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French Pages 1317 [1316] Year 1937
BIBLIOTHÈQUE DE LA PLÉIADE
PLUTARQUE
Les Vies
des bommes illustres II
ÉDITION ÉTABLIE ET ANNOTÉE PAR GÉRARD WALTER TRADUCTION DE JACQUES AMYOT
GALLIMARD
Tom droil.r de lraduflion, de rl.rervl.r pour
reprodutfion et d'adaptatioll toUl les pay.r.
(Ç) l"!.dilio11.r Galli111ard,
19 J 1.
VIE DE NICIAS I. Critique de l'hiftorien Timée. ill. Caraaère de Nicias; comment il parvient en crédit. IV. Sa magnificence. VII. Nicias superfti tieux et timide. VIII . Sa politique contre les Sycophantes. X. Il ne se trouve compromis dans aucun des échecs que la ville d'Athènes éprouve. XI. Ses succès. XV. Il s'entremet pour rétablir la paix entre Athènes et Lacédémone. XVIII. Menées d'Alcibiade pour rompre la paix. XIX. Nicias va à Lacédémone sans succès. La guerre recommence. XX. Inquiétudes de Nicias et d'Alcibiade par rapport à l'oftracisme. XXI. Ils font bannir Hyperbolus. XXII. Expédition de Sicile. Nicias eft nommé général avec Alcibiade et Lamachus. XXV. Mollesse déplacée de Nicias après avoir reçu le commandement. XXVII. II tombe dans le mépris par la manière dont il conduit les opérations de la guerre. XXVIII. Faux avis par lequel il trompe les Syracusains. XXIX. Il s'empare du port de Syracuse. XXX. Sa lenteur. XXXVI. Il bat la flotte des Syracusains. XXXVIII. Les Athé niens sont battus. Démofthène arrive avec une flotte nouvelle. XXXIX. Échec que reçoit Démofthène. XLI. Nicias prend le parti de la retraite. XLII. Sur l'éclipse de lune qui survint en ce moment. XLIII. Elle empêche Nicias de partir. XLV. Il cft battu. XLVII. Les Syracusains s'emparent de tous les passages. XL VIII. Conftance et fermeté de Nicias. XLIX. Il eft réduit à l'extrémité. L. Il se rend. LI. Les Syracusains font mourir Nicias et Démofthène.
Del'a11 461 à pe11 près àl'a11 4IJ
av,mt
J.-C.
1. Parce qu'il me semble qu'avec bonne raison j 'ai assorti Nicias avec Crassus, et comparé les calamités qui advinrent à l'un contre les Parthes, à celles qui arrivèrent à l'autre en la Sicile, ïe veux bien m'excuser envers ceux sui prendront ces mtens écrits en leurs mains pour les hre, les avertissant qu'ils n'egtiment pas qu'en exposant ces choses que Thucydide a décrites si disertement, s i vivement, e t avec tant d e mouvements d'alfeaion, s e montrant e n cet endroit si éloquent qu'il n e l'egt nulle part ailleurs tant1, et n'a laissé es{>érance de le pouvoir tmiter, j 'aie voulu faire comme l'higtorien Timée, lequel,
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espérant surmonter Thucydide en vivacité d'éloquence, et faire trouver Phili�us ignorant, et du tout fâclieux et impertinent, se va jeter en son hi�oire à vouloir déchif frer les batailles tant de mer que de terre, et les harangues que l'un et l'autre ont le plus élégamment écrites•, là où, ne lui déplaise, il n'approche d'eux, non plus que ferait un homme de pied d'un coche de Lydie, comme dit Pindarell, et se fait lui-même connaître homme de mau vaise grâce, et de peu de j ugement en cela, ou, comme dit Diphile, Gras et souillé du suif de la Sicile•.
Et si se laisse en beaucoup de lieux couler aux sottises de Xénarque, comme là où il dit qu'il efume que c'était un mauvais présage pour les Athéniens, gue le capitaine Nicias, ayant le nom dérivé de ce mot N1ce, qui signifie viél:oire, contredit à l'entreprise de la Sicile; et que, par la mutilation des Hermès, c'�-à-dire des images de Mer cure, les dieux les avertissaient qu'en cette guerre-là ils devaient recevoir et souffrir beaucoup de maux par le capitaine des Syracusains, qui avait nom Hermocrate, fils de Hermon; et davantage qu'il était vraisemblable qu'Hercule portât faveur aux Syracusains, à cause de la déesse Proserpine, en la proteél:ion de qui� la ville de Syracuse, pour récompense de ce qu'elle lui bailla le chien des enfers, Cerbère ; et au contraire qu'il voulait mal aux Athéniens, parce qu'ils défendaient les Ége�ains, les quels étaient descenâus des Troyens, ses mortels ennemis, à cause que, pour la foi faussée, et pour le tort que lui tenait le roi Laomédon, il détruisit leur ville ; mais à l'aventure avait-il aussi bon jugement à écrire toutes ces galanteries-là, comme à reprendre le �le de Philibs, ou à � urier Platon et Ar�ote. II. Qyant à moi, il m'e� avis que généralement toute cette contention et ambitieuse jalousie de tâcher à dire ou écrire mieux que les autres � chose basse, et qui sent son écolier disputatif; mais quand encore elle s'adresse à vouloir combattre ce qui� si excellent que l'on ne le peut imiter, alors me semble-t-elle une folie privée de tout sentiment. Parquoi m'étant du tout impossible de passer ou omettre quelques faits, que Tl:iucydide et PhiliS"tus ont décrits, mêmement ceux par qui on peut mieux connaître l'humeur et le naturel de Nicias caché
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dessous plusieurs grands accidents, je passerai légère ment par-dessus, en m'y arrêtant seulement autant que la nécessité m'y contraindra, pour ne me faire egtimer homme du tout paresseux et négligent. Au demeurant, je me suis étudié de recueillir des choses qui ne sont pas �o �munes à tou.� 1� m�nde, que d'autres ont _par-? par-là ecr1tes, ou que J 3.1 retirées de quelques anttquailles, ou de quelques anciens regigtres6, dont j'ai tissu une nar ration qui ne sera point, ce me semble, inutile, mais ser vira beaucoup à connaître les mœurs et la nature du personnage. III. Tout premièrement donc on peut dire de Nicias ce qu'Arigtote a écrit', c'egt qu'il y a eu trois citoyens à Athènes fort gens de bien, et qui ont aimé le peuple d'une charité et affeaion paternelle, Nicias, fils de Nicératus, Thucydide, fils de Milésius, et Théramène, fils d'Agnon, mais moins ce dernier que les deux autres, parce qu'il a été autrefois piqué et moqué comme étranger venu de l'île de Céos, joint aussi qu'il n'était pas ferme ni cons tant en une résolution au gouvernement de la chose publique, mais tenait tantôt un parti, et tantôt un autre, à l'occasion de quoi il fut surnommé Cothumus [qui egt une sorte de brodequin dont usaient anciennement les joueurs de tragédies, qui convient à l'un et à l'autre pied]: et des deux autres, Thucydide, qui était plus ancien, fit beaucoup de bons aél:es en faveur des gens de bien et d'honneur à l'encontre de Périclès, gui cherchait de com plaire à la commune ; et Nicias, qlll était plus jeune, fut bien en quclgue egtime du vivant même de Périclès, tellement qu'tl fut capitaine avec lui, et eut d'autres charges p ub liques sans lui par plusieurs fois ; mais depuis que Périclès fut mort, il fut incontinent poussé au pre mier lieu de crédit et d'autorité par le port et faveur des hommes riches et personnes de qualité principalement, qui en firent comme un rempart à l'encontre de la méchanceté, audace et témérité de Cléon, combien qu'il eût aussi la bonne grâce du peuple, qui aida semblable ment à l'avancer ; car il egt bien vrai que ce Cléon pouvait beaucoup à cause qu'il flattait le commun populaire, le traitant ni plus ni moins qu'un vieillard, et lui donnant toujours quelque moyen de gagner7 ; mais néanmoins ceux mêmes à qui il s'étudiait de complaire et de gratifier, connaissant son avarice, son insolence effrontée et sa
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témérité, poussaient en avant Nicias, parce que sa gravité n'était point trop au!ltère ni fâcheuse, mais était mêlée d'une manière de crainte, qu'il semblait qu'il redoutât la présence du peuple, ce qui rendait la commune encore mieux affeaionnée envers lui ; car, étant homme de sa nature craintif et défiant, il cachait cette couardise en la guerre par la bonne fortune, qui le favorisa toujours également en toutes les entreprises où il fut capitaine. Et au demeurant, cette craintive façon de faire qu'il avait en la ville, et qu'il redoutait si fort les calomniateurs, était trouvée populaire, et lui acquérait la bienveillance de la commune, par le moyen de laquelle il entrait de plus en plus avant en autorité, à cause que le commun populaire craint ordinairement ceux qui fe; méprisent, et avance ceux qui le craignent, parce que le plus a'honneur que sauraient faire les grands au menu peuple, e!lt de montrer qu'ils ne le méprisent point. IV. Or, quant à Périclès, parce qu'il maniait toute la chose publique J?ar une vraie vertu, et par la force de son éloquence, il n avait que faire de mine composée ni d'aucun artifice populaire pour gagner la bonne grâce du peuple ; mais N1cias, ayant faute de cela et abondance de biens, allait par le moyen d'iceux acquérant la bonne grâce de la multitude ; et là où Cléon, par une facilité de s'accommoder à tout, et une manière de plaisanterie entretenait les Athéniens en secondant toutes leurs volontés, lui, ne se sentant pas propre pour lui faire tête par semblables moyens, s'alla1t coulant en la bonne �râce de la commune par libéralités, dépenses à faire Jouer des jeux publiquement, et autres telles magnifi cences, surpassant en somptuosité de frais et en bonne grâce de tels ébattements, tous ceux qui avaient été aevânt lui, et qui étaient avec de son temps. n y a encore jusques aujoura'hui en être quelques-uns des dons qu'il a consacrés aux dieux, comme une image de Pallas, qui e!lt au château d'Athènes, ayant perdu sa dorure, et un l'etit temple qui e!lt dans celui de Bacchus, au-dessous des vases à trois pieds, que donnent les entrepreneurs quand ils ont gagné le prix aux jeux ; car il emporta par plusieurs fois le prix aux jeux, qu'il défrayait, et jamais n'y fut vaincu. V. L'on conte à ce pro)'os qu'en certains jeux qu'il faisait une fois faire à ses depens, il se présenta sur l'écha-
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faud des joueurs, devant le peuple, un de ses serviteurs habillé en forme de Bacchus. Il était fort beau de visage, de fort belle taille, et n'avait point encore de barbe. Les Athéniens �rirent si grand plaisir à le voir en cet accou trement qu ils furent longuement à battre des mains en signe de joie; ce gue voyant, Nicias se dressa en pieds, et dit tout haut qu'il erumait que ce serait peu religieuse ment fait à lui, de laisser en servitude un corps d'homme, qui publiquement aurait été trouvé ressemblant à un dieu, et sur l'heure donna liberté à ce jeune esclave. L'on fait aussi mention de quelques aB:es de magnificence et de dévotion tout ensemble, qu'il fit en l'ife de Délos, en laquelle les danses que les villes grecques y envoyaient pour chanter des hymnes en l'honneur d'Apollon, sou laient auparavant y arriver tumultuairement sans ordre; parce que le peuple, qui accourait incontinent en foule au devant, les fa1sait soudainement chanter sans garder ordonnance quelconque, à cause qu'ils descendaient du navire à la hâte en confusion, laissaient leurs habits, et prenaient ceux qu'ils devaient porter à la procession, et mettaient leurs chapeaux de fleurs sur leurs têtes tout en un même inStant. VI. Mais lui, au contraire, quand il fut commis à y conduire la danse d'Athènes alla premièrement descendre en l'île de Renia, qui eSt tout joignant celle de Délos, avec ses danseurs, ses hoSties pour sacrifier, et tout le reSte de son éOur s.a méchanceté il avait la même correaion que 1 on donnait aux plus gens de bien pour leur grandeur; ce que même le poète comique Platon dit en un passage : Qgoique ses mœurs aient en vérité, Cela et pis juftement mérité; Tant cft que lui, personne de si vile Condition, et de race servile, N'en était point digne : car inventé Pour telles gens n'a l'Oftracisme été••.
Aussi n'y en eut-il oncques puis pas un qui fût banni de cette sorte de bannissement, ma1s fut Hyperbolus le dernier de tous comme Hipparque Cholargien avait été le premier, parce qu'il était J>arent du tyran. Mais bien cft la fortune chose sur Iaquei.l.e on ne saurait asseoir juge ment, ni la comprendre par discours de raison; car si Nicias se fût exposé franchement au hasard de ce bannis sement contre Alcibiade, il fût advenu l'un des deux, ou qu'il fût demeuré en la ville ayant chassé son adversaire s'il eût vaincu, ou bien qu'il fût sorti avant que tomber dans les extrêmes misères et calamités où il tomba depuis, et lui fût demeurée la réputation d'avoir été un très sage capitaine, s'il eût été en ce combat vaincu, Je n'ignore pas toutefois que Théophra�e écrit �u'Hyperbolus fut banni P.ar le moyen de la dissension qw était entre Pharax et Ale1biade, non pas Nicias; mais la plupart des autres hi�oriens le mettent ainsi que j'ai dit. XXII. Étant donc venus à Athènes les ambassadeurs des Ége�ins et des Uontins, pour persuader aux Athé niens â'entreprendre la conquête de la Sicile, Nicias fut vaincu par f'a�uce et l'ambition d'Alcibiade, lequel, avant qu'il fût tenu aucune assemblée de conseil sur ce fait, avait déjà prévenu la commune par vaine espérance qu'il leur avait donnée, et corrompu leur jugement par
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faus�es raisons qu'il leur avait alléguées, tellement que les Jeunes gens, dans les lieux où ils se réduisaient ensemble pour s'ébattre aux exercices de la personne' et lc:s vieillards �ans les boutiques des artisans, ou dans les ruches et demt-ronds, dans lesérience d'un sage capitaine ; car avec les mêmes armes, les mêmes hommes, mêmes chevaux, et aux mêmes lieux, en changeant seulement l'ordonnance de sa bataille, il défit les Athéniens ; et, les ayant chassés battant jusques dans leur camp, mit les Syracusains en besogne à bâtir, des mêmes pierres et de la même matière que les Athéniens avaient apportées pour achever leur clôture, des murailles à travers, pour couper l'autre, et engarder qu'elle ne se pût j oindre ni continuer, de sorte que ce qu'ils en avaient fait jusques-là ne leur servait plus de rien. Cela fait, les Syracusains, ayant repris courage, commencèrent à armer galères, et avec leurs gens de cheval et leurs valets courant çà et là par la campagne, y surprirent beaucoup de prisonniers ; et Gylippe d'un autre côté s'en alla en personne par les villes de la Sicile, prêchant et sollicitant les habitants, qui tous lui obéissaient fort volontiers, et prenaient les armes à sa suscitation. XXXVI. Ce que voyant, Nicias retomba derechef en ses premières façons de faire, et, considérant la mutation de ses affaires, recommença à perdre courage ; car il écri vit incontinent aux Athéniens qu'ils envoyassent une
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autre armée en la Sicile, ou plutôt qu'ils rappelassent celle qui déj à y était, et, comment que ce fût, qu'ils lui donnassent congé, et le déchargeassent de l'état de caJ? i taine, attendu sa maladie. Les Athéniens avaient bien eté entre deux, dès auparavant qu'il écrivît, d'y envoyer un renfort ; mais l'envie que les principaux de la ville por taient à la grande prospérité de Nicias y avait touj ours fait sourdre quelque retardement, jusques alors �u'ils résolurent d'y en envoyer en diligence. Si devait Demo �hène incontinent après l'hiver partir avec une grosse flotte de vaisseaux ; mais l'hiver même Eurymédon y alla devant, qui lui porta de l'argent, et la nouvelle comme le I,> euple lui avait élu pour compagnon aucuns de ceux qui etaient tous portés sur le lieu, Euthydème et Ménandre. Mais sur ces entrefaites Nicias étant assailli par les enne mis en surprise, tant par mer gue par terre tout en un même temps, encore qu'il eût du commencement moins de galères en nombre que ses ennemis, si en brisa-t-il et mit à fond plusieurs des leurs ; mais aussi du côté de la terre, il ne put pas secourir ses s ens à temps, parce que Gylippe de prime saut lui surpnt un fort qui s'appelait Plemmyrion, dans lequel on avait retiré l'équipage de plusieurs galères et bonne somme d'argent comptant, qui fut tout perdu, et si y eut bon nombre d'hommes tués, et beaucoup de prisonniers aussi, et, qui était encore de plus grande conséquence, il ôtait à Nicias l'aisance de faire venir sûrement vivres par la mer en son camp ; car pendant que les Athéniens tenaient ce fort, il leur était facile avec toute sûreté de conduire vivres en leur camp, étant couverts de ce fort ; mais depuis qu'ils l'eurent p erdu, il leur fut bien malaisé, car il fallait qu'ils combattissent toujours contre les ennemis, qui étaient à l'ancre devant ledit fort. XXXVII. Davantage il fut avis aux Syracusains que leur armée de mer n'avait pas été défaite, tant parce que les ennemis fussent plus forts, que parce que leurs gens les avaient poursuivis en désordre ; au moyen de quoi ils voulurent une autre fois essayer la fortune en meilleur ordre et meilleur équipa�e que devant ; mais Nicias ne voulait aucunement que 1 on retournât au combat, disant que ce serait grande folie à eux, attendu qu'il leur venait une si grosse flotte de vaisseaux, que Démo�hène ame nait de renfort, avec une armée fraîche, de vouloir par
N I CI A S une témérité s e hâter de combattre avec moindre nombre de vaisseaux équipés maigrement. Au contraire, Mé nandre et Euthydème, de nouveau promus à l'état de capitaines, étaient poussés d'ambition et de j alousie contre les deux autres capitaines, désirant prévenir Démo�hène en faisant quelque chose de beau avant qu'il arrivât, et surmonter par même moyen les faits de Nicias ; mais la couverture qu'ils prenaient pour masquer leur ambition, était la réputation de la ville d'Athènes, laqudle s'en allait, ce disaient-ils, de tout point anéantie et p erdue, s'ils montraient avoir crainte des Syracusains, qw les provoquaient au combat. XXXVIII. Ainsi forcèrent-ils Nicias de venir à la bataille, en laquelle ils furent battus et défaits p ar le bon conseil d'un pilote corinthien qui se nommatt Ari�on, de sorte que toute la pointe gauche de leur bataille, ainsi que le décrit Thucydide, fut entièrement déconfite, et y perdirent grand nombre de leurs gens. Au moyen de quoi Nicias se trouvait en grande détresse, considérant d'un côté combien il avait enduré de travail pendant qu'il avait été seul en chef capitaine, et d'autre côté, comment, quand on lui avait baillé des compagnons, ils lui avaient fait commettre une lourde faute ; mais sur le point qu'il était en ce désespoir, on va découvrir au-des sus du port Démo�hène avec sa flotte équipée et armée bravement, et pour bien étonner les ennemis ; car il y avait soixante-treize galères, sur lesqudles étaient embar > Mais encore, sans cela, on n'avait accoutumé de se tenir coi et se contregarder que trois jours seulement, en tels accidents de la lune et du soleil, ainsi comme Autoclide même le prescrit au livre qu'il a fait de telles expositions, là où Nicias mit lors en avant qu'il fallait attendre toute une autre révolu tion du cours entier de la lune, comme s'il ne l'eût pas vue toute pure et nette incontinent qu'elle eut passé l'espace de l'air ombragé et obscurci par l'ombre de la terre ; mais, toutes autres choses presque oubliées et délaissées, Nicias se mit à sacrifier aux dieux jusques à ce que les ennemis revinssent assiéger par terre leurs forts et tout leur camp, et par mer saisir et occuper tout le port, étant non seulement les hommes arce que les autres galères n'avaient plus de rames ; et le demeurant de l'armée, Nicias le rangea au long du rivage de la mer sur le port, abandon nant leur grand camp et leurs murailles qui .P. renaient jusques au temple d'Hercule ; au moyen de quo1 les Syra cusains, qui jusques à ce jour-là n'avaient pu faire les sacrifices accoutumés à Hercule, y envoyèrent adonc leurs Erêtres et leurs capitaines, qui les y firent. Étant donc aéjà les combattants embarqués sur les galères, les devins s'en vinrent annoncer aux Syracusains que les signes des sacrifices leur promettaient certainement une très glo rieuse viétoire, pourvu qu'ils ne fussent point les pre miers à assaillir, et qu'ils ne fissent que se défendre, pour autant qu'Hercule était ainsi venu au-dessus de toutes ses entreprises en se défendant quand on le venait assaillir. XLV. En cette bonne espérance voguèrent les Syra cusains en avant, et y eut une bataille de mer la plus rude et la plus âpre qui eût point encore été en toute cette guerre, laquelle ne donna pas moins de passion ni moins de travail et de détresse à ceux qui regardaient de dessus le rivage, qu'à ceux mêmes qui combattaient ; parce qu'ils voyaient entièrement tout le fait du combat, où il y eut en peu d'heures beaucoup de changements, la plupart contraires à ce que l'on en attendait ; car les Athéniens se firent autant de mal à eux-mêmes par l'ordonnance qu'ils tinrent au combat, et par l'équipage de leurs vaisseaux, comme leurs ennemis leur en firent, à cause qu'ils avaient rangé toutes leurs galères ensemble en une flotte conti nuée, et si étaient fort pesantes d'elles-mêmes et fort char gées ; là où celles des ennemis étaient fort légères et venaient les unes d'un côté, les autres d'un autre, et ceux qui étaient dessus leur jetaient des pierres, dont le coup eft aussi dangereux d'un endroit comme de l'autre ; fà où les Athéniens ne tiraient que dards, flèches et traits, dont le branlement des vaisseaux tordait et empêchait le droit fil, de manière qu'ils n'assenaient pas tous de pointe ; ce qu' Arifton, pilote corinthien, avait enseigné aux Syra cu sains, et lui-même y fut tué en combattant vaillam ment lorsque les Syracusains étaient déjà vainqueurs . XL VI. Ainsi les Athéniens étant tournés en fuite avec
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grand meurtre et grande déconfiture de leurs gens, le moyen d'eux enfuir par mer leur fut de tout point retran ché ; et, voyant d'autre côté qu'il était bien difficile qu'ils se pussent sauver par terre, ils furent si effrayés et si découragés qu'ils ne faisaient plus de rési�ance aux enne mis, qui venaient tout auprès d'eux tirer et emmener leurs vaisseaux, ni n'envoyaient demander congé d'enle ver leurs morts pour les ensevelir, y ayant encore plus de pitié d'abandonner les malades et les blessés qu'à non mhumer les trépassés. Ce que voyant devant leurs yeux, encore se réputaient-ils eux-mêmes plus misérables et plus malheureux, pensant bien qu'aussi arriveraient-ils à même fin comme eux, mais ce serait avec plus de misères et plus de maux. Et comme ils eussent résolu de partir la nuit, Gylippe, voyant que les Syracusains s'étaient par toute la ville mis à sacrifier aux dieux, et à faire bonne chère, tant pour l'aise de la viél:oire, comme pour la fête d'Hercule, efuma qu'il serait bien malaisé de leur persuader, ni de les contraindre de prendre soudaine ment les armes pour courir sus aux ennemis qui s'en allaient. Mais Hermocrate s'avisa de lui-même de jouer d'une telle ruse à Nicias : il envoya quelqu'un de ses familiers vers lui, l'ayant embouché de dire qu'il venait de la part de ceux qui, durant la guerre auparavant, lui soulaient donner de secrets avert1ssements, lesquels lui mandaient qu'il se gardât bien de se mettre en chemin cette nuit, s'il ne voulait donner dans les embûches que les Syracusains leur avaient dressées, ayant envoyé devant saisir tous les détroits et passages par où il fallait qu'ils passassent. XLVII. Nicias, abusé _par cette malice, ne faillit pas de demeurer toute cette nwt, comme s'il eût eu peur de ne tomber pas dans les rets et les aguets des ennemis, les quels le lendemain dès le point du j our gagnèrent les devants, occupèrent les détroits des chemins, bouchèrent les passages des rivières, et rompirent les ponts, puis aux prochaines campagnes ouvertes mirent leurs gens de cheval en bataille, de sorte que les Athéniens n'avaient plus endroit aucun par où ils pussent échapper ni aller en avant sans combattre ; toutefois à la fin, après avoir attendu encore tout ce jour-là et la nuit suivante, ils se mirent en chemin avec grands cris, pleurs et lamenta tions, comme si c'eût été leur naturel pays, et non terre
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d'ennemis, dont ils se fussent partis, ct ce tant pour la faute et nécessité qu'ils avaient de toutes choses néces saire!; à la vie de l'homme, que pour le regret 9u'ils sentaient d'abandonner leurs parents et amis blesses ou malades, qui ne pouvaient suivre la troupe, et aussi parce qu'ils attendaient encore pis que ce qu'ils voyaient p ré sent devant leurs yeux. XLVIII. Mais de toutes les choses pitoyables à voir qui fussent en ce cam,{' -là, encore n'y en avait-il point de si misérable, ni qu1 fît tant de compassion, que la personne propre de Nicias, lequel, étant affiigé de sa maladie, maig re et défait, était encore indignement réduit à extrême d1sette de tous rafraîchissements nécessaires au corps de l'homme lorsqu'il en avait plus de besoin, à cause de l'indisposition de sa personne ; et néanmoins, tout malade qu'il était, encore faisait et supportait-il beau coup de choses que les bien sains travaillent beaucoup à faire et à endurer, donnant évidemment à connaître à un chacun que ce n'était pas tant pour son re�ard, ni pour envie qu'il eût de sauver sa personne, qu il supportait tous ces travaux, que pour le regard et pour l'amour d'eux, qu'il n'abandonnait encore point l'espérance. Car là où les autres se mettaient à pleurer et à lamenter, de peur et de douleur qu'ils avaient, lui, si d'aventure il était aucunefois contraint de ce faire, montrait que c'était pour la considération qui lui venait en l'entendement du déshonneur et de la honte où était ressorti ce voyage, au lieu de l'honneur et de la gloire qu'ils avaient espéré en devoir rapporter ; mais si fe voir en telle misère incitait les regardants à pitié, encore y était-on plus ému quand on venait à remémorer ce qu'il avait toujours dit et prêché dans ses harangues pour rompre ce voyage, et détourner le peuple de cette entreprise : car alors j ugeait-on plus assurément qu'il ne méritait pas tant de maux. Mais, qui plus e§t, cela leur faisait encore perdre toute espérance de l'aide des dieux, quand ils venaient à discourir en eux-mêmes qu'un personnage si dévot, qui jamais n'avait rien épargné qui fût à l'honneur et au service des dieux, ne trouvait la fortune de rien meilleure ni plus douce en son endroit que les plus méchants et plus vicieux hommes qui fussent en toute l'armée. Ce néanmoins, encore s'effor çait-il par bon visage, par une parole ferme et par caresses qu'il faisait à tout le monde, de donner à connaître qu'il
NICIAS ne tombait point sous l e faix, ni n e s e rendait point au malheur ; et tout le long du chemin, l'espace de huit j ours durant, quoiqu'il fût à toute heure continuellement chargé, harassé et blessé, il maintint toujours la troupe qu'il conduisait en son entier, j usques à ce que Démos thène, avec tout ce qu'il menait cfe gens de guerre, fut P. ris prisonnier en un village qui s'appelait Polizelios, où tl était demeuré derrière, et avait été enveloppé par les ennemis en combattant, et quand il se vit enveloppé, il dégaina son épée, et s'en donna lui-même dans le corps ; mais il n'en mourut pas pourtant, à cause qu'il fut incon tinent environné des ennemis, qui le saisirent au corps. XLIX. Les Syracusains coururent aussitôt aP.rès Nicias qui lui en portèrent la nouvelle ; et parce qu'tl ne les en croyait pas, il y envoya quelques-uns de ses gens de cheval, qui lui rapportèrent CJ.Ue véritablement toute cette partie de leur armée était pnse ; parquoi il requit adonc à Gylippe, qu'ils voulussent entendre à quelque appoin tement, comme de laisser aller les Athéniens à sauveté hors de la Sicile, en prenant deux tels otages 9u'ils vou draient, pour la sûreté du remboursement de tous les deniers que les Syracusains auraient dépensés en cette guerre, qu'il leur promettait faire payer. A CJ.UOi les Syra cusains ne voulurent point entendre ; mals, usant de fières menaces en courroux, et lui disant vilenies, le rechargèrent plus âprement que jamais, étant déjà defti tué de toutes sortes de vivres ; et néanmoins encore sou tint-il toute cette nuit, et marcha tout le j our suivant, quoiqu'il fût continuellement chargé de loin à coups de trait, jusques à ce qu'il arriva à la rivière d' Asinarus, dans laquelle les ennemis poussèrent à force une partie de ses gens, et les autres, mourant de soif, s'y j etèrent d'eux-mêmes pour cuider boire, et là fut le plus grand et le plus cruel meurtre de ces pauvres gens, qui en buvant étaient tués, jus�ues à ce que Nicias, se jetant aux pieds de Gylippe, lui d1t : « Puisque les dieux vous ont donné la » viél:01re, ayez pitié, non déj à de moi, qui par ces cala » mités ai acquis gloire et renom immortel, mais de ces » autres Athéniens, en vous ramenant en mémoire que » les fortunes de la guerre sont communes, et que les » Athéniens en ont usé doucement et modérément envers » vous, toutes et quantes fois que la fortune leur a été » favorable à l'encontre de vous38• »
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L. Gylippe, oyant ces paroles de Nicias, ct le regardant au visage, en eut pitié, parce qu'il savait bien qu'il avait favorisé aux Lacédémoniens au dernier appointement, et si egtimait que ce lui serait une grande gloire s'il emme nait prisonniers les deux capitaines de ses ennemis ; pour tant reçut-il à merci Nicias, et le réconforta, commandant au r� que l'on prit aussi les autres prisonniers ; mais son commandement fut tard entendu de chacun, telle ment qu'il y en eut beaucoup plus de tués que de pris, combien que les particuliers soudards en sauvèrent plu sieurs à la dérobée. Au demeurant, ayant assemble en une troupe ceux qui publiquement furent pris, ils les dépouillèrent de leurs armes, desquelles ils accoutrèrent en guise de troehées les plus beaux arbres qui fussent au long de la rivtère. Puis, se mettant des chapeaux de triomphe sur leurs têtes, et ayant paré leurs chevaux triomphalement, et au contraire tondu ceux de leurs ennemis, s'en retournèrent viB:orieux en la ville de Syra cuse, étant venus au-dessus de la plus fameuse guerre que les Grecs eussent point encore eue les uns contre les autres, et en ayant rapporté la plus parfaite et plus accomplie viB:otre qui saurait être, et ce par vive force de prouesse et de vertu. LI. Si fut à leur retour tenue une assemblée des Syra cusains et de leurs alliés, en laquelle l'un des orateurs et entremetteurs du � ouvernement mit en avant première ment que la j ournee en laquelle ils avaient pris Nicias fût dès lors en avant fêtée solennellement à jamais, sans qu'il fût loisible d'y faire autre œuvre que sacrifier aux dieux, et que la fête fût appelée Asinarie, du nom de la rivière sur laquelle avait été la défaite ; ce j our fut le vingt sixième du mois de juillet38 ; et quant aux prisonniers, que les alliés des Athéniens et leurs valets fussent publi quement vendus à l'encan ; mais que les naturels Athé niens de condition libre, et leurs confédérés du pays de la Sicile, fussent retenus captifs dans les prisons des car rières, excepté les capitaines, que l'on ferait mourir. Les Syracusains approuvèrent cette sentence ; et comme le capitaine Hermocrate leur cuidât remontrer que l'user humainement de leur viB:oire leur serait plus lionorable que la viB:oire même, il fut rabroué fort tumultueuse ment ; mais, qui plus egt, comme Gylippe leur demanda les capitaines pour les mener vifs aux Lacédémoniens,
NICIAS non seulement il en fut refusé, mais en fut par eux vilai nement injurié, tant ils étaient déj à devenus fiers en leur prosJ? érité, avec ce que durant la guerre même ils s'étaient fâches de lui, ne pouvant supporter son au�érité et sa sévérité de commander à la Laconienne ; encore dit Timée davantage, qu'ils l'accusaient d'avarice et de larcin, qui lui était un vice héréditaire ; parce que Cléandride, son père, ayant été atteint et convaincu de concussion, en avait été banni de Sparte, et lui-même depuis, ayant sous trait trente talents de mille que Lysandre envoyait par lui à Sparte, et les ayant cachés dessous la couverture de sa maison, en fut découvert et contraint de s'enfuir fort ignominieusement en exil, comme nous l'avons plus amplement déclaré en la vie de Lysandre'o. Si écrit Timée que Nicias et Démo�hène ne furent pas la:p idés par les Syracusains, comme disent Thucydide et Phih�s, mais qu'ils se défirent eux-mêmes pour l'avertissement que leur envoya faire Hermocrate, avant que l'assemblée du peuple fût rompue, par un de ses gens, que les gardes laissèrent entrer en la prison ; mais que 1es corps en furent bien j etés et exposés, à qui les voulut voir, à l'entrée de la geôle11• LII. J'entends que jusques aujourd'hui en un temple de Syracuse on montre un bouclier, que l'on dit être celui de Nicias••, couvert par-dessus d'or et de pourpre fort j oliment tissus et mêlés ensemble ; et quant au re�e des prisonniers athéniens, la plupart mourut de maladie et de mauvais traitement dans cette geôle des carrières, où ils n'avaient pour leurs vivres qu'environ deux écuel lées d'orge, et une d'eau par j our'l ; vrai e� qu'il y en eut beaucoup de dérobés, qui furent vendus comme esclaves, et oeaucoup aussi que l'on ne connut pas, qui échappèrent pour valets, et furent aussi vendus pour serfs ; mais à ceux-là on leur imprima sur le front la figure et marque d'un cheval, et s'en trouva qui, outre la servitude, endurèrent encore cette peine-là, auxquels leur humble patience et honnêteté fut profitable ; car ou ils furent en peu de temps affranchis, ou, s'ils demeu rèrent serfs, furent aimés et bien traités de leurs maitres. Il y en eut même quelques-uns que l'on sauva pour l'amour d'Euripide ; car les Siciliens ont plus aimé la poésie de ce poète que nuls autres Grecs du cœur de la Grèce, de sorte que quand il en venait quelques-uns qui
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en apportaient des montres et des échantillons seulement, ils prenaient plaisir à les apprendre par cœur, et se les entre-donnaient les uns aux autres à grande j oie. Au moyen de quoi l'on dit que plusieurs de ceux qui purent échapper de cette captivité et retourner à Athènes, allaient saluer et remercier affeaueusement Euripide, lui contant les uns comme ils avaient été délivrés de servitude pour avoir enseigné ce qu'ils avaient retenu en mémoire c:fe ses œuvres, les autres comme après la bataille s'étant sauvés de vitesse en allant vagabonds çà et là parmi les champs, ils avaient trouvé qui leur donnait à ooire et à manger pour chanter de ses carmes ; de quoi il ne se faut pas ebahir, attendu que l'on conte qu'il y eut une fois quelque navire de la ville de Caunus, lequel, étant chassé et pour suivi par des fu§tes de corsaires, se cuida sauver dans leurs ports, et que du commencement ils ne voulurent pas le laisser entrer, mais le rechassèrent" ; mais �ue puis après ils demandèrent à ceux qui étaient dedans s ils savaient point quelques chansons d'Euripide ; ils répon dirent que oui, et adonc ils leur permirent d'entrer, et les reçur ent Lill. La nouvelle de cette misérable déconfiture ne fut pas crue de p rime face quand elle fut entendue à Athènes ; car ce fut un étranger, lequel, étant descendu au port de Pirée, s 'alla seoir et reposer comme l'on fait en la bou tique d'un barbier, et, pensant que ce fût chose déjà toute notoire et connue à Athènes, se prit à en deviser. Le barbier lui ayant ouï conter, devant que d'autres la pussent aussi entendre, s'en courut tant qu'il put en la ville, et, s'adressant aux magi§trats et gouverneurs, sema cette nouvelle par toute la place. Les officiers sur l'heure même firent signifier une assemblée de ville, là où ils menèrent le barbier, lequel, interrogé de qui il tenait cette nouvelle, ne sut ja mais rien dire de clair ni de certain, de manière qu'il fut tenu pour un fo rgeur de nouvelles, qui mettait pour néant en trouble et en frayeur la ville ; si fut attaché et lié à la roue où l'on géhennait les crimi nels, et y fut tourmenté longuement, j usques à ce qu'il arriva des gens qui en appo r tèrent certaines nouvelle � , et contèrent t' ar le menu comment tout le malheur était advenu. Ainsi ne cuida-t-on jamais croire qu'il fût advenu à Nicias ce que lui-même avait souventefois prédit qui lui adviendrait46• .
VIE DE MARCUS CRASSUS avarice d e Crassus. II. Énormes richesses de Crassus. IV. Sa maison ouverte à tout le monde. V. Son application à l'étude de l'éloquence. VI. Son affabilité. VII. Il s'enfuit en Espagne. VIII. Manière dont il cft reçu par Vibius. IX. Il prend parti avec Sylla. XII. Il se rend caution de César pour une très grande somme. XIV. Commen cement de la guerre de Spartacus. XVII. Crassus cft chargé de cette guerre. XIX. Il enferme Spartacus dans la presqu'ile de Rhégium. XX. Il remporte sur lui une viéloire sanglante. XXII. Dernier combat où Spartacus cft tué. XXIII. Crassus cft nommé consul avec Pompée. XXVI. Union de César, Pompée et Crassus. XXVII. Plan des trois associés pour asservir la répu blique. XXX. Vanité de Crassus. XXXII. Crassus marche contre les Parthes. XXXV. Députation des Parthes à Crassus. XXXIX. Il marche en avant. XLI. Éloge de Surena. XLIII. Il range son armée en ordre de bataille. XL VII. Il détache son fils pour chasser les ennemis. XL VIII. Mauvais succès de cette attaque. XLIX. Mort de Publius Crassus. Toute sa troupe cft taillée en pièces. L. Exhortation de Marcus Crassus à son armée. LII . Cons ternation de Crassus. LIV. Varguntinus, lieutenant de Crassus, cft défait par les Parthes. LV. Ruse de Surena pour découvrir si Crassus était à Carres. LVI. Crassus prend pour guide de sa retraite Andromachus, qui le trahit. LVII. Surena fait proposer un pourparler à Crassus. LVIII. Il y va malgré lui, forcé par son armée. LIX. Il cft tué. LX. Le rcfte de l'armée périt presque tout entier. LXII. La tête de Crassus portée au roi Hyrodès. LXIII. Comment la mort de Crassus fut vengée dans la suite. De l't111 tk Rome IJ7 11111iron, IJ I't111 7DI ; a11t1l11 J.-C. !J·
I . Naissance, éducation, tempérance,
I. Marcus Crassus était fils d'un père qui avait été censeur et avait eu l'honneur du triomphe1 ; mais il fut nourri en une petite maison avec deux autres siens frères, qui tous deux furent mariés du vivant même de leurs père et mère, et mangeaient tous ensemble à une même table, ce qui semble avoir été cause principale pour laquelle, en son vivre ordinaire, il fut homme réglé et bien ordonné, et étant l'un de ces deux frères décédé,
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il épousa sa femme, de laquelle il eut des enfants ; car quant aux femmes il a toute sa vie été autant réformé que nul autre Romain de son temps, combien que depuis, étant sur son âge, il fut accusé d'avoir eu affaire avec une des religieuses de la déesse Vefta, nommée Licinia, et fut le délateur qui en accusa Licinia un nommé Plotinus ; mais la cause de l'en faire soupçonner, fut qu'elle avait un beau jardin et lieu de plaisance, joignant les fau bourgs de la ville, que Crassus désirait avoir à bon marché, et pour cette occasion était toujours après à lui faite la cour, ce qui le fit tomber en cette suspicion ; mais, ayant semblé aux j uges que ce n'était qu'avarice qui lui faisait faire, il fut absous à pur et à plein de l'incefte dont il était mécru, et ne laissa jamais en paix la religieuse qu'il n'eût eu sa possession. Si disent les Romains qu'il n'y avait que ce seul vice d'avarice en Crassus, lequel offusquait plusieurs belles vertus qui étaient en lui ; mais, quant à moi, il me semble gue ce vice n'y était pas seul, mais que, y étant le plus fort, il cachait et effaçait les autres. II. Or pour montrer la grande convoitise d'avoir qui dominait en lui, on allègue deux principaux arguments ; l'un eft la manière et le moyen dont il usa pour acquérir, et l'autre la grandeur de ses biens ; car à son commen cement il ne pouvait pas avoir vaillant plus de trois cents talents. Et durant le temps qu'il s'entremit des affaires de la chose publique, il offrit à Hercule la dîme de tous ses biens entièrement, et fit un feftin public à tout le peuple romain, et si donna à chaque citoyen romain autant de blé qu'il lui en fallait pour vivre trois mois ; et néanmoins quand il partit pour aller faire la guerre aux Parthes, lui-même, voulant savoir combien montait tout son avoir, trouva qu'il arrivait à la somme de sept mille cent talents ; mais s'il est loisible de dire injure en écri vant la vérité, je dis qu'il amassa la plupart de cette grande richesse du feu et du sang, faisant des calamités publiques son plus grand revenu. Car Sylla, ayant pris la ville de Rome, vendit publiquement au plus offrant les biens de ceux qu'il faisait mourir, les réputant et appe lant son butin, voulant que plusieurs des plus grands et plus puissants de la ville fussent entachés de ce péché comme lui, et en cette subhaftation Crassus ne se lassa oncques de prendre en don, ni d'acheter de lui.
MA R C U S C R A S S U S III. Davantage, voyant que les plus ordinaires et plus coutumières pe�es des édifices de Rome étaient le feu et les ruines des maisons, pour la pesanteur et la multi tude des étages bâtis l'un sur l'autre, il achetait des serfs qui étaient maçons, charpentiers, architeél:es, et en avait bien jusques au nombre de cinq cents ; puis, quand le feu d'aventure se mettait en quelque maison, il venait acheter la maison même gui brûfait, et celles qui étaient auprès, que les propriétaires lui abandonnaient à bien vil prix pour le âanger évident qu'ils y voyaient, tellement que par succession de temps une grande partie des maisons de la ville de Rome vint à être à lui ; mais, combien qu'il eût tant d'esclaves ouvriers de bâtir, si n'édifia-t-il jamais que la maison seule où il se tenait, disant que ceux qui aimaient à bâtir se détruisaient et défaisaient eux mêmes, sans que personne les combattit ; et, combien qu'il eût plusieurs mines d'argent, beaucoup de bonnes terres labourables, et grand nombre de gens qui les labouraient, toutefois cela n'était encore rien au prix de ce que lui valaient ses esclaves et ses serfs, tant il en avait � rand nombre, et de si excellents, comme des leél:eurs, des ecrivains, orfèvres, argentiers, receveurs, maîtres d'hôtel, écuyers tranchants, et autres tels officiers de table2, p re nant bien la peine de leur assi�er quand ils apprenaient, voire de les dresser et enseigner lui-même, et brief � mant que le plus grand soin que doive avoir un maître bon ménager, soit de bien faire in�ruire ses esclaves, comme étant les utiles et in�ruments vifs du ménage. En quoi il n'avait pas mauvaise opinion, au moins s'if le pensait ainsi comme il le disait, qu'il faut admi�rer et manier toute autre chose par ses serviteurs, et ses servi teurs par soi-même ; car nous voyons que l'art du ménage en tant qu'il concerne le gouvernement des choses qui n'ont po1nt de vie ou de raison, e� bas, tendant au gain seulement ; mais en tant qu'il concerne le gouvernement des hommes, il tient ne sais quoi de la science politique, qui e� de savoir bien régir une chose publique ; mais comme il avait bonne opinion en cela, aussi l'avait-il mauvaise en ceci, qu'il n'c�imait ni n'appelait point homme riche celui qui ne pouvait de son bien soudoyer cl" entreten i r u ne a r mé e, p arce que la �ucrre, ainsi l}UC suulail" d i re l e roi Archidamus, ne sc f:t it point :wcc lill prix a r rêté dl: dépense ; au ltlO)'l"ll dl• l}tmi il f:mt aussi
MARCUS CRASS US
�ue la richesse suffisante pour la soutenir ne soit point hmitée. Et en cela il était bien éloigné de l'opinion de Marius, lequel, ayant diStribué à chacun par tête qua torze arpents de terre, entendant qu'il y en avait aucuns qui ne s'en contentaient pas, et en demandaient davan tage, il leur fit réponse : « A Dieu ne plaise qu'il y ait » Romain qui e�me peu de terre ce qui e� suffisant » pour le nourrir3 1 » IV. Toutefois encore était Crassus honnête envers les étrangers ; car sa maison était ouverte à tous, et si prêtait de l'argent à ses amis sans leur en demander profit ; mais aussitôt que le terme qu'il leur avait préfix était passé, il le redemandait précisément et rigoureusement de sorte que sa gratuité était bien souvent plus fâcheuse, que s'il en eût demandé beaucoup d'usure. Il e� vrai que sa table, quand il conviait quelqu'un à manger chez lui, était assez simple et commune en traitement, sans super fluité quelcon�ue ; mais la netteté dont il était servi, et le bon accueil qu il faisait aux personnes, était plus agréable que s'il eût été plus opulentement et plantureusement servi. V. Q!!ant à l'étude des lettres, il s'exercita principale ment à l'éloquence, mêmement à celle qui dt utile pour parler en public, de sorte qu'il devint un des mieux disants qu1 fût à Rome de son temps, surmontant par soin, labeur et diligence ceux qui de nature y avaient plus d'aptitude que lui ; car l'on dit qu'il n'eut jamais si petite ni si légère cause en main, qu'il n'y vînt toujours préparé et ayant étudié pour la plaider ; et bien souvent que Pompée ou César, et Cicéron même feignaient et dou taient de se lever pour parler4, lui ne faillait j amais d'achever de défendre quefque matière que ce fût, s'il en était requis ; à l'occasion de quoi il en était plus univer sellement as réable, comme personnage serviable, soi gneux de fa1re plaisir et secourable. VI . Aussi était sa courtoisie fort agréable en ce qu'il saluait, caressait et embrassait gracieusement tout le monde ; car il ne rencontrait pas un homme qui le saluât en allant par la ville, tant fût-il petit et de basse condition, qu'il ne fe resaluât par son nom. On dit aussi qu'il était fort versé dans les hiStoires, et si étudia un petit en la philosophie, mêmement en celle d'Ari�ote, que lui lisait un Alexandre, homme qui montra bien qu'il était
MARCUS CRAS SUS de douce et patiente nature par la fré 9uentation qu'il eut avec Crassus ; car il serait malaisé de dtre s'il était plus pauvre quand il commença à le hanter, q.u'après qu'il l'eut bien longuement hanté. C'était celui de tous ses amis sans lequel il n'allait jamais sur les champ s ; et quand il y allait, il lui prêtait un chapeau pour s'en couvrir par le chemin ; mais aussitôt qu'ils étaient de retour, il le lui redemandait&. 0 grande patience d'homme ! Vu même ment que la philosophie dont il faisait profession, le pauvre souffrant ne mettait point la pauvreté entre les choses indifférentes•. Mais quant à cela nous en parlerons ci-après. VII. Étant donc Cinna et Marius les plus forts, et reprenant leur chemin devers la ville de Rome, chacun se douta bien incontinent qu'ils n'y venaient pour bien quelconque de la chose publique, mais évidemment à la mort et ruine des plus gens de bien qui fussent en la ville, comme aussi y furent tués tous ceux qui y furent trouvés, entre lesquels étaient le père et le frère de Crassus, et lui, qui était encore lors fort jeune, se sauva du dan�er présent de leur arrivée. Mais au re!ll:e , sentant qu ils avaient des gens au guet de toutes parts pour le sur erendre, et que les tyrans le faisaient cherCher partout, Il prit pour sa compagnie trois de ses amis, et dtt servi teurs seulement, avec Ies q_uels il s'enfuit à la plus extrême diligence qui lui fut possible, en Espagne, fà où il avait autrefois été avec son père, lorsqu'il ia gouvernait comme préteur, et y avait acquis des amis ; toutefois, y trouvant tout le monde effrayé et redoutant la cruauté de Marius, comme s'il eût été à leurs portes, il ne s'osa découvrir à personne, mais se j eta aux champs, et s'alla cacher dans une grande caverne, qui était au long de la mer, en une possession d'un nommé Vibius Paciacus, et envoya l'un de ses serviteurs devers ce Vibius, pour sonder quelle volonté il aurait envers lui, avec ce que les vivres com mençaient déjà à lui faillir. Vibius, entendant comme il s'était sauvé, en fut bien aise, et s'étant informé du nombre des personnes qu'il avait avec lui, et du lieu où il s'était retiré, il ne l'alla pas voir lui-même, mais appela un sien esclave son receveur qui lui go uve r n a i t cette terre, ct le menant auprès, lui commanda qu'il eû t à apprêter tous les j ours :\ s o u pe r , ct le porter tout cuit auprès du roc her, sous l ell u c l étuit la caveme, sans mot
M A R C U S CRA S S U S dire, ni curieusement enquérir ni chercher que c'était, autrement qu'il le ferait mourir ; mais que là où il ferait fidèlement ce qu'il lui ordonnait, il lui promettait liberté. Or dt cette caverne le long de la côte non guères loin de la mer, et y a deux rochers, qui, venant à se joindre et à la couvrir par-dessus, reçoivent au dedans un peu de vent doux et gracieux, et trouve-t-on quand on y e:ft entré une hauteur merveilleuse, et en la largeur du dedans plusieurs caveaux de grande capacité qui entrent l'un âans l'autre, et si n'y a point faute de lumière ni d'eau ; car il y a une fontaine de fort bonne eau, qui coule au long du rocher, et les naturelles fendasses mêmement à l'endroit où les rochers se viennent à j oindre, recevant la clarté du dehors, la transmettent au dedans, de manière q_ue de jour il y fait clair, et si n'y dégoutte point, nws y e:ft l'air pur et sec à cause de l'épaisseur âe la roche, laquelle envoie toute l'humidité qu'elle rend en la fontaine courante. VIII . Se tenant donc Crassus en ce lieu-là, le receveur de Vibius lui portait tous les jours ce qui lui faisait besoin pour son vivre, ne voyant point ceux à qui il le portait, ni ne les connaissant nullement, et au contraire, étant bien vu d'eux qui savaient et observaient l'heure à laquelle il avait accoutumé de venir apporter leur pro vision ; si ne leur apprêtait pas seulement autant à manger qu'il leur en failait nécessairement pour vivre, mais plantureusement pour faire bonne chère, parce que Vibius s'était délibéré de faire tout le meilleur traitement qui lui serait possible à Crassus, jusques à s'aviser qu'il était fort jeune, et q_u'il lui fallait donner 'luelque moyen de prendre les plaiSlrs CJ.Ue requérait son a� e, parce que de lui fournir et subrruni:ftrer ses nécessites seulement, cela lui semblait office et traitement d'homme qui le secourait plutôt par contrainte que de cœur et d'affellion. Si prit deux belfes jeunes garces qu'il mena quant et lui sur ce rivage de la mer, et quand if fut près de la caverne, leur montra par où il fallatt monter, et leur dit qu'elles y entrassent hardiment. Crassus de prime face, quand il aperçut ces garces, eut peur d'être découvert ; si leur àemanda qui elles étaient, et qu'elles allaient cherchant ; elles, qui avaient été embouchées par Vibius, répondirent qu'elles cherchaient leur maitre, lequel était caché là dedans. Adonc connut bien Crassus que c'était un j eu de
MARCUS CRAS SU S Vibius qui lui usait de cette courtoisie ; si les fit entrer et les y tint avec lui tant comme il y fut, faisant par elles entendre à Vibius ce qu'il voulait. FéneSl:ella écrit qu'il en avait vu l'une qui était déjà vieille, et qu'il lui avait souventefois ouï raconter cela de grande affeél:ion. IX. Finalement Crassus, après avoir demeuré huit mois ainsi caché dans cette caverne, soudain qu'il entendit la mort de Cinna, en sortit ; et sitôt qu'il se fut donné à connaître, il accourut bon nombre de gens de guerre à l'entour de lui, dont il en choisit deux mille cinq cents, avec lesquels il passa par plusieurs villes, et en saccagea une nommée Malaca, ainsi que plusieurs écrivent ; mais lui le niait, et conteStait fort et ferme à l'encontre de ceux qui le disaient. Depuis, ayant fait pro vision de vaisseaux, il passa en Afrique devers Métellus Pius, homme de grande réputation, et qui avait déjà assemblé une assez grosse armée ; mais il n'y demeura pas longtemp s ; mais, étant entré en quelque différend avec lui, se retira devers Sylla, qui le reçut et lui fit autant d'honneur qu'à nul autre qui fût autour de lui. Mais Sylla, depuis qu'il fut repassé en Italie, voulant employer tous les jeunes hommes de bonne maison qu'il avait en sa compagnie, donna diverses charges aux uns et aux autres, et envoya Crassus en la contrée des Marses pour y lever des gens de guerre. Crassus lui demanda des gens pour sa garde, à cause qu'il lui fallait passer par auprès de guelques places que les ennemis tenaient. Sylla lui répondit en colère, et avec un accent de courroux : « Je te donne pour gardes ton père, ton frère, tes » parents et amis, qui ont été méchamment et malheureu » sement tués, dont je poursuis à main armée la ven » geance sur les meurtriers qui les ont occis. » X. Crassus se sentant atteint au vif, et pigué de cette parole, se partit incontinent, et passant hardiment à tra vers les ennemis, assembla bonne troupe de gens, et tou j ours depuis se montra prompt à Sylla, et affeél:ionné en toutes ses affaires. Et de là dit-on que commença pre mièrement l'eSl:rif et la jalousie d'honneur qui était entre lui et Pompée, lequel, étant plus jeune que lui, et né d'un p ère mal nommé dans Rome, et que le peuple avait haï autant qu'il fit oncques homme, néanmoins devint incon tinent ill u�tre par sa vertu, ct sc rendit g rand par le� bel les choses q u 'i l fit ad o n c, tellement que Sylla lui
MARCUS CRAS S U S faisait des honneurs qu'il portait bien peu souvent aux plus vieux et à ceux qui étaient égaux à lui, comme de se lever au-devant de lu1 quand il arrivait, découvrir sa tête, l'atJpeler Imperator, qui e§t à dire capitaine général ; ce qu1 aiguisait et enflammait fort Crassus, encore que l'on ne lui fit point de tort de préférer Pompée à lui, à cause qu'il n'avait point encore lors d'expérience de la guerre ; et aussi que ces deux vices qui étaient nés avec lui, la chicheté et l'avarice, gâtaient tout ce q_u'il y avait de beau et de bon en ses faits ; car au sac de la ville de Tuder7, qu'il prit, il détourna la plupart du butin, qu'il serra pour lui, dont il fut accusé envers Sylla. Toutefois en la dernière bataille de toute cette guerre civile, qui fut la plus grande et la plus dangereuse de toutes, devant Rome même, la pointe où était Sylla fut repoussée et défaite ; mais Crassus, qui conduisait la pointe droite, vainquit et chassa les ennemis jusques à bien avant en la nuit, et envoya devers Sylla lui porter nouvelles de sa vitl:oire, et lu1 demander des vivres pour ses gens. A l'opposite aussi encourut-il grande infamie dans les confiscations et subha§tations des biens de ceux qui étaient proscrits, achetant de grandes richesses à bien petit prix, ou les demandant en don. Encore dit-on qu'au pays des Bru tiens il en confisqua un de sa propre autorité, que Sylla n'avait point commandé, pour avoir ses biens ; de quoi Sylla ayant été averti, ne se voulut oncques puis servir de lui en aucune affaire publique. XI. Si e§t bien étrange chose que, combien qu'il fût un très grand flatteur pour se couler en la bonne grâce de quiconque il voulait, il était néanmoins aisé à prendre lui-même, et à se laisser gagner à quiconq._ue l'eût entre pris, par artifice de flatterie ; et dit-on qu'1l avait encore cela de propre et particulier en lui, que, combien qu'il fût le plus avaricieux homme du monde, il blâmait et haïssait néanmoins le plus âprement qu'il e§t possible ceux qui le ressemblaient. Mais la gloire que Pompée allait tous les j ours acquérant dans les charges de la guerre lui fâchait fort, et ce qu'il eut l'honneur du triomphe avant que d'être sénateur et que les Romains l'appelaient commu nément Pompéius Magnus, c'e§l:-à-dire le Grand ; car comme un j our en sa présence quelqu'un voyant venir Pompée, dit : Voici Pompée-le-Grand, Crassus, en se moquant, lui demanda : « Et combien a-t-il de haut ? >>
MARCUS CRASSUS Toutefois, n'espérant pas se pouvoir égaler à lui en faits d'armes, il se donna aux affaires de ville, et, par diligence et assiduité d'avocasser, défendre en jugement les accusés, prêter argent à ceux qui en avaient affaire, assi�er et favoriser à ceux qui briguaient quelque office ou deman daient quelqu'autre chose au peupfe, il acquit à la fin autorité et réputation pareille à ce1le que Pompée avait acquise par plusieurs grands exploits d'armes, et leur advenait une chose particulière à eux deux : car la renommée et la puissance de Pompée était plus grande à Rome lorsqu'il en était absent, et au contraire, quand il était présent, Crassus l'em�;>ortait bien souvent par-dessus lui, à cause d'une certame gravité et grandeur que Pompée maintenait en sa manière de vivre, fuyant l'être souvent vu du peuple, et se gardant de hanter les lieux publics, et s'entremettant de parler pour bien peu de gens et encore mal volontiers, afin de garder sa faveur et son crédit tout entier pour l'employer pour soi-même quand il en avait besoin; là où au contraire l'assiduité de Crassus était utile à plusieurs, parce qu'il était ordinai rement en la place, et donnait facile accès à tous ceux �ui se voulaient aider de lui, étant continuellement en 1 exercice de tels offices, s'ingérant de faire plaisir à tout le monde, tellement que par cette privauté et facilité il venait à surmonter en grâce la gravité et maj�é de Pompée. xn. Mais quant à la dignité de la personne, au beau arler et à la grâce du visage, tout cela était, à ce que on dit, égal en tous deux ; toutefois cette jalousie ne transp orta jamais Crassus j us ques à une malveillance et inirrutié ouverte ; car il étatt b1en marri de voir honorer Pompée et César plus que lui, mais cette ambitieuse pas sion ne fut jamais en lui accompagnée d'une rancune ni d'une malignité de nature, combien que César, ayant une fois été surpris par les corsaires en Asie, et étant par eux détenu prisonnier, s'écria tout haut : « Oh 1 quel plaisir tu » auras, Crassus, quand tu entendras ma �;> rison l » Ce nonob�t, ils furent depuis cela bons arrus, comme il appert parce que, César étant une fois prêt à partir pour s'en aller préteur en Espagne, ses créanciers le vinrent tous à un coup assaillir, et, parce qu'il n'avait pas de quoi leur satisfaire, arrêtèrent tout son équipa�c ; mais Crassus ne l'abandonna point à cc besoin, mals le délivra en
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répondant pour lui de la somme de huit cent trente talents. XIII. Bref était la ville de Rome divisée en trois ligues, celle de Pompée, celle de César, et celle de Cras sus ; car quant à Caton, sa réputation, et l'eStime que l'on avait de sa prud'homie, était plus grande que son crédit ni sa puissance, et était sa vertu plus admirée que suivie ; les plus graves et les plus sages se rangeaient du côté de Pompée ; mais les plus volages et plus prompts à entre prendre toutes choses témérairement suivaient les espé rances de César. Crassus, nageant au milieu, se servait de tous les deux, et, changeant souvent de p arti en l'admi niStration de la chose publique, n'était ru con§tant ami, ni dangereux et mortel ennemi, mais se départait aisé ment et d'amitié et d'inimitié, là où il voyait son .P rofit, de sorte que bien souvent on le voyait en petite dt§tance de temps 1ouer et blâmer, défendre et accuser de mêmes lois et de mêmes hommes ; et procédait autant son crédit de la crainte que l'on avait de 1ui, que de bonne affection qu'on lui portât, comme on le peut juger par ce qu'un Sicinnius, qui travailla fort tous les gouverneurs et entre metteurs des affaires de la chose .P ublique en son temp s, répondit quelquefois à un qui lw demandait pourq_uo1 il ne s'attachait point à Crassus, mais le laissait en patx, vu qu'il harassait tous les autres : « Parce, dit-il, qu'il a du » foin à la corne », car la coutume était à Rome, quand il y avait un bœuf sujet à frapper de la corne, qu'on lui entortillait du foin à l'entour, afin que l'on s'en donnât de garde. XIV. Au demeurant, le soulèvement des gladiateurs, que quelques-uns appellent la guerre de Spartacus, et les courses et pilleries qu'ils firent par l'Italie, prit son commencement par une telle occasion : il y avait en la ville de Capoue un nommé Lentulus Batiatus qui faisait métier de nourrir et entretenir grand nombre de ces escrimeurs à outrance, que les Romains appellent gladia teurs, dont la plupart était de Gaulois et de Thraciens, lesquels étaient détenus enfermés, non pour aucune for faiture qu'ils eussent commise, mais seulement pour l'ini quité de leur maitre, qui les avait achetés, et les contrai gnait par force de combattre les uns contre les autres à outrance ; si y en eut deux cents qui délibérèrent entre eux de s'enfuir ; mais, leur conspiration ayant été décou-
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verte, avant que leur maitre y donnât ordre il y en eut soixante-dix-huit qui allèrent en une rôtisserie, où ils saisirent des broches, des couperets et couteaux de cui sine, et se jetèrent hors de la vil le à tout ; par le chemin ils rencontrèrent d'aventure des chariots Chargés d'armes dont ont accoutumé de combattre les gladiateurs, que l'on portait de CaJ? oue en quelqu'autre ville ; ils les pil lèrent à force, et s en armèrent, puis occupèrent un li eu fort d'assiette, et élurent d'entre eux trois capitaines, dont le premier fut Spartacus, homme natif du pays de la Thrace•, de la nation de ceux qui vont errant avec leurs troupeaux de bêtes par le pays, sans jamais s'arrêter fermes en un lieu. Il avait non seulement le cœur grand, et la force du corps aussi, mais était en prudence et en douceur et bonté de nature meilleur que ne portait la fortune où il était tombé, et plu s approchant de l'huma nité et du bon entendement âes Grecs, que ne font cou tumièrement ceux de sa nation. L'on dit que la première fois qu'il fut amené pour vendre comme esclave à Rome, ainsi qu'il dormait, il apparut un serpent entortillé à l'entour de son visage ; ce que voyant sa femme, 9ui était de la même nation que lui, mais devineresse et Inspirée de l'esprit prophétique de Bacchus•, prédit que ce signe lui pronoftiquait qu'il parviendrait quelque j our à une grande et redoutable puissance, laquelle se terminerait en heureuse issue. Cette femme était encore avec lui, et le suivit quand il s'enfuit ; si repoussèrent premièrement quelques gens qui sortirent de Capoue sur eux pour les cuider reprendre, et, leur ayant ôté leurs armes de soudards, furent bien aises de les changer à ceux de gladiateurs, qu'ils jetèrent comme étant barbares et âéshonnêtes. XV. Depuis fut envoyé contre eux un préteur romain nommé Clodius, avec trois mille hommes, qui les assiégea dans leur fort, lequel était une motte où il n'y avait qu'une bien âpre et étroite montée que Clodius gardait, et le demeurant tout à l'entour n'était que hauts rochers, droits et coupés, et au-dessus y avait grande quantité de vigne sauvage, de laquelle les assiégés coupèrent les pl us longs et plus forts sarments, et en fi rent comme des échel les de cordes, si roides ct si long u es , qu'étant atta chées au haut elles touchaient juslJUes au bas de la plaine, ct avec cela descendirent tous sûrement, excepté un l}Ui
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demeura au haut pour leur jeter leurs armes après eux, et quand il les leur eut toutes j etées, il se sauva lui-même aussi le dernierto, Les Romains ne se doutaient point de cela, au moyen de quoi les assiégés, ayant environné le circuit de la motte, les allèrent assaillir par derrière, et les effrayèrent si fort de cette soudaine surprise, qu'ils se mirent tous à fuir, de manière que leur camp fut pris. Adonc plusieurs bouviers et bergers qui gardaient les bêtes là au long, se joignirent à ces fugitifs, tous hommes dispos de leurs personnes, et prompts à la main, dont ils en armèrent les uns, et se servirent des autres comme d'avant-coureurs J.' Our aller découvrir. XVI. A l'occasion de quoi fut dépêché à Rome un autre capitaine, Publius Varinus, r. our les aller défaire, duquel ils défirent en bataille premièrement un lieutenant qui avait nom Furius, avec deux mille hommes ; et depuis encore en défirent un autre nommé Cossinius, que l'on lui avait baillé pour conseiller et pour compagnon, avec grosse puissance ; car Spartacus, ayant épié qu'il se baignait en un lieu qui s'appelle Salines, fai1lit de bien peu à le surprendre et eut ce capitaine beaucoup d'affaire à se sauver âe vitesse ; mais au moins lui saisit Spartacus sur l'heure tout son bagage, et puis, le poursuivant chau dement à la trace, prit tout son camp entièrement avec grande occasion et meurtre de ses gens, entre lesquels y mourut Cossinius ; et ayant semblaolement battu en plu sieurs rencontres le preteur même en chef, et finalement lui ayant pris les sergents qui portaient les haches devant lui, et son cheval propre, il était déjà devenu si puissant que chacun le redoutait11 ; et néanmoins lui, mesurant sagement ses forces, et ne s'attendant point qu'il pût venir au-dessus de la puissance des Romains, achemina son armée devers les Alpes, étant d'avis que le meilleur serait, quand ils auraient passé les monts, que chacun se retirât en son pays, les uns dans la Gaule, et les autres en la Thrace12 ; mais ses gens, se confiant en leur multitude, et se promettant de grandes choses, ne lui voulurent point en cela obéir, mais se remirent à courir et piller toute l'Italie. XVII. Parquoi le sénat en étant en peine, non pour la honte ni pour 1'indignité seulement que leurs gens fussent ainsi défaits par des esclaves soulevés, mais pour la crainte et pour le danger où en était toute l'Italie, y
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envoya tous les deux consuls ensemble, comme à l'une des plus difficiles et plus périlleuses guerres qui leur eût pu advenir. Gellius donc, l'un des consuls, chargeant en surprise au dépourvu une troupe d'Allemands, qui par arrogance et mépris s'étaient sé arés et écartés du camp de Spartacus, les mit tous à 'épée, et Lentulus, son compagnon, avec de grosses et puissantes armées, envi ronna de tous côtés Spartacus, fequel s'approcha de ses lieutenants qui les conduisaient et leur donna la bataille, où ils furent défaits, et perdirent leur bagage entière ment•3, Par quoi tirant outre son chemin devers les Alpes, Cassius, le préteur et gouverneur de la Gaule d'alentour du Pô, lui alla au-devant avec une armée de dix mille combattants. li y eut une grosse bataille, où il fut défait, et, ayant perdu beaucoup de ses gens, à grande peine se put-il sauver lui-même de vitesse ; ce que le sénat entendant fut fort malcontent des consuls, et, leur mandant qu'ils ne se mêlassent plus de cette guerre, en donna toute la charge à Crassus, lequel fut suivi en ce voyage de plusieurs nobles jeunes hommes de bonne maison, tant pour sa réputation que pour la bonne affec tion qu'ils lui portaient. XVll. Si alla Crassus planter son camp en la Romagne pour attendre de pied ferme Spartacus, qui y adressait son chemin. Et envoya Mummius, l'un de ses lieutenants, avec deux légions, faire un autre long circuit pour enve lopper l'ennemi par derrière, lui enjoignant ae le suivre toujours à la trace, et surtout lui défendant bien expres sément de le combattre ni escarmoucher aucunement ; mais nonob�ant toutes ces défenses, incontinent que Mummius se vit en espérance de pouvoir faire > mandé de vous dire publiquement que vous ne souf » friez point Crassus et Pompée se déposer de leur con » sulat, que premièrement ils ne se soient réconciliés » ensemble. » Il n'eut pas plus tôt achevé cette parole, que le peuple leur commanda qu'ils fissent app ointe ment ; à quoi Pompée ne répondit point, mais se tlnt tout coi sans bouger ni parler ; mais Crassus lui toucha le p remier en la main, ct se tournant devers le peup le, dit tout haut : « J e ne fais rien de lâche ni indigne de moi,
l
MARCUS CRAS S U S >> seigneurs Romains, si je recherche le premier l'amitié » et b onne grâce de Pompée, attendu que vous-mêmes >> l'avez surnommé Grand avant qu'il eût encore aucun » J:>Oil de barbe, et que vous lui avez décerné l'honneur » au triomphe premier qu'il fût du sénat. » XXIV. V oilà tout ce qui fut fait de notable durant le consulat de Crassus ; mais sa censure fut de tout point inutile, et se passa sans y faire chose quelconque ; car il ne s'y fit ni revue du sénat, ni montre des chevaliers, ni dénombrement du peuple et eftimation des biens d'un chacun, combien qu'il eût pour compagnon le plus doux et le plus traitable homme qui fût pour lors dans Rome ; mais on dit que dès le commencement, Crassus ayant voulu faire un aae violent et inique, qui était de rendre l' É�ypte province tributaire aux Romains, Catulus lui résista vertueusement, et que de là s'étant mû différend entre eux, ils quittèrent l'un et l'autre volontairement leur état. XXV. Qyant à la conjuration de Catilina, qui fut de grande conséquence et près de ruiner et détruire la ville de Rome11, Crassus en fut bien aucunement soupçonné, et y eut un des complices d'icelle 9.ui le nomma comme en étant, mais on ne lui ajouta pomt de foi ; et Cicéron même en quelque sienne oraison en attache assez évi demment la suspicion à Crassus et à César ; mais cette oraison n'a été publiée que depuis la mort de l'un et de l'autre ; et en celle 9u'il fit pour rendre compte des aaes de son consulat, il dit que Crassus une nuit all a devers lui, et lui porta une lettre missive faisant mention de Catilina, comme lui confirmant q_ue la conjuration dont on faisait enquête était toute certaine. Tant y a que touj ours depuis Crassus en voulut mal à Cicéron ; mais ce qui le garda que tout ouvertement il n'en cherchât les moyens d e lui nuire pour s'en venger, fut son fils Publius Crassus, lequel, étant homme studieux, et qui aimait les lettres, ne bougeait des côtés de Cicéron, de sorte que, quand on lui voulut faire son procès, il changea de robe comme lui, et en fit aussi changer aux autres jeunes hommes de bonne maison, et finalement fit tant par prières envers son père qu'il le réconcilia avec lui. XXVI. Au demeurant, César, étant de retour de son gouvernement, se préparait pour demander le consulat, et, voyant que Pompée et Crassus étaient derechef
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retombés en dissension l'un contre l'autre, ne voulait pas, en priant l'un de lui aider à sa brigue, encourir l'ini mitié de l'autre, ni n'espérait pas aussi, sans le port de l'un ou de l'autre, pouvoir obtenir ce qu'il prétendait ; à raison de quoi il se mit à moyenner accord entre eux, en leur remontrant souvent et leur discourant que, tâchant à se ruiner l'un l'autre, ils venaient à augmenter le crédit et l'autorité d'un Cicéron, d'un Catulus et d'un Caton, lesquels n'auraient p oint de pouvoir s'ils se voulaient entr'entendre, en j otgnant ensemble leurs ligues et leurs parts, pour d'une force et d'un consentement commun manier toute la chose publique à leur volonté. Ce que César leur ayant persuadé, et les ayant réconciliés ensemble, vint par ce moyen à j oindre et composer de leurs trois li�ues une force inexpugnable et invincible, qui depuis ruma le peuple et le sénat romain ; parce qu'il ne les rendit pas plus grands qu'ils n'étaient auparavant, l'un par le moyen de l'autre, mais se fit soi-même très grand par le moyen d'eux deux ; car sitôt qu'ils l'eurent pris à favoriser, il fut incontinent élu consul sans diffi culté quelconque, et, s'étant bien porté en son consulat, lui firent au bout décerner de grosses armées, et lui mirent en main les Gaules ; ce qui fut, par manière de dire, le mettre avec leurs propres mains dans la forte resse qui tiendrait la ville en subjeaion, espérant qu'ils butineraient entre eux deux le demeurant, quand i fs lui auraient procuré et fait décerner un tel gouvernement. XXVII. Or, quant à Pompée, ce qui lui fit faire cette faute, ne fut autre chose que son excessive ambition ; mais q,uant à Crassus, outre son vice ancien et ordinaire d'avarJce, il y ajouta encore une convoitise nouvelle de triomphes et de via:oires, pour la jalousie que suscitèrent en lui les hauts faits d'armes de César, afin que, lui étant supérieur en toutes autres choses, il ne lui fût inférieur en celle-là seule, ni jamais ne le lâcha cette ambitieuse passion, qu'elle ne l'eût conduit à une mort ignominieuse, conjointe avec perte et calamité publique. Parce que, César étant descendu de sa province de Gaule jusques en la ville de Luques, plusieurs Romains y allèrent le voir, et entre autres Pompée et Crassus, lesquels, ayant com muniqué en secret avec lui, conclurent de mettre à bon escient la main à l'œuvre p ou r tenir sous eux toute la puissance de l'emp ire r o ma m , ct cc moyennant que César
MARCUS CRAS S U S retiendrait les forces qu'il avait entre mains et que Crassus et Pompée prendraient d'autres provinces et d'autres armées aussi ; pour à quoi parvenir il n'y avait qu'un seul moyen, gui était que Pompée et Crassus bri guassent un second consulat, à quoi César leur devait aider en écrivant aux amis qu'il avait dans Rome, et y envoyant bon nombre de ses soudards, qui se trou veraient au j our de l'éleaion. XXVlll. Pour cet effet, Pompée et Crassus s'en retournèrent à Rome, où ils furent incontinent soup çonnés de cette pratique, et courut le bruit assez com mun par toute la ville, que cette entrevue de Luques ne s'était point faite à aucune intention bonne, tellement que Marcellinus et Domitius demandèrent en plein sénat à Pompée s'il pourchasserait le consulat, et il feur répon dit qu'à l'aventure le pourchasserait-il, et à l'aventure aussi que non ; et, la même demande lui étant derechef répliquée, il répondit qu'il le pourchasserait pour les bons, et non pas pour les méchants. Ces réponses furent trouvées présomptueuses et fières ; mais Crassus répondit plus mode�ement, que, s'il voyait qu'il fût expédient pour la chose publique, il le pourchasserait, sinon, qu'il ne le pourchasserait point, de manière que sur ces paroles aucuns prirent la hardiesse de le pourchasser, comme Domitius entre les autres ; mais depuis, quand ils se furent ouvertement déclarés poursuivants, tous les autres par crainte se déportèrent de leurs poursuites, excepté Domitius, que Caton pria, prêcha et exhorta tant, comme son parent et son ami, qu'il le fit persi�er en son espérance, lui remontrant que cela était combattre pour la défense de la liberté, parce que ce n'était pas au consulat que Crassus et Pompée aspiraient, mais à une domination tyrannique, et que ce n'était point poursuite d'un magi�rat ce qu'ils faisaient, mais un violent ravis sement de provinces telles qu'ils voudraient, et d'armées qu'ils prétendaient se faire bailler par ce moyen. XXIX. Caton, criant tout haut ces propos, et aussi les croyant fermement, poussa, par manière i:le dire, Domi tius à force jusques sur la place, là où plusieurs gens de bien se j oi��rent à eux, parce qu'ils s'émerveillaic:n� quel . besom tl etait que ces cfeux personnages J? OUrswvissent un second consulat, et pourquoi ils briguaient de l'avoir derechef ensemble et non avec d'autres, vu qu'il y en
M A R C U S CR A S S U S avait tant qui n'étaient point indignes d'être compagnons ni de l'un ni de l'autre en cette magi!ltrature. A cette cause, Pompée, craignant de ne pouvoir parvenir à son attente, n'épargna point de faire les plus âeshonnêtes et plus violentes choses du monde ; car, entre plusieurs autres, le jour de l'életl:ion, ainsi comme Domitius, accompagné de ses amis, allait bien matin, avant l'aube du jour, au lieu où elle se devait faire, le serviteur qui portait une torche devant lui fut occis p ar gens qu'il avait mis en embûche pour le tuer, et plusteurs de sa compa gnie blessés, du nombre desquels fut Caton, et, les ayant tous mis en fuite, les tinrent assiégés et enfermés dans une maison, jusques à ce qu'ils furent élus tous deux ensemble consuls ; et peu de temps après, ayant saisi derechef la tribune aux harangues avec armes, chassé Caton hors de la place, et fait occire quelques-uns des contredisant& qui ne voulurent pas fuir, ils prolongèrent à César son gouvernement des Gaules pour autres cinq ans, et pour eux, se firent décréter par les voix du peuple les provinces de la Syrie et des Espagnes ; et depuis, quand ils vinrent à les ttrer au sort entre eux deux, la �yrie échut à Crassus, et les Espagnes à Pompée. XXX. Cette aventure du sort fut agréable à chacun, parce que d'un côté le peuple ne voulait pas que Pompée s'éloignât de guères loin de la ville de Rome ; et lui-même, étant amoureux de sa femme, était bien aise d'avoir occasion de s'en tenir près, en demeurant le plus du temps en sa maison. Mais surtout Crassus, incontinent que ce sort de la Syrie lui fut échu, fit tant de démons trations, que l'on connut évidemment qu'il le tenait pour le e lus grand heur qui lui fût oncques advenu, tellement qu il ne se pouvait pas tenir qu'en grande compagnie, et entre des étran�ers, il ne lui en échappât quelques paroles ; mais en prtvé et entre ses familiers et amis, if dit tant de folles et vaines vanteries, qu'un j eune homme à peine en eût dit davantage ; ce qui était et contre son âge et contre sa nature, ayant été tout le re!lte de sa vie aussi réservé et aussi peu vanteur qu'il e!lt possible d'être ; mais lors, s'étant élevé follement, et dévoyé de son bon naturel, il ne fichait pas les bornes de son espérance à la conquête de la Syrie ni des Parthes, mais, sc promettant qu'if ferait voir que tout cc qu'avait fait Lucullus à l'encontre de Tigrane ct Pomp ée :\ l'encontre de Mithri-
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date n'étaient que jeux d'enfants, t>ar manière de dire, il étendait l'espérance de ses conquetes jusques à la Bac triane, j usques aux Indes, et j usques à la grande mer Océane du côté du soleil levant, combien qu'au décret etui en fut passé par le peuple, il ne soit fait aucune men non de la guerre contre les Parthes ; mais tout le monde savait bien que Crassus en brûlait de désir, tellement que César même lui en écrivit de la Gaule, lui louant sa déli bération, et l'exhortant de la poursuivre. XXXI. Mais pour autant que l'un des tribuns du peuple nommé Atéius était tout résolu de s'opP, oser à son partement, ayant plusieurs autres de même délibération, lesquels trouvaient fort mauvais que l'on allât ainsi volontairement, de gaîté de cœur commencer la guerre à des peuples qui n'avaient aucunement irrité ni offensé les Romains, mais étaient leurs amis et leurs alliés, Crassus, craignant cette conspiration, requit Pompée de lui vouloir assiSter, et l'accompagner jusques au dehors de la ville, à cause qu'il avait grande autorité, et était fort révéré de la commune, ainsi qu'il apparut alors ; car, combien qu'il y eût grand nombre de peuple assemblé tout expressément pour empêcher ce partement de Crassus, et crier après lui, ce néanmoins, quand ils virent Pompée marcher devant lui avec un regard doux, et une face riante, ils furent tous apaisés, et s'ouvrirent d'eux mêmes pour les laisser passer, sans leur mot dire. n eSt bien vrai que le tribun Atéius se mit au-devant d'eux, et à haute voix défendit à Crassus qu'il n'eût à bouger de la ville, avec grandes proteStations s'il faisait au contraire ; et, voyant que pour sa défense il ne laissait pas d'aller son chemin, tl commanda à l'un de ses sergents qu'il lui mit la main sur le collet pour l'arrêter, ce que les autres tribuns n'ayant voulu permettre, l'officier lâcha Crassus ; et adonc Atéius, s'en courant vers la porte de la ville, mit une chaufferette pleine de feu ardent tout au milieu de la rue. Puis quand Crassus fut à l'endroit, jeta dedans quelques parfums, et fit dessus quelques asper sions en prononçant certaines malédiilions et impréca tions épouvantables et horribles, et invoquant des dieux dont les noms sont étranges et terribles ; si disent les Romains que ces malédiaions-là sont bien anciennes, mais tenues secrètes, parce qu'elles ont telle efficacité, que celui qui en eSt une fois maudit ne peut jamais échapper,
MARCUS CRAS SUS ni aussi celui qui en use, il ne lui en prend jamais bien ; à raison de quoi peu de gens en usent, et non jamais que ce ne soit pour quelque grande occasion. XXXII. A cette cause reprenait-on grandement Atéius d'avoir prononcé telles imprécations, et essayé de si effroyables cérémonies, qui retournaient au dommage de la chose publigue, vu que c'était pour l'amour d'elle qu'il voulait maudire Crassus, lequel, ayant poursuivi son chemin, arriva à Brundusium que les tourmentes de l'hiver n'étaient pas encore apaisées ; mais .P our cela il ne laissa pas de faire voile ; aussi perdit-il plusieurs vaisseaux et néanmoins avec le re:fte de son armée se mit en chemin par terre à travers le royaume de la Galatie, là où il trouva le roi Dejotarus qui était fort vieux, et néanmoins bâtis sait une nouvelle ville ; si lui dit en se moquant : « li me » semble, sire roi, que tu commences bien tard à bâtir, » de t'y être mis à la dernière heure du j our. » Ce roi des Galates lui répondit sur-le-champ : « Aussi n'es-tu » pas toi-même parti guères matin, à ce que je vois, sei » gneur capitaine, pour aller faire la guerre aux Parthes. » Car Crassus avait aéjà passé soixante ans, et si le montrait son visage encore plus vieux qu'il n'était. XXXIII. Au re:fte, étant arrivé sur les lieux, les affaires du commencement lui succédèrent selon son espérance ; car il bâtit facilement un pont sur la rivière d'Euphrate, et passa sans inconvénient son armée par-dessus ; puis, entrant en la Mésopotamie, y reçut plusieurs villes, qui volontairement se rendirent à lui ; toutefois il y eut une, de laquelle était tyran un Apollonius, où, cent de ses soudards ayant été tués, il y mena toute son armée, et, l'ayant prise à force, saccagea tous les biens, et vendit les personnes à l'encan. Les Grecs appelaient cette ville Zenodotia, pour la prise de laquelle il souffrit que ses gens l'appelassent Imperator, c'e:ft-à-dire souverain capi taine ; ce qui lui tourna à honte et en fut e:ftimé homme de bas et petit cœur, ayant peu d'espérance de grandes et de hautes choses, puisqu'il faisait cas d'un si petit exploit ; puis, ayant logé en garnison par les villes qui s'étaient rendues à lui jusques au nombre de sept mille hommes de p i ed et environ mille chevaux, il s'en retourna en arrière passer son hiver au pays de la Syrie, là où son fils l'alla trouver, venant des Gaules d'avec J u le s César, qui l'avait honoré des p rix d'honneur que les capitaines ,
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romains ont accoutumé de donner aux gens de bien, et qui ont fait leur devoir en la guerre, et si amenait à son père mille hommes d'armes, tous gens d'élite. XXXIV. Cela me semble avoir été la première faute que commit Crassus aJ:>rès l'entreprise de cette s uerre, qui fut la plus �rande ae toutes ; parce qu'il fallait qu'il poussât outre d une tire, et qu'il donnât jusques en Baby lone et en Séleucie, cités de tout ternEs ennemies des Parthes ; et au contraire, p our avoir différé, il donna temps et loisir à ses ennem1s de se pourvoir et préparer. Davantage on blâme aussi grandement les occupations auxquelles il vaqua pendant qu'il fut de séjour en la Syrie, comme tenant plus du marchand que du capitaine ; car il n'employa point ce temps à revoir son armée, ni à la faire exerciter aux armes, mais à compter le revenu des villes, et demeura plusieurs jours à sommer aux poids et à la balance le trésor d'or et d'argent q_ui était au temple de la déesse de Hiérapolis. Qgi pis eSt, 11 envoyait dénoncer aux peuples, princes et villes, qu'ils eussent à lui fournir certain nombre de gens de guerre, et puis les en dispen sait en prenant argent d'eux, ce qui lui donna très mau vais bruit, et le fit venir en grand mépris de tout le monde. XXXV. Le premier Jlrésage de son malheur lui vint de cette déesse de Hiérapolis, laquelle aucuns eStiment être Vénus ; les autres disent que c'eSt Junon ; les autres veulent que ce soit la Nature et la cause première qui donne les commencements d'humeur aux choses qui viennent en être, et celle qui a enseigné aux hommes la source dont procèdent tous biens11• Car ainsi comme ils sortaient de son temple, le jeune Crassus tomba le pre mier sur la face, et lui-même après trébucha sur son fils ; et comme déjà il faisait assembler les garnisons des lieux où elles avaient hiverné pour marcher en campagne, il arriva devers lui des ambassadeurs de la part du roi des Parthes Arsaces, qui lui exposèrent leur charge en peu de paroles, disant que si cette armée était envoyée par les Romains pour guerroyer leur maître, il ne voulait aucune paix ni amitié avec eux, mais entendait leur faire guerre mortelle à toute outrance ; mais s'il était ainsi comme il avait ouï dire que Crassus, contre la volonté de ses citoyens, par une convoitise particulière de faire son pro fit, fût venu de gaieté de cœur commencer la guerre aux Parthes, et occuper leur pays, qu'en ce cas-là Arsaces se
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porterait plus modérément pour la pitié qu'il avait de la vieillesse de Crassus, et qu'il se contenterait de laisser aller, vies et bagues sauves, les gens de guerre romains, qu'il e�imait être plutôt dans ses villes en prison qu'en garnison. A cela répondit Crassus bravement 'tu'il leur ferait réponse dans la cité de Séleucie, de q_uo1 le plus ancien des ambassadeurs, qui avait nom Vag1ses, se prit à rire, et lui montrant la paume de sa main, lui dit : « Plu » tôt naîtrait du poil dans ce creux de ma main, Crassus, » que tu voies la cité de Séleucie. » Ainsi se partirent ces ambassadeurs, et s'en retournèrent devers le roi Hyrodes, lui dénoncer qu'il ne fallait penser qu'à la guerre. XXXVI. Sur ces entrefaites, aucuns des gens de guerre que l'on avait laissés en garnison dans les villes de la Mésopotamie, s'en étant sauvés avec grand danger et par grande aventure, apportèrent à Crassus des nouvelles qui méritaient bien que l'on y pensât soigneusement, ayant vu à l'œil le grand nombre de combattants qu'il y avait au camp de l'ennemi, et leur manière de combattre en quelques assauts qu'ils avaient donnés auxdites villes ; et comme il advient ordinairement à ceux qui sont échap pés de quelque danger, faisant les choses encore plus épouvantables et plus dangereuses qu'elles n'étaient, ils allaient contant que c'était chose impossible de se sauver de vitesse devant eux quand ils poursuivaient, ni de les atteindre quand ils fuyaient, et qu'ils avaient des sortes de flèches qui volaient plus vite que la vue, et �ui per çaient tout ce u'elles rencontraient avant que 1 on pût voir celui qui es délâchait ; au demeurant, quant aux armes dont usaient leurs gens de cheval, que 1es offen sives étaient telles qu'il n'y avait harnais, quel qu'il fût, qu'elles ne faussassent, et les défensives trempées de sorte qu'il n'y avait effort auquel elles ne résibssent. XXXVII. Les soudards romains, oyant ces nouvelles, rabattaient fort de leur audace, parce qu'ils s'étaient auparavant promis que les Parthes ne différaient en rien d'avec les Arméniens et les Cappadociens, que Lucullus avait tant battus et tant pillés qu'il s'en était lassé, et avaient déjà fait leur compte que toute la plus grande difficulté qu'ils auraient en toute cette guerre serait la longueur du chemin qu'il leur conviendrait faire, et le travail de poursuivre et chasser gens qui ne les atten draient point ; et lors, tout au rebours de leur espérance,
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ils entendaient qu'il leur faudrait venir aux mains et combattre à bon escient ; au moyen de quoi quelques uns de ceux mêmes qui avaient charge et autorité en l'oél:, entre lesquels fut Cassius, le queél:eur et superin tendant des finances, furent d'avis que Crassus se devait arrêter là tout court, pour remettre derechef l'entreprise totale en délibération du conseil, à savoir si l'on devait tirer outre, ou quoi. Les devins mêmes donnaient couver tement à entendre à demi que les dieux en tous leurs sacri fices montraient de malheureux présages, et malaisés à pacifier ; mais Crassus ne leur prêta point l'oreille, ni à eux ni à autres quelconques, sinon à ceux qui lui conseil laient de se hâter ; mais ce qui plus l'assura et l'encoura gea, fut Artabazes, le roi de l'Arménie, lequel vint devers lui en son camp avec six mille chevaux, qui n'étaient seulement que la cornette et la garde du roi, car il en promettait autres dix mille tout armés à blanc et bardés, avec trente mille hommes de pied qu'il entretenait à sa solde ordinaire, conseillant à Crassus qu'il entrât dans le pays des Parthes par le côté de l'Arménie, pour autant que non seulemen:t son camp aurait foison de vivres qu'il lui fournirait de ses pays, mais aussi pour autant qu'il marcherait en sûreté, ayant au-devant de lui un pays de montagnes et pays bossu, malaisé à gens de cheval, qui était la seule force des Parthes. Crassus le remercia assez froidement de sa bonne volonté, et de l'offre d'un si beau et si magnifique secours ; mais il lui dit qu'il prendrait son chemin par la Mésopotamie, là où il avait laissé beaucoup et de bons hommes de guerre romains, et à tant se départit ce roi arménien. XXXVIII. Mais ainsi comme Crassus passait son armée par-dessus le ont qu'il avait fait dresser sur la rivière d'Euphrate, i s'éleva tout à l'entour d'étranges et horribles tonnerres, avec éclairs continuels q_ui don naient droit dans les yeux de ses �ens ; davantage 11 fondit une nuée noire, dont il sortit un 1mpétueux tourbillon de vent, avec une foudre ardente dessus son pont, qui en rompit et brisa une grande partie, et tomba deux coups de foudre dans le lieu où son camp devait aller loger. �i plus e!lt, l'un de ses grands chevaux étant accoutré magnifiquement, prit son mors aux dents, et, avec celui qui le chevauchait, s'alla eter dans la rivière, où il se noya, de sorte que l'on ne e revit oncques puis, et dit-on
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MARCUS CRASS US que la première aigle, quand on l� cuida enlever J?OUr . en ar�tère. faire marcher le camp, se retourna d ell �- �eme les vtvres di�rtbua on quand que advint il Outre ce, aux soudards, après qu'ils eurent tous passé le ont, la première chose qu'on l �ur do.nna fur�nt du se et . des lentilles que les Romams e�tment stgnes de deuil et ' présage de mort, parce que l'on en � ert aux funérailles des trépassés20. Après t�ut cela, ainst q:ue �ras sus même lut échapp a une haranguait et prêchatt les soudards, . , parole qui troubla grandement toute l armee ; car. tl le�r dit qu'if faisait expressément rompre le pont qu'tl avatt bâti sur la rivière, afin qu'il ne retournât pas un d'eux ; et là où, s'étant aperçu que cette parole inconsidérément dite avait été mar prise, il ia devait reprendre et exposer comme il l'entendait ; vu que ses gens en étaient étonnés, il n'en fit compte, tant il fut opiniâtre. Finalement il fit le sacrifice accoutumé pour la purgation de son armée, et comme le devin lui tendit les entrailles de l'horue qui avait été immolée, elles lui tombèrent des mains, de quoi voyant que tous les assi�ants étaient fâchés et troublés, il se prit à rire en disant : « Voilà que c'e� de vieillesse, » mais toutefois, vous verrez que les armes ne me tom » beront pas des poings. » XXXIX. Cela fait, il commença de marcher en pays le long de la rivière21, avec sept légions de gens de pied, et peu moins de quatre mille chevaux, et presque autant de gens de trait armés à la légère ; si lui vinrent aucuns de ses avant-coureurs qui venaient de découvrir le pays, faire rapport qu'il ne paraissait homme quelconque en toute la campagne, mais que bien avaient-ils trouvé la trace de grand nombre de chevaux, qui semblaient s'en être retournés en arrière, dont Crassus le premier reprit bonne espérance, et ses gens aussi, qui commencèrent à en dése�imer les Parthes, tenant pour tout assuré qu'ils ne viendraient point au combat. Toutefois Cassius au contraire lui remontrait toujours qu'il lui semblait meil leur qu'il rafraîchit un peu son armée en quelques-unes des villes où il tenait garnison, jusques à ce qu'if entendît quelque chose certaine des ennemis, ou bien qu'il tirât droit à la cité de Séleucie le long de la rivière, laquelle lu i donnerait moyen de faire conduire vivres aisément p ar bateaux, qui suivraient touj ours son camp, ct si les garderait que les ennemis ne les pussent environner
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par derrière, tellement que, ne les pouvant assillir que par devant, ils n'auraient point d'avantage sur eux. XL. Ainsi comme Crassus était après à consulter et délibérer sur cela, il vint à lui un capitaine d'Arabes nommé Ariamnes, homme fin et cauteleux, qui fut le principal et le plus grand de tous les malheurs que la fortune assembla lors en un même teme s, pour faire trébucher Crassus en misérable ruine ; car il y avait quel ques-uns de ceux qui auparavant avaient été en ces pays là à la guerre sous llomp ée, qui le connaissaient bien, et, sachant que PomJ:lée lw avait fait q_uelques plaisirs, cui daient que pour cela il fût demeuré bten affea.ionné envers les Romains ; mais il avait été lors pratiqué et attiré par les capitaines du roi des Parthes, avec lesquels il avait intelligence, pour abuser Crassus, et tâcher à le tirer le plus arrière qu'il pourrait de la rivière et du pays bossu, pour le jeter en pays de campagne infinie, où l'on le pût envelopper de tous côtés avec la chevalerie ; car ils ne voulaient rien moins qu'aller choquer de front les Romains à coups de main. Ce Barbare donc étant venu devers Crassus, commença à haut louer Pompée comme son bienfaiteur (car il était avec tout le refte un beau J:larleur), et, magnifiant l'armée de Crassus, le reprenait ae ce qu'il allait ainsi tirant les choses en longueur, en dilayant et consumant le temps à faire ses préparatifs, comme s'il eût besoin d'armes, et non de pieds et de mains assez habiles et vites, contre des ennemis qui de longtemps ne pensaient à autre chose qu'à prendre les plus chères personnes et plus précieux meubles q.u'ils eussent, pour s'enfuir à tout aux déserts de la Scythie ou de l'Hyrcanie. « Mais encore si vous pensiez, disait-il, » avoir à les combattre, la raison voudrait que vous vous » hâtassiez de les aller donc trouver, avant que leur roi » eût mis toutes ses forces ensemble ; car pour le présent » vous n'avez en tête que Surena et Sillaces, deux de ses » lieutenants, qu'il a jetés au-devant de vous POur vous _ » amuser, et engarder que vous ne le pourswviez ; mais » quant à lui il ne comparaitra point. » XLI . Tout cela était faux parce qu'Hyrodes ayant dès le commencement divisé ses forces en deux, lui avec une partie allait détruisant le royaume d'Arménie pour se venger du roi Artabazes, et avait envoyé Surena à l'en contre des Romains, non qu'il le fit, à mon avis, par
MARCUS CRA S S U S manière de mépris, comme quelques-uns ont voulu dire, parce qu'il n'e� pas vraisemblable qu'il dédaignât de se trouver en batailfe contre Crassus, qui était l'un des prin cipaux hommes de la ville de Rome, et qu'il trouvât plus honorable d'aller faire la guerre à Artabazes en Arménie, mais me semble qu'il le faisait expressément pour éviter le plus apparent danger, se tenant cepen ant au _loin,