime voire impossible154. Comme le montre D. A. Bernat155, le Pinͥas des rabbins est beaucoup plus un intercesseur par la prière que par le zèle. Les deux guerres de Judée sont passées par là. Le caractère sacerdotal de Pinͥas et sa Selon l’opinion de Rabbi ͤiyya bar Abuya, citée dans la même page. Ba-midbar Rabba 8, 4. 145 Midrash Zuέa, Shir ha-shirim, S. Buber (éd.), 8, 6. 146 Pirqe de-rabbi Eliɼezer 28. 147 Midrash Tehillim 93, 1. Commentaire d’Is 59, 17. 148 M. Bertrand, Étude de Nombres 25 et de sa réception dans les traditions juives et chrétiennes de l’Antiquité, Paris IV, année universitaire 2007-2008, t. I, p. 465-559 et t. II, p. 755-792. Voir également C. Tassin, « Un grand prêtre idéal ? Traditions juives anciennes sur Pinhas », Revue des Études juives 167, 2008, p. 1-22. 149 C’est le cas du Targum Pseudo-Jonathan sur Nb 25 et de Pirqe de-rabbi Eliɼezer 47. À travers Pinͥas, le Targum valorise même, de manière plus générale, l’ensemble des prêtres. Cette préoccupation lui est propre, voir M. Bertrand, op. cit., p. 485-486. 150 Talmud Babli, Sanhedrin 106b. 151 Voir M. Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Paris, 1990, p. 130-135. 152 Voir M. Bertrand, Étude de Nombres 25, p. 510-513. 153 Talmud Babli, Sanhedrin 82a. 154 Voir M. Bertrand, op. cit., p. 514. 155 D. A. Bernat, « A Rabbinic and Targumic Reading of the Baal Peor Narrative », Journal of Jewish Studies 58, 2007, p. 263-282. 143
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité dimension eschatologique constituent également des handicaps dans un judaïsme rabbinique où les prêtres sont marginalisés et où la halakha prime sur les spéculations messianiques156. E. Les rabbins L’émulation, considérée plus haut comme un principe bénéfique pour le monde, trouve particulièrement son champ d’application dans l’univers des rabbins. Et Raba (320-350) a dit : (Si un maître) qui enseigne la Bible aux enfants est savant (gares) et qu’il y en a un autre qui est plus savant (que lui), nous ne le remplaçons pas. Pour quelle raison ? Peut-être en viendra-t-il à se laisser aller157. Rab Dimi de Nehardeɼa a dit : (Au contraire), combien plus celui qui est (plus158) savant (va se donner du mal)159 ! Pour quelle raison ? La jalousie (entre) les scribes augmente la sagesse160.
La jalousie n’est pas non plus absente de la société des rabbins où se mêlent des considérations hiérarchiques, des rivalités politiques et des sensibilités individuelles très vives : Rab était en train de lire la hafέara devant Rabbi (170-200). Rabbi ͤiyya arriva. Il reprit depuis le début. Rabbi Shimɼon be-Rabbi arriva. Il reprit depuis le début. Bar Qappara arriva. Il reprit depuis le début. Rabbi ͤanina bar ͤama arriva. (Rab) a dit : (Pour) tous, il161 a repris ainsi162 (la lecture au début), doit-il reprendre (la lecture) encore (une fois) ? Il ne reprit pas (la lecture au début). Rabbi ͤanina en éprouva de la colère. (Rab) se rendit auprès de lui, lors de douze jours des Expiations et il163 ne fut pas apaisé par lui […] Et Rabbi ͤanina, comment a-t-il (pu) agir ainsi ? Raba (320-350) a dit pourtant : Celui qui fait passer (les fautes de l’autre) par-dessus ses appréciations personnelles (maɼabir ɼal middotaw)164, on le fait passer 156
Voir M. Bertrand, Étude de Nombres 25, p. 532-547. Le deuxième maître, qui est plus savant et qui a remplacé le premier, en viendra à se laisser aller car il n’aura plus de concurrent. M. Jastrow (p. 1500) comprend au contraire : « peut-être en viendra-t-il à se décourager », faisant allusion au premier maître qui a perdu son poste. 158 Précision de l’édition courante. 159 On pourrait comprendre : celui qui en sait plus est par définition quelqu’un d’habitué à l’effort. En fait il faut comprendre ainsi le texte : celui qui a été remplacé va se donner du mal pour récupérer son poste et il va donc pousser le nouveau maître à se donner encore plus de mal. 160 Talmud Babli, Baba Batra 21a, manuscrit de Hambourg 165. 161 Rab parle de lui à la troisième personne. 162 La version courante contient la leçon plus usuelle : kulle hay, « toutes ces (fois) ». 163 Rabbi ͤanina. 164 Nous avons traduit littéralement. Il faut comprendre : celui qui est indulgent envers son prochain. 157
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José Costa par-dessus tous ses péchés165. (En fait166), Rabbi ͤanina a vu Rab en rêve. On l’avait pendu en Babylonie167. Or, on sait par tradition que celui que l’on a pendu dans un rêve va (devenir) un dirigeant et on lui confère l’autorité (sur la yešiba). Il s’est dit : Déduis-en qu’il veut (devenir) un dirigeant168 et qu’on lui confère l’autorité en Babylonie. Il ne fut pas apaisé par lui, afin qu’il aille enseigner la Tora en Babylonie169.
La jalousie intervient donc à deux niveaux dans ce texte. Rabbi ͤanina a d’abord éprouvé de la jalousie envers ses collègues qui avaient joui des égards de Rab alors qu’ils lui avaient été refusés. La deuxième jalousie, présente dans le texte, est moins évidente à percevoir, parce que Rabbi ͤanina semble, cette fois, animé par de bonnes intentions. Il a rêvé que Rab allait devenir dirigeant en Babylonie et son comportement, en apparence désagréable (refus de pardon pour l’offense subie) voire répréhensible, vise en fait à aider Rab à réaliser son destin, en précipitant son départ pour la Babylonie. En réalité, le vrai mobile de Rabbi ͤanina est autre : il craint que Rab ne devienne un dirigeant en Palestine même. Comme le précise Rashi dans son commentaire, Rabbi, au moment de sa mort, avait fait de Rabbi ͤanina son successeur attitré. C’est donc parce que Rabbi ͤanina est jaloux du succès « politique » à venir de Rab et de la concurrence qu’il représente pour lui qu’il s’efforce de le faire partir en Babylonie. Ce point apparaît plus clairement dans la version courante du texte, que nous citons maintenant dans son intégralité : Rab était en train de lire la hafέara devant Rabbi. Rabbi ͤiyya entra et arriva (?). Il reprit depuis le début. Bar Qappara entra. Il reprit depuis le début. Rabbi Shimɼon be-Rabbi arriva. Il reprit depuis le début. Rabbi ͤanina be-Rabbi ͤama arriva. (Rab) a dit : Toutes ces (fois) (kulle hay)170, il doit continuer à reprendre (la lecture) ? Il ne reprit pas (la lecture au début). Rabbi ͤanina en éprouva de la colère. Rab se rendit auprès de lui douze (fois) la veille du Jour des Expiations et il ne fut pas apaisé […] Et Rabbi ͤanina, comment a-t-il (pu) agir ainsi ? Rab a dit pourtant : Celui qui fait passer (les fautes de l’autre) par-dessus ses appréciations personnelles, on le fait passer par-dessus tous ses péchés. En fait, Rabbi ͤanina a fait un rêve. 165
Traduction également littérale, en harmonie avec la précédente. En d’autres termes, ses péchés sont pardonnés. 166 Précision de l’édition courante. 167 L’édition courante précise : « à un palmier » et ne mentionne pas la Babylonie. Certaines versions manuscrites contiennent les deux précisions. 168 On peut aussi comprendre : « déduis-en qu’il faut (qu’il devienne) un dirigeant » (traduction d’A. Steinsaltz). La traduction française du Grand Rabbin Salzer, publiée aux éditions Colbo (« il est appelé ») et anglaise éditée par Soncino (« authority will be given to him ») vont dans le même sens que celle d’A. Steinsaltz. 169 Talmud Babli, Yoma 87a-b, manuscrit de Munich 6. 170 On peut traduire aussi : « tellement (de fois) ! » ou : « jusqu’à ce point ! ».
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité Il a vu (dans ce rêve) Rab que l’on a pendu à un palmier. Or, on sait par tradition que celui que l’on a pendu à un palmier va (devenir) le dirigeant (de la yešiba). Il s’est dit : Déduis-en qu’il veut exercer l’autorité et il ne fut pas apaisé, afin qu’il aille enseigner la Tora en Babylonie.
Dans cette version, il n’est plus question d’être pendu en Babylonie ou de devenir dirigeant en Babylonie mais d’être pendu ou de devenir dirigeant tout court, c’est-à-dire en Palestine ! Le fait que Rabbi ͤanina éprouve ce type de jalousie envers Rab, au point de refuser de lui pardonner, embarrasse beaucoup les commentateurs. Ce n’est pas sans raison, car le but de la gemara est de justifier le comportement de Rabbi ͤanina. C’est une curieuse justification que d’invoquer la jalousie ! Si Rashi mentionne la concurrence potentielle que représente Rab pour Rabbi ͤanina en Palestine, il ne parle à aucun moment de jalousie. Rabbi ͤanina craint uniquement de devoir mourir, car deux « royautés » ne peuvent exister simultanément. Selon A. Steinsaltz, Rabbi ͤanina est effectivement préoccupé par le fait que Rab pourrait rester en Palestine mais sa motivation n’est pas la jalousie. Il craint uniquement que la Babylonie manque d’un grand maître pour y diffuser la Tora. Un dernier point est également neutralisé par A. Steinsaltz, celui du désir. Le rêve est ainsi interprété par Rabbi ͤanina : « Déduis-en qu’il veut (devenir) un dirigeant. » Cette interprétation est freudienne avant la lettre. Le rêve est bien l’expression d’un désir, celui du pouvoir, et ce désir s’exprime de manière indirecte ou inversée, par l’image de la pendaison. Un seul point pose problème : le fait que le désir de Rab apparaît dans le rêve de son collègue Rabbi ͤanina et non dans son propre rêve. Cette dimension du désir est omise dans la traduction d’A. Steinsaltz en hébreu moderne où le participe araméen ba’e est traduit par l’hébreu Σarikh, « il faut », « il est nécessaire ». Il ne s’agit plus d’un conflit de subjectivités et de désirs, avec la jalousie qui les accompagne, mais d’un processus objectif : Rab doit devenir le maître de la Babylonie en matière de Tora et Rabbi ͤanina contribue uniquement à faciliter l’accomplissement de cette nécessité de l’histoire171. VI. La jalousie dans l’au-delà et dans le monde futur Nous distinguons l’au-delà, où se rend l’homme après la mort, du monde futur, où il évolue après sa résurrection corporelle172.
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On n’est pas loin de l’approche marxiste ! Le prolétariat doit fatalement vaincre la bourgeoisie mais il est possible d’accélérer le processus en rendant le prolétariat conscient de son but. 172 Sur cette distinction dans l’eschatologie rabbinique, voir J. Costa, L’au-delà et la résurrection, p. 11-132.
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José Costa A. L’au-delà Selon Qo 9, 6, les jalousies des êtres humains disparaissent avec la mort. Le texte rabbinique suivant articule également les motifs de la jalousie et de l’au-delà, mais d’une autre manière : Il y avait des fossoyeurs qui creusaient une fosse dans une terre (appartenant) à Rab Naͥman bar YiΣͥaq (290-320). Rab Aͥay bar Yoshiyya (170-200) (qui était enterré là) les a réprimandés. Ils vinrent dire à Rab Naͥman bar YiΣͥaq : Un homme (mort) nous a réprimandés ici. (Rab Naͥman) vint (voir ce mort) et lui dit : Monsieur (mar), qui êtes-vous ? Il lui répondit : Je suis Aͥay bar Yoshiyya. (Rab Naͥman) objecta : Le maître (mar)173 n’a-t-il pas dit : Les justes seront de la poussière (après la mort) ? Il lui répondit : Qui est (ce) maître174, que je ne connais pas. (Rab Naͥman) lui objecta (encore) : Et pourtant il y a un verset écrit (qui dit clairement que tous les hommes retournent à la poussière) : « La poussière retourne à la terre… » (Qo 12, 7). Il lui répondit : Celui qui t’a appris les versets de Qohelet ne t’a pas appris les versets des Proverbes, car il est écrit : « La vie de la chair (pour) le cœur apaisant175. La pourriture des os (pour celui qui éprouve) la jalousie » (Pr 14, 30), toute (personne) qui a la jalousie dans son cœur, ses os pourrissent, toute (personne) qui n’a pas la jalousie dans son cœur, ses os ne pourrissent pas. (Rab Naͥman) le toucha et vit qu’il était réel176.
Pour Rab Aͥay bar Yoshiyya, seul celui qui éprouve la jalousie connaît la disgrâce de la décomposition du corps177. Selon Rabbi ͤiyya, les morts éprouvent de la jalousie à l’égard des vivants, parce que ceux-ci continuent à pratiquer les commandements : Rabbi ͤiyya (200-220) et Rabbi Yonatan portaient (leurs manteaux) et étaient en train de marcher dans un cimetière. Le fil bleu azur (des franges du manteau) de Rabbi Yonatan reposait sur les tombes. (Rabbi ͤiyya) lui a dit : Lève-le, afin qu’ils ne disent pas : demain, ils viendront auprès de nous et maintenant, ils nous insultent178 !
Les morts ressentent le comportement de Rabbi Yonatan comme une insulte, parce qu’ils sont privés de la possibilité d’accomplir les commandements, alors que Rabbi Yonatan montre ostensiblement qu’il continue à les pratiquer. Même si le mot « jalousie » n’est pas employé par le texte, la réaction que Rabbi ͤiyya attribue aux morts relève bien de ce type d’émotion. 173
Dans la version courante : « Rab Mari ». Dans la version courante : « Rab Mari ». 175 Celui qui sème la paix de son vivant ne connaîtra pas la décomposition corporelle après sa mort. 176 Talmud Babli, Shabbat 152b, manuscrit d’Oxford 366. 177 Il est possible que l’opinion prêtée ici à Rab Aͥay bar Yoshiyya soit aussi celle de Bar Qappara, cf. Talmud Yerushalmi, Nazir 7, 2. 178 Talmud Babli, Berakhot 18a, manuscrit d’Oxford 366. 174
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité B. Le monde futur A priori, jalousie et monde futur forment un couple antagonique. La maxime déjà citée, selon laquelle la jalousie fait sortir l’homme du monde, est précisée ainsi dans les Abot de-rabbi Natan : du monde présent et du monde futur179. La rivalité entre Juda et Joseph durera jusqu’à l’arrivée du Messie180. Il n’y aura pas de jalousie entre le Messie, issu de Joseph et le Messie, issu de Juda181. Les méchants ne meurent dans le monde futur qu’à cause de la jalousie et de la colère182. Même si sa conception du monde futur est peu répandue chez les rabbins183, Rab énonce en revanche une doctrine en parfaite concordance avec les traditions que nous venons de citer : les justes n’éprouvent plus de jalousie au moment de leur récompense. (Voici) une phrase de la bouche de Rab : Il ne (sera) pas comme le monde présent, le monde futur ! Le monde futur, il n’y aura en lui ni nourriture, ni boisson, ni sexualité184, (ni commerce)185, ni jalousie, ni haine, ni dispute, mais les justes (seront) assis, leurs couronnes sur leurs têtes et ils se nourriront186 de l’éclat de la Shekhina, ainsi qu’il est dit : « Ils virent Dieu, ils mangèrent et ils burent » (Ex 24, 11)187.
Cette opinion de Rab se retrouve, sous la forme d’une barayta anonyme, dans le traité Kalla Rabbati188. Elle juxtapose la sexualité, le commerce et la jalousie. Cette juxtaposition a déjà été rencontrée plus haut. La nourriture et la boisson étaient également la source de la jalousie du serpent. Les justes jouissent dans le monde futur de privilèges semblables à ceux des anges, comme en témoigne la présence de l’énumération « ni jalousie, ni haine, ni dispute » dans les deux contextes189. L’opinion de Rab est également présente dans les Abot de-rabbi Natan de manière anonyme190. Or, concernant les attributs qui sont absents du monde futur, cette autre version mentionne la nourriture,
179
Abot de-rabbi Natan B, 34. Midrash Tanͥuma, Wa-yiggash 4. 181 Aggadat Bereshit 64, 1, S. Buber (éd.), p. 129 (Midrash tardif ). 182 Midrash Tehillim 70, 2. 183 Voir sur ce point J. Costa, L’au-delà et la résurrection, p. 43-44 et 287-294. 184 Lit. : « ni croissance ni multiplication ». 185 Entre la sexualité et la jalousie, la version courante ajoute le commerce. La juxtaposition de la sexualité et de la jalousie est cependant très signifiante. 186 Ou : « ils jouiront ». Terme hébreu : nehenin. 187 Talmud Babli, Berakhot 17a, manuscrit d’Oxford 366. 188 Kalla Rabbati 2, 3. 189 Pour les anges, voir par exemple Shir ha-shirim Rabba 8, 11, 1. Concernant l’absence de sexualité chez les anges, voir Be-reshit Rabba 14, 3. 190 Abot de-rabbi Natan A, 1. 180
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José Costa la boisson et le commerce mais pas la jalousie191, ce qui suggère que l’absence de la jalousie dans le monde futur ne fait pas l’unanimité chez les rabbins. L’idée que tous les justes ne reçoivent pas la même récompense et qu’il existe une hiérarchie dans la rétribution permet à certaines traditions de réintroduire la notion de jalousie. Le Sifre affirme qu’il existe soixante niveaux (maɼalot) de rétribution distincts dans le jardin d’Éden et Rabbi n’hésite pas à poser la question : y a-t-il de la jalousie entre eux ? Cette question reçoit une réponse négative, puisque dans le monde futur, les justes sont semblables aux étoiles, or une étoile n’éprouve pas de jalousie pour l’éclat de sa consœur 192. Le Talmud Babli franchit la dernière étape devant laquelle le Sifre hésitait encore : la diversité des éclats des justes est bien source de jalousie entre eux. Rabba bar ͤana a dit au nom de Rabbi Yoͥanan (250-290) : Dans le futur, le Saint, béni soit-Il, fera sept dais pour chaque juste dans le jardin d’Éden, ainsi qu’il est dit : « L’Éternel créera sur toute demeure du Mont Sion et sur ses environs une nuée le jour, une fumée et l’éclat (nogah) d’un feu (esh) flamboyant (lehaba) la nuit, car sur etc.…193 » (Is 4, 5). Quel est (le sens) de « sur toute gloire (kabod), il y aura un dais (ͥuppa) » ? (Cela nous) enseigne qu’à chaque juste, on194 fera un dais selon son mérite (kebodo). Pourquoi195 (y aura-t-il) de la fumée dans le dais ? Rabbi ͤanina (220-250) a dit : Celui dont l’œil est étroit à l’égard des disciples des Sages196 en ce monde-ci, ses yeux se remplissent de fumée dans le monde futur. Pourquoi (y aurait-il) du feu dans le dais ? (Cela nous) enseigne197 que chacun d’entre eux sera brûlé (nikbe) par le dais de son compagnon. Oh, pour cette honte ! Oh, pour cette disgrâce ! Tu peux dire de même (dans le verset de Nb 27, 20) : « Tu donneras de ta gloire sur lui », mais pas toute ta gloire. Les anciens de cette génération ont dit : La face de Moïse est comme la face du soleil. La face de Josué est comme la face de la lune. Oh, pour cette honte ! Oh, pour cette disgrâce198 !
Le texte commence par évoquer la récompense des justes, mais il prend ensuite une étrange tournure. Ces justes sont également « punis » soit pour des fautes passées (manque de générosité à l’égard des rabbins), soit pour des fautes présentes : ils éprouvent de la jalousie envers le juste qui a une récompense supérieure à la leur. La jalousie n’est certes pas évoquée explicitement. Rashi 191 Abot de-Rabbi Natan, Synoptische Edition beider Versionen, p. 20-23. Tous les manuscrits cités ainsi que l’editio princeps concordent pour ne mentionner que la nourriture, la boisson et le commerce. 192 Sifre Debarim § 47. 193 Le verset se poursuit ainsi : « (sur) toute gloire (kabod), il y aura un dais (ͥuppa). » 194 Selon la version courante : « Le Saint, béni soit-il ». 195 Lit. : « pourquoi pour moi ? » 196 Celui qui est avare à leur égard. Le mot Σārāh peut également signifier « est hostile ». 197 Dans la version courante, cette réponse est également donnée par Rabbi ͤanina. 198 Talmud Babli, Baba Batra 75a, manuscrit de Hambourg 165.
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La jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité affirme uniquement que le dais du « petit » sera brûlé par le dais de son compagnon, qui est plus grand que le sien. Cette précision suggère que si le « petit » est sanctionné par le « grand », c’est qu’il a jalousé sa gloire. La fin du texte suggère que cette jalousie du monde futur était déjà préfigurée dans le monde présent, dans la différence de gloire qui existait entre Moïse et Josué : Josué n’a-t-il pas jalousé Moïse, pour avoir uniquement reçu de son maître une partie de sa gloire et non toute sa gloire199 ? La présence de la jalousie dans le monde futur est une donnée qui peut surprendre. On peut l’expliquer par le fait que le monde futur est constitué de plusieurs phases et que sa première étape reste en partie semblable au monde dans lequel nous vivons. Ainsi, au moment du retour des exilés, qui constitue un des événements essentiels de cette première étape, le Nord et le Sud se jalousent mutuellement et Dieu doit établir la paix entre eux200. L’ambivalence du rapport des anges à la jalousie se retrouve peut-être aussi dans le cas des justes du monde futur, qui, à bien des égards, sont semblables aux anges. Un dernier élément ne doit pas être négligé : le monde futur est aussi le moment où Dieu exerce sa jalousie punitive envers les pécheurs201. Là où la jalousie divine se déploie, la jalousie humaine, si différente soit-elle en nature, n’est jamais loin. VII. Conclusion En conclusion de cette brève esquisse, on peut souligner la présence remarquable du thème de la jalousie dans le corpus des rabbins de l’Antiquité. Est-elle atypique par rapport à d’autres corpus ou reflète-t-elle tout simplement la centralité de cette « vision du monde et de l’autre » qu’est la jalousie, comme l’a montré la théorie du désir mimétique et triangulaire de René Girard ? Le païen qui discute avec Rabban Gamliel admet la jalousie comme une loi générale au niveau de l’élite : « Le héros est jaloux du héros, le sage est jaloux du sage, le riche est jaloux du riche » et les rabbins comme la source de toute action humaine. J. Rubenstein a traité de la violence ou du sentiment de honte dans le cadre du judaïsme babylonien202. C’est visiblement une piste féconde que l’étude de la jalousie devrait contribuer à compléter. Université de Paris III Sorbonne Nouvelle 199 Rashi ne mentionne pas la jalousie dans son commentaire. Il estime que la disgrâce dont parle le texte est uniquement le fait que, d’un prophète à son successeur, en si peu de temps, la gloire des élus de Dieu ait connu une telle diminution. 200 Ba-midbar Rabba 13, 2. 201 Voir par exemple Mekhilta de-rabbi Shimɼon ben Yoͥay sur Ex 20, 5, Epstein-Melamed (éd.), p. 147. 202 J. Rubenstein, The Culture of the Babylonian Talmud, Baltimore, 2005.
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V PATROLOGIES ET ISLAM
LA « JALOUSIE » ET L’« ENVIE » D’APRÈS LA LETTRE DE CLÉMENT DE ROME AUX CORINTHIENS Enrico Cattaneo
L’occasion qui a conduit l’Église de Rome à intervenir par une lettre officielle1 dans une affaire relevant en apparence uniquement de l’Église de Corinthe est un problème qui affecte le ministère de gouvernement de la communauté, donc un problème de leadership2. Il s’était passé à Corinthe quelque chose qui, à Rome, fut considéré comme extrêmement grave3, qualifié sur le plan politique de « sédition » (στάσις)4 et en termes ecclésiologiques comme un vulnus, une blessure qui a affecté non seulement la communauté de Corinthe, mais le « corps entier » (38, 1) de l’Église et a également attiré le blâme des non-chrétiens (cf. 47, 7). En effet, cette « sédition » a été un acte de révolte contre l’autorité établie, c’est-à-dire contre certains « anciens » (πρεσβύτεροι), même si les motivations et les modes de la contestation nous échappent. Ce qui est sûr, c’est que le « schisme » (σχίσμα) qui s’est produit
1
Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, Introduction, texte, traduction, notes et index par A. Jaubert, SC (= Sources chrétiennes) 167, Paris, 1971. Le caractère officiel de l’intervention se déduit de l’adresse : « L’Église de Dieu en séjour à Rome à l’Église de Dieu en séjour à Corinthe ». 2 On ne peut nier cependant que la lettre ait une valeur plus générale ; en effet elle s’adresse aussi à « tous ceux, où qu’ils soient, qui sont appelés par Dieu à travers lui (notre Seigneur JésusChrist) » (65,2). 3 C’est pourquoi le début de la lettre est assez brusque, signe d’une situation de conflit, tout comme chez Paul en Galates (1, 1-10). 4 Cf. 1 Clem 1, 1 ; 2, 6 ; 3, 2 ; 14, 2 ; 46, 9 ; 51, 1 ; 57, 1 ; 63, 1. Le terme στάσις peut être traduit plus faiblement comme « tension », « divergence », ou bien en un sens plus fort comme « opposition », « révolte », « sédition ». La lettre de Clément l’utilise dans le sens fort, comme on peut le déduire du contexte. La « sédition » est l’attitude contraire à la « concorde » (ὁμόνοια) qui doit caractériser l’Église de Dieu (cf. E. Prinzivalli, « La Prima Lettera di Clemente: le ambiguità di un conflitto », dans Annali di storia dell’esegesi 26, 2009, p. 23-46, ici 33). Sur ce sujet, cf. O. M. Bakke, « Concord and Peace ». A Rhetorical Analysis of the First Letter of Clement with Emphasis on the Language of Unity and Sedition, Mohr Siebeck, Tübingen, 2001. Dans la pensée stoïcienne, l’harmonie est précisément la capacité de tenir ensemble les différents éléments (concordia oppositorum). Sur cette question, voir C. Breytenbach, « Civic Concord and Cosmic Harmony. Sources of Metaphoric Mapping in 1 Clement 20:3 », dans C. Breytenbach et L. Welborn (éd.), Encounters with Hellenism. Studies on the First Letter of Clement, Brill, Leiden - Boston, 2004, p. 182-196.
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Enrico Cattaneo à Corinthe « en a détourné beaucoup, en a jeté beaucoup dans le désespoir, beaucoup dans le doute, nous tous dans le chagrin » (46, 9). À l’origine de ce trouble cependant il n’y avait que «quelques individus emportés et insolents » (1,1 ; cf. 47, 6), mais leur protestation a été si forte qu’elle a affecté toute la communauté, qui a décidé de destituer certains des « anciens établis », sans aucune raison valable de le faire (cf. 44, 3.6). Par conséquent, le poids de la faute repose non seulement sur ceux qui ont allumé la mèche de la sédition, mais sur l’ekklèsía entière de Corinthe. Et pourtant, cette Église venait de traverser une période de « paix profonde et joyeuse » (2, 2), riche de dons spirituels (3, 1), qui se sont soudainement inversés en « jalousie et envie, querelle et révolte, persécution et désordre, guerre et captivité » (3, 2). Ce n’était plus suivre le Christ, mais plutôt « les convoitises de son cœur dépravé, possédé de cette jalousie injuste et impie par laquelle la mort est entrée dans le monde (Sag 2, 24) » (3, 4 ; cf. 9,1). Comment un tel renversement a-t-il pu se produire ? La citation de Sag 2, 245 indique que l’enjeu de l’affaire de Corinthe est bien plus grave qu’il ne le paraît, parce que la jalousie et l’envie conduisent effectivement à un état de mort. Mais avant de toucher à ce thème selon les termes de la lettre, il faut revenir à la situation concrète qui a jeté le trouble dans l’Église de Corinthe. Parmi les difficultés que pose une reconstruction plausible des faits, il convient sans doute de tenir compte de l’amplification rhétorique : on passe des reproches très sévères du début (1, 1), à l’éloge emphatique des chapitres 1-2, pour revenir au sombre tableau du chapitre 3, où les quelques personnes qui sont derrière la rébellion sont qualifiées, avec quelque dédain, d’« hommes de rien », « obscurs », « insensés », de « jeunes », par opposition aux « illustres », « hommes de valeur » « sages » et « anciens ». Derrière ces qualifications sans doute rhétoriques, plus que des tensions doctrinales, dont il n’y a pas de trace explicite dans la lettre, il devait y avoir des affrontements d’ordre religieux, par exemple entre judaïsants et pagano-chrétiens, mais peut-être aussi d’ordre social6. En tout cas, ce qui était en cause, c’était la « règle de la tradition » (7, 2) considérée comme essentielle pour la vie de l’Église. Le moins qu’on puisse dire donc, c’est que la paix et la concorde de l’Église de Corinthe avaient été tout à coup troublées par quelques personnes, venues sans doute de l’extérieur. D’où venaient-elles ? Étant donné la grande mobilité Le texte de Sag 2, 24 dit que la mort est entrée dans le monde « par l’envie (φθόνος) du diable » ; dans 1 Clem 3, 4 la mention du diable a disparu et φθόνος est remplacé par ζήλος ἄδικος καὶ ἀσεβής (« jalousie injuste et impie »). Comme nous le verrons plus loin, Clément ne fait pas directement une « théologie » du péché originel, mais reste sur un plan anthropologique, où cependant la vie de l’homme et son bonheur dépendent toujours de l’attachement à la volonté de Dieu (cf. 35, 5). 6 H. O. Maier, The Social Setting of the Ministry as Reflected in the Writings of Hermas, Clement and Ignatius, Toronto, W. Laurier University Press, 2002, p. 87-146. 5
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La « jalousie » et l’« envie » d’après la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens qui régnait alors dans la diaspora juive, surtout à la suite de la Guerre juive (66-70 après J.-C.), de nombreux prisonniers ou fugitifs juifs étaient arrivés dans l’Ouest, entre autres à Corinthe. Il est probable alors que parmi ceux-ci il y avait des croyants en Jésus. En fait, certaines allusions, qu’on ne peut détailler ici, suggèrent même qu’il s’agissait de membres de la classe sacerdotale (lévites)7, avec des traits sadducéens, voire esséniens8. Il est possible que ces nouveaux venus, attachés à l’idée du sacerdoce juif, aient réveillé à leur arrivée le parti des anciens opposants de Paul9. Ceux-ci avaient déjà accusé l’apôtre de se comporter « selon la chair » (κατὰ σάρκα) (2 Cor 10, 2), et non pas donc selon l’Esprit. Paul, disaient-ils, « avait une présence physique faible et sa parole était nulle » (2 Cor 10, 10). Lui-même, il est vrai, avait admis n’être qu’« un profane en fait d’éloquence, mais pas dans la doctrine (γνῶσις, 2 Cor 11, 6) », et il avait attaqué l’arrogance de ceux qui le critiquaient, esprits rebelles, qui s’opposaient à la révélation de Dieu (cf. 2 Cor 10, 5). La lettre de Clément semble concerner les mêmes personnes. En effet, ce sont des gens dotés de dons particuliers de foi et de connaissance10, habiles dans le discours, mais aussi pleins d’arrogance11. Ainsi obtiennent-ils de la communauté le rejet des « prémices », que Paul lui-même avait formés (cf. 1 Cor 16, 15.17). Il n’est pas improbable alors que l’une de ces « prémices », 7
Cf. A. Jaubert, Thèmes lévitiques dans la Prima Clementis, dans Vigiliae Christianae 18, 1964, p. 193-203 ; Ead., Clément de Rome, cit., p. 48-50, 80-83. 8 Cf. B. Rocco, « S. Clemente di Roma et Qumran », dans Rivista Biblica Italiana 20, 1972, p. 277-290 ; A. E. Wilhelm-Hooijbergh, « A Different View of Clemens Romanus », dans Heythrop Journal 16, 1975, p. 266-288 ; Id., « Clemens Romanus imitating the seditious Corinthians ? », dans Studia Patristica 16/1 (TU 129), Akademie Verlag, Berlin, 1985, p. 206208. Rappelons-nous que Paul avait été pharisien, et que les pharisiens sur plusieurs points étaient en contraste avec les sadducéens (cf. Act 23,6-9). Dans le monde juif du ier siècle, si complexe, un même individu pouvait avoir des identités diverses; ainsi les membres de la classe sacerdotale pouvaient être pharisiens ou sadducéens. Cf. M. Vitelli, Sadducei e sacerdozio nel giudaismo del Secondo Tempio, dans Ricerche Storico Bibliche 21/2, 2009, p. 49-82 (c’est la mise à jour sur la question la plus récente et la plus complète). 9 C’est l’hypothèse de R. Minnerath, De Jérusalem à Rome. Pierre et l’unité de l’Église apostolique, Paris, 1994 (Collection Théologie historique no 101) p. 555 : « Dans ce cas, la sédition de Corinthe aurait consisté en une réaction anti-paulinienne déclenchée après l’annonce de la mort de l’Apôtre, avec expulsion des presbytres installés par lui quelque treize ans auparavant ». 10 Cf. 1 Clem 48, 5-6 : « Quelqu’un est-il fidèle, est-il capable d’exposer la connaissance (γνῶσιν), est-il habile dans le discernements des propos (λόγων), est-il pur (ἁγνός) dans ses œuvres ? Il doit être d’autant plus humble qu’il est considéré comme plus grand, et il doit chercher l’utilité commune de tous, non la sienne propre ». Déjà Paul au début de la première lettre aux Corinthiens reconnaît qu’ils étaient doués de tous les dons, ceux de la parole et de la connaissance (1 Cor 1, 5), toutefois il se garde bien de les féliciter pour leur charité (cf. 1 Thes 1, 3), parce qu’il se prépare à les blâmer, dans les versets suivants, en raison des divisions (σχίσματα), de la jalousie et de la discorde (ζῆλος καὶ ἔρις) qui déchirent la communauté (1 Cor 1, 10 ; 3, 3). 11 1 Clem 57, 2 : « Apprenez la soumission en déposant votre superbe et orgueilleuse arrogance (αὐθάδειαν) de langage ».
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Enrico Cattaneo Fortunatus, – car Stefanas était peut-être déjà mort12 – s’était rendu à Rome pour dénoncer cette subversion et demander des indications sur la façon de se comporter. Entre-temps cependant, Néron est assassiné (juin 68) et une sorte de guerre civile entre les divers prétendants à l’empire éclate en Italie (« l’année des quatre empereurs »), c’est pourquoi il devient impossible pour l’Église de Rome de communiquer avec celle de Corinthe. À la suite de la proclamation de l’empereur Vespasien (1er juillet 69), ratifiée par le sénat romain en décembre de cette même année, la paix revient à Rome et l’Église peut envoyer ses instructions, portées par une délégation composée de Claudius Éphebus et Valerius Vitus, qui ramènent avec eux Fortunatus (65, 1)13. L’Église de Rome a donc jugé très grave l’incident de Corinthe et décidé d’intervenir en faveur des « anciens » déposés, ordonnant de les réinsérer dans leur ministère, tandis que « ceux qui ont été les instigateurs de la révolte et du schisme » (51, 1) devaient reconnaître leur péché et se soumettre aux « anciens » (57, 1). On leur demande en outre de quitter volontairement la communauté. Cette sanction, qui peut paraître mitigée, entraînait en fait la perte du statut social, qui dans le monde romain était une punition de peu inférieure à la peine de mort, l’exil représentant une sorte de « mort civile ». Mais si l’exil était volontaire, pour le bien de la communauté, ce geste devenait un acte d’héroïsme (cf. 54), digne des meilleurs exemples du passé (cf. 55)14. Ceux qui vont le mettre en pratique seront certainement accueillis dans n’importe quelle autre communauté (cf. 54, 3). La lettre rappelle également à tous que rester soumis aux « anciens » revenait à rester dans le troupeau du Christ, c’est-à-dire dans la concorde et la charité, alors que l’envie et la jalousie ont toujours conduit à la mort (cf. 3, 4 ; 4, 7.12) et fait perdre l’espérance du salut (cf. 57, 2). Certes, nous aurions attendu de 1 Clem des renseignements plus précis sur ce qui a conduit l’Église de Corinthe à une situation si déplorable, mais le « genre délibératif » (συμβουλευτικὸν γένος) auquel elle se tient15
12
Ce passage de 1 Clem 44, 5 pourrait être une allusion claire pour les Corinthiens : « Heureux ces anciens qui nous ont précédés dans le voyage et ont eu un départ fructueux et parfait : ils n’ont pas à craindre qu’on les expulse de la place qui leur a été assignée ». 13 Sur l’identité de ce Fortunatus, cf. L. Hertling, « 1 Cor 16, 15 et 1 Clem 42 », dans Biblica 20, 1939, p. 276-283. La chronologie proposée ici est confortée par le témoignage de la prière pour les gouvernants sur laquelle se termine la lettre. Voir à ce propos mon article : « I vota della Chiesa di Roma per l’adventus di Vespasiano nel 69 d.C. (1 Clem 60, 4-61, 3) », Rassegna di Teologia 52, 2011, p. 529-554 (sous presse). 14 L’exil est un thème cher à la philosophie des stoïciens (cf. A. Jaubert, Clément de Rome, cit., p. 33). Dans le judaïsme aussi l’acceptation volontaire de l’exil était considérée comme expiatoire. 15 Cf. W. C. van Unnik, « Studies on the So-called First Epistle of Clement. The Literary Genre », dans C. Breytenbach et L. L. Welborn, Encounters with Hellenism. Studies on the Firs Letter of Clement, Leiden - Boston, Brill, 2004, p. 115-181 (original : Studies over de zogenaamde Eerste Brief van Clemens. I. Het Litteraire Genre, Amsterdam, Noord Hollandische Witz., 1970).
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La « jalousie » et l’« envie » d’après la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens l’empêchait d’entrer trop dans le détail. Au contraire, elle en reste à une perspective très élevée et lance son appel à la concorde en partant de très loin. Cela signifie que ce qui s’est passé dans cette communauté n’était que la manifestation d’un mal plus profond, d’un mal ancien, qui remonte aux origines de l’humanité et traverse toute son histoire. Ce mal est la « jalousie » (ζῆλος) et l’« envie » (φθόνος), qui conduisent à la « querelle » (ἔρις) et au schisme16. C’est un mal qui a détruit les familles, « a renversé de grandes villes et déraciné de grandes nations » (6, 4). En commençant par le fratricide de Caïn et Abel (4, 1-7), l’Église de Rome en arrive jusqu’à son propre temps et regarde comme dans ses propres murs et, tout en exhortant les frères de Corinthe à la concorde et à la paix, elle sait n’être pas exempte du poison de l’envie, contre lequel elle doit elle aussi continuellement lutter : « Tout cela, bien-aimés, si nous vous l’écrivons, ce n’est pas seulement comme un avertissement à votre égard, c’est pour nous le remémorer à nous aussi ; car nous sommes au bord de la même arène et c’est le même combat qui nous attend » (7, 1)17. Essayons alors de bien définir le sens des deux termes en question18. Dans la LXX, φθόνος a toujours le sens négatif d’« envie » pour un bien possédé par d’autres et que l’on voudrait avoir. Ce terme n’est jamais appliqué à Dieu19, qui par sa nature est « libre de l’envie »20. Par contre, ζῆλος est la « jalousie », soit comme défense de sa personne et de ses propres biens, allant jusqu’à vouloir supprimer l’autre comme un antagoniste (jalousie de défense), soit comme mesure en vue de faire valoir et promouvoir ses propres intérêts (jalousie active)21.
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C’est la longue section qui va de 3, 4 à 6, 4. Si Paul écrit de Rome l’épître aux Philippiens, il témoigne que dans la capitale certains annonçaient l’évangile « par envie (διὰ φθόνον) et rivalité (ἔριν) » (Phil 1, 15 ; cf. Rm 16, 17-18). Selon le Pasteur d’Hermas, écrit au début du second siècle, il y avait toujours dans l’Église de Rome des divisions et des tensions pour la première place (cf. vis. 3, 9, 7-10 ; sim. 8, 7, 4-6). 18 Ζῆλος et φθόνος apparaissent ensemble en 3, 2 ; 4, 7 ; 4, 13 ; 5, 2. Ζῆλος καὶ ἔρις en 5, 5 ; 6, 4. 19 Selon la critique la plus récente, le φθόνος Jc 4,5, attribué à l’Esprit (πρὸς φθόνον ἐπιποθεῖ τὸ πνεῦμα ὁ κατῴκισεν ἐν ἡμῖν) ne fait pas exception, car il est à interpréter dans le sens que « l’Esprit, que Dieu a fait habiter en nous, abhorre l’envie » : cf. R. Bauckham, The Jewish World around the New Testament, Collected Essays I, Mohr Siebeck, Tübingen, 2008, p. 421-432. On pourrait aussi traduire, avec le point d’interrogation : « Est-ce que l’Esprit, qu’il a fait habiter en nous, désire avec envie ? Au contraire, il donne une grâce encore plus grande ». 17
Cf. A. Bastit-Kalinowska, « Dieu exempt d’envie : autour du prologue à la Métaphysique d’Aristote et du début du discours de Timée », dans Aristotle and Aristotelian Tradition, Soveria Mannelli, Catanzaro, 2008, p. 21-30 ; EAD., Inuidens homini. Une controverse du iie siècle entre Irénée et le gnosticisme [ici même, p. 235-248]
20
21
Cf. Ph. F. Esler, Conflict and Identity in Romans. The Social Setting of Paul’s Letter, Augsburg Fortress, Minneapolis, Minn., 2003 (cité d’après l’édition italienne : Conflitto e identità nella lettera ai Romani, Paideia, Brescia, 2008, p. 349-354).
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Enrico Cattaneo Dans ce deuxième sens, il faut traduire par « zèle », et on peut trouver alors mentionné le « zèle » pour Dieu et pour la Loi (cf. Rm 10, 2 ; 2 Cor 11, 2, Act 21, 20). Le premier sens est appliqué par la Bible aussi à Dieu, qui se dit « jaloux » envers son peuple et les prérogatives qui lui appartiennent, jusqu’à menacer de destruction les ennemis du peuple élu, qui sont aussi les ennemis de Dieu. Le mot ζῆλος peut donc être pris aussi bien en un sens positif que négatif. 1 Clem connaît cette distinction, dans la mesure où la lettre recourt presque toujours à des adjectifs négatifs pour qualifier ζῆλος5: « ζῆλος injuste et impie » (3, 4) ; « ζῆλος injuste » (5, 4) ; « ζῆλος abominable » (14, 1) ; « ζῆλος honteux et injuste » (45.4). Ce ζῆλος pervers est donc synonyme d’« envie » (φθόνος), et il est particulièrement odieux quand il se manifeste en tant que rivalité entre frères ou à l’intérieur du même groupe. Les sept exemples d’envie et de jalousie rapportés par Clément vont tous en ce sens : Caïn contre son frère Abel22 ; Ésaü contre son frère Jacob ; les fils de Jacob contre leur frère Joseph ; les Juifs en Égypte contre leur compatriote Moïse ; Marie et Aaron contre leur frère Moïse ; Abiran et Dathan contre leur chef Moïse ; Saul contre son beau-fils David (1 Clem 4). Quand Clément en arrive à parler de la persécution de son temps23 qui a frappé les élus de Dieu et a emporté les apôtres Pierre et Paul eux-mêmes (chapitres 5-6), il ne donne d’autre cause que « la jalousie et l’envie » (5, 2), une « injuste jalousie » (5, 4), « la jalousie et la discorde » (5, 5) ; en effet, un grand nombre d’élus, hommes et femmes, ont souffert outrages et torture « à cause de la jalousie » (6, 1.2). D’après tout le contexte on doit penser que Clément ne se réfère pas à une « envie » qui viendrait de l’extérieur, mais à quelque chose qui est arrivé « entre frères »24. Le texte est ici très réticent, comme si Clément voulait étendre un voile sur un aspect peu édifiant de la vie de la communauté, mais sans le passer complètement sous silence. Si l’on doit supposer, comme je le crois, que l’Église de Rome à cette époque considère encore les juifs comme des « frères », cette « injuste jalousie » pourrait venir de leur part. On sait que la persécution de Néron visait spécifiquement les « chrétiens » et n’a pas touché les juifs. Il se peut, comme c’est arrivé souvent au début de l’Église, que des juifs aient dénoncé les chrétiens aux autorités de Rome durant la persécution de Néron25. Les Actes des Apôtres attestent que
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Sur la « jalousie » de Caïn, voir la Note complémentaire, ci-dessous. Il s’agit sans aucun doute de la persécution de Néron en 64 après J.-C. 24 Il est surprenant que 1 Clem ne dise rien des persécuteurs ; cependant son intention n’était pas de faire un compte rendu historique de la persécution, mais de montrer les conséquences désastreuses de la jalousie méchante. 25 L’historien romain P. C. Tacite, Annales XV, 44 parle d’une délation de la part des premiers arrêtés : Igitur primum correpti qui fatebantur, deinde indicio eorum multitudo ingens… (« On arrêta d’abord ceux qui confessaient leur faute, et après, sur dénonciation de ceux-ci, une foule immense… »). 23
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La « jalousie » et l’« envie » d’après la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens partout l’évangile avait suscité l’hostilité profonde des juifs, « jaloux » que leur prérogative de peuple « élu » soit passée aux païens sans l’intermédiaire de la loi mosaïque26. Paul dans l’épître aux Romains avait déjà parlé de cette « jalousie » suscitée en Israël par l’accueil de l’évangile de la part des païens (cf. Rm 10.19, 11.14)27. D’autres pensent que ces « frères » pourraient être des judéo-chrétiens conservateurs, opposants aussi bien de Pierre que de Paul28. Il est en effet significatif que Clément présente ici les « bons Apôtres » Pierre et Paul comme victimes de la « jalousie et de l’envie ». Certains commentateurs ont été de l’avis que la lettre de Clément ne contenait aucun indice des contrastes entre chrétiens et juifs (ou judéo-chrétiens) propres aux temps apostoliques29 : ce n’est pas tout à fait vrai. La « jalousie et l’envie », qu’elle avance comme cause de la persécution et du martyre des apôtres, sont un indice, voilé mais sûr, qu’existaient des tensions à l’intérieur du monde judéo-chrétien (au sens large). Dès lors, la communauté de Corinthe est mise en garde contre cette « jalousie » agressive, qui conduit finalement à vouloir la mort de son propre frère. On pourrait penser qu’il y a une disproportion entre les exemples avancés plus haut et le cas de Corinthe : ici, au fond, personne n’attente à la vie du prochain. Mais si la manifestation est différente, la racine du mal est la même : la jalousie et l’envie. Certains Corinthiens s’étaient opposés à ceux qui avaient reçu le ministère apostolique, comme si ceux-ci s’étaient emparés d’une chose qui était due à tous. La contestation aurait pu être formulée de cette façon : « Pourquoi vous seulement ? N’avons-nous pas tous reçu l’Esprit ? ». Clément rappelle que dans l’ancien peuple d’Israël certains avaient été pris de jalousie « pour le sacerdoce », comme d’autres aujourd’hui pour l’episkopè (cf. 43, 2)30.
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Cela suppose qu’il n’y avait pas encore une nette séparation entre les deux groupes. La désignation des disciples du Christ comme « élus (de Dieu) » est courante dans 1 Clem (cf. 1, 1 ; 6, 1 ; 46, 4.8 [× 2] ; 49, 5 ; 58, 2 ; 59, 2). Cf. E. Prinzivalli, « La Prima Lettera di Clemente ai Corinzi e il cristianesimo romano », dans G. Belliá et D. Garibba (dir.), L’ellenizzazione del cristianesimo dal I al II secolo. Atti del XIII Convegno di Studi Neotestamentari (Aricia 10-12 Settembre 2009), EDB, Bologne, 2010, p. 125-144. 27 Cf. Ph F. Esler, Conflict and Identity in Romans, éd. italienne, cit., p. 349-354. 28 Cf. O. Cullmann, Saint Pierre, disciple – apôtre - martyr. Histoire et théologie, Delachaux et Niestlé, Neuchatel-Paris, 1952, p. 90-96. Pour les différentes positions, cf. A. Jaubert, Clément de Rome, cit., p. 30, note 5 ; H. E. Lona, Der erste Klemensbrief (KAV 2), Vandenhoeck et Ruprecht, Göttingen, 1998, p. 158, qui, toutefois, pense que la jalousie et l’envie ne sont qu’un motif littéraire. 29 Cf. A. von Harnack, Das Schreiben der Römischen Kirche an der Korinthische aus der Zeit Domitians (I. Clemensbrief ), Leipzig, 1929, p. 57. 30 Ce fut l’opposition explicite de Coré (le lévite), Datan et Abiram contre Moïse et Aaron : « C’en est trop de votre part ! Toute la communauté, oui, tous sont des saints et au milieu d’eux est le Seigneur. Pourquoi donc vous érigez-vous en chefs de l’assemblée du Seigneur ? » (Nb 16, 3, traduction de la Bible du rabbinat, sous la direction de Z. Kahn, Paris, 1978). La « jalousie » de
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Enrico Cattaneo Cet esprit de « discorde » (ἔρις) entre frères, et en particulier envers ceux qui ont une responsabilité dans l’Église, avait déjà été déploré par Paul dans plusieurs lettres31. L’envie sape en effet l’un des piliers de l’édifice communautaire et produit donc un effet désastreux : il détruit l’amour fraternel, supprime le respect pour les rôles de chacun et entraîne la communauté vers une sorte de chaos32. L’antidote ne peut être que la référence à « l’humble sentir » (ταπεινοφρονεῖν) et à l’endurance (ὑπομονή) dont le Christ a donné un exemple éclatant dans sa passion, comme l’avait prédit Isaïe dans la célèbre prophétie du Serviteur souffrant, que Clément cite dans son entier (Is 53, 1-12 = Clem 16). Dans une culture comme celle du monde gréco-romain, où « l’obsession de l’honneur » représentait un bien social supérieur33, proposer le Christus patiens comme un « modèle » à imiter, signifiait bien aller à contrecourant. En conclusion, « la jalousie et l’envie », passions bien connues des rhéteurs et des moralistes du premier siècle, se trouvaient aussi invoquées dans les discours qui cherchaient à promouvoir la concorde et la paix. Mais le propre de Clément est d’en faire une lecture anthropo-théologique, c’est-à-dire en rapport avec le projet de Dieu sur l’humanité entière, ce qui lui permet précisément de dépasser l’aspect anecdotique de l’incident de Corinthe et de le faire entrer, par induction, dans un cadre général plus large : la série des sept exemples, qui tous illustrent un schéma identique, inscrit l’événement dans la continuité de l’histoire sainte d’une part, et de l’autre met en valeur la sanction divine (implicite), tout en dessinant en creux le modèle d’une humanité accordée à Dieu et entre elle. Clément, quant à lui, croit à la victoire finale du bien : « Vous nous procurerez en effet joie et allégresse si vous obéissez à ce que nous avons écrit par l’Esprit saint, si vous coupez court à la colère coupable de votre jalousie (τὴν ἀθέμιτον τοῦ ζήλους ὑμῶν ὀργήν), selon l’invitation à la paix et à la concorde que nous vous avons adressée dans cette lettre » (63, 2).
ces personnages envers Moïse est évoquée par Clément en 4, 12. Sur l’episkopè, voir mon article : « L’origine apostolica dell’episkopé nella Lettera di Clemente ai Corinzi (1 Clem 40-44) », Rassegna di Teologia 51, 2010, p. 357-378. 31 Cf. 1 Cor 1, 11 ; 3, 3 ; Rm 13, 13 ; Phil 1, 15. 32 Il suffit de relire le chapitre 3. 33 Cf. Ph. F. Esler, Conflict and Identity, cit., p. 350-351.
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La « jalousie » et l’« envie » d’après la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens Note complémentaire : la « jalousie » de Caïn Le thème de la « jalousie » de Caïn envers Abel (cf Gn 4, 1-16) n’est pas biblique34. En particulier il est absent de 1 Jn 3, 12, où pourtant on pose ouvertement la question : « Pourquoi [Caïn] a-t-il égorgé [Abel] ? ». La réponse est : « Parce que ses œuvres étaient mauvaises. » Cf. Heb 11, 4. Ainsi, l’article « Abel-Caïn » dans le TWNT (= Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament) de Kittel I, 6-8, rédigée par K. G. Kuhn, ne mentionne pas le thème de l’envie. En revanche, on trouve le motif de la « jalousie » dans plusieurs textes appartenant à la littérature juive des périodes hellénistique et romaine ou au judéo-christianisme. Le plus ancien sans doute est le Livre des Jubilés qui, d’après A. Caquot et M. Philonenko35, est probablement à situer sous le règne de Jean Hyrcan, au second siècle avant J.-C., a connu une grande diffusion et a longtemps été considéré comme canonique. Le motif de l’envie y reste implicite, puisqu’on y lit, en Jubilés IV, 2 : « Caïn tua Abel parce que [Dieu] avait accepté le sacrifice d’Abel et n’avait pas accepté l’oblation de Caïn » (La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p. 653). Parmi les Testaments des douze patriarches, le Testament de Benjamin, datant vraisemblablement de la seconde moitié du premier siècle avant J.-C.36, mentionne la jalousie comme le motif de condamnation de Caïn : « jusqu’à la fin des temps, ceux qui, comme Caïn, jalousent et haïssent leurs frères, seront frappés de la même condamnation » (La Bible. Écrits intertestamentaires, cit., p. 940). Les Antiquités Bibliques qui, « selon toute probabilité […] ont été composées avant la Guerre Juive »37, attribuent explicitement le meurtre d’Abel à la jalousie : Abel imprimis quando pascebat pecora, acceptabilius fuit sacrificium eius quam fratris illius, et zelans eum (« par jalousie ») frater eius occidit eum (Pseudo-Philon, Antiquités Bibliques 59, 4, SC 229, p. 364). À l’époque chrétienne, les Homélies pseudoclémentines, remontant sans doute au iie ou au iiie siècle de notre ère, associent la jalousie de Caïn à une étymologie : « [Adam] appela le premier [de ses fils]
34 Cf. T. Thatcher, « Cain and Abel in Early Christian Memory: A Case Study in “The Use of the Old Testament in the New”, The Catholic Biblical Quarterly 72, 2010, p. 732-751. En se bornant aux textes du NT cet article ne concerne pas non plus le thème de la “jalousie”. Mais s’il est vrai que « the memory of Cain and Abel played an important role in early Christian identity » (p. 733), alors une approche purement canonique se révèle insuffisante du point de vue méthodologique. 35 A. Caquot et M. Philonenko, La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, 1987, p. LXXIV. 36 Ibid., p. LXXXI. 37 P.-M. Bogaert, SC 230, p. 74. Pour les auteurs de l’introduction à La Bible. Écrits intertestamentaires, p. CIX : « sous sa forme dernière, le livre des Ant. Bibl. est postérieur à cette date (70 ap. J.-C.) ». De cet ouvrage il ne nous reste qu’une ancienne version latine, à partir d’un texte grec qui à son tour a traduit un original hébreu.
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Enrico Cattaneo Caïn, ce qui se traduit par “jalousie” (ζῆλος), et c’est par jalousie qu’il tua son frère Abel, nom qui se traduit par “deuil” » (III, 42, 7), selon une équivalence énoncée déjà antérieurement : « [Caïn] signifie et “acquisition” et “jalousie” (καὶ κτῆσις καὶ ζῆλος) » (III, 25, 1). On retrouvera ce thème, relativement peu répandu, chez Didyme l’Aveugle, Sur la Genèse 4, 8 [126] : « Caïn […] nourrit dans son cœur l’envie (φθόνος), […] il se jette sur son frère et il le tue » (SC 233, p. 296). Il n’est pas exclu que Didyme, ou sa source probable, Origène, ait emprunté ce thème au Livre du Testament, un texte juif qui ne nous est pas parvenu et qu’il cite plusieurs fois à propos de Caïn, proche du Livre des Jubilés (cf. SC 233, p. 28-29). Voir D. Lührmann, Bundesbuch (Jüdische Schriften aus hellenistisch-römischer Zeit, NF, B. 2), Gütersloher Verlagshaus, München, 2006. Il faut noter enfin que Caïn est mentionné comme rebelle en association avec Coré dans le cadre de plusieurs listes (Ant. Bibl. 26, 3 ; Irénée, AH I, 31, 1 ; Épiphane, Pan. 38, 1, 3). Pontificia Facoltà Teologica dell’Italia Meridionale, Naples
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INUIDENS HOMINI UNE CONTROVERSE DU IIe SIÈCLE ENTRE IRÉNÉE ET LE GNOSTICISME Agnès Bastit
Le Créateur et l’homme, sa créature, se trouvent-ils en rivalité ? Plus largement, Dieu et l’homme se portent-ils ombrage ? Cette problématique intervient particulièrement dans l’interprétation de la description, donnée par le Livre de la Genèse, de la vie de l’homme au jardin d’Éden, des limites posées par Dieu et de leur transgression, en lien avec la connaissance et avec la mort. La question se trouve soulevée par plusieurs textes d’origine gnostique de la fin du iie siècle. Elle est également à l’arrière-plan de la vision de Dieu qu’entend élaborer à peu près au même moment le polémiste et théologien chrétien Irénée. Les uns et les autres se réfèrent comme à une figure idéale au Dieu « exempt d’envie » évoqué par Platon au début du discours qu’il met dans la bouche de Timée, en un lieu décisif du dialogue éponyme. Cette caractérisation que Platon faisait lui-même remonter à des « hommes sages »1, allant apparemment à l’encontre d’une tradition populaire grecque, relayée par la poésie, selon laquelle l’homme trop heureux ou trop ambitieux susciterait une réaction envieuse de la divinité, s’est imposée dans la pensée commune du monde hellénique, au point de faire partie intégrante des attributs de la divinité, comme l’atteste au second siècle, entre autres témoins, le philosophe païen Celse, sans doute contemporain d’Irénée : selon lui, Dieu est « bon, sans nul besoin et exempt d’envie (ἔξω φθόνου) »2. Il est indigne de Dieu, et même incompatible avec sa nature, d’être envieux, φθονερός, c’est-à-dire malveillant et désireux de garder pour soi seul ses privilèges. J’entends montrer ailleurs la fonction heuristique et décisive d’une telle conception pour l’élaboration même de la pensée d’Irénée, dont l’important ouvrage Examen et réfutation de la soi-disant gnose3 se trouve être pour nous le plus ancien témoignage d’une théologie chrétienne.
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Παρ’ ἀνδρῶν φρονίμων ἀποδεχόμενος, Platon, Timée 30a. Τὸν θεὸν εἶναι ἀγαθὸν καὶ ἀπροσδεῆ καὶ ἔξω φθόνου, Celse, Discours Véritable dans
Origène, Contre Celse VIII, 21, SC (= Sources chrétiennes), p. 220. Voir A. Bastit, « Dieu exempt d’envie : autour du prologue à la Métaphysique d’Aristote et du début du discours de Timée », Aristotle and aristotelian tradition, Soveria Mannelli, Catanzaro, 2008, p. 21-30. 3 Il s’agit d’un ouvrage en cinq livres, dont les deux premiers s’attachent presque exclusivement à « l’examen et réfutation » – selon un titre énoncé explicitement par l’auteur dans la préface du
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Agnès Bastit Je me limiterai ici à l’examen des passages qui comportent une polémique à l’encontre des Gnostiques4, où leur est reprochée leur présentation d’un dieu entaché d’envie, qu’il s’agisse du démiurge créateur, qu’ils accusent de mesquinerie à l’égard de sa créature, ou du Plérôme divin supérieur, c’est-à-dire pour les Valentiniens du seul Dieu digne de ce nom. I. La polémique contre un Démiurge envieux A. Un Créateur restrictif : interprétations gnostiques de Gen 3 Irénée prend position à l’égard des interprétations d’origine gnostique, qui expliquent l’action du Créateur par son attitude envieuse, restrictive, à l’égard de l’homme : si [Dieu] l’a expulsé du Paradis et l’a transporté loin de l’arbre de vie, ce n’est pas pour lui envier (non inuidens) [l’accès à] l’arbre de vie, comme certains osent le prétendre…5
La scène de la tentation, en Gn 3, 1-5, avec ses conséquences racontées dans la suite du chapitre, est en effet relue, selon la perspective gnostique, de manière accablante pour le Créateur ou Démiurge. À l’encontre de ses exigences injustes, la sagesse spirituelle instruit les hommes, et d’abord Ève, par la bouche du serpent : L’Instructeur… instruisit la [femme charnelle] en disant : « Que vous a-t-il dit ? “De tous les arbres qui sont dans le paradis tu mangeras, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal n’en mange pas” ? » La femme charnelle dit : « Non seulement il a dit : “N’en mange pas”, mais aussi, “N’y touche pas, car
second livre – des doctrines de différents courants d’obédience gnostique, mais principalement de la gnose valentinienne à travers l’expression qu’en a donnée le théologien Ptolémée, et les trois suivants, tout en conservant une perspective polémique anti-gnostique, cherchent à élaborer une synthèse raisonnée et bibliquement fondée de la confession de foi chrétienne. L’ouvrage est communément cité AH (= Adversus Hæreses) et a fait l’objet, en 1952 (livre III, éd. Sagnard), puis de 1965 à 1982 (éd. Doutreleau-Rousseau des tomes I à V), d’une édition livre par livre dans la collection des Sources Chrétiennes, Le Cerf. 4 Ces passages, qui comportent l’attribution explicite du qualificatif d’« envieux » à Dieu sont, selon l’ordre des livres d’Irénée : AH III, 23, 6 ; IV, 1, 2 et 38, 4 ; V, 4, 1 et 24, 4. 5 Non invidens ei lignum vitae, quemadmodum audent quidam dicere, AH III, 23, 6, SC 34, p. 392. L’ouvrage d’Irénée a été écrit en grec, mais nous n’en avons, pour la majeure partie, qu’une connaissance indirecte, à travers une traduction latine ancienne d’une fidélité scrupuleuse. Pour une vue d’ensemble de cette problématique des relations de Dieu avec le couple originel, on se rapportera à A. Orbe, Introduccíon a la teologia de los siglos II y III, t. 1, Roma, 1987, ch. 17 « El mandato de Dios », p. 284-297. Introduction à la théologie des second et troisème siècles, Paris, Éditions du Cerf, 2012 (sous presse).
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Inuidens homini le jour où vous en mangerez vous mourrez de mort” ». Et le serpent, l’Instructeur, dit : « Vous ne mourrez pas de mort. En effet il vous a dit cela parce qu’il est jaloux6. Au contraire, vos yeux s’ouvriront et vous deviendrez semblables aux dieux, connaissant le bien et le mal » […] Alors le grand Archonte vint et dit : « Adam, où es-tu ? », car il ne savait pas ce qui était arrivé7.
Le mobile de l’interdit est l’envie : le Démiurge redoute que l’homme, en mangeant le fruit de la connaissance, n’entre dans une économie supérieure à la sienne – dans l’économie du Plérôme spirituel – et n’échappe dès lors à son emprise, et celle-ci est à l’origine d’un discours mensonger, trompeur, de la part du Créateur8. La générosité est du côté du serpent, qui cherche à instruire, mais le Créateur se montre restrictif. On comprend également
6
Nous reprenons ici les traductions de la Bibliothèque de Nag Hammadi proposées par J.-P. Mahé et P.-H. Poirier (éd.), Écrits gnostiques. La Bibliothèque de Nag Hammadi (abrégé NH), Paris, Gallimard, 2007. Dans la présentation orale de son édition, exposée le 26.06.2009, à la rencontre de l’AELAC (= Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne) à Dole, J.-H. Poirier a déclaré que les éditeurs scientifiques n’avaient pas imposé d’harmonisation de vocabulaire aux divers contributeurs. Il semble en particulier que la terminologie relative à l’envie (φθόνος, avec 22 entrées dans l’index des notions) et à la jalousie (ζῆλος, 56 entrées) n’ait pas fait l’objet d’une distinction attentive. Certes, les deux notions sont très proches, mais néanmoins distinctes, comme en témoignent les définitions stoïciennes de Diogène Laërce : φθόνον δε εἶναὶ λύπην ἐπ’ ἀλλοτρίοις ἀγαθοῖς, ζῆλον δὲ λύπην ἐπὶ τῷ ἄλλῳ παρεῖναι ὧν αὐτὸς ἐπιθυμεῖ, « l’envie est une peine pour des biens qui concernent autrui, alors que
la jalousie est une peine due au fait qu’autrui dispose de ce qu’on désire soi-même » (D. L. VII, 111, S. V. F. III, p. 99, no 412. Je comprends – et le contexte global des usages sémantiques grecs va en ce sens – que l’envie est une contrariété liée aux biens potentiellement susceptibles de survenir à autrui, alors que la jalousie concerne des biens actuellement possédés par autrui. 7 Hypostase des Archontes, (NH II, 4, p. 89, 31 sq.), (vers fin iie s.), tr. B. Barc, Écrits gnostiques…, p. 390-391. Plus loin, dans l’Hypostase des Archontes, on voit décrite l’envie de Ialbadaoth, et il y est dit que « la jalousie engendra la mort » (ibid., p. 398-399). Voir W. C. van Unnik, « Der Neid in der Paradiesgeschichte nach einigen gnostischen Texten », Essays on the Nag Hammadi Texts in honor of Al. Böhlig, Leiden, 1972, p. 120-132. 8 L’Écrit sans titre paraphrase le même dialogue de manière similaire, avec une conclusion encore plus claire : « Alors survint le Sage entre tous, celui qui a été appelé “la Bête” (cf. Ap 13, 1 sq.), et lorsqu’il vit le sosie de leur mère Ève, il lui dit : “Que vous a dit Dieu ? de ne pas manger de l’arbre de la connaissance ?”. Elle répondit : “Il a dit : ‘Non seulement n’en mange pas, mais n’y touche pas, afin de ne point mourir’”. Il leur dit : “Ne craignez point, de mort vous ne mourrez pas. Il sait en effet que, si vous en mangez, votre intellect se dégrisera et vous deviendrez comme des dieux, puisque vous connaîtrez la différence qui existe entre les hommes mauvais et les bons. En effet c’est parce qu’il est jaloux qu’il vous a dit cela, afin que vous n’en mangiez pas” […], alors leur intellect s’ouvrit. Quand ils eurent mangé en effet, la lumière de la connaissance les illumina. » (Écrit sans titre, NH II, 5, p. 166, 17 ss., Alexandrie, vers 175, trad. L. Painchaud, p. 449-450).
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Agnès Bastit comment l’envie – qui correspond par ailleurs à la volonté de repousser autrui loin de ce qui vous est propre, ici, à défendre la souveraineté du Créateur sur le jardin et ses arbres – peut engendrer le mensonge, comme mode d’autoprotection. En l’occurrence, le Créateur, non seulement protège l’arbre de la connaissance, mais rigidifie cette protection sous la forme d’un interdit, selon la conception gnostique qui associe le Dieu de la Genèse et, plus largement, le Dieu juif, à la Loi conçue comme prescription formelle. Une fois l’interdit transgressé (heureusement et en vue d’accéder à la connaissance, selon cette perspective), la réaction du Créateur, qui bannit l’homme du jardin d’Éden, en Gn 3, 23-24, est encore motivée par l’envie, comment l’expose le Témoignage Véritable : Dieu maudit le serpent et l’appela « diable » […] De quelle sorte est donc ce Dieu-là ? Premièrement, il a refusé par envie à Adam de manger de l’arbre de la connaissance (gnose), et deuxièmement il dit : « Adam, où es-tu ? ». Dieu n’a donc pas la prescience, c’est-à-dire qu’il ne savait pas dès le début. Et ensuite il a dit : « Jetons-le hors d’ici, afin qu’il ne mange pas de l’arbre de la vie et ne vive pas éternellement ! » Il s’est révélé ici lui-même comme un méchant envieux, alors quelle sorte de Dieu est-ce là9 ?
Cette fois, le Dieu du tétragramme ne protège plus seulement l’arbre de la connaissance – ou gnose –, il se réserve également l’accès à l’arbre de la vie, excluant ainsi la créature de la vie éternelle qu’il possède lui-même. L’interrogation répétée : « quel Dieu est-ce là ? »10 renvoie indirectement à la caractérisation du Dieu bon platonicien par son absence d’envie et, plus largement, à l’attribut divin d’ἀφθονία, dont l’importance apparaît ici décisive : si le Créateur de la Genèse se montre doublement envieux, non seulement en posant l’interdit, mais aussi, et peut-être surtout, en refusant à l’homme la vie liée au fruit de l’arbre de vie, il n’est donc pas le dieu bon. À terme, sa divinité est problématique et contestable.
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Témoignage véritable (NH IX, 3, p. 47, 7ss), (vers fin iie s.), tr. A. et J.-P. Mahé, p. 1416. Sur ce texte, voir J.-D. Kaestli, « Une relecture polémique de Gn 3 dans le gnosticisme chrétien : le Témoignage de Vérité, Foi et Vie, Cahiers bibliques 80, no 6, 1981, p. 48-62 (l’ensemble du cahier, sous le titre « Un homme, une femme et un serpent : approches intertestamentaires », s’intéresse à l’interprétation de Gn 3). 10 La question « quel Dieu est-ce là ? » suppose l’interrogation complémentaire que nous trouvons exprimée chez Alexandre d’Aphrodise, de peu postérieur à Irénée, dans la seconde des deux versions de son commentaire à Métaphysique A, 983 a : « Comment serait-il donc possible que Dieu soit envieux, lui qui est source de bonté, à partir duquel tout est procuré aux autres êtres, comme le dit encore Platon (Timée 29e) […] Comment serait-il donc possible que la source du don soit envieuse ? » (Alexandre2, Alexandri Aphrodisiensis in Aristotelis Metaphysica Commentaria, M. Hayduck [éd.], Commentaria in Aristotelem Graeca [abrégé CAG], vol. 1, Berlin, 1891, p. 18).
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Inuidens homini B. L’envie du diable « Par l’envie du diable la mort est entrée dans le monde » (Sag 2, 23). Cette relecture de la scène de la Genèse par le Livre de la Sagesse – qui suppose que l’interlocuteur d’Ève en Gn 3, 2-5 est Satan ou du moins inspiré par lui11 – sert à l’inverse de référence à la réflexion johannique et, au-delà, patristique, sur le dialogue de Gn 3 : le Créateur est bon et ses exigences sont justifiées, mais l’homme s’est trouvé originellement en butte à l’envie du diable. Au ch. 8 de l’Évangile de Jean, dans le cadre de la controverse de Jésus avec les chefs juifs, Jésus déclare que « le diable a été homicide (littéralement « tueur d’homme ») dès le commencement », qu’il « dit le mensonge […] parce qu’il est menteur » (Jn 8, 44). À l’occasion de son exégèse de la tentation de Jésus par Satan racontée dans les évangiles synoptiques, Irénée – en l’occurrence le plus ancien témoin de la lecture de Gn 3 dans la Grande Église12 – s’attarde à son tour sur le récit initial. Au commencement en effet, alors que Dieu avait donné à l’homme une nourriture abondante13, mais qu’il lui avait prescrit de ne pas manger d’un seul arbre seulement, ainsi que l’Écriture dit que Dieu a dit à Adam : « De tout arbre qui se trouve dans le Paradis tu mangeras pour ta nourriture, mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas : le jour où vous en aurez mangé, vous mourrez de mort » (Gn 2, 16-17), lui [le diable], mentant à l’encontre de Dieu, tenta l’homme, ainsi que l’Écriture dit que le serpent a dit à la femme : « Qu’est-ce que Dieu vous a dit : “Ne mangez d’aucun arbre du Paradis” ? ». 11
Il est probable que l’identification du serpent originel ou de son inspirateur à Satan remonte à des traditions juives. Elle apparaît explicitement dans le Nouveau Testament, en Ap 12, 9, où il est question de l’antique serpent, « appelé “diable” » – selon la version grecque des LXX du Livre de Job, par exemple – « ou “le Satan” » – selon la terminologie hébraïque. Voir P. Prigent, L’Apocalypse de Saint Jean, Genève, 2000, p. 192 et du même, Apocalypse 12, Histoire de l’exégèse, Tübingen, 1959. Voir aussi A. Altmann, « The gnostic Background of the Rabbinic Adam Legends », Essays in Jewish Intellectual History, Hanover - London, 1981, p. 1-6 ; J.-D. Kaestli, « L’interprétation du serpent de Genèse 3 dans quelques textes gnostiques et la question de la Gnose “ophite” », Gnosticisme et monde hellénistique, J. Ries et al. (éd.), Louvain-la Neuve, 1982, p. 116-130 et, plus récemment, T. Rasimus, « The Serpent in Gnostic and Related Texts », L’évangile selon Thomas et les textes de Nag Hammadi, L. Painchaud et P.-H. Poirier (éd.), Laval, 2007, p. 417-471. Elle est courante dans la Grande Église, depuis Justin (Dialogue avec Tryphon 79, 4) et Théophile d’Antioche (Ad Autolychum II, 28), qui précise que le démon parle « à travers le serpent » (διὰ τοῦ ὄφεως), sous la forme d’une inspiration oraculaire (ἐνεργῶν). 12 On ne trouve que des allusions rapides, sans lecture précise de la scène, chez Justin et Théophile (voir note précédente). Après Irénée, Clément d’Alexandrie, et surtout Tertullien s’y intéresseront. 13 On peut raisonnablement supposer que le qualificatif grec était ici ἄφθονος, l’ἀφθονία de la nourriture procurée par Dieu étant évidemment mise en contraste par Irénée avec le φθόνος du serpent.
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Agnès Bastit Mais, alors que celle-ci révélait le mensonge et rapportait avec simplicité le précepte [reçu] en disant : « Nous mangerons de tout arbre du Paradis, cependant à propos du fruit de l’arbre qui se trouve au milieu du Paradis, Dieu a dit : “De celui-ci vous ne mangerez pas et vous n’y toucherez pas, de peur de mourir” », comme il avait appris le précepte de Dieu de la bouche de la femme, usant de ruse il la trompa à nouveau en disant faussement : « Vous ne mourrez pas de mort. Dieu savait en effet que le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal ». Ainsi, premièrement, étant dans le paradis de Dieu, il disputait à son sujet comme s’il était absent – il ignorait en effet la grandeur de Dieu ; puis, en apprenant de la bouche de la femme que Dieu avait dit qu’ils seraient exposés à la mort s’ils goûtaient à l’arbre en question, il dit dans un troisième temps, en proférant le mensonge (cf. Jn 8, 44) : « vous ne mourrez pas de mort »14.
Les mobiles d’une telle tentative sont dégagés un peu plus loin dans l’exposé d’Irénée : C’est ainsi que le diable […] envieux de l’homme15, s’est trouvé séparé (litt. « apostat ») de la loi divine : l’envie en effet est étrangère à Dieu. Et comme son 14
Irénée, Contre les Hérésies, AH V, 23, 1, SC 153, p. 286-288. Je suis responsable des traductions d’Irénée ici proposées. Pour la phrase des lignes 21-26, qui fait de prime abord difficulté, puisqu’elle semble attribuer – comme le traduit A. Rousseau dans l’édition des SC – un « troisième » mensonge au serpent, qui ne parle en fait que pour la seconde fois, j’adopte de préférence l’interprétation lumineuse d’A. Orbe, Teología de San Ireneo II, Madrid, 1987, p. 477 : il y a trois temps dans le dialogue, scandés dans le texte d’Irénée par les adverbes primo, post deinde et tertio, qui renvoient aux trois répliques échangées par la femme et son interlocuteur. Le troisième temps, où le serpent reprend la parole, correspond dans la vision d’Irénée au mensonge originel du tentateur, mensonge auquel Jésus fait selon lui allusion en Jn 8, 44. 15 Voir Irénée, Dém. 16, SC 62, p. 55. Tel était déjà le motif avancé par Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques I, 41, 3, qui évoque « l’envie » du serpent face à la perspective du bonheur promis à Adam et Ève (φθονερῶς εἶχεν). Le même thème se retrouve dans la littérature apocalyptique juive (où Satan se trouve mentionné), puis dans la littérature rabbinique (où seul le serpent est évoqué), voir L. Ginzberg, Les légendes des Juifs, t. 1, Paris, 1997, p. 216, n. 60, p. 240, n. 116 et p. 242-243, n. 131, comme le signale ici même José Costa : « la jalousie dans la littérature des rabbins de l’Antiquité », § 4 (Satan) (ce volume, p. 203-205). Après Irénée, cette vision sera particulièrement illustrée par la patristique latine, cf. Cyprien, De zelo et livore 4 ; Novatien, De Trinitate I, 6 ; Lactance, Institutions divines II, 12, 17 et Epitomè 22, 3 (ainsi que les poètes Commodien et Prudence). Augustin s’opposera à cette conception, pour lui préférer celle qui lie la chute de l’ange à l’orgueil, en De Genesi ad litteram XI, 14, 18. Le thème de l’esprit envieux n’est pas absent non plus de la tradition grecque, comme on le voit entre autres chez Méthode d’Olympe, De autexusio XVII, 5 et Basile, Hom. De inuidia, PG (= Patrologia graeca) 31, 377 D, « le diable tombé du fait de l’envie (φθόνος) cherche à nous faire chuter avec lui du fait de la même passion », cf. Grégoire de Nysse, Discours catéchétique VI, 6, qui écrit à propos de l’ange chargé de gouverner la terre « il bascula dans la passion de l’envie (φθόνος) ». Voir A. Orbe, Antropologia de San Ireneo, Madrid, 1969, p. 266-268 (envidia diabolica).
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Inuidens homini apostasie a été révélée à l’occasion de l’homme et que l’homme est devenu la pierre de touche de son propos, à partir de là il s’est opposé toujours plus à l’homme, envieux de sa vie et désireux de l’enfermer dans son pouvoir apostat16.
Irénée s’oppose explicitement à la thèse de l’expulsion malveillante de l’homme, chassé du Paradis de peur qu’il n’accède à la vie éternelle, que nous avons rencontrée ci-dessus dans le Témoignage véritable : en termes pauliniens et à la suite du théologien Théophile d’Antioche, il comprend l’exclusion du Paradis et la mortalité comme un remède miséricordieux à la faute de l’homme : celui-ci se trouve ainsi, du fait de la mort, délivré de sa culpabilité et prêt à recevoir le salut, c’est-à-dire qu’une fois « mort au péché » il pourra « vivre pour Dieu », selon l’antithèse de Ro 6, 2 et 10 comprise par la tradition asiate comme une alternative concrète de mort physique et de résurrection : …c’est pourquoi, si [Dieu] l’a expulsé du Paradis et l’a transporté loin de l’arbre de vie, ce n’est pas pour lui envier (non inuidens) [l’accès à] l’arbre de vie, comme certains osent le prétendre17, mais les prenant en pitié […] afin que l’homme cesse un jour de « vivre au péché » et que « mourant » à celui-ci, il commence à « vivre pour Dieu »18.
On voit que les signes sont parfaitement inversés19, comme le montre le tableau ci-dessous : Interprétation gnostique
Interprétation irénéenne
_
+
Gn 3, 4 Incitation du serpent
+
–
Gn 3, 22-24 L’homme écarté de l’arbre de vie
–
+
Gn 2-3 Gn 2, 16-17 (repris en 3, 1-3) Accès aux arbres ; Interdit de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17)
16
Irénée, AH V, 24, 4, SC 153, p. 306. Plus haut, dans la partie initiale de son œuvre consacrée à l’exposé des divers courants gnostiques, Irénée avait déjà fait allusion au « Ialbadaoth jaloux » des Ophites (AH I, 30, 7). 18 Irénée, AH III, 23, 6, cf. Théophile d’Antioche, Ad Autolychum II, 26 . 19 Telle était aussi l’expression employée (mais en sens opposé) par J.-D. Kaestli, op. cit., p. 57-59. 17
241
Agnès Bastit On pourrait ajouter encore le reproche d’ignorance, adressé par les Gnostiques au Dieu qui appelle : « Adam, où es-tu ? » (Gn 3, 9), auquel répond ici l’insistance d’Irénée sur l’ignorance de la grandeur de Dieu dont témoigne le serpent20 . À l’interrogation rhétorique répétée par le Témoignage véritable : « quelle sorte de Dieu est-ce là [pour se montrer envieux] ? » fait pendant chez Irénée la sentence : « l’envie est étrangère à Dieu », sentence où se trouvent condensées deux déclarations platoniciennes fondamentales : – celle du Phèdre, où on lit, déjà comme une maxime : « l’Envie est exclue du chœur des dieux », φθόνος ἔξω θείου χοροῦ ἵσταται (Phèdre 247 a) ; – celle du Timée, posant que Dieu, étant bon, est « hors d’atteinte de l’envie », τούτου (φθόνου) δ’ἐκτὸς ὤν (Timée 29 e)21. Il n’est pas impossible que la formule du Phèdre – qui ressemble elle-même à un proverbe ou à une sentence commune – se soit trouvée simplifiée dans l’usage courant, pour circuler sous la forme transmise par Irénée : « l’envie est étrangère à Dieu ». Néanmoins, on notera que la citation exacte, avec l’expression « hors du chœur des dieux », qui renvoie dans la vision du Phèdre au dynamisme ordonné des équipages conduits par Zeus et par onze autres divinités olympiennes, se rencontre à quelques reprises chez Philon22 et Clément d’Alexandrie23, avant de se trouver transposée à l’évocation du chœur des anges par Ambroise, grand lecteur des maîtres alexandrins24. Une autre possibilité serait donc que la forme adoptée ici par Irénée soit une contamination volontaire de la sentence du Phèdre et de la thèse du Timée, ce qui expliquerait que « Dieu » y apparaisse ici au singulier25, comme au début du
20
AH V, 23, 1, lg. 21. L’interrogation de Gn 3, 9 a fait l’objet de controverses et de tentatives d’explication diverses dans l’antiquité juive et chrétienne, cf. R. Braun, Tertullien, Contre Marcion II, SC 368 (1991), note complémentaire 30, p. 230-234, qui mentionne Philon (Legum allegoriae 3, 51 et Quaest. Gn 1, 45), Justin (Dialogue avec Tryphon 99, 3), Théophile d’Antioche (Ad Autolychum II, 26) et bien sûr Tertullien, Adv. Marc. II, 25, 1-6. On notera que la seconde interprétation de Philon en Legum allegoriae 3, 51, qui glose le « où es-tu ? » par un « où en es-tu arrivé ? » se trouve également dans le Midrash Genèse Rabba 19, 9, cf. J. Costa, La Bible racontée par le Midrash, Paris, 2004, p. 15 et 18-19. Ἀγαθὸς ἦν, ἀγαθῷ δὲ οὐδεὶς περὶ οὐδενὸς οὐδέποτε ἐγγίγνεται φθόνος˙ τούτου δ’ἐκτὸς ὤν…, « il était bon – et dans ce qui est bon aucune envie ne naît jamais à aucun
21
propos – en étant donc exempt [i.e., d’envie]… », Timée 29 e. Philon, Quod omnis probus 13 ; Leg. All. 3, 7 ; Leg. Spec. 2, 249. 23 Clément d’Alexandrie, Stromates V, 4, 19, 2 et V, 5, 30, 5. 24 Ambroise, De virginitate 17, 109 : foris relinquet inuidiam, quae extra chorum est angelorum. 25 Après Irénée, Plotin, dans son traité contre les Gnostiques, évoquera lui aussi la formule sans allusion au « chœur » céleste, mais avec le pluriel : « il n’est pas permis à l’envie d’être parmi les dieux », en Ennéades II, 9, 17, 17 : μὴ θέμις φθόνον ἐν τοῖς θεοῖς εἶναι. 22
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Inuidens homini discours de Timée, où le Dieu bon qui ne connaît pas l’envie est l’ordonnateur de l’univers. Une telle simplification pourrait remonter à une doxographie platonicienne antérieure, ou plutôt être le fait d’Irénée lui-même 26. Je suis en effet portée à estimer que nous avons affaire à une réécriture de la formule, en vue de son adaptation plus étroite au contexte dans lequel le théologien l’insère : celui de l’auto-exclusion de l’esprit envieux – traité ici, dans le prolongement d’ailleurs du contexte du Phèdre, comme une sorte de personnification de l’Envie – séparé de l’harmonie divine du fait de son apostasie27. C. Imperfection et création Au livre IV, Irénée fait état de griefs adressés par des adversaires qu’il ne nomme pas, mais où on peut sans surprise reconnaître des polémistes gnostiques28, à l’encontre du démiurge créateur, accusé d’avoir créé l’homme en état de faiblesse et d’imperfection : Ils sont en tout point irrationnels, ceux qui n’attendent pas le temps de la croissance et attribuent à Dieu la faiblesse de leur nature : ils ne connaissent ni Dieu ni eux-mêmes, insatiables et ingrats, refusant d’être d’abord ce qu’ils ont été faits, à savoir hommes passibles, mais s’élevant au-dessus de la loi du genre humain, avant même que d’être hommes ils veulent être semblables au Dieu Créateur et qu’il n’y ait aucune différence entre le Dieu qui n’a pas été fait et l’homme fait maintenant… Nous accusons donc Dieu de ne pas nous avoir fait dieux dès l’origine, mais d’abord hommes puis ensuite dieux, bien que Dieu ait agi ici selon la simplicité de sa bonté, de peur d’être considéré envieux (inuidiosum) ou impuissant : « Moi, dit-il, j’ai dit : vous êtes tous des dieux et des fils du Très-haut » (Ps 81, 6), mais comme nous ne pouvions supporter d’assumer le poids de la divinité : « Quant à vous, dit-il, vous mourrez comme des hommes »29.
26 La concordance entre l’association de Lois 715 e et de Timée 29e, aussi bien chez le philosophe mésoplatonicien Attikos Des contradictions de Platon et d’Aristote, transmis par Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique XV, 5, 2, que chez Irénée pourrait signifier le recours de l’un et de l’autre auteur à un florilège de testimonia platoniciens. Néanmoins, on remarquera qu’en AH III, 25, 5, la citation par Irénée de la formule du Timée est exacte – ce qui laisse supposer que la simplification attestée par le raccourci « l’envie est étrangère à Dieu », au livre V, renvoie, soit à une doxographie orale, soit à la réélaboration du thème par Irénée en fonction des nécessités de sa polémique. 27 Voir la très fine analyse d’A. Orbe, en « A proposito de dos citas de Platon en San Ireneo, Haer. V, 24, 4 », Orpheus n. s. IV/2, 1983, p. 253-285, où le savant espagnol note une forte analogie entre la forme verbale platonicienne du Phèdre : ἔξω… ἵσταται et le verbe qui commande la réflexion d’Irénée, ἐξίσταται, ou plutôt la forme parallèle ἀφίσταται, d’où est tirée l’allusion à l’« apostasie » de l’esprit déviant de la loi divine (p. 271). 28 Voir A. Orbe, Teologia de San Ireneo IV, Madrid, 1996, p. 518, n. 38. 29 AH IV, 38, 4, SC 100, p. 958.
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Agnès Bastit Ce passage vient en conclusion d’un important développement, où Irénée s‘attachait à montrer à la fois « la puissance, le savoir-faire et la bonté » de Dieu, s’exprimant non seulement dans le pouvoir (δύναμις) de faire venir à l’être ce qui n’était pas, ou dans le savoir (σοφία) qui dispose des êtres complexes et harmonieux, mais surtout dans la bonté (ἀγαθότης) du Créateur – on notera que l’attribut est celui qui caractérise le démiurge du Timée30 –, qui sait ménager croissance et étapes de façon à mener progressivement jusqu’à la gloire de celui qui n’est pas soumis au devenir cet être créé, originellement soumis au devenir, « Dieu faisant grâce sans restriction de ce qui est beau », τοῦ θεοῦ ἀφθόνως χαριζομένου τὸ καλόν31. Le point sur lequel porte un possible reproche d’envie ou de restriction tient au fait que cette créature nouvellement venue à l’être n’est pas en mesure d’assumer aussitôt « le poids de la divinité » et qu’elle a donc besoin d’un commencement humble, puis d’une croissance progressive, avant d’atteindre à la divinisation promise. Par cette doctrine de la divinisation, Irénée répond directement à l’accusation d’envie que les Gnostiques adressaient au Créateur, qui aurait cherché à maintenir l’homme dans un statut inférieur. Le recours au Ps 81, 6-7, où sont posées à la fois la désignation divine des « fils du Très-haut » et l’annonce de leur mort humaine reprend la réflexion, déjà exprimée au Livre III, comme nous l’avons vu, sur la nécessité pédagogique de la mort, en vue de l’accession à une vie supérieure. Dieu ne peut donc encourir le reproche de ne pas vouloir faire partager sa divinité : il inscrit seulement la communication de celle-ci, qui correspond à la « simplicité » – c’est-à-dire à la générosité spontanée – « de sa bonté » dans un processus où le temps joue un rôle décisif. Des commencements à la fin promise, la polémique qui oppose Gnostiques et théologiens de la grande Église tourne autour du refus, primaire aux yeux des premiers, seulement « simple » pour Irénée, de laisser l’homme nouvellement créé accéder aux biens que connaît le Créateur, voire à des biens supérieurs, dans la perspective gnostique32. La réponse d’Irénée ne consiste pas seulement à déplacer vers le serpent tentateur, c’est-à-dire vers l’ange diabolique, la responsabilité de l’envie. Plus largement, il reproche à ses adversaires de ne pas tenir compte de la situation ontologique de la créature (être devenu, donc soumis au devenir) d’une part, des processus de croissance et de développement liés à la temporalité de tout le créé, et particulièrement de l’homme, de l’autre : ce qui peut apparaître comme restriction à l’origine se révèle, d’après le théologien, préparation et annonce d’un épanouissement ultérieur et sans restriction. 30
Voir ci-dessus n. 21. AH IV, 38, 3, ou fr. grec IV, 24, SC 100, p. 952. 32 Une telle polémique se prolongera dans la controverse du néo-païen Julien, par exemple, cf. M.-O. Boulnois, « Dieu peut-il être envieux ou jaloux ? Un débat sur les attributs divins entre l’empereur Julien et Cyrille d’Alexandrie », Culture classique et christianisme, Mélanges offerts à Jean Bouffartigue, Paris, 2008, p. 13-25. 31
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Inuidens homini II. Un Dieu mesquin : la polémique d’Irénée contre le Dieu valentinien Je passerai plus rapidement sur ce volet, qui engagerait une présentation développée des conceptions d’Irénée et de l’organisation de sa polémique. En deux lieux des derniers Livres, il adresse explicitement au Dieu suprême valentinien le reproche d’inuidia (φθόνος). Je me propose de m’arrêter sur ces moments, où nous retrouvons les deux axes fondamentalement liés à l’envie : la communication de la connaissance et l’accès à la vie. Comme c’était le cas pour le Créateur de la Genèse aux yeux des Gnostiques, le Dieu spirituel des Valentiniens se voit accusé par Irénée de restreindre la connaissance et de limiter le don de la vie. A. le « mauvais maître » (IV, 1, 2) On sait combien la distinction de classes et la progression de l’exotérique vers l’ésotérique tenait une place importante dans le gnosticisme valentinien : sans parler de la division de l’humanité en trois classes de spirituels – seuls à même d’accéder à la pleine connaissance –, de psychiques, susceptibles d’accéder à un certain salut, et de terrestres voués à la désintégration, la révélation scripturaire elle-même se trouvait découpée en zones ou couches d’inspiration plus ou moins proches de la vraie gnose : inspiration spirituelle authentique, inspiration intermédiaire, inspiration démiurgique enfin, marquée par l’ignorance du Créateur vétéro-testamentaire33. Dans le Nouveau Testament lui-même, et particulièrement dans les évangiles et l’enseignement de Jésus, ces diverses inspirations se superposent, si bien qu’il est nécessaire d’opérer une critique des versets en fonction de leur provenance, là encore plus ou moins authentique et spirituelle. Cette critique aurait été enseignée par le maître lui-même à un cercle restreint de disciples privilégiés, qui apprenaient à comprendre la vraie révélation et à relativiser les propos accommodatices tenus par le Sauveur dans son enseignement accessible aux foules. En conséquence, une initiation est nécessaire à celui qui veut pouvoir prétendre comprendre l’enseignement : ces doctrines (disent-ils) ne sont pas exposées clairement, parce que tous n’ont pas la capacité de recevoir la connaissance, mais elles ont été indiquées mystérieusement en paraboles par le Sauveur pour ceux qui sont susceptibles de les comprendre34.
33 34
Cf. Ptolémée, Lettre à Flora 4, SC 24, p. 50-56, et Irénée, AH IV, 35, 1-4, SC 100, p. 862 sq. Idem, AH I, 3, 1, SC 264, p. 50.
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Agnès Bastit Une telle conception ésotérique des degrés de la révélation est rejetée par Irénée, au début du livre IV. Le théologien refuse d’admettre que le Sauveur ait tenu un double langage, acceptant en apparence le Créateur hébraïque, mais révélant de manière cryptée le Dieu suprême à ceux qui en étaient dignes. Ainsi : À qui ne serait-il pas évident que, si le Seigneur avait connu plusieurs Pères et Dieux, il n’aurait pas prescrit à ses disciples de ne connaître qu’un seul Dieu et de ne donner qu’à lui le nom de « Père » ? […] Si en effet il nous a prescrit de ne donner qu’à un seul le nom de « Père » et de « Dieu » (Mt 23, 9), alors que luimême de son côté confesse de la même façon d’autres dieux et pères, il apparaîtra manifestement qu’il prescrit une chose à ses disciples, mais qu’il en fait lui-même une autre ; or cela n’est pas le fait d’un « bon maître » (Mt 19, 16), mais plutôt d’un trompeur et d’un envieux (seductoris et inuidi)35.
Les qualificatifs seductor et inuidus évoquent naturellement, par leur rapprochement, la figure du tentateur originel, qui vient alors se superposer à l’image illusoire du Sauveur gnostique, bon maître révélant le Dieu bon. Et l’hypocrisie des Valentiniens se trouve implicitement assimilée à celle du jeune homme riche, qui aborde flatteusement Jésus en l’appelant « bon maître » et s’attire la réponse, plus explicite selon la version de Luc : « pourquoi m’appeler “bon” ? nul n’est bon si ce n’est le Dieu unique » (Lc 18, 19, cf. Mt 19, 17). Plus haut, au Livre II, Irénée opposait déjà, à partir de la parabole des vierges sages et insensées en Mt 25, 1-12, la gratuité et la générosité de l’accès à la connaissance procuré par le Verbe divin à la mesquinerie des secrets gnostiques : « Lorsque l’époux arrivera » (Mt 25, 6), celui qui n’aura pas sa lampe prête, pour qui elle ne brillera d’aucune clarté manifeste, aura recours à ceux qui trafiquent dans l’obscurité l’élucidation des paraboles, abandonnant ainsi celui qui, par sa prédication manifeste, donne gratuitement accès à lui-même…36
L’huile des lampes qui permet d’entretenir la lumière représente ici le sens de l’Écriture – y compris parabolique – qui n’est autre que la connaissance que « l’époux », c’est-à-dire le Verbe, procure gratuitement de lui-même à travers son enseignement. À l’inverse, les marchands auxquels ont recours les jeunes filles insensées sont les mauvais maîtres et docteurs, qui « trafiquent dans l’obscurité » des solutions aux difficultés de l’Écriture. L’insistance est mise à la fois sur le sens métaphorique de la « nuit » du récit parabolique (μέσης δὲ νυκτός, Mt 25, 6) et sur le « trafic » auquel se livrent les mauvais interprètes : non seulement ils maintiennent les paraboles dans l’obscurité, mais encore ils les tirent en divers sens, comme le suggère le verbe de la traduction latine : distrahunt. L’antithèse entre la gratuité et le marchandage ne fait pas allusion 35 36
Idem, AH IV, 1, 2, SC 100, p. 394-396. AH II, 27, 2, SC 294, p. 266.
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Inuidens homini seulement aux pratiques vénales des maîtres gnostiques, selon Irénée, mais elle oppose deux modes d’accès à la connaissance : direct ou indirect, ésotérique ou généreux. B. le refus du salut de la chair (V, 4, 1) Le Livre V est consacré à la prise en considération de la vocation ultime de l’homme, et traite en particulier du sort réservé au corps et à la corporéité, qu’Irénée appelle sémitiquement la « chair ». Au début du livre, là encore, la position valentinienne qui n’envisage aucun salut possible pour la corporéité matérielle ni pour la matière cosmique en général, est prise à partie par Irénée, qui développera en réponse une réflexion sur le statut ultime de la corporéité, où celle-ci se trouve magnifiée et mise en relief. Ils ne se rendent pas compte eux-mêmes, eux qui en dehors du Démiurge forgent un autre Père et l’appellent « bon », qu’ils le présentent sans force, inutile et négligent – pour ne pas dire envieux et malveillant (inuidum et liuidum) –, dans la mesure où ils disent que nos corps ne sont pas vivifiés par lui : alors qu’ils disent de ces choses dont il est évident pour tout le monde qu’elles persévèrent immortelles, à savoir l’esprit, l’âme et les réalités de ce type, qu’elles sont vivifiées par le Père, mais qu’est abandonné ce qui ne peut être vivifié autrement que si Dieu lui procure la vie, [cela] montre qu’est impuissant et sans force leur Père, ou encore envieux et malveillant (inuidum et liuidum)37.
En réponse directe à l’appellation de « bon » qui caractérise le Dieu suprême, Irénée pose que la véritable « bonté » consiste à faire don de la vie à ce qui n’a aucun autre moyen de subsister. Et, dans la mesure où l’Écriture annonce la résurrection sous la forme de la vivification des corps, comme le théologien entend le montrer, la conséquence vient sous forme d’interrogation rhétorique, posant la puissance et la bonté du Dieu qui se soucie de donner la vie à la chair, impuissante à subsister par elle-même : ainsi « qui se montrera plus puissant, plus fort et véritablement “bon” ? » (ibidem). Conformément à la doctrine du Timée, l’opposé de la bonté est l’envie38, et l’antonyme de « bon » est « malveillant et envieux »39.
37
AH V, 4, 1, SC 153, p. 54-56. Grégoire de Nysse l’affirme explicitement en Discours Catéchétique VI, 7 : τὸ ἐναντίον τῷ ἀγαθῷ κατενόησε. Τοῦτο δέ ἐστιν ὁ φθόνος, “Il conçut le contraire du Bien, qui est l’envie”, SC 453, p. 178. 39 On peut supposer, comme le suggère la traduction arménienne, que le doublet latin « inuidum et liuidum » est une redondance stylistique traduisant un simple φθονερός, cf. A. Orbe, Teología de San Ireneo I, Madrid, 1985, p. 211. C’est le terme qui se trouve seul dans un contexte polémique 38
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Agnès Bastit Conclusions On le voit, Gnostiques et théologiens de la Grande Église se renvoient mutuellement, ou plutôt renvoient à leurs dieux respectifs, le reproche d’envie, étroitement associé à celui d’hypocrisie. De chaque côté, en contrepartie, une exigence de liberté est requise, solidaire de transparence, de lumière et de vérité. Chez les Gnostiques, liberté pour les « spirituels » d’échapper aux contraintes de la Loi et de la corporéité – personnifiées par le Démiurge40 – pour atteindre leur vraie nature par la connaissance. Chez les docteurs de la Grande Église, et particulièrement pour Irénée, la liberté revendiquée est celle d’une vérité et d’un épanouissement de vie offerts à tous, loin des restrictions d’un salut sélectif réservé à quelques-uns et situé hors de la créaturialité et du cosmos. L’insistance des deux parties à entacher d’envie le Dieu de l’autre fait ressortir mieux encore à quel point le Dieu de l’opinion commune philosophique servait de pierre de touche à l’authenticité du Dieu honoré par les différents courants religieux. Un Dieu digne de ce nom se doit de ne pas être envieux, c’est-à-dire de ne pas couper les hommes qui le suivent du bien auquel ils peuvent prétendre par leur nature, à la fois connaissance et vie. De l’enquête, on tirera en outre une double suggestion d’ordre sémantique : – l’antonyme de « bon » (ἀγαθός) est « envieux » (φθονερός), peut-être sous l’influence d’une page célèbre du Timée. J’aurais pour ma part tendance à penser que, si la diffusion de la citation platonicienne n’a pu que renforcer cette tendance, celle-ci préexistait et justifiait précisément la formule de Timée ; – la valeur propre de φθόνος n’est pas séparable de sa construction en étroite association avec la négation, selon l’expression verbale courante οὐ φθονέω, ou dans les formes privatives ἀφθονία, ἄφθονος, etc. Dans les deux cas – comme il est bien connu –, la négation, en s’ajoutant à l’idée négative de refus et de restriction connotée par φθόνος, permet en contrepartie l’expression d’une générosité sans limite, ou du moins sans frein. Il n’est pas surprenant alors qu’Irénée ait donné pour caractéristique au Dieu créateur, qu’il découvrait dans l’Écriture et dont il décrivait les étapes d’un don progressif fait aux hommes par lui suscités, une générosité inépuisable, τοῦ θεοῦ ἀφθόνως χαριζομένου τὸ καλόν41. Université Paul-Verlaine de Metz, Institut universitaire de France identique, à propos du salut de la chair, chez le Ps. Justin, De resurrectione 8 : Ἢ φθονερὸν ποιοῦσι τὸν θεόν ; Ἀλλὰ ἀγαθός ἐστι καὶ σώζεσθαι πάντας θέλει. On notera que, là aussi, l’antonyme d’ἀγαθός est φθονερός. 40
Dans l’Écrit sans titre, c’est le Dieu créateur hébraïque lui-même qui est appelé « jalousie » (= « envie ») dès le préambule, tr. Painchaud, op. cit. p. 425. 41 AH IV, 38, 3, ou fr. grec IV, 24, SC 100, p. 952.
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UN DIEU JALOUX QUI FAIT DES ÉMULES INTERPRÉTATIONS PATRISTIQUES D’EX 20, 5, NB 25, 11 ET DT 32, 21 Marie-Odile Boulnois
Dans la Bible, Dieu se présente lui-même en déclarant : « Moi je suis le Seigneur, ton Dieu, Dieu jaloux (θεὸς ζηλωτής) qui reporte les péchés des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération pour ceux qui me haïssent. » (Ex 20, 5) Cette dénomination « Dieu jaloux » est ici d’autant plus remarquable que non seulement c’est Dieu qui s’applique lui-même ce nom, mais qu’il s’agit du Décalogue, un texte fondateur, énoncé à la première personne, cette déclaration divine appartenant au deuxième commandement qui interdit toute forme d’idolâtrie. D’autre part, la revendication de cette jalousie va de pair avec la menace d’un châtiment qui peut être compris comme collectif et semble s’opposer à des textes prophétiques promettant que seule la responsabilité individuelle sera prise en compte, comme Ez 18, 20 ; Jér 31, 29-301. Le Dieu biblique semble donc se présenter sous un jour à la fois bien peu transcendant et bien peu bienveillant. Si l’on met à part Dt 5, 9 qui est un doublet d’Ex 20, 5, ce qualificatif ζηλωτής est appliqué à Dieu à quatre autres reprises dans la traduction grecque de la Septante. Ex 34, 14 : « Car vous ne vous prosternerez pas devant un autre dieu ; le Seigneur Dieu, en effet, a pour nom Jaloux (ζηλωτὸν ὄνομα), il est un Dieu jaloux (ζηλωτής) ». Dt 4, 23-24 : « Soyez attentifs, n’oubliez pas l’alliance du Seigneur votre Dieu, celle qu’il a établie pour vous, et ne fabriquez pas pour vous-mêmes des formes sculptées de quoi que ce soit que le Seigneur ton Dieu t’a prescrit. Car le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant, un Dieu jaloux (θεὸς ζηλωτής) ». Dt 6, 14-15 : « Vous ne marcherez pas derrière d’autres dieux parmi les dieux des nations qui vous entourent – car le Seigneur ton Dieu est un Dieu jaloux (θεὸς ζηλωτής) à ton égard ; de peur que le Seigneur ton Dieu ne se mette en colère, avec emportement, contre toi et ne t’extermine 1
Jr 31, 29-30 (= LXX, 38, 29-30) : « En ces jours-là on ne dira plus : “Les Pères ont mangé les raisins verts et les dents des enfants ont été agacées” ; mais chacun mourra dans son propre péché » ; Ez 18, 20 : « L’âme qui pèche, c’est elle qui mourra. Le fils ne portera pas la faute de son père ni le père la faute de son fils. » Voir M.-O. Boulnois, « Le Décalogue contient-il une formule scandaleuse ? “Dieu qui reporte les fautes des pères sur les enfants” (Ex 20, 5) », Le décalogue au miroir des Pères, R. Gounelle ; J. M. Prieur (éd.), Strasbourg, 2008, p. 243-259.
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Marie-Odile Boulnois de la surface de la terre. » Na 1, 2 : « Dieu jaloux et Seigneur qui se venge (θεὸς ζηλωτὴς, καὶ ἐκδικῶν Κύριος), Seigneur qui se venge avec colère, Seigneur qui se venge de ses ennemis. » Notons dès à présent que, comme dans le texte du Décalogue, la revendication de cette jalousie accompagne toujours l’interdiction d’adorer d’autres dieux. À cette revendication s’ajoutent encore d’autres passages bibliques où Dieu semble inciter les hommes à endosser les mêmes comportements de jalousie que lui. Par exemple dans les Nombres après que Phinees eut tué de ses mains un couple d’adorateurs de Beelphégôr, le Seigneur décrit son action en ces termes : « Phinees […] a fait cesser mon emportement et l’a détourné des fils d’Israël en étant jaloux de ma jalousie parmi eux (ἐν τῷ ζηλῶσαί μου τὸν ζῆλον ἐν αὐτοῖς) » (Nb 25, 11). Il peut donc arriver que l’homme doive se substituer à Dieu dans sa colère jalouse. Avant d’aller plus loin, une première mise au point terminologique s’impose. Si Aristote distingue φθόνος (« envie ») et ζῆλος (« émulation »), le deuxième étant plus positif que le premier2, il existe une certaine porosité entre les deux notions. Et l’on constate que chez d’autres auteurs grecs classiques, ζηλωτής qui, lorsqu’il a un a sens positif, peut être traduit par « partisan zélé, émule », a aussi parfois un sens négatif et se trouve associé par Platon à φθόνος dans une même réprobation3. Or comme on va le voir, les auteurs gnostiques et païens qui fustigent ce nom biblique θεὸς ζηλωτής l’associent souvent à φθονερός (« envieux »), pour critiquer la volonté du Dieu biblique de garder jalousement un bien, de manière exclusive, en écartant tout rival possible, que ce soit vis-à-vis de l’homme qu’il ne veut pas voir devenir son égal selon Genèse 3 ou vis-à-vis d’autres divinités face auxquelles il affirme ses prérogatives de Dieu unique. Ainsi, le terme de ζηλωτής ne pouvait pas se comprendre aisément en un sens univoquement positif. La question est donc de savoir comment les premiers auteurs chrétiens ont interprété cette revendication de la jalousie par Dieu, alors même qu’elle pouvait laisser penser que le Dieu biblique ne différait pas des divinités mythologiques
Aristote, Rhétorique II, 1388a, Les Belles Lettres, 1967 : « L’émulation (ζῆλος) est une peine occasionnée par la présence manifeste de biens estimés et qu’il nous serait possible de recevoir, ressentie à l’égard de personnes dont nous sommes naturellement les pairs, non point parce que ces biens sont à un autre, mais parce qu’ils ne sont pas aussi à nous (et c’est pourquoi l’émulation est une passion honnête et de gens honnêtes), tandis que l’envie (τὸ φθονεῖν) est une passion vile et de gens vils ; car l’un se met, par émulation, en état d’obtenir ces biens ; l’autre par envie, empêche le prochain de les avoir. » 3 Platon, Lois III, 679c pour parler des différentes formes de zèle répréhensible utilise ζῆλος avec ὕβρις, ἀδικία, φθόνοι. Plusieurs autres auteurs utilisent eux aussi ζῆλος en un sens négatif, comme Hésiode, Les travaux et les jours 195-196, à propos de la race de fer : « la jalousie (ζῆλος) au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal » ou Lysias 2, 48 (associé à φθόνος). 2
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Un Dieu jaloux qui fait des émules soumises aux passions et qu’elle semblait incompatible avec les déclarations de la philosophie grecque sur l’impassibilité divine et l’absence d’envie du démiurge4. Grâce à Biblia Patristica5, une première recherche sur les quatre autres occurrences que le Décalogue montre que ce terme a pour le moins suscité la perplexité des auteurs chrétiens des premiers siècles, puisque aucun d’eux ne le commente6. À la récurrence de ce terme dans la Septante, répond donc un quasi silence de la part des Pères de l’Église. Il s’agit donc de savoir si la même réticence s’étend au texte du Décalogue (Ex 20, 5 et Dt 5, 9). J’ai donc tenté de mener une recherche, aussi exhaustive que possible, sur les auteurs chrétiens, grecs et latins, des cinq premiers siècles. Le résultat confirme en partie la première constatation, à savoir que même quand ces auteurs citent Ex 20, 5, ils ne s’arrêtent guère sur le terme « jaloux ». Il est à cet égard symptomatique que chez un juif hellénisé comme Philon d’Alexandrie, il y ait même un silence total sur ce passage, y compris dans son traité Sur le Décalogue7 où il n’évoque le deuxième commandement que pour critiquer la fabrication et le culte des idoles, et pour affirmer que seul le Dieu véritablement existant doit être honoré. À côté de la rareté des occurrences anciennes de ce nom « Dieu jaloux », on ne sera pas étonné de découvrir en revanche que cette formule constitue un sujet de controverses abondantes, que ce soit chez les chrétiens dits « gnostiques » ou chez les païens. L’exégèse de la jalousie divine est donc pour une large part suscitée par des contextes polémiques. I. Ex 20, 5 : « Dieu jaloux »8 A. Utilisations polémiques : gnostiques et païennes Dans le Témoignage véritable, qui appartient au corpus des textes gnostiques de Nag Hammadi, la citation d’Ex 20, 5 conclut un long réquisitoire, dressé Platon, Timée 29a : « Il était bon, et en ce qui est bon, nulle envie (φθόνος) ne naît jamais à nul sujet ». 5 Biblia Patristica. Index des citations et allusions bibliques dans la littérature patristique, CNRS, t. 1 à 7, 1975-2000. 6 En dehors des auteurs recensés par Biblia Patristica, on peut cependant signaler les commentaires que consacrent Théodoret (PG 81, col. 1789) et Cyrille d’Alexandrie (In XII prophetas, Pusey, 2, p. 4) à Na 1, 2. 7 Philon, De Decalogo 65-81. Plus généralement, Philon n’utilise jamais l’expression « θεὸς ζηλωτής5». 8 Cette partie est très largement reprise d’une communication que j’ai donnée au Congrès International de Patristique d’Oxford (août 2007) et qui a été publiée dans les Studia Patristica sous le titre : « “Dieu jaloux” : Embarras et controverses autour d’un nom divin dans la littérature patristique », Studia Patristica XLIV, Peeters, 2010, p. 297-313. 4
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Marie-Odile Boulnois contre le Dieu créateur à partir du récit de la tentation de Genèse 3, qui conduit l’auteur à s’écrier : « Il s’est révélé lui-même comme méchant et envieux, alors quelle sorte de Dieu est-ce là ? »9. De fait, ce Dieu est accusé de malveillance et d’envie pour avoir empêché Adam de manger de l’arbre de vie, méchanceté que n’ont pas su voir les Chrétiens de la grande Église, alors même que cette jalousie était revendiquée explicitement par le Dieu de l’Ancien Testament, lorsqu’il déclare : « Je suis le Dieu jaloux, je reporterai les péchés des pères sur les fils jusqu’à la troisième et quatrième génération »10. En tronquant ainsi la citation de son début « je suis le Seigneur ton Dieu » et de la fin « pour ceux qui me haïssent », l’auteur réduit cette déclaration à un cri de jalousie vindicative, typique de l’arrogance ignorante et de la méchanceté du créateur »11. Face à un tel aveu, l’aveuglement de ceux qui n’ont pas reconnu son infériorité apparaît d’autant plus grand. C’est aussi cet aveuglement que dénonce le Deuxième traité du grand Seth, rédigé dans la première moitié du iiie siècle, qui cherche à montrer que tout l’Ancien Testament est une fausse prophétie, une dérision. En effet, les hommes de l’Ancien Testament n’ont pas compris qui était le véritable Père et ont cru aux affirmations de l’Archonte qui prétend être le seul « Père et Seigneur ». Une telle usurpation est vivement dénoncée par le Sauveur qui déclare : « Quelle dérision, en effet, que l’Archonte, quand il a dit : “Je suis Dieu et nul n’est plus grand que moi”, – “Moi seul suis le Père et le Seigneur et il n’y en a aucun en dehors de moi” – “Je suis un Dieu jaloux qui reporte les péchés des pères sur les fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération” »12. La revendication de cette jalousie va de pair ici avec l’affirmation forte de son unicité à travers une citation d’Is 45, 5-6. Ainsi sont dénoncées la vaine gloire dont ose se prévaloir l’Archonte et la naïveté de ceux qui le croient unique. La combinaison de ces textes bibliques montre que la jalousie est étroitement liée à la négation des autres dieux, ce qui est assez conforme au texte de l’Exode puisque le second commandement interdit l’idolâtrie en même temps qu’il proclame ce nom « Dieu jaloux ». Au travers de ces différents exemples, on voit qu’en dépit des caractères propres à chacun de ces textes, Ex 20, 5 est toujours invoqué pour tourner en dérision le créateur qui prononce cette phrase en croyant être le seul Dieu et en avouant aussi par là même sa méchanceté et son arrogante ignorance. Une telle exégèse était connue d’Irénée de Lyon qui en parle dans sa notice sur les Barbéliotes. Pour eux, le Protarchonte, une fois que sa Mère Sagesse s’est 9
Témoignage véritable (NH IX, 3), A. et J. P. Mahé (éd.), Québec - Louvain, 1996, p. 47-48, 113-115. 10 Témoignage véritable (NH IX, 3), 48. 11 Ibid., note de J.-P. Mahé, p. 149. 12 Deuxième traité du grand Seth (NH VII, 2), 64, L. Painchaud, Québec, 1982, p. 59.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules retirée, se croit seul et déclare : « Je suis un Dieu jaloux et en dehors de moi il n’est pas de Dieu »13. Pourtant, Irénée ne reviendra à aucun moment sur cette citation d’Ex 20, 5 pour en contester l’exégèse et je n’ai trouvé aucun autre auteur qui réponde à ces textes gnostiques du corpus de Nag Hammadi, alors que, comme nous le verrons, on a conservé des réfutations de l’utilisation qu’en faisait Marcion. Sans qu’il soit possible de déterminer les liens exacts entre ces arguments gnostiques et la polémique païenne, on constate cependant une proximité entre le Témoignage véritable et l’argumentation que développe l’empereur Julien pour ridiculiser le Dieu des Hébreux dans son Contre les Galiléens14. En effet, l’un et l’autre utilisent conjointement le chapitre 3 de la Genèse et Ex 20, 5. Sans entrer dans le détail des objections de Julien15, on constate un certain nombre de points communs avec les thèses gnostiques : les accusations d’envie et d’ignorance contre le créateur, la présentation du serpent comme celui grâce à qui arrive la connaissance et donc le salut de l’homme, et la citation d’Ex 20, 5. Malgré la transformation que Julien fait subir à ces motifs, la ressemblance est frappante et semble montrer que tous deux ont puisé à un fonds commun de topoi polémiques anti-bibliques. Chez Julien, le but est de prouver l’absurdité de la représentation biblique de Dieu et son infériorité par rapport à la conception grecque. Ainsi raille-t-il : « Alors quoi ! un homme qui est jaloux et malveillant te paraît mériter un blâme, mais si c’est Dieu qui est dit jaloux, tu considères cela comme divin ! »16 Le Dieu biblique est donc un Dieu bien peu transcendant, puisque lui manquent deux attributs essentiels : l’impassibilité et la bonté. Par là est prouvée l’infériorité de la doctrine mosaïque sur celle de Platon pour qui Dieu est « le Bien en lui-même (αὐτόχρημα τἀγαθόν) »17. 13
Irénée, Adversus Haereses I, 29, 4. Sur les points communs entre Julien et les arguments gnostiques, voir N. Brox, « Gnostische Argumente bei Julianus Apostata », Jahrbuch für Antike und Christentum 10, 1967, p. 181-186 et K. Koschorke, Die Polemik der Gnostiker gegen das kirliche Christentum, NHS XII, Leiden, Brill, 1978, p. 150-151. G. Rinaldi, « Tracce di controversie tra pagani e cristiani nella letteratura patristica delle “quaestiones et responsiones” », Annali di storia de l’esegesi 6, 1989, p. 99-124, évoque la possibilité que les polémistes païens aient trouvé dans l’argumentaire gnostique des matériaux contre l’Écriture et p. 102 parle de l’hypothèse d’un rapport de circularité entre païens et gnostiques. 15 M.-O. Boulnois, « Dieu peut-il être envieux ou jaloux ? Un débat sur les attributs divins entre l’empereur Julien et Cyrille d’Alexandrie », Culture classique et christianisme. Mélanges offerts à Jean Bouffartigue, Paris, 2008, p. 13-25. 16 Julien, Contre les Galiléens, fragment 30, E. Masaracchia, Giuliano Imperatore – Contra Galilaeos, Introduzione, testo critico e traduzione, Rome, 1990. Ce fragment est cité par Cyrille d’Alexandrie dans son Contre Julien V, PG 76, PG 76, col. 737C. 17 Julien, Contre les Galiléens, fragment 32, E. Masaracchia, p. 128. Il ne s’agit pas d’une citation expresse de Julien mais d’un argument résumé par Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien V, 745AB. 14
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Marie-Odile Boulnois Or c’est précisément cette bonté qui est contradictoire avec le monothéisme exclusif que prétend imposer le Dieu biblique. De surcroît, si Dieu est jaloux que d’autres dieux soient adorés, c’est bien la preuve qu’il en existe d’autres. Julien pose alors une alternative : soit Dieu est impuissant à empêcher le culte des autres dieux, mais cette première solution est inconcevable, car il est impie de taxer Dieu d’impuissance, soit Dieu le veut bien et le monothéisme exclusif des Juifs et des Chrétiens ne se justifie plus. L’idée que l’adoration rendue à d’autres divinités ne peut chagriner Dieu se trouve déjà invoquée par des prédécesseurs de Julien pour dénoncer la prétention au monothéisme. Le philosophe Celse montre ainsi qu’il est « absurde d’éviter de rendre un culte à plusieurs dieux, car Dieu ne peut subir de tort ni de chagrin, d’autant que l’honneur rendu à des dieux qui appartiennent au grand Dieu ne peut le chagriner puisqu’ils sont tous à lui »18. De même, l’adversaire païen de Macarios de Magnésie déclare qu’« il n’est pas permis de penser que Dieu a l’esprit plus mesquin que les hommes »19. Ainsi, pour Julien, puisque le Dieu suprême doit être exempt de passion et ne peut refuser le culte des autres dieux, Ex 20, 5 est la preuve que le Dieu des Hébreux n’est pas le Dieu suprême, n’étant ni impassible ni bon, mais qu’il est l’un des dieux ethnarques, au même titre qu’Arès ou Athéna, chacun étant chargé d’une nation qu’il administre selon ses traits de caractère propres. Sans faire d’assimilation abusive, on peut comparer ce type de conclusion à celle que Marcion tire du même texte, en distinguant un Dieu juste d’un Dieu bon. De fait, c’est aussi pour montrer l’antinomie entre jalousie et bonté que Marcion utilise ce verset d’Ex 20, 5, du moins d’après ce qu’on peut tirer des témoignages indirects que nous ont laissés les réfutations d’Origène et de Tertullien. Dans son Traité des Principes, Origène rapporte que certains, vraisemblablement des marcionites, s’appuyaient sur des passages de l’Ancien Testament qui parlent de la colère ou du repentir de Dieu en pensant y trouver matière à confondre la saine doctrine. Ces hérétiques attribuent des expressions comme celle du « Dieu jaloux » au Dieu démiurge qui est seulement juste, pour le distinguer du Dieu bon, plus parfait annoncé par le Sauveur. « Quant aux hérétiques, lisant ce qui est écrit dans la Loi “un feu brûle dans ma colère” (Jr 15, 14) et “je suis un dieu jaloux, qui reporte les péchés des pères sur les fils jusqu’à la troisième et la quatrième génération” (Ex 20, 5) […] et beaucoup
18 Origène, Contre Celse VIII, 2 et 21 (SC 150, 221) : si Dieu ignore l’envie, il ne peut voir d’un mauvais œil que ceux qui lui sont dévoués prennent part aux fêtes publiques. 19 Macarios de Magnésie, Le Monogénès IV, 23, 3, traduction R. Goulet, Paris, 2003, p. 315 : « Aussi vous trompez-vous du tout au tout quand vous pensez qu’un Dieu s’irriterait si quelqu’un d’autre était appelé Dieu et obtenait le même nom que leurs sujets et des maîtres le même nom que leurs esclaves. En tout cas, il n’est pas permis de penser que Dieu a l’esprit plus mesquin que les hommes. »
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Un Dieu jaloux qui fait des émules d’autres expressions semblables dans l’Écriture, les hérétiques, donc, n’ont pas osé, il est vrai, dire que ces Écritures n’étaient pas de Dieu, mais ont pensé néanmoins qu’elles appartenaient à ce Dieu démiurge, auquel les juifs rendaient un culte, et furent de l’avis suivant : il fallait croire que ce Dieu était seulement juste, et non pas bon, et que le sauveur était venu pour nous annoncer un Dieu plus parfait. »20 Or cette insistance sur la justice est, d’après Tertullien, le trait caractéristique de la doctrine marcionite sur le Dieu créateur21. B. Exégèse chrétienne du nom « Dieu jaloux » : de la réticence à la revendication Un tel faisceau convergent d’accusations explique combien il était à la fois difficile et fondamental pour les exégètes chrétiens de proposer une défense de ce nom divin. 1. Un nom mensonger Une première attitude consiste à traiter ce texte au sein de l’ensemble plus vaste des anthropomorphismes bibliques et, dans cette perspective, l’accent est mis sur l’inadéquation de ces expressions pour parler convenablement de Dieu. La distance ainsi prise peut aller jusqu’à considérer ces passages comme de fausses péricopes bibliques, ainsi qu’on le lit dans les Homélies pseudoclémentines22. Elles sont destinées à mettre à l’épreuve la foi des vrais croyants en les conduisant à incriminer le créateur et à professer un dualisme comme le font les gnostiques. Sans aller jusqu’à cette thèse extrême et jusqu’à ses conséquences, c’est-àdire le rejet de ces péricopes, Eusèbe de Césarée les présente lui aussi comme mensongères, mais dans une tout autre optique. Il s’agit pour lui, dans un
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Origène, Traité des Principes IV, 2, 1. M. Harl, G. Dorival, A. Le Boulluec, Études Augustiniennes, Paris, 1976, p. 217-218. Voir aussi Traité des Principes II, 4, 4 : « Mais si, dans les passages de l’Ancien Testament qui parlent de la colère ou du repentir de Dieu, ou qui lui attribuent quelque autre passion humaine, ils pensent trouver matière à nous confondre, car, affirment-ils, Dieu est impassible et exempt de toutes ces affections, il faut leur montrer qu’on rencontre dans les paraboles évangéliques aussi des choses semblables ». 21 E. Muehlenberg, « Marcion’s Jealous God », Disciplina nostra: Essays in memory of Robert F. Evans, 1979, p. 93-113 montre que le fait de caractériser le créateur par la justice et la loi, en lien avec l’aemulatio, est propre à Marcion et ne se trouve pas chez les autres gnostiques ; il suggère aussi que le système théologique de Marcion reflète la tradition carnéadienne de critique de la justice et de la loi. 22 Homélies pseudo-clémentines II 43.2, Écrits apocryphes chrétiens II, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2005. Même si Ex 20, 5 n’est pas explicitement mentionné, l’utilisation du verbe ζηλόω soulève la question de l’attribution de la jalousie à Dieu.
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Marie-Odile Boulnois contexte apologétique, de montrer l’accord entre Platon et la Bible, en illustrant la théorie platonicienne du mensonge utile par l’exemple des anthropomorphismes bibliques23. Pour Eusèbe, ces assertions que l’on trouve par myriades n’ont d’autre fonction que d’être « un remède (φαρμακόν) au service de ceux qui ont besoin d’un tel procédé »24. Cette position, esquissée dans la Préparation évangélique, est dans ses grandes lignes, celle que l’on retrouve chez la majorité des exégètes qui soulignent à la fois l’utilité des anthropomorphismes pour pouvoir dire quelque chose de Dieu et leur inadéquation, voire leur fausseté. 2. Un nom revendiqué comme une preuve de justice À l’inverse de cette prudence, voire réticence extrême, devant ce nom divin, la deuxième attitude est celle de Tertullien qui, non content de réfuter l’interprétation qu’en donnait Marcion, va jusqu’à reprendre à son compte cette formule « deus zelotes »25 dans des ouvrages de la fin de sa vie marqués par le rigorisme moral. Dans le Voile des vierges, la jalousie divine est vue comme le signe que Dieu ne laisse aucune faute voilée et impunie, et dans son traité sur La pudicité, il soutient que Dieu, malgré sa bonté, sait aussi être juste et que sa patience a des limites26. Ce refus d’opposer justice et bonté est en fait au principe de sa réfutation de Marcion, puisque ce dernier faisait du nom « Dieu jaloux » un de ses arguments principaux pour stigmatiser la justice punitive du créateur et l’opposer à la bonté d’un autre Dieu. Or, de manière remarquable et originale, Tertullien, loin d’esquiver ce nom divin, le reprend comme un leitmotiv dans son Contre Marcion. Il en fait d’abord un usage sarcastique destiné à établir l’absurdité et les contradictions de son adversaire. Donnons-en un exemple : si le Dieu bon doit recourir au feu du créateur pour punir les pécheurs, il se pourrait bien que le créateur, en « Dieu jaloux », cherche à se venger de son rival, le Dieu bon, et du même coup épargne les hommes qui ont manifesté leur rébellion envers ce Dieu bon27. La jalousie du créateur le conduirait ainsi à refuser de châtier les hommes pour se venger du Dieu bon, manifestant ainsi paradoxalement une plus grande mansuétude que lui.
23 Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique XII, 31, 2 (SC 307, 137) cite Platon, Lois II, 663d6-e4. 24 Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique XII, 31. 25 R. Braun, Deus christianorum. Recherches sur le vocabulaire doctrinal de Tertullien, Paris, 1977, p. 118-119 montre que Tertullien atteste une double tradition : celle de l’emprunt de zelotes (quatorze emplois) et celle de la transposition latine æmulator (deux emplois). 26 Tertullien, Le voile des vierges 14, 5 (SC 424, 175) ; La pudicité II, 7 (SC 394, 155) : « car Dieu est jaloux et il ne se laisse pas tourner en dérision par ceux qui le flattent pour sa bonté évidemment ». 27 Tertullien, Contre Marcion I, 28, 1 (SC 365, 237). Pour d’autres sarcasmes fondés sur « deus zelotes », voir III, 23, 7 (SC 399, 201).
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Un Dieu jaloux qui fait des émules « Quelle absurdité ce sera que (le créateur) punisse le pécheur de son rival plutôt que de le choyer au contraire, lui qui est le “Dieu jaloux” »28. Mais Tertullien ne se limite pas à la rétorsion d’arguments, il n’hésite pas à revendiquer le statut positif de cette jalousie divine et à assumer ce nom « Dieu jaloux » pour son Dieu29. En réalité, la bonté est inséparable d’une activité de jugement30 qui suppose à son tour la jalousie, comprise comme le souci que Dieu prend du salut de l’homme. Ce soin est illustré par la célèbre métaphore médicale abondamment utilisée par les Pères31 et les philosophes de tradition platonicienne32. À la manière d’un médecin, Dieu doit parfois couper et amputer pour le bien du malade. Néanmoins, Tertullien y recourt de manière originale en faisant de la jalousie et de la colère, autrement dit des mouvements et sentiments au moyen desquels Dieu juge, les instruments de chirurgie que le malade n’a pas à accuser sous prétexte qu’ils font mal. « Que dirais-tu si l’on affirmait la nécessité du médecin tout en accusant ses instruments parce qu’ils coupent, brûlent, amputent, étreignent, alors que l’existence du médecin serait impossible sans l’outillage de son art ? […] Il en va de même lorsque, tout en admettant, certes, que Dieu est juge, tu détruis les mouvements et les sentiments au moyen desquels il juge. Sur Dieu, notre instruction vient des prophètes et du Christ et non des philosophes ni d’Épicure ! »33 Si Dieu est bon, cela suppose qu’il soit jalousement concerné par le souci d’écarter l’homme du mal. La jalousie est ainsi justifiée comme un instrument thérapeutique nécessaire au bien de l’homme, au point même que son absence reviendrait à une conception épicurienne d’un Dieu qui ne se soucie en rien des affaires humaines. De fait, pour Tertullien, la doctrine de Marcion puise ses racines dans celle d’Épicure34 pour qui la divinité est caractérisée par 28
Tertullien, Contre Marcion V, 7, 13 (SC 483, 177). Tertullien, Contre Marcion II, 29, 4 (SC 368, 175). 30 Tertullien, Contre Marcion II, 16, 1 (SC 368, 101) : « La sévérité aussi est bonne parce que juste, si le juge est bon, c’est-à-dire juste. » 31 Clément d’Alexandrie, Stromate I, 27, 171, 1-2 (SC 30, 169) utilise la métaphore du traitement médical pour établir que la loi, loin d’être un signe de jalousie ou de malveillance (οὐ φθόνῳ τινὶ οὐδὲ δυσμενείᾳ), est une preuve de bonté, puisque c’est en vue du bien des parties saines que le médecin peut être amené à amputer des parties malades. Origène, Traité des Principes II, 5, 3. 32 Platon, Gorgias 525bc ; Plutarque, De sera numinis vindicta 549-550 ; Porphyre, À Nemertius 279 (A. Smith Teubner) cité par Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien V, 753D-756A. 33 Tertullien, Contre Marcion II, 16, 1-2 (SC 368, 101). 34 Tertullien, Contre Marcion I, 25, 3 (SC 365, 223). Sur cette question voir J. G. Gager, « Marcion and philosophy », Vigiliae Christianae 26, 1972, p. 53-59. Contre le consensus selon lequel la philosophie n’était pas l’une des sources de Marcion, Gager considère que si Tertullien accuse Marcion d’être épicurien, ce n’est pas seulement dans l’intention polémique habituelle d’assimiler un hérétique à un philosophe, mais que cette assertion peut être fondée. En effet, dans le Contre Marcion II, 5, 1-2, Tertullien rapporte un argument marcionite que l’on retrouve chez Lactance attribué à Épicure. R. Braun dans sa note de SC 368, p. 42 souligne cependant 29
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Marie-Odile Boulnois l’inaction et l’absence de souci. Mais une telle inaction est incompatible avec la bonté qui est inséparable des marques de sévérité. Reste que ces sentiments ne doivent pas être compris de manière anthropomorphique. Si une passion a une nature corruptrice en l’homme, le même mouvement en Dieu n’aura pas le même statut, puisqu’il est incorruptible. « Il se mettra en colère, mais sans trouble »35. Dieu éprouve des sentiments, mais il ne subit pas de passion. 3. La jalousie comme preuve d’amour Après avoir vu comment le nom « Dieu jaloux » pouvait être soit fortement mis à distance soit au contraire revendiqué, mais sans que les textes précédemment étudiés prennent jamais en compte le contexte d’Ex 20, 5, c’est-à-dire le rejet de l’idolâtrie, abordons les auteurs qui en ont proposé une exégèse plus contextuelle. On la rencontre soit chez des auteurs qui répondent à des objections, Cyrille d’Alexandrie face aux critiques de l’empereur Julien ou Augustin face à celles du manichéen Adimante, soit chez des auteurs qui commentent spécifiquement ce texte de l’Exode : Origène et Théodoret de Cyr ; enfin quelques rares développements d’Origène et Jean Chrysostome abordent spontanément l’explication de la jalousie divine. Or ce qui est frappant, c’est que même si les études des biblistes comme celle de Bernard Renaud36 ou celle que propose Bernhard Lang37 montrent que ce nom « Dieu jaloux » ne doit pas être mis en relation avec la jalousie conjugale, c’est pourtant ainsi qu’elle a été comprise par les auteurs chrétiens des premiers siècles Origène Nous commencerons par Origène chez qui sont élaborées les thématiques majeures que l’on retrouvera chez ses successeurs. Tout d’abord, avec une visée polémique anti-gnostique, Origène insiste comme Tertullien, sur l’identité
que Marcion a au moins élargi l’argument d’Épicure. Par ailleurs Gager n’évoque pas le passage qui nous intéresse, dans lequel Tertullien reproche à Marcion d’avoir puisé chez Épicure sa conception d’un Dieu qui, ne se souciant pas des hommes, n’a pas non plus à exercer envers eux d’action de justice. 35 Tertullien, Contre Marcion II, 16, 7 (SC 368, 107). 36 Le Dictionnaire de spiritualité consacre un article spécifique à la « jalousie de Dieu » en 1974. L’auteur, Pierre Adnès avoue que pour la partie de l’article relative à l’Ancien Testament il doit beaucoup à l’ouvrage de B. Renaud, Je suis un Dieu jaloux. Évolution sémantique et signification théologique de qin’ah, Lectio divina 36, Paris, Le Cerf, 1963, p. 44-45 qui déclare : « Nous sommes loin de la jalousie conjugale que certains voudraient uniformément retrouver sous-jacente à cette expression ». 37 B. Lang, « Le Dieu de l’Ancien Testament est-il un dieu jaloux ? Essai de réponse », dans ce volume, p. 159-171.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules entre le Christ et le Dieu de l’Ancien Testament, lorsqu’il explique dans son commentaire sur l’évangile de Jean l’épisode des marchands chassés du Temple (Jn 2, 16-17). L’évangéliste lui-même souligne que le Christ accomplit dans ce geste ce que décrit le Ps 68, 22 : « Le souci jaloux (ζῆλος) pour ta maison me dévorera ». Or, selon Origène, cette attitude se justifie par le fait même que le Christ est « le Fils du Dieu jaloux (ἅτε θεοῦ ζηλωτοῦ υἱὸς ὤν) »38. Ainsi, la jalousie, qu’il s’agisse de l’Ancien ou du Nouveau Testament, apparaît comme un caractère propre de Dieu, même si, comme Origène le précise, il s’agit d’une métaphore empruntée aux réalités humaines pour signifier que « Dieu veut que rien d’étranger ne vienne se mêler à l’âme des hommes ». On voit poindre, dans ce texte, un thème qui revient ailleurs comme un leitmotiv, à savoir que la jalousie divine est profondément liée au rejet de l’idolâtrie qui est la pire souillure possible39. Dans l’Homélie sur le Psaume 36 et dans l’Exhortation au martyre, Ex 20, 5 est ainsi rapproché de Dt 32, 21 : « Eux-mêmes m’ont amené à la jalousie par ce qui n’est pas Dieu et m’ont exaspéré par leurs idoles », texte qui conjoint lui aussi les deux motifs de la jalousie et de la condamnation du culte idolâtrique40. Or dans ces deux ouvrages, de même que dans son Homélie sur l’Exode, c’est immédiatement la métaphore conjugale qui est invoquée pour justifier Ex 20, 5. Après avoir cité successivement Dt 32, 21 et Ex 20, 5, Origène les commente ainsi : « On dit d’ordinaire un mari jaloux de son épouse quand il prend soin de sa pureté de manière très attentive et très vigilante, et qu’il ne souffre pas que soit souillée la chasteté de son épouse. D’où logiquement, celui qui pèche contre Dieu, que l’on dit “jaloux”, l’incite à la jalousie et l’irrite. »41 La jalousie est donc suscitée en Dieu par la souillure de l’homme qui pèche, mais la comparaison permet de comprendre que c’est un effet du souci et de l’attention à l’être aimé42. Il est clair qu’une telle expression est à entendre de Dieu en un sens figuré et qu’il s’agit d’un emploi abusif. Pour éviter qu’on n’applique trop vite à Dieu des passions, Origène suggère même, en utilisant la comparaison conjugale dans son Exhortation au martyre,
38 Origène, Commentaire sur S. Jean X, 221 (SC 157, 515). Jérôme, Lettre à Eustochius XXII, (éd. J. Labourt, t. 1, p. 135) utilise lui aussi, de manière fugitive, l’expression deus zelotes en lien avec l’épisode des marchands chassés du Temple. 39 Origène, Exhortation au martyre 10 (GCS 2, Koetschau, p. 10) : « Quelle souillure peux-tu concevoir de pire pour une âme que de proclamer de quelque manière que ce soit un autre dieu et de ne pas confesser celui qui est véritablement le seul et unique Seigneur ? » 40 Origène, Homélies sur les psaumes 36, 1 (SC 411, 57) et Exhortation au martyre 9. 41 Origène, Homélies sur les psaumes 36, 1 (SC 411, 57). 42 Origène, Commentaire sur Matthieu (latin), series 68, (GCS 38, Klostermann, 1933, p. 160) : à propos de la parabole des talents, on ne peut reprocher à Dieu d’être austère et dur sous prétexte qu’il se soucie des péchés des hommes, car ce souci jaloux est précisément la preuve de sa bonté.
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Marie-Odile Boulnois que le mari peut feindre la jalousie. Un époux qui veut inciter son épouse à la vie chaste et éviter à tout prix qu’elle ne se jette dans les bras d’un autre, aussi modéré soit-il, va feindre la jalousie et utiliser cette feinte comme un remède. De la même manière, Dieu déclare à l’âme qui est son épouse qu’il est un Dieu jaloux pour la détourner de tout adultère avec les démons43. Deux points sont remarquables dans ce passage de l’Exhortation au martyre : parler de feinte du mari permet de préparer le deuxième terme de la comparaison dans la mesure où l’époux est impassible. D’autre part, la jalousie est présentée comme un remède, ce qui rapproche sur ce point Origène de Tertullien. L’Alexandrin poursuit en effet en précisant que ce n’est pas pour lui-même que l’époux détourne son épouse de toute flétrissure, mais dans son intérêt à elle, pour la guérir, indique-t-il encore en filant la métaphore médicale. Dans son Homélie sur l’Exode, l’affirmation de la jalousie divine est même d’emblée présentée comme la preuve manifeste de la bonté de Dieu. «Vois la bonté de Dieu : pour nous instruire et nous rendre parfaits, il ne refuse pas la faiblesse des passions humaines. Qui, en effet, à entendre parler d’un “Dieu jaloux”, ne s’étonnerait aussitôt et ne croirait à un vice de l’humaine faiblesse ? Mais c’est pour nous que Dieu fait et souffre tout et, pour que nous puissions être instruits, il parle de passions qui nous sont connues et familières. »44 Origène dépasse ici l’habituelle mise en garde sur l’inadéquation des anthropomorphismes en voyant dans la jalousie la preuve que l’amour divin va jusqu’à ne pas refuser la faiblesse des passions humaines45. Certes, le contexte est pédagogique puisque l’assomption de cette passion a pour but de nous instruire ; néanmoins on ne peut pas ne pas le rapprocher d’un passage de la sixième Homélie sur Ézéchiel dans laquelle Origène déclare : « Le Père lui-même, Dieu de l’univers, “plein d’indulgence, de miséricorde ” (Ps 102, 8) et de pitié, n’estil pas vrai qu’il souffre en quelque manière ? Ou bien ignores-tu que, lorsqu’il s’occupe des affaires humaines, il éprouve une passion humaine ? […] Le Père lui-même n’est pas impassible. Si on le prie, il a pitié, il compatit, il éprouve une passion de charité, et il se met dans une condition incompatible avec la grandeur de sa nature et pour nous prend sur lui les passions humaines. »46 Même si ce texte va plus loin encore que l’Homélie sur l’Exode, tous deux se rejoignent pour dire que c’est pour nous que Dieu le Père assume les passions humaines.
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Origène, Exhortation au martyre 9 (GCS 2, 9-10) Origène, Homélie sur l’Exode VIII, 5 (SC 321, 261). 45 Voir aussi Clément d’Alexandrie, Pédagogue I, 8, 74, 4 (SC 70, 243) : « Et même l’accès de colère de Dieu – s’il faut appeler vraiment colère les reproches qu’il nous adresse – est un signe de sa bonté pour l’homme ; c’est Dieu qui condescend à prendre les sentiments humains, à cause de l’homme pour qui aussi le Logos de Dieu s’est fait homme. » 46 Origène, Homélies sur Ézéchiel VI, 6 (SC 352, 231). 44
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Un Dieu jaloux qui fait des émules Dans le cas de la jalousie, de nombreux textes bibliques permettaient à Origène de fonder scripturairement la métaphore conjugale47. Parmi eux deux passages permettent de prouver a contrario l’idée que la jalousie est un bienfait. Ez 16, 42 : « Ma jalousie s’écartera de toi, je ne m’irriterai plus contre toi » et Os 4, 14 : « C’est pourquoi je ne visiterai pas vos filles quand elles se prostitueront, ni vos brus quand elles commettront l’adultère. » En effet, mieux vaut être traitée comme une femme légitime dont l’époux se soucie plutôt que d’être considérée comme une courtisane envers qui on ne s’irrite pas si elle a d’autres amants. La tendresse de Dieu se manifeste donc quand il s’indigne et s’irrite, autrement dit, quand il considère qu’il existe encore un espoir de salut, car selon Hb 12, 6 : « il flagelle tout fils qu’il accueille » ; au contraire, l’homme peut craindre le pire quand la jalousie s’écarte de lui et qu’il n’est plus admonesté pour ses péchés. « Quand nous dépassons la mesure dans le péché, “Dieu jaloux” détourne de nous sa jalousie, comme il l’a dit plus haut : “Ma jalousie s’écartera de toi, je ne m’irriterai plus contre toi” (Ez 16, 42) »48. Non seulement la jalousie est une preuve de bonté, mais l’absence de jalousie serait le signe bien plus terrible d’un abandon. Jean Chrysostome et Théodoret de Cyr Les différents éléments de cette exégèse origénienne se retrouvent chez deux auteurs antiochiens, Jean Chrysostome et Théodoret de Cyr. Tous deux soulignent que l’expression « Dieu jaloux » est empruntée à la terminologie des passions humaines, avec un but pédagogique, afin de manifester l’intensité de l’amour de Dieu pour l’homme. Chez Théodoret, ce commentaire se lit dans ses Questions sur l’Exode et reprend, sans les développer, les grandes lignes de l’exégèse origénienne : Dieu utilise des mots humains qui doivent être compris à la lumière de l’amour conjugal et sa jalousie est le signe de sa tendresse (φιλοστοργία), puisque l’amour implique la jalousie. Pour expliquer ce que signifie « Dieu jaloux », Théodoret cite d’emblée quatre textes bibliques (Is 50, 1 ; Jr 3, 1 et 3, 20 ; Rm 7, 1-4) qui évoquent les relations entre Dieu et son peuple en termes de liens conjugaux, pour conclure ainsi : « Voilà pourquoi il se nomme lui-même “Dieu jaloux” […]. En effet, de même qu’un mari qui a une femme légère l’avertit en ces termes : “je suis jaloux, je ne supporte pas de
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L’Homélie sur l’Exode VIII, 5 cite 2 Cor 11, 2 ; Mt 22, 2 ; Is- 50, 1 ; Jr 3, 1 ; 3, 6-7 ;
Ez 16, 42 ; Os 4, 14. 48
Origène, Homélie sur l’Exode VIII, 5 (SC 321, 267). Voir aussi Selecta in Exodum (fragmenta e catenis), PG 12, 293A : après un développement proche de ce passage dans lequel il cite He 12, 6 et 0s 4, 14, Origène poursuit l’éloge paradoxal du châtiment en opposant la situation des pécheurs qui sont dignes de la punition dès ici-bas et pourront ensuite reposer dans le sein d’Abraham, et le cas du diable qui, lui, n’est pas digne des châtiments divins.
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Marie-Odile Boulnois te voir t’entretenir avec un autre homme”, de même Dieu le Maître voulant détourner (les hommes) de la superstition, s’est appelé non seulement “jaloux”, mais “feu dévorant” (Dt 4, 24). Une telle jalousie est signe de tendresse (φιλοστοργία) »49. Exactement comme Origène, il invoque ensuite conjointement les deux versets d’Ez 16, 42 et Os 4, 14 pour expliquer que subir la jalousie vaut encore mieux que d’être rejeté par Dieu. Comme il s’agit de commenter l’Exode, Théodoret interprète spécifiquement cette jalousie dans son contexte, comme un moyen pour Dieu de détourner l’homme de l’idolâtrie. Au contraire, Jean Chrysostome, qui recourt spontanément à Ex 20, 5 indépendamment d’une contrainte extérieure, n’associe pas la jalousie à la lutte contre l’idolâtrie. Dans son Homélie sur l’épître aux Romains, c’est pour prouver que si Dieu punit c’est parce qu’il aime et non par vengeance que Jean Chrysostome en vient à mentionner cette déclaration divine. De fait, c’est quand il menace du châtiment qu’il montre son amour. « Voilà pourquoi, dit-il, Dieu ne refuse pas de s’abaisser à des expressions épaisses, de s’exprimer en termes de passions humaines et de se donner le nom de jaloux, il dit en effet “Je suis un Dieu jaloux”, pour que tu apprennes l’intensité de son amour »50. Comme chez Origène sont convoquées à la fois la métaphore conjugale et la citation d’Ez 16, 42 dans laquelle Dieu menace d’une punition bien pire s’il retire sa jalousie. C’est avec le même souci d’exalter l’amour divin qu’il recourt à Ex 20, 5 dans son traité intitulé Comment observer la virginité pour souligner la solidarité intrinsèque entre jalousie et amour. Aussi terrible que soit cette parole que Moïse répète sans cesse dans l’Ancien Testament : « Dieu est un Dieu jaloux », elle est encore plus douce que terrible. « Car il n’y aurait pas de jalousie s’il n’y avait pas sous-jacent un ardent et fervent amour, si bien qu’elle est une preuve de l’amour véhément et enflammé de Dieu. De fait, dans le cas de Dieu la jalousie n’est point désir sensuel (πόθος), mais c’est parce qu’il veut faire comprendre sa tendresse (φιλοστοργία) ineffable qu’il s’est souvent servi de cette expression abusive »51. La jalousie est ici présentée sous sa forme la plus positive, fortement ancrée dans la sphère de l’amour, et ce n’est que de manière fugitive qu’il est précisé que dans le cas de Dieu elle n’implique pas de désir. On perçoit là, mais de manière moins aiguë que chez Origène, la tension entre, d’une part, la nécessité de préserver l’impassibilité divine, et d’autre part l’attribution à Dieu de sentiments qui s’apparentent à des passions humaines.
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Théodoret, Quaestiones in Exodum 39 (N. Fernández Marcos, A. Saenz-Badillos, Madrid, 1979, p. 128, p. 15-22). 50 Jean Chrysostome, Homélie 23 sur l’épître aux Romains (Rm 13, 1-11), PG 60, 621, 33-36. 51 Jean Chrysostome, Comment observer la virginité 6 (traduction légèrement modifiée de J. Dumortier, Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 116-117). L’éditeur a choisi la leçon πόθος, mais certains manuscrits ont la leçon πάθος.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules Cyrille d’Alexandrie et Augustin Un tel paradoxe est précisément celui qu’affrontent aussi bien Cyrille d’Alexandrie qu’Augustin, dans leurs controverses respectives avec le païen Julien et le manichéen Adimante. Comme on l’a vu, c’est pour prouver l’infériorité du Dieu biblique, soumis aux passions, que l’empereur Julien recourt à Ex 20, 5, si bien que dans sa réfutation, Cyrille doit à la fois défendre l’impassibilité divine, qui est étroitement liée à la transcendance, et justifier le deuxième attribut divin, la bonté, qui est elle aussi mise en péril selon Julien par le nom « Dieu jaloux ». Cyrille est conduit, sur le terrain de son adversaire, à réaffirmer l’impassibilité divine en lien avec sa transcendance. Or, c’est précisément en raison de cette transcendance que le langage humain se révèle déficient et que l’on est contraint de recourir à des impropriétés, sous peine de se voir réduit au silence. La jalousie est donc un exemple de catachrèse parmi d’autres. Néanmoins, bien loin de révoquer ces énoncés comme mensongers, Cyrille souligne que, malgré leur impropriété, ils nous disent quelque chose de Dieu. Ainsi, parler du pied ou de l’œil de Dieu est une manière d’exprimer de façon oblique, métaphorique, certaines des propriétés divines. Qu’en est-il de la jalousie ? C’est en fait la conséquence nécessaire de la bonté divine, puisque ce qui caractérise un Dieu vraiment bon n’est pas l’indifférence, mais le souci de garantir le salut de l’homme. « En quoi le créateur de toutes choses est-il entièrement bon s’il n’a pas le souci de ses créatures ? »52 Dieu, s’il est bon, ne peut rester sans rien faire devant le risque pour sa créature de se perdre dans le polythéisme, alors que son salut passe forcément par la reconnaissance de celui qui est le vrai Dieu et le rejet du culte des idoles53. La jalousie, que Cyrille compare à un « rempart » interdisant le chemin de la perdition, est donc une façon d’exprimer la haine de Dieu pour le mal54. Cependant à la différence des autres auteurs, Cyrille n’emploie jamais la métaphore conjugale, mais d’autres exemples humains qui ont tous pour point commun d’illustrer que les responsables, qu’ils soient généraux, bergers, parents ou maîtres, ne peuvent négliger leur rôle de guide envers ceux sur lesquels ils sont chargés de veiller. En revanche, il recourt comme Tertullien à la comparaison médicale, en invoquant contre son adversaire le témoignage de l’un des siens, Porphyre dans son traité À Nemertius.
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Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien V, 748B. Voir aussi In Ioannem IV, 6 (Jn 7, 24) (Pusey 1, 618) : après avoir cité Ex 20, 5, Cyrille déclare que la connaissance de Dieu est la racine de toute vertu. L’enjeu du rejet des idoles est non seulement gnoséologique, mais éthique. Si Dieu punit ceux qui s’écartent de la vérité ce n’est ni par envie ni par méchanceté, mais parce que c’est une question de vie éternelle. 54 Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien V, 741D. 53
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Marie-Odile Boulnois De même qu’on ne fait pas grief au médecin de cautériser ou d’amputer une partie du corps pour le bien de l’ensemble, de même il faut accorder à Dieu le droit de soigner comme il juge bon, en l’occurrence de protéger par la crainte ceux qui risqueraient de tomber dans l’apostasie. Néanmoins, par-delà un accord entre chrétiens et platoniciens sur les attributs divins de bonté et de providence, cette discussion sur la jalousie montre de manière aiguë combien ils peuvent se séparer sur la question de savoir si la providence divine implique que Dieu puisse intervenir directement dans l’histoire humaine et même être affecté par elle, sans perdre son impassibilité. Or c’est précisément en raison de sa bonté que Dieu est, en quelque sorte, conduit à s’écarter de son impassibilité. Malgré le cadre apologétique de son œuvre, Cyrille ne se laisse pas enfermer par Julien dans la définition de Dieu comme impassible et, par-delà les réponses traditionnelles sur le rôle pédagogique de la punition55, il va jusqu’à avancer que Dieu n’est pas « sans souffrir ». « Dieu est donc jaloux, s’il faut employer un vocabulaire humain, au sens où il n’est pas sans souffrir (ἀναλγήτως), lorsqu’il voit certains de ceux qu’il a créés se perdre misérablement »56. Peu de Pères, en dehors d’Origène, ont osé s’aventurer sur ce terrain dangereux et affirmer qu’il existe une souffrance en Dieu malgré son impassibilité. Le même adverbe ἀναλγήτως est repris plus loin au sein d’un raisonnement où Cyrille retourne à Julien la question de savoir si ses dieux se mettraient eux-mêmes en colère contre ceux qui refuseraient leur tutelle ou s’ils resteraient « sans souffrir » devant ce comportement. Dans le cas où ils refuseraient de s’en affliger, Julien devrait bien les imiter et ne pas s’en prendre à ceux qui se convertissent au christianisme. Cyrille veut ainsi conduire son interlocuteur à avouer que si ses dieux se soucient d’éviter que des hommes passent à une autre religion, ils sont donc eux aussi jaloux. Dans cette exégèse d’Ex 20, 5, Cyrille tente donc à la fois de maintenir que Dieu est conçu comme au-delà de toute passion, puisqu’il dépasse tout ce qui est humain57, mais aussi de rendre raison de la lettre du texte biblique. Parler d’un « Dieu jaloux » s’explique à la fois, du côté de l’homme, par le rôle que joue cette jalousie comme rempart pédagogique destiné à préserver son salut et, du côté de Dieu, comme la preuve qu’il n’est pas insensible et qu’en raison même de sa tendresse, il est paradoxalement capable de souffrir. C’est aussi en se référant à la bonté de Dieu que l’on peut comprendre, selon Cyrille, la deuxième partie du verset d’Ex 20, 5 concernant le report des fautes des pères sur les enfants, sur la troisième et la quatrième génération.
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He 12, 6 est cité en Contre Julien V, 748 comme dans l’Homélie sur l’Exode VIII, 5 d’Origène. Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien III, 673A. Cyrille d’Alexandrie, Contre Julien V, 748B.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules « Dieu jaloux qui reporte les fautes des pères sur les enfants, sur la troisième et la quatrième génération pour ceux qui me haïssent ». Cyrille commence par prendre Julien en défaut, puisqu’il ne cite pas tout le verset et omet la fin « pour ceux qui me haïssent », précision pourtant essentielle, car cela permet de montrer que les descendants qui seront châtiés seront bien eux-mêmes coupables. Puis il montre que dans ce texte Dieu révèle qu’il est indulgent envers la première génération et peut faire grâce aussi à la deuxième et à la troisième génération. Mais si les descendants de la quatrième sont punis, c’est parce que malgré ces multiples reports du châtiment, ils n’ont pas eux non plus renoncé au mal. Là encore, Cyrille précise que Dieu châtie « avec peine et hésitation » parce qu’il est bon. Ainsi, contrairement à l’interprétation que Julien avait sans doute en vue, bien qu’il ne la développe pas, ce verset ne peut signifier qu’on est puni pour les fautes de ses ancêtres. Et Cyrille invoque pour le prouver d’autres passages bibliques tirés d’Ézéchiel affirmant la responsabilité personnelle des fautes. « L’âme qui pèche, c’est elle qui périra, dit-il ; le fils ne prendra pas sur lui l’injustice de son père, ni le père celle de son fils » (Ez 18, 20), « chacun mourra dans le péché qu’il a commis » (cf Ez 18, 24). Comme Dieu ne peut pas se contredire, le verset d’Ex 20, 5 ne peut pas être compris comme le fait Julien, mais il signifie que Dieu peut manifester sa bonté et son indulgence à plusieurs générations, mais que si leurs descendants persistent dans le mal, leur châtiment sera juste58. Cette exégèse proposée par Cyrille diffère de celle d’Origène59 pour lequel les pères sont le diable et les puissances mauvaises qui seront punis dans le siècle à venir, alors que leurs fils, les âmes qu’ils ont persuadé de pécher, reçoivent dès ce siècle le prix de leurs actes et peuvent ainsi être purifiés. En revanche, on trouve chez Théodoret de Cyr60 le même souci que chez Cyrille61 de montrer qu’Exode 20, 5 et Ez 18, 20 ne sont pas contradictoires si on comprend bien Ex 20, 5 : ce texte signifie que, dans sa grande patience, Dieu est prêt à différer son châtiment sur plusieurs générations, mais que si malgré ces multiples reports et face aux exemples passés, les descendants de la quatrième génération n’ont pas eux non plus renoncé au mal, ils seront alors punis. C’est aussi autour de la bonté de Dieu que se joue l’affrontement entre Augustin et Adimante. Pour répondre à ce dernier qui opposait, comme Marcion, la rigueur des déclarations vétéro-testamentaires à la miséricorde du Nouveau Testament, Augustin commence par citer des passages de ce dernier (2 Co 11, 2 et Jn 2, 17) qui attribuent eux aussi à Dieu ce sentiment de jalousie. Il prouve
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Cyrille, Contre Julien III, 674AC. Origène, Homélies sur l’Exode VIII, 6. Théodoret, Quaestiones in Exodum XL, p. 130, 3. Voir aussi Cyrille, De Adoratione PG 68, 409-412.
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Marie-Odile Boulnois ainsi qu’il n’existe aucune contradiction entre la jalousie et la bonté, mais une totale concordance entre les deux Testaments62. Mais le principal de son argumentation consiste à reprocher aux manichéens de n’avoir pas compris l’incapacité foncière du langage humain à parler proprement du Dieu ineffable. C’est donc faute de ne pouvoir rien dire qui soit digne de Dieu que l’Écriture est contrainte de recourir à des métaphores. De surcroît, cette condescendance divine qui s’abaisse jusqu’au langage humain est aussi à comprendre comme une anticipation de l’abaissement plus radical de la majesté divine dans un corps humain63. Or, dit Augustin « Par quel mot sinon par “jalousie de Dieu” pourrait-on mieux faire entendre que nous sommes appelés à l’union avec Dieu et qu’il ne veut pas que nous nous laissions corrompre par de honteuses amours, qu’il punit notre impudicité et qu’il aime notre chasteté ? Ce n’est donc pas sans raison qu’on dit : sans jalousie, pas d’amour »64. Une fois encore la métaphore conjugale sert à illustrer le fait que la providence divine se soucie d’éviter à l’âme d’être impunément infidèle et, comme Jean Chrysostome, Augustin n’hésite pas à souligner l’intrication mutuelle entre jalousie et amour65. L’enjeu est grand, puisque « tout l’espoir de notre salut consiste dans la jalousie de Dieu »66. Il est donc capital de dénoncer l’intention cachée des manichéens qui, sous prétexte d’attaquer les Écritures au sujet d’une passion indigne de Dieu, revendiquent en réalité le droit à adorer des dieux étrangers et cherchent du même coup à se concilier la bienveillance des païens67. Cependant, aussi loin qu’aille Augustin dans cet éloge du terme « jalousie » pour décrire l’amour divin, il lui fait subir une correction importante. « La jalousie de Dieu n’est pas ce tourment du cœur dont le mari est torturé pour sa femme et la femme pour son mari, mais une justice parfaitement paisible et pure qui ne permet pas qu’une âme soit heureuse quand elle est corrompue et, si l’on peut dire, grosse de passions mauvaises. »68 Augustin semble ici plus soucieux que Cyrille d’éviter toute idée de douleur ou de trouble, lorsqu’il est question de jalousie divine. À condition de comprendre que ce mot signifie non un tourment du cœur, mais la pure volonté de préserver la chasteté de l’âme,
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Augustin, Contre Adimante VII, 4 (BA, p. 249). Voir aussi Contre Adimante XI, p. 267 qui cite 2 Co 11, 2 et Jn 2, 17. 63 Augustin, Contre Adimante XIII, 2, p. 281. 64 Augustin, Contre Adimante XIII, 2, p. 283. 65 Augustin, Contre Adimante XI (B.A, p. 263). Voir aussi VII, 4, p. 249 : « Car de même que c’est par un sentiment de jalousie que les maris veillent à la pudeur de leurs épouses, ainsi les Écritures ont-elles nommé jalousie divine la puissance de la loi par laquelle Dieu ne permet pas que l’âme fornique impunément. » 66 Augustin, Contre Adimante XI, p. 263. 67 Augustin, Contre Adimante XI, p. 261 et XIII, 1, p. 279-281. 68 Augustin, Contre Adimante XI, p. 263 et XIII, 2, p. 281.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules nous pouvons alors parler de la jalousie de Dieu sans craindre d’y impliquer souillure ou tourment et « nous pouvons assumer les conditions du langage humain pour aborder au silence divin »69. II. Jalousie de Dieu et jalousie des hommes Le Dieu biblique, non content d’être jaloux et de revendiquer ce titre, incite aussi les hommes à faire preuve de la même jalousie que lui. Jan Assmann écrit : « Du côté des hommes, la jalousie de Dieu correspond à l’idée du zèle envers Dieu. Les deux mouvements, l’emballement divin comme humain, sont exprimés par la même racine hébraïque, 1.ɻ. […] L’exemple de tous les zélateurs de Dieu est le prêtre Pinhas de la tribu de Lévi. »70 Voyons donc comment les Pères interprètent ce transfert de la jalousie divine à l’homme. A. Phinees : un homme récompensé pour avoir endossé la jalousie divine (Nb 25) Comme pour le nom « Dieu jaloux », il est frappant de constater que, lorsque les auteurs chrétiens commentent le passage des Nombres 25 racontant comment Phinees (Pinhas) a tué de ses mains un couple qui s’était initié à Beelphégôr en décidant de faire sienne la jalousie divine71, ils n’évoquent que très rarement le motif même de la jalousie. Ils insistent plutôt sur l’usage raisonnable de la colère quand elle est mise au service de la justice (Origène72), le devoir d’avoir un soin jaloux de la foi en éliminant ce qui est adultère pour défendre l’unité de l’Église (Cyprien73), l’utilité des passions qui dans le cas 69
Augustin, Contre Adimante XI, p. 265. J. Assmann, Violence et monothéisme, trad. de l’allemand par J. Schmutz, Paris, 2009, p. 124. 71 L’épisode n’est que rarement représenté en dehors d’une fresque de la catacombe de la Via Latina. Voir A. Ferrua, Catacombe sconosciute. Una pinacoteca del IV secolo sotto la Via Latina, Firenze, 1990, fig. 43. Voir aussi M. Dulaey, « Phinees embrochant de sa lance le pécheur. À propos d’une peinture de l’hypogée de la Via Latina », Annuaire, Résumés des conférences et travaux EPHE, 117, 2008-2009, p. 217-224. 72 Origène, Homélie sur la Genèse I, 17. Dans son Homélie sur les Nombres XX, 5 (SC 461, 53-55) lorsque Origène rapporte l’histoire de Phinees, il ne parle pas de la question de la colère et de la jalousie et en donne immédiatement une explication spirituelle. 73 Cyprien, Lettre 73, X, 1-2 (CCL III, B/3, 1996, p. 540) : « C’est le devoir d’un bon soldat de défendre contre les rebelles et les ennemis le camp de son général. C’est la gloire d’un chef de garder les enseignes qu’on lui a confiées. Il est écrit : “Le Seigneur ton Dieu est un Dieu jaloux” (Ex 20, 5 ; Dt 4, 24). Nous qui avons reçu l’Esprit de Dieu, nous devons avoir le soin jaloux (zelum) de la foi divine. C’est par ce zèle que Phinees plut à Dieu et l’apaisa, lorsque, dans sa colère, il faisait périr son peuple. Pourquoi tiendrions-nous compte de ce qui est adultère, étranger, ennemi de la divine Unité, nous qui ne connaissons qu’un Christ, et qu’une Église, la sienne ? » 70
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Marie-Odile Boulnois des hommes vertueux, comme Daniel ou Phinees, contribuent à leur bonté (Grégoire de Nysse74), la récompense de cet homicide commis à cause de Dieu par une longévité extraordinaire (Aphraate le Sage Persan75) ou encore l’infériorité du zèle de Phinees, qui apaise la colère de Dieu en tuant, par rapport au zèle de Jésus qui, lui, ne tue pas (Cyrille de Jérusalem76). On constate donc là encore une certaine réticence des auteurs chrétiens à aborder expressément l’attribution à Dieu d’une passion, la jalousie, qui, imitée par l’homme, aboutit à un acte de violence. En revanche, ce thème est utilisé de manière polémique par l’empereur Julien qui lui accorde un développement particulièrement fourni. Or, plus encore que pour le texte de l’Exode, la citation de Nb 25, 11 par Julien montre la connaissance approfondie qu’il avait de la Bible, car il ne s’agit pas là d’un lieu commun de la polémique païenne77. Dans le cadre de sa comparaison des doctrines mosaïques et grecques, Julien argumente, comme on l’a vu, à partir du nom « Dieu jaloux » (Ex 20, 5) pour discréditer le Dieu biblique ravalé au rang de dieu national et subalterne. Mais à ce témoignage, il ajoute l’épisode de Phinees qui, selon l’Écriture, a fait cesser l’emportement de Dieu en étant « jaloux de sa jalousie ». Ce récit suscite plusieurs critiques de la part de Julien78. Il souligne la futilité du motif de la colère divine et la disproportion entre le nombre des coupables – qui sont tout au plus un millier – et celui des six cent mille justes qui auraient dû être tués. Cette injustice s’accompagne d’autres attitudes incompatibles avec le statut divin : la colère, le recours à un serment, le changement de décision. Mais ce récit présente surtout un Dieu qui incite l’homme à imiter cette violence, en prenant sur lui la jalousie divine. Ce dernier trait constitue pour Julien un signe majeur de blasphème. Au-delà de l’impossibilité pour la nature divine d’être soumise aux passions, Julien dégage en effet les enjeux éthiques d’une telle représentation de la divinité, puisque la philosophie ordonne d’imiter les dieux autant que possible79. « Considérez encore par ce qui suit combien nos doctrines sont évidemment supérieures aux leurs. Les philosophes nous ordonnent d’imiter les dieux dans la mesure du possible, or cette imitation consiste dans la contemplation des êtres qui sont. Que cela se fasse à l’écart de toute passion et réside dans l’impassibilité, c’est évident et cela va sans dire. C’est donc dans la mesure où nous sommes dans
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Grégoire de Nysse, De anima et resurrectione, PG 46, 57, 3 et 68, 2. Aphraate, Les Exposés 14 (SC 359, p. 647). 76 Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales XIII, 2, 11. 77 G. Rinaldi, La Bibbia dei Pagani, t. 2: Testi e documenti, Bologna, 1998, p. 158-160 ne mentionne pas d’emploi de ce texte chez d’autres auteurs païens. 78 Julien, Contre les Galiléens, Fr. 33, Masaracchia, p. 128-129, et Fr. 36, Masaracchia, p. 131. 79 Platon, Théétète 176b. Julien, lui aussi, fait dire à Marc-Aurèle que le but d’une vie noble est « l’imitation des dieux » (Les Césars 34, 333C). 75
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Un Dieu jaloux qui fait des émules l’impassibilité, tendus vers la contemplation des êtres qui sont, que nous nous rendons semblables à Dieu. Or en quoi consiste l’imitation de Dieu qui est louée chez les Hébreux ? Colère, emportement et jalousie sauvage ! En effet, “Phinees, dit l’Écriture, a fait cesser mon emportement et l’a détourné des fils d’Israël en étant jaloux de ma jalousie parmi eux” (ἐν τῷ ζηλῶσαί μου τὸν ζῆλον ἐν αὐτοῖς, Nb 25, 11). Dès lors en effet que Dieu trouve quelqu’un qui partage son irritation et sa souffrance, on voit qu’il abandonne son irritation. »80 L’épisode de Phinees apparaît donc comme caractéristique de l’absurdité de la foi des Hébreux, lesquels croient en un Dieu qui n’apprécie que les hommes à son image : remplis de colère et de jalousie. Par opposition, Julien montre la supériorité évidente de la doctrine des Grecs dont la conduite morale est fondée sur l’imitation d’une divinité impassible. Pour le réfuter, Cyrille d’Alexandrie procède en deux temps. Sur la question de l’imitation de Dieu par l’homme, il montre qu’il y a bien accord entre le Dieu des chrétiens et les Sages grecs qui préconisent d’imiter Dieu, c’est-à-dire d’imiter son impassibilité en ne donnant pas prise à l’emportement. Mais il met aussi en garde contre les impropriétés du langage que l’Écriture est contrainte d’utiliser pour parler de Dieu, sous peine de n’en pouvoir rien dire. « Donc chaque fois que des infractions quelconques requièrent par leur nature et leur gravité des manifestations de colère de la part de Dieu, s’il apparaît par la suite que ces manifestations se sont produites, on dit alors qu’il s’est mis en colère, les saints utilisant l’expression qui a cours chez nous ; mais c’est à nous de comprendre que, s’il était possible que ce qui concerne Dieu puisse être exposé clairement par des paroles supra humaines, on n’utiliserait même pas le mot “emportement” à son sujet. Il faudrait donc mettre en rapport les limites de notre intelligence avec l’indigence du langage. »81 Il répond ensuite à la question de la violence dont fait preuve Phinees en recourant à un argument ad hominem. Comment, en effet, Julien peut-il se targuer de l’impassibilité de ses dieux, alors même que les auteurs grecs ne les présentent pas pour des modèles de douceur et de mansuétude ? Il suffit pour s’en convaincre de citer les épithètes homériques des dieux82 ou un extrait des Troyennes 65-71 d’Euripide que Cyrille compare à l’épisode de Phinees83. Dans cette tragédie, Athéna change soudainement de camp, décidant de favoriser les Troyens pour se venger des Achéens qui ont fait violence à Cassandre.
Julien, Contre les Galiléens, Fr. 36, Masaracchia, p. 131, cité par Cyrille, CJ V, 28. Cyrille d’Alexandrie, CJ V 30, 765BC. 82 Cyrille d’Alexandrie, CJ V, 765C : Arès « homicide, fléau des mortels, tueur sanguinaire », Athéna, « mouche à chiens, toujours en train d’exciter les dieux à la querelle ». 83 Cette citation semble particulièrement originale dans la mesure où ce texte n’est jamais cité dans le reste de la littérature grecque d’après une recherche sur le TLG. 80 81
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Marie-Odile Boulnois Cyrille tire de ce passage deux arguments : d’une part, Athéna change, elle aussi, brusquement d’avis, comme le Dieu biblique ; mais surtout, l’attitude de Phinees apparaît bien supérieure à celle des Grecs. En effet, si un Grec avait châtié celui qui avait fait violence à Cassandre, Athéna n’aurait pas eu à se déchaîner contre toute l’armée grecque. Le comportement de Phinees, qui a puni le seul couple fautif, détournant ainsi la colère de Dieu, se trouve ainsi justifié par comparaison avec le carnage déchaîné par Athéna84. Autrement dit, de même que la jalousie divine est une preuve de philanthropie puisqu’elle a pour but de détourner l’homme de la perdition dans laquelle le conduit l’idolâtrie, de même la jalousie de Phinees a elle aussi un rôle salutaire. B. Dt 32, 21 et sa relecture en Rm 10, 19 et 11, 11 Le deuxième exemple que je voudrais examiner est un passage du Deutéronome qui conjoint lui aussi la jalousie de Dieu et le transfert de cette jalousie sur les hommes, mais de manière différente. Ce n’est plus, comme dans les Nombres, un homme qui endosse le comportement jaloux de Dieu pour sauver le peuple, mais c’est Dieu qui, pour punir les hommes qui l’ont rendu jaloux, leur instille cette jalousie. Dt 32, 21 : « Eux ils m’ont rendu jaloux (παρεζήλωσαν) avec ce qui n’est pas Dieu, ils m’ont irrité avec leurs idoles ; et moi je les (αὐτοὺς) rendrai jaloux (παραζηλώσω) avec ce qui n’est pas une nation. » Or ce verset, cité en Rm 10, 1985, fonctionne chez l’apôtre Paul comme une clé herméneutique de l’histoire du salut. C’est en réalité pour ramener son peuple à la fidélité que Dieu a transféré les promesses des juifs aux nations, afin de susciter chez eux une jalousie propre à les faire revenir. De fait, ils ne sont pas tombés pour toujours, dit Paul, mais « leur faux pas a procuré le salut aux païens, afin que leur propre jalousie en fût excitée » (Rm 11, 11). Quant à Paul, s’il se fait l’apôtre des nations, c’est à son tour pour imiter Dieu « avec l’espoir d’exciter la jalousie (παραζηλώσω) de ceux de (son) sang et d’en sauver quelques-uns » (Rm 11, 14). On constate que, dans l’interprétation des Pères, la relecture paulinienne est très souvent à l’arrière-plan de l’exégèse de Dt 32, 21. Ainsi, chez Irénée, le passage du Deutéronome sert à montrer comment l’indocilité du peuple juif, qui s’est mis à rendre un culte à des dieux qui n’en sont pas, a provoqué le don de son héritage aux nations86. Néanmoins peu d’auteurs développent spécifiquement le thème de la jalousie, mais de manière remarquable on
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Cyrille d’Alexandrie, CJ V, 768Asq. Rm 10, 19 cite Dt 32, 21 en changeant seulement le pronom (αὐτοὺς) en deuxième personne (ὑμᾶς). 86 Irénée, Démonstration de la prédication évangélique 95 (SC 406, 211). 85
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Un Dieu jaloux qui fait des émules s’aperçoit que ce sont les mêmes qui avaient déjà accepté de commenter le nom « Dieu jaloux ». Parmi eux se trouve Origène, qui accorde, dans son œuvre, une place majeure à la relation entre Israël et les nations. Pour l’Alexandrin, ce cantique du Deutéronome contient la prophétie de l’appel des nations qui est la conséquence de l’incrédulité des juifs87. Néanmoins cet appel des nations n’est pas sans bénéfice pour les juifs eux-mêmes. « Qu’est-ce que la Synagogue reçoit de l’Église ? Je crois qu’on peut l’entendre de ce qu’écrit le même Moïse : “Et moi, j’exciterai votre jalousie pour ce qui n’est pas un peuple, pour une nation insensée, je soulèverai votre colère” (Dt 32, 21). La Synagogue reçoit donc de l’Église ce salaire : de ne plus servir les idoles. En effet, voyant ceux qui viennent des nations si bien convertis à Dieu qu’ils ne connaissent plus les idoles, qu’ils ne vénèrent personne sinon Dieu seul, elle rougit elle-même de servir désormais les idoles. »88 Bien loin de comprendre ce verset comme une menace de châtiment des juifs pour leur éloignement89, Origène y voit la preuve de la plus grande miséricorde divine et considère cette jalousie comme le ressort du salut des juifs90. Le détour par l’appel des nations a pour but de faire revenir le peuple élu91. Commentant Rm 11, 11, Origène développe le processus de jalousie par lequel Dieu a prévu de faire revenir Israël à la foi. « (Paul) montre comment le salut a été donné aux nations à partir de leur faux pas : “afin de les exciter à la jalousie” (æmulentur), dit-il, c’est-à-dire afin qu’en voyant la conversion des nations et en voyant que l’alliance de Dieu qu’ils avaient d’abord reçue 87
Origène, Contre Celse II, 78 (SC 132, p. 471-473). Voir aussi CC III, 73 et Traité des Principes IV, 1, 4, 5. 88 Origène, Homélie sur l’Exode II, 4 (SC 321, p. 85). Voir aussi Origène, Traité des Principes IV, 1, 4 repris dans la Philocalie I, 4, 5. 89 En revanche, pour l’Ambrosiaster, il semble bien que cette jalousie soit vue comme un châtiment, même s’il s’agit d’un châtiment purificateur (In Rom 11, 26, CSEL p. 383, 10). In Rom 10, 19 ; CSEL 81, 1, p. 359, 16-18 : « Rien ne ronge autant l’homme que la jalousie, que Dieu a établie comme châtiment de l’incrédulité, parce que c’est un péché grave ». Voir M. Dulaey, « Rm 9-11 : Le mystère du plan divin selon l’Ambrosiaster », L’exégèse patristique de Romains 9-11. Grâce et liberté. Israël et nations. Le mystère du Christ, Médiasèvres, Paris, 2007, p. 42. 90 Voir déjà Clément d’Alexandrie, Stromate II, 9, 43, 1-5 (SC 38, p. 68) qui commente Rm 10, 19 (cf. Dt 32, 21) en montrant que si l’appel des nations vient de l’indocilité du peuple juif, Dieu se montre pourtant bon à son égard comme le prouve Rm 11, 11 : « L’apôtre dit en effet : “Mais par leur chute, le salut est arrivé aux Gentils de manière à provoquer la jalousie d’Israël” et sa volonté de repentir ». Chez Clément déjà, cette provocation à la jalousie est une preuve de la bonté (ἀγαθότης) de Dieu. 91 Origène, Homélie sur Luc V, 4 (SC 87, p. 141). Commentant le mutisme de Zacharie, Origène y voit un signe du silence des prophètes dans le peuple d’Israël, le Christ ayant cessé d’être avec eux, selon Is 1, 8. Ainsi, le rejet d’Israël a été la condition de notre salut, mais en même temps l’appel des nations vise le salut des juifs : « Après cet abandon, le salut est passé aux Gentils, pour que les juifs soient incités à l’émulation ».
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Marie-Odile Boulnois eux-mêmes a été transmise à celles-ci […], ils éprouvent eux aussi de l’émulation (zelum capiant), du moins dans les derniers temps ; et de même que leur faute a maintenant donné le salut aux nations, de même la foi et la conversion des nations apportera à Israël l’émulation (æmulationem) pour la conversion et le salut. »92 Mais pour comprendre l’ensemble de ce processus de l’histoire du salut, il faut le replacer, selon Origène, dans le cadre plus large de ce cantique de Dt 32 qui explique d’abord comment le Très-Haut a réparti les nations entre des anges, tout en se gardant pour lui-même Israël en héritage (Dt 32, 8-9). Or cette répartition originelle a subi un premier retournement, causé par la jalousie des anges des nations. De fait, c’est parce qu’une partie d’Israël est tombée dans un aveuglement, « sans nul doute produit, sous prétexte de jalouse rivalité (obtentu invidæ æmulationis), par ces anges qui avaient reçu en sort de commander à toutes les nations »93 que les nations ont pu avoir part à l’héritage. Dieu a donc pris les anges à leur propre piège en leur cédant pour un temps Israël (qu’ils ont fait tomber dans l’idolâtrie), en échange des nations (qu’il reprend sous sa conduite). Ainsi, cette jalousie coupable des anges a eu pour conséquence le salut des nations, mais pour parfaire son processus de salut universel, Dieu, à son tour, a eu recours au ressort de la jalousie ; en effet, il utilise l’appel des nations comme moyen d’exciter la jalousie d’Israël. « Dieu avait établi que […] lorsque la plénitude des nations aurait été complétée et qu’Israël se serait mis à jalouser leur salut (æmulationem cepisset), il dissiperait de lui-même l’aveuglement du cœur et, les yeux levés, regarderait le Christ, la lumière véritable et ainsi, selon les prophéties antérieures, Israël rechercherait avec zèle le salut que, devenu aveuglé, il avait perdu, disant en lui-même cette parole prophétique : “Je reviendrai vers mon premier époux puisque pour moi c’était mieux auparavant que maintenant” (Os 2, 7) »94. La citation d’Os 2, 7 redonne à cette histoire de jalousies entrecroisées la couleur des relations conjugales entre Dieu et son peuple. Après Origène, c’est Jean Chrysostome qui analyse le plus nettement le mécanisme de la jalousie mise en œuvre par Dieu en Dt 32, 21 et relue à la lumière de Rm 11, 11. Dans son Commentaire sur l’épître aux Romains il insiste sur les innombrables démarches divines en faveur du peuple juif : Dieu ne s’est pas contenté de l’instruire, mais a ajouté ce qui était le plus propre à les exciter. « Qu’était-ce donc ? Le fait de les piquer au vif et d’exciter leur jalousie (τὸ παρακνίσαι αὐτοὺς καὶ παραζηλῶσαι). Vous connaissez ce qu’il y a de 92
C. P. Hammond Bammel, Der Römerbriefkommentar des Origenes. Kritische Ausgabe der Übersetzung des Rufins. Buch 7-10, Herder, Freiburg, 1998, VIII, 9, p. 681. 93 Ibid., VIII, 11, p. 699. Voir aussi Homélie sur la Genèse IX, 3 (SC 7bis, p. 251). 94 Origène, Commentaire aux Romains VIII, 11, traduit par M. Fédou, « Le drame d’Israël et des nations : un mystère caché. Lecture de Rm 9-11 par Origène », L’exégèse patristique de Romains 9-11. Grâce et liberté. Israël et nations. Le mystère du Christ, Paris, Médiasèvres, 2007, p. 24.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules tyrannique dans cette passion, quelle force possède la jalousie pour résoudre toute discussion et relever les défaillances. Et à quoi bon parler des hommes, quand elle manifeste sa puissance souveraine même chez les animaux et les enfants de l’âge le plus tendre ? En effet, un petit enfant aura beau être souvent appelé par son père, il ne cèdera pas et persistera dans l’obstination ; mais qu’un autre enfant vienne à recevoir les caresses paternelles, et le voilà qui revient, sans être invité, dans le sein paternel : la jalousie produit ce que n’avait pu faire une simple exhortation. Telle a été la conduite de Dieu. Non seulement il a appelé et tendu les mains (cf. Rm 10, 21 citant Is 65, 2), mais il a aussi éveillé en eux le sentiment de la jalousie, en admettant auprès de lui des peuples qui leur étaient bien inférieurs (ce qui est le plus sûr moyen de rendre jaloux), non pas pour qu’ils jouissent de leurs avantages, mais chose plus grave et plus irritante, pour qu’ils possèdent des biens beaucoup plus considérables et plus nécessaires, et tels que les juifs eux-mêmes ne les avaient jamais imaginés, pas même en rêve. Et pourtant, ils ne se sont pas rendus. Comment donc seraient-ils excusables d’avoir montré une obstination aussi excessive ? C’est impossible »95. En présentant la jalousie comme le procédé ultime inventé par Dieu pour ramener son peuple, Jean Chrysostome met particulièrement en évidence l’endurcissement des juifs qui ne cèdent même pas devant la force d’une telle passion. Et pour illustrer la puissance que possède ce sentiment, Jean Chrysostome recourt à une comparaison de la vie quotidienne dont la finesse psychologique mérite d’être soulignée. Ce n’est plus ici la jalousie conjugale qui est invoquée, mais la relation entre parents et enfants. Pour un père, susciter la jalousie de son enfant en faisant mine de s’intéresser à un autre peut être un moyen plus efficace pour le faire revenir que bien des exhortations. Jean Chrysostome insiste aussi sur le fait que la force de cette jalousie est d’autant plus grande que le rival est inférieur et qu’en dépit de ce statut, il obtiendra des faveurs plus grandes96. Pourtant les juifs sont restés insensibles à
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Jean Chrysostome, Homélie sur l’épître aux Romains XVIII, 3 (PG 60, 576, 6-29). Cette idée que la douleur d’Israël est d’autant plus grande que son rival est de qualité inférieure est reprise par Théodoret de Cyr, dans son Commentaire sur l’épître aux Romains 10, 19, (PG 82, 169, 5-17) où il accorde toute son attention à l’emploi du terme ἀσύνετος. « C’est ainsi, (sous-entendu, avec une nation inintelligente) que Dieu a particulièrement chagriné les juifs, car ni l’esclavage ni la privation de temple ne les ont autant fait souffrir que la piété et la distinction éminente des nations ». L’attitude de piété des nations a d’autant plus fait souffrir les juifs qu’elles étaient « inintelligentes ». Théodoret ne dit rien ici du sentiment de jalousie, mais bien que son argument soit très allusif, il semble qu’il faille ici comprendre que les juifs souffrent d’autant plus de voir les nations appelées qu’elles n’auraient pas dû attirer l’attention de Dieu. Cette interprétation est confirmée par un autre texte de Théodoret de Cyr, Quæstiones in Deuteronomium XLI (Dt 32, 21) (N. Fernández Marcos, A. Saenz-Badillos, p. 258, 21-259, 10). Là encore, tout est centré sur le terme ἀσύνετος, glosé au moyen de Tt 3, 3 : c’est parce qu’ils voient que Dieu remplira de sagesse divine des nations qui étaient inintelligentes 96
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Marie-Odile Boulnois cette ruse de l’amour divin et Jean Chrysostome montre qu’ils sont d’autant plus coupables qu’un double honneur leur avait été fait. « Vois-tu quel honneur il (Paul) sait tirer de là pour eux : en premier lieu, il dit que nous n’avons été appelés que suite à leur refus ; en second lieu il déclare que nous n’avons pas été appelés seulement pour être sauvés nous-mêmes, mais afin qu’excités à la jalousie (ζηλώσαντες) par notre salut, eux aussi en devinssent meilleurs. »97 D’une manière similaire, Cyrille d’Alexandrie utilise lui aussi la comparaison avec la jalousie des petits enfants pour illustrer les effets escomptés de la jalousie suscitée par l’appel des nations, mais l’accent de son commentaire est différent et semble plus proche d’Origène dans son insistance sur le salut d’Israël. Pour Cyrille, Rm 11, 11 témoigne de la grande bienveillance de Paul envers Israël en mettant au jour le sens de l’histoire du salut : si les nations ont été appelées, ce n’est pas pour faire perdre espoir à Israël, mais pour l’inciter au changement, en suscitant sa jalousie. « J’admire ta bienveillance, divin Paul, car tu manies avec habileté le discours sur l’économie du salut : tu soutiens que les nations ont été appelées non pour la raison suivante : afin qu’Israël perde tout espoir en Dieu après avoir trébuché sur le Christ comme sur une pierre, mais plutôt afin qu’en jalousant ceux qui ont été acceptés de manière inespérée, ils choisissent d’abandonner le pire et de penser mieux et qu’ainsi ils acceptent le libérateur. Prenons un exemple. Il arrive parfois que des petits enfants subissent des chagrins typiques de ceux qui sont encore en bas âge ; alors, courant un peu à l’écart de leur père ou de leur mère, ils versent de leurs yeux des larmes sans raison et chagrinent excessivement leurs parents. Car la loi de l’amour naturel porte à cela. Ensuite, s’écartant de cette pusillanimité et de cette irréflexion puérile, ceux-ci prennent simplement dans leurs bras le premier enfant venu et lui accordent toute leur attention, suscitant ainsi la jalousie de leur enfant et le provoquant à revenir à eux et à leur amour. C’est quelque chose de ce genre qui s’est produit, à mon avis, et le divin Paul l’a dit, en ne permettant pas d’abandonner Israël, bien qu’il se soit heurté contre un obstacle. »98 De même que, lorsqu’un petit enfant se met sans raison à bouder, provoquant ainsi le chagrin de ses parents, il suffit que ceux-ci prennent dans leurs bras n’importe quel autre enfant pour que, par jalousie, leur enfant revienne vers eux, de même les nations ont été appelées pour susciter la jalousie d’Israël et son retour vers Dieu. La comparaison est davantage développée que
qu’ils seront mordus du sentiment de l’envie (φθόνος). Il faut noter que Théodoret utilise ici le terme φθόνος pour expliquer le sentiment de jalousie des juifs. Voir aussi In Ezechielem (PG 81, 1092) où Dt 32, 21 est cité en lien avec Tt 3, 3, toujours pour l’emploi de ἀσύνετος. 97 Hom Rom XIX, 3 (PG 60, 586, 49-54). 98 Cyrille d’Alexandrie, Fragmenta in epistolam ad Romanos, éd. P. E. Pusey (vol. III de l’édition de l’In Ioannem), Oxford, 1872, réimp. Bruxelles, 1965, p. 240, l. 19-241, l. 4.
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Un Dieu jaloux qui fait des émules chez Chrysostome, et surtout, alors que ce dernier ne met l’accent que sur les sentiments de l’enfant, Cyrille souligne aussi le chagrin que provoque chez les parents l’éloignement de leur enfant, suggérant ainsi une similitude dans le cas de Dieu. Les autres passages cyrilliens traitant de ce thème sont beaucoup plus rapides et n’analysent pas de manière aussi poussée le mécanisme de la jalousie. De manière assez proche d’Origène, Cyrille montre que l’appel des nations est finalement secondaire par rapport à la vocation d’Israël. Commentant la guérison de l’aveugle-né, auquel Cyrille assimile les nations, il interprète l’expression « en passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance » comme signifiant que le Christ était envoyé à proprement parler à Israël et que c’est « en passant », qu’il a reporté sur les nations la miséricorde à cause de la désobéissance d’Israël, comme l’avait déjà chanté Moïse dans le Dt 32, 2199. Conclusion La dénomination biblique de Dieu comme un « Dieu jaloux » a suscité l’embarras des premiers auteurs chrétiens, soumis au difficile défi de donner à ce terme un sens qui ne soit pas contradictoire avec les attributs divins de bonté et d’impassibilité. C’est donc au départ souvent dans un contexte polémique, pour répondre aux objections de certains gnostiques ou païens, qui en tiraient la conclusion que ce Dieu est méchant et ne peut donc être le Dieu suprême, qu’ils ont dû justifier cette terminologie. À partir d’Origène, puis chez Jean Chrysostome, Théodoret de Cyr et Augustin, c’est à travers la métaphore conjugale que la jalousie est apparue comme la preuve de la providence divine, soucieuse que l’homme ne se perde pas dans le culte idolâtrique. Chez Cyrille d’Alexandrie, la jalousie est aussi présentée comme une preuve de l’amour de Dieu qui ne reste pas insensible quand il voit les hommes s’écarter de la voie de leur salut. Même si la transcendance et l’impassibilité divines, si chères aux philosophes, sont également professées par les auteurs chrétiens, ces derniers prennent soin de les nuancer en insistant sur la bonté de Dieu et en accordant une grande place à l’intervention divine dans l’histoire humaine. La jalousie divine est donc considérée comme le meilleur rempart pour préserver le salut de l’humanité et un homme comme Phinees peut se trouver conduit à faire sien cet amour jaloux, toujours pour protéger le peuple contre le danger de
99 Cyrille d’Alexandrie, In Ioannem VI (Jn 9, 1), 587e, (Pusey, p. 134-135). À plusieurs reprises, Dt 32, 21 est cité pour illustrer l’appel des nations, mais sans développement particulier sur la jalousie : In Isaiam, PG 70, 257, 34 et 580, 13. Dans son Commentaire sur Nahoum (1, 1) (In XII prophetas, Pusey 2, 5) Cyrille insiste davantage sur la condamnation du peuple juif pour son polythéisme qui a poussé le comble de la folie jusqu’à rendre grâce à ses idoles pour l’avoir fait sortir d’Égypte (Ex 32, 4). Le verset de Dt 32, 21 est ici vu comme une menace de châtiment, et il n’y a aucune mention de l’appel des nations.
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Marie-Odile Boulnois l’idolâtrie (Nb 25, 11). Or cette jalousie divine, occasionnée par l’éloignement de son peuple, conduit Dieu, selon Dt 32, 21, à user du même ressort psychologique pour ramener à lui Israël. Selon la lecture qu’en propose l’Épître aux Romains, l’appel des nations a en effet pour but, en provoquant la jalousie d’Israël, de le convertir. La jalousie divine, y compris celle que Dieu suscite chez les hommes, est donc finalement au service du bien de l’humanité, et cela au sein de l’histoire des rapports entre Israël et les nations. Il ne s’agit pas d’une passion intemporelle, mais cette jalousie est inscrite dans une histoire, avec des retournements successifs. En dépit des difficultés soulevées par ce thème biblique, plusieurs auteurs chrétiens n’ont pas hésité, au moyen des exemples de la jalousie conjugale ou de la jalousie enfantine, à donner un sens fort à ces versets qui utilisent le vocabulaire de la jalousie : du côté de Dieu, c’est par bonté pour son peuple qu’il exige de lui un amour exclusif et ne veut pas qu’il se prostitue avec d’autres dieux ; et du côté de l’homme, la jalousie envers un autre qui a attiré sur lui l’amour divin peut servir de ressort pour la conversion. École Pratique des Hautes Études, Paris
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SATAN ET L’ENVIE CHEZ APHRAATE LE SAGE PERSE. AUX ORIGINES DU MAL ET DE LA MORT Marie-Joseph Pierre
La vie d’Aphraate1, désigné comme le « Sage perse » (ͤakkīmā) dans la tradition manuscrite2 et doxologique ancienne, nous est pratiquement inconnue. Cette épithète de « Sage » est la seule désignation que connaisse Georges, l’évêque des Arabes († 724) dans sa lettre au prêtre Jésus. C’est encore le seul nom qui soit connu d’Ishodad de Merv au ixe siècle. Le nom d’Aphraate y est accolé dans le colophon du manuscrit le plus récent, et joint au nom de « Jacques », dont témoignent les deux manuscrits les plus anciens : « Avec l’aide de Dieu, nous écrivons l’Exposé du grain de raisin, d’Aphraate le Sage, c’est-à-dire de Jacques, l’évêque de Mar Mattai ». Le nom de Jacques – qu’il pourrait avoir choisi en devenant évêque – assimilé à celui de Sage et d’Aphraate est attesté par les historiens plus tardifs, comme Bar Bahlul (xe s., « Pharhad »), la Chronique de Séert, Michel le Syrien ou encore Bar Hebraeus. Au ve siècle, le traducteur arménien des Exposés (Taͥwitē), et celui de l’éthiopien de l’Exposé 5, ainsi que Gennade de Marseille qui a entendu parler de lui et de sa doctrine du « sommeil de l’âme » vers 5703 confondent ce Jacques avec
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Aphraate (forme hellénisée) ou Pharhad, Phraates, est un nom historiquement et littérairement attesté en Perse pendant la période tardo-antique : on le trouve dans les Annales de Tacite VI, 31 (37) pour désigner une dynastie parthe arsacide (H. Goelzer [éd.], Paris, 1953, p. 260-262) ; il est porté par un roi de Séleucie contemporain d’Artaban dans les Actes de Mar Mari 25 (C. et F. Jullien [éd.], CSCO 602-603, Louvain, 2003) ; par deux évêques de Beth Bagash et d’Ispahan au siècle suivant, cf. B. Chabot, Synodicon Orientale, Paris, 1902, p. 285, 307, 310, 311, 316) ; et par un anachorète syrien mort vers 416, dont Théodoret de Cyr fournit la notice, Histoire des moines de Syrie 8, 1-2, éd. P. Canivet (SC 234), Paris, 1977, p. 372-379. 2 Deux manuscrits très anciens fournissent l’ensemble de l’œuvre : BM add. 17 182 daté de 474 (1re partie) et de 510 (2e partie) ; et BM 14 619, vraisemblablement du vie siècle. L’Exposé 23 est attesté en outre par un ms plus récent, le BM Or. 1 017, de 1364. J. Parisot (Éd.), Aphraatis Sapientis Persae Demonstrationes, (Patrologia syriaca I/1 et I/2, p. 1-489), Paris, 1894 et 1907, rééd. anast. Turnhout, 1993). M.-J. Pierre, Aphraate le Sage persan. Les Exposés (SC 349 et 359), Paris, 1988 et 1989. Il faut y ajouter une traduction arménienne ancienne, rééditée par G. Lafontaine (CSCO 382-383, 405-406, 423-424, Arm. 7-12) Louvain, 1977, 1979, 1980. 3 Gennade, De Eccl. Dogmat. 15 (PL 58c, 984).
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Marie-Joseph Pierre Jacques de Nisibe († 338)4 qui jouissait à cette époque d’une réputation légendaire, en tant que sauveur de ville et pourfendeur de l’arianisme après Nicée. La plus ancienne mention d’Aphraate se trouve au milieu d’autres victimes de la persécution de Shapur II dans le Martyrologe syriaque dont le manuscrit est daté de 4115 – moins de soixante-dix ans après les événements – ce qui permet de dater assez précisément sa mort entre les mois de juillet (date d’achèvement de son dernier Exposé) et de novembre 345, pendant la grande tourmente qui fit périr Syméon Bar Sabbaɼé, le patriarche des villes impériales6. Ce « Sage perse » est l’auteur de vingt-deux Exposés très construits, dûment datés, et disposés en acrostiche alphabétique – ce qui en préserve l’ordre. Ceux-ci sont livrés en deux séries, dont la première (dix Exposés) est explicitement publiée en 336-337 : 1/ De la foi ; 2/ De l’amour ; 3/ Du jeûne ; 4/ De la prière ; 5/ Des guerres ; 6/ Des membres de l’Ordre ; 7/ De ceux qui se convertissent ; 8/ De la résurrection des morts ; 9/ De l’humilité ; 10/ Des pasteurs. Et la seconde (douze Exposés qui traitent des observances juives et de la grande persécution), fut composée en 343-344 : 11/ De la circoncision ; 12/ De la pâque ; 13/ Du sabbat ; 14/ Lettre synodale ; 15/ De la distinction des aliments ; 16/ De l’élection des peuples ; 17/ Du Messie fils de Dieu ; 18/ De la virginité ; 19/ De ce que les juifs ne seront pas à nouveau rassemblés ; 20/ De l’assistance aux pauvres ; 21/ De la persécution ; 22/ De la mort et des derniers temps. Cette série alphabétique est suivie d’un vingt-troisième intitulé « le grappillon7 », écrit au mois d’Av (juin-juillet 345), « en la 5e année où les Églises furent déracinées », qui est une longue récapitulation de l’histoire du salut. Celui-ci repose sur les vecteurs de la bénédiction à chaque époque : les justes qui empêchent que le monde aille à sa ruine du fait de la jalousie du Mauvais. 4
Pour l’histoire de la tradition manuscrite ainsi que des différentes dénominations du « Sage perse », voir J. Parisot, op. cit., note 2, p. IX-XVI ; M.-J. Pierre, Aphraate…, op. cit., p. 33-38. 5 BL Add. 12 150, fol. 253v ; ed. princeps par W. Wright, « An Ancient Syriac Martyrology », Journal of Sacred Literature VIII, 1866 (NS) p. Yud et 431. Rééd. J.-B. de Rossi et L. Duchesne, Martyrologium Hieronymianum dans Acta Sanctorum, nov. II, (1894) p. LXIII-LXIV, H. Achelis, Die Martyrologien, Berlin, 1900, p. 30-71 (texte synoptique en trois colonnes). Réédition : F. Nau, Un martyrologe et 12 ménologes syriaques, PO 10, fascicule 46, 1912, 19932, p. 1-163. Voir M.-J. Pierre, « Thèmes de la controverse d’Aphraate avec les tendances judaïsantes de son époque », dans Controverses des Chrétiens dans l’Iran sassanide, Studia iranica 36, Chrétiens en terre d’Iran vol. II, Paris 2008, p. 116, note 2. 6 Pour une étude de la situation, cf. M.-J. Pierre, « Un synode contestataire à l’époque d’Aphraate le Sage persan », dans A. Le Boulluec (éd.), La controverse religieuse et ses formes (Patrimoines, religions du Livre), Paris, 1995, p. 243-279 ; R. W. Burgess, « The Dates of Martyrdom of Symeon Bar Sabba’e and the Great Massacre », Analecta Bollandiana 117, 1999, p. 9-66. 7 Allusion à Is 65, 8 : le grain préservé, dans une grappe pourrie, qui est source de bénédiction pour le reste de la grappe.
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse Cette période correspond à la mort de Constantin et à l’avènement de Constance II (337) qui s’adjuge la partie orientale de l’empire paternel, et qui reprend la guerre contre les Perses dès 338. Le 5e Exposé d’Aphraate (« Sur les guerres ») témoigne de façon cryptée des bruits de bottes aux frontières, ainsi que de l’espérance des chrétiens qui rêvent de voir s’établir un royaume qu’ils ont tendance à confondre avec l’ère eschatologico-messianique. Les chrétiens de l’Empire perse sont alors considérés par le pouvoir comme des traîtres en puissance. Et Shapur II les assujettit à une double capitation destinée à compenser l’effort de guerre8. La persécution sera vraisemblablement consécutive au refus, ou plutôt à l’incapacité de Syméon Bar Sabbaɼé de lever cet impôt. Dans ce monde perturbé et la conjoncture de persécution, Aphraate cherche à débusquer les causes et les origines des conflits et des querelles internes à la communauté ; et le thème de l’envie ou de la jalousie de Satan et de ses épigones – dont le premier couple Adam et Ève – affleure à maintes reprises, avec un vocabulaire très varié : ils sont ceux qui séparent, qui se séparent du Dieu unique, l’unique donateur de l’unique commandement d’amour. I. La jalousie à Séleucie Ctésiphon et dans le monde Le thème de la « jalousie » ou de la « superbe » se trouve tout particulièrement représenté dans l’Exp. 14 ou Lettre synodale, dans la seconde série d’Exposés qui traitent plus spécifiquement de questions ad extra, et notamment des rapports de la communauté avec les juifs ou avec les pratiques juives. Il est situé entre l’Exposé du Sabbat et celui de la Distinction des aliments. Cette place peut paraître bizarre selon nos critères logiques, et certains chercheurs ont tenté d’en contester l’authenticité9. Pourtant, il n’est pas mis là par hasard : Aphraate a particulièrement soigné l’ordre de ses chapitres, dûment datés comme un double testament, explicitement protégés par l’ordre acrostiche alphabétique qui lui fait comparer leur disposition à la construction d’une maison10. Le début de l’Exp. 14 signale que l’Église des villes impériales de Séleucie-Ctésiphon en est
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Simeon Bar Sabbaɼé, Narratio 4 (PS 2, 791-792). Pour la critique de l’authenticité, voir M.-J. Pierre, Aphraate le Sage persan, les Exposés, op. cit. vol. 1, p. 49-55. 10 À la fin de l’Exp. 10 : « Ces dix livrets fragmentés que je t’ai écrits procèdent l’un de l’autre et sont construits l’un sur l’autre. Ne les sépare pas les uns des autres : je t’ai écrit de âlaf jusqu’à yud, lettre après lettre ». À la fin du 22e Exp. : « Ces vingt-deux discours, je les ai écrits sur les vingt-deux lettres. J’ai écrit les dix premiers en l’an 648 du royaume d’Alexandre, fils de Philippe le Macédonien, comme cela est écrit en finale. Ces douze derniers, je les ai écrits en l’an 655 de l’empire des Grecs et des Romains, c’est-à-dire du royaume d’Alexandre, et en l’an 35 du roi de Perse. » Et à la fin du 23e Exp. : « Je t’ai écrit cette lettre, mon ami, au mois d’Av, en l’an 656 du royaume d’Alexandre, fils de Philippe le Macédonien, en la trente-sixième année de Shapur, 9
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Marie-Joseph Pierre le destinataire. Cette Lettre semble être l’émanation d’un synode important, une sorte de consensus d’évêques dont Aphraate serait le porte-parole ou le secrétaire11, à une époque où sévissent la persécution et les dissensions internes de la communauté, orchestrées principalement par son chef qui doit être Syméon Bar Sabbaɼé, plus tard blanchi par la couronne du martyre : L’idée nous a pris, alors que nous étions tous rassemblés, d’écrire cette lettre à tous nos frères, les membres de l’Église, ici ou là, (nous), évêques, presbytres, diacres et toute l’Église de Dieu, avec tous ses enfants d’ici et de là qu’il y a chez nous, à nos frères bien-aimés et très chers, évêques, presbytres, diacres, avec tous les enfants de l’Église qu’il y a chez vous, et tout le peuple de Dieu qui est à Séleucie et Ctésiphon, et ici ou là, par notre Seigneur, notre Dieu et notre Vivificateur, qui nous a donné la vie par le Messie, qui nous a présentés à lui, salut à profusion12.
Ce prologue solennel à un texte synodal dont nous n’avons pas connaissance par ailleurs fut écrit au mois de shevat 655 des Grecs, soit février 344, au pire de la persécution de Shapur II. Il va se poursuivre par une longue et très dure diatribe contre la communauté incriminée et particulièrement contre son chef. Celle-ci va culminer en une sorte d’immense période, ou cinquante-six qualificatifs seront considérés comme insuffisants pour décrire la gravité et la malice de la situation provenant de l’entêtement jaloux des responsables communautaires : Du fait de l’atmosphère de confusion et de querelle, (voici que) se sont répandus dans notre peuple des gens querelleurs et méchants, rivaux et arrogants, grossiers et médisants, jaloux et envieux, perturbateurs épris de cupidité, réjouis par la destruction et se complaisant aux embûches, haïssant la droiture et bannissant la piété, pillards et escrocs, menteurs et méprisant leurs compagnons, persévérant dans la fausseté et protégeant l’impiété, se moquant des bons et accumulant les gains, persiflant les pieux et épris de querelles, chicanant les pacifiques et incitant à la dispute, concevant l’iniquité et enfantant l’imposture, déformant les paroles et s’éloignant de la doctrine, remplis de rage et obstinés d’esprit, persévérant dans leur caprice et haïssant les pauvres, orgueilleux et superbes, rapaces et infidèles,
le roi de Perse qui a fait la persécution, en la cinquième année où les Églises ont été déracinées, en l’année où il y eut grand ravage de martyrs au pays d’Orient, après t’avoir écrit les vingt-deux chapitres précédents, disposés selon les lettres, selon leur ordre. » 11 Même si le genre littéraire est légèrement différent de celui du reste des Exposés, le style et les méthodes herméneutiques d’Aphraate y sont bien reconnaissables. 12 Exp. 14, 1, cf. M.-J. Pierre, Aphraate le Sage persan, les Exposés, op. cit. vol. 2, p. 607.
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse flatteurs et beaux parleurs, cupides et impurs, séducteurs qui mènent à la perdition, ivrognes et intempérants, trompeurs et faux, cachant leur envie, épris de misérable corruption, géniteurs d’envie et fauteurs de querelles, pleins de ruse et vides de bonté, prêtant à usure et vendant à bénéfice, mauvais ouvriers et mercenaires paresseux13.
Le tableau ainsi brossé, peu flatteur pour la communauté de SéleucieCtésiphon et son pasteur – qui sera martyrisé par Shapur à la pâque suivante (345), vraisemblablement à la suite de cette révolte communautaire qu’il aura été incapable de juguler – utilise presque tout le vocabulaire de la jalousie. Celle-ci entraîne la querelle, la guerre, la mort, l’écrasement des faibles et des petits, et notamment ce que le Sage appelle la « moquerie », cette attitude blessante qui écrase les faibles et les écarte de la simplicité de la foi. Ergoteurs et moqueurs, qui recherchent les honneurs et l’argent, sont les esprits forts qui asservissent les plus fragiles, démontent leur croyance simple et évidente par la ruse d’arguments fallacieux qui jettent le trouble dans leur esprit, qui découragent les pauvres et les petits qui se fient à leur faux jugement orgueilleux. Il est étonnant qu’une telle virulence apparaisse sous la plume du Sage perse, un doux qui appelle sans cesse à aimer et à faire la paix. Mais la cause est d’importance, et Aphraate compare les moqueurs aux Pharisiens de l’Évangile (Lc 16, 14). Ils sont pour lui les plus dangereux des adversaires, à l’image du serpent des origines qui insinue le doute et pousse à la faute. Leur défaut les retranche de la proximité et de l’humilité nécessaires à l’écoute obéissante de l’Écriture. À plusieurs reprises, Aphraate invite les Membres de l’Ordre (Benai Qeyāmā)14 à prendre le contrepied de cette attitude mortifère, par exemple : Lis donc ce que je t’ai écrit, toi et les frères membres de l’Ordre qui aimez la virginité et la sainteté. Garde-toi des moqueurs. En effet, celui qui se moque et se rit de son frère, elle s’accomplira à son égard, la parole écrite dans l’Évangile, quand notre Seigneur voulut mettre en garde contre les cupides et les pharisiens. Il est écrit en effet : Parce qu’ils aimaient l’argent, ils se moquaient de lui. Maintenant, tous ceux qui n’accomplissent pas cela se moquent de la même manière15.
13
Ibid., Exp. 14, 37, p. 664. Les « Membres de l’Ordre », souvent appelés « Fils du Pacte » ou même « Fils de l’Alliance » chez les commentateurs, doivent être une sorte de mouvement ascétique d’hommes et de femmes clercs attachés au service des églises pour la liturgie, le chant, l’enseignement… Ils choisissent le célibat et une vie de renoncement au baptême. Voir des éléments de bibliographie dans M.-J. Pierre, Aphraate…, op. cit., Introd. p. 98-111, 537-538 et Exp. 6, p. 358-412. 15 Ibid., Exp. 6, 20, p. 411-412. 14
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Marie-Joseph Pierre Aphraate est un habitué des allitérations, des homophonies, des rapprochements inédits et des analogies verbales qui remplissent le sens des mots16, leur donnent une valeur réelle, en relation avec d’autres réalités, en fonction de tout le corps d’écriture. Chez lui, les mots prennent sens en symphonie, et deux mots de même son ont souvent une signification apparentée17. De par leur nom même, les Membres de l’Ordre sont appelés à « relever », « ressusciter » leurs frères. Dans l’Exp. 10, il fait un jeu de mots entre les membres de l’Ordre qyāmā (racine qwm, « tenir debout », d’où « pacte », « ordre ») et mwq « se moquer » qui comporte les mêmes consonnes radicales, mais en sens inverse : Lis et apprends, toi et tes frères, les membres de l’Ordre – vous dont la moquerie est restée éloignée, selon ce que je t’ai écrit plus haut18.
II. Le vocabulaire de la jalousie Il est impressionant de faire un rapide relevé des principaux vocables, verbes et substantifs, qui accompagnent le terme et servent à exprimer les différents aspects de cette jalousie. Le substantif le plus fréquemment employé est celui
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Le fonctionnement des racines trilittères du sémitique permet des rapprochements étymologiques ou des homologies verbales « prophétiques » : Pharaon, d’après son nom, est le type de la mauvaise rétribution (prɼ) « mesure pour mesure », par exemple. L’humble Marie est celle qui est élevée (Mariam-merayyem). Il permet aussi des permutations qui révèlent les aspects d’un nom en l’identifiant à un autre de même valeur numérique : « manger » (ɻkl ) le fruit de la désobéissance est identique à « être écarté » (klɻ) de l’arbre de vie, Exp. 23, 2, n. 8 (II/5), la circoncision (gzr) n’est pas loin de la Colère (rgz), Exp. 11, 8, n. 8 (I/488), mais « appeler » vraiment Jésus Seigneur, c’est lui « rendre gloire » (qrɻ-yqr). 17 Ce type de fonctionnement linguistique, dont Aphraate est l’un des derniers héritiers, est ainsi décrit par J. Koenig, L’herméneutique analogique du Judaïsme antique d’après les témoins textuels d’Isaïe (Suppléments VT 33), Leiden, 1982, p. 388-389 : « Dans le Judaïsme, comme déjà dans la culture babylonienne qui l’a inspiré, ou en tous cas fort influencé, la valorisation des parentés formelles, en marge de la logique syntaxique, n’a pas été inspirée par la notion rigide d’identité (comme pourraient le faire croire les homonymies et les homographies), mais par l’idée souple de la participation. Les mots participent les uns aux autres lorsqu’ils offrent une certaine ressemblance formelle, et leurs valeurs sont, de ce fait, transférables, sous le contrôle et selon les intérêts de la tradition religieuse. Autrement dit, la plurivalence verbale est fondée à la fois sur les équivalences strictes et sur les glissements vers d’autres formes, censées parentes et, à ce titre, substituables. (…) Il convient donc de ne pas juger les faits à travers une hiérarchisation commandée par le degré de ressemblance formelle. Ce serait céder à une classification rationalisante moderne. L’herméneutique des anciens a vécu de la combinaison des deux principes, ressemblance formelle et allusion ominale voilée, comme si ces deux lignes de pensée avaient été le fil de trame et le fil de chaîne, qui ont produit son tissu, dont les motifs sont, à première vue, si déconcertants pour un esprit moderne ». 18 Exp. 10, 9, M.-J. Pierre, op. cit., p. 508. Pour cette diatribe contre les moqueurs, voir en outre Exp. 5, 25, p. 356 et 6, 20, p. 411 : « Garde-toi des moqueurs ».
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse que j’ai traduit par « superbe » (rāmūthā, racine rwm) qui renvoie à la fois à l’élévation objective – la dignité sacerdotale ou royale par exemple – et le fait de se glorifier indûment en profitant de cette élévation pour écraser les autres. En effet, c’est principalement l’orgueil du pouvoir et la cupidité qui causent le malheur des hommes et celui de la communauté. En termes de fréquence, « faire des dissensions » arrive en second (quatre-vingt-deux emplois de la racine et de ses dérivés dans toute l’œuvre). Puis viennent par ordre décroissant : « mentir » (dgl, soixante-dix-neuf emplois) ; « haïr » (snɻ, soixante-six emplois) ; « convoiter, être cupide » (racine y ɻn, soixante-cinq emplois) ; « s’enorgueillir » (racine šbhr, soixante-quatre emplois + racine ͥtr, dix-huit), antonymes de l’humilité ; être « impie, inique » (racine ɼwl, cinquante-quatre emplois) ; « ergoter, disputer, quereller » (ͥrɻ, cinquante-trois emplois, antonyme de la « conviction » pis) ; « jalouser » (cinquante-et-un emplois) ; « être scélérat » (quarante-cinq emplois) ; « tromper » (nkl, kdb, trente-cinq emplois) ; « outrager, être pervers » (vingt-huit emplois) ; « enjôler » (vingt-six emplois) ; « quereller, chicaner, flatter » (vingt-trois emplois, antonyme : le silence) ; « railler » (vingtdeux emplois) ; « être débauché » (vingt-et-un emplois) ; « bafouer, mépriser » (dix-neuf emplois) ; « moquer » (mwq, dix-huit emplois) ; « maudire » (quinze emplois) ; « être hardi, effronté » (quatorze emplois) ; « envier » (quatorze emplois) ; « insulter, blasphémer, calomnier » (treize emplois); « négliger » (douze emplois) ; « opprimer » (onze emplois) ; « disputer » (six emplois) ; « être arrogant ». III. À l’origine de la jalousie : Satan séducteur et ses épigones Dans l’Exp. 14, 22, Aphraate brosse le tableau des origines de la jalousie et de la convoitise mortifère de Satan d’abord, puis de ses épigones Adam et Ève, ou plutôt de ce qu’il appelle de façon plus concrète sa « progéniture19 ». Le péché a fait son entrée dans le monde par la séduction de la convoitise, quand Adam, en mangeant de l’arbre, pécha et sortit du paradis. En effet, le Saint avait laissé devant Adam tous les arbres du paradis, fertiles en fruits bénis, et il lui avait dit : « Tu peux manger de tous. Cependant de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas, pour ne pas mourir. » (Gn 2, 17) Or il ne suffit pas à sa convoitise, le paradis tout entier, qui était vaste et meilleur que toute la terre où sont maintenant disséminés les fils d’Adam20.
19 20
Exp. 14, 37, Ibid., p. 665. Exp. 14, 22, Ibid., p. 638.
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Marie-Joseph Pierre Selon sa méthode descriptive, le Sage donne ensuite toute une série de faits-preuves scripturaires qui montrent les méfaits de cette convoitise au cours de l’histoire paradigmatique du salut : Esaü, Pharaon, Akan, les fils d’Éli, Saül, Achab, Géhazi, jusqu’à Judas Iscariote et Ananias (Ac 5, 1-11). Puis il poursuit par un portrait de cette convoitise insatiable : La convoitise, le monde entier ne lui suffit pas ; les rois, en effet, quels que soient leur peuple et leur langue, à aucun d’eux ne suffit sa contrée. Ils rassemblent des armées et font des combats, ils dévastent des cités et pillent (d’autres) contrées. Ils font des captifs et se les approprient, et rien ne leur suffit. Ils peinent et se dépensent à apprendre les guerres, ils déracinent les places-fortes et font la chasse. Ils s’élèvent et parviennent aux sommets, ils descendent dans les bas-fonds : si jamais la convoitise pouvait se rassasier ! Mais elle n’est pas comblée… Car plus se multiplie la richesse, plus grandit la convoitise, et plus surabondent les biens, plus s’intensifie la cupidité. Les pauvres, il leur suffit du pain quotidien – Le riche se soucie des années où il ne sera plus en vie. Des vêtements en loques suffisent aux pauvres – Avec des vêtements tout ce qu’il y a de luxueux, de partout, la convoitise est comme toute nue. La literie du pauvre est par terre, et cela lui suffit – La couche du riche : des lits tout ce qu’il y a de luxueux, de la literie en tous genres, et c’est trop peu pour la convoitise. La boisson du pauvre, c’est de l’eau, et il s’en contente – Le riche boit du vin vieux, et il reste altéré. Les riches possèdent de l’or et de l’argent, et c’est pour eux l’achoppement : ils se font tuer pour cela. Le sommeil fuit tous les amants de la convoitise – la couche de la pauvreté est tranquille et sereine. Le pauvre songe à partager son pain avec l’indigent – Le riche médite de frapper plus faible que lui21.
Dans cet environnement mondain devenu hostile, où le principe de jalousie est à l’œuvre, la vie est une guerre. Mais les bons doivent toujours l’emporter, car ils ne sont pas les fauteurs de querelle. Le méchant est placé face au bon, à l’œuvre dans le monde, les ténèbres face à la lumière, l’inimitié face à la justice. Face à la jalousie, l’humilité, face à la querelle, le silence. Le méchant n’a aucune force à élever face au bon, et les ténèbres prennent la fuite quand elles voient la lumière. L’amertume, la douceur l’atténue, et l’inimitié, l’humilité en est victorieuse. La jalousie, la justice l’anéantit, et la querelle, le silence l’éteint. En effet, les ténèbres ne sont pas envieuses de l’obscurité, pas plus que l’inimitié ne jalouse la dispute, que la jalousie n’outrage la querelle ou que l’amertume ne hait
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Exp. 14, 24, Ibid., p. 640-642.
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse l’absinthe. les méchants jalousent les bons, les impies sont envieux des justes, les superbes sont pleins de vantardise contre les humbles, les menteurs outragent ceux qui disent la vérité et les sots méprisent les sages22. Il n’y aucun remède à la jalousie, sinon le silence et l’humilité, et c’est une mauvaise rémunération qui résulte de la jalousie. Pour avoir été jaloux d’Adam au paradis, le serpent reçut en châtiment trois malédictions : Il lui ôta les pieds, et il marcha sur le ventre. Il lui ôta sa nourriture, et il lui donna de la poussière. Il le posa en adversaire, et il le donna à l’homme à piétiner23.
Satan l’envieux et le jaloux cherche le point faible de l’homme pour entrer chez lui comme un voleur, car il est toujours aussi inexpérimenté que les protoplastes. Comme dans le récit des origines, c’est souvent la femme qui représente le maillon faible… Il faut débusquer la stratégie de l’ennemi pour s’y opposer et éviter la chute, surtout dans le cas de membres de l’Ordre pour lesquels il écrit ses conseils. Ces derniers en effet ne se marient pas pour ne laisser aucune brèche à la jalousie, pour devenir « un » comme le Dieu unique. En effet, mon ami, notre Antagoniste est habile, et il est rusé, celui qui combat contre nous. C’est contre les plus vaillants et les plus brillants qu’il se prépare, pour qu’ils se relâchent. Car les faibles lui appartiennent, et il ne fait pas la guerre aux captifs qu’il a fait captifs […]. Aucun des fils de lumière n’a rien à craindre de lui, parce que les ténèbres fuient devant la lumière. Les fils du Bon n’ont rien à craindre du Mauvais, parce qu’Il le leur a donné à fouler aux pieds. S’il se fait pour eux semblable aux ténèbres, eux seront lumière. S’il rampe vers eux comme un serpent, ils seront le sel qu’il ne peut manger. S’il se fait semblable à l’aspic, ils ressembleront aux petits enfants. S’il cherche à entrer chez eux par le désir de la nourriture, ils le vaincront par le jeûne à l’image de notre Sauveur. Si c’est par le désir des yeux qu’il cherche à les combattre, ils lèveront les yeux vers les hauteurs du ciel. Si c’est par la flatterie qu’il cherche à les vaincre, ils n’y prêteront pas audience. S’il cherche à les combattre à découvert, voici qu’ils vont revêtir les armes et, debout, lui faire face. S’il cherche à entrer chez eux pendant le sommeil, ils veillent, montent la garde, psalmodient et prient. S’il les attire par les biens, ils les donnent aux pauvres. S’il fait semblant d’être doux pour pouvoir entrer chez eux, ils ne le goûtent pas, parce qu’ils savent qu’il est amer. S’il les fait brûler de la convoitise d’Ève, ils habitent seuls et non avec les filles d’Ève.
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Exp. 9, 7, Ibid., p. 481-482.
23
Exp. 9, 8, Ibid., p. 482-483.
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Marie-Joseph Pierre En effet, c’est par Ève qu’il a fait son entrée chez Adam, Et Adam fut trompé à cause de son inexpérience24.
IV. Dieu n’est pas jaloux Aphraate ne cite aucun des passages bibliques qui emploient le terme de « Dieu jaloux ». Il fait pourtant une longue allusion à Jos 24, 18-22, mais sans mentionner l’expression. En effet, étant donné le contexte d’interprétation du terme « jalousie », liée à la division, à la haine et à l’envie, il ne peut y avoir pour lui aucune compromission entre ces termes et le Dieu Un, lui qui est sans division aucune. Il est certes suprêmement élevé, mais il n’est jamais jaloux de sa puissance. Au contraire – et comme dans les textes aggadiques anciens – il se présente comme partant en exil avec son peuple, il demeure en marche chez les hommes, il demeure en eux. Celui « qui Dit et cela est » s’amenuise à la mesure du langage humain. Et s’il donne sans mesure et sans mesquinerie de son trésor inépuisable, c’est qu’il ne peut s’appauvrir, à la différence d’Adam. Grand et excellent, le trésor de son négoce : quand il donne de ce qui est à lui, il n’est pas privé, et les pauvres s’enrichissent de son trésor25.
Il donne tout aux hommes, jusqu’à son nom de Dieu, et condescend même à recevoir le nom d’homme. Ainsi le nom de la divinité est donné comme une grande marque d’honneur en ce monde, et Dieu le confère à qui lui plaît. Et certes, les noms de Dieu sont multiples et honorables, des noms comme ceux qu’il a donnés à Moïse, disant : Je suis le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob. Tel est mon nom à jamais, tel est mon mémorial de génération en génération. Il s’appelle de ce nom : ɻehyeh ɻašer ɻehyeh, ɻEl Šadday, ɻAdonay e͇a’ôt. C’est de ces noms qu’on appelle Dieu. Comme le nom de la divinité est une grande marque d’honneur, il ne le refuse pas à ses justes, et comme il est le grand roi, le grand nom et la marque d’honneur de la divinité, il les confère sans envie aux hommes qu’il a modelés26. Alors que ton Nom est si grand et tes œuvres si magnifiques,, tu as rétréci ta majesté à la mesure de notre langage. Notre bouche devient capable de toi et tu habites au milieu de nous, tu séjournes dans les justes et tu t’y trouves au large. Ta majesté s’est glissée dans le cœur étriqué, tu as fait de nous des temples où ton excellence habite. Tu nous as appelé tes temples et ta majesté marche en nous, comme tu l’as
24 25 26
Exp. 6, 2, Ibid., p. 370-372. Exp. 14, 35, Ibid., p. 660. Exp. 17, 5, Ibid., p. 733.
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse autrefois annoncé par la bouche de tes prophètes : Je demeurerai en eux et je marcherai en eux. Tu séjournes chez les hommes de repos, tu te reposes chez les hommes de repos et les humbles, tu trouves plaisir à ceux qui se convertissent. Tu regardes les pieux et tu vois les humbles, tu empruntes aux indignes comme un homme de rien. Pas de limite à ta miséricorde, sans mesure est ta bonté. Toutes les bouches n’y suffisent pas ; toutes les langues, ce n’est pas assez27.
V. L’antidote à la jalousie : le commandement de l’amour Comment retrouver l’unité dans un monde en proie à la guerre, à la persécution, à la jalousie et à la haine, qui asservit les petits et se moque des pieux ? Un seul commandement, celui de l’amour qui rapproche, qui restitue à l’homme sa qualité d’image de l’Unique Dieu. Aphraate le chante en une longue mélopée ciselée, rythmée et mélodique, qui s’oppose au tableau déplorable de la situation de jalousie qu’il décrivait plus haut par un amoncellement brutal de qualificatifs, lancés comme un tas d’injures, sans forme ni ordre… Tournons-nous vers notre Sauveur qui nous a dit : C’est mon commandement, que vous vous aimiez les uns les autres. Et l’Apôtre dit : N’ayez de dette envers personne, sinon celle de vous aimer les uns les autres. Il magnifie l’amour à l’extrême, en disant : Si je fais tout ce qui est bon et beau, et que l’amour n’est pas en moi, je ne suis rien. L’amour cache les choses laides, l’amour efface les péchés, l’amour éloigne de la vantardise, l’amour sèvre de la superbe, l’amour sauve de la querelle, l’amour a le dessus, face à la jalousie, l’amour est plus haut que la division, l’amour n’a rien de commun avec la cupidité, l’amour est étranger à la moquerie, l’amour fait échapper au mal28. L’amour, en effet, les fruits en sont aimables, désirables, splendides et savoureux : l’amour a sauvegardé Noé du déluge et fait échapper Rahab à l’épée de Josué. Il a élevé David et effacé ses péchés. Il a sauvé Ézéchias des mains de ses adversaires, justifié Asa et absous Josias.
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Exp. 23, 59, Ibid., p. 946-947. Dix qualificatifs, en écho aux dix commandements salvateurs, ou aux béatitudes ; ils sont suivis par dix œuvres salutaires, faits-preuves bibliques des œuvres de salut produites par l’amour.
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Marie-Joseph Pierre L’amour a éteint le feu de la fournaise pour Ananias et ses frères au pays de Babylone, il a fait remonter Daniel de la fosse ; Esther et Mardochée, il les a sauvegardés des mains de Haman. L’amour est vainqueur de la haine, il efface les péchés. Il éloigne l’iniquité et fait passer la jalousie. Il supprime la querelle et dissout l’inimitié. Il pacifie ceux qui sont en colère et brise les provocateurs de mal. L’amour, la multitude l’aime, et sa bonté abonde. L’amour endure l’outrage, l’amour supporte la malédiction, l’amour est patient. L’amour réconcilie les ennemis et répand la conciliation chez ceux qui sont divisés ; l’amour endure l’oppression. L’amour aime le silence . Il aime les humbles, il aime les doux, il aime les sages. Il aime le jeûne, il aime la prière, il aime les aumônes. Il aime les simples, il aime les intègres, il aime les honnêtes. Il aime ceux qui se convertissent, il aime les fils d’apaisement. Il fait miséricorde et protège, il rassemble et rapproche, il redonne cœur et réjouit. L’amour, s’il est outragé, réprime son penchant et patiente, il reste tranquille, se tait et supporte l’oppression. L’amour ne se plaît pas à la colère, il ne se réjouit pas de la division, et la jalousie ne lui agrée pas. Il ne s’inquiète pas des jours et ne se fait pas de souci pour ce que seront les années. Car l’amour est longanime et agréable, placide et large d’esprit, ses pensées sont amples et ses sentiments sont tranquilles. L’amour ne persifle pas, n’insulte pas, ne se moque pas, ne s’enfle pas, ne se vante pas, ne s’élève pas, ne s’exalte pas. L’amour se voit tel qu’il est et connaît son allure: il est tranquille, il se tait, il reste placide, il aime tout le monde et il est aimé de tout le monde. L’amour conçoit la réconciliation et enfante la paix. Il rumine de bonnes choses et médite ce qui est beau, car l’amour n’est pas vaincu par ce qui est mal. L’amour est lumière, l’amour est sel, l’amour est source de biens. L’amour est le beau sceau, la perle et le trésor. Le sceau de tout, c’est l’amour. Il médite la sagesse, et ses ruminations sont désirables. L’amour est une connaissance saine, une réflexion excellente, une idée d’espérance, une pensée accomplie, une conscience fidèle.
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Satan et l’envie chez Aphraate le Sage perse Celui qui possède l’amour, bienheureux est-il, car c’est par lui qu’arrivent à maturité les fruits préférés. L’amour en effet s’éloigne de la dissonance qui est préjudiciable à la paix29.
Conclusion Aucune connivence donc entre Dieu et la jalousie, pas le moindre insterstice. Il est Un, et la mesure de cette unité se nomme Amour, comme nous venons de le voir. Pas d’espace-temps disjoint chez lui où la mesure de la distance des choses se calcule en terme de proximité, d’union, de demeure à l’intérieur… Dieu fait ce qu’il dit, ses actes sont identiques à sa Parole, ils en sont la manifestation, sans distorsion aucune ; et la foi humaine repose sur l’acceptation d’événements typiques – historiques ou présentés comme tels – qui, vécus dans l’expérience quotidienne, ont été immédiatement reconnus comme divins, c’est-à-dire bons et vrais, superbement cohérents : elle s’achève dans cette vérification même, qui est la conversion accomplie, quand l’homme à son tour fait ce qu’il dit, que son comportement est entièrement construit sur la foi qu’il a professée, c’est-à-dire qu’il est devenu l’image du Dieu un qui se trace dans le temps du monde, devenu un à son tour quand la malédiction originelle et la mort sont vaincues. Le cercle est bouclé, les divers aspects du multiple spatio-temporel sont résolus, sauvés et ressuscités quand les « faits » et « dons » de Dieu sont répercutés dans les « œuvres » de l’homme. Ce type de conversion, ou d’accueil de la bénédiction et du retour à l’Éden de la volonté divine, est duratif ; il concerne toute la vie et chaque homme jusqu’à la fin des temps : mystère de la perle unique aux infinis reflets. École Pratique des Hautes Études, Paris
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Exp. 14, 14, Ibid., p. 624-627.
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JALOUSIE ET ENVIE EN ISLAM : DES TEXTES FONDATEURS À LA PENSÉE DES MYSTIQUES Geneviève Gobillot
Selon les textes fondateurs de l’islam, Coran et Tradition prophétique (ͤADčί)1 réunis, trois êtres ou catégories d’êtres sont concernés par le sentiment de jalousie : Dieu, le Démon et l’homme. Quant à l’envie, seul ce dernier semble être considéré comme susceptible de la ressentir. On abordera ici ces notions, conjointement, selon deux modalités. La première relève exclusivement du domaine de l’histoire des idées. Il s’agit d’une étude à la fois contextuelle et intertextuelle des passages coraniques et des Traditions prophétiques relatifs à la question. La seconde, axée principalement sur une analyse des contenus, consiste à examiner les méditations inspirées par ces mêmes textes aux mystiques, en particulier les plus anciens. En effet, ces auteurs ayant été les exégètes les plus versés dans le domaine de l’analyse psychologique, il est naturel de faire appel en priorité à leurs commentaires pour tenter de mieux saisir le rôle attribué à ces émotions dans la toute première période de développement de la pensée théologique musulmane. On proposera d’en tirer quelques conclusions, non seulement sur la pertinence de l’interprétation mystique des passages coraniques concernés, mais aussi sur la question de la concordance entre Coran et traditions prophétiques sur ces points. Pour une meilleure appréhension de la question dans le Coran, il sera tenu compte non seulement des versets qui contiennent les mots eux-mêmes de jalousie et d’envie ou encore des termes de sens approchant, mais également de ceux qui mettent en situation ces sentiments, même s’ils ne les mentionnent pas de façon explicite. La première remarque qui s’impose est que ni le terme ăayra (jalousie), ni le qualificatif ăayūr (jaloux) ne figurent dans le texte coranique. Seul le substantif ͥasad, qui désigne l’envie selon un consensus général, y est mentionné à six reprises, exclusivement à propos de l’homme. C’est seulement dans les Traditions prophétiques que l’on peut trouver l’utilisation de la racine ă.y.r. (verbe ăāra), conventionnellement associée, s’agissant de
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La Tradition prophétique est également appelée Sunna (littéralement : coutume du Prophète) en milieu sunnite.
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Geneviève Gobillot Dieu et des humains, à l’idée de jalousie2. Pour ce qui concerne le Démon, il n’est littéralement qualifié de jaloux ou d’envieux dans aucun des deux corpus. C’est pourtant avec son cas que nous allons entamer cette étude, dans la mesure où sa jalousie à l’égard d’Adam, teintée d’envie selon les points de vue, joue un rôle fondamental au tout commencement du plan divin sur l’humanité, clé de voûte de toute l’économie du salut dans le Coran. La jalousie du Démon La jalousie du Démon est un motif qui a été commenté et développé majoritairement par les mystiques. Or, il tire indéniablement son origine du Coran. Il s’agit d’un récit consacré, dans deux ensembles de versets, à la chute d’Iblîs, suite à son refus de se prosterner devant Adam, comme Dieu le lui ordonnait. Le détail des circonstances de cet événement auquel le Coran se limite, comme dans de nombreux cas, à faire une allusion rapide, figure dans un apocryphe du Nouveau Testament intitulé Les Questions de Barthélemy3. Questions de Barthélemy
Coran
4, 54-56. Lorsque je (Satan) revins des extrémités du monde, Michel me dit : « Prosterne-toi devant l’image de Dieu, qu’il a façonnée selon sa ressemblance. » Mais je répondis : « Moi qui suis feu issu du feu, le premier ange à avoir été façonné, je devrais me prosterner devant l’argile et la matière. » Michel me dit : « Prosterne-toi afin que Dieu ne s’irrite pas contre toi. » Je répondis : « Non, Dieu ne s’irritera pas contre moi, mais j’établirai mon trône en face de son trône et je serai comme lui. » Alors Dieu s’irrita contre moi et me précipita en bas.
(7, 12-13) Dieu dit : « Qu’est-ce qui t’empêche (Iblîs) de te prosterner (devant Adam) lorsque je te l’ordonne ? » Il dit : « Je suis meilleur que lui, tu m’as créé de feu et tu l’as créé d’argile. » Dieu dit : « Descend d’ici, tu n’as pas à te montrer orgueilleux en ce lieu, sors ». Récit repris en (17, 60).
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L’évocation d’une telle convention a pour fonction de préciser ici la situation des textes fondateurs, mais, de manière générale, cette racine sert à désigner la jalousie dans tout type de corpus. Le champ sémantique du mot s’étend à partir de ăayr, « l’autre », celui qui est distinct de soi. Se pencher sur cet autre peut désigner le fait de lui apporter un bien, de le nourrir, de le favoriser d’un don, mais également, selon la perception que l’on en a, d’en être jaloux, soit parce que l’on veut le posséder (verbe construit avec les particules ɼalā ou min), comme le conjoint veut être seul à posséder son conjoint, soit parce que l’on veut posséder ce qui est à lui (avec la particule ɼalā, qui désigne un acte ou un sentiment qui implique une forme de négativité à l’égard de celui qui en est l’objet). Cette racine recouvre aussi l’expression de la notion de changement, de transformation, de passage du même à l’autre, en positif ou en négatif, donc d’une certaine ambiguïté. 3 Il s’agit d’un texte dont la langue originale est le grec et qui a été conservé également en latin et en vieux slave. Il est très certainement antérieur au Concile d’Éphèse (431) et certains spécialistes pensent même qu’il remonterait au iie siècle. Apocryphes chrétiens I, sous la direction de F. Bovon et P. Geoltrain, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1997, p. 263-295. Le passage cité ici est à la p. 290.
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques Ainsi qu’on peut le constater, le Coran ne fait qu’une allusion extrêmement succincte à l’apocryphe auquel il renvoie, implicitement mais sans ambiguïté. En effet, il ne donne lui-même aucun détail sur la déclaration d’orgueil du démon (Satan), prêt à prendre position au même rang que Dieu, mais se contente de l’évoquer par son résultat : la mise à l’écart d’Iblîs (nom coranique du démon). Un tel choix d’expression laisse entendre que ces détails sont censés être connus de ses lecteurs ou de ses auditeurs, soit à travers une lecture directe des Questions de Barthélemy elles-mêmes, soit par une transmission orale du récit. Il est évident que le démon est présenté, dans cette scène, comme donnant la preuve de sa jalousie à l’égard de l’homme dans la mesure où il conteste une faveur que Dieu accorde à celui-ci, alors qu’il s’en considère lui-même comme bien plus digne4. Deux autres versets coraniques permettent de mieux approfondir la question. Ils reprennent en partie la même scène, en y ajoutant une précision. Il s’agit de l’épisode qui précède immédiatement, dans le premier ensemble de versets, la scène du refus d’Iblîs (Coran 7, 11). On y découvre que Dieu avait ordonné à tous les anges de se prosterner devant Adam, ce que, seul, celui-ci a refusé : « Oui, nous vous avons créés et nous vous avons modelés ; puis nous avons dit aux Anges : Prosternez-vous devant Adam ; ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblîs, car il n’a pas été de ceux qui se sont prosternés ». On en trouve une reprise en Coran 18, 49 : « Lorsque nous avons dit aux anges : prosternez-vous devant Adam, ils se prosternèrent, à l’exception d’Iblîs qui était au nombre des djinns et qui se révolta contre l’ordre de son Seigneur ». Mais la scène ne s’éclaire véritablement qu’à travers le verset 30 de la sourate 2 qui explique l’hésitation unanime des anges à se prosterner devant l’homme par une connaissance de tous les maux que l’être humain est susceptible de répandre dans le monde : comme pour le passage précédent, on ne saisit véritablement le sens de cette parole énigmatique que grâce aux données véhiculées par un texte antérieur. Il s’agit en l’occurrence d’un autre apocryphe du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Paul 5 (datée des iie-iiie siècles après Jésus-Christ), dont voici le contenu : 4
C’est bien en tout cas ce qu’avait pensé un théologien de l’antiquité tardive comme Lactance. Selon lui également, à l’origine, l’esprit corruptible qu’est le démon avait été créé bon, puis il s’est rendu lui-même mauvais, par sa jalousie (Institutions divines II, 8, 4-6). Néanmoins, Lactance n’explique pas les circonstances précises de cette chute due à la jalousie. Il dit seulement que Satan est passé du bien au mal par sa propre volonté, que Dieu lui avait donnée libre, puis qu’il a poussé ensuite un certain nombre d’anges à la chute, afin d’avoir des auxiliaires. Cette chute des anges aurait eu lieu selon lui lorsqu’il leur suggéra de s’unir à des femmes, en rappel de l’épisode biblique des « fils de Dieu et des filles des hommes » (Gn 6, 1-8). 5 Apocryphes chrétiens I, op. cit., p. 777-787. Le passage concerné se trouve à la p. 788. Mais il faut rappeler également que le thème de la jalousie des anges n’était pas inconnu des traditions rabbiniques. Voir, dans ce volume, J. Costa, p. 196-203 et D. Hamidović, p. 173-186.
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Apocalypse de Paul (4a-7a)
Coran 2, 30
5a : Parfois la lune et les étoiles interpellaient le Seigneur : « Seigneur Dieu tout-puissant, tu nous as donné l’empire de la nuit. Jusqu’où nous faudra-t-il contempler les impiétés, les fornications et les homicides que commettent les fils des hommes ? Laisse-nous faire. Nous allons leur montrer ce que nous pouvons pour qu’ils sachent que Toi seul es Dieu ». 5b : Or, s’éleva une voix qui leur dit : « J’ai connaissance de tout cela, mon œil regarde et mon oreille écoute, mais ma patience les supporte jusqu’à ce qu’ils se convertissent et se repentent. S’ils ne reviennent pas à moi, je les jugerai ».
Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un lieutenant sur la terre. » Ils dirent : « Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons tes louanges en te glorifiant et que nous proclamons ta sainteté ? » Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas. »
On constate que là aussi le Coran fait allusion à une thématique qu’il considère sans doute comme préalablement connue et qu’il expose d’ailleurs lui-même à plusieurs reprises, mais en l’abordant sous un autre angle, dans d’autres versets ou ensembles de versets : ce que les anges ne savent pas, c’est que Dieu tolère le mal dans le monde parce qu’il veut donner à l’homme toute la latitude possible afin qu’il puisse être jugé avec justice en fonction de ce qu’il aura fait. Dans ce cadre, le Démon va servir le dessein divin, en ajoutant une épreuve au parcours de l’homme : celle de la tentation. C’est pourquoi Dieu, au lieu de le chasser définitivement, lui accorde un délai jusqu’à la fin du monde, afin qu’il utilise tous les moyens dont il dispose pour attirer les fils d’Adam dans les pièges du mal. Ceux qui sauront résister en seront d’autant mieux récompensés. Cette conception des choses correspond point par point à celle que l’on trouve dans certains enseignements théologiques chrétiens de l’antiquité tardive. Il existe, entre autres, un parallélisme tout à fait remarquable avec la pensée de Lactance sur ce point : Institutions Divines
Coran
II, XVII, 1 – (Dieu laisse les démons mettre 2, 102 : Les démons ne peuvent nuire à l’homme à l’épreuve). On dira : Pourquoi Dieu personne sans la permission de Dieu. laisse-t-il faire tout cela et n’empêche-t-il pas des erreurs si nuisibles ? II, 2 – Dieu repousse, jusqu’à ce que vienne la fin des temps, le moment où, dans sa puissance et son pouvoir célestes, il exercera sa colère. (3) Mais pour le moment, il supporte que les hommes se trompent et même se conduisent en impies à son égard.
38, 79 : Iblîs dit : « Mon seigneur, accorde-moi un délai jusqu’au jour où les hommes seront ressuscités. ». Dieu dit : « Oui, tu es parmi ceux auxquels un délai est accordé jusqu’au jour de l’instant connu de nous. » Ce délai est cité en : 15, 31-40 ; 7, 11-18 ; 17, 61-64.
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques (14, 42) Ne pense pas que Dieu soit inattentif aux actions des injustes. Il leur accorde un délai jusqu’au Jour où leurs yeux se figeront d’horreur. (16, 61) : Si Dieu s’en prenait aux hommes à cause de leur injustice, il ne laisserait sur la terre aucun être vivant. Il les prolonge jusqu’à un terme fixé. Mais, lorsque leur terme viendra, ils ne pourront ni le retarder ni l’avancer d’une heure.
Iblîs, comme Satan selon Lactance, alors qu’il était appelé à adorer et à louer Dieu, s’est donc inséré, de lui-même, sans en avoir conscience et sans le vouloir, dans le plan divin relatif au devenir de l’homme. À l’origine, dans les deux corpus, l’esprit corruptible qu’est le démon avait été créé bon, et il s’est rendu lui-même mauvais, par sa jalousie6. Cette manière de raisonner, dont les apocryphes cités plus haut constituent les plus anciennes sources connues, représente, en quelque sorte, une explication et même une justification de l’origine de la jalousie manifestée par le démon, selon la Bible, à l’égard d’Adam et Ève, au point de les pousser, à leur tour, à désobéir à Dieu. Le passage 2, 22-24 du Livre de la Sagesse comporte sans doute la première coïncidence connue des deux thèmes : le secret divin relatif à la création de l’homme et la jalousie du démon : « Ils (les méchants) ignorent les intentions secrètes de Dieu ; ils n’ont jamais espéré en une récompense accordée à qui mène une vie sainte et ils ne croient pas à l’honneur réservé aux êtres irréprochables. (23) Or, Dieu a créé les humains en les destinant à une vie immortelle, il les a faits à l’image de ce qu’il est lui-même. (24) C’est à cause de la jalousie du diable que la mort est entrée dans le monde et les partisans du diable doivent la subir ». Néanmoins, la mise en œuvre de cette jalousie du démon apparaît dans la Bible simplement comme une réaction d’opposition au dessein divin, même si les méchants seuls sont appelés à en subir les conséquences, alors que les Apocryphes et le Coran proposent d’en fournir l’explication détaillée et même la justification en la plaçant directement au service de l’objectif visé par Dieu. Un autre thème essentiel, aussi bien selon le Coran que selon les Apocryphes cités plus haut, correspond au fait que Dieu manifeste dans son projet à l’égard de l’homme une providence qui contrecarre ce qui semblait lui être prédestiné7. Cet être commet certes naturellement le mal avec grande facilité, mais son Créateur a décidé de se montrer patient à son égard pour voir comment il se comportera lorsque des choix lui seront proposés en toute connaissance de cause, c’est-à-dire après qu’il aura reçu la révélation prophétique. 6
Institutions divines II, 8, 4-6. L’un des exemples les plus éclairants sur ce point se trouve dans la sourate 18, al-Kahf (la caverne), dans laquelle le serviteur sincère, initiateur de Moïse, identifiable à Élie, déjoue par trois fois les dispositions du destin (voir versets 60-81).
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Geneviève Gobillot Quant au Malin, il s’est introduit dans ce plan providentiel de Dieu sur l’univers suite à son choix délibéré de refuser d’admettre, précisément, le pouvoir absolu de la providence divine en restant, de manière paradoxale, attaché à une conception figée et déterministe de la création. Après sa chute, il va jouer le rôle de tentateur jusqu’à la fin des temps, afin de rendre encore plus nets les choix des hommes, ceux qui auront opté pour le bien, comme ceux qui se seront tournés vers le mal. Il est également important de constater que Dieu, en lui proposant cette épreuve de l’obéissance à un ordre apparemment inacceptable, l’a néanmoins laissé libre, lui aussi, de prendre en mains sa destinée. Il ne l’a contraint en rien dans cette décision pour laquelle les autres anges ont résolu de Lui faire confiance concernant « ce qu’ils ne savaient pas » à propos de l’homme. Au vu des passages qui précèdent et de leur agencement, on comprend mieux en quoi consiste la jalousie du démon à l’égard de l’homme. Il s’agit au fond d’une jalousie ressentie, du moins au départ, non pour lui-même, mais « pour Dieu » et qui présente un double aspect. Le premier concerne la préservation du principe d’unicité divine : Dieu doit être seul adoré et il est le seul digne que l’on se prosterne devant lui. Le faire devant un autre, serait donc tomber dans le polythéisme. C’est pourquoi il refuse, malgré l’ordre divin, de se prosterner devant Adam. Le second est relatif à la noblesse de Dieu, bafouée par les fautes des humains qui répandent le sang et la corruption sur la terre. L’Apocalypse de Paul, texte de référence du Coran en la matière, permet d’appréhender avec plus de précision encore la teneur de ce sentiment d’indignation contre l’homme en faveur de Dieu, par souci de défendre la dignité divine. La seule dissemblance est que le texte apocryphe attribue ce sentiment aux étoiles et à la lune, alors que le Coran parle des anges. Pour réduire cette différence apparente, rappelons que, de l’Antiquité au Moyen Âge, dans les milieux philosophiques aussi bien que religieux, les corps célestes, comme d’ailleurs les animaux, ont souvent été identifiés à des anges. Un certain nombre de mystiques musulmans ont confirmé le bien fondé de cette lecture du texte en mettant l’accent, d’une part sur la fidélité d’Iblîs au tawͥîd, la proclamation de l’unicité divine, lorsqu’il a refusé de se prosterner devant Adam, d’autre part en développant l’idée qu’il se montre jaloux à l’égard de l’homme parce qu’il le voit indigne des faveurs que Dieu lui accorde et de la dignité qu’il veut lui conférer. Ils ont exposé avec force détails le fait qu’il a été jaloux « pour Dieu » ou « en vue de Dieu » et qu’il s’est attaché pour cela à préserver l’ordre de la hiérarchie des créatures qui le situait, du moins en apparence, au-dessus de l’homme. Al-ͤallāj (m. 922) a été l’un des mystiques les plus prolixes sur cette question. Comme l’a noté Louis Massignon, il est allé jusqu’à revendiquer pour Iblîs un pardon final en vertu de sa fidélité au tawͥīd exprimée par une révolte désespérée contre l’ordre de Dieu : « Si j’ai refusé d’adorer (la forme d’Adam, 296
Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques au Covenant), c’était pour Te proclamer Saint »8. Certains de ses disciples posthumes ont montré encore plus d’audace. Selon Aͥmad Ghazālī (m. 1126), « celui qui n’apprend pas le tawͥīd à l’école d’Iblîs est un zindīq (athée) » et « quand Iblîs fut réprouvé, rien ne lui fut retranché vis-à-vis de Dieu de son service, de son amour, de son mémento »9. Al-ͤallāj lui-même est allé, vers la fin de sa vie, jusqu’à comparer Iblîs au prophète de l’islam, dans le cadre d’une analogie de situations : Deux êtres ont été prédestinés à témoigner que l’unité de Dieu est inaccessible, Iblîs devant les anges au ciel, Muͥammad devant les hommes sur terre ; et tous deux se sont arrêtés à mi-chemin : par amour de l’idée simple de la déité, qui leur voila Dieu ; par abus de la šahāda. Au Covenant, Iblîs n’a pas voulu tolérer la pensée qu’un Dieu adorable assumerait la forme d’Adam. Au Miɼrāj, Muͥammad n’a pas osé pénétrer dans l’incendie consumant de la sainteté divine, n’a pas intercédé pour tous les grands pécheurs. En s’arrêtant, l’un a provoqué les péchés des hommes, l’autre a retardé l’heure de leur jugement, qu’il avait mission d’annoncer. Et pourtant l’un, dans son dam, nous incite à outrepasser ce seuil de la suprême déréliction de l’Amour et l’autre, par son retard, mesure le temps de formation des saints (Ahl al-kahf)10.
Ce mystique témoigne enfin du fait que d’autres avant lui avaient saisi l’importance et la teneur de la fonction échue à Iblîs après sa chute, puisqu’il rapporte dans ses άāwasīn : « Les états de conscience de ɼAzāzīl (nom d’Iblîs avant sa chute) ont fait l’objet de diverses théories. L’une dit qu’il a été chargé d’une double prédication, au ciel et sur la terre. Qu’au ciel (d’abord) il prêche aux Anges en leur indiquant les bonnes œuvres (tawͥīd) et que sur terre (ensuite) il prêcha aux hommes en leur indiquant les mauvaises actions, pour les éprouver »11. Quant à al-ͤakīm al-Tirmi͏ī (m. 930), il a lui aussi estimé que Iblîs avait eu, du moins en apparence, pour but de faire respecter une justice qu’il estimait voulue par Dieu. Il note à ce sujet que sa faute est venue du fait qu’il a commis une erreur fatale lorsqu’il s’est comparé à Adam. Le Malin a chuté parce qu’il a comparé de manière superficielle deux choses : l’argile et le feu, et a conclu de façon erronée à la supériorité de ce dernier, qui est la matière dont il avait été constitué. Ceci parce qu’il n’avait pas pris garde au fait qu’il comparait des incomparables, à savoir l’essence profonde du feu avec
L. Massignon, La passion de ͤallâj, Paris, NRF Gallimard, 1972, 4 tomes, ici, tome I, p. 530, renvoie à diwān, no 56. 9 Ibid., tome II, p. 175. 10 Ibid., tome I, p. 70. 11 Ibid., tome II, p. 330. 8
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Geneviève Gobillot la simple propriété apparente de l’argile. Iblîs a donc cru, a tort, avoir procédé à un raisonnement par analogie. S’il s’était agi d’un véritable qiyās, il aurait comparé l’essence du feu avec celle de l’argile. Il aurait vu que l’argile provient de l’eau et que l’eau éteint le feu12. Il aurait alors pu reconnaître la supériorité d’Adam et éviter de tomber dans la révolte et la désobéissance. Néanmoins, toujours selon Tirmi͏ī, l’ambiguïté des sentiments d’Iblîs a sans doute joué là un rôle prédominant. Était-il censé ignorer totalement cette propriété cachée de l’argile d’Adam, et n’est-ce pas plutôt sous le coup de sa jalousie, teintée d’envie et causée par un orgueil insensé, qu’il s’est ainsi précipité dans le piège du refus d’obéir à Dieu, apparemment en raison d’une simple comparaison erronée13 ?
On a rapporté (dans le ͫabar) : « Le premier qui a pratiqué l’analogie a été Iblîs et il a commis une erreur. » Il a commis cette erreur parce qu’il a simplement établi une comparaison en abandonnant le raisonnement par analogie. En effet, celui qui raisonne par analogie ne tombe pas dans l’erreur. C’est celui qui se livre à la comparaison qui est susceptible de se tromper. Iblîs a dit : « (Cet homme) est fait d’argile et moi je suis fait de feu. » Or, le feu vient de la lumière et l’argile vient de l’obscurité ; et il en resta là. S’il avait ramené cette argile à son origine, il n’aurait pas commis d’erreur. Cela aurait été un vrai raisonnement par analogie (al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, Le livre des nuances ou : de l’impossibilité de la synonymie, traduction commentée précédée d’une étude des aspects historiques, thématiques et linguistiques du texte par G. Gobillot, Paris, Geuthner, 2006, p. 466). Il est à noter également que Tirmi͏ī a, dans son Livre de la Profondeur des Choses, avancé un argument correspondant presque point par point à la suite du texte des Questions de Barthélemy. Il s’agit du fait que le Démon aurait, selon cet apocryphe, cherché un moyen de tromper l’homme : « Et voici ce que j’imaginai : je pris dans la main une coupe, j’y raclai la sueur de ma poitrine et de mon poil et je la répandis aux embouchures des eaux, à l’endroit d’où s’écoulent les quatre fleuves. Et Ève en but et fut gagnée par le désir. Car si elle n’avait pas bu de cette eau-là, je n’aurais pas été capable de la tromper » (4, 59-60, éd. de la Pléiade, op. cit., p. 291). Tirmi͏î, pour sa part, présente le récit de la manière suivante : Iblîs demande à Dieu un moyen de pénétrer dans le cœur de l’homme. Il reçoit cette réponse : « Il t’est interdit d’y pénétrer et d’y exercer ta puissance, mais tu en auras l’accès en suivant, dans les veines, le trajet de l’âme qui aboutit au cœur. Car l’origine des veines est dans l’âme et leur aboutissement est dans le cœur. Donc, si tu pénètres dans les veines, tu vas circuler en elles. Tu vas transpirer à cause de l’étroitesse du conduit et ta sueur se mélangera à l’eau de la miséricorde en ce même lieu et elle coulera vers le cœur avec ton influence néfaste, ton souffle, ta puanteur et ta ténèbre. Ainsi ton pouvoir parviendra jusqu’au cœur » (Geneviève Gobillot, Le Livre de la Profondeur des Choses d’al-ͤakîm al-Tirmi͏î, Lille, Presses universitaires du Septentrion, coll. Racines et Modèles, 1996, p. 217). Il existe certes une tradition célèbre, rapportée par la quasitotalité des collecteurs de ͥadīί canoniques : « Satan coule dans le fils d’Adam avec son sang ». Néanmoins la question de la sueur, que l’on ne trouve évoquée que par Tirmi͏ī, incite à penser que celui-ci avait pu avoir accès au moins à des traditions rares, elles-mêmes établies à partir des Questions de Barthélemy, si ce n’est à une version de ce texte lui-même. 13 Celui devant qui la voie est fermée n’avait pas d’ouverture sur l’origine. Si Iblîs avait eu l’esprit ouvert et que la voie n’ait pas été fermée pour lui, il aurait ramené l’argile à son origine, celle qui a été son tout commencement. Voir Le livre des nuances, op. cit., p. 467. 12
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques L’envie et la jalousie des humains Comme cela a été signalé tout au début, si l’on s’en tient à la stricte utilisation du lexique, dans le Coran l’être humain ne se qualifie, en principe, que par l’envie (ͥasad)14. Cette envie représente l’une des faiblesses par lesquelles le démon le tente en vue de lui faire perdre ce dont lui-même a été privé après sa chute, suite à sa désobéissance : une vie heureuse qui durera pour l’éternité. L’envie n’est, dans cette optique, que l’une des manifestations de la passion et du désir de posséder, susceptibles d’entraîner la perte et la damnation éternelle. En effet, l’un des thèmes centraux, si ce n’est le thème central du Coran, est l’idée qu’il faut se détacher de toute urgence des objets de désir de ce monde si l’on veut protéger ses chances d’accéder à la vie future, la quête conjointe des deux étant, par principe, impossible. Comme dans toutes les pensées religieuses débouchant sur une spiritualisation de l’être, le fruit des vies, c’està-dire les plaisirs, semblable à eux, est court et temporaire, alors que le fruit et la récompense de la vertu est perpétuel, car l’avantage du vice est immédiat, alors que celui de la vertu est du domaine du futur. Le vrai bien n’arrive donc à l’homme qu’après sa mort, une mort qui ne l’anéantit pas, mais l’habilite à la récompense de la vertu. Quant à celui qui s’est lui-même contaminé avec les vices et les crimes et a été l’esclave du plaisir, il sera justement condamné à subir la punition éternelle, que les écritures sacrées appellent la seconde mort15. Cette forme d’envie, que l’on pourrait qualifier d’« humaine, trop humaine », est représentée dans quatre versets sur les six dans lesquels apparaît la racine ͥasada. Elle concerne dans ces cas exclusivement les biens de ce monde. Au verset 88 de la sourate 5, il est dit : « Ne porte pas tes regards vers les choses dont nous avons donné jouissance à certains couples d’entre eux et ne les envie pas. Abaisse ton aile sur les croyants ». Il s’agit là, en fonction du contexte (ce verset fait pendant à l’annonce qu’Abraham avait reçue d’un fils à venir au verset 15 de la sourate 53), d’une allusion aux enfants mâles que le prophète Muͥammad n’a jamais pu avoir. Il est invité à ne pas envier ceux qui ont des enfants, mais à reverser toute son attention sur les croyants, dont il est, spirituellement, le père. Les enfants sont cités par ailleurs dans une liste de ce que l’homme est susceptible de désirer passionnément, au point d’oublier que le retour se fera vers Dieu, dans le verset 14 de la sourate 3 : « L’amour de ce qui est passionnément désiré comme les femmes, les enfants, les monceaux d’or et d’argent, les chevaux racés, le bétail, les terres cultivées, c’est là une
La racine ͥ.s.d. est exclusivement réservée, en langue arabe, à cette signification. Voir à ce sujet M. Fromaget, Modernité et désarroi ou l’âme privée d’esprit, Grenoble, Le Mercure dauphinois, 2007, p. 15.
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Geneviève Gobillot jouissance éphémère de la vie de ce bas monde, alors que le meilleur lieu de retour sera auprès de Dieu ». Ce dernier verset peut être mis en parallèle avec un verset du Rouleau du Temple, le plus long des textes retrouvés à Qumrân (entre le iie siècle avant J.-C. et le ier siècle après)16 : Le roi ne devra pas multiplier les chevaux pour son plaisir, ni ramener le peuple en Égypte pour y guerroyer et, par ce biais, accroître le nombre de ses chevaux, son argent et son or […] En outre, il ne multipliera pas le nombre de ses femmes, de crainte qu’elles ne détournent son cœur de Moi17.
Ce passage est lui-même une reprise de la Loi du Roi, exposée en Deutéronome 17 : (16) Votre roi ne devra pas posséder un grand nombre de chevaux, ni envoyer des gens en acheter en Égypte, car le Seigneur vous a dit que vous n’auriez plus à retourner dans ce pays. (17) Il ne devra pas avoir de nombreuses épouses, ce qui le détournerait de Dieu, ni accumuler beaucoup d’argent et d’or.
Le Coran, qui n’a pas conservé la parenthèse relative au retour d’Israël en Égypte, ce qui s’impose comme une évidence dans la mesure où cette communauté est loin d’être son destinataire unique, a présenté sous la forme d’une injonction générale la règle qui, dans les textes antérieurs, était exclusivement réservée au roi. On peut constater qu’il ajoute, en revanche, les enfants, à la liste de ce que l’homme doit éviter de rechercher avec passion et sans modération. Il est bien évident que cette énumération ne concerne pas ici l’amour porté aux enfants pour eux-mêmes, mais le désir que l’on peut avoir de les posséder, de manière égoïste, pour soi-même, comme on peut désirer posséder diverses choses. Al-ͤakīm al-Tirmi͏ī a nettement explicité la différence entre 16
11 Q 19-29, col. 56. Les traducteurs de ce texte l’ont qualifié de « Nouveau Deutéronome » destiné à guider Israël dans la période précédant immédiatement la création par Dieu d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre. Il reprend, en les modifiant quelque peu, de nombreux passages de l’ancienne loi des cinq premiers livres de la Bible. Le point le plus curieux est qu’il supprime totalement le nom de Moïse. Ce texte prend ainsi l’allure d’une révélation directe de Dieu à l’auteur. À partir de cela, il est possible de considérer l’ouvrage comme une révélation faite à un nouveau Moïse. Selon une exégèse très répandue à l’époque du second Temple, Deutéronome 18 prophétisait l’avènement d’un nouveau Moïse. En Dt 18, 15, Moïse dit : « L’Éternel ton Dieu suscitera pour vous un prophète comme moi issu de vos rangs ». Nous savons que durant la période globale des rouleaux, nombreux sont ceux qui escomptaient la venue d’une telle figure. L’Évangile de Jean exprime clairement cette attente dans une question posée à Jean le Baptiste : « Qui es-tu ? Es-tu le prophète ? » (Jn 1, 19-21). Le rapprochement avec ces textes permet de constater que le Coran peut être envisagé dans la lignée de ce courant de pensée de type à la fois légaliste et eschatologique, comme le prouvent de nombreux versets. Simplement l’annonce de ce prophète ne concerne plus les juifs, mais les Arabes. Le Rouleau du Temple, Manuscrits de la mer Morte, M. Wise, M. Abegg Jr., E. Cook, Paris, Plon, 2001, p. 602. 17 Le Rouleau du Temple, Manuscrits de la mer Morte, ibid., p. 631.
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques les deux sentiments (amour et désir) en précisant que le véritable amour porté à l’enfant, consiste, précisément, à vouloir pour lui la vie heureuse et éternelle que seul le vrai service de Dieu peut apporter. Il consacre à cette question un très beau texte sur le souffle et la compassion, malheureusement trop long pour être entièrement transcrit ici18. Le verset suivant concerne le butin (maăānim), objet d’envie de ceux qui n’ont pas participé au combat (48, 15) (selon les asbāb al-nuzūl [Les Circonstances de la Révélation], il s’agirait de la bataille de Badr19) : Ceux qui sont restés en arrière diront, quand vous vous mettez en marche pour vous emparer du butin : « permettez-nous de vous suivre. » Ils voudraient pouvoir partager la parole de Dieu. Dis : « Jamais vous ne nous suivrez. » Dieu l’a dit ainsi autrefois. Ils diront : « Bien au contraire ! Vous êtes jaloux de nous ». Mais ce sont eux qui ne comprennent guère.
Notons que la Bible, en Dt 20, 14, détaille ainsi le butin de guerre : « Vous pourrez garder comme butin de guerre les femmes, les enfants, le bétail et tout ce que vos trouverez dans la ville. » Le Coran n’a conservé nulle part cette définition du butin20, mais l’existence d’une telle énumération dans la Bible, combinée avec la question de l’absence d’enfant mâle du prophète, peut concourir à expliquer l’association des enfants aux femmes et aux richesses dans le verset 14 de la sourate 321. Le troisième verset concerne aussi le butin de guerre et fait l’éloge des Médinois qui ont accueilli chez eux les Mekkois émigrés avec générosité et ne leur envient pas les avantages qu’ils ont acquis par leurs combats (59, 8) : Le butin est destiné aux émigrés qui sont pauvres, qui ont été expulsés de leurs maisons et privés de leurs biens tandis qu’ils recherchaient une faveur de Dieu et sa satisfaction et qu’ils portaient secours à Dieu et à son prophète – Ceux-là sont les véridiques. (9) À ceux qui s’étaient établis avant eux dans cette demeure et dans la foi ; à ceux qui aiment celui qui émigre vers eux. Ils ne trouvent dans leur cœur aucune envie pour ce qui a été donné à ces émigrés. Ils les préfèrent à eux-mêmes malgré leur pauvreté. Celui qui se garde contre sa propre avidité – Ceux-là sont les bienfaiteurs.
18 Al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, Al-durr al-maknūn, manuscrit no 212, f. 33b-35a, Leipzig, Universitätsbibliothek. 19 Première victoire des musulmans contre les Quraychites polythéistes datée du 15 mars 624. 20 En revanche, les juristes musulmans ont élaboré le droit autour de traditions attribuées au Prophète, qui font retour au détail de ces questions. 21 Il en est question d’ailleurs également dans le Nouveau Testament. Voir par exemple Mt 19, 29 : « Quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères ou ses sœurs ou son père ou sa mère ou sa femme ou ses enfants ou ses terres ou ses maisons, recevra le centuple et héritera la vie éternelle. »
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Geneviève Gobillot Enfin le dernier verset semble être d’une portée très générale dans le cadre d’une invocation de protection contre le mal : « Dis, je cherche la protection du Seigneur de l’aube » (113,1), « Contre le mal de l’envieux lorsqu’il porte envie » (113, 5). Il existe néanmoins par ailleurs deux passages pour lesquels les traducteurs avertis ont rendu la racine ͥasada par jalousie. Il s’agit des versets 54 de la sourate 4 et 109 de la sourate 2. Dans les deux cas il est question de « Gens du Livre » jaloux des faveurs que Dieu accorde à ceux qui croient à la révélation contenue dans le Coran. Voici le premier, 4, 51, dans son contexte : (4, 51) N’as-tu pas vu ceux auxquels une partie du Livre a été donnée ? Ils croient aux Jibt et aux Taghout ; ils disent, en parlant des incrédules : « Ils sont mieux dirigés que les croyants ». (52) Voilà ceux que Dieu maudit : – Tu ne trouveras pas de défenseur pour ceux que Dieu maudit ! – (53) Ils possèdent une part de richesse et ils n’en distraient pas une pellicule de datte, (54) ou bien ils sont jaloux des hommes à cause des bienfaits que Dieu leur accorde.
Le second passage se situe dans un contexte comparable. Il s’adresse ici avec précision à des juifs qui semblent refuser la véridicité de la prophétie coranique ou, tout au moins, en douter : « Poussés par la jalousie, un grand nombre de gens du Livre voudraient – bien que la vérité se soit manifestée à eux – vous faire revenir à l’incrédulité après que vous avez eu la foi » (2, 109). Il s’agit, comme dans le cas précédent, d’une allusion relative à l’état psychologique des Gens du Livre incriminés de revendiquer pour eux seuls le don de la révélation et du salut. Il est donc tout à fait justifié de parler ici de jalousie et non d’envie, puisqu’il s’agit de vouloir garder pour soi quelque chose que l’on possède déjà et dont on ne souhaite pas que d’autres bénéficient. Notons que cette jalousie attribuée aux juifs, qui veulent garder pour eux seuls la faveur divine, est un thème néotestamentaire important. On le trouve, par exemple, en Mt 27, 18 à propos de l’arrestation de Jésus : « Pilate savait bien, en effet, qu’ils lui avaient livré Jésus par jalousie » ou encore, contre l’apôtre Paul, en Ac 13, 45 : « Quand les juifs virent cette foule, ils furent remplis de jalousie ; ils contredisaient Paul et l’insultaient ». Al-ͤakīm al-Tirmi͏ī, l’un des mystiques ayant analysé avec le plus de finesse et de précision le texte coranique du point de vue de la psychologie spirituelle, confirme les nuances évoquées ci-dessus en distinguant entre le désir que l’on porte aux choses de ce monde et en raison duquel on éprouve de l’envie à l’égard de ceux qui en sont nantis, et celui qui a pour objet les biens spirituels, la grâce ou la vie future, à propos desquels ce que l’on ressent entre dans la catégorie de la jalousie. Il a, de plus, noté que pour le Coran lui-même, il n’est pas question d’annihiler totalement le désir des biens immatériels, celui-ci pouvant constituer, du moins à certains niveaux, un élément de stimulation de la vie spirituelle. Selon lui, le texte révélé ne vise donc pas l’éradication 302
Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques complète de la jalousie, composante incontournable du désir d’accéder à un bien spirituel de plus en plus grand22. Ce qui doit être évité, surmonté ou transcendé, c’est l’excès et l’acharnement qui peuvent accompagner ce sentiment, et qui risquent de détourner l’homme de ce qu’il doit à Dieu, le laisser-aller déraisonnable et l’emportement pouvant même conduire à éprouver de la haine envers son prochain et à lui souhaiter d’être atteint par le malheur. C’est pourquoi il met en évidence la différence entre la jalousie irrépressible, susceptible d’entraîner les conséquences les plus graves et un sentiment que l’on peut traduire par « jalousie sans acrimonie » (ăibέa) qui consiste à souhaiter bénéficier d’une faveur que l’on voit chez un autre, mais ne donne jamais lieu à de l’acharnement et finit par conduire au contraire à une juste appréciation de sa propre situation qui, elle-même, représente un progrès spirituel. La jalousie irrépressible n’est autre que celle de Caïn23, Elle est, chez Tirmi͏î, l’équivalent du « ressentiment » (suͫέ)24 : « Elle consiste à voir la faveur qu’un autre a reçue. (Un tel homme) la poursuit et l’espère de tout son cœur, mais l’âme accompagne le cœur dans cet espoir. Il est alors rempli de ressentiment contre son Seigneur pour ce qu’Il a décrété et considère que c’est lui qui aurait dû recevoir ce don. Il déteste celui qui en a bénéficié et souhaite qu’il le perde (zawālihi ɼanhu). Il devient alors digne d’être abhorré. En revanche : La jalousie s’éveille lorsqu’un serviteur voit chez un autre une faveur éclatante provenant de Dieu, qui lui a été procurée sous forme de don (pour cette vie ou pour l’autre vie). Le cœur poursuit (yuwadd) cette faveur et espère l’obtenir. Ceci est la jalousie sans acrimonie. C’est le fait que l’homme poursuit cette chose avec son cœur et la convoite, mais ensuite, il revient à la réalité de l’organisation providentielle du monde et à l’ordonnance (taqdīr) du Tout-Puissant et se soumet humblement à sa Toute Hauteur (jalāla), plie devant sa Grandeur et se fait tout petit devant Celui qui le possède. À ce moment-là, il devient digne de la Miséricorde. Chez l’un, la jalousie se transforme en jalousie sans acrimonie (ăibέa), qui fait que celui qui l’éprouve est réjoui par ce qu’il a reçu. Chez l’autre, la jalousie s’est transformée en haine et en ressentiment25.
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On trouve un raisonnement semblable chez Paul : Rm 11, 14 : « J’espère exciter la jalousie des gens de ma race pour en sauver quelques-uns ». 23 Voir par exemple les Homélies pseudo-clémentines : Caïn veut dire « jalousie ». Il tua son frère Abel par jalousie. Abel veut dire « deuil », Écrits apocryphes chrétiens II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2005, p. 1300, § 42-45. 24 Chapitre 56 du Livre des nuances d’al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, op. cit., p. 322-323. 25 Ibid., chapitre 75 p. 343 : La différence entre l’embellissement (tajammul) et l’ornementation (tazayyun). L’ornementation est le fait d’un serviteur qui aime se montrer brillant aux yeux des
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Geneviève Gobillot Ce thème de la jalousie sans acrimonie, c’est-à-dire en fait du simple sentiment de désir à l’état spontané, apparaît ainsi chez lui comme un possible stimulant de la vie spirituelle dans la mesure où il éveille une motivation à l’égard de tout ce qui est noble et élevé sans pour autant entraîner un déséquilibre. Tirmi͏ī oppose par ailleurs cette jalousie au « fol espoir », qui consiste à vouloir à tout prix ce qui ne nous est pas destiné en ce monde : Tu manifestes de la jalousie sans acrimonie à l’égard d’un serviteur que tu vois à un degré élevé de religion et qui bénéficie de la part de Dieu de la garde vigilante (ͥirāsa) accordée aux hommes pieux et de la sauvegarde (kilāɻa) de ceux qui sont bien guidés, ainsi que de la protection (riɼāya) réservée aux rapprochés. Il porte les marques de l’élite (MUͫTAΣΣ), la splendeur des sages et la noblesse des saints. Tu ressens de la jalousie sans acrimonie au vu de la place échue à cet homme. Le fol espoir est ressenti à propos d’un serviteur que tu vois à l’aise dans sa vie de ce bas monde. Tu souhaites qu’il perde cette bonne fortune à ton profit. Il s’agit ici de l’envie (ͥASAD). Ou alors, tu souhaites obtenir pour toi exactement la même situation en étant rempli d’acrimonie (jahām) et d’avidité (ͥIRΣ). Il s’agit d’ignorance (jahl) et d’illusion (ăurūr). Dieu a dit : « N’entretenez aucune propension (lā tatamannū) à l’égard de ce par quoi Dieu vous a favorisés les uns par rapport aux autres. » (Coran 4, 32). Puis il a dit : « Demandez à Dieu de vous accorder sa faveur. » (Coran 4, 32). Il a dit également : « Prenez garde d’aimer une chose qui sera pour vous un mal. Dieu sait, mais vous, vous ne savez pas. » (Coran 2, 216) Le fol espoir est un trait de caractère des exclus, ceux du devenir desquels Dieu s’est désintéressé, et qu’il a voués à la vie de ce bas monde en raison de leur avidité et de leur tendance à l’accumulation26.
Celui qui s’abandonne à ces sentiments négatifs n’est plus capable de supporter l’existence même de l’autre et, pire encore, dans le prolongement de cet état, il veut supplanter Dieu lui-même, comme a voulu le faire Iblîs : L’offense consiste en ce qu’un homme se prétende supérieur à un autre (TAέãWUL) en dépréciant (ͥAέέ) ce qui lui est échu et le degré qui est le sien. À l’origine de ce comportement sont l’envie et la jalousie, ainsi que l’orgueil de l’âme. Si tu es orgueilleux, tu te places au-dessus des autres et tu méprises ton compagnon. Tu veux qu’il se trouve sous tes pieds comme la poussière que tu foules en raison de l’orgueil de l’âme, de sa morgue et de sa prétention à la supériorité (TAέãWUL) ainsi
créatures de sorte que, lorsqu’elles aperçoivent son lustre (zīna), elles le jalousent sans acrimonie (ăabaέa) en raison de cela et lui accordent une grande déférence (tuɼaϓϓimūhu). Il tire plaisir de cette sorte de jalousie sans acrimonie (ăibέa) qu’il suscite chez elles. 26 Chapitre 93 du Livre des nuances d’al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, op. cit., p. 370, « La différence entre l’envie sans jalousie (ăibέa) et le fol espoir (tamannī) ».
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques que de sa tendance à dévaloriser (ISTIΣăãR) à son propre avantage son compagnon, par mépris (IͥTIQãR) et par dédain, pour se mettre en première place (izdirāɻan). Un tel homme se met en compétition (mubāraza) avec Dieu. C’est pourquoi l’on a dit : « Précipite la venue du mal dont la fonction est de punir celui qui offense. Si une montagne se mettait à offenser une autre montagne, Dieu détruirait certes 27 celle qui se conduit ainsi .
Une autre forme de jalousie positive est celle qu’al-ͤallāj a attribuée au démon, à savoir : la jalousie pour Dieu. Tirmi͏ī en donne la description suivante : Celui qui est désintéressé (nāΣiͥ) pour Dieu, parce qu’Il l’aime, aime que l’on obéisse à Dieu et qu’aucune de ses créatures ne Lui désobéisse et aussi que toute la création se tienne devant Lui pour l’aimer. Il se montre jaloux en raison de l’intensité (šidda) de son amour pour Dieu. En réalité, il est désintéressé pour Dieu dans l’adoration qui lui est due28.
Dans cette même optique : « La parcimonie est la caractéristique d’un serviteur qui possède une chose précieuse ou qui a reçu une science précieuse. Il se montre parcimonieux à son sujet à cause de sa valeur jusqu’à ce qu’il rencontre quelqu’un qui en soit digne et qui possède la force de la prendre en charge par respect (ijlālan) pour cette chose dont il connaît le coût (qadr) et par déférence (taɼϓīm) à l’égard du don de Dieu.
27 Ibid., chapitre 97, p. 374-376, « la différence entre l’attaque verbale (Σūl) et l’offense (baăy) ». Le texte se poursuit ainsi : « On rapporte cela d’après l’Envoyé de Dieu et Dieu le dit aussi dans Sa révélation. “Ô vous les hommes, votre arrogance (baăy) retombera sur vous. Vous jouissez momentanément de la vie de ce monde. Vous reviendrez ensuite vers nous et nous vous ferons connaître ce que vous faisiez.” (Coran 10, 23). Il y a en cela une compétition avec le Créateur […]. Prendre plus que ce que nécessite ton droit devient une arrogance de ta part à Son égard. Or, tu ne recherches ce dépassement que lorsque tu considères que tu aurais dû recevoir pour toi-même une force ou une faveur que Dieu ne t’a pas accordée. Tu te prétends supérieur à un autre pour cette raison à tort (zūran) et de façon mensongère. Dieu ne t’a pas accordé ce que tu visais, alors tu veux déprécier cet homme relativement à ce que Dieu a décrété pour lui et lui a donné. Ceci constitue deux crimes en un seul agissement : d’une part, tu as voulu élever ton destin au-dessus de la mesure que Dieu a décrétée pour toi, d’autre part tu t’es donné pour but (tarūmu) de déprécier le destin de celui à qui Dieu avait fait don de cette chose (que tu voulais). Y a-t-il pire compétition que celle-là ? […] Un homme s’oppose au jugement divin, rejetant l’ordre de Dieu et son bienfait. C’est ainsi qu’il nous a été rapporté dans le récit : “Ô Moïse, ne sois pas envieux de la faveur que j’ai accordée aux hommes, l’envieux est l’ennemi de mon bienfait, il s’oppose à mon jugement et rejette mon ordre.” » 28 Ibid., chapitre 48, p. 312-313, « La différence entre aimer le pouvoir spirituel (ͥubbu ɻl-imāma) et aimer le pouvoir temporel (ͥubbu ɻl-riyāsa) ».
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Geneviève Gobillot La parcimonie consiste à interdire la possession d’une chose précieuse à quelqu’un qui n’en est pas digne. »29 En revanche, l’envie de posséder les choses de ce monde conduit à l’un des pires vices qui est l’avarice : « L’avarice consiste à priver son frère d’un bien que l’on retient par envie (ͥASAD) et avarice sordide (lūɻam). »30 Pour finir, l’envie et la jalousie excessive peuvent constituer de graves obstacles à l’harmonie de la vie communautaire. Il donne pour cela l’exemple de deux attitudes possibles à l’égard des riches : le vrai sage sait que la richesse en ce monde représente en réalité une épreuve et il évite de se montrer agressif à l’égard de l’homme riche afin de ne pas le déstabiliser, ce qui risquerait de lui faire abandonner une religion qui, souvent, est déjà chez lui, chancelante31. Il éprouve en fait pour lui de la compassion. L’autre : A des difficultés à supporter le riche par contrariété et par esprit de compétition. En effet, il voit dans sa main ce dont il a éperdument envie (mašrūf bihi) au fond de lui et à l’égard duquel il est rempli de concupiscence (rāăib), le recherchant par tous les moyens. Néanmoins, il n’en reçoit rien. S’il montre de la considération à l’égard de ce riche, se rapproche de lui et lui fait honneur, il s’agit de sa part d’une cajolerie destinée à tirer de lui quelque profit et à lui extorquer quelque argent. S’il le met en avant par son discours et par son attitude servile, il fait cela en étant, au fond de lui, animé d’une haine implacable (ͥunaq) par rivalité (nafāsatan) à l’égard de ce qu’il a reçu. Il le critique et en même temps l’attire à lui (yastajlibuhu). Il critique sa vie de ce bas monde et en même temps il meurt d’envie de la posséder.
Ibid., chapitre 62, p. 331-332, « La différence entre la parcimonie (͍ann) et l’avarice (buͫl) ». Ibid. 31 Ibid. : « Le gnostique qui prête attention à la vie de l’autre monde se représente ainsi la situation du riche ; il lui pèse dans son cœur. Il écoute ce que Dieu a dit dans sa Révélation : “Quant à l’être humain, lorsque son Seigneur l’éprouve en l’honorant et en le comblant de bienfaits” jusqu’à ses paroles : “Vous dévorez avec avidité les héritages, vous aimez les richesses d’un amour sans bornes.” (Coran 89, 15) Et jusqu’à Ses paroles : “Ce jour-là on amènera la Géhenne, ce jour-là l’homme se souviendra, mais à quoi lui servira de se souvenir ? Il les a avertis et il les a prévenus.” (Coran 89, 23) Cet homme voit tout cela dans le riche et il le trouve pesant, même si en apparence il lui manifeste de l’humanité, s’il lui fait honneur (akramahu) et se montre proche de lui. Ceci de sa part est une manifestation d’amabilité accommodante (mudārā) en vue de le laisser à sa religion et à la religion de son âme. En effet, un tel homme est exclusif (mustabadd) et il ne supporte pas la rudesse. Il a goûté aux honneurs et à la noblesse en cette vie. S’il les perd, il est détruit et sa religion disparaît. Tu fais donc attention à le ménager, tu fais preuve d’humanité à son égard et tu te rapproches de lui alors que dans ton cœur il y a une contrariété et un fardeau grands comme des montagnes Ainsi, tu tentes de le détourner de sa mystification (ăayy). Même si ce conseil n’aboutit pas, il est néanmoins digne de louanges ». 29 30
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques Le premier est contrarié à son sujet dans son cœur, mais il se comporte envers lui avec miséricorde. Il est contrarié en raison de son comportement malsain, de sa lassitude (malāla) et de son attitude d’opposition (iɼrād ɼan) à l’égard de l’ordre de Dieu ainsi que de sa manière de traiter avec légèreté le droit de Dieu. Il se montre miséricordieux envers lui en raison du fait qu’il ne reconnaît que son Seigneur pour divinité et par égard envers les gens de sa communauté. Il s’agit en effet d’un homme qui subit une grande épreuve. Comme l’a dit Jésus : « Les gens sont de deux sortes : les éprouvés et les forts. Glorifiez Dieu en raison des forts et montrezvous miséricordieux envers les éprouvés. » Le second envie le riche et éprouve en secret de la concupiscence à l’égard de ce qu’il possède. Il se montre inique envers lui, comme s’il mettait en pratique ses paroles : « Je le critique afin de l’améliorer » (litt. : « Je lui lance des flèches afin de le faire avancer »)32.
C’est pourquoi Tirmi͏ī conclut qu’il convient dans tous les cas de chercher à se protéger contre les méfaits de l’envie des choses de ce bas monde, comme le Coran y invitait plus haut : « On rapporte d’après l’Envoyé de Dieu qu’il a dit dans sa prière d’invocation : « Ô Dieu, garde-moi (iͥfaιnī) par l’islam, debout, assis ou couché et ne permets pas qu’un ennemi ou un envieux se réjouisse de mon malheur. »33 Tout ce qui vient d’être décrit concerne, selon ce mystique, les hommes ordinaires et les saints des degrés les plus modestes. Les choses se présentent de manière toute différente lorsqu’il s’agit des saints appelés à accéder aux degrés les plus élevés de proximité divine. Ceux-là doivent se libérer de tous les désirs et de toutes les envies, y compris de la jalousie sans acrimonie relative aux dons célestes. Il leur faut même se libérer, à l’étape ultime de leur parcours mystique de leur désir le plus pur, le plus innocent et le plus transcendant : celui de la proximité divine elle-même dans la mesure où ce désir comporte encore une part d’égoïsme. En effet, les saints des degrés les plus élevés doivent effacer de leur vie tout ce qui n’est pas Dieu lui-même34.
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Ibid., chapitre 148, p. 446-448, « La différence entre la difficulté à supporter les riches en raison d’une contrariété à leur sujet provenant de la spoliation des droits (istiίqāl al-aăniyāɻmin al-wajd ɼalayhim min ajli manɼal-ͥuqūq) et cette même difficulté motivée par l’envie et l’esprit de compétition (istiίqāluhumͥasadan wa-munāfasatan) ». 33 Ibid., chapitre 155, p. 454, « La différence entre le soulagement (istirāͥa) et le fait de se réjouir d’un malheur (šamāta) ». 34 Tirmi͏ī décrit la disparition de ce dernier désir comme une expérience de sevrage, Dieu étant comparé à une mère et l’homme à son nourrisson : « N’as-tu jamais vu un enfant pleurer lorsqu’il a perdu sa mère ? Il regarde les gens d’un air égaré et se sent envahi par l’isolement, du fait qu’il ne la trouve pas. Il ne dort pas et nul ne peut le calmer. La miséricorde de Dieu vient
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Geneviève Gobillot La jalousie de Dieu Dans l’optique de ce qui précède, la Tradition musulmane, à travers les textes de la Sunna, s’inscrit dans la continuité directe des modes de pensée et d’expression bibliques lorsqu’elle envisage la revendication de Dieu en matière de reconnaissance et d’amour : une exigence absolue et sans concession. Al-ͤakīm al-Tirmi͏č a rapporté cet ensemble de Traditions et en a explicité le sens profond dans l’un des chapitres de son Livre des nuances : « On rapporte, d’après l’Envoyé de Dieu : “Nul n’est plus jaloux que Dieu”. C’est pourquoi il a interdit les turpitudes, aussi bien celles que l’on voit que celles qui sont cachées.35 » Il suffit, pour rappeler les accents vétérotestamentaires de cette tradition, de se référer à un verset comme celui d’Ex 34, 14 : « Vous ne devez adorer aucun dieu étranger, car moi, le Seigneur, je m’appelle “l’exigeant” et j’exige d’être votre seul dieu. » De plus, cette exigence se trouve rattachée, toujours au niveau des Traditions prophétiques en islam, à la seule et unique circonstance dans laquelle le terme (ăayra), la jalousie, est aussi utilisé pour qualifier l’homme. Il s’agit de la jalousie qu’il éprouve à l’égard de sa femme ou celle que la femme éprouve à l’égard de son mari. Tirmi͏č ajoute dans ce sens : Il nous est parvenu de la part de l’Envoyé qu’il avait entendu Saɼd Ibn ɼUbāda dire : « Si je trouvais un homme avec ma femme je le frapperais avec le tranchant de mon sabre. » L’Envoyé de Dieu dit : « Êtes-vous étonnés par la jalousie de Saɼd ? Par Dieu, je suis plus jaloux que lui et Dieu est plus jaloux que moi. » La preuve de cette jalousie est que Dieu a interdit les turpitudes, celles que l’on voit et celles que l’on ne voit pas. Nul plus que Dieu n’aime qu’on lui demande pardon. C’est pour cela que les Envoyés ont été missionnés pour apporter la bonne nouvelle et pour avertir les hommes. Nul n’aime plus la louange que Dieu, c’est pour cela qu’Il a promis le Paradis. ɼAbd Allâh Ibn ɼUmar a dit : « La première chose que Dieu a créée en l’homme a été son sexe » et il a dit : « Ceci est un dépôt que Nous t’avons confié. Prends garde de ne l’utiliser qu’à bon escient. On rapporte d’après l’Envoyé de Dieu : « Dieu, glorifié soit-Il, a dit : – Ô Adam, je te donne en héritage quatre
alors, l’atteint, s’empare de lui et l’emporte vers son maître. Elle lui permet de retrouver son « moi » dépouillé de toute volonté. Cette dernière volonté (accéder à la proximité divine) était la plus forte de toutes. Il est impossible de s’en débarrasser, sauf de cette manière qui est un acte de bonté de Dieu envers son serviteur ». al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, Kitāb ͪatm al-awliyāɻ, édité par Osman Yaͥya, Beyrouth, Imprimerie catholique, coll. Recherches, tome XIX, 1965, p. 419-421. 35 Chapitre 153 du Livre des nuances d’al-ͤakīm al-Tirmi͎ī, op. cit., p. 451-453, « La différence entre le silence motivé par la prudence à l’égard des ravages (al-Σamt tawqqiyan min al-āfāt) et le silence motivé par l’orgueil et par l’impuissance (al-Σamt takabburan wa-ɼiyyan) ».
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques ordres : Adore-Moi et ne m’associe rien, aime-Moi et fais Moi aimer de Mes créatures, maîtrise ta jouissance qui se trouve entre tes jambes. Si tu agis ainsi, Je te donnerai la passion, le plaisir et la fraîcheur de l’œil le Jour où nous nous rencontrerons36.
Il y a là l’idée clairement exprimée que la pureté en matière sexuelle, c’està-dire le respect des limites du licite dans les relations sexuelles, est une sorte de consécration à Dieu, qui, à cet égard, se manifeste comme étant jaloux de tout humain, de façon comparable à celle dont les hommes le sont de leurs femmes. Néanmoins cet aspect ne constitue qu’une partie de l’exigence de Dieu, qui est jaloux, en fait, uniquement de ce qui lui revient de droit : le culte, l’adoration, la louange et l’amour au sens de la préférence que l’on doit lui réserver sur toute autre chose. On retrouve là aussi l’image biblique de la relation amoureuse entre l’époux (Dieu) et l’épouse (Israël) présente par exemple, en Dt 32, 16 : « Les Israélites excitaient la colère du Seigneur par des pratiques abominables. Ils provoquaient sa jalousie en adorant des dieux étrangers ». Cette jalousie divine, répétons-le, n’est évoquée que dans le corpus des Traditions prophétiques. Dans le Coran, non seulement le terme n’apparaît pas, mais encore le concept n’est nulle part évoqué. On y trouve en revanche l’affirmation réitérée que Dieu est totalement exempt de toute envie comme de tout besoin. On pourrait même dire qu’il se définit en grande partie par cette absence de toute envie des choses du monde. Le Coran insiste en particulier sur le fait que, pour son culte, il n’a que faire des offrandes et des sacrifices matériels, des holocaustes ou d’autres nourritures terrestres. Ce qu’il attend des hommes, comme des djinns, c’est un culte pur, qui engage non leurs possessions, mais leur être. Sur ce point on comprend beaucoup mieux la pensée du Coran si on la rapproche de ce que nous proposerions d’appeler l’un de ses « seuils herméneutiques », à savoir les Institutions Divines de Lactance, citées plus haut. À la question essentielle du pourquoi de la création de l’homme et de sa vocation spécifique, les deux corpus apportent la même réponse, qui plus est selon une formulation identique, exception faite pour quelques détails annexes, comme la différence entre l’exposé au style indirect de l’auteur des Institutions divines et le mode d’expression du Coran dans lequel Dieu parle au style direct :
36
Ibid.
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Geneviève Gobillot Institutions divines Coran Tome VI, p. 117-119 (51, 56-57) Dieu nous a façonnés et doués de vie non pour (56) Je (Dieu) n’ai créé les djinns et les hommes regarder le ciel et le soleil, comme le pensait Anaxagore, que pour qu’ils me rendent un culte. mais pour lui rendre un culte à lui le créateur du soleil et du ciel avec une conscience pure et irréproDans le Coran, les deux déclarations se suivent chable. immédiatement : l’homme a été créé (ainsi que les djinns) par Dieu pour lui rendre un culte, mais celui-ci ne veut ni être nourri par leurs sacrifices, Lactance intercale ici un long développement ni recevoir les offrandes de leurs richesses. Certes, expliquant que les hommes ne savent pas que tout lecteur attentif peut supposer qu’il existe Dieu veut un culte pur, dégagé de toutes les entre les deux assertions une relation logique, choses de la terre et qu’ils cherchent à plaire à la dans la mesure où la seconde vient, de fait, définir divinité en lui offrant ce qui fait leurs propres les modalités du culte évoqué dans la première. Néanmoins, les précisions données par le texte de délices. Lactance attirent l’attention sur la teneur du lien qui les rassemble. À la lumière de cette explication, la succession des deux assertions, qui conservait, malgré tout, un aspect un peu sibyllin, se trouve pleinement justifiée. Ils se croient religieux s’ils ensanglantent les (57) Je (Dieu) n’attends aucun don de leur part. temples et les autels du sang de leurs victimes. Je ne désire pas qu’ils me nourrissent. Dieu n’a pas besoin des richesses de la terre.
L’idée que Dieu ne veut pas des sacrifices sanglants ou matériels, mais simplement d’un culte pur lié à des efforts accomplis par l’homme au niveau de son comportement est également biblique à l’origine (Os 6,6). Ajoutons que Lactance, quant à lui, s’appuie pour conforter cette conception sur le Corpus Hermeticum, dont il tire les deux citations suivantes : « Ce verbe, mon fils, adore-le et voue-lui un culte. Or, le seul culte de Dieu c’est de se garder du mal » ; et « Dans le Discours parfait, entendant Asclépius demander à son fils si lui, Hermès, aimerait qu’on offrît encens et autres parfums pour le sacrifice à Dieu, il s’écria : “Non, Asclépius, prononce plutôt de saintes paroles ! Car il y a une très grande impiété à laisser entrer dans son esprit une telle pensée sur celui qui est le bien unique et singulier. Les parfums et semblables offrandes ne conviennent pas à Dieu : il possède en plénitude tout ce qui est, il n’a nul besoin de rien. Quant à nous, c’est en lui rendant grâce qu’il nous fait l’adorer. Son sacrifice, c’est la bénédiction et elle seule”. Et c’est juste37 ».
37
Institutions divines VI, 25, 10-11.
310
Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques Enfin, les Homélies pseudo-clémentines sont également à prendre en considération dans ce contexte thématique : Que Dieu n’ait pas eu envie de sacrifices, voici de quoi le faire voir : ceux qui avaient désiré des viandes furent détruits dès qu’ils en eurent goûté et, mis en morceaux en guise de tombe, furent appelés « Collines des désirs ». Lui qui, à l’origine trouvait mauvaise l’immolation des animaux et ne voulait pas qu’on les immolât n’a pas prescrit de sacrifices comme s’il les eût désirés et n’a pas réclamé de prémices, car sans l’immolation d’animaux on ne peut ni accomplir de sacrifices, ni offrir de prémices38.
Dans ce contexte général, où l’on voit s’entrecroiser tant de corpus et de thèmes souvent très proches, l’originalité, commune au Coran et aux Institutions Divines, et qui semble propre uniquement à ces deux corpus, est la formulation précise du lien direct qu’ils établissent entre ce rejet des cultes sacrificiels et ce qui peut être défini comme la « vocation de l’homme » ou encore « la raison pour laquelle il a été créé », à savoir : rendre un culte pur. Chaque corpus est, par ailleurs, porteur de précisions qui, si elles ne figurent pas dans le passage de l’autre mis ici en parallèle, non seulement ne contredisent en aucune façon sa pensée théologique d’ensemble sur la question, mais encore la renforcent et l’explicitent. Concernant le texte de Lactance, sa critique de la pensée d’Anaxagore39, à travers laquelle il rappelle que la véritable vocation de l’homme consiste, lorsqu’il regarde le ciel, à se détourner de la contemplation des corps célestes pour accéder au degré d’abstraction supérieur correspondant à la recherche de Celui qui est à l’origine de la création de ces sphères, correspond, point par point, dans le Coran, à la définition du ͥanīf qui qualifie Abraham comme véritable monothéiste naturel, rejetant, après le culte des idoles terrestres, celui des corps célestes divinisés40. Elle n’est donc nullement en contradiction avec la spécificité du culte pur coranique, qu’au contraire elle conforte et confirme. D’un autre côté, la présence dans le passage coranique des djinns appelés à la foi comme les humains, n’est pas en contradiction avec la théologie de Lactance qui, comme on l’a montré plus haut, considère qu’à l’origine l’esprit corruptible qu’est le démon avait été créé bon, et s’est rendu lui-même mauvais, par sa jalousie41.
38
Écrits apocryphes chrétiens II, op. cit., p. 1301. Cette critique se trouve longuement développée en Institutions divines III, 9, 4-18. 40 Voir Coran 6, 76-77 et G. Gobillot, article « Nature innée » dans le Dictionnaire du Coran, dir. M. A. Amir-Moezzi (Bouquins), Paris, Robert Laffont, 2008, p. 591-595. 41 Institutions divines II, 8, 4-6. 39
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Geneviève Gobillot Enfin selon les deux textes, la teneur essentielle de ce culte, objet de la vocation des hommes, n’est autre que la louange : Institutions divines VI, 25, 1
Coran
(L’affirmation qui suit et qui constitue la conclusion du livre VI est la réponse à la question posée en son début : quel culte convient-il de rendre à Dieu ? La réponse est que le vrai sacrifice, le rite suprême, c’est la louange). Le rite suprême du culte de Dieu, c’est donc, proférée par la bouche d’un homme juste, la louange montant vers Dieu ; il y faut toutefois, pour qu’elle soit agréée par Dieu, humilité, crainte et très grande ferveur ; car s’il arrive qu’un homme affiche sa confiance dans son intégrité et son innocence, il se rendra coupable de suffisance et d’arrogance et de ce fait il perdra la grâce de sa vertu. Au contraire, pour qu’il (le culte) soit agréable à Dieu et exempt de toute tache, il lui faut sans cesse implorer la miséricorde divine.
(En dehors du fait que le nom même de Muͥammad indique l’importance revêtue par la louange dans le culte prôné par le Coran, de nombreux versets peuvent être cités à l’appui de cette conception.) 32, 15 : Seuls croient en nos signes ceux qui tombent prosternés lorsqu’on les leur rappelle, ceux qui exaltent les louanges de leur Seigneur et qui ne se montrent pas orgueilleux. 25, 58 : Confie-toi en celui qui est Vivant et qui ne meurt pas, célèbre ses louanges 25, 60 : Lorsqu’on leur dit : « Prosternez-vous devant le Miséricordieux », ils disent : « Qui est le Miséricordieux ? » 50, 39 : Célèbre les louanges de ton Seigneur avant le lever du soleil et avant son coucher.
La question du culte par la louange est aussi biblique à l’origine (Ps 34, 2 ; Ps 117). Lactance en conforte simplement la nécessité par un rappel du fait que Dieu étant Verbe, c’est par le verbe qu’il faut lui rendre un culte42. La particularité commune aux Institutions Divines et au Coran et propre à eux seuls est la relation directe qu’ils établissent entre l’accomplissement de ce culte de louange et la nécessité de conserver une attitude d’humilité, qui s’accompagne d’un appel constant à la miséricorde divine (l’idée que le culte que Dieu agrée est lié à la miséricorde est, elle aussi, biblique : Mt 9, 13). Simplement, cette articulation thématique, présentée comme une séquence continue chez Lactance, se trouve développée dans le Coran en plusieurs passages. Le premier (32, 15) associe clairement le vrai culte de louange au rejet de toute attitude orgueilleuse selon une articulation identique à celle que l’on trouve dans les Institutions divines. Or, on avait noté plus haut le rôle important joué par l’orgueil dans le développement de la jalousie négative et exacerbée chez l’homme et chez le Démon.
42
Il cite pour cela le Prologue de l’Évangile de Jean : « Le Verbe est Dieu », Institutions divines VI, 25, 12. Cette vocation de l’homme à rendre son culte par la louange se trouve développée en Institutions divines III, 9, 9-11.
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Jalousie et envie en islam : des textes fondateurs à la pensée des mystiques Conclusion À travers cette évocation de l’orgueil, la boucle se referme, faisant retour aux deux thèmes de l’envie et de la jalousie. On réalise alors que les méditations des mystiques sur ces questions se fondent intimement avec les sens profonds du texte coranique. En effet, selon les deux types de corpus, seul le culte de l’homme dénué de ces sentiments, du moins dans leur acception excessive et négative, est admis par Dieu parce qu’un tel homme a réussi à se détacher de lui-même et de son propre égoïsme pour se consacrer tout entier à ce qu’il doit à son créateur. C’est ce qu’Iblîs n’a pas su faire lorsqu’il a refusé de se prosterner devant Adam. Si son premier mouvement a été de défendre, en dépit de tout, l’unicité divine, il a gâché ce geste par l’affirmation, immédiatement après, de son orgueil et de la certitude de sa supériorité43, qui l’a amené à se comparer, à tort, comme le souligne Tirmi͏ī, à Adam, et à prétendre ensuite s’élever lui-même jusqu’à la hauteur de Dieu. Il a en cela offensé définitivement et irrémédiablement la sublimité divine, alors qu’il avait été créé, ainsi que le rappelle le Coran, pour adorer humblement, à l’instar de l’homme. Quant à ce dernier, les efforts qu’il déploie en vue de rendre à Dieu ce culte qui exige de sa part humilité et détachement lui sont en même temps profondément bénéfiques. Ils éradiquent en effet chez lui d’une part les mouvements de violence qui risqueraient de faire de sa vie en communauté un champ clos d’affrontements et de ressentiment, d’autre part ils le préparent au détachement du monde matériel indispensable pour accéder au bien que Dieu lui a préparé en secret : une vie heureuse et qui durera éternellement. Concernant les Traditions prophétiques, on constate qu’elles développent leur thématique propre relativement à la jalousie de Dieu, thématique inspirée de la Torah, mais qui suit des voies nettement distinctes de celles du Coran. Cette différence entre les deux corpus s’étend surtout à un autre thème à propos duquel elle se mue en franche opposition. Il s’agit de la question, essentielle pour la théologie musulmane, de la prédestination et du décret divins. On a vu en effet que l’économie du salut selon le Coran repose sur des libertés de choix fondamentales : celle du démon d’abord, qui fut invité à utiliser son libre arbitre pour accepter ou refuser de se prosterner devant Adam, celle des hommes ensuite, qui ont à se déterminer entre la voie des tentations d’Iblîs, qui les poussent à suivre les penchants de leur nature égoïste et orgueilleuse et la voie de l’obéissance aux injonctions divines, transmises par les messages
43 Cette vision des choses a été celle de ɼAbdelqādir Kilānī, qui, comme le rapporte Massignon, a « répudié, dans deux paraboles célèbres, tout essai d’assimilation du “je” tendre et renoncé de ͤallāj au “je” agressif et jaloux qui fit damner Iblîs » (L. Massignon, La Passion de Hallâj, op. cit., tome II, p. 176).
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Geneviève Gobillot prophétiques, le jugement final étant le résultat de ces prises de position délibérées. Or une telle conception se trouve en complet désaccord avec la majorité des Traditions prophétiques relatives au destin qui ont servi d’appui aux argumentations théologiques des Ahl al-Sunna (« Gens de la Tradition prophétique ») contre les théologiens rationalistes des premiers siècles de l’islam, les Muɼtazilites. Les mystiques, quant à eux, se sont divisés à ce sujet, les uns, comme Junayd par exemple, ayant eu à cœur de défendre l’orthodoxie de la croyance à la prédestination, les autres, à l’instar de Tirmi͏ī, ayant développé une certaine théorie de la liberté d’agir, mais aussi de penser et, surtout, de « ressentir ». Ce dernier, bien qu’ayant rapporté un nombre incalculable de traditions prophétiques, a en effet estimé que Dieu s’autorise à se montrer jaloux simplement pour ce qui concerne la foi en l’unicité et l’exclusivité du culte qui lui est dû. En revanche, il limite volontairement ses exigences au seuil de la liberté humaine pour tout ce qui concerne l’amour qui engage la profondeur et le secret du cœur. Cet amour-là, il ne s’est pas arrogé le pouvoir de l’exiger et a même fait en sorte qu’il soit toujours gratuit, devenant ainsi le fondement ontologique de la liberté de tout homme. Pour ce mystique, de même que l’homme peut exiger de son épouse l’accomplissement du devoir conjugal mais ne peut en aucune manière prétendre posséder son cœur, de même Dieu s’est volontairement mis en situation de ne jamais revendiquer le cœur des humains. Il faut que ce don soit de leur part totalement spontané, d’une spontanéité qui est l’essence même du sentiment amoureux dégagé de tout lien au « moi » égoïste, orgueilleux, envieux ou jaloux44. Université de Lyon III Jean Moulin
Voir à ce sujet : G. Gobillot, « Un penseur de l’amour (ͥubb), le mystique khusâsânien al-ͤakîm al-Tirmidhî » (m. 318/930, Studia Islamica, Fasc. LXXIII), 1991, p. 25-44.
44
314
VI MASQUES, DOUBLES, TRIOS ET OPÉRA DANS LA MODERNITÉ
ÉCRITURE LYRIQUE ET ROMANESQUE DE L’ENFER DE LA JALOUSIE : Claudel (Partage de Midi) et Dostoïevski (L’Éternel Mari)
Dominique Millet-Gérard
Dura sicut infernus æmulatio ٠ٵڇړ, ڔڔڂٹڃڄچٽٺڅڄٿٵٿ, ڑڇچڃڂٷٺڅ Ct 8, 6
En 1869, l’année qui suit la naissance de Claudel, Dostoïevski, en séjour à l’étranger, rédige la longue nouvelle1 qu’il publiera l’année suivante2. Il semble qu’il s’agisse d’une production « alimentaire »3, qui néanmoins suit de près Notes d’un souterrain (1864), et plus encore L’Idiot (1868). Dostoïevski lui-même disait, à propos du Souterrain, que « si la forme en est différente, la substance en est la même – ma propre et habituelle substance »4 – déclaration importante pour notre propos. On peut regretter que cette nouvelle virtuose n’ait pas attiré l’attention qu’elle mérite, elle qu’un critique déclarait, avec raison, « peut-être la plus parfaite, du point de vue formel, des œuvres de Dostoïevski […], un chef d’œuvre de l’art narratif russe »5. Claudel, comme toute sa génération, a dû découvrir celui que Huysmans appelait l’« exorable Russe »6 à travers Le Roman russe du Vicomte Melchior de
1 Présentée comme « ټٵٿچچٵڅ rasskaz », c’est-à-dire « récit ». Le critère n’est pas celui de la longueur, puisque Le Joueur, à peine plus long, est qualifié de « roman » ()ڂٵځڃڅ. 2 Dans la revue Aurore. 3 Voir Branwen E. B. Pratt, « The Role Of The Unconscious in The Eternal Husband », Literature and Psychology, Univ. of Hartford, no 21, 1971, p. 29 : « It was conceived as a potboiler. » 4 K. Mochulsky, Dostoievsky, (Paris, YMCA Press, 1947 ; ce livre sera traduit en français chez Payot en 1963), Princeton, 1967, p. 386, cité par Pratt, art. cité, p. 29. Nous traduisons de l’anglais. 5 K. Mochulski, Dostoievski. Zhizn’ i tvorchestvo, Paris, YMCA Press, 1947, p. 316-317, cité par James B. Woodward, « “Transferred Speech” in Dostoievskii’s Vechnyi Muzh », CanadianAmerican Slavic Studies VIII, 3, Fall, 1974, p. 398-407. Citation p. 400. On complétera la bibliographie, en effet réduite, par la thèse de J. Catteau, La Création littéraire chez Dostoïevski, Institut d’Études Slaves, Paris, 1978. Nous utilisons aussi les notes prises lors d’une conférence donnée par le Professeur Jacques Catteau à l’École Normale Supérieure de Jeunes Filles (Sèvres) pendant l’année universitaire 1980-1981. 6 Là-Bas (Tresse et Stock, 1891).
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Dominique Millet-Gérard Vogüé7 ; son œuvre postérieure en portera la marque : ainsi en 1924 classera-t-il l’écrivain russe au nombre de ceux qui « ont influé sur [s]a formation littéraire »8. Auparavant, en 1908, il écrivait à Jacques Rivière que Dostoïevski avait été parmi les « maîtres » qui lui avaient « montré les secrets de [s]on art »9. La date retient notre attention : c’est en effet deux ans après la publication, très discrète, de Partage de Midi à la Librairie de l’Occident en 1906. Ne furent alors tirés que cent cinquante exemplaires, distribués à des amis, qui ne tardèrent pas à circuler sous le manteau. La raison en est le caractère très autobiographique du texte, dont Claudel ne fait pas mystère auprès de ses correspondants les plus chers : « …les deux premiers actes de Partage de Midi ne sont qu’une relation exacte de l’aventure horrible où je faillis laisser mon âme et ma vie, après dix ans de vie chrétienne et de chasteté absolue »10, écrit-il à Massignon. On sait d’ailleurs qu’un directeur de conscience s’était formellement opposé à la diffusion du livre11. Rien cependant ne nous prouve que Claudel avait alors lu L’Éternel Mari12. Une chose néanmoins est troublante : Claudel a toujours dit avoir, au nom de la mystérieuse prescience de l’artiste13, écrit une sorte de prémonition de Partage, Une mort prématurée14, détruite par la suite, en 1888 ; or on est là deux ans après la publication du Roman russe. Quoi qu’il en soit, une autre constatation est facile à faire : l’extrême ressemblance, en dépit des différences considérables de traitement, des situations de L’Éternel Mari et de Partage de Midi : dans les deux cas, une femme est entourée par trois hommes, le mari et les deux amants successifs ; dans les deux cas, un enfant, né du premier amant
7
(Plon-Nourrit, 1886). Des fragments avaient paru dans la Revue des deux mondes en 1885. Sur cette réception nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre thèse, Anima et la Sagesse. Pour une poétique comparée de l’exégèse claudélienne, Lethielleux, 1990 (distribution DDB), p. 714-717. 8 J1, p. 643. 9 Lettre à Jacques Rivière du 12 mars 1908, Correspondance Claudel-Rivière (1925), Cahier Paul Claudel no 12, Gallimard, 1984, p. 112. 10 Lettre à Louis Massignon du 19 novembre 1908, Correspondance Claudel-Massignon, DDB, 1973, p. 55. 11 Voir lettre à Claudel du fr. Michel Caillava, osb, du 13 septembre 1905, dans Le sacrement du monde et l’Intention de Gloire. Correspondance de Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, éd. D. Millet-Gérard, t. 1, 2005, p. 335. C’est l’abbé Jean Massin qui, pour des raisons peut-être un peu troubles, encouragera la publication en 1948. Voir P. Claudel, Journal, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 625 et Le Sacrement …, op. cit., t. II, p. 364 sq. 12 Il a tout à fait pu le lire, puisque la première traduction française, par N. HalpérineKaminsky, date de 1896 chez Plon-Nourrit. 13 Cf. « Ma sœur Camille » (1951), Œuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 284 ; Mémoires improvisés (Gallimard, 1954), cité sur Gallimard, « Idées », 1969, p. 37. 14 À ce sujet voir Théâtre, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, éd. de J. Madaule et J. Petit, p. 1237 et 1333.
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie et qualifié de « bâtard » par le mari chez Dostoïevski15, par le second amant chez Claudel16. Certes, dans le texte russe, ne sont en présence que le mari et le premier amant, les autres personnages étant morts ou mourant au cours de l’histoire ; c’est tout l’art du récit que de les évoquer ; dans Partage, nous sommes au théâtre, au lieu de la parole vive, et nous concevons ce que peut avoir d’artificiel une comparaison de genre à genre, sans, de surcroît, certitude d’influence ; néanmoins, nous trouvons dans les deux textes une magistrale représentation ou expression de la souffrance extrême causée par la jalousie, dans les deux cas comparée à rien moins que l’enfer ; on reconnaît là un verset célèbre du Cantique des Cantiques. * Une des choses qui frappent le plus Claudel chez Dostoïevski est, comme il le dit lui-même en empruntant l’expression à l’histoire naturelle, la « mutation spontanée » : Un caractère arrive tout à coup à une mutation, c’est-à-dire qu’il trouve en lui des choses qui n’y étaient absolument pas. […] Personne ne sait pourquoi. […] Dans Dostoïevski vous voyez une crapule, comme dans Crime et Châtiment, je me rappelle le bonhomme qui persécute Raskolnikov, qui est une crapule épouvantable et qui tout à coup devient une espèce d’ange. […] C’est cet imprévisible, cet inconnu de la nature humaine qui est le grand intérêt de Dostoïevski. L’homme est un inconnu pour lui-même et il ne sait jamais ce qu’il est capable de produire sous une provocation neuve. Ça, ç’a été une des grandes découvertes de Dostoïevski, qui m’a beaucoup servi, soit dans mon art dramatique, soit dans les réflexions que j’ai eu à faire sur l’existence […] choses qu’on voit par exemple dans mon drame Partage de Midi, où Mesa ne serait rien s’il ne rencontrait pas cette femme qui seule connaît son véritable nom ; et le secret de son âme, de sa propre existence, n’est pas chez lui, il est chez cette femme qu’il a rencontrée sur le bateau […] Dostoïevski a été un de ces grands esprits formateurs dont j’ai reçu les leçons17.
Ces propos nous intéressent d’autant plus que, justement, dans L’Éternel Mari, est constamment mis à contribution, pour illustrer le thème de la jalousie, cet « excès d’impulsion », ٺٽڂڔٵڌڇڃ, remarqué par Vogüé, et qui, mélange de 15
L’Éternel Mari, traduction de B. de Schloezer (Gallimard, 1936), Le Livre de poche, 1958, p. 109 ; ٩څڃٹٺٙپٽٿچٷٺڃڇچڃ, ٘٥ٻڈځپڐڂڌ, ٥ٵٿٽچچٵڀٿڔٵٿچچڈ, ١ٵٷٿچڃ, « ٲٟ٦١٣», 2006, ڇچ. 557 ; nous indiquons désormais la pagination dans la traduction, puis dans le texte russe en les séparant par une barre oblique (EM, 109 / 557). 16 Partage de Midi, éd. de G. Antoine, Gallimard, « Folio-théâtre », 1994, p. 124. 17 Mémoires improvisés (Gallimard, 1954), rééd. Gallimard, « Idées », 1969, p. 46.
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Dominique Millet-Gérard désespoir, d’acharnement, d’audace, de passion, de folie, fonde la psychologie étrange et contrastée du héros dostoïevskien18. Dans notre nouvelle, c’est particulièrement sensible à l’itération de l’adverbe presque onomatopéïque ٸڈڅٹٷ, « soudain », qui souligne précisément les « sursauts » des deux personnages, l’amant Veltchaninov et le mari Troussotski19, quand le thème de la jalousie, non point nommé mais ainsi mimé, fait irruption entre eux : – À qui est cette enfant ? Mais c’est Lisa, prononça [Troussotski] en souriant agréablement. – Quelle Lisa ? murmura Veltchaninov, et quelque chose [soudain] tressaillit en lui. L’impression était trop brusque. Tout à l’heure, ayant vu Lisa en entrant, il avait été surpris, mais n’avait eu aucun pressentiment, aucune idée particulière. – Mais notre Lisa, notre fille Lisa ! répéta Pavel Pavlovitch toujours souriant20.
L’effet produit sur le lecteur par l’agitation de Veltchaninov contraste bien sûr avec le calme et le sourire de Troussotski parfaitement maître de ses moyens et jouant de la syllepse assassine sur le possessif « notre » ; la petite Lisa, au destin tragique, est en effet le révélateur de l’adultère, dont on apprendra à la fin que Troussotski en avait la preuve sous la forme d’une lettre de son épouse à Veltchaninov, jamais envoyée21. La nouvelle est ainsi scandée par les ٸڈڅٹٷ, et tout particulièrement dans l’extraordinaire chapitre VII, intitulé « Le mari et l’amant s’embrassent », qui met une nouvelle fois face à face les deux rivaux, dans une rixe latérale où Troussotski va apprendre à Veltchaninov comment il s’est avisé de la liaison de sa femme avec l’amant suivant, Bagaoutov. Veltchaninov irrité attendant Troussotski « se sentit subitement tout à fait à l’aise et très gai »22 ; l’autre « se leva brusquement, comme mû par un ressort » ; plus loin, l’adverbe est lui-même modifié et accentué : « Cela suffit ! Assez ! trancha horriblement brutalement Veltchaninov dans un accès de colère »23, juste avant que ne se produise la soudaine métamorphose de Troussotski : « Il ne grimaçait plus, il ne raillait plus. Quelque chose en lui s’était subitement
18
Voir Le Roman russe, op. cit., p. 227. Il est fort possible que ce soit Melchior de Vogüé qui ait attiré l’attention de Claudel sur ce point. 19 Comme d’habitude chez Dostoïevski, les noms des personnages sont signifiants : Veltchaninov renvoyant à ٵڂٽڌٽڀٺٷ, « grandeur, stature », Troussotski à ڑڇچڃچڈڅڇ, « poltronnerie, couardise » (voir la comparaison qu’il fait implicitement de lui-même avec le lâche Thersite, p. 96), mais aussi ڑڇٽچڈڅڇ, « trottiner ». 20 EM 70 / 534. Nous rectifions légèrement la traduction en réinsérant le « soudain » omis par le traducteur. 21 Voir p. 228. 22 EM 92 / 547. 23 EM 103 / 553, ٸڈڅٹٷڃڂچٵٻڈ.
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie transformé, et son aspect, son ton avaient changé à tel point, que Veltchaninov en fut stupéfait»24. Après qu’ils eurent trinqué, « Pavel Pavlovitch se prit brusquement le front dans la main […]. Soudain il saisit la main de Veltchaninov et la baisa […], il revint brutalement sur ses pas […], il s’écria subitement […] Embrassez-moi, Alexeï Ivanovitch ! proposa-t-il tout à coup […]. Et soudain Alexeï Ivanovitch se pencha vers Pavel Pavlovitch et l’embrassa sur la bouche. […] Pavel Pavlovitch fondit tout à coup en larmes »25. Deux corollaires accompagnent cette cascade de ٸڈڅٹٷqui se poursuivra jusqu’à la bouffonne réapparition de Troussotski remarié : « et soudain la tête chauve qu’il connaissait si bien surgit entre la dame et lui »26 ; l’un est de l’ordre de la représentation : c’est la mécanisation constante des gestes et attitudes, grimaces, sursauts, regards « sournois », clins d’œil, ricanements qui ponctuent les rencontres entre le mari et l’amant ; l’autre relève de la psychologie : c’est l’« étrangeté », parfaitement perçue par Veltchaninov, de l’irruption soudaine dans sa vie de ce personnage oublié, ainsi d’ailleurs que de l’épouse-amante quittée depuis dix ans27 ; d’ailleurs, dès l’ouverture de la nouvelle, tout ce qui concerne Veltchaninov est sous le double signe de la brusquerie et de l’étrangeté : les deux mots ou expressions sont lancés dès les premières lignes ; ils trouveront à se cristalliser sur un élément métonymique essentiel, le chapeau garni de crêpe de Troussotski par lequel Veltchaninov se sent poursuivi et qui provoque son angoisse ; une fois que les deux personnages se seront rencontrés et identifiés, il s’agira véritablement de la mise en scène d’une herméneutique, la question pour Veltchaninov étant de savoir si Troussotski sait, et depuis quand il sait28. Et l’autre saura jouer à merveille de cette incertitude. La jalousie, ici, se constitue en système triangulaire, vérifiant les analyses de René Girard29. La femme est absente – morte depuis quelques mois – mais constamment présente entre les deux hommes. Surtout, s’établit entre le mari et l’amant un subtil rapport de fascination : Troussotski, depuis qu’il a acquis, en ouvrant après sa mort la cassette de sa femme30, la certitude de son infortune,
24
EM 103 / 554. EM 104-105 / 554-555. 26 EM 235 / 632. 27 Voir p. 43. 28 Cf. p. 97-99. 29 R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961, p. 50 sq., étudie L’Éternel Mari et parle à son propos de « déviation érotique vers le rival fascinant ». Il évoque également le point qui a retenu Claudel, ces « étranges revirements », « confrontations qui épuisent tous les rapports possibles entre les personnages » (p. 248). – Ce système triangulaire était déjà tout à fait présent dans L’Idiot, entre Muychkine, Nastassia Philippovna et Rogojine. Il est intéressant que dans l’édition complète soviétique des Œuvres de Dostoïevski, L’Éternel Mari figure dans le même tome que la seconde partie de L’Idiot. 30 Cf. p. 100. 25
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Dominique Millet-Gérard jamais pressentie auparavant, veut comprendre en observant Veltchaninov qui est le séducteur et comment il a pu arriver à ses fins ; homme faible face au «héros», il étale complaisamment, à la Russe, son humiliation, qu’il aggrave en buvant et se livrant à la débauche, y compris peut-être jusqu’à l’ignominie de salir « sa » fille, qui n’est pas la sienne, Lisa. Mais le misérable et méprisable Troussotski a sur Veltchaninov l’immense avantage de pouvoir le manipuler, et il le fait avec toute l’intelligence du geste et du langage que lui octroie le génial Dostoïevski. Déjà champion de la métonymie performative, grâce au crêpe de son chapeau, Troussotski va devenir un maître du double langage, de la suggestion, de la syllepse, ainsi que du langage latéral de la mimique. La scène la plus extraordinaire à cet égard est celle dans laquelle il évoque la mort toute récente de Bagaoutov, le second amant, dont il vient d’aller « contempler les traits »31 : Et tout à coup Pavel Pavlovitch, d’un geste inattendu, dressa ses deux doigts au-dessus de son front chauve, comme des cornes, et eut un long rire silencieux. Il resta ainsi, riant, les cornes au front, une demi-minute, regardant Veltchaninov droit dans les yeux avec une sorte d’impudence triomphante. Celui-ci fut médusé, comme à la vue d’un spectre32.
Tout le reste de la scène joue de la superposition implicite des deux amants. Bien entendu, Troussotski a là une arme inespérée, puisqu’il peut par cette démonstration bouffonne rendre à son tour jaloux a posteriori Veltchaninov qui se découvre un successeur, et de surcroît – c’est toute l’habileté de la nouvelle – s’assimiler Veltchaninov dans leur commune infortune : d’où l’effet de miroir bouffon et tragique qui s’établit entre les deux hommes33, admirablement rendu par la technique romanesque : après que Pavel Pavlovitch aura tenté de tuer Veltchaninov dans son sommeil, et que cet épisode, à valeur de preuve, aura soulagé ce dernier, il se verra remettre par un tiers, de la part de Troussotki, la fameuse lettre que sa maîtresse Natalia Vassilievna lui avait écrite sans l’envoyer : Dans cette lettre, Natalia Vassilievna lui disait adieu pour toujours, tout comme dans celle qu’il avait reçue, et en lui avouant qu’elle en aimait un autre, ne lui cachait pas sa grossesse […] Dieu sait pourquoi, ayant réfléchi, elle avait substitué l’autre lettre à celle-ci ! À la lecture de ces lignes, Veltchaninov pâlit, mais il se représenta Pavel Pavlovitch découvrant cette lettre et la lisant pour la première fois devant le coffret de famille en ébène incrusté de nacre. 31 32 33
EM 94 / 548. Ibid. Cf. EM p. 95 : « Pourquoi dire vous ? dites nous ».
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie « Lui aussi dut pâlir comme un mort, songea-t-il, apercevant sa propre image dans la glace. Sans doute il lisait, et fermait les yeux et brusquement les rouvrait, dans l’espoir que la lettre redeviendrait une simple feuille de papier blanc… Il a dû recommencer l’épreuve au moins trois fois ! »34
L’assimilation est donc totale entre les deux hommes : Veltchaninov se retrouve à cette lecture paré des mêmes cornes que le mari, et de surcroît peut lui aussi nourrir quelques doutes sur la paternité de Lisa, puisqu’on sait que Bagaoutov, son jeune successeur, était arrivé à T.… un mois et demi avant son départ35 – incertitude que Troussotski s’était auparavant chargé, par de pesants calculs, de bien souligner36. La lettre ainsi lue par superposition avec la lecture de Troussotski est le révélateur de tout le comportement de ce dernier : soudain Veltchaninov déchiffre en un éclair tout l’étrange comportement de Troussotski ; c’est d’ailleurs ce qui le libérera et lui permettra dans le dernier chapitre de reprendre face à Troussotski ridiculement remarié le rôle du « prédateur » face à l’« éternel mari ». Cette distinction entre le « type féroce » et l’« éternel mari » est au cœur du livre. Saisissant soudain le génie manipulateur de Troussotski, Veltchaninov lui disait, au chapitre central de leur confrontation : « Au diable ! vous êtes vraiment un “type féroce” ()ڄٽڇپڐڂڎٽڊ. Je croyais que vous n’étiez qu’un “éternel mari” ( ٻڈځپڐڂڌٺٷ, et rien de plus »37. La référence est subtile, littéraire, à la fois inter- et intratextuelle : elle renvoie à un article critique38 portant sur une pièce de Tourguéniev intitulée La Provinciale39, histoire d’adultère évoquée par Troussotski lors de leur première rencontre dans la nouvelle, et dans laquelle il s’était lui-même illustré en jouant le rôle… du « mari »40 ! Mais justement l’intelligence sadique avec laquelle Troussotski utilise la seconde liaison de Natalia Vassilievna pour humilier et torturer Veltchaninov41 34
EM 229 / 628. Nous reprenons légèrement la traduction. Pour l’autre lettre, celle effectivement reçue par Veltchaninov, voir p. 63, et pour la lecture par Troussotski, p. 100. 35 Cf. p. 62. 36 Cf. p. 71 : « – Je suis parti de T.… au début de septembre, le 12 septembre, je m’en souviens très bien… / – En septembre ? vraiment ? Et moi qui croyais…, fit, fort étonné, Pavel Pavlovitch. – Si c’est ainsi, alors permettez : vous êtes parti le 12 septembre et Lisa est née le 8 mai ; cela fait donc : septembre, octobre, novembre, décembre, janvier, février, mars, avril…, huit mois et quelques jours, voilà ! Et si vous saviez comme la défunte… » 37 EM 102 / 553. 38 Il s’agit d’Apollon Grigoriev, dont l’article en question, sur le « rapace » et le « pacifique » avait été repris en 1869 dans le second numéro de L’Aurore, le périodique où paraîtra L’Éternel Mari l’année suivante. Voir J. Catteau, op. cit., p. 75. 39 Pièce en un acte, publiée dans les Notes de la Patrie en 1851, republiée en 1869. 40 Cf. p. 51. 41 Cf. p. 119 : « Et maintenant je voudrais élucider : feu Stépane Mikhaïlovitch Bagaoutov, à quel type appartenait-il : au type “féroce” ou bien au type “pacifique” ? »
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Dominique Millet-Gérard l’apparente au « type féroce », que Veltchaninov lui-même lui donnera l’idée d’accomplir jusqu’au bout, jusqu’au meurtre42. C’est sans doute ce qu’entend Pavel Pavlovitch lorsque, sa jalousie remise à vif lorsque Veltchaninov, redevenu « prédateur », courtise ardemment au moyen d’une audacieuse mélodie de Glinka la fiancée de quinze ans qu’il s’est, imprudemment et en « éternel mari », de nouveau choisie, il annonce qu’il va enfin dire à Veltchaninov « le dernier mot » – ce sera la lame de rasoir. Enfin une dernière trace intertextuelle retiendra particulièrement notre attention. À plusieurs reprises apparaît dans le texte le grand motif dostoïevskien du « souterrain »43, à titre d’image de la vilenie des personnages ; ainsi par exemple dans la réplique à laquelle nous venons de faire allusion Veltchaninov reproche à Troussotski d’avoir suivi le convoi de Bagaoutov, « poussé par je ne sais quels motifs secrets, souterrains ()ڊڐڂڑڀڃڄٹڃڄ, vils, et dégoûtantes bouffonneries »44. On retrouvera quasiment la même série un peu plus loin, dans un passage à la première personne du pluriel où Veltchaninov fait clairement l’assimilation entre Troussotski et lui-même : « Tout cela est ridicule ; nous sommes tous deux des êtres vicieux et vils, des êtres souterrains (ٹڃڄ)ڐڂڑڀڃڄ »45. Or ce qui fait le lien, l’effet de miroir entre les deux hommes, c’est justement la jalousie qui les anime tous deux, jalousie complexe, transitive, exploitée, poussée jusqu’à cet extraordinaire rapport d’amour-haine qui les pousse à s’embrasser : « Oui, il aimait, en haïssant, et c’est justement l’amour le plus fort… »46, conclut Veltchaninov dans son long monologue intérieur, ٙٵ, چO ڔٵڂڑڀٽچ ڔٵځٵچ ڑٷڃٶړڀ ٵڇڒ ڀٽٶړڀ ڐٶڃڀټ. Ne sommes-nous pas en pleine variation sur le Cantique des Cantiques, « l’amour est fort comme la mort, et la jalousie dure comme l’enfer » – surtout lorsque l’on sait que la traduction russe de ce verset admet, pour le sheol hébreu et l’ᾁδῆ grec, le mot ڔڔڂٹڃڄچٽٺڅڄ47, « le lieu souterrain »48, qui lui-même, avec le jeu russe des préfixes, entre en consonance avec la gestuelle si essentielle dans la nouvelle.
42 EM, p. 119 : « L’homme “féroce”, s’écria-t-il dans un accès de fureur en s’arrêtant brusquement, c’est celui qui aurait empoisonné le verre de Bagaoutov en buvant avec lui du champagne pour “fêter leur joyeuse rencontre”, comme vous l’avez fait hier avec moi » (cf. p. 95). – D’ailleurs rien ne nous dit que ce n’est pas Troussotski qui a assassiné Bagaoutov et qu’il n’est pas revenu à Pétersbourg précisément pour se venger de ses deux rivaux et les éliminer : voir p. 94 : « C’est peut-être uniquement pour le voir que j’ai fait le voyage de Pétersbourg ». 43 Les Notes d’un souterrain (ٜ )ڔڑڀڃڄٹڃڄ ټٽ ٽچٽڄٹٵsont d’ailleurs de peu antérieures (1864). 44 EM, p. 119 / 563. 45 EM, p. 188 / 604. 46 EM, p. 221 / 623. 47 ٠ٵڇړ, ڔڔڂٹڃڄچٽٺڅڄٿٵٿ, ڑڇچڃڂٷٺڅ. 48 Idem en Ps 62, 10.
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie On retrouve en effet constamment des terme composés avec le double préfixe ٹڃڄچٽ, « d’en-dessous », pour désigner les « regards par en-dessous », « sournois »49, et autres grimaces de Troussotski qui d’ailleurs, à trois reprises au moins, souhaite « rentrer sous terre »50 : le terme utilisé, ڔچڑڇٽڀٵٷڃڅڄ, est le même – est-ce un hasard ? – que celui, mi-ironique mi-tragique, qui clôt le Don Juan (Le Convive de pierre) de Pouchkine. Telle est l’extrême virtuosité avec laquelle Dostoïevski représente l’enfer de la jalousie. * On a un fort bel exemple de réécriture libre de ce verset dans le « Cantique de Mesa » du troisième acte de Partage de Midi de Paul Claudel51, parole non seulement vive, mais à vif, et autobiographiquement telle52. Mesa, l’amant d’Ysé, trahi par celle qu’il aime, l’a poursuivie jusque chez son nouvel amant, sur fond de révolte des Boxers dans la Chine du début du xxe siècle. Les deux hommes, après une violente scène de jalousie, en sont venus aux mains, Mesa est blessé, le couple Ysé-Amalric s’est enfui après lui avoir volé sa passe. Il est condamné à mourir dans la maison où une machine infernale est sur le point d’exploser. Seul, dans la nuit complète, dans la seule lumière de la lune et des étoiles, il prononce cette admirable meditatio mortis, qui est aussi une meditatio amoris, meditatio æmulationis. Le lien avec notre verset du Cantique n’est pas explicite – sauf l’intertitre « Cantique de Mesa », qui se retrouve ailleurs dans l’œuvre claudélienne, avec une connotation biblique évidente53. On sait du moins que Claudel, par l’épigraphe de la Préface qu’il ajoute à la version de 1948, dite « nouvelle version », met Partage sous le signe du Cantique54 ; d’ailleurs cette Préface fait apparaître des thèmes qui rappellent notre verset, associant la passion amoureuse à « cet élément, cet élément intérieur que l’on appelle le feu, et que la créature n’usurpe à son usage que pour sa propre destruction », évoquant la femme
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Par exemple russe p. 547, 563 et passim. Cf. p. 156 / 585. 51 Nous travaillerons sur la version de 1906, dite « Première version » (Librairie de l’Occident, édition hors commerce), citée sur éd. G. Antoine, Gallimard, Folio-théâtre, 1994. p. 141-145. 52 Il y a également un prétexte autobiographique à L’Éternel Mari, mais sans aucune mesure avec l’aventure claudélienne (voir Branwen E. B. Pratt, art. cité, p. 31). 53 Voir à ce sujet notre article « Ode, cantique : modèle biblique, jaillissement poétique », dans L’Ode, en cas de toute liberté poétique, Peter Lang, 2007, p. 225-244. 54 Partage de Midi, Gallimard, 1949 ; la préface est reproduite dans l’édition que nous citons, p. 45-47. Le fragment de verset cité en épigraphe est : Si ignoras te, o pulcherrima mulierum (Ct 1, 7). Un peu plus loin on lit : « Il est midi » (cf. Ct 1, 6). Dans cette version, le Cantique de Mesa a été considérablement transformé. 50
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Dominique Millet-Gérard aimée comme « image de Dieu », les commandements inscrits dans le cœur de l’homme « en traits de feu », « la clef de l’une [créature] dans le cœur de tel autre ». Nous disposons de fort peu de documents pouvant éclairer la composition de l’automne 190555, et aucune trace de lecture notoire du Cantique ne se trouve dans le Journal. Néanmoins le filigrane biblique, et notamment celui du Cantique dans la pièce est une évidence, et particulièrement dans le passage qui nous intéresse, qui semble tout entier être une paraphrase poétique de Fortis ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio, dans un décor igné, évidemment symbolique, qui rappelle les « lampes de feu », tandis que, nous le verrons, le mystérieux signaculum n’est pas non plus absent. Mesa promis à la mort se voit déjà dans la situation du jugement particulier, « devant la face de Dieu ». Le cadre naturel et cosmique de la nuit étoilée se mue en un grandiose décor, à la fois liturgique (« Me voici dans ma chapelle ardente », p. 141) et céleste, auquel le Paradis de Dante n’est pas étranger : comme dans la scène dite « du Purgatoire » du Soulier de Satin (Troisième Journée, sc. 8), deux temporalités sont superposées, Mesa mourant dans le temps (« Aucun prêtre entouré de la pieuse communauté / Ne viendra m’apporter le Viatique », p. 142), Mesa après la mort, à la lisière de l’Éternité. Les astres sont, par une série d’anamorphoses poétiques, les cierges (les « flambeaux ») qui entourent liturgiquement le corps56, et déjà aussi les corps glorieux (« pareils à de grandes vierges flamboyantes ») de l’Au-delà. Le ciel nocturne, avec ses ombres et lumières, s’anime et se personnifie en « immense clergé de la Nuit avec ses Évêques et ses Patriarches » (p. 142). La broderie sur Lampades ignis atque flammarum s’amplifie avec la mention de la Voie lactée et l’évocation à l’antique des « sœurs brillantes », tandis que s’ébauche, rejoignant le Cantique par le biais allégorique, l’image de l’Agneau mystique, sans doute inspirée des mosaïques byzantines57, qui va se filer des « blanches brebis » (les étoiles) à l’« Agneau terrible » en passant par le « Pasteur »58.
55 Voir lettre à Gabriel Frizeau du 19 octobre 1905, Correspondance Claudel – Jammes – Frizeau, Gallimard, 1952, p. 65, et aussi les fort intéressants documents fournis par G. Antoine en annexe de son édition, p. 199-202 (et P. Claudel, Œuvre poétique, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, p. 7-8), notamment le poème « prémonitoire » « Chant à cinq heures » de 1893, d’inspiration très symboliste, où l’empreinte du Cantique semble certaine : « La tourterelle, au loin, raconte ses amours […]. Vienne la pluie et le temps ! » Cf. Ct 12. 56 On voit bien ici que le texte biblique dont est imprégné Claudel est la Vulgate, avec ses lampades. Voir aussi infra n. 64. 57 Claudel n’ira à Ravenne que plus tard, en 1916 (J1, p. 363). 58 C’est aussi un motif liturgique lié à l’office des défunts (voir note suivante) : le second nocturne commence par une antienne tirée du Ps. 22 : In loco pascuæ ibi me collocavit (Breviarium romanum, Officium defunctorum, Ad matutinum, in II Nocturno, Bréviaire du Concile de Trente revu par S. Pie X).
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie Une fois cet extraordinaire décor posé, Mesa se livre, comme Job59, à un réquisitoire dirigé à la fois contre Dieu et contre la femme traîtresse ; c’est là que va surgir, superbement dramatisé, le thème de l’amour-torture, « l’amour épouvantable d’un autre » (p. 144). C’est une amplification lyrique sur fortis ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio – ce dernier terme étant ici à prendre au sens immédiat de « jalousie »60 : Ah ! je sais maintenant Ce que c’est que l’amour ! et je sais ce que vous avez enduré sur votre croix, dans ton Cœur, Si vous avez aimé chacun de nous Terriblement comme j’ai aimé cette femme, et le râle, et l’asphyxie, et l’étau ! Mais je l’aimais, mon Dieu, et elle m’a fait cela ! Je l’aimais, et je n’ai point peur de vous, Et au-dessus de l’amour Il n’y a rien, et pas vous-même ! et vous avez vu de quelle soif, ô Dieu, et grincement des dents, Et sécheresse, et horreur et extraction, Je m’étais saisi d’elle ! Et elle m’a fait cela ! Ah, vous vous y connaissez, vous, vous savez, vous, Ce que c’est que l’amour trahi ! Ah, je n’ai point peur de Vous ! Mon crime est grand et mon amour est plus grand, et Votre mort seule, ô mon Père, La mort que vous m’accordez, la mort seule est à la mesure de tous deux ! Mourons donc et sortons de ce corps misérable (p. 144-145).
On trouve ici une provocation quasi blasphématoire, que l’on pourrait rapprocher de l’interprétation de A. LaCocque61 – à ceci près, et c’est évidemment essentiel, que les reproches à Dieu chez Claudel sont intégrés dans une adresse à Dieu, une prière qui le prend directement à partie, comme dans la lutte de
59 Notamment « Et vous m’interrogez. Et moi aussi je Vous interrogerai », p. 143 : cf. Job 38, 3 ; 40, 2 ; 42, 4. Le ton d’ensemble de ce passage est très proche du Livre de Job , dont on rappelle qu’il fournit les leçons de l’office des Morts : Mesa récite en quelque sorte son propre office. Claudel, en homme de sa génération, était familier de ces textes liturgiques, qu’on lisait lors des veillées mortuaires ; il avait par ailleurs lu très tôt, dès les années 1890, les Moralia in Job de saint Grégoire le Grand, dont il y a des traces nombreuses dans le Journal. L’empreinte de Job est également déjà très forte dans Tête d’Or. Voir notre article « Claudel et Saint Grégoire-leGrand », repris dans La Prose transfigurée, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005. 60 L’hébreu a qinɻāh, pour lequel Gesenius donne Leidenschaft der Liebe, Eifersucht, donc bien passion douloureuse, jalousie. 61 A. LaCocque, « La Sulamite », dans A. LaCocque et P. Ricœur, Penser la Bible, Seuil, 1998, p. 373-410.
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Dominique Millet-Gérard Jacob et de l’Ange. La question évoquée est proprement théologique, et il semblerait que Claudel joue ici le Cantique des Cantiques contre la position de saint Thomas d’Aquin62. On retrouvera tout au long de l’œuvre cette expression du désir infini, et célébré comme tel ; ainsi de la célèbre clausule du « Cantique du cœur dur » dans La Cantate à trois voix : Et si le désir devait cesser avec Dieu, Ah, je l’envierais à l’Enfer ! 63
ou cette variante, plus tardive et plus développée, dans le commentaire claudélien du Cantique : L’amour, oui, la passion au sens habituel, on ne peut pas dire que ce soit quelque chose de rassurant, et sa règle est plutôt le dérèglement. Que de couples célèbres et douloureux se tiennent prêts à envahir notre mémoire, flammes, nous dit le Cantique, qui nous démontrent le feu. Mais qu’il y ait flamme ou non, le feu est partout, dans le cœur de tout homme ou femme vivants. C’est la lampe au-dessous du vase qui en échauffe le contenu. C’est le désir qui entretient le besoin64.
Mais le poignant réquisitoire est aussi une supplication, une confession, et l’impact blasphématoire (« je n’ai point peur de vous » ; « au-dessus de l’amour il n’y a rien, et pas vous-même ») est absorbé par l’analogie de la Passion et de la Croix, dont le signe est imprimé dans toute souffrance humaine65. Il se résorbera totalement en clausule, avec l’aspiration au « sein d’Abraham » : « cachez-moi, ô père, en votre giron ! »66
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Voir Somme théologique, Ia-IIæ, q. 30, art. 4 : « Le désir est-il infini ? ». Saint Thomas répond en dissociant le désir naturel, fini, et le désir surnaturel, infini. Auparavant, dans la question 28, art. 5, saint Thomas avait pris l’exemple de notre verset pour montrer que l’amour non dirigé vers le bien « blesse et corrompt ». 63 Cantate à trois voix (NRF, 1913), Œuvre poétique, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 364. 64 Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques (Egloff, 1948), Œuvres complètes XXII, p. 452. Voir supra n. 56. 65 On notera à ce propos, détail intéressant, que le signaculum des Septante, σφραγίς désigne en grec chrétien le signe de la croix, et a aussi une acception liturgique : c’est une empreinte symbolique gravée sur les oblats ou prosphores : « La sphragis est un carré orné d’une croix entre les branches de laquelle on lit : )3̓3.)+!(= Jésus-Christ est vainqueur) » (Nicolas Cabasilas, xive siècle, Explication de la Divine Liturgie, Cerf, « Sources chrétiennes », 1943, note du P. Salaville, AA, p. 91). Ces deux sens s’observent aussi en latin pour signaculum (Blaise, ad locum), le second étant moins précis : « signe visible dans la célébration des mystères » (AVG, Serm. 351, 7). – Le latin a aussi emprunté au grec le mot sphragis (également sphragitis), « empreinte, stigmate ». 66 Partage…, p. 145 ; cf. Luc 16, 22. Ce sein d’Abraham est interprété par la tradition rabbinique (et donc par le Christ) comme le Paradis, ce qui est manifestement le sens de notre texte.
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie Ce schéma analogique, fondamental dans la pensée de Claudel, se trouvait déjà, en des termes très semblables, dans l’étrange passage lyrique qui se glisse dans la réflexion sur l’au-delà du Traité de la co-naissance au monde et de soi-même, rédigé en 1904 au moment du départ de Rose Vetch et intégré pour la publication dans Art poétique67 : O mon Dieu, tu nous as montré des choses dures, tu nous a abreuvés du vin de la pénitence ! Quelle prise, d’un empire ou d’un corps de femme entre des bras impitoyables, comparable à ce saisissement de Dieu par notre âme, comme la chaux saisit le sable, et quelle mort (la mort, notre très précieux patrimoine) nous permet enfin un aussi parfait holocauste, une aussi généreuse restitution, un don si filial et si tendre68 ?
Obnubilé par la douleur amoureuse, le « Cantique de Mesa » laisse de côté la première partie du verset, et le motif du signaculum. Ce n’est pas à dire qu’il soit absent de Partage de Midi, bien au contraire. Aussitôt achevé le « Cantique de Mesa », Ysé reparaît, « en état de transe hypnotique » (p. 146), dont la suite du texte nous laisse entendre que c’est une image d’un autre lieu, celui où les corps sont doués des « dots » des bienheureux, notamment subtilité, agilité, clarté69 : « Il n’y a plus que la vérité […] Tout est devenu vrai » (p. 147). Les deux personnages se retrouvent hors des contingences terrestres dans l’absolu de leur amour transfiguré, fixé dans sa plus haute incandescence70. Comme dans le Cantique de Mesa, nous sommes dans un entre-deux, à la fois attente d’une mort imminente71 et prémonition de l’au-delà. Leur pose, indiquée d’abord par une didascalie, nous achemine vers notre verset : Elle vient, elle s’accroupit à ses pieds, elle pose son bras nu tout droit au travers de ses genoux. Il lui met légèrement la main sur la tête (p. 149),
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Mercure de France, 1907. Œuvre poétique, p. 199. Cf. Ps 59, 5. 69 Voir Somme théologique, Supplément, q. 82 à 85. Subtilité : peu de densité, cf. p. 148 « Me voici détachée comme une huile pure » ; agilité : « Elle s’avance au travers de la pièce, non point marchant en automate, mais à la manière d’un nuage » (p. 146) ; clarté : « Et on la voit tout à coup toute blanche avec ses longs cheveux épars dans la véranda inondée par la lune » (p. 146) ; « toute blanche dans le rayon de la lune », p. 157. 70 Voir comme « la femme pleine de beauté déployée dans la beauté plus grande » (p. 158) trouve écho et explication dans le commentaire de Ct 4, 1, OC XXII, p. 112-114, qui distingue et articule l’une à l’autre la beauté sensible et la beauté « essentielle, celle des causes, […] celle en nous qui est inhérente à l’image de Dieu ». 71 P. 154 : « Et est-ce que tu vois de la peur en moi devant la mort ? » ; p. 156 : « la machine qui est au-dessous de la maison, et il ne reste que peu de minutes, le temps même / Qui s’en va faire explosion, dispersant cet habitacle de chair ». 68
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Dominique Millet-Gérard et se trouve confirmée par le dialogue : YSÉ : …Garde ta main
Sur mon front pour que je me souvienne […] Mais de tout mon poids je suis couchée au travers de ton corps et tu ne peux m’échapper […] MESA : Te voici sous ma main, ô tête dorée ! (p. 149) MESA : … ô chair qui es là sous ma main ! (p. 150) YSÉ : Cœur de ce cœur sous le cœur en nous (p. 155),
où l’étonnante formule, signifiant la fusion en un seul cœur (comme la Bible dit « une seule chair », Gen 2, 24) des deux cœurs superposés des amants, ressemble à un sceau, à un « cartouche »72. C’est alors, dans le dernier grand duo, qui s’apparente aux plus hautes merveilles dans l’ordre des représentations de l’amour absolu73, que surgit le mot de « signe » ; l’examen du contexte incite à penser qu’il fait écho au signaculum du Cantique. On y trouve, au plus haut point, liés l’amour et la mort, dans « la forte flamme fulminante » ; le mot « signe » revient deux fois, comme le signaculum de Ct 8, 6. Accompagné d’un déterminant dans sa première occurrence, le « signe » désigne ce qui a été le déclencheur de la séduction, élément autobiographique transcrit dans le drame, la chevelure de Rose / Ysé déployée dans le vent de la mer (qui devient ici, par paronomase, celui de la Mort) : Alors un coup de vent comme une claque Fit sauter tous vos peignes et le tas de vos cheveux me partit dans la figure74 !
Certes, curieusement, ces propos sont mis dans la bouche non de Mesa, mais d’Amalric ; peut-être faut-il voir là un désir de n’évoquer que de façon latérale ce que Claudel – nous le savons par « tradition orale », par sa fille Louise Vetch, relayée par Thérèse Mourlevat –, considérait comme un « secret » : Face à elle, il y eut Paul, éperdu d’admiration devant sa beauté, sa fierté qui allait jusqu’à l’arrogance, son autorité pour s ’emparer des lieux et régir les gens. Paul qui garda le secret d’une nuit de novembre 1900 où, à l’arrière d’un paquebot, alors 72
Voir notre article « Poétique claudélienne : “Cartouche” biblique et “coagulation” du sens », dans Regards sur Claudel et la Bible. Mélanges offerts à Jacques Houriez, « Poussière d’Or », Université de Besançon, 2006, p. 35-55. 73 On songe notamment à Antoine et Cléopâtre (repère claudélien, voir notre article), au finale du Couronnement de Poppée de Monteverdi et notre article « Veni, coronaberis » dans La Prose transfigurée, op.cit. 74 Partage, p. 65.
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie qu’elle ne l’appelait pas encore Paul et ne lui mettait pas encore la main sur l’épaule, il écoutait les cascades de son rire cristallin. Il osa cette fois-là retirer délicatement les épingles d’argent recourbées dans la masse de sa coiffure. Et il vit alors s’écrouler tout l’édifice de la lourde chevelure dont elle fut enveloppée soudain jusqu’aux chevilles dans l’éblouissement d’un clair de lune. Un secret que le Journal n’a pas révélé et auquel Partage de Midi fait une allusion détournée75.
« Signe » connu des seuls amants, signaculum de leur amour, présenté d’ailleurs ici par Claudel, quand c’est au tour de Mesa de l’évoquer, dans sa double manifestation de signe initial (les cheveux) et de signe final (le mouchoir du jour du départ de Rose76), l’aventure se refermant, conformément à tout ce qui a été dit dans le dialogue qui précède, pour pouvoir se transfigurer. Enfin, comme en Ct 8, 6, et même si Claudel ne pouvait pas le savoir77 – son intuition était stupéfiante ! – c’est l’inscription divine qui surgit à son tour, avec la superbe clausule Mais, tous voiles dissipés, moi-même, la forte flamme fulminante, le grand mâle dans la gloire de Dieu, L’homme dans la splendeur de l’août, l’Esprit vainqueur dans la transfiguration de Midi ! (p. 158)
Nous ne nierons pas qu’il n’y ait ici ambiguïté, puisque les grands motifs théophaniques, le voile, le signe, le secret, la ressemblance, la flamme sont mis au service de la transfiguration romanesque de l’amour humain. Hans Urs von Balthasar s’en est parfaitement avisé78. Mais justement cette ambiguïté n’estelle pas intrinsèque au Cantique des Cantiques, et Claudel, longtemps avant de se pencher sur le texte biblique, ne la met-il pas en œuvre spontanément, à partir de son expérience personnelle, trouvant une solution esthétique au conflit douloureusement éprouvé entre érotisme et spiritualité ? *
75
Th. Mourlevat, La Passion de Claudel, Pygmalion, 2001, p. 17. Voir à ce sujet le tout début du Journal, 1er août 1904, et notre développement sur le « petit point blanc », obsessionnel chez Claudel, à la fois mouchoir et voile, dans Formes baroques dans Le Soulier de Satin, Champion, 1997, p. 123 sq. 77 Nous n’avons trouvé aucune mention d’une quelconque connaissance par Claudel de la présence du fameux suffixe – yah dans le texte hébreu, où la fin de notre verset dit littéralement « Et ses traits sont des traits de feu, une flamme divine » (šalhebetyāh). La Vulgate ne le traduit pas, pas plus que les Septante, ni la Bible slavonne et russe. 78 Styles I, p. 350. 76
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Dominique Millet-Gérard Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum, quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus æmulatio : lampades ejus lampades ignis atque flammarum.
S’il est vrai que Le Cantique des Cantiques est le modèle absolu de l’écriture amoureuse occidentale, on peut dire que ce verset 8 de son chant 6 est la matrice de toute écriture de la jalousie. Il en contient tous les ingrédients : le pacte conclu par un signe tangible, « sacramentel », entre les deux amants, la puissance de l’ardeur amoureuse, menacée par le temps, d’où l’ombre de la mort qui apparaît en arrière-plan comme sa grande rivale, la souffrance extrême de l’amour qui se sait trompé, et qui au cœur même de sa douleur découvre le mal, dans toute son horreur, et vit un avant-goût de l’enfer ; enfin la dimension nécessairement métaphysique de tout amour humain, qui en fait un analogué du brûlant amour divin. En apparence occultée chez Dostoïevski, dont L’Éternel Mari s’achève sur le ton de la comédie – la nouvelle est un genre qui semble répugner à la représentation de la transcendance –, cette dimension sérieuse y court néanmoins en filigrane ; les signacula s’y retrouvent sous forme d’outils romanesques, le crêpe de Troussotski, la lettre de Natalia Vassilievna, et surtout l’ostension de la blessure qui produit, tel un stigmate, l’éphémère « transformation » – le texte russe dit, symptomatiquement, « transfiguration » – des deux rivaux, avant que les choses ne reprennent leur cours ordinaire entre le « prédateur » et l’« éternel mari » : Alors, en un instant ( ٺٽڂٺٷڃڂٸځڃڂٹڃٷil se produisit quelque chose d’étrange en eux deux ; tous deux furent quasiment transfigurés ()ڑچٽڀٽټٵڅٶڃٺڅڄ. Quelque chose frémit et soudain se déchira en Veltchaninov qui, une minute auparavant, riait si gaiement. Il saisit fermement et violemment Pavel Pavlovitch par l’épaule. – Si moi, moi, je vous tends cette main, – et il lui montrait la paume de la main gauche où apparaissait la profonde cicatrice laissée par la blessure –, vous pourriez bien la prendre ! chuchota-t-il, les lèvres pâles et tremblantes. Pavel Pavlovitch pâlit aussi et ses lèvres frémirent. de légères convulsions passèrent soudain sur son visage. – Et Lisa ? balbutia-t-il en un rapide chuchotement – et soudain ses lèvres, ses joues et son menton se mirent à trembler et les larmes jaillirent de ses yeux. Veltchaninov demeurait debout devant lui, pétrifié79.
EM 241 / 636. Cf. I Cor 15, 52, ٵٿڃٺٽڂٺٷڃڂٸځٷ : c’est l’annonce de la résurrection des morts ; le verbe utilisé dans le récit de la Transfiguration (Mt 17, 2, Mc 9, 1) est exactement le même qu’ici : ڔچڀٽټٵڅٶڃٺڅڄ. – C’est à propos de Lisa qu’apparaît l’unique (sauf erreur) occurrence dans la nouvelle du mot de « jalousie » : EM 90 / 546 : « “Est-il possible qu’elle [Lisa]
79
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Écriture lyrique et romanesque de l’enfer de la jalousie Il y a bien là, si discret soit-il, un fil christique qui unit les deux personnages, au-delà de leur bouffonnerie elle aussi un instant transfigurée ; leur amour commun, partagé et pur de Lisa l’innocente sacrifiée, leur fait un instant entrevoir ensemble « le mystère de la gloire de l’amour absolu »80. Et c’est aussi ce « mystère de la gloire de l’amour absolu » que représente superbement le finale de Partage de Midi, en attendant que la vie vienne, à sa manière, le confirmer , et ouvrir la voie au Soulier de Satin. Il aura fallu les affres de la jalousie, « et le râle, et l’asphyxie, et l’étau » pour que sortît de sa gangue le joyau de l’amour réciproquement oblatif. Ce qu’affirment les grandes orgues du lyrisme claudélien n’est peut-être pas sans dette à l’égard des détours narquois mais combien profonds du labyrinthe dostoïevskien. Université de Paris-Sorbonne
l’[= Troussotski] aime tant ?” songeait-il [Veltchaninov] jalousement, avec envie (ٽڃٷٽڂٷٺڅ )ڃٷٽڀڇچٽٷٵټ. Le terme ڑڇچڃڂٷٺڅcorrespond à celui qui est utilisé en Ex 34, 14 pour traduire « le Dieu jaloux » (ٖ ڑڀٺڇٽڂٷٺڅٸڃpour θεὸς ζηλωτής des Septante). 80 Voir l’admirable étude de L’Idiot par Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix. Le Domaine de la métaphysique. Les Constructions (Herrlichkeit. Im Raum der Metaphysik, Einsiedeln, 1965), Aubier, 1982, p. 236 sq.
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PREMIÈRE APPROCHE DES INTERACTIONS ENTRE MUSIQUE ET JALOUSIE DANS L’OPÉRA CLASSIQUE Mise en perspective du travestissement vocal dans L’Infidélité déjouée de Joseph Haydn Clothilde Sebert
La littérature musicale offre de très nombreuses représentations de la jalousie. Cette abondance qui se projette à travers les styles et les époques tend à démontrer à elle seule l’efficacité de cette thématique en tant que ressort dramatique : il s’agit d’un élément permanent dans l’histoire de la musique occidentale, qui a nourri et coloré les discours des musiciens, qui a dû également, pour qu’ils lui consacrent tant de pages, les ronger aussi… Amenée à l’initiative bienveillante d’Hedwige Bonraisin à traiter cette question sur les plans musicologique et musical simultanément, nous avons des difficultés à délimiter un terrain et une problématique de recherche propices à piquer la curiosité des acteurs d’un colloque interdisciplinaire. Nous avions la sensation, au moment venu d’un choix restrictif, d’abandonner la piste la plus pertinente, la plus apte d’être communiquée, celle qui allait davantage valoriser l’approche double que cristallise la musicologie, scientifique et artistique. La définition de ce sujet s’est construite parallèlement à l’élaboration d’un programme de concert, et cette perspective de livrer au terme de ces journées d’études une illustration sonore de l’univers des victimes de la jalousie nous a finalement dégagée du poids des décisions. Laure Ilef, Nicolas Royez et moi-même avons cherché au sein du récital à diversifier le plus possible les esthétiques et les genres musicaux traités (dans la mesure de ce qu’il est possible d’interpréter dans la formation trio : deux voix féminines et piano) et à proposer une large palette des déclinaisons de la jalousie et des situations qui la génèrent. Aussi au concert, à ce jaloux qui se contient dans la ligne de la mélodie française répondront les cris rageurs de l’héroïne de l’opéra sérieux, au beau langage des entremetteurs qui font l’éloge comique du libertinage se mêlera la critique amère de la légèreté contemporaine, à la jalousie prenant part aux jeux de séduction succèdera l’envie qui mène à la destruction. La nature même du récital lyrique implique la juxtaposition de miniatures, d’extraits musicaux unifiés par un fil conducteur. (L’« exercice » est notamment régi par l’endurance des chanteurs, qui impose le principe de l’alternance de pièces difficiles dans leur exécution et de morceaux plus légers qui créent une 335
Clothilde Sebert respiration. C’est également ce qui garantit une écoute plus soutenue de la part de l’auditoire…). La démarche musicologique vient ici proposer un pendant au catalogue des airs retenus pour la prestation musicale. Nous tenterons dans cet exposé de livrer des clefs d’analyse proprement musicologiques, ce qui nécessite d’ancrer le propos dans une œuvre précise. Nous avons choisi de nous intéresser à un court ouvrage lyrique en langue italienne, émanant de l’époque classique et intitulé L’infedeltà delusa. Cette « farce burlesque » date de 1773. Son compositeur Joseph Haydn est alors au service du Prince Nicolas Esterházy qui s’est fait construire en 1768 un théâtre d’opéra. Certes ce statut caractéristique de l’Ancien Régime isole Haydn de l’effervescence viennoise, mais il lui assure une activité riche et diversifiée, déterminée par les nombreuses festivités données au château. Il lui confère également une certaine autonomie dans la production de ses œuvres, propice à l’expérimentation1. La palette de Haydn est extrêmement large : considéré comme le père du quatuor à cordes, il est également pionnier dans le domaine de la symphonie. Son théâtre lyrique est nettement moins connu, et n’est que très ponctuellement valorisé dans les programmations de la scène actuelle. Lorsque l’on s’intéresse à la jalousie en musique, les titres de ses opéras sont pourtant les premiers cités par les professeurs de chant, consultés à ce sujet. L’infidélité déjouée, La vraie constance, La première constance (…) sont des évocations de l’intimité de jeunes gens à marier, mises en musique pour honorer la présence des figures marquantes de passage à Esterháza (autant dire que le compositeur use de l’univers privé au service de circonstances privées). Cette thématique présente immédiatement un double avantage : simple dans son énonciation, elle est garante de situations pétillantes. On peut néanmoins s’interroger sur les relations plus profondes qui se nouent chez Haydn entre le théâtre lyrique et le thème de la jalousie. La structure de l’opéra estelle elle-même propice à l’exploitation de ce sentiment ? Le registre comique naît-il prioritairement des stratégies déployées par les jaloux pour recouvrer leurs amours ? N’existe-t-il pas enfin une « voix des jaloux » ? Pour répondre à cette série de questions, nous nous attacherons, après avoir rapidement présenté l’intrigue, à repérer les différentes empreintes de la jalousie dans l’ossature de L’infidélité déjouée. Une seconde partie sera dédiée à l’analyse des interventions de Vespina, jeune paysanne spirituelle, « meneuse de l’intrigue » et dédaignant les distinctions sociales. * 1
Marc Vignal dans son article intitulé Joseph Haydn 1732-1809 livre une citation de Haydn lui-même, qui illustre cette idée : « à la tête d’un orchestre, je pouvais […] me livrer à toutes les audaces. Coupé du monde, je n’avais personne pour m’importuner, et ne pus que devenir original. » (Histoire de la musique occidentale, sous la direction de Jean et Brigitte Massin, Fayard [Les indispensables de la musique], 2000, p. 600).
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Première approche des interactions entre musique et jalousie L’intrigue de L’infidélité déjouée se noue entre cinq personnages qui évoluent dans la campagne toscane. Certains d’entre eux entretiennent des liens familiaux : Filippo est un paysan âgé qui a pour fille Sandrina, présentée dans le livret de la pièce comme une jeune fille ingénue. Celle-ci est éprise de Nanni qui l’aime en retour. Le jeune homme, paysan pauvre, est le frère de Vespina. Nencio, le dernier personnage de l’histoire, a été pris d’affection pour elle, mais on apprend au début de la pièce que ses sentiments ne sont plus d’actualité. Or, Vespina réalise très brutalement ce changement d’état chez celui qu’elle aime toujours et qu’elle pensait épouser : Nencio a décidé de faire la cour à Sandrina et fait valoir à cet effet aux yeux de Filippo qu’il a de l’argent et qu’il garantira le confort de sa fille. Les deux hommes sont de mèche et cherchent à évincer de l’environnement de l’ingénue les témoignages d’affection de Nanni. La nœud de la situation initiale est donc provoqué par la légèreté de Nencio et l’attrait de l’argent de Filippo. Ces deux caractères vont être pris en cible par Vespina qui va faire preuve d’une grande inventivité pour déjouer les plans de ses adversaires, retrouver sa place dans le cœur de Nencio et venger son frère. Si l’on interroge le titre de l’opéra que nous étudions, on réalise rapidement qu’il fait écho à l’ossature même de l’œuvre. L’infidélité déjouée se compose en effet de deux actes symétriques. Le premier donne naissance à la jalousie de Nanni et de Vespina, jusqu’à ce qu’éclate la crise elle-même : la confrontation de Nencio et de Filippo qui ont ourdi le complot, avec leurs victimes. L’acte suivant correspond au désamorçage des décisions tyranniques de Nencio et Filippo par le développement des stratégies de Vespina, assistée de Nanni. Les dupeurs du premier acte deviendront donc les dupés du second. (Il apparaît d’emblée que le personnage de Sandrina, prise au milieu de cette tempête, reste statique, constante dans son amour pour Nanni). La jalousie dans cette pièce constitue le cœur de la dramaturgie : subie initialement, elle devient le motif et le moteur de toutes les actions de Vespina. Les paroles « voici le moment de conduire l’intrigue » (II, 1), prêtées à ce personnage au commencement de la seconde partie de l’œuvre, sont à ce titre révélatrices. Dès lors il nous semble plus pertinent de nous attacher à l’analyse dramaturgique et musicale des manifestations de la jalousie dans le premier acte. Il livre en effet une perspective dynamique du thème : sa montée en puissance et sa propagation chez le frère et la sœur jusqu’à leur prise de décision commune de s’armer contre leurs usurpateurs. Nanni écume de rage contre Filippo dès la première scène. Le rideau s’est ouvert sur un paysage champêtre où se profilent des chaumières de paysan parmi lesquelles se trouve la petite maison de Filippo. Les voisins fêtent ensemble la beauté du soir d’été qui les unit dans un chant harmonieux, mais bientôt la conspiration bat son plein. Nencio et Filippo concluent à l’écart leur marché. Le père de Sandrina obtient ensuite une discussion privée avec elle, où il lui apprend qu’il a trouvé en Nencio un gendre idéal, et que l’affaire est conclue. Celle-ci proteste et clame qu’elle est éprise de son Nanni, et est bien 337
Clothilde Sebert malheureuse lorsqu’elle doit lui signifier directement que, par obéissance envers son père, elle ne peut plus lui parler davantage. Nanni, seul, se livre à un récitatif suivi d’un air qui ancrent d’emblée le personnage dans le registre tragique (I, 3). C’est la première intervention dans le mode mineur donnée à entendre au spectateur, et prêtée à la voix masculine la plus grave de la distribution. Le récitatif se caractérise généralement par la prééminence du texte, support de l’action : Nanni nous informe qu’il veut trouver Filippo et connaître l’identité de son rival. L’air, quant à lui, laisse libre cours à la vocalité, à l’expression des émotions du personnage. Ici, il transpire la jalousie : « […] je me sens enrager. Je suis tout fiel, tout poison. Mes entrailles s’embrasent. Mon cœur s’enflamme. Plutôt que de la perdre, je préfère en crever. Il n’y a pas d’autre remède. »
La rapidité de la vitesse d’exécution du morceau, le débit de l’énonciation de Nanni (saccadé dès le récitatif – ce qui laisse déjà entrevoir son irritation), la répétition de rythmes pointés (dissymétriques) et l’augmentation rythmique (dédoublement des croches, accentuation des subdivisions des figures de rythme) proposées aux pupitres de cordes, transcrivent le trouble qui fait l’assaut de Nanni. Ces procédés, conjugués aux rapides lignes mélodiques descendantes, figurent en musique les brûlures qui le rongent, les salves qui l’atteignent. Par ailleurs, le martèlement de la pulsation, l’usage de motifs répétitifs tournant autour de notes pivots et les marches harmoniques qui repoussent les conclusions, illustrent l’absence de solution dans la situation du personnage. Un dernier type de figuralisme, moins manifeste, est développé dans cet esprit, fonctionnant par référence à un lieu commun. La phrase « il n’y a pas d’autre remède » est prononcée sur une seule hauteur de son. L’emploi du recto tono, pour annoncer un événement funeste est une caractéristique du rôle du chœur dans la tragédie grecque. La « vie antérieure » de ce procédé charge immédiatement le discours de Nanni d’une grande intensité. Le contraste avec la scène suivante est saisissant : nous retrouvons en effet Vespina dans un tout autre état d’esprit. Le spectateur, à ce moment de l’intrigue, en sait alors beaucoup plus que la jeune femme. Dans son premier air (I, 4), Vespina se languit d’amour et lorsqu’elle évoque les paradoxes qu’il renferme, elle ne peut imaginer qu’elle parle des mésaventures qui l’attendent : « On m’a dit que l’amour était une abeille qui donnait le miel et dardait les cœurs. Et il m’a piquée ; j’en sens toute l’ardeur, mais il ne m’a pas encore donné son miel ».
338
Première approche des interactions entre musique et jalousie Le recours au champ lexical de l’apiculture est très intéressant. Vespina s’exprime en effet avec le langage de la terre, ce qui entre en opposition nette avec l’univers de l’argent et de l’apparat qui est sans cesse dans la bouche de Filippo. La jeune femme a conscience qu’elle est issue d’un rang social inférieur à celui de l’homme qu’elle convoite. Cette considération l’inquiète et suscite chez elle de la jalousie : « Parce que je suis pauvre, que [Nencio] est riche et possède des biens au soleil, toutes les femmes me l’envient et veulent le conquérir. S’il n’avait rien, je n’aurais pas d’ennemies et je serais ravie ».
Néanmoins, la musique qui supporte le discours de Vespina reste une peinture de la volupté. Le compositeur confère au personnage une certaine confiance en l’avenir, qu’il refuse au frère : la tonalité majeure, le caractère gracieux et enjoué de ses phrases musicales, la longueur de leur développement, qui permet à l’interprète de lier les sons entre eux, contrastent avec le désespoir et les saccades de Nanni. L’écriture pose même un point d’orgue soulignant le mot « cœur », laissant alors à Vespina l’occasion de s’épancher. Cette présentation du personnage est extrêmement positive et place d’emblée Vespina à l’abri de la noirceur. Certains codes esthétiques relèvent même de la franche gaieté : sous l’expression « [l’amour] nous décoche ses flèches en plein cœur », le soubassement de l’orchestre joue des pizzicati (il s’agit pour le violoncelliste par exemple de pincer la corde entre ses doigts). Ce figuralisme de premier niveau dynamise le discours, relève du jeu, de la complicité avec le spectateur. Le duo suivant dans lequel Nanni explique sa confusion à Vespina, et lui révèle l’affront de Nencio, opère la fusion des deux discours que nous venons de soumettre à l’analyse : les caractéristiques de l’air de Nanni, son rythme fougueux et son vocabulaire relevant du tragique, se propagent à l’expression de Vespina (« où est ce traître ? » ; les deux ensemble « je veux lui arracher le cœur, je veux l’étriper »). Celle-ci est à son tour gagnée par la jalousie : des aigus répétés simulent des cris, accompagnés à l’orchestre de traits rapides qui grondent, des emprunts au mode mineur se succèdent… La situation qui accable maintenant Vespina entraîne avec elle les mécanismes qui avaient été employés dans l’air de Nencio. Nous déduisons rapidement de cette répétition l’usage d’un langage assez conventionnel associé de manière systématique à la crise de jalousie. Il s’agit en effet de composantes, reconnues par le public, qui reparaissent de scènes en scènes, d’opéras en opéras. Nous pouvons nous risquer alors, à l’invitation de Michel Noiray, à parler ici non plus de 339
Clothilde Sebert thématique mais de « topique » de la jalousie, identifié comme un lieu commun2. Néanmoins, les deux personnages conservent leurs types respectifs dans leurs réactions : Nencio semble figé sous le poids du destin tandis que Vespina prend immédiatement mouvement et emmène son frère trouver Nencio. La rencontre a lieu devant la porte de Filippo. Nencio est venu courtiser Sandrina, lui parle initialement un langage doux et séduisant pour décider ensuite, devant son refus, de la prendre de force. Vespina et Nanni sont alors dissimulés : c’est l’ingrédient comique par excellence qui surgit. Si l’on adopte la posture du spectateur un instant, on a sous les yeux : un galant qui fait sa cour, encouragé par le père de la belle qui se fait alors discret (mais ne perd pas un mot de l’échange des jeunes gens), une jeune première larmoyante qui se fait prier, et du fond de la scène arrivent les commentaires des deux jaloux, qui ponctuent chaque compliment d’une insulte ! Ainsi débute le finale du premier acte, qui réunit l’ensemble des participants ! Vespina finit par donner à Nencio cinq gifles soulignées par les accords du tutti d’orchestre. Les interventions de chacun se multiplient, leur rythme s’accélère parallèlement à la densification de la texture de l’accompagnement. Vespina et Nanni unissent leurs voix pour peser davantage ; Filippo et Nencio font de même pour rétorquer. Sandrina, quant à elle, plonge dans le stéréotype en demandant pitié aux uns et aux autres. La querelle se solde par une dispersion et des atermoiements. Au terme de l’analyse conjuguée de la dramaturgie de l’acte I et de sa mise en œuvre musicale, il apparaît que le cadre de l’opéra et le topique de la jalousie se nourrissent l’un l’autre, se valorisent mutuellement. L’air est taillé pour recevoir l’accès de rage du jaloux et les épanchements initiaux de la jeune dupée en proie aux doutes tout aussi bien. L’orchestre exalte leur discours et accentue la distance entre les caractères des deux personnages. Le duo, lieu de la confidence et du partage par excellence, permet la propagation de l’état de Nanni à sa sœur et la fusion de leurs motifs musicaux respectifs accroît le trouble et les incompréhensions, monte en épingle la crise. Enfin l’accélération des dialogues fielleux du finale de l’acte I est savamment amplifiée par le crescendo de l’orchestre qui suscite une tension considérable, maintenant le spectateur en haleine. Sa curiosité est à son comble, quelle posture les personnages vont-ils pouvoir adopter pour vaincre les obstacles qui se sont présentés à eux ? * Le dénouement de cette intrigue repose quasi entièrement sur le personnage de Vespina. Sa première apparition dans l’acte II installe définitivement
2
Michel Noiray inscrit le terme de topique parmi les « catégories essentielles de compréhension de l’époque classique ». Il livre un article conséquent à ce sujet dans son Vocabulaire de la musique de l’époque classique, Minerve, 2005, p. 222.
340
Première approche des interactions entre musique et jalousie la pièce dans le registre comique. Elle se présente en effet à son frère sous l’aspect d’une « vieille décrépite » et lui signifie qu’elle a plus d’un tour à jouer en brandissant un second déguisement (II,1) : V. « Crois-tu que Filippo pourra me reconnaître ? N. Pas le moins du monde. V. Ça me va bien ? N. À merveille. V. Et que penses-tu de cet autre costume ? N. Avec celui-là… une femme me paraît quelque peu ridicule ».
Ce ne sont pas deux mais quatre personnages que la jeune femme va interpréter en définitive. La seconde identité dont il est question dans la citation est celle d’un serviteur allemand, dévoué au Marquis de Ripafratta, sa troisième peau. Enfin, sous les traits d’un notaire, Vespina terminera sa tâche. Ces éléments renvoient à une tradition qui n’est ni autrichienne, ni italienne mais espagnole. Dans la comédie d’origine italienne en effet, la jeune fille, si elle n’est pas totalement absente, est du moins effacée. Vespina possède les caractéristiques de la jeune fille espagnole entreprenante, enflammée, hardie et énergique qui ne recule devant rien pour reconquérir l’homme qu’elle aime3. Cette audace et cette témérité féminines ont été traitées dans d’autres livrets d’opéra et notamment dans La serva padrona de Pergolèse, créée comme intermède d’un opera seria en 17334. L’attachement de Haydn et du librettiste toscan Marco Coltellini5 au sujet de la jeune femme à l’identité plurielle n’est donc pas innovant. Les jeux vocaux qui accompagnent son travestissement sont néanmoins originaux et profondément amusants.
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Le mémoire de maîtrise de Fabienne Sebert portant sur La dame suivante d’Antoine Le Metel, sieur d’Ouville, développe en introduction à l’édition critique de l’œuvre un chapitre consacré à la mixité des modèles de comédie espagnols et français au xviie siècle. Ce travail a été réalisé sous la direction de Monsieur Georges Forestier, Université de Paris-Sorbonne, 19992000. 4 L’œuvre est demeurée au répertoire et le sujet a été remanié à maintes reprises par les Italiens Predieri la même année, Abos en 1744, Paisiello en 82 et Gugliemi en 1790 (Guide de l’opéra par Harold Rosenthal et John Warrack, édition française réalisée par Roland Mancini et J.-J. Rouveroux, Fayard [Les indispensables de la musique], 2005). 5 Les impressions des livrets des représentations de L’infedeltà delusa en juillet et septembre 1773 n’indiquent pas le nom du librettiste. Marc Vignal précise à ce propos que « la découverte d’un livret homonyme (avec nom d’auteur cette fois) mis en musique pour le carnaval de Florence en 1783 par un certain Michel Neri, [montre] qu’il s’agissait de Marco Coltellini, né à Livourne en 1719 » (document signé de la main de Lindsay Kemp, accompagnant l’enregistrement de la pièce par l’Orchestre de chambre de Lausanne, direction Antal Dorati, 1981, Universal International Music BV, réédité chez Philips en 2003).
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Clothilde Sebert Le personnage de Vespina cristallise de très nombreux aspects comiques : elle est une jeune femme à marier qui, dans cette pièce, réalise un parcours initiatique. Au contraire de Sandrina qui présente les caractéristiques d’un comportement normatif6, Vespina n’a pas au-dessus d’elle un parent responsable. La jeune femme est libre d’éprouver l’art de l’insoumission et de la transgression : c’est elle qui fait autorité, grâce à ses déguisements. Elle trompe Sandrina et son père en se faisant passer pour la mère d’une malheureuse victime de Nencio. La vieille décrépite apprend à Filippo que Nencio a déjà épousé sa fille et qu’il l’a ensuite abandonnée. Elle justifie sa présence par le fait qu’elle souhaite mener Nencio devant les tribunaux. Dans le récitatif qui correspond à leur fausse rencontre fortuite, elle s’exprime à l’aide de proverbes nombreux qui étayent son propos et ralentissent l’action. C’est ainsi qu’elle entend les conduire à la pitié. L’aria qu’elle chante ensuite (reproduit en annexe avec des extraits de ses autres interventions), est un catalogue des maux qui l’accablent et la freinent dans son projet. L’interprète de cette énumération est invitée par le compositeur à vieillir son timbre et à faire le plus de bruit possible avec son corps, de manière à témoigner de sa grande douleur. Il s’agit d’emprunter un vibrato large et à mettre de l’air sur la voix, de faire quelques pas asymétriques sur les rythmes pointés de l’orchestre pour simuler l’inconfort du genou, de gémir et souffler entre les phrases pour accuser l’inefficience respiratoire, d’éternuer enfin… Ces jeux vocaux, orchestrés savamment du plus discret au moins retenu ont l’effet escompté de dégoûter définitivement Filipo de son futur gendre. Ce dernier se présente justement, la bouche en cœur devant Sandrina, et se voit chasser. Nencio, resté devant la porte close, est alors abordé par un serviteur allemand ayant trop bu et parlant un italien à grand renfort de consonnes gutturales. On notera que les artistes qui ont créé les rôles à Esterháza étaient encore d’origine germanique, ce qui dénote un certain sens de l’autodérision. (La troupe est remplacée dans les années 1780 par des chanteurs italiens). Le valet prétend être au service du Marquis de Ripafratta et déclare que son maître a décidé d’épouser Sandrina. De nombreux éléments pittoresques s’ajoutent à l’imitation de l’accent allemand : l’origine du noble est une véritable petite bourgade italienne et la mélodie prend les contours d’une danse populaire animée de son rythme ternaire. Le vice est poussé au point d’inviter Nencio à boire gaiement au compte du Marquis, voilà le seul objet de l’air, la réjouissance sans frais. C’est là une occasion pour Vespina de mépriser ouvertement celui qui l’a trompée.
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On peut relativiser la soumission de Sandrina, notamment en s’intéressant à la scène 8 de ce deuxième acte. Tandis que son père énumère les avantages d’un bon mariage, c’est-à-dire d’une union avantageuse, la jeune femme fait preuve d’une grande capacité de répartie, et c’est elle qui a le dernier mot : « Pas question ! Je ne veux que du pain, des oignons et mon Nanni ».
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Première approche des interactions entre musique et jalousie Son apparition suivante est du même ressort. Déguisée en chevalier (le Marquis lui-même), la jeune spirituelle obtient de Nencio une soumission et une dévotion totales. Elle le fait taire en le menaçant de le battre, en le replaçant dans l’infériorité de son rang. Son émission vocale est alors puissante : le Marquis parle fort, et rit largement, sur toute l’étendue de sa voix. Après avoir affirmé sa supériorité, il flatte finalement l’ego de Nencio et lui révèle qu’il compte, à la signature du contrat de mariage, substituer à son nom celui de l’un de ses valets pour engager finalement Sandrina dans ses cuisines. Devant la joie non contenue de Nencio qui se réjouit de la chute définitive de Filippo, le Marquis propose enfin au paysan de faire de lui son témoin. Il conclut pour le convaincre (II, 6) : « Filipo ne pourra plus se rétracter, ce qui est fait est fait ». Cette phrase, au comble du comble, agréée par Nencio, présage du dénouement rapide de toute l’intrigue. Pour préparer le finale, Vespina et son frère Nanni se déguisent une dernière fois. L’autorité de la jeune femme s’étend alors à son frère (II, 7) : elle refuse de livrer des détails sur ce qu’elle a entrepris jusqu’alors, se félicite d’avoir si bien « tendu son filet » et invite Nanni à « apprendre sa leçon » pour clore la mascarade. Les deux reparaissent enfin, respectivement en notaire et en valet. Dans l’enregistrement que nous avons étudié plus précisément (référence en note 5), Edith Mathis prend un timbre nasillard pour interpréter les fonctions du notaire. Cet effet, conjugué au discours alambiqué de l’officiant, est irrésistible. Le burlesque s’empare de ce finale avec l’épisode attendu des substitutions. Le contrat signé par Nencio fait de Sandrina la femme de Nanni, et de l’infidèle à son tour dupé, le mari de Vespina. La spirituelle triomphe de par son irrespect des règles : elle a feint pour confondre l’homme qu’elle aime. * Au terme de cette étude, il apparaît que la notion de déguisement est totale dans la création d’Haydn. Parce que Vespina a présenté une partie de ses plans à son frère et donc prévenu le public de ses prochains travestissements, elle a la possibilité d’interpréter ces rôles « jusqu’au bout » : elle peut, d’une scène à l’autre, modifier et faire valoir tous les paramètres de sa voix. Nous avons tenté dans la seconde partie de ce travail d’exposer l’efficacité comique de cette vaste entreprise de dissimulation. Le déguisement, stratagème de la jalouse Vespina pour reconquérir Nencio, est « surexploité » par le compositeur dans le but de faire rire l’auditoire. Cependant, Haydn témoigne également dans L’infedeltà delusa de son souci permanent de la cohérence dramatique et musicale. Il inclut dans cet opéra des éléments sérieux qui répondent difficilement à l’appellation de Burletta per musica. Souvenons-nous du caractère de Nanni dans le premier acte et pensons également aux considérations progressistes qui se dégagent de l’œuvre : Haydn traite ici avec humour de thèmes profonds, de la pauvreté et 343
Clothilde Sebert de la richesse, ainsi que de la rudesse des distinctions de rang. Il est à noter, dans ce registre, que Vespina est contrainte au déguisement dans la mesure où elle ne peut faire fléchir Nencio qu’en usurpant l’identité d’un notable. Les revendications de cette pièce annoncent la génération suivante des opéras buffa. Mozart en particulier creuse la représentation des tensions entre maîtres et domestiques, mais il quitte l’univers distancé voire intemporel, des paysans. Ses travaux font néanmoins écho à la démarche de Haydn : dans Cosi fan tutte, l’entremetteuse qui se présente précisément en notaire aux termes de la pièce ne porte-t-elle pas le nom de Despina, si proche de notre Vespina ? Certains de ses ouvrages lyriques perpétuent les interactions entre jalousie et déguisement en s’attaquant plus fermement aux codes sociaux : dans Les noces de Figaro, c’est en effet la Comtesse qui emprunte les vêtements de sa camériste Suzanne pour confondre son mari. Il nous semble aujourd’hui très intéressant de creuser davantage les interactions entre travestissement et jalousie notamment en mettant les traitements que réserve Haydn à ce topique en perspective avec ceux que choisira Mozart, une décennie plus tard dans ses propres opéras. Cette nouvelle démarche s’inscrirait alors dans une problématique plus précise que la nôtre : le genre de l’opéra buffa en constante redéfinition et consolidation dans la seconde moitié du xviiie siècle n’est-il pas intrinsèquement lié à la jalousie ? Ne pourrait-on pas alors, en reconnaissant les apports considérables de Haydn en la matière, espérer une plus large diffusion de son œuvre lyrique ? Laboratoire Patrimoines et langages musicaux, Paris-Sorbonne
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Première approche des interactions entre musique et jalousie ANNEXES L’INFEDELTÀ DELUSA – JOSEPH HAYDN (1732-1809)
Farce musicale en deux actes. Présentation des personnages et interventions de Vespina Acte II, scène 2, n° 16 : Aria (Vespina est déguisée en vieille décrépite) Ho un tumore in un ginocchio, che mi sforza a zoppicar. Una fistola in quest’occhio mi fa sempre lacrimar. Ho una tosse, ah, che m’ammazza, e patisco a respirar. Quella povera ragazza sta li li per dilefiar. Ah di me, che saria mai, se per giunta a tanti guai mi toccasse a leticar. Ho un tumore in un ginocchio, etc. (Si ritira) //
J’ai au genou une tumeur Qui me force à claudiquer. J’ai dans l’œil une fistule Qui me fait toujours larmoyer. J’ai une toux, atchoum, qui me tue Et j’ai du mal à respirer. Et cette pauvre petite est en train de mourir. Ah ! qu’adviendrait-il de moi Si, en plus de tous ces ennuis, Il me fallait aller plaider ? J’ai au genou une tumeur, etc. (Elle se retire) //
Acte II, scène 5, n° 20 : Aria (Vespina est déguisée en domestique allemand et tient en mains une bouteille et un verre) Trinche vaine allegramente, Che patrone oggi sposar. Tu ballare, tu cantar, Je, foller imbriacar. Lustig, lustig paesan. Spaisen vuol, non paghar niente, Paesan allegramente, Ché patrone far scialar. Je lustig, lustig paesan. (Parte) //
Moi, boire vin avec gaîté, Car, maître, ce jour se marier. Toi, danser, toi, chanter. Moi fouloir m’enivrer. Lustig, lustig paysan. Tout manger et rien payer. Toi, paysan allègre, Car aujourd’hui maître paie. Lustig, lustig paysan. (Elle part)
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Clothilde Sebert Acte II, scène 6, n° 21 : Récitatif (Vespina est déguisée en chevalier. Elle aborde Nencio devant la maison de Filippo) V. Galantuomo ! N. Lustrissimo ! V. Che fai ? N. Nulla, signore ! V. Come nulla ? Che cherchi da quella casa ? N. Andavo per parlare a Filippo una parola. V. Lo conosci ? N. Sicuro. V. E me ? N. Non credo d’averla vista mai. V. Sentimi villanzona, e lo saprai. Il Marchese son io di Ripafratta. N. Eh lo credo, Lustrissimo. V. Non basta. Sappi che se a questa portai t’adirai d’accostarti più mai, io ti farò morir sotto un bastone. […] //
V. Gentilhomme ! N. Illustrissime ! V. Que fais-tu ? N. Rien, Monseigneur. V. Comment rien ? Que cherches-tu dans cette maison ? N. Je voudrais dire deux mots à Filippo. V. Le connais-tu ? N. Bien sûr. V. Et moi, me connais-tu ? N. Je ne crois pas vous avoir jamais vu. V. Ecoute-moi, vilain, et tu le sauras. Je suis le Marquis de Ripafratta. N. Je vous crois, illustre personnage. V. Mais ce n’est pas tout. Sache que si, de cette porte, Tu oses encore t’approcher, Je te ferai bâtonner. […] //
Acte II, scène 9, n° 28 : Finale (Nanni est déguisé en domestique, Vespina est en tenue de notaire. Tous les personnages, Filippo, Sandrina et Nencio sont également en scène) V. Nel mille settecendo con publico istrumento presenti ed accettanti, volenti, e consenzienti si sposano i sequenti. I nomi chi gli sa ? F. Il nome della figlia è Sandra di Mugnone. V. Il nome del padrone ? F. Il servo lo dirà. Na. È conte, ed è barone, è principe, è marchese. Nen. Na. V. (Or ora si vedrà)
V. En l’an mille sept cents devant un officier public, les personnes suivantes se sont présentées pour déclarer leur accord et leur volonté de s’épouser. Les noms ? Qui les connaît ? F. Le nom de ma fille est Sandra di Mugnone. V. Et quel est le nom du maître ? F. Son domestique va nous le dire. Na. C’est le comte, le baron, C’est le prince et le marquis. Ne. Na. V. (On va voir ce qu’on va voir)
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Première approche des interactions entre musique et jalousie V. Cos’è la dote ? F. S. È una fanciulla ch’è poverina, che non ha nulla, che si marita per carità. Ne. Na. Niente di dote né di corredo : questo lo credo, questa si sa. V. Cosi promettono, cosi si sposano. Non astringendosi, ed obbligandosi ; basta cosi. F. S. Si sottoscrivino
V. Et à combien se chiffre la dot ? F. S. C’est une enfant extrêmement pauvre qui n’a rien et qui se marie par charité. Ne. Na. Pas de dot, pas de trousseau : pour ça, je le crois ! D’ailleurs, qui ne le sait pas ? V. En cet état, donc, fidélité ils se promettent ; En cet état, ils s’unissent par les liens du mariage, Sans autres formes de contraintes Ou obligations. Ça suffit ainsi. F. S. Entendu. Qu’ils signent […].
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GLOSSAIRES
Dans un volume pluridisciplinaire tel que celui-ci, se pose la question de la pertinence de l’index, ou des index. 1/ Pour toutes les contributions uniques dans leur discipline, un index paraît inutile ; 2/ se pose la question pour les cas de « tuilage », ou simplement de tangence, et de porosité entre certains articles, qui peuvent se présenter comme des ensembles sécants : – par exemple, au sein des contributions traitant de corpus en langue grecque (philosophie, littérature, mythologie grecques) ; – entre les contributions traitant des domaines bibliques et juifs ; – entre des contributions opérant des renvois de l’un à l’autre de ces divers champs d’étude ; – de semblables cas d’intersection se rencontrent entre contributions traitant d’histoire et de mythologies proche-orientales anciennes (Mésopotamie, Ougarit, Anatolie), sans exclure d’ailleurs d’autres points de contact avec les mondes grec ni biblique ; – il en va de même des articles de psychiatrie et de psychanalyse : comment s’étonner qu’ils évoquent les mythes grecs et sémitiques ? 3/ Face à une telle situation, quelles références choisir, lesquelles écarter ? Si l’on mentionne une référence à Qumrân faite dans l’article consacré au corpus islamique, il faut alors donner toutes les références faites au corpus qumranien dans l’article qui lui est consacré, ce qui n’a pas de sens. Il en va de même, autre exemple, d’une référence rabbinique présente dans une contribution concernant le corpus hellénique : si elle figure dans l’index, alors il n’existe aucune raison de ne pas relever dans l’index la totalité des références rabbiniques qui forment l’essentiel du corpus de l’article consacré à ce domaine. En même temps, un tel index n’a pas de sens : il suffit de lire ledit article. Et si l’on choisit d’indexer les références bibliques, qui forment le terreau de plusieurs contributions, alors pourquoi ne pas indexer les références grecques ? Mais alors, il faudrait indexer, et les références grecques classiques, et les références néotestamentaires, et celles de la Septante, et celles de la patrologie grecque ; dans ce cas, pourquoi exclure de l’index la patrologie latine ? C’est sans fin. 349
Glossaires Il en va de même des personnages bibliques, nombreux, dont les mentions sont récurrentes dans un certain nombre de contributions. Ils auraient pu faire l’objet d’un index, mais alors, comment exclure les divinités, les héros grecs, mésopotamiens, égyptiens ? Nous nous trouvions donc pris entre le marteau et l’enclume : soit des index énormes, soit des index choisis, mais selon des critères imparfaits, douteux, susceptibles de susciter des jalousies, ce qui serait le comble dans un tel volume ! 4/ La seule solution rationnelle était de se borner à un glossaire des principaux termes discutés. Les traductions en sont indicatives, puisque, là encore, l’objet de chaque contribution est d’en analyser, d’en discuter, d’en nuancer abondamment les sens.
Termes grecs (les caractères grecs ne sont indiqués que lorsqu’ils figurent dans une contribution)
apatè : tromperie, séduction aphros : écume gnôsis, γνῶσις : connaissance, science, prudence, sagesse eris, ἔρις : querelle, discorde, contestation, rivalité, émulation erôs : désir passionné, amour zèlos, ζῆλος : jalousie, envie, rivalité, émulation : peut être positif ou négatif ζηλήμων :5envieux, jaloux ζηλοσύνη :5envie, jalousie ζηλοτυπία5: jalousie zèlôtès, ζηλωτής : qui a du zèle, partisan, zélateur, jaloux ζηλωτός : envié, enviable zèloô, ζηλόω : rechercher avec ardeur, ressentir de l’envie, de la jalousie parazèloô, παραζηλόω : rendre jaloux, envieux nemesis : juste rétribution ¤ indignation causée par l’injustice oïstros : taon ¤ aiguillon de la pulsion sexuelle omonoia, ὁμόνοια : unanimité, union, concorde pathos, πάθος : passion, affection de l’âme dérivant du corps pothos, πόθος : désir σχίσμα : fente, séparation, scission, dissentiment στάσις : contestation, désaccord, dispute, rivalité τιμή : honneur, estime, considération, dignité, ce qui est objet de respect ἀτιμάζω :5déshonorer hubris, ὕβρις : ce qui dépasse la mesure, excès, orgueil, emportement φθονερός : envieux, jaloux 350
Glossaires φθόνος : malveillance, esprit de dénigrement, envie ἀφθονία : absence d’envie, de jalousie ἀφθόνος : exempt d’envie philostorgia, φιλοστοργία : vive affection, tendresse
φιλοτής : amitié, tendresse, affection, union amoureuse χόλος : bile, fiel, colère sauvage et impuissante, ressentiment, rancune
Termes latins aemulor : être émule (en bonne et mauvaise part), rivaliser, être jaloux aemulatio : émulation (en bonne et mauvaise part) rivalité, jalousie inuideo : être malveillant, envier, jalouser inuidiosus : qui envie, qui jalouse, envieux, jaloux inuidus : envieux, jaloux zelotes : un jaloux zelus : jalousie, zèle, ardeur
Termes sémitiques racine QNY : (ougaritique) acquérir, posséder, créer racine ɻDM : (ougaritique) homme, humanité ɻadamu : (ougaritique) homme, humanité ɻadāmāh : (hébreu) humus, glèbe, sol ɻādām : (hébreu) humain, Adam hevel : (hébreu) vapeur, fumée, buée ; Abel yādaɼ : (hébreu) savoir, connaître ; avoir une relation sexuelle avec racine QNH : (hébreu) acquérir, posséder verbe qānāh : créer, procréer ; acquérir, posséder qōnēh : créateur, possesseur racine QN ɻ : (hébreu) être envieux, jaloux, zélé qinɻāh : émotion violente, due au sentiment d’être lésé et qui peut consister en l’envie de posséder les avantages d’autrui, jalousie, zèle, colère, passion, émulation, rancune, malveillance, sévérité, fureur guerrière qinnēɻ : être jaloux, zélé qannāɻ : jaloux racine ƤYR : (arabe) changement, transformation, passage du même à l’autre ƥayr : autre, distinct de soi ƥayra(t) : jalousie ƥayur : jaloux ƥibαa : (arabe) jalousie sans acrimonie ςasad : (arabe) envie, jalousie suͫέ : (arabe) ressentiment 351
Glossaires Glossaire psychiatrique et analytique Anaclitique : terme utilisé en clinique psychiatrique pour caractériser un état de dépendance relationnelle comparable à celui d’un nourrisson à l’égard de sa mère. La dépression frappant un jeune enfant séparé sans ménagement de sa figure d’attachement est qualifiée d’anaclitique, mais on parle aussi de relation anaclitique pour qualifier chez certains adultes « abandonniques » un besoin durable de s’étayer sur une personne proche. Complexe de castration : sa structure et ses effets sont différents chez le garçon et la fille. Dans la conception freudienne, le garçon redoute la castration comme la réalisation d’une menace paternelle en réponse à ses activités sexuelles. Pour la fille, l’absence de pénis est vécue comme un préjudice subi. Mécanismes de défense archaïques : opérations psychiques mises en œuvre pour ignorer ou circonscrire les revendications pulsionnelles dont les représentations sont menaçantes pour l’intégrité même du Moi. M. Klein a décrit plusieurs défenses très primaires comme le clivage de l’objet, l’identification projective, le déni de la réalité psychique, le contrôle omnipotent de l’objet. Organisation névrotique : structuration de la personnalité sur un modèle œdipien supposant un accès à la différence des sexes et des générations, et une suffisante intériorisation des conflits de tendance entre recherche de satisfaction et respect des interdits. Paranoïa : désigne l’état d’un sujet souffrant d’un caractère pathologique essentiellement marqué par une hypertrophie du Moi, une méfiance, une fausseté du jugement responsables d’une certaine inadaptabilité sociale. Le mécanisme de défense prévalent est la projection amenant la personnalité paranoïaque à attribuer à autrui ses propres sentiments déniés. Pulsions scoptophiliques : ou pulsions scopiques, sont considérées par S. Freud comme des pulsions partielles d’autoconservation, alimentant l’énergie de la pulsion de savoir, mais qui en se mettant au service de la curiosité sexuelle se trouvent rapidement et intimement liées aux pulsions sexuelles. Quérulent : terme utilisé en psychiatrie pour qualifier certains délires paranoïaques. Le « quérulent processif » cherche à obtenir réparation d’un dommage subi, le plus souvent imaginaire ou démesurément grossi. Rien ne peut arrêter son désir de voir reconnaître ce qu’il considère comme une juste revendication.
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Glossaires Self : terme emprunté à la langue anglaise (le plus souvent traduit par « Soi ») pour faire référence à l’organisation subjective de l’expérience. Winnicott distingue ainsi le « vrai self » (qui se construit certes par identification à la société, mais sans perte trop grande des pulsions individuelles) et le « faux self » (en tant qu’organisation défensive d’une personnalité dont les attitudes sont alors trop parfaitement conformes aux attentes de l’entourage).
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LISTE DES CONTRIBUTEURS
Marcianne Blévis psychanalyste, membre de la Société de Psychanalyse Freudienne Marie-Odile Boulnois Directrice d’études à l’École Pratique des Hautes Études Agnès Bastit Maître de Conférence à l’Université Paul Verlaine de Metz Membre de l’Institut universitaire de France Enrico Cattaneo Professeur ordinaire à la Pontificia Facolta Teologica dell’Italia Meridionale, Naples Pierre Chiron Professeur à l’Université Paris-Est, membre de l’Institut universitaire de France José Costa Maître de Conférences à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle Dominique Gérard-Millet Professeur à l’Université Paris-Sorbonne Geneviève Gobillot Professeur à l’Université de Lyon III Jean Moulin David Hamidović Professeur ordinaire à l’Université de Lausanne Bernhard Lang Professeur à l’Université de Paderborn Maria Grazia Masetti-Rouault Directrice d’Études à l’École Pratique des Hautes Études Christian Mille Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne
Clelia Mora Professeur à l’Université de Pavie Marie-Joseph Pierre Directrice d’Études à l’École Pratique des Hautes Études Hedwige Rouillard-Bonraisin Directrice d’Études à l’École Pratique des Hautes Études Clothilde Sébert Membre du Laboratoire Patrimoines et langages musicaux, Paris-Sorbonne Marisa Tortorelli Ghidini Professeur à l’Université de Naples Federico II Pascal Vernus Directeur d’Études à l’École Pratique des Hautes Études