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26 Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Antiquité
RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES
Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot VOLUMES PARUS 1. Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard Freyburger et Laurent Pernot. Deuxième édition complétée et augmentée (1898-2003), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard Freyburger, Laurent Pernot, Frédéric Chapot, Bernard Laurot. Supplément à la deuxième édition (années 2004-2008), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Yves Lehmann, Laurent Pernot, Bernard Stenuit. Deuxième Supplément à la deuxième édition (années 2009-2013), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Bernard Stenuit. 2. Corpus de prières grecques et romaines, Textes réunis, traduits et commentés par Frédéric Chapot et Bernard Laurot. 3. Anima mea. Prières privées et textes de dévotion du Moyen Âge latin, par Jean-François Cottier. 4. Rhétorique, poétique, spiritualité. La technique épique de Corippe dans la Johannide, par Vincent Zarini. 5. Nommer les Dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité, Textes réunis et édités par Nicole Belayche, Pierre Brulé, Gérard Freyburger, Yves Lehmann, Laurent Pernot, Francis Prost. 6. Carmen et prophéties à Rome, par Charles Guittard. 7. L’hymne antique et son public, Textes réunis et édités par Yves Lehmann. 8. Rhétorique et littérature en Europe de la fin du Moyen Age au xviie siècle, Textes réunis et édités par Dominique de Courcelles. 9. L’étiologie dans la pensée antique, Textes réunis et édités par Martine Chassignet. 10. Supplicare deis. La supplication expiatoire à Rome, par Caroline Février. 11. La rhétorique de la prière dans l’Antiquité grecque, Textes réunis et édités par Johann Goeken. 12. Julius Valère, Roman d’Alexandre, Texte traduit et commenté par Jean-Pierre Callu. 13. L’enseignement de la rhétorique au iie siècle après J.-C. à travers les discours 30-34 d’Ælius Aristide, par JeanLuc Vix. 14. Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, par Benjamin Goldlust. 15. Ælius Aristide et la rhétorique de l’hymne en prose, par Johann Goeken. 16. Lessico, argomentazioni e strutture retoriche nelle polemica di età cristiana (III-V sec.), a cura di Alessandro Capone. 17. Aristoteles Romanus. La réception de la science aristotélicienne dans l’Empire gréco-romain, Textes réunis et édités par Yves Lehmann. 18. La déesse Korè-Perséphone : mythe, culte et magie en Attique, par Alexandra Dimou. 19. Ælius Aristide écrivain, Textes réunis et édités par Laurent Pernot Giancarlo Abbamonte, Mario Lamagna, avec l’assistance de Maria Consiglia Alvino. 20. Poétique de la prière dans les œuvres d’Ovide, par Virginie Subial-Konofal. 21. Religion de Rome. Dans le sillage de Robert Schilling, Textes recueillis et édités par Nicole Belayche et Yves Lehmann. 22. La prière dans la tradition platonicienne, de Platon à Proclus, par Andrei Timotin. 23. Le combat d’Arnobe contre les païens. Religion, mythologie et polémique au iiie siècle après J.-C., par Jacqueline Champeaux. 24. Les mystères : nouvelles perspectives. Entretiens de Strasbourg, édités par Marc Philonenko, Yves Lehmann, Laurent Pernot. 25. Rhétorique et thérapeutique dans le De medicina de Celse, par Aurélien Gautherie.
RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES
Collection dirigée par Gérard Freyburger et Laurent Pernot
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Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Antiquité Textes réunis et édités par
Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann
© 2017, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.
ISBN 978-2-503-57897-2 e-ISBN 978-2-503-57898-9 D/2017/0095/268 Printed on acid-free paper
Préface
« Au commencement était le Verbe… ». Dans le paganisme comme dans le christianisme, depuis Homère jusqu’au Ps.-Denys l’Aréopagite, les croyants et les exégètes se posent le problème des pouvoirs du langage en matière religieuse. Tel est le sujet du présent volume, issu d’un colloque organisé par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’École pratique des hautes études (EPHE) et édité par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann. Une première interrogation porte sur la manière dont les hommes parlent des dieux. Et en particulier : est-il possible à l’homme de traiter du divin d’une manière juste et appropriée ? Cette question très ancienne avait été suggérée de manière provocatrice par les sophistes. Protagoras : « Sur les dieux, je ne peux pas savoir… » (B 4 D.-K.) ; Gorgias : « L’être, serait-il compris, est incommunicable à autrui. » (B 3 D.-K.) Il revenait aux écoles médio- et néoplatoniciennes de préciser et d’orchestrer ce thème, en soulignant l’inadéquation du langage pour ce qui est d’exprimer les réalités intelligibles. Comment l’âme, qui est dans le monde et dans le devenir, peut-elle penser les principes intelligibles ? Comment parler de ce qui est inaccessible et dont l’inaccessibilité même nous échappe ? Face au défi de l’ineffable – est-il montré dans ce livre – les réponses sont multiples. Certains philosophes ont estimé que le langage pouvait être un moyen de connaissance théologique. L’étymologie offre des arguments en faveur de la définition de l’Un et de l’Être. « Le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme », et celui-ci à son tour est « une image du Verbe » (Plotin, Traité 19 [I, 2], 3). L’inspiration, la possession, l’enthousiasme sont aussi des réponses. Au-delà, il y a la valeur opératoire du langage, une valeur théurgique, qui sert à agir, non plus à connaître, et la valeur philosophique du silence, un silence fait d’observation, de retenue, de dépouillement pour écouter l’intellect, et qui vaut purification. À ce thème se relie celui des noms des dieux, déjà évoqué dans un volume de la présente collection (vol. 5 : Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité), et qui revient ici avec pertinence. Nommer les dieux, c’est chercher à les connaître et à entrer en relation avec eux. Si l’origine et la signification des noms des dieux grecs et latins sont déjà riches de multiples
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suggestions, plus curieux encore sont les « noms barbares », noms apparemment sans signification, qui doivent leur prix à leur étrangeté même. Ils entrent dans le contexte des « énoncés barbares », qui combinent noms inintelligibles et sons inarticulés, à des fins d’invocation ou d’exécration, notamment dans les rites magiques. Si on les modifie, ils perdent leur pouvoir ; d’où la mise en garde : « Ne change jamais les noms barbares ! » (Oracles chaldaïques, 150 des Places). Il existe un groupe de chercheurs (Claudine Besset-Lamoine rend compte ici de ses activités) qui s’emploie à réciter à haute voix, sous forme théâtrale, les incantations coptes de Nag Hammadi. L’autre face du problème du langage en matière religieuse est la façon dont s’expriment les dieux et les créatures divines. De ce problème, Homère déjà porte témoignage et il donne même des éléments de lexique, par exemple quand il évoque, en poète, « l’oiseau sonore que les dieux, sur les monts, appellent chalcis, tandis que les hommes le nomment cyminde » (Iliade, XIV, 290-291, trad. P. Mazon). Pour les philosophes, la langue des dieux peut avoir une efficace qui établit l’ordre du monde. Mais le démon de Socrate, comment s’exprimait-il ? Le philosophe entendait sa « voix », τινα φωνὴν (Platon, Phèdre, 242 c), vocem quampiam (Apulée, Le démon de Socrate, 19). S’agissait-il de l’émission matérielle d’un son (mais en ce cas pourquoi était-il audible pour le seul Socrate ?), ou d’une communication d’intellect à intellect ? N’oublions pas les spéculations numérologiques, grâce auxquelles, les lettres de l’alphabet grec correspondant à des nombres, les noms secrets peuvent être exprimés sous forme chiffrée. Le langage des hommes sur les dieux rejoint le langage des dieux dans la mesure où, selon Jamblique, les différentes traditions, formules et appellations sacrées sont des traces déposées dans l’esprit des hommes par les dieux. Les paroles du culte, les mots de la théologie deviennent des « signes » (συνθήματα) divins. Ce volume permet au lecteur d’accéder à de multiples textes, connus et moins connus, rédigés en une multiplicité de langues (latin, grec, copte, araméen), que les auteurs traduisent, commentent et mettent à la portée des lecteurs. L’accent mis sur le néoplatonisme et sur la gnose révèle des problématiques complexes, exposées avec clarté par les meilleurs spécialistes. Ainsi, les contributions originales ici réunies offrent des perspectives nouvelles pour les rhétoriques religieuses. Gérard Freyburger et Laurent Pernot
Avant-propos
Le projet de constituer un « Corpus des énoncés de noms barbares » représente une véritable nouveauté. Si l’on rencontre des « noms barbares » dans des papyri magiques de l’Antiquité – ces mots ou ces assemblages de lettres qui n’étaient pas directement compréhensibles dans la langue des Grecs ou des Romains –, vouloir les cataloguer dans une base de données accessible représente un projet original soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) pendant trois ans (2008-2011) et puis par l’École pratique des hautes études (2011-2014). Nous avons choisi l’acronyme CENOB – Corpus des énoncés de noms barbares – pour caractériser la véritable spécificité de cette base multilingue : rassembler des noms barbares, issus du Bassin méditerranéen et du ProcheOrient antique, dans le cadre d’énoncés rituels qui peuvent en enchaîner plusieurs, l’un à la suite de l’autre. Les énoncés barbares existent sous forme de formules invocatoires ou exécratoires, considérées de tout temps comme des énoncés habituellement sans signification. Ces formules pourtant douées d’un pouvoir puissant sont constituées de successions de sons ou de noms de divinités et de démons ; elles relèvent habituellement d’un registre qui n’appartient pas à la langue du document. On peut rarement les découper en unités faciles à prononcer et à interpréter. Constituer une base de données de noms et d’énoncés barbares ne représente pas un simple inventaire alphabétique de groupes de lettres. En repérant les caractéristiques constitutives de chaque énoncé, le CENOB propose une base de données qui rend accessibles des éléments de corpus littéraires divers pour permettre des regroupements, des recoupements, puis l’exploitation de pistes de recherche visant à proposer une interprétation de ces formules. Dans un premier temps, cette base fut constituée et hébergée par l’Université de Padoue. Grâce à l’aide du CNRS, cette base commence à mettre en ligne une partie de la documentation maintenant rassemblée sur le site www.cenob.org. Le travail collectif de trois équipes à Bruxelles, Padoue et Paris, a permis une collaboration sur les plans théorique et pratique en mêlant les champs et les spécialités (les corpus de textes magiques grecs, coptes, démotiques, latins, syriaques) et les études sur la magie dans l’Antiquité (grecque, latine, copte, égyptienne, mésopotamienne, hébraïque, araméenne, syriaque
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Jean-Daniel Dubois
et mandéenne). La base de données a été prévue pour inclure aussi des corpus de textes philosophiques, gnostiques, apocryphes et manichéens. En choisissant un créneau chronologique du vie siècle avant notre ère au vie siècle après notre ère, on peut dorénavant analyser des phénomènes qui accompagnent la naissance du christianisme et le déclin de pratiques religieuses attestées par les philosophes de l’Antiquité jusqu’à la veille de l’Islam. Il apparaît maintenant que les limites du corpus pourraient être élargies et donner lieu à d’autres investigations. Unique au niveau international, cette base constitue déjà maintenant un capital exploitable pendant plusieurs années dans diverses disciplines. Le projet CENOB vise en même temps à engendrer un certain type de recherches comparatistes en sciences des religions lors de colloques et de publications. Un premier volume Noms barbares, 1 : Formes et contextes d’une pratique magique, sous la direction de Michel Tardieu, Anna Van den Kerchove et Michela Zago, a été publié en 2013, par les Éditions Brepols, dans la collection « Bibliothèque de l’École des Hautes Études, Sciences religieuses », 162. Ce volume a rassemblé des communications présentées au séminaire de Michel Tardieu au Collège de France de 2006 à 2008 et lors de rencontres organisées dans le cadre du projet CENOB. Il a porté notamment sur les objets magiques, sur les noms magiques des dieux et sur les questions relatives aux liens entre signes graphiques, langues et sens. Ce nouveau volume Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Antiquité, édité par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, est issu d’un colloque qui s’est tenu en novembre 2010 à Paris. Les diverses contributions présentées ici sur les conceptions et la nature du langage dans l’Antiquité visent à apporter de nouveaux éléments de réponse au questionnement philosophique suscité par le projet CENOB. Nous tenons à remercier chaleureusement les Éditions Brepols qui ont accepté de nous accompagner depuis le début du projet CENOB, ainsi que Gérard Freyburger et Laurent Pernot, directeurs de la collection « Recherches sur les rhétoriques religieuses » qui nous offrent un lieu de publication pour ces travaux érudits. Nous tenons aussi à rendre hommage aux soins avec lesquels Claire Raynal et Luciana Gabriela Soares Santoprete, du Laboratoire d’études sur les monothéismes (CNRS/Villejuif ), ont préparé ce manuscrit. Nous souhaitons que ces contributions alimentent la recherche en cours sur les « noms barbares » et les questions qui naîtront de la consultation de la base en ligne. Jean-Daniel Dubois École pratique des hautes études PSL Research University Directeur du projet CENOB
Introduction
L’enquête menée en vue de constituer un corpus des énoncés de noms barbares, dans le cadre du projet CENOB de l’ANR, conduit à interroger non seulement l’histoire des religions méditerranéennes et proche-orientales, et l’histoire des rites et des pratiques, mais aussi les conceptions savantes du langage et des parlers qui sont ceux des différentes classes d’êtres peuplant le Cosmos antique : les dieux, les démons, les hommes. Les noms barbares sont désignés, perçus et utilisés rituellement dans des processus de communication, à partir d’une conscience de leur étrangeté, et la question se pose de leur signification (au regard de quel lexique ? de quelle norme ?) ou de leur non-signifiance : dès lors, ils demandent à être scrutés d’un point de vue linguistique (dans l’horizon de la pluralité des langues de l’aire considérée), mais également à être observés à partir des normes théoriques qui sont celles de la philosophie du langage élaborée par la tradition gréco-romaine, à partir du Cratyle de Platon et du Περὶ ἑρμηνείας d’Aristote, mais aussi de la pensée stoïcienne – qui a prêté une attention soutenue aux problèmes du langage – et des développements néoplatoniciens – notamment les commentaires de Proclus sur le Cratyle et d’Ammonius sur le Περὶ ἑρμηνείας. À la fin de l’Antiquité, la réflexion sur le langage s’unifie en effet puissamment dans la doctrine néoplatonicienne, qui développe une sémantique fondée sur le chapitre 1 du Περὶ ἑρμηνείας, et qui pose une relation étroite entre les « mots signifiants » (φωναὶ σημαντικαί), les « notions » (νοήματα) qui sont dans l’âme, correspondant aux « signifiés » (σημαινόμενα), et enfin les « réalités » (πράγματα), objets concrets ou Réalités transcendantes visés par la signification. Cette doctrine procède fondamentalement de la description, menée par Aristote, de « ce qui est dans la voix » (τὰ ἐν τῇ φωνῇ), c’est-à-dire les mots qui sont les « symboles » (σύμβολα) conventionnels des « affections qui sont dans l’âme » (τὰ ἐν τῇ ψυχῇ παθήματα), lesquelles sont à la « ressemblance » (ὁμοιώματα) des « réalités » (πράγματα) correspondant aux notions. Dans la description du processus de la signification, les professeurs néoplatoniciens de l’Antiquité tardive expliquaient aussi qu’il peut exister des mots « sans signification » (φωναὶ ἄσημοι), dans le cas par exemple où une forme vocale articulée, divisible en syllabes, n’a pas de correspondant, de référent, dans le monde réel : ainsi βλίτυρι ou τραγέλαφος – c’est l’exemple fameux du bouc-cerf, être composé dans l’imagination, mais qui n’existe pas. La non-signification de tels mots, évoqués ad nauseam par grammairiens et Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 9-18 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114829
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philosophes, n’est qu’un cas d’école destiné à mieux faire apparaître la structure du triangle sémantique qui fonde un idéal du langage fait de clarté, d’univocité et de vérité – l’idéal du discours philosophique d’enseignement, paradigme de toute communication, qui est une action d’une âme humaine parlante sur une autre âme. Ce que décrit ce triangle sémantique enseigné dans les commentaires sur l’Organon – et appelé à perdurer pendant tout le Moyen Âge – c’est le langage des hommes, et c’est à propos du langage humain que grammaire et logique, dans le champ du savoir théorique et des arts du langage, collaborent ou rivalisent. Mais ce schéma est-il de portée universelle ? Qu’en est-il lorsque les hommes s’adressent aux êtres qui sont audessus d’eux (les κρείττονες), lorsqu’ils communiquent avec eux ou tentent d’agir sur eux dans le cadre de rituels ? Les hommes ne sont pas en effet, pour les Anciens, les seuls vivants à peupler le Monde, sensible ou supra-sensible, et les hommes ne sont pas seuls à parler. Il y a d’autres locuteurs, d’autres destinataires. Les catégories sémantiques et logico-grammaticales dégagées par les savoirs du langage s’appliquent-elles, et à quelles conditions, aux noms « barbares » ? Comment décrire ces mots inusuels, opaques, voire incompréhensibles, qui sont employés, prononcés rituellement pour s’adresser aux êtres supérieurs, ou agir sur leur volonté ? L’utilisation des « noms barbares » a-t-elle une raison d’être ou une fonction dans l’horizon des théories néoplatoniciennes du langage, et ces noms se laissent-ils décrire comme des déviations par rapport à une norme édictée par les philosophes et les grammairiens ? La sémantique du langage humain permet-elle d’en décrire l’efficacité pour un certain type de communication, et de leur conférer une légitimité ? Comment situer en outre ces noms « barbares » par rapport aux langues et aux modes de parler que la tradition poétique attribue aux dieux eux-mêmes (Homère), ou que la spéculation philosophique reconnaît aux démons (dont Plutarque nous dit qu’ils ont un langage réduit aux signifiés eux-mêmes, à l’exclusion de toute matérialité signifiante) ? Voici quelques-unes des nombreuses questions philosophiques soulevées lors des rencontres autour du projet de création d’un corpus des énoncés barbares (CENOB-ANR), auxquelles le présent ouvrage vise à apporter de nouveaux éléments de réponse. Pour ce faire, il conjugue différentes perspectives, en allant de l’Antiquité classique à l’Antiquité tardive, en explorant en particulier les divers courants qui ont caractérisé la pensée de l’époque impériale : médioplatonisme, néoplatonisme païen, néoplatonisme chrétien, Gnose et Oracles chaldaïques. Michel Tardieu consacre sa recherche à l’unique exposé de réflexion théorique sur les noms barbares qui nous soit parvenu du monde antique : celui du néoplatonicien Jamblique dans les Mystères d’Égypte (titre traditionnel,
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donné par Marsile Ficin, de la Réponse à Porphyre). Il ressort de cet exposé que le théurge, pour énoncer correctement les noms divins, doit se défaire des conditions habituelles d’émission de la « voix » (φωνή), par une ἀφαίρεσις qui revêt deux aspects. Il s’agit tout d’abord d’éliminer tous les procédés discursifs, toutes les distinctions conceptuelles qui structurent le langage et sa signification, selon la théorie remontant à Aristote et aux stoïciens. En second lieu, le théurge élimine les aspects concrets et matériels de l’énoncé proféré. En analysant en particulier ce deuxième aspect, sur lequel Jamblique fournit très peu d’explications, Michel Tardieu montre comment il se comprend en référence à un ensemble d’images de la voix dans la réalité socio-culturelle de l’Antiquité tardive. Le mythe de la rivalité de Marsyas et d’Apollon offre une clé d’interprétation, et fait apparaître, à travers la littérature et la philosophie, un ensemble de représentations qui construisent une opposition entre les milieux sonores associés aux instruments à cordes et ceux qui relèvent du vent. La musique « barbare » privilégie l’usage d’instruments à vent caractérisés par la « résonance » (ἦχος). Dans cette perspective, les noms barbares évoqués par Jamblique apparaissent sous l’aspect d’« une musique incorporelle, faite de sonorités sacrées, immuables, hors signification ». Dans son étude consacrée à Homère, Pierre Chiron examine la façon dont le Poète évoque les dieux, et dont ceux-ci usent d’un certain langage, et il souligne qu’Homère prête une attention particulière à l’étymologie dans la fabrication des noms divins. L’interprétation allégorique, qui se développe tout au long de l’Antiquité, a des racines qui remontent aux « premiers moments de la conception et de la transmission du poème ». Pour expliquer pourquoi la question des dieux et de leur lexique, malgré son importance, n’a pas encore reçu de synthèse, ni même une étude d’orientation capable de guider l’enquête, Pierre Chiron montre comment l’approche de la religion d’Homère a évolué, depuis les lectures de Walter Otto et d’Erich Auerbach – insistant sur l’antithèse entre religion grecque et religion sémitique –, et comment elle s’est complexifiée à partir de la seconde moitié du xxe siècle avec les apports des sciences humaines, en particulier de l’anthropologie structurale, de la grammaire comparée, de la linguistique pragmatique, et de l’histoire de l’Anatolie et du Proche-Orient. Pierre Chiron souligne qu’elle doit davantage prendre en considération la dimension poétique et l’analyse littéraire, qui permettent de comprendre comment la religion réelle est « réinventée par l’écriture », et comment « l’hétérogénéité du panthéon homérique, qui emprunte à plusieurs lieux et plusieurs époques de plusieurs civilisations », doit être mise en relation avec l’élaboration poétique, car c’est un « gisement divers et instable » en matière de théonymie, de récits, de pratiques religieuses, qui sert de base au travail littéraire du Poète.
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Un rapport très complexe entre le langage des dieux et le langage des hommes apparaît dans un ensemble de textes oraculaires, transmis de façon fragmentaire, qui ont eu une grande influence chez les néoplatoniciens après Plotin, à savoir les Oracles chaldaïques. Ces oracles théologiques, écrits en hexamètres au iie siècle, dans un style volontairement obscur qui se prêtait aux subtiles exégèses des néoplatoniciens, révèlent sur les dieux et sur le Monde des enseignements attribués aux dieux et aux théurges, sans que la distinction soit toujours faite entre les uns et les autres. Helmut Seng explore ce rapport en analysant le lien des noms barbares avec les χαρακτῆρες, les συνθήματα et les σύμβολα, à partir du fameux fragment 150 des Places transmis par Michel Psellos, qui incite à « ne jamais changer les noms barbares », et à partir aussi des théories, soutenues par Jamblique dans son débat avec Porphyre, selon lesquelles les noms barbares perdraient de leur force une fois traduits en grec, car les « noms dépourvus de signification », les ἄσημα ὀνόματα, incompréhensibles pour les hommes, ne le sont pas pour les dieux. Cette étude aborde in fine la question délicate du rôle joué par la prise en considération du syriaque pour la compréhension de certains noms. Le même dossier (celui des noms ḥad et Hadad) est examiné plus loin par Cynthia Jean, qui fait ainsi écho aux analyses d’Helmut Seng, et qui pose elle aussi, à partir des textes de Proclus et de Macrobe, la question du rôle joué par l’univers linguistique des Chaldéens dans la compréhension des exégèses néoplatoniciennes de noms divins donnés par les Oracles. Elle met en rapport les spéculations néoplatoniciennes avec, en arrière-plan, un dossier constitué de données de la recherche en assyriologie et l’étude des civilisations mésopotamiennes et proche-orientales – notamment un hymne à acrostiches composé par le roi assyrien Assurbanipal. L’aspect de l’oralité dans l’énonciation des noms barbares et, de manière générale, dans les textes coptes de nature religieuse ou magique, a été mis en lumière par le récit que Claudine Besset-Lamoine fait de ses essais d’interprétation scénique sur le corpus de textes coptes de Nag Hammadi, notamment les traités les Trois Stèles de Seth (NH VI, 5), la Protennoia Trimorphe (NH XIII, 1) et Noréa (NH IX, 2). Dans le cadre de son projet en cours, intitulé le « dire à haute voix », trois réalisations ont été mises en scène à partir d’extraits où la voix (dans ses multiples dimensions : résonance, vibration, parole, silence, canon ou chant, solo ou chœur, rythme continu ou heurté…) joue un rôle essentiel : à savoir les prières, les hymnes, les louanges, les invocations, les exhortations, les adjurations, les discours d’adresse, les chaînes de voyelles et les énoncés barbares isolés ou en séquence. L’objectif de ses démarches est d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la compréhension, dans les différents milieux coptes gnostiques, du rôle du son et de la voix dans la conception et la pratique des rituels ou des liturgies qui visent à établir une communication entre l’humain et le divin, et à restituer le langage divin.
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Les chaînes ou les énoncés barbares sont souvent constitués de noms propres de divinités ou de démons et d’une série de voyelles et/ou de consonnes de longueur variable, dont le sens n’est pas évident dans la langue du texte. Néanmoins, les énoncés peuvent parfois être insérés dans des rituels particuliers qui nous renseignent sur leur signification. C’est en suivant cette piste que Mariano Troiano analyse, dans les contextes des rituels de l’ascension et de l’absolution, certains des énoncés barbares présents dans la première source gnostique qui nous soit directement parvenue, mais qui reste encore très méconnue, c’est-à-dire la Pistis Sophia du codex Askew de la British Library, et propose à l’occasion de cette recherche de nouvelles hypothèses d’interprétation. En examinant conjointement ces contextes et des sources a priori étrangères au corpus, comme les Ennéades de Plotin ou les œuvres des Pères de l’Église, Mariano Troiano démontre la riche variété d’éléments avec laquelle les gnostiques ont construit leurs énoncés barbares ou les noms divins, ainsi que l’intérêt qu’il y a, pour pouvoir les comprendre, à les replacer également dans les contextes linguistiques, religieux et philosophiques environnants. Dans une perspective complémentaire, Luciana Gabriela Soares Santoprete souligne combien l’attention au contexte immédiat des passages présentant des théories du langage peut être déterminante pour la compréhension des enjeux polémiques et, par conséquent, de la valeur donnée par l’auteur aux doctrines qu’il développe. En prenant le cas du Traité 32 (V, 5) de Plotin, elle démontre que ce dernier, en s’inspirant notamment du Cratyle de Platon, construit des relations étymologiques entre le terme ἕν et ceux de ὄν, εἶναι, οὐσία et ἑστία, pour justifier la génération de l’Étant premier à partir de l’Un et pour réfuter ainsi la doctrine gnostique selon laquelle l’âme a besoin d’intermédiaires pour parvenir au Principe Suprême. L’âme apprend alors les trois moments – logiques et non pas chronologiques – de la génération de l’Étant premier : sa procession à partir de la puissance de l’Un en tant que vie ou énergie illimitée ; sa conversion vers l’Un ; puis son établissement et son achèvement plénier comme essence délimitée et comme totalité de la multiplicité des formes. Lorsque l’âme répète, dans son langage discursif, les termes prononcés par le langage métaphorique de l’essence, à savoir ὄν, εἶναι, οὐσία et ἑστία, pendant ce processus de dérivation et de constitution de l’Étant en tant qu’entité multiple, elle comprend alors la continuité qui relie les différents niveaux de la réalité, y compris celle de son propre intellect. Elle apprend ainsi que la procession et la remontée vers l’Un se déroulent sans l’aide d’autres réalités ou d’entités intermédiaires. Contrairement à Plotin, Proclus soutient – après Jamblique – que l’âme, qui est complètement descendue, est privée d’un lien direct avec la réalité intelligible. En s’appuyant principalement sur un ensemble de textes du
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ve siècle – la dernière section des Éléments de théologie, les exposés sur la prière et sur le démon de Socrate dans les commentaires au Timée et au Premier Alcibiade de Proclus, mais aussi l’exégèse du Phèdre de Syrianus conservée par Hermias –, François Lortie s’interroge sur les conditions de l’intellection humaine et étudie le sens de l’expression platonicienne de νόησις μετὰ λόγου (« intellection accompagnée de raison », Timée 28 a). Quels sont, selon Proclus, les moyens pratiques – philosophiques ou théurgiques – qui permettent à l’homme d’actualiser la faculté intellective de son âme ? Seraientce l’exercice de la dialectique, la pratique des vertus, ou l’accomplissement de certains rites ? La question ne reçoit pas une réponse complète, mais il est possible d’expliciter les rapports entre la raison humaine et l’inspiration démonique, ainsi que la distinction entre cette dernière et l’enthousiasme divin. François Lortie démontre le rôle de premier plan joué par les démons dans l’épistémologie et dans la psychologie du néoplatonisme athénien : l’âme, séparée des principes intelligibles dans sa descente, fait l’expérience de la connaissance intellectuelle des réalités éternelles par l’intermédiaire des démons qui illuminent sa raison et actualisent sa puissance cognitive en la mettant en contact avec un intellect particulier. C’est que le démon ne lui procure qu’une vision particulière de l’Être, tandis que c’est par une inspiration supérieure, celle de l’enthousiasme divin (qui agit sur l’un de l’âme), que la raison peut espérer atteindre une compréhension plus universelle de l’Être, par exemple au terme d’une prière parfaitement accomplie. D’autres questions complexes concernant la réflexion sur les démons et leur langage ont été abordées par les études de Claudio Moreschini et d’Andrei Timotin sur la tradition d’exégèse qui va du platonisme moyen au néoplatonisme alexandrin. Claudio Moreschini brosse un tableau des différentes réponses que les « platoniciens » Plutarque, Apulée, Alcinoos, Maxime de Tyr, Calcidius (auxquels il ajoute le néoplatonicien Hermias) ont apportées aux deux questions suscitées, notamment par le Phèdre de Platon, à propos de la voix démonique entendue par Socrate : quelle est la nature de cette voix ? Peut-on la définir comme étant matérielle et perçue par le sens de l’audition, si elle est entendue seulement par Socrate et non par son entourage ? En reprenant cette question de la nature de la voix des démons, et en montrant que les solutions proposées peuvent être rangées en deux catégories (ou bien cette voix est un phénomène divinatoire, ou bien elle représente une inspiration non verbale, une espèce d’illumination intellectuelle), Andrei Timotin analyse en particulier les interprétations données à propos du lien entre le « signe » (ou encore la « voix ») démonique de Socrate, la voix des démons en général et la pratique divinatoire de la clédonomancie – c’est-àdire l’attribution de significations prophétiques à des mots ou à des phrases prononcées par un locuteur sans relation avec celui qui les entend. Andrei
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Timotin décrit le contraste entre deux conceptions : il y a d’un côté les interprétations avancées, ou attestées, par des auteurs comme Xénophon, le personnage de Galaxidoros chez Plutarque (qui ne prend pas l’explication à son compte), Alcinoos, Maxime de Tyr et, plus tard, Calcidius et Hermias qui assimilent, dans le sens de la clédonomancie, la voix des démons à des paroles ordinaires dont seuls les sages seraient capables de comprendre la signification prophétique ; et, d’un autre côté, les interprétations soutenues par Plutarque lui-même, Jamblique et Proclus, selon qui le langage des démons, différent du langage humain ordinaire, est composé de paroles non articulées qui passent, sans la médiation de la voix, de l’intellect démonique à l’intellect humain ; il s’agit alors d’une communication réservée à des êtres d’élite. Andrei Timotin met ainsi en évidence le contenu philosophique et la logique argumentative des deux approches, illustrées l’une et l’autre dans la tradition platonicienne, et le fait que, malgré les divergences entre les explications, la communication avec les démons et la capacité à les comprendre constituent pour tous ces philosophes la marque distinctive du sage platonicien. Un autre aspect de cette relation privilégiée que Socrate – le sage par excellence pour les platoniciens – possède avec le monde divin grâce à sa vertu, a été mis en évidence par Sophie Van der Meeren dans son analyse du commentaire au Premier Alcibiade de Proclus. Selon ce dernier, Socrate est capable, comme un bon démon, de conduire l’âme d’Alcibiade, par la συνουσία dialogique, la science dialectique et les différentes fonctions du langage pédagogique – comme la réfutation –, à percevoir la voix de l’intellect – dont Socrate est l’analogue –, à remonter vers soi-même, à faire retour vers les λόγοι qui sont à l’intérieur de son âme, à se perfectionner, à participer au Bien et au divin. Les néoplatoniciens, à la suite de Platon, ont considéré le langage humain comme inadéquat à exprimer toute réalité intelligible, et ils ont maintes fois parlé de l’indicibilité du Principe, de l’Un. Tout en dépréciant le langage humain en raison de la dualité intrinsèque qu’il implique – dualité entre l’objet lui-même et ce qui est dit de lui –, et qui le rend incapable d’exprimer adéquatement le Principe, ils ont exploré néanmoins les possibilités extrêmes de ce langage. Marilena Vlad montre comment Damascius a transformé cette « impuissance du langage » en un pouvoir essentiel qui devient une véritable méthode : le langage possède le pouvoir de transgresser ses propres limites, et de se « renverser », tout en visant un au-delà de la distinction même entre l’affirmation et la négation. Au moyen du « langage imparfait », il est possible d’indiquer le Principe, sans le dire de façon adéquate, c’est-à-dire de parler du Principe sans le déterminer, ni l’intégrer dans le Tout dont il est Principe en faisant de lui un élément de la série qu’il produit. Dans le renversement de la pensée et du discours, s’éprouve l’impossibilité de décrire l’indicible. Ainsi l’on peut, quand même, « parler de rien ».
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Dans une approche qui cherche à se déprendre des perspectives classiques de la mystique et de la théologie, et qui est centrée sur la question du langage – dans l’œuvre, principalement, du Ps.-Denys –, Ghislain Casas interroge l’apophatisme et montre comment on doit situer dans la théologie négative le pouvoir d’instituer, par l’ordre discursif que crée le discours apophatique, un ordre hiérarchique aux implications politiques – le pouvoir sacré dionysien. Et il rapproche cette opération du langage sur le langage lui-même de l’« ordre du discours » foucaldien. C’est dans la hiérarchie que réside le secret de la théologie négative. Daniel Cohen remarque ensuite comment les théories sur « l’impuissance » du λόγος humain, en particulier celles de Proclus et de Damascius, sont assimilées par le Ps.-Denys dans le contexte de la théologie chrétienne, pour illustrer la supériorité absolue du discours symbolique des récits bibliques sur le discours conceptuel et rationnel de la philosophie. Les enseignements divins, véhiculés par les symboles révélés, ne peuvent être pleinement compris que par l’intellect, et il appartient ensuite au λόγος théologique humain de tenter d’en déployer discursivement le contenu, qu’il ne parvient jamais à épuiser. Le Ps.-Denys représente donc un moment majeur de l’herméneutique chrétienne du symbolisme biblique, articulée à la tradition néoplatonicienne. Dans la perspective de l’universalisme de Jamblique, qui veut embrasser tous les aspects, notamment religieux et culturels, du réel, et qui – avant Proclus – est lui aussi comme « le hiérophante du Monde entier », Adrien Lecerf avait préalablement brossé un panorama général de la pensée philosophique et religieuse de ce philosophe qui classe hiérarchiquement la philosophie, la théologie et la théurgie, et qui est à l’origine de toute la tradition de l’École d’Athènes. Adrien Lecerf situe dans ce vaste horizon la théorie et la pratique des noms barbares évoqués dans le De Mysteriis (= la Réponse à Porphyre), et il élucide les notions de « marques » divines, de « symboles », de συνθήματα, qui relient directement le « nom » aux doctrines des Oracles Chaldaïques et à la théurgie. Les noms barbares ne doivent pas être traduits. Ils sont les outils d’une recherche sur les traditions théologiques les plus anciennes – dans la perspective de l’universalisme. Leur efficacité se comprend selon une articulation étroite avec la conception du Monde. Ces diverses contributions entrent en résonance et balisent le cheminement qui, dans le néoplatonisme grec, va de Jamblique à Proclus, Damascius et au Ps.-Denys. Enfin, une question très importante et difficile, dans la recherche sur l’Antiquité tardive, est celle de l’entrelacs des doctrines nombreuses et diverses dont les sources demandent à être identifiées. Un exemple frappant est celui donné par Chiara Ombretta Tommasi Moreschini qui évoque la présence, dans les théories exposées par Martianus Capella dans ses Noces
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de Philologie et de Mercure – à propos du processus ascensionnel de l’âme visant son union avec son époux Mercure, symbole du Noûs – de différents éléments païens, tirés à la fois de la religion romaine traditionnelle, des doctrines venant de l’Étrurie, de la théurgie chaldaïque, du néoplatonisme, de l’arithmologie, des mystères orphiques et de l’hermétisme gréco-égyptien. L’hymne au Soleil prononcé par Philologie dans son parcours ascensionnel, noyau central de l’étude de Chiara Moreschini, s’inscrit sur le plan littéraire dans le genre de la prière ou de l’hymnologie philosophique – représentée, entre autres, par les Hymnes orphiques, par Synésios, par Boèce, et par Proclus. En raison de ses multiples niveaux de lectures possibles – niveaux allégorique, mythologique, philosophique – et des diverses influences qui s’y manifestent – comme la théologie solaire, la métaphysique de la lumière et l’iconographie mithriaque –, l’hymne au Soleil illustre parfaitement la complexité des interférences et des hybridations observables dans les modes de communication des hommes de l’Antiquité tardive avec les êtres supérieurs. * Le projet de ce livre est né des débats autour des questions philosophiques suscitées par l’étude des « noms barbares », lors des réunions de travail du projet ANR Corpus des énoncés de noms barbares (CENOB) dirigé par JeanDaniel Dubois. C’est grâce à ses encouragements et aux riches discussions menées avec les collaborateurs du projet, aux spécialisations diverses, que nous avons pu réaliser, en novembre 2010 à Paris, le colloque qui est à l’origine du présent ouvrage. Que Jean-Daniel Dubois et tous les participants à ces réunions et au colloque trouvent ici l’expression de notre profonde reconnaissance. Nous remercions aussi nos autres collègues qui, par leurs contributions, ont enrichi ce volume. Nous tenons à exprimer toute notre gratitude à MM. Gérard Freyburger et Laurent Pernot, qui ont manifesté un vif intérêt pour ce projet, et accepté d’accueillir cette publication dans leur prestigieuse collection consacrée aux rhétoriques religieuses de l’Antiquité. Ce livre n’aurait pu être réalisé tel qu’il apparaît aujourd’hui sans le précieux concours du Centre Jean Pépin (CNRS – UMR 8230), du LabEx HASTEC (Histoire et Anthropologie des savoirs, des techniques et des croyances), de l’Institut d’Études Avancées de Nantes, de l’Alexander von Humboldt-Stiftung et de l’accueil du Professeur Christoph Horn à la Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, qui ont permis à Luciana Gabriela Soares Santoprete de travailler à sa préparation dans les meilleures conditions.
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Tout aussi indispensables pour l’achèvement de ce livre ont été la lecture et les remarques constructives de Jean-Daniel Dubois, ainsi que la rigueur, la patience et la disponibilité de Claire Raynal du Laboratoire d’études sur les monothéismes (CNRS-EPHE / UMR 8584). Nous lui adressons ici nos plus vifs et sincères remerciements1. Luciana Gabriela Soares Santoprete Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn Alexander von Humboldt-Stiftung Philippe Hoffmann École pratique des hautes études PSL Research University Laboratoire d’études sur les monothéismes
1 Deux ouvrages fondamentaux sont parus après le dépôt du présent volume : Hermias d’Alexandrie, In Platonis Phaedrum scholia, éd. C. M. Lucarini et C. Moreschini, Walter de Gruyter, collection « Bibliotheca Teubneriana », Berlin 2012, et Jamblique, Réponse à Porphyre (De Mysteriis), texte établi, traduit et annoté par H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds (†) avec la collaboration d’A. Lecerf, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2013. Les auteurs n’ont donc pas pu consulter ces ouvrages ; exception faite de Claudio Moreschini qui était déjà en possession des épreuves de son propre ouvrage.
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Les Mystères d’Égypte de Jamblique contiennent le seul exposé de réflexion théorique sur les noms barbares qui nous soit parvenu du monde antique. L’auteur est familier d’exercices théurgiques utilisant des noms magiques ou sacrés. Il connaît donc bien ce qu’il décrit. C’est aussi un philosophe, capable de décrire ce qu’il connaît en introduisant des distinctions et des raisonnements. Deux raisons de revenir à ce témoignage, dès lors qu’il y a plusieurs langages en confrontation : celui des hommes, celui des démons, celui des dieux. L’étape initiale de la formation du théurge à l’incantation des noms divins consiste à se défaire des considérations habituelles concernant la voix (φωνή) : « D’une part, écrit Jamblique, il faut éliminer des noms divins toutes distinctions conceptuelles (πάσας ἐπινοίας) et méthodes logiques (λογικὰς διεξόδους)1, mais il faut éliminer aussi les représentations physiques (φυσικὰς ἀπεικασίας) de la voix, qui font corps (συμφυομένας), en rapport avec (πρὸς τὰ…) les choses de la nature »2. L’ἀφαίρεσις à effectuer pour énoncer correctement les noms divins porte sur deux catégories d’objets : d’un côté ce qui appartient en propre à l’ordre du raisonnement, ou logique du langage, de l’autre ce qui relève de l’imagerie de la voix (φωνή) dans la réalité socioculturelle3. Les traductions existantes de la seconde partie de la phrase ne rendent pas bien compte du participe συμφυομένας. Celui-ci sert à caractériser les 1 Dans le Protreptique (ch. 5, éd. H. Pistelli, Iamblichi Protrepticus, Teubner, Leipzig 1888, p. 35, 18-21 ; Jamblique, Summa Pitagorica, éd. et trad. Fr. Romano, Bompiani, collection « Il pensiero occidentale », Milan 2006, p. 341), Jamblique emploie le terme διέξοδοι pour désigner les procédés discursifs de l’intellect, qui sont entre les passions de l’âme irrationnelle et les activités pures de l’intellect dirigé vers soi-même et le divin. – Toutes les traductions dont les auteurs ne sont pas mentionnés sont personnelles. 2 Jamblique, De Mysteriis, 7, 4, éd. G. Parthey, Jamblichi de Mysteriis liber, Nicolai, Berlin 1857 (désormais désigné par Parthey), p. 255, 6-9 = éd. et trad. É. des Places, Les mystères d’Égypte, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1966 (désormais désigné par des Places), p. 192 : « Il faut donc supprimer des noms divins toutes les conceptions et démarches logiques, en supprimer aussi les représentations naturelles de la voix qui s’accordent aux choses de la nature » ; trad. M. Broze et C. Van Liefferinge, Les mystères d’Égypte. Réponse d’Abamon à la Lettre de Porphyre à Anébon, Ousia, Bruxelles 2009, p. 150 : « Il faut donc supprimer des noms divins toutes inventions et tous développements langagiers, et supprimer aussi les approximations naturelles de la voix, qui sont en connaturalité avec les choses de la matière ». 3 Opposition du langage et de la matière, dualité bien marquée dans la traduction de M. Broze et C. Van Liefferinge (op. cit. supra note 2).
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 19-28 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114830
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représentations de la voix par la réalité observée. L’idée est celle d’une fusion de composantes, de cohésion d’éléments multiples ou opposés4. La suite de l’exposé de Jamblique sur les noms divins explique de façon détaillée le premier aspect de l’ἀφαίρεσις, consistant à éliminer tous les procédés discursifs et distinctions conceptuelles relatifs au langage et à la signification, tels que les pose le débat scolastique depuis Aristote et les stoïciens. En revanche, Jamblique ne dit plus rien du second aspect de l’ἀφαίρεσις, à savoir se défaire de l’imagerie courante de la voix, selon ses aspects concrets et matériels. Les éléments de la sonorité de la voix qui font corps (συμφυομένας), auxquels le théurge doit se soustraire, tiennent à l’opposition des milieux sonores associés aux instruments à cordes et à vent. Nous verrons ensuite comment mettre en évidence un aspect caractéristique de la sonorité barbare, l’ἦχος, la résonance. En conclusion, je reviendrai sur le propos de Jamblique en considérant les noms barbares sous l’aspect de musiques incorporelles. L’opposition des cordes et des vents À l’arrière-plan de toutes choses, un mythe. Le récit se déroule à Apamée de Phrygie (Asie mineure)5, aux sources du Méandre6. La configuration mythologique de cet endroit, tributaire d’un réseau complexe de noms de lieux et de rivières, est aujourd’hui bien clarifiée grâce à l’étude de Pierre Chuvin7. Le satyre Marsyas, joueur d’aulos (sorte de hautbois), y lance un défi à l’adresse d’un dieu, Apollon, maître de la lyre à sept cordes. Un instrument à vent, ayant embouchure et pavillon, l’aulos, bourdonnant, mugissant, à sons rauques, est mis en rivalité avec les sonorités claires et limpides d’un 4 Exemples avec le verbe συμφύεσθαι chez Aristote et Théophraste, rassemblés par Ch. Mugler, Dictionnaire historique de la terminologie optique des Grecs. Douze siècles de dialogues avec la lumière, Klincksieck, collection « Études et commentaires », Paris 1964, p. 376. 5 Apamée de Phrygie (Apameia-Kibôtos, le premier nom est celui de l’épouse, ou de la mère, du roi séleucide Antiochos I Sôter, 280-261) était construite à proximité de Kelainai (Célènes), capitale de la satrapie achéménide de Grande Phrygie où Xerxès (485-465) avait fait construire un palais (aujourd’hui Dinar, Turquie). 6 Hérodote, Histoires, VII, 26, éd. et trad. Ph.-É. Legrand, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1951, p. 74-75 : après avoir franchi le fleuve Halys, l’armée (de Xerxès) pénétra en Phrygie et, marchant à travers ce pays, parvint à Célènes (Kelainai), où sont les sources du Méandre et celles d’un autre fleuve non moins important que le Méandre, qui a nom Catarractès (Orgas, chez Strabon, Géographie, XII, 6) ; il jaillit au milieu même de la place publique de Célènes et se jette dans le Méandre. Là aussi (c’est-à-dire dans la grotte de la confluence des eaux) se trouve l’outre (ἀσκός) du silène Marsyas, formée, à ce que disent les Phrygiens, de la peau de Marsyas écorché par Apollon, et suspendue par lui. Élien, Varia historia, XIII, 21 : à Célènes, si quelqu’un joue de l’aulos sur le mode phrygien près de l’outre du Phrygien, la peau vibre. En revanche, s’il joue (de l’instrument) pour Apollon, elle reste immobile et semble sourde. 7 P. Chuvin, Mythologie et géographie dionysiaques. Recherches sur l’œuvre de Nonnos de Panopolis, Adosa, Clermont-Ferrand 1991, p. 111-127.
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instrument à cordes pincées, la lyre. Apollon lance un autre défi : jouer de ces instruments mais à l’envers. Marsyas est vaincu, et mis à mort. Dans la littérature et la philosophie, le mythe de la rivalité de Marsyas et d’Apollon s’accompagne d’un certain nombre de représentations socioculturelles, qu’il convient de rappeler. Il y a d’abord le choix net d’Homère en faveur d’Apollon, autrement dit pour les cordes (la lyre)8. Pareillement, chez Platon, pour qui la différence des instruments renvoie à l’opposition entre ville et campagne. Les harmonies qui conviennent à la cité sont les sonorités claires et apolliniennes de la lyre et de la cithare, alors que les sonorités dionysiennes et bourdonnantes de la syrinx et autres instruments à vent sont faites pour la campagne et les bergers. « Nous ne faisons rien d’extraordinaire en décernant à Apollon et à ses instruments un rang supérieur à Marsyas et à ses instruments »9. L’interprétation sociale de la rivalité sert à mettre en évidence une différence culturelle. Le néoplatonicien Olympiodore affirmera dans le Commentaire au Phédon que « le Poète (Homère) donne l’aulos aux Troyens, nulle part aux Grecs : (cet instrument) empêche de parler et même d’écouter ; d’une façon générale, il s’oppose à toute activité intellectuelle »10. Quant à Plutarque, citant à l’appui dans l’E de Delphes Stésichore et Sophocle, il met en rivalité seulement deux genres musicaux : les instruments de musique d’Hadès employés pour les lamentations, les cérémonies de deuil et les mystères (ὄργια), et ceux d’Apollon faits pour les jeux, les danses et les chants (lyre, luth)11. Les pythagoriciens, quant à eux, tiraient de la différence des instruments une culture sociale faite de comportements opposés. Selon une tradition biographique transmise par le musicographe Aristide Quintilien (iiie s. de notre ère), Pythagore aurait conseillé à ses disciples, auditeurs occasionnels des sonorités d’un aulos, d’effacer par des lustrations leur ouïe qui se trouvait alors souillée comme par un vent (πνεύματι) et de chercher à profiter du son décent
8 Homère, Scolies B à Iliade, XVIII, 495 ; Scolies T à Iliade, X, 13. 9 Platon, République, III, 399 d-e ; P. Boyancé (Le culte des Muses chez les philosophes grecs, E. de
Boccard, Paris 1972 [1936], p. 120) souligne le « caractère orgiastique et pathétique » de l’aulos selon Platon. 10 Olympiodore, In Phaedonem, 21, 1, éd. L. G. Westerink, The Greek Commentaries on Plato’s Phaedo, t. I : Olympiodorus, North-Holland Publishing Company, Amsterdam 1976, p. 74-75 ; trad. F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », Paris 1956, p. 472. 11 Catulle (Carmina, LXIV, 254-264) énumère les instruments à sonorités dionysiennes qui accompagnent les danses des Ménades : tambourins (tympana), cornes (cornua) qui font entendre des bourdonnements rauques (raucisonos […] bombos), et la tibia barbare (barbaraque […] tibia) au son effrayant (horribili […] cantu) ; Plutarque, De E Delphico, 21 (Moralia 394 B-C) ; description des instruments : J. Rimmer, Ancient Musical Instruments of Western Asia in the Department of Western Asiatic Antiquities, The British Museum, Londres 1969, p. 34-44.
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de la lyre pour purifier leur âme de désirs déraisonnables12. Jamblique s’inscrit dans la même tradition en reconnaissant dans la Vie de Pythagore que l’instrument de musique favori des pythagoriciens est la lyre, « car ils estimaient que l’aulos produisait un son ὑβριστικόν (= portant à la démesure, ὕβρις) et πανηγυρικόν (= fait pour les panégyries), mais ne convenant nullement à un homme bien éduqué »13. Le mythe phrygien de la rivalité musicale entre Marsyas et Apollon se prête également, chez les pythagoriciens, à des allégories physiques et cosmologiques, dont se fait l’écho également Quintilien dans l’ἔκφρασις suivante : en haut de la rivière à Célènes, on trouve un Marsyas suspendu à la façon d’une outre (ἀσκός). Il figure l’atmosphère, lieu aérien plein de vents (πνεύματα) et obscur. En revanche, bien qu’étant au-dessus des eaux de la source, mais rattachés à l’éther, Apollon et ses instruments y représentent une essence plus pure, le monde de l’éther14. En conséquence de la représentation duelle des cordes et des vents, il ne peut y avoir de bonne éducation sans apprentissage du jeu de la lyre, dont le son imite l’harmonie des sphères et procure à l’âme un avant-goût des mélodies célestes15. Du coup, l’apprentissage de l’aulos est banni de la bonne société athénienne et de l’éducation. Cette exclusion, selon ce qu’explique Plutarque dans l’Alcibiade, aurait pour fondements anthropologiques les raisons suivantes16 : Arrivé à l’âge des études, Alcibiade écoutait assez bien la plupart de ses maîtres, sauf qu’il refusait de jouer de l’aulos, considérant cet instrument comme méprisable et indigne d’un homme libre. L’usage du plectre et de la lyre, disait-il, ne déforme pas la figure et l’aspect qui conviennent à un homme libre ; mais quand un homme souffle dans un aulos avec sa bouche, ses familiers eux-mêmes ont grand’ peine à reconnaître ses traits. En outre, quand on joue de la lyre, on peut en même temps parler ou chanter ; mais l’aulos, en occupant et obstruant la bouche, ôte au musicien la voix et la parole. « Laissons donc l’aulos, poursuivait-il, aux enfants des Thébains ; car ils ne savent pas converser ; mais nous, Athéniens, nous avons, comme le disent nos pères, Athéna pour fondatrice et Apollon pour auteur de notre race : or l’une a jeté l’aulos loin d’elle, et l’autre
12 Aristide Quintilien, De Musica, II, 19, éd. A. Jahn, Calvargi, Berlin 1882, p. 66. 13 Jamblique, Vie de Pythagore, 111, éd. A. Nauck, Iamblichi De vita Pythagorica, Hakkert, Amsterdam
1965 (reprod. de l’éd. de Saint-Pétersbourg 1884), p. 81. Le son de l’aulos, « hybristique et panégyrique », est fait pour les fêtes religieuses populaires, les foires, les manifestations sportives ; sur ces dernières : Philodème, Sur la musique, IV, éd. et trad. D. Delattre, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2007, p. 64. 14 Aristide Quintilien, De Musica, II, 18, éd. Jahn, p. 65. 15 Plutarque, Quaestiones conviviales, IX 14, 6 (Moralia 745 E), avec le commentaire de Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, p. 472. 16 Id., Alcibiade, II, 5-7 (Vies, 192 E-F), éd. et trad. R. Flacelière et É. Chambry, Plutarque. Vies, t. III, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1964, p. 120 ; comparer avec Athénée, Deipnosophistes, IV, 184 E.
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a écorché l’aulète »17. Par de tels propos mi-plaisants, mi-sérieux, Alcibiade se détourna de cette étude, et en détacha aussi ses camarades, car le bruit ne tarda pas à se répandre parmi les enfants qu’Alcibiade avait horreur, et avec raison, du jeu de l’aulos et raillait ceux qui l’apprennent. C’est ainsi que cet instrument fut tout à fait exclu des études libérales et complètement déconsidéré.
Les jeux d’images antinomiques entre instruments à cordes et à vent ont leur point de convergence dans la représentation culturelle grecque opposant la langue de l’Attique aux parlers étrangers. Ainsi, ce que le grec est aux autres langues, les cordes le seraient à la musique, domaine à part, quasi divin, éveillant dans l’âme la nostalgie de l’éther, créateur des liens entre musique des hommes et musique des astres. Le philosophe épicurien Philodème de Gadara (ca 110-ca 40 avant J.-C.), discutant un propos d’Hermarque sur le langage humain des dieux, considère ceux-ci à l’instar de philosophes grecs qui deviseraient entre eux : Et on doit dire qu’entre eux (les dieux) font usage de langage articulé (φωνῇ) et de conversation (ὁμιλίᾳ). « Car, dit-il (Hermarque), nous ne les considérerions pas plus heureux et indestructibles s’ils n’en avaient pas, mais plutôt semblables à des humains muets. Car puisque nous tous, qui ne sommes pas estropiés, faisons usage de langage, dire que les dieux sont ou estropiés ou différents de nous à cet égard – il n’y a pas d’autre façon pour eux comme pour nous de donner forme à des sons – est tout à fait aberrant, surtout du fait que la conversation avec ses semblables est une source d’un plaisir indicible en vue du bien »18. Par Zeus aussi, pensons qu’ils ont effectivement à leur disposition la langue grecque, ou du moins quelque chose de pas trop éloigné mais dont les éléments articulés (τὰς φωνάς) se combineraient rigoureusement (σὺν λόγῳ) en sonorités très claires et très nettes, comme le font en Grèce tous les sages (σοφοί), ceux du moins qu’on peut dire tels, dès lors qu’ils se servent dans l’accumulation de leurs raisonnements (κατὰ τὰς ἀρθρώσεις) d’éléments articulés (φωναῖς) qui ne
17 Athéna-Apollon représentent le front uni de la bienséance et de la décence contre l’aulos. Pour une réhabilitation de Marsyas dans le dithyrambe : Fr. Lasserre, Plutarque. De la musique. Texte, traduction, commentaire précédés d’une étude sur l’éducation musicale dans la Grèce antique, Urs Graf, collection « Bibliotheca Helvetica Romana », Olten-Lausanne 1954, p. 51-52. 18 Fin de la citation d’Hermarque. Dans l’épicurisme, même si, ou plutôt parce qu’ils procurent du plaisir (fr. 67, éd. H. Usener, Epicurea, Teubner, Leipzig 1887 ; rééd. I. Ramelli, Bompiani, Milan 2002), les arts et la poésie sont considérés comme inutiles en vue d’acquérir la sagesse (fr. 227-229, éd. Usener) ; également, M. Bollack, La raison de Lucrèce. Constitution d’une poétique philosophique, avec un essai d’interprétation de la critique lucrétienne, Éditions de Minuit, collection « Le sens commun », Paris 1978, p. 131 n. 2 ; M. Gigante, Scetticismo e epicureismo. Per l’avviamento di un discorso storiografico, Bibliopolis, collection « Elenchos », Naples 2006, p. 179 (Épicuriens et sceptiques contre les sciences humaines), p. 181 et 187 (Contre la culture), p. 209 (Contre la géométrie), p. 215 (Contre la musique).
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sont pas très différents (de ceux en usage chez les dieux). Nous savons bien, en effet, que seuls sont devenus des sages ceux qui utilisent la langue grecque, et [lacunes et reconstitution problématique] puisque, entre de multiples façons de voir, il est nécessaire de trouver un langage commun, le grec est la langue qui en ce cas revêt le plus d’application, non seulement pour les cités grecques, mais aussi dans le monde entier19.
Selon cette position, bien dans la tradition épicurienne20, un langage prétendu clair, en l’occurrence grec, est nécessairement un parler divin. Mais est aussi vraie la thèse commune inverse, selon laquelle tout langage divin est obscur, en conséquence de quoi une prière aux dieux sera d’autant plus efficace qu’elle s’exprimera en sonorité barbare (βαρβάρῳ φωνῇ)21. Si tel est le cas, à quoi tient la puissance du langage obscur ? Une caractéristique des sons barbares : la résonance La résonance (ἦχος) est le prolongement et l’amplification des sons en fonction de la forme des instruments et de la nature des milieux sonores. Elle est ce qui caractérise les instruments à vent particulièrement appréciés dans la musique barbare. Deux exemples, proches dans le temps, permettront de juger de l’importance de cet ἦχος dans la définition de la φωνή. Le premier est une poésie hellénistique en usage chez les gnostiques naassènes, l’Hymne à Attis II22 ; le second exemple un extrait de Lucrèce sur la voix23. 1 Ἄττιν ὑμνήσω τὸν Ῥείης, 2 οὐ ωδώνων σὺμ βόμβοις, 19 Philodème, De dis, P. Herc. 152/157, col. XIII 36-XIV 16, éd. H. Diels, Philodemos. Über die Götter. Drittes Buch, Verlag der Königl. Akademie der Wissenschaften, collection « Abhandlungen der Königlichen Preussischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse », Berlin 1916, p. 1-96, spéc. p. 36-38. 20 Critique de la théorie épicurienne du langage des dieux, d’un point de vue platonicien : Cicéron, De natura deorum, I, 92 ; sceptique : Sextus Empiricus, Adversus mathematicos, IX, 178-179. 21 Fragment du philosophe inconnu (stoïcien ?), cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, I, 143, 6. 22 Ps.-Hippolyte de Rome, Elenchos, V, 9, 9, éd. M. Marcovich, Hippolytus. Refutatio omnium haeresium, Walter de Gruyter, collection « Patristische Texte und Studien », Berlin 1986, p. 167-168 ; Testi gnostici in lingua greca et latina, éd. et trad. M. Simonetti, Fondazione Lorenzo Valla-Arnoldo Mondadori Editore, collection « Scrittori greci e latini », Milan 1993, p. 85 : « Canterò Attis figlio di Rea / non col rimbombo di trombe / né col flauto risonante / dei Cureti dell’Ida, / ma al canto caro a Febo / unirò il grido delle cetre : Evoè, Evàn ; / come Pan, come Bacco, /come pastore dei bianchi astri ». 23 Lucrèce, De rerum natura, IV, 542-548, éd. et trad. A. Ernout, Les Belles Lettres, « Collection de commentaires d’auteurs anciens », Paris 1924, p. 173 ; pour les liens entre Lucrèce-Catulle-Philodème, cf. M. Gigante, « Philodème entre Catulle et Lucrèce », dans A. Monet (éd.), Le Jardin romain : épicurisme et poésie à Rome. Mélanges offerts à Mayotte Bollack, Presses de l’Université Charles de Gaulle Lille 3, collection « Travaux et recherches », Lille 2003, p. 19-37, spéc. p. 24-36.
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οὐδ’ αὐλῷ Ἰδαίων Κουρήτων μυκητᾷ, ἀλλ’ εἰς Φοιβείαν μίξω μοῦσαν φορμίγγων∙ εὐοῖ, εὐάν, ὡς Πάν, ὡς Βακχεύς, ὡς ποιμὴν λευκῶν ἄστρων.
1 « Je chanterai Attis fils de Rhéa, 2 non aux bourdonnements des κώδωνες 3 ni à l’aulos mugissant 4 des Courètes de l’Ida, 5 mais je mêlerai à la Phoibéenne 6 sonorité des cordes, évoé, 7 évan, tel Pan, tel Bakkheus, 8 tel le berger des astres éclatants »24. 542 Asperitas autem uocis fit ab asperitate 543 principiorum, et item leuor leuore creatur. 544 Nec simili penetrant auris primordia forma, 545 cum tuba depresso grauiter sub murmure mugit, 546 et reboat raucum retro cita barbara bombum, 547 et ualidis cycni torrentibus ex Heliconis 548 cum liquidam tollunt lugubri uoce querellam. 542 La rudesse de la voix tient à la rudesse 543 des principes, tout comme sa douceur est faite de leur douceur25 : 544 ne pénètrent pas dans les oreilles des éléments à forme semblable, 545 lorsque la trompe d’un grondement enfoncé dans les basses mugit26 546 et que, mise en branle en arrière, la barbare exprime un bourdonnement rauque27, 24 Vers 8 (« tel le berger des astres éclatants ») : c’est-à-dire celui qui fait paître les astres en les accompagnant de musique et de chant ; « berger » est synonyme de musicien, chanteur : Moschos, III, 54 (Chant funèbre en l’honneur de Bion), éd. Ph.-É. Legrand, Bucoliques grecs, t. II : Pseudo-Théocrite, Moschos, Bion, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1927, p. 160 : « dans les tuyaux (de la syrinx du berger), paît l’écho de ton chant ». 25 Les principia ou primordia sont les atomes de la matière chez Lucrèce. Pour C. Gaudin (Lucrèce. La lecture des choses, Encre marine, La Varenne 1999, p. 63), ils désignent la fonction abstraite des atomes ou éléments (corps en général), alors que res ou corpora prima désignent ces mêmes atomes comme corps concrets formant dans la trajectoire de leurs rencontres d’autres corps. 26 Le « grondement » (murmure) de la trompe au vers 545 est décrit pareillement par Properce, Élégies, IV, 4, 9-10, éd. et trad. S. Viarre, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2005 (désormais désigné par Viarre), p. 139 : « Qu’était donc Rome alors que la trompette de Cures (tubicen […] Curetis) secouait les rochers proches de Jupiter d’un grondement persistant (lento murmure) ». 27 La tuba est la grande trompe incurvée (tuba curva). A. Ernout et L. Robin (Lucrèce. De rerum natura, t. II : Commentaire exégétique et critique, Les Belles Lettres, « Collection de commentaires d’auteurs anciens », Paris 1926, p. 236), traduisent : « Et lorsque la trompette barbare renvoie, ramenée en arrière (c’est-à-dire répercutée par l’écho), son rauque gémissement ». Properce, Élégies, IV,
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547 ou quand depuis les fiers torrents de l’Hélicon les cygnes 548 élèvent d’une voix lugubre leur plainte limpide28.
L’Hymne à Attis et les vers de Lucrèce présentent la même antinomie : d’un côté, les sonorités des instruments à vent propres aux rites mystériques et initiations des Barbares, rudesse (asperitas) des βόμβοι des κώδωνες et de l’aulos-tibia mugissant, barbara bombum, de l’autre les sonorités apolliniennes et grecques des instruments à cordes dont la douceur (leuor) prélude à l’immortalité à la façon du chant platonicien du cygne. Chez Lucrèce, l’opposition est conforme à la structure traditionnelle des usages cultuels : Barbares vs Grecs. Dans l’Hymne à Attis, en remploi chez les gnostiques naassènes, les applications de l’antinomie ne sont plus respectées, les Barbares sont devenus des Grecs, les rites mystériques sont revus à la mode pythagoricienne, c’est-à-dire célébrés sur des sonorités apolliniennes. Deux points sont à éclaircir : quels sont les instruments de musique désignés par les κώδωνες du vers 2 de l’Hymne à Attis ? Que veut dire Lucrèce au vers 546 par l’expression retro cita barbara appliquée à la tuba ? Les commentateurs, lorsqu’ils traduisent, interprètent κώδωνες par grelots, castagnettes, clochettes, ou encore par trompettes29. Cette interprétation n’est pas acceptable car le grelot et la trompette (mais quelle sorte de trompette ?) ne produisent pas des bourdonnements (βόμβοι). Il ne peut donc s’agir que d’instruments associés à l’aulos-tibia phrygien. Dans les Sept contre Thèbes, Eschyle dit que des κώδωνες sont suspendus au bouclier du féroce Tydée, le héros étolien, dans le but d’effrayer l’ennemi30. Aux vers 463-464 de la même pièce, il est question des muselières (φιμοί) des chevaux qui « sifflent un mode
3, 20, Viarre p. 137 : « Qu’il périsse celui qui arracha ses palissades à des arbres innocents et fit de rauques ossements des trompettes plaintives (et struxit querulas rauca per ossa tubas) ». 28 Au vers 547, cycni torrentibus est une correction de Vossius (cod. necti tortis). La « plainte limpide » (liquidam querellam) au vers 548 évoque la douceur de la φωνή annonciatrice d’immortalité par le mythe du chant du cygne avant sa mort (Platon, Phédon, 84 e - 85 c). L’Hélicon, littéralement « la montagne tortueuse, en zigzag, en spirale », est la résidence béotienne des Muses, patrie d’Hésiode. Le lien entre l’Hélicon et les cygnes est noté aussi par Properce, Élégies, III 3, 39-41, Viarre, p. 91 (Calliope s’adressant au poète) : « Tu te contenteras d’être toujours porté par des cygnes neigeux (niueis […] cycnis) et le hennissement du cheval courageux ne te conduira pas au combat. Ne te soucie en rien de faire retentir les sonneries militaires dans la trompette rauque (rauco […] cornu) ». 29 Ainsi A. Siouville, dans Hippolyte de Rome, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, Rieder, Paris 1928, p. 157 (trompettes) ; R. Haardt, Die Gnosis. Wesen und Zeugnisse, Otto Müller, Salzburg 1967, p. 90 (Posaunenschall) ; Th. Wolbergs, Griechische religiöse Gedichte der ersten nachchristlichen Jahrhunderte, t. I : Psalmen und Hymnen der Gnosis und des frühen Christentums, Anton Hain, collection « Beiträge zur klassischen Philologie », Meisenheim am Glan 1971, p. 77 (κρόταλα, Klappern, Schellen). 30 Eschyle, Sept contre Thèbes, 385-386, trad. P. Mazon, dans Eschyle. Tragédies, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1920, p. 124 : ὑπ’ ἀσπίδος δὲ τῷ χαλκήλατοι κλάζουσι κώδωνες φόβον, « sous son bouclier, des cloches de bronze sonnent l’épouvante ».
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barbare (συρίζουσι βάρβαρον τρόπον), emplies du souffle de leurs naseaux arrogants ». Le caractère barbare de ce sifflement associé à un ἦχος est précisé par une scholie : « Les colliers de fer du harnais près des narines du cheval avaient comme des κώδωνες vides dans lesquels l’air lorsqu’il sortait des naseaux accomplissait une résonance (ἦχον ἀπετέλει) »31. De là vient la remarque de Pollux, selon qui « certaines (de ces muselières) sont dites en forme d’aulos (αὐλωτοί) parce qu’elles ont des κώδωνες qui leur sont attachés : en hennissant dans ces κώδωνες, les chevaux produisaient une résonance (ἦχον) comme avec un aulos »32. L’instrument de musique, rejeté par l’Hymne à Attis des naassènes, était donc une sorte de trompe de bronze à pavillon arrondi et évasé, comme des conques d’oreilles, pour amplifier et prolonger les sons. Le but du son barbare est de semer la panique dans les rangs des adversaires. Pareillement, les noms barbares des exercices théurgiques sont censés produire le même effet sur les rangées de démons qui peuplent l’air. Je penserais volontiers que Lucrèce, en disant de la tuba barbare qu’elle est retro cita, « mise en branle en arrière », désigne le même phénomène d’écho puissant, qui glace d’effroi parce qu’il se prolonge indéfiniment et se répète comme s’il revenait sur lui-même. Les musiques incorporelles La perspective de l’usage théurgique des noms divins chez Jamblique implique que soient dépassées et éliminées les composantes matérielles de la voix qui font corps, ainsi que leurs représentations socioculturelles construites sur la dualité des cordes et des vents. Le passage des Mystères d’Égypte, au point de départ, argumente pour une conception de la voix et du son qui cherche à échapper à la corporalité. Cette position est déjà, semble-t-il, celle des Oracles chaldaïques, probablement aussi, comme l’a montré Jan Hendrik Waszink depuis longtemps, celle d’un certain nombre de platoniciens33. Jamblique n’est pas isolé. Le progrès de sa réflexion par rapport à la pratique ordinaire des noms barbares consiste à concevoir une condition humaine charnelle mais n’exigeant plus que vienne d’en haut une voix physique. Pour communiquer directement
31 Scholie citée par A. G. Wersinger, La sphère et l’intervalle. Le schème de l’Harmonie dans la pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon, Éditions Jérôme Millon, Grenoble 2008, p. 80, dont je reproduis la traduction. 32 Pollux, Onomasticon, X, 56. Texte cité et traduit par A. G. Wersinger, La sphère et l’intervalle, op. cit., p. 80. 33 Oracles chaldaïques, fr. 146, 3, éd. et trad. É. des Places : une φωνή peut provenir d’un ἀτύπωτον, autrement dit la corporalité humaine n’exige pas que vienne d’en haut une voix corporelle ; également fr. 148, 3 : « la voix du feu » ; commentaire de J. H. Waszink, « La théorie du langage des dieux et des démons dans Calcidius », dans J. Fontaine et Ch. Kannengiesser (éd.), Epektasis. Mélanges patristiques offerts au cardinal Jean Daniélou, Beauchesne, Paris 1972, p. 237-244, spéc. p. 239-242.
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avec des individus mortels, les êtres supérieurs n’ont pas besoin d’une voix matérialisée, c’est-à-dire de sons circulant dans les airs ou articulés sous forme de mots. Dans cette perspective, les noms barbares révèlent une musique incorporelle, faite de sonorités sacrées, immuables, hors signification. C’est déjà en formation la musique du chœur des anges, assimilée à celle du chœur des Muses, ce « nectar de voix Pégaséenne », comme dit Martianus Capella, nectar que déverse sur le poète un chœur de vierges fontanéennes prises sous le charme des tuyaux doubles d’un certain garçon de Phrygie34.
34 Martianus Capella, Noces de Philologie et de Mercure, IX, 908, éd. I. Ramelli, Marziano Capella. Le Nozze di Filologia e Mercurio, Bompiani, Milan 2001, p. 650 : Post hos honoratior fontigenarum virginum chorus Pegaseae vocis nectare diffluebat, qui Phrygii cuiusdam bupaedae cicutis germinatis interstinctus omnes praecedentium suavitatum dulcedines anteibat, « après ceux-ci [vers cités par M. Capella], le chœur plus vénérable des vierges fontanéennes [les Muses] déversait un nectar de voix pégaséenne, alors que, pris sous le charme des tuyaux doubles d’un certain garçon de Phrygie, il [le chœur des Muses] surpassait toutes les douceurs des suavités précédentes ». Interstinctus est le verbe spécifique servant à exprimer l’emprise magique qu’exercent les sonorités de l’aulos barbare sur le chœur des Muses ; le garçon de Phrygie indéterminé est à la fois Marsyas, son fils Olympos, et Attis.
Le nom des dieux, la langue des dieux chez Homère Pierre Chiron
Le thème général choisi pour cet article est le lexique des dieux chez Homère. Dans la formule « lexique des dieux », nous entendons le génitif avec ses deux valeurs, objective et subjective, ce qui ouvre à l’enquête deux pistes principales : l’une sur les mots dont le Poète se sert pour évoquer les dieux, l’autre sur le langage dont usent les dieux eux-mêmes, entre eux ou pour communiquer avec les hommes. Dans le premier de ces deux domaines, un rhétoricien1 ne peut manquer de songer d’abord à l’allégorisme, qui fait du nom des dieux – au besoin grâce à une étymologie inventée ad hoc – le nom déguisé d’une entité abstraite ou d’une réalité physique2. Cette piste est importante en effet, et nous l’emprunterons plus loin, en essayant de montrer que le phénomène ne relève pas seulement du Nachleben ou de l’exégèse tardive de l’épopée, mais trouve ses 1 La « rhétorique d’Homère » est d’actualité, en témoignent les deux colloques jumeaux organisés en mai et en novembre 2010 à Clermont-Ferrand et à Dijon par S. Dubel, A.-M. Favreau-Linder, E. Oudot, sous le titre : « Homère rhétorique. Études de réception antique ». S’il y a tant de grain à moudre sur cette question, c’est parce que les rhéteurs anciens ont extrait nombre de doctrines et d’exemples de l’Iliade et de l’Odyssée, non seulement dans le domaine des catégories stylistiques ou celui des tropes (comme l’allégorie) et des figures, mais aussi dans le champ de l’argumentation : cf. par exemple Ps.-Denys d’Halicarnasse, I Discorsi Figurati I e II (Ars Rhet. VIII e IX Us.-Rad.), éd. et trad. S. Dentice di Accadia, collection « Aion », Fabrizio Serra Editore, Pise-Rome 2010, première traduction en langue moderne de textes où les techniques de déguisement de l’intention sont illustrées d’exemples homériques. L’éducation grecque ancienne, en effet, repose sur la poésie, au premier chef sur Homère, le Poète par excellence, avant que les rhéteurs ne diversifient l’éventail des modèles. De surcroît, dans la querelle qui a opposé rhéteurs et philosophes tout au long de l’Antiquité, et à la lumière des recherches stoïciennes sur la langue des origines, Homère est devenu le modèle d’une langue et d’une expression pures, naïves et en même temps très élaborées, modèle qui permettait aux rhéteurs d’esquiver les reproches adressés à leur complaisance, réelle ou supposée, pour l’ornement inutile et la duplicité. Le rhéteur Démétrios écrit cette phrase à propos de l’usage des figures par les Anciens : « Il faut user des figures sans les accumuler, car c’est de mauvais goût et cela communique au discours une allure en quelque sorte disparate. À coup sûr, les Anciens mettaient beaucoup de figures dans leurs textes tout en restant plus proches de l’usage que ceux qui, aujourd’hui, s’en abstiennent. C’est qu’ils les disposaient avec un art consommé » (Démétrios [Ps.-Démétrios de Phalère], Du Style, 67, éd. et trad. P. Chiron, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1993). Il y a là une nostalgie un peu paradoxale pour une τέχνη parfaitement spontanée, qui contribue à expliquer la permanence du paradigme homérique. 2 Sur l’allégorie dans la tradition occidentale, cf. notamment B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine (éd.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, Honoré Champion, Paris 2004 ; G. Dahan et R. Goulet (éd.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Vrin, collection « Textes et traditions », Paris 2005.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 29-51 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114831
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racines dans les premiers moments de la conception et de la transmission du poème. Mais en dehors de cette piste, on est vite saisi de perplexité. Mme Françoise Létoublon – à l’origine du principal site de bibliographie homérique français, domicilié à la MSH de Grenoble3 – nous a fourni plusieurs indications précieuses, mais en signalant l’absence de synthèse sur ce thème. Il n’existe même pas d’étude d’orientation susceptible de guider l’enquête. Un bon candidat a priori pour ce rôle est l’ouvrage collectif Nommer les dieux – dirigé par Nicole Belayche et al.4 – qui cite abondamment Homère, mais n’en fait pas sa cible principale. Sur plus de cinquante contributions, on n’en trouve qu’une qui soit centrée sur le Poète, et encore est-ce une contribution très courte de Luigi Spina qui porte non pas sur le nom des dieux mais sur la façon dont les dieux s’adressent aux humains, ou, pour utiliser les termes dont se sert l’auteur de l’article, sur la « théophonie » qui accompagne la plupart du temps la « théophanie »5. Dans ce volume, l’historien anglais Robert Parker note ceci : « Depuis longtemps je crois que la théonymie est un de ces aspects de la culture grecque que l’on accepte, parce qu’ils sont familiers, sans y passer suffisamment de temps, sans reconnaître ce qu’ils comportent d’étrange et de problématique »6. Nous verrons bientôt qu’il y a quelques raisons objectives à ce curieux scotome. Pour ce qui est de l’autre versant de la question, la langue des dieux, la difficulté viendrait plutôt de l’absence de tout problème apparent, ce que nous a confirmé une homérisante expérimentée, Bernadette LeclercqNeveu : en pratique, les dieux d’Homère parlent la même langue, le grec, et s’expriment de la même façon que les hommes des deux camps, les Troyens ou les Achéens. Luigi Spina, dans l’article cité ci-dessus, conclut de même à la parfaite « laïcité » qui caractérise la façon dont les dieux, chez Homère, s’adressent aux hommes. Essayons pourtant d’en savoir un petit peu plus. Des dieux et des hommes chez Homère Sur la question du nom des dieux, l’absence d’ouvrage de synthèse ne tient pas à l’absence de matériaux, mais au fait que les pièces du dossier 3 Centre d’études homériques, MSH-Alpes (http ://homere.inist.fr). 4 N. Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épiclèses dans l’Antiquité,
Brepols-Presses universitaires de Rennes, collection « Recherches sur les rhétoriques religieuses », Turnhout-Rennes 2005. Cf. déjà (également dans une perspective générale) M. Müller, Mythologie comparée, éd. P. Brunel, Robert Laffont, collection « Bouquins », Paris 2002, p. 258 sq. 5 L. Spina, « Modi divini di nominare gli uomini », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 579-584. 6 R. Parker, « Artémis Ilithye et autres : le problème du nom divin utilisé comme épiclèse », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 219-226, p. 219.
Le nom des dieux, la langue des dieux chez Homère
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sont éparses, éclatées entre plusieurs disciplines très différentes : l’histoire religieuse, la littérature, la linguistique, l’archéologie, l’anthropologie... Cet éclatement tient lui-même au fait que la religion d’Homère est le produit d’un syncrétisme où se mêlent, dans un cadre indo-européen, des divinités archaïques pré-grecques très difficiles à identifier, un panthéon grécisé d’origines variées attesté dans les tablettes en linéaire B7, et des divinités et des cultes plus récents d’origine proche-orientale aux noms plus ou moins opaques, sans doute, pour des Grecs. L’ensemble de ce matériau fut recomposé sur la côte ionienne de l’Anatolie vers le viie siècle av. J.-C. dans un texte qui n’a pas été créé comme un poème d’aujourd’hui : les meilleures hypothèses font de l’Iliade et l’Odyssée tout à la fois la collection, la fixation et la mise en forme littéraire – permises a) par une écriture phénicienne nouvellement adaptée au grec, l’alphabet, b) par un support propice à recevoir des textes longs, récemment importé lui aussi, le rouleau de cuir8, et c) par le génie d’un artiste hors pair – d’épisodes tirés de la tradition orale qui s’était progressivement cristallisée depuis plusieurs siècles à propos de la guerre de Troie. Ces conditions à la fois si complexes et si particulières imposent – si l’on veut mettre en perspective la question du nom des dieux – de commencer par quelques généralités sur les relations hommes-dieux chez Homère et sur les différentes manières dont le problème a été posé. Le sous-titre ci-dessus, « Des dieux et des hommes chez Homère », est évidemment un clin d’œil en direction d’un beau film récent. Le film de Xavier Beauvois s’appelle Des hommes et des dieux, orientant le dialogue de bas en haut et pluralisant le dieu unique des religions du Livre. C’est sans doute parce qu’il montre tout à la fois la force de l’appel des hommes en direction de ce Dieu et les terribles dévoiements auxquels donne lieu l’échange impossible entre des hommes issus de cultures proches et un Dieu dont beaucoup ne voient plus l’unicité. C’est aussi parce qu’il laisse deviner l’éprouvant silence de ce Dieu transcendant, silence alternativement plein ou vide, même pour ceux dont la foi est la plus solide. Ces traits distinctifs des religions majoritaires aujourd’hui en Occident et au Proche-Orient font ressortir d’éclatantes différences avec les dieux des Grecs, qui ne sont pas étrangers à la violence, certes non, mais s’avèrent
7 Cf. F. Rougemont, « Les noms des dieux dans les tablettes inscrites en linéaire B », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 325-388. 8 Cf. sur ce point J. Irigoin, « Homère, l’écriture et le livre », Europe 865, mai 2001, p. 8-19, qui met en rapport la longueur des chants et leur numérotation par des lettres avec la nouvelle écriture et ce support particulier. Chez les Ioniens d’Asie, la substitution du rouleau de papyrus au rouleau de cuir a dû se faire au vie siècle (ibid., p. 15).
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infiniment plus accessibles, plus compréhensifs, plus compréhensibles, en un mot plus proches des hommes avec lesquels, d’ailleurs, ils partagent la même nature9. Car les dieux d’Homère ont la même origine que les hommes, Gaia. S’ils ne meurent pas, ils sont nés dans des circonstances particulières et ont donc un jour anniversaire10. Ils occupent le même espace – même si certaines zones leur sont réservées –, forment une petite société patriarcale qui n’est guère différente de celle des humains de l’époque mycénienne et des « siècles obscurs » – avec des liens de domination et de soumission, de parenté plus ou moins proche et des usages codifiés11. Ils ont en partage la même « culture » que les hommes et se délectent comme eux du chant des Muses12. Ils se laissent dominer par les mêmes passions : la colère et les insultes13, le désir sexuel (comme Zeus, Aphrodite et Arès). Leur morale est aussi incertaine : ils se livrent au vol (comme Hermès), à des querelles de vieux couples comme Zeus et Héra... Cette communauté facilite les échanges : les dieux se mêlent d’une manière très partiale des affaires des hommes. Apollon, pour persuader Énée de combattre Achille, se déguise en Lycaon, fils de Priam. Le fleuve Scamandre prend forme humaine pour se plaindre à Achille du trop-plein de cadavres dont le héros encombre ses eaux14. Ils vont jusqu’à s’immiscer dans la bataille
9 Cf. sur ce point et les suivants M. Detienne et G. Sissa, La vie quotidienne des dieux grecs, Hachette, Paris 1989, p. 17 sq. 10 Les dieux sont donc immortels sans être éternels. Cette particularité, combinée à la différenciation de leurs fonctions, rend leur rapport au temps différent de celui des humains. Tantôt leur activité s’inscrit dans une durée plus longue (douze jours pour le repas de Zeus chez les Éthiopiens au chant I de l’Iliade !), tantôt leur temps semble figé, comme en témoigne l’iconographie : « Ainsi, il y a des divinités d’âge mûr, et d’autres qui sont jeunes. Zeus, Poséidon, Asclépios sont d’âge mûr : en conséquence, ils sont toujours barbus. Apollon, lui, est toujours jeune, et glabre » (M. Sève, « Qu’est-ce qu’un dieu grec ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé 2006/2, p. 133146, p. 139). En réalité, leur temps se structure de façon non-linéaire, cyclique, cf. P. Vidal-Naquet, « Temps des dieux et temps des hommes. Essai sur quelques aspects de l’expérience temporelle chez les Grecs », Revue de l’histoire des religions 157, 1960, p. 55-80. 11 Cf. sur ce point P. Chantraine, « Le divin et les dieux chez Homère », dans La Notion du divin depuis Homère jusqu’à Platon, Fondation Hardt, collection « Entretiens sur l’Antiquité classique », I, Vandœuvres-Genève 1954, p. 47-94. 12 La fonction est un peu différente : aux dieux, le chant des Muses fait entendre leur bonheur, pour qu’ils en jouissent, aux hommes il apporte une trêve dans leurs soucis et les fait participer de la vie divine, cf. Detienne et Sissa, La vie quotidienne des dieux grecs, p. 35. 13 F. Létoublon écrit (« Les dieux et les hommes. Le langage et sa référence dans l’Antiquité grecque archaïque », dans K. Boudouris (éd.), Language and Reality in Greek Philosophy, The Greek Philosophical Society, Athènes 1985, p. 92-99, spéc. p. 92 : « La reproduction de l’univers humain par l’univers divin est poussée à ce point que les dieux engagent le combat comme le font les humains, par un défi en actes et en paroles injurieuses (Iliade, XXI, 394 : “mouche et chienne” ; 410 : “Gamin” sont dits respectivement par Arès et Athéna) ». 14 Iliade, XX, 79-82 ; XXI, 212-222.
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et prendre quelques mauvais coups, comme Arès et Aphrodite15. Last but not least, l’une des expériences les plus intimes, le désir et le plaisir sexuels, les dieux la partagent avec des membres de l’espèce humaine16. Étrangeté absolue d’un côté, promiscuité de l’autre : ce contraste réel entre les deux types de religion se prête à la caricature. On peut regretter que, pendant longtemps, la religion grecque n’ait guère été envisagée qu’en opposition tranchée aux religions d’origine sémite et se soit trouvée, par conséquent, tantôt dévalorisée en raison de sa trivialité apparente, tantôt valorisée pour son respect de la conscience individuelle ou ses arrière-plans symboliques. À la vérité, ce genre de confrontation remonte à l’Antiquité tardive. Origène évoque les jugements de Celse (iie siècle ap. J.-C.) sur les dogmes chrétiens, jugements très condescendants, notamment sur l’incarnation de Jésus jugée avec tout le dédain dont est capable un philosophe néoplatonicien à l’égard d’une religion d’ignares incapable, à ses yeux, d’élaborer une ontologie digne de ce nom17. En retour, l’anthropomorphisme de la religion grecque a fait l’objet du même mépris, déjà de la part des philosophes grecs eux-mêmes, à commencer par Xénophane18, puis de la part des chrétiens. On connaît les sarcasmes de Clément d’Alexandrie contre l’idolâtrie des anciens Grecs. Tant et si bien que les contestations philosophique puis chrétienne des dieux anthropomorphes sont intervenues dans la réception du texte homérique, d’où cette longue tradition allégorique dont l’un des ressorts est le désir de redorer le blason du panthéon grec et de la mythologie en leur prêtant des significations cachées19. Cet antagonisme, trop prisonnier de l’antithèse pour être pertinent, n’a pas été complètement stérile. Citons le cas du philologue et historien des religions
15 Cette proximité aboutit à une sorte d’inversion. Quand les dieux entrelacent leurs vies à celles des humains jusqu’à se mettre en danger, c’est parfois par sollicitude envers des individus qui leur sont chers, mais aussi peut-être en raison d’une nostalgie paradoxale. Tout se passe comme si les Bienheureux, malgré leur vie lumineuse dans la sécurité et les plaisirs perpétuels (Il. I, 600 sq. ; Od. VI, 40 sq.), s’ennuyaient parfois, voire regrettaient de ne pas avoir la vie des hommes. Dans l’Hymne homérique à Hermès, le pas est franchi : le jeune dieu est pris d’un désir de viande (v. 64) et il a du mal à se contenter du fumet des sacrifices. On peut se demander s’il n’y a pas là, dès l’origine, une lucide analyse de la condition humaine : son caractère souffrant est la condition de son bonheur même, tandis que celui qui est heureux comme les dieux s’ennuie. 16 Aphrodite et Anchise, par exemple, Il. II, 819. Cf. sur ce point N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », dans G. Duby, M. Perrot et P. Schmitt-Pantel (éd.), Histoire des femmes en Occident, t. I : L’Antiquité, Plon, Paris 1991, p. 38. 17 Cf. G. Sissa, « Dionysos : corps divin, corps divisé », dans Ch. Malamoud et J.- P. Vernant (éd.), Corps des dieux, Gallimard, collection « Le Temps de la réflexion », Paris 1986, p. 355-371. 18 Fr. 14-16 (= Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 109 ; VII, 22), cités par J.- P. Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », dans Malamoud et Vernant (éd.), Corps des dieux, p. 19-58. 19 C’est tout l’objet des Allégories d’Homère du Ps.-Héraclite, éd. et trad. F. Buffière, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1962.
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Walter Otto (1874-1958)20 qui représente un courant important de l’histoire allemande des religions. Dans celui-ci, la religion grecque est reconnue et valorisée comme une religion quasi rationaliste, complètement opposée au christianisme, sans Créateur, sans dogme, sans Église, ignorant tant la notion de péché que celle de salut. Les dieux et les divinités sont immanents et la relation que les hommes ont avec eux n’est rien d’autre que leur relation au monde, un monde non pas dualiste mais un. Un bon exemple analysé par Otto est celui du buveur qui voit dans la coupe où il boit la face de Dionysos – ou seulement deux yeux – représentés sur le bord interne du récipient. S’instaure ainsi une relation spéculaire entre l’homme et le dieu, une relation à la fois réflexive et fusionnelle : le buveur se voit lui-même en train de s’enivrer et le dieu est le vecteur de sa participation à un univers plus vaste et plus intense, mais qui n’a rien de transcendant. Le nom du dieu, dans ce cas, se confond avec celui de son apanage – le vin – et désigne une expérience à la fois physique, religieuse et en quelque sorte philosophique, sans que ces aspects, d’ailleurs, puissent être séparés21. L’antithèse entre culture sémite et culture grecque a également donné lieu aux belles analyses d’Erich Auerbach22 sur la scène de la reconnaissance entre la vieille Euryclée et Ulysse au chant XIX comparée au récit du sacrifice d’Abraham dans la Genèse (22, 1). Auerbach voit chez Homère un univers réaliste de la présence des choses et des êtres, un univers lumineux, rationnel, extrêmement raffiné sur le plan esthétique et en même temps plus statique, plus limité, sans arrière-plans, moins mystérieux. L’excursus sur l’origine de la cicatrice d’Ulysse est traité comme la narration principale, « présentifié » de la même manière, sans effet de suspense ni médiation subjective. Le texte biblique est quant à lui plus complexe, plus elliptique, plus opaque. Il suggère une présence divine partout répandue et impénétrable, oblige les personnages et le lecteur à imaginer les circonstances et la signification de tout ce qui arrive et qui n’est jamais complètement explicité. Il y a là déjà toute la tension, toute l’angoisse évoquées à l’instant à propos du film de Xavier Beauvois : des hommes sont soumis à un dieu à la fois présent et absent, sans localisation ni forme. La désignation, la qualification de Dieu, 20 Par exemple dans W. Otto, L’esprit de la religion grecque ancienne : Theophania, trad. J. Lauxerois et C. Roëls, Berg International, collection « Histoire des idées », Paris 1995. 21 Ibid., p. 119-123. Le nom Dionysos, peut-être d’origine thrace, pourrait signifier « fils de la lumière » (le nom thrace du ciel remonte à la racine indo-européenne *-dei qui désigne la lumière). Dionysos est nommé une fois dans l’Iliade (VI, 130-137), une fois dans l’Odyssée (XI, 325), dans des épisodes narratifs mineurs où le contexte n’enrichit pas la nomination. Cette « marginalité » est à relier aux fonctions très archaïques du dieu, en tout cas étrangères à l’univers très organisé des Olympiens (cf. C. M. Bowra, L’expérience grecque, Fayard, collection « L’aventure des civilisations », Paris 1969, p. 58). 22 E. Auerbach, “Mimésis”. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. C. Heim, Gallimard, collection « Bibliothèque des idées », Paris 1968 (1re éd. en allemand, A. Francke, Berne 1946), p. 11-34.
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dans ce contexte, donnent lieu à toutes sortes de problèmes qui vont de l’impossibilité de nommer ce que l’on ne connaît pas jusqu’à la terreur de le faire indûment, alors que les dieux grecs, chez Homère, ne se manifestent pas sans être identifiés et qualifiés. Erich Auerbach n’échappe pas aux jugements de valeur : on sent bien que l’univers homérique est pour lui univoque, sinon un peu simpliste et naïf, alors qu’il insiste beaucoup sur la profondeur psychologique et spirituelle du texte biblique. On verra que la poésie homérique est en réalité beaucoup plus ambiguë. Plus intéressante, l’idée que le texte biblique n’est intelligible que d’un point de vue interne, pour celui qui partage la même foi, et qu’il est le vecteur, par ses lacunes mêmes, d’une domination tyrannique sur les consciences, alors que la poésie d’Homère se laisse aisément mettre à distance et interpréter comme une pure fiction, voire comme le support de doctrines philosophiques. Quoi qu’il en soit, ces lectures d’Homère pèchent par le dualisme des oppositions et échouent à appréhender leur objet dans sa réalité historique. Comme l’écrit Jean-Pierre Vernant : « Entière immanence, transcendance absolue, aucune religion ne peut s’en tenir exclusivement à l’un de ces pôles »23. Ce n’est qu’avec l’apparition du structuralisme que la réflexion sur les dieux grecs a tendu à se détacher des à prioris hérités et des anachronismes. L’approche s’est complexifiée en raison d’une double articulation du phénomène religieux avec les autres aspects de la culture grecque, d’une part, et avec les autres cultures, d’autre part. Un comparatisme élargi contribue à nuancer les certitudes : les dieux des Grecs sont-ils si simples ? Dans un livre récent sur l’incognito, Daniel Ménager nous apprend que, dans le Mahâbhârata, « les dieux se reconnaissent à cinq signes : ils ne transpirent pas, ne clignent pas des yeux, glissent sur la terre sans la toucher, leurs couronnes d’or ne se flétrissent pas ; enfin, ils ne possèdent pas d’ombre »24. Chez Homère, rien d’aussi objectif que ce merveilleux, somme toute rassurant : même si in fine les personnages ou le narrateur finissent par découvrir ou révéler le nom et l’apanage des dieux, et peuvent par conséquent s’adresser à eux et/ou prévoir un peu leur comportement, leur présence fait au préalable l’objet d’une question triple : sont-ils vraiment présents, absents ou présents sous un déguisement ?
23 Malamoud et Vernant (éd.), Corps des dieux, p. 13. 24 D. Ménager (L’incognito, d’Homère à Cervantès, Les Belles Lettres, collection « Essais », Paris
2009, p. 17) donne comme source l’édition Hachette des Œuvres complètes de Virgile (Paris 1963, note de la page 266). C’est sans doute une vision trop simple : il arrive aussi aux dieux de l’Inde de se métamorphoser, à l’instar de Dharma en héron, cf. M. Biardeau, Le Mahâbhârata. Un récit fondateur du brahmanisme et son interprétation, vol. II, Seuil, Paris 2002, p. 803.
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Daniel Ménager25 analyse de plus près cette présence/absence multiforme : les dieux d’Homère peuvent se cacher au sein d’une nuée. Ils peuvent aussi se déguiser en un Grec ou un Troyen lambda ou se métamorphoser en animaux, voire échanger leurs déguisements pour brouiller les pistes. Ils peuvent choisir aussi de se faire reconnaître par un héros tout en restant invisibles aux autres, privilège accordé par Athéna à Diomède, qui devient apte à les identifier, même en pleine poussière, au plus fort de la bataille (V, 127-128)26. Certains héros voient souvent les dieux « en clair », comme Ulysse, alors que son fils Télémaque en est réduit à deviner leur présence. On peut se demander ce qui justifie cette inégalité. Il arrive aussi que la théophanie ne soit détectable pour certains non-élus qu’indirectement, par la terreur qu’inspire le dieu aux animaux proches. Il peut arriver encore, comme dans la relation si riche entre Athéna et Ulysse, que la reconnaissance soit précédée d’un moment où l’illusion du déguisement, volontairement maintenue, sert de « test » ou de jeu... Nous ajouterons à ce déjà large éventail le cas où la narration se développe concurremment sur deux plans en quelque sorte étanches, les dieux co-agissant avec les hommes d’une manière telle que la succession des événements serait aussi intelligible sans eux. C’est le cas par exemple de l’épisode de la course de chars organisée lors des funérailles de Patrocle au chant XXIII de l’Iliade et de la dispute entre les héros à propos du classement final27 : l’épisode fait intervenir Apollon et Athéna à peu de choses près comme des mouches du coche, c’est-à-dire pendant la course seulement, jamais dans les débats sur le palmarès, si bien que l’on peut interpréter l’ensemble du passage comme la mise en scène de l’exercice d’une forme particulière de justice humaine qui sera thématisée, plus tard, par Aristote28. Les dieux ne sont en quelque sorte que des pièces du dossier, leur rôle se borne à personnifier deux paramètres qui interviennent dans toutes les compétitions quelles qu’elles soient : les aléas de la course comme la perte d’un fouet29 ou la rupture d’un 25 Ménager, L’incognito, p. 17-52. 26 Homère, L’Iliade, trad. Ph. Brunet, Seuil, Paris 2010 : « Et je t’ôte des yeux le brouillard qui
couvrait tes paupières / pour que tu saches bien distinguer les dieux et les hommes ». 27 L’un des favoris, Eumèle, a eu un accident, et l’outsider Antiloque a forcé le passage, manquant de blesser son aîné Ménélas (XXIII, 262 sqq.). 28 Il s’agit de l’ἐπιείκεια, intraduisible qui reflète une justice supérieure à toute sorte de règlement figé, négociée dans l’interaction avec autrui, dans une sorte d’émulation vers le bien. Il y a là une des clés de la transition, au Livre II de la Rhétorique d’Aristote, vers une rhétorique plus humaine et moins « géométrique ». Cf. P. Chiron, « Aristote rhéteur ? », dans B. Cassin (éd.), La rhétorique au miroir de la philosophie. Définitions philosophiques et définitions rhétoriques de la rhétorique, Vrin, collection « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris 2015, p. 111-125. 29 On peut hésiter sur l’interprétation des vers 384-390 : Apollon fait tomber le fouet des mains
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essieu, et la passion de vaincre coûte que coûte. Si l’on tient absolument à conserver aux dieux une fonction, on pourrait aller jusqu’à dire que, en l’occurrence, l’humanité se construit contre eux30. Il y a là, on le devine, les données d’une interprétation allégorique. Plus précisément, ce type d’épisode aide à comprendre comment la rationalité allégorique s’articule à une mentalité archaïque. Dans l’épopée, comme l’a montré JeanPierre Vernant31, l’homme n’est pas l’addition d’un corps délimité et d’une âme immatérielle, mais un espace plus ou moins unifié, traversé ou non par des énergies positives ou négatives, dans une intrication totale du physique et du psychique, de l’extérieur et de l’intérieur. Dans ce contexte, on pourrait dire que l’irruption de la divinité dans la narration tient à l’exaltation particulière que suscite la course, qui joue sur l’état émotionnel des personnages tout en donnant aux accidents, comme la perte d’un fouet ou la rupture d’un essieu, un caractère décisif. Cela étant, comme le dit Pierre Sauzeau32 dans un article récent sur la personnification allégorique qui prolonge des réflexions de Max Müller et d’Émile Benveniste, on ne saurait distinguer de manière tranchée deux étapes, une représentation primitive, encore engluée dans le concret, et des développements postérieurs plus rationnels. Le fonctionnement même de la langue inclut le processus d’abstraction. Si l’on donne des noms de dieux à des états, des flux d’énergies ou des circonstances exceptionnels, c’est pour les isoler, les identifier, dans un effort d’appropriation et de sacralisation du réel que la langue elle-même réalise et manifeste tout à la fois. Pour en revenir aux diverses formes d’incognito, ces variations, que Platon jugeait incohérentes, sont en réalité liées aux desseins des dieux, desseins parfois clairs – quand les immortels sont guidés par leurs rivalités ou leur sollicitude pour des héros dont ils sont les parents – mais qui nous échappent largement33. Et nous touchons là une différence très profonde de Diomède, puis Athéna lui en donne un. Est-ce le même, que Diomède réussit à récupérer, ou un autre ? À dire vrai, le texte ne permet pas de trancher. 30 C’est, sauf erreur, l’une des conclusions principales de Ménager, L’incognito, p. 52. 31 Vernant, « Corps obscur, corps éclatant », p. 24-25. 32 P. Sauzeau, « La pépinière des dieux. Sur l’ancienneté et la fonction des personnifications dans les polythéismes antiques », dans Pérez-Jean et Eichel-Lojkine (éd.), L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, p. 93-111. 33 Cf. Iliade, VIII, 143-144 : « Aucun homme ne saurait tirer à lui le dessein de Zeus, aucun homme si vaillant soit-il, car Zeus est beaucoup plus fort » (notre traduction). Ph. Brunet traduit (Seuil, Paris 2010, p. 180) : « Nul mortel ne saurait entraver le dessein du Cronide, même le plus vaillant, car sa force est de loin la plus grande », traduction peut-être un peu trop univoque et concrète. La forme εἰρύσσαιτο, avec le complément νόον, renvoie à l’idée de tirer à soi violemment, « de s’accaparer un plan », si l’on ose dire, pour le faire servir à ses intérêts. P. Mazon tombe dans l’excès inverse quand il traduit : « Nul
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entre les hommes et les dieux, au-delà de leur communauté de nature : les dieux sont à la fois puissants34 et immortels, deux traits qui sont les deux faces d’une même supériorité, celle de l’αἰών (aiôn), terme qui désigne à la fois le temps et la force vitale contenue dans la moelle épinière35. Les conséquences psychologiques de cette inégalité sont considérables. Mais si l’on veut les appréhender correctement, il faut savoir remettre en question les fausses évidences : l’anthropomorphisme des dieux grecs n’est intelligible que si l’on tient compte non seulement des spécificités « concrètes » des dieux par rapport aux hommes mais aussi de conceptions différentes de celles qui nous sont familières. À l’instar du temps vécu, les oppositions divin/humain, âme/ corps, comme on vient de le voir, mort/vie, etc., doivent être soigneusement reconsidérées. Il serait trop long de décrire en détail les déconstructions et reconstructions auxquelles se sont livrés les anthropologues structuralistes. Donnons juste quelques exemples. Ainsi, l’opposition ontologiquement irréductible du divin par rapport à l’humain doit être remplacée, dans le contexte homérique, par l’idée d’un continuum36. Les dieux sont caractérisés par le plus : le plus fort, le plus lourd, mais aussi le plus léger, le plus rapide37. Or certains êtres intermédiaires, les héros, s’approchent de cette excellence, du moins par moments. Des peuples aussi, comme les Phéaciens38. Réciproquement, les dieux ne sont pas tous à la mortel ne saurait pénétrer la pensée de Zeus ; si fier qu’il soit, Zeus l’emporte cent fois sur lui » (Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1937, p. 31). 34 Un dieu grec est avant tout une force qui s’exerce sur un pan délimité du réel (cf. notamment Bowra, L’expérience grecque, p. 57-82). Ainsi, Aphrodite est la force de l’amour et de la luxure, Zeus la puissance de la foudre et de la royauté, Arès est le pouvoir de changer la bataille en folie meurtrière, et ainsi de suite. Même si certains d’entre eux comme Athéna jouent un rôle régulateur, cette fonction n’est pas la marque de la divinité en soi. Aussi n’aime-t-on pas les dieux parce qu’ils sont dieux, on les craint plutôt et l’on cherche à les apaiser, sans attendre d’eux qu’ils fournissent un modèle. 35 Detienne et Sissa, La vie quotidienne des dieux grecs, p. 16. 36 C’est pourquoi le recensement même des dieux pose problème, comme le note M. Sève dans « Qu’est-ce qu’un dieu grec ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2006, v. 1, no 2, p. 133-146, spéc. p. 133-134. 37 Dans l’iconographie, le dieu est généralement représenté comme plus grand, mais d’autres conventions peuvent contrecarrer ce principe, comme, dans la peinture de vase, l’obligation d’occuper la totalité de la hauteur de l’espace disponible, cf. Sève dans « Qu’est-ce qu’un dieu grec ? », p. 139. 38 D. Ménager (L’incognito, p. 17) illustre la proximité des hommes et des dieux par une phrase du roi des Phéaciens, au chant VII de l’Odyssée. Alcinoos se demande si cet étranger – Ulysse – qui arrive dans son pays n’est pas un dieu, éventualité qui ne le surprendrait guère : « S’il est un dieu descendu du ciel jusqu’à nous, / c’est que les Immortels ont quelque autre dessein caché. / Car d’ordinaire, ils nous apparaissent toujours en personne [...] / Ils mangent avec nous et prennent place auprès de nous » (Odyssée, VII, 199 sq., trad. Ph. Jaccottet, La Découverte, collection « Poche », Paris 2004 : la répétition insistante du « nous », qui dénote un cas à part, est sensible dans l’original grec). Ulysse répond en marquant une différence toute quantitative entre lui et les dieux : « Renonce, Alcinoos, à cette idée : je ne ressemble / aux Immortels qui possèdent le ciel immense / par la taille ni par le port : je ne suis qu’un mortel ». Mais on doit prendre garde : cette familiarité des Phéaciens avec les dieux n’est pas un fait général, c’est
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même hauteur : certains sont plus proches de la nature humaine, comme Arès, mais aussi Hermès et Dionysos. L’existence de degrés d’humanité ou de divinité influe évidemment sur les rapports des dieux et des hommes, qui s’échelonnent de la promiscuité sexuelle, de la familiarité la plus triviale à la terreur sacrée en passant par la sollicitude paternelle ou maternelle. Sans vouloir trop anticiper sur notre conclusion, nous pouvons dire déjà qu’une telle variété est indissociable de la diversité du substrat religieux « recyclé » par Homère. Malgré la variété des états d’être possibles, sur le curseur qui conduit de l’humanité à la divinité à l’intérieur d’une même nature, il faut bien dire que les hommes sont le plus souvent en bas : conscients des possibilités que leur offrirait la divinité et des limites que leur impose leur humanité, les hommes développent une âme misérable. Un parallèle qui n’est pas fait souvent mais qui s’impose ici, à notre avis, est le parallèle avec l’esclavage39. Pour les Grecs, l’empreinte de la condition de vie sur l’ἦθος (èthos) a un caractère fatal : la condition servile, même acquise, est une tache irréversible qui justifie un mépris définitif, ce même mépris que Zeus manifeste à l’égard des humains40. Jean-Pierre Vernant41, pour le citer à nouveau, a développé le thème de l’ἐλπίς (elpis) des hommes, mal traduit par notre mot « espoir » : c’est une perception de la vie que ne partagent ni les dieux, parce qu’ils sont immortels, ni les animaux, qui ignorent les limites de leur condition. C’est un sentiment ambigu fait d’une part d’ignorance heureuse, d’appartenance transitoire et illusoire à la sur-nature, liée à l’incapacité des hommes à regarder la mort en face, d’autre part de lucidité douloureuse, car, sans savoir quand, l’homme sait qu’il va mourir. L’homme vit ainsi entre lucidité et illusion. On pourrait dire que les apparitions des dieux, dans l’épopée, nourrissent les deux versants contradictoires de l’elpis, en répandant la terreur et en ouvrant une fenêtre sur une vie supérieure inaccessible. Il y a là un aspect fondamental de la relation des hommes et des dieux dans l’Iliade et l’Odyssée : c’est une relation fondamentalement ambiguë. Par le canal des dieux, le Poète nous apporte le lucide bilan d’une vie humaine qui n’est vivable que dans l’illusion. Peut-être est-ce pour cela que Télémaque ne peut pas voir les dieux en face : il est trop jeune pour comprendre !
un privilège qu’ils doivent à leur statut surhumain (cf. Od. V, 35). L’évocation de leur pays, la Schérie, anticipe sur l’utopie politique et le merveilleux. 39 Cf. Aristote, Politiques, 1254 b 34. 40 Iliade, XVII, 446-447. 41 M. Detienne et J.-P. Vernant, « La cuisine du sacrifice en pays grec », dans J.-P. Vernant, Œuvres, t. I, Seuil, Paris 2007, p. 972 sq.
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Sur l’opposition mort/non mort, là aussi les évidences doivent être revisitées. D’abord parce que les dieux ont un corps, mais un corps différent, irrigué par un sang spécial, l’ἰχώρ (ichôr). Ainsi, les dieux sont immortels, mais non éternels, on le sait. De surcroît, leur immortalité n’étant pas d’ordre ontologique, la perspective de la mort de Zeus n’est pas inconcevable pour un Grec. Réciproquement, la mort du corps, pour un humain, n’est pas une fin. Il existe des espaces pour une vie dégradée. Nicole Loraux42 explore ces frontières entre la mort et la non-mort à propos du plus mortel des dieux, Arès, le dieu de la folie meurtrière, et l’une de ses conclusions est que le texte présente une sorte d’expérimentation de la limite entre les deux, mettant sous tension aussi bien la loi de non-contradiction que les capacités herméneutiques du lecteur/auditeur. Ainsi reconsidérés, les dieux d’Homère ont regagné à la fois du mystère, de la diversité, des contradictions et donc une certaine opacité43, ainsi qu’une inépuisable richesse de signification mise à la disposition de l’auditeur sagace. Il est un autre apport des sciences humaines contemporaines – disons de la seconde partie du xxe siècle –, en relation d’ailleurs avec les recherches précédentes, à savoir la réflexion des linguistes sur la nomination, notamment la théorie des actes de langage. Un nom propre, plus encore qu’un nom commun, peut perdre la motivation, s’il en a eu une, qui a présidé à son institution. Il peut même être complètement dépourvu de signification et se borner à sa fonction déictique. Mais l’acte de nommer les dieux est un acte au sens fort, essentiel dans l’établissement du lien avec le monde qu’est une religion. C’est un acte qui isole et convoque une puissance à l’œuvre dans le monde tout en la situant dans un ensemble cohérent, d’où la tendance à motiver le nom des divinités, ou à le remotiver si son sens originel s’est perdu44. D’où l’importance corollaire d’une enquête spécifique sur le nom de chaque dieu45. Tout cela étant porté au crédit de l’anthropologie structurale et plus généralement des sciences humaines du milieu du xxe siècle, nous ne sommes pas sûr pour autant que le dossier puisse être clos. En témoignent les relations problématiques et intermittentes des Dumézil, Benveniste et Vernant 42 N. Loraux, « Le corps vulnérable d’Arès », dans Malamoud et Vernant (éd.), Corps des dieux, p. 465-492. 43 Sur ce thème capital (l’opacité du nom comme point de départ d’une élaboration nouvelle de la divinité), cf. J. Scheid et J. Svenbro, « Les Götternamen de Hermann Usener : une grande théogonie », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 93-103. 44 Une enquête complète sur ce point devrait prendre en compte le mécanisme bien connu des tropes, tels la métonymie. Par exemple, si le mot δαίμων (daimôn) peut signifier parfois « mort », « destin » (par exemple en Iliade, VIII, 166 ; discussion dans D. M. Schenkeveld, « Ancient Views on the Meaning of daimôn in Iliad Θ 166 », Hermes 116, 1988, p. 110-115), c’est en raison du lien de cause établi entre la divinité et la mort. 45 Cf. Belayche (éd.), Nommer les dieux, p. 18, et les travaux précurseurs de M. Müller, par exemple dans l’ouvrage Mythologie comparée, p. 270.
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avec Homère, et le scepticisme qui affecte maintenant certains spécialistes quant à la pertinence – par exemple – de l’application de la trifonctionnalité indo-européenne au monde grec et encore davantage au monde homérique. On a pu dire en tout cas que son importance a été très exagérée46. C’est parfois le fait même de convoquer Homère comme témoin dans une enquête de type anthropologique qui est récusé. L’obstacle réside dans un aspect prépondérant de la poésie, son caractère justement poétique, ce qui signifie que le matériau mythologique est recréé pour les besoins d’une représentation du monde dont la fonction peut être très variée, et qui est – en tout état de cause – déconnectée de la fonction religieuse stricto sensu. Cette déconnexion a été facilitée par le caractère ritualiste de la religion grecque47, sa tendance à l’émiettement en infinis particularismes48, et par l’absence de dogmes fixes, tous facteurs qui ont permis le détournement du panthéon et des mythes vers des fonctions délibérément politiques, idéologiques, littéraires ou philosophiques. Pour résumer ce qui précède, nous dirons que la tradition christianocentrique a tendu à simplifier la religion grecque, que l’histoire de l’Anatolie et du Proche-Orient, l’anthropologie structurale, la grammaire comparée et la linguistique pragmatique ont tendu au contraire à recomplexifier, sans parvenir à assimiler correctement cet élément de complexité supplémentaire qu’est la dimension poétique. Nous avons tendance à penser que, si l’on veut poursuivre l’investigation, on doit savoir combiner l’enquête historique et linguistique, la perspective structurale et comparatiste, et l’analyse littéraire. Il est temps d’examiner maintenant quelques cas. Une opacité variable Sans prétendre ne serait-ce qu’esquisser une typologie, nous pouvons signaler pour commencer le nom d’Ἕως (heôs), la déesse Aurore. Ce nom en grec repose sur un radical qui se superpose presque exactement au latin aurora et désigne l’aurore ou le matin. Aurore n’est donc rien d’autre, en indo-européen, que l’aurore personnifiée, selon un mécanisme qui, lui aussi, paraîtra familier aux allégoristes. Par ailleurs, la déesse n’apparaît que dans 46 B. Sergent, « Les trois fonctions des Indo-européens dans la Grèce ancienne. Bilan critique », Annales. Économies, sociétés, civilisations 34, 1979, p. 1155-1186. 47 Pour une présentation nuancée de ce ritualisme, cf. L. Bruit Zaidman et P. Schmitt Pantel, La religion grecque dans les cités à l’époque classique, Armand Colin, collection « Cursus », Paris 1989 (2e éd. 1991), p. 22. 48 Certains dieux sont honorés ici et pas là, ils sont plus importants dans tel endroit que dans tel autre, ont ici telle attribution, ailleurs telle autre, etc. Sur ces particularismes, cf. Sève dans « Qu’est-ce qu’un dieu grec ? », p. 134.
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l’Odyssée, à trois reprises seulement (IV, 188 ; V, 1-2 ; V, 121-124), et ses amours tragiques avec Orion, dans ce dernier passage, illustrent l’hostilité de Zeus à l’égard des déesses qui s’amourachent de mortels. La transparence du nom de la déesse explique sans doute que l’épithète « aux doigts de rose » ait un caractère si descriptif. Mais le problème se pose généralement dans des termes tout différents. Quand on consulte le DELG49 en quête de renseignements sur l’épouse de Zeus, Héra, on lit ces remarques de portée générale : « Comme pour beaucoup de noms de dieux, pas d’étymologie établie », « une origine préhellénique est plausible ». Artémis, pour prendre un autre exemple, est un nom dûment attesté dans les inscriptions lydiennes, il s’agit donc sûrement d’une divinité proche-orientale, mais là encore, l’étymologie nous échappe. À propos d’Apollon, Pierre Chantraine révoque en doute toutes les hypothèses qui ont été présentées et ajoute : « Comme Apollon est un dieu asiatique, on a cherché légitimement une origine du nom en Asie Mineure. Mais le terrain se dérobe ». Prenons maintenant le cas d’Aphrodite. Voici ce que l’on trouve dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque : Aphrodite semble elle aussi originaire du Proche-Orient, mais son nom ne peut être rapproché de manière convaincante d’aucun théonyme de cette zone, et le rapprochement avec ἀφρός, l’écume, opéré notamment chez Hésiode et dans le Cratyle de Platon (406 c) relève de l’étymologie populaire. La moisson est bien pauvre. Par chance, on dispose d’un article assez récent de Martin L. West50. Aphrodite est, selon West, une addition récente, puisqu’elle est absente des tablettes en linéaire B. Son introduction dans le panthéon est postmycénienne (après 1200), ou en tout cas postpalatiale (après 1400). Le fait que, chez Hésiode et Homère, la divinité soit fortement associée à Chypre, où les Grecs ne se sont pas installés avant le xiie et le xie siècle, plaide pour la première hypothèse. Nous ne rendrons pas compte en détails de l’hypothèse de West, qui consiste à relier Aphrodite à Astarté – comme on le faisait déjà avant lui –, mais sans recourir à l’étymologie : le lien véritable, sur le plan linguistique, serait entre le nom d’Aphrodite et une épiclèse d’Astarté dans le dialecte phénicien en usage à Chypre, épiclèse signifiant « celle des villages ». L’intérêt de l’article de West tient aussi à ce qu’il rend justice à l’hypothèse déjà ancienne de F. Hommel51 sur la filiation étymologique Astarté-Aphrodite. La forme originelle aurait été *Ἀθtóreth. 49 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Avec un supplément sous la direction d’Alain Blanc, Charles de Lamberterie et Jean-Louis Perpillou, Klincksieck, Paris 1968-1980 (1999), s.v. 50 M. L. West, « The Name of Aphrodite », Glotta 76, 2000, p. 134-138. 51 Ibid., p. 135, n. 6.
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Les Grecs, ne disposant pas d’aspirée interdentale, auraient converti cette forme en *Ἀphtóreth, puis l’influence de ἀφρός aurait induit une métathèse *Aphróteth, qui n’est pas bien loin d’Ἀφροδίτα. En d’autres termes, l’étymologie populaire daterait du moment même de l’introduction de la déesse cananéenne Arstarté dans le panthéon chypriote grec. Nous nous garderons bien de prendre parti sur le fond du dossier, mais on entrevoit dans cette hypothèse la tendance à motiver les noms propres qui fonde ensuite la démarche allégoriste et, aujourd’hui encore, peut servir de point de départ à l’étude des divinités dans leur contexte, l’étymologie, même fausse, entrant comme élément d’un système de représentation qui peut être très riche et signifiant. Nous citerons sur ce point l’article de Gabriella Pironti, où est approfondi ce rapprochement du nom de la déesse avec l’écume, qui fait d’elle une divinité des humeurs vitales, du bouillonnement de la jeunesse, parèdre d’Arès, thème illustré et enrichi tour à tour par les poètes, les médecins, les philosophes et les étymologistes52. Bref, si l’hypothèse de Hommel est juste, le rapprochement accidentel ou le jeu entre le nom d’une déesse étrangère récemment importée et un mot de la langue-hôte a influé à la fois sur l’évolution morphologique du nom de la divinité et sur l’interprétation de son rôle. Athéna, quant à elle, porte un nom qui semble appartenir au substrat indigène qui n’est ni indo-européen ni proche-oriental53. Elle serait en rapport avec un type de divinité très archaïque dont la fonction serait la protection héréditaire de la maison du roi. Son attachement pour Ulysse serait donc la projection d’un archétype religieux et politique très ancien... Son surnom, Pallas, est très probablement en rapport avec πάλλαξ (pallax) ou παλλακή (pallakè), termes qui désignent la très jeune fille, la vierge, ce qui n’est pas sans évoquer à nouveau une déesse du foyer. Nous sommes là, peut-être, dans la situation où l’épiclèse précise, lorsque le nom est inintelligible non parce qu’il est étranger mais parce qu’il est immémorial, le domaine d’influence de l’entité nommée. Il n’est pas indifférent à cet égard que l’échange le plus intime entre Athéna et Ulysse, sur lequel on reviendra, prenne place au moment où le héros rentre chez lui. On voit pourquoi la recherche historique et linguistique est loin d’avoir éclairé d’une même lumière le corpus du nom des dieux grecs. Le nom des dieux devait être plus ou moins opaque pour les Grecs du temps d’Homère, d’où l’importance de l’épiclèse, qui, dans le rite, garantit l’efficace de la prière en précisant à quelle puissance on s’adresse et, dans l’épopée, facilite 52 Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 129-142, ici p. 131 : « Au nom d’Aphrodite : réflexions sur la figure et le nom de la déesse née de l’aphros ». 53 Cf. M. P. Nilsson, The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek Religion, Gleerup, Lund 1927, p. 30 sq.
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l’identification, ou introduit un élément descriptif. Il faudrait examiner si la distribution des épiclèses descriptives ou fonctionnelles peut être reliée à la plus ou moins grande opacité du nom. Ce qui est sûr est que cette opacité offrait aussi le champ libre à l’invention poétique. La liberté du poète Dans son grand ouvrage traduit en français sous le titre Mythes de la Grèce archaïque54, Timothy Gantz a l’immense mérite de refuser les notices amalgamant artificiellement des informations issues de textes d’époques, de genres et de fonctions différentes et il prend le soin de rapporter chaque récit à sa source et à son contexte55, ce qui permet des comparaisons autrement plus pertinentes. Revenons à Aphrodite56. Dans la Théogonie, Hésiode lui consacre un développement de près de 20 vers (188-206) structuré en trois parties : l’une raconte sa naissance, l’autre explique les différents noms qu’on lui donne ; le passage se conclut sur la τιμή (timè) de la déesse, c’est-à-dire son apanage, ses prérogatives, bref son domaine d’influence. Hésiode fait d’Aphrodite le produit des testicules mutilés d’Ouranos castré par son fils Kronos et de l’écume de la mer. La créature dérive d’ouest en est, touche à l’île de Cythère avant d’aborder finalement à Chypre. De là ses deux ou quatre noms selon les différentes couches du texte d’Hésiode. Selon le texte généralement reçu pour authentique, qui remonte sans doute au viie siècle av. J.-C.57, les dieux et les hommes l’appellent Aphrodite, en vertu de l’étymologie populaire déjà évoquée. Mais elle est aussi appelée Κυθέρεια (Kythereia), du nom de la première île qu’elle a approchée. Suivent deux vers (199-200) souvent considérés comme interpolés, alors même que le premier58 semble nécessaire au sens : on l’appelle aussi Kyprogenês, 54 T. Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, Belin, collection « L’Antiquité au présent », Paris 2004, p. 10 (1re éd. en anglais sous le titre Early Greek Myth. A Guide to Literary and Artistic Sources, Johns Hopkins University Press, Baltimore 1993). 55 T. Gantz n’en remarque pas moins la stabilité d’une sorte de canon (ibid.) : « Tout bien considéré, je fais mienne la conception selon laquelle il existait un corpus général de récits traditionnels que connaissaient les conteurs professionnels à l’époque d’Homère et encore avant ; et même si chacun de ces conteurs faisait sa propre sélection (en se permettant, sans aucun doute, certaines innovations), ce corpus n’a jamais cessé d’exercer son pouvoir d’attraction, qui s’explique certainement par la présence d’une sorte d’élément canonique qui est parvenu à se maintenir en dépit des multiples traitements particuliers ». 56 Cf. Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, p. 182-192. 57 Hésiode semble avoir été de peu postérieur à Homère. 58 Il est d’ailleurs conservé par G. W. Most dans son édition Hésiode, Theogony, Works and Days, Testimonia, Harvard University Press, collection Loeb, Cambridge (Mass.)-Londres 2006.
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« celle qui est née à Chypre ». Le théonyme ici renvoie au lieu où la déesse a abordé au terme de sa dérive d’ouest en est. Enfin, le vers 200, le plus suspect aux yeux des éditeurs, dit qu’on l’appelle Philomeidée « parce qu’elle est apparue à partir des testicules de son père » (ἠδὲ φιλομμηδέα, ὅτι μηδέων ἐξεφαάνθη). Les noms de la déesse renvoient donc soit aux modalités de sa venue au monde, en fonction de deux étymologies populaires généralement révoquées par les linguistes, l’une ancienne, l’autre plus tardive, soit à des lieux qu’elle a fréquentés à des moments privilégiés : Cythère est la première île qu’elle a côtoyée avant de mettre enfin le pied sur la terre ferme, à Chypre. Il se confirme que la relative opacité des théonymes encourage une réinterprétation, linguistiquement fantaisiste, certes, mais signifiante dans un contexte spécifique et donc éventuellement une œuvre particulière : Hésiode – et c’est une tendance affirmée dans les dernières couches du texte transmis sous son nom – veut faire apparaître Aphrodite comme une force primordiale contemporaine de l’organisation du cosmos, au nom à la fois humain et divin, curieusement immatérielle (née de sperme et d’écume), qui se développe dans la mer et se répand sur la terre. On ne doit donc pas s’étonner qu’Hésiode ne fasse pas d’Aphrodite la fille de Zeus, comme Homère : l’allure « archaïque et crue » de sa naissance telle qu’il la conçoit est totalement inadaptée à la génération selon lui plus évoluée des Olympiens. Le caractère construit, fabriqué, de cette image d’Aphrodite se laisse deviner dans la forme Κυπρογενής, qui ne correspond guère au fait de mettre pied à Chypre. Enfin, l’apanage de la déesse : « tendres entretiens de jeunes gens, sourires et duperies, plaisir suave, bonne entente et douceur de miel »59, « colle » assez mal avec une divinité primitive. Il en va bien autrement chez Homère, où Aphrodite est souvent désignée par la formule « fille de Zeus », où la déesse appelle Arès son frère (Il. V 359), etc., et où son apanage est plus simplement celui de la séduction et de la sexualité. La différence entre les deux traitements quasi contemporains d’une même déesse illustre assez bien, croyons-nous, la part de liberté que les poètes pouvaient s’octroyer en fonction de l’organisation qu’ils entendaient donner à « leur » panthéon. La littérature comme paramètre Si l’initiative du poète est si grande, il faut en tenir compte dans l’exégèse historique. Pour donner un exemple précis, Apollon est un dieu relativement neuf à l’époque d’Homère, ou en tout cas d’importation relativement 59 Vers 205-206, Hésiode, Théogonie. La naissance des dieux, trad. A. Bonnafé, précédée par J.-P. Vernant, « Genèse du monde, naissance des dieux, royauté céleste », collection « Rivages poche », Paris 1993, p. 7-35.
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récente dans la culture grecque, puisqu’il est absent des tablettes en linéaire B60. On ne sait d’ailleurs pas avec certitude quelle est son origine : l’explication par une divinité proche-orientale est concurrencée par une hypothèse indoeuropéenne, notamment celtique61. Ce qui frappe quand on examine son rôle dans l’Iliade est l’écart par rapport à l’image du dieu telle qu’on peut l’extraire des Hymnes homériques ou de la littérature postérieure : Apollon chez Homère est exclusivement vengeur et agressif, c’est un dieu lunaire et non solaire. Il est principalement qualifié de toxophore, ou d’argyrotoxos, en référence à son arc d’argent porteur de mort. On peut évidemment en déduire que l’Apollon homérique est antérieur aux syncrétismes qui vont fixer progressivement l’image (et les cultes que nous connaissons) d’un dieu solaire, artiste, etc. Mais on peut dire aussi qu’Homère est contraint par la cohérence narrative et ne fait que développer la situation initiale de son récit faisant d’Apollon la cause de la dispute entre Agamemnon et Achille, donc de toute la séquence des événements qui constitue la trame de l’Iliade. De même, les qualificatifs n’auraient rien d’actes de langage à caractère religieux mais seraient la simple conséquence du rôle tenu par le dieu dans le poème. Doit-on adopter pour autant une attitude complètement sceptique ? Non : il est sans doute préférable d’articuler, au cas par cas, l’investigation de type religieux à l’analyse littéraire. Par exemple, au v. 38 du chant I de l’Iliade, le prêtre Chrysès, qu’Agamemnon vient d’humilier, attribue à Apollon qu’il prie l’épiclèse Σμινθεῦ (« Seigneur des rats ») ; cette épiclèse disparaît dans le passage symétrique, la prière des vers 451-456, où le même Chrysès demande à Apollon de faire cesser le fléau. Ces deux prières au style direct, à la différence de ce qui se passe dans le récit-cadre, reproduisent sans doute fidèlement une pratique religieuse attestée par ailleurs et qui consiste à préciser quel aspect de l’apanage du dieu, de son domaine d’action, est sollicité : ici la peste, avec le rat, d’où la présence de l’épiclèse quand on prie le dieu de déclencher l’épidémie, et sa disparition quand on souhaite qu’il la fasse cesser62.
60 F. Graf, Apollo, Routledge, collection « Gods and heros of the ancient world », LondresNew York 2008, p. 134. Cf. aussi F. Rougemont, « Les noms des dieux dans les tablettes inscrites en linéaire B », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 325-388. 61 B. Sergent, « Svantovit et l’Apollon d’Amyklai », Revue de l’histoire des religions 211, 1994, p. 15-58 ; Id., Celtes et Grecs, t. I : Le livre des héros, Payot, collection « Rivages », Paris 1999 ; t. II, 2004 ; Id., Lug et Apollon, Ollodagos, collection « Mémoires de la Société belge d’études celtiques », Bruxelles 1995. 62 Sur ce passage, cf. D. Aubriot, « L’invocation au(x) dieu(x) dans la prière grecque : contrainte, persuasion ou théologie », dans Belayche et alii (éd.), Nommer les dieux, p. 473-490, spéc. p. 477, n. 17.
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Les dieux et les hommes : un dialogue mis en scène La religion réelle est donc réinventée par l’« écriture », ce qui retentit non seulement sur l’exégèse historique mais sur l’interprétation du sens ou des sens du poème. Et cela est vrai tout spécialement lorsque les dieux s’expriment. Même s’il ne tente guère de la restituer, Homère attribue aux dieux une langue qui leur est propre. Il y a là une tradition poétique, d’origine indoeuropéenne selon Françoise Bader, qui « attribue deux noms à un référent, l’un humain qui renvoie au monde des hommes, l’autre divin qui renvoie au monde des dieux »63. Dans l’épopée, les références à cette langue sont rarissimes (quatre seulement pour l’Iliade) et relèvent soit de la traduction, soit de l’exégèse. En d’autres termes, les dieux parlent ou bien un grec exotique, proche du hittite, comme dans l’Odyssée, soit – comme dans les quatre exemples de l’Iliade – une langue savante, codée, rendue impénétrable par des « techniques d’hermétisme »64, à savoir des figures comme l’anacoluthe ou l’hypallage ou encore le kenning, trope particulier qui consiste à faire porter par un même mot un sens obvie et un sens secret. Le phénomène montre l’intérêt du Poète pour les ressources poétiques de l’énigme et de l’étrangeté. Mais il serait abusif d’en induire une étrangeté plus profonde : le phénomène est rare, d’abord ; d’autre part, les messages sont tous in fine interprétables65 et surtout, la plupart du temps, Homère – conventionnellement – fait parler les dieux en grec comme si c’était leur langue naturelle. Cette communauté linguistique est d’autant plus plausible pour l’auditeur/ lecteur qu’elle coïncide avec la communauté du vécu concret et des rapports affectifs et sociaux : quand Aphrodite est blessée par Diomède, elle a mal et va se plaindre à son papa, qui lui reproche alors d’être sortie de ses attributions (Il. V, 330 sq.). Cette interaction de type familial se retrouve mutatis mutandis – il s’agit plutôt d’une relation de frère et sœur – entre Athéna, la déesse vierge, et son protégé Ulysse, mais avec un degré de connivence encore plus élevé,
63 F. Bader a consacré plusieurs publications à cette question de la langue des dieux, dont les références sont indiquées dans son article, « Autobiographie et héritage dans la langue des dieux : d’Homère à Hésiode et Pindare », Revue des études grecques 103, 1990, p. 383-408, spéc. p. 383, n. 1 et 385, n. 3. Cf. aussi Létoublon, « Les dieux et les hommes », p. 94-95 (avec bibliographie). 64 Bader, « Autobiographie et héritage dans la langue des dieux », p. 384. 65 Selon F. Bader (ibid.), il s’agit de « signatures » d’auteur, d’une sorte de « cryptage autobiographique » ou encore de messages symboliques, relatifs à l’apanage des dieux et à la signification de leur intervention dans l’ordre du monde. Selon F. Létoublon (« Les dieux et les hommes », p. 96), la nomination propre aux dieux, fondée sur une connaissance supérieure, vient jeter un doute sur le lien que les hommes établissent entre leurs mots et les choses.
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notamment dans un passage souvent commenté (Odyssée, XIII, 187 sq.)66. Ulysse endormi vient d’être déposé à Ithaque par les Phéaciens. À son réveil, il ne reconnaît pas son île et se met à gémir, craignant de perdre les riches cadeaux de ses hôtes sur cette terre inconnue. Athéna lui apparaît alors sous le déguisement d’un jeune pâtre, double ruse, double défi plutôt, puisqu’elle est déguisée, et que ce déguisement est plutôt, habituellement, celui d’Hermès. Ulysse ne la reconnaît pas. Quand le jeune pâtre lui annonce qu’il est à Ithaque, Ulysse n’y croit pas une seconde et invente illico une longue série de mensonges plus ou moins romanesques destinés à cacher son identité, à expliquer sa présence et celle des trésors et à délivrer en même temps un message de menace : il lui est déjà arrivé de tuer pour protéger ses biens. Athéna reprend alors sa forme de femme « belle, grande et savante en splendides ouvrages » (289). Contre toute attente, elle sourit à Ulysse et le gratifie d’un geste d’affection en disant : Il serait fourbe et astucieux, celui qui te vaincrait en quelque ruse que ce soit, fût-il un dieu ! Ô malin, ô subtil (ποικιλομῆτα), ô jamais rassasié de ruses, ne vas-tu pas, même dans ton pays, abandonner cette passion pour le mensonge et les fourbes discours ? Allons ! N’en parlons plus ! Puisque nous sommes toi et moi des astucieux : toi de loin le premier des hommes en conseil et discours, moi fameuse entre tous les dieux pour ma finesse (μήτι) et mon astuce : ainsi tu n’as donc pas su reconnaître en moi la fille de Zeus, Athéna, celle qui t’assista dans chacune de tes épreuves [...] Je suis venue ici pour que nous complotions [...] Ulysse l’avisé (πολύμητις) lui fit cette réponse [...].
Après cette tirade sans doute un tout petit peu trop flatteuse à ses yeux pour ne pas receler un piège, Ulysse continue à se méfier et à craindre pour ses trésors. Il faut qu’Athéna déchire le brouillard pour que – tel Thomas l’Apôtre – il reconnaisse enfin son île. La relation entre les deux personnages est marquée par le jeu, elle est faite d’un mélange de complicité et de compétition qui tient à une identité profonde. Le nom de la déesse Athéna, nous l’avons dit, appartient sans doute pour Homère à un patrimoine immémorial. Mais on voit comment il inscrit la connivence entre la déesse et son protégé dans une nomination seconde. Si Athéna est si compréhensive, si indulgente à l’égard des mensonges d’Ulysse, c’est parce qu’elle est fille de
66 Cf. Ménager, L’incognito, p. 38-39.
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Zeus et de Μῆτις, la divinité ou l’allégorie de la ruse, de l’adaptation à la circonstance, de l’intelligence pratique67, qu’elle est elle-même fameuse entre tous les dieux pour cette qualité, tandis qu’Ulysse est lui-même πολύμητις, l’homme « aux mille ruses ». Ulysse est la projection de l’une des composantes principales de la force propre de la déesse, et il est normal que celle-ci encourage son protégé à persévérer dans son être. Et en même temps, le jeu est contagieux : quel lecteur un tant soit peu méfiant, instruit par l’approbation de la déesse et la persistance de l’incrédulité d’Ulysse, ne serait pas tenté d’en faire autant ? Il se pourrait bien que la compétition de malice entre Athéna et son frère/fils Ulysse ne soit autre qu’un protocole de lecture, de l’épopée, et – pourquoi pas – du monde. Ce jeu de miroir est rendu vertigineux par l’interaction entre l’interprétation du texte et sa transmission si chaotique : on pourrait citer beaucoup de variantes textuelles qui mettent en jeu non seulement le sens mais la conception que l’on a – ou pas – de la connivence entre poète et lecteur68. L’une des plus spectaculaires est celle qui affecte l’explicit de l’Odyssée. Le massacre des prétendants atteint un paroxysme de violence inouï. Soudain, on entend la voix forte d’Athéna qui ordonne aux combattants de cesser le combat immédiatement et à Ulysse de restaurer la concorde sous peine de fâcher Zeus. Ulysse obéit avec joie. Si le récit s’arrêtait là, Athéna – prédisposée à l’intériorisation par les circonstances de sa naissance : elle est née de sa mère dévorée par son père – pourrait n’être que la voix de la conscience. Un dernier vers, généralement déplacé ou athétisé, selon les éditions, vient contrecarrer cette lecture allégorique et réinstaller le premier degré en précisant, d’une manière tout à fait anecdotique et plate, qu’Athéna avait pris l’allure et la voix de Mentor. Où l’on voit que le processus de sélection d’éléments préexistants, processus qui commence dès Homère et qui se poursuit lors de la transmission, fait du poète et de ses successeurs un lecteur avant d’être un créateur, ce qui tend à inclure le travail d’interprétation au cœur même de la composition du poème. Conclusions Pour conclure ce très bref aperçu et sans prétendre fournir la synthèse qui manque sur une question aussi difficile, nous dirons que le nom des dieux 67 Cf. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La « mètis » des Grecs, Flammarion, collection « Champs », Paris 1974. 68 Il y a là un défi philologique et herméneutique relevé, dans le cas d’Hésiode, par D. Arnould, « Les noms des dieux dans la Théogonie d’Hésiode : étymologies et jeux de mots », Revue des études grecques 122, 2009, p. 1-14.
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chez Homère relève d’une approche très diversifiée qui prenne en compte les apports de l’histoire, de la comparaison et de l’analyse littéraire. Ce qui frappe en tout cas, c’est la contradiction entre des rapports de plain-pied entre les dieux et les hommes et des moments d’étrangeté totale69. Cela tient à l’élasticité du lien qui les unit, depuis l’hétérogénéité absolue jusqu’à une quasi-fraternité70. Autre problème : la coexistence de conceptions sans doute très archaïques, qui identifient les dieux à des flux d’énergie, à des forces immanentes – c’est-à-dire aussi bien externes qu’internes – et difficilement contrôlables, et une dimension quasi philosophique, qui donne naissance à une connivence peut-être trompeuse, mais diablement troublante, sur un récit polysémique. La poésie, avec ses jeux, ses ruses, ses trompe-l’œil, sans même parler de l’humour – dont la présence est aussi évidente que difficile à cerner –, vient brouiller encore les cartes. L’hétérogénéité du panthéon homérique, qui emprunte à plusieurs lieux et plusieurs époques de plusieurs civilisations, est à relier à l’importance corollaire que revêt sa mise en œuvre poétique, comme si le Poète avait d’autant plus et d’autant mieux innové et multiplié les niveaux de sens qu’il était confronté à un gisement divers et instable, tant sur le plan de la théonymie et des narrations associées que sur celui des pratiques religieuses. Pour tracer une frontière sensiblement différente de celle que fixait Erich Auerbach, nous dirons qu’Homère – et/ou ceux qui ont ensuite transmis son poème – a composé avec des éléments divers une trame narrative à la fois explicite et équivoque, ou plurivoque. De cet univers commun aux dieux et aux hommes, seuls les dieux possèdent la clef et maîtrisent le destin71. Mais, en même temps, les Muses, elles aussi partagées, et qui sont des déesses, nous donnent un accès partiel au sens du monde. Le poème nous met donc face à une demi-énigme, et le Poète, dès lors, invite les lecteurs/auditeurs à « jouer » avec l’interprétation, dans une sorte d’anticipation de la dialectique. À l’instar d’Athéna félicitant Ulysse pour son inventivité en matière de ruse, le Poète, sous la dictée des Muses, 69 Sur ce thème de l’« altérité totale », cf. F. Létoublon (« Les dieux et les hommes »), qui voit même chez Homère une anticipation de la théologie négative. 70 La figuration par les arts plastiques reflète bien cette variabilité : les dieux sont généralement anthropomorphes, mais – en tout cas à l’époque archaïque – la facialité est rare (sauf dans le cas très particulier de Dionysos) – et la représentation est souvent occultée par un masque. Quelques exemples très significatifs dans Hommes, dieux et héros de la Grèce, Musée départemental des antiquités de la Seine-Maritime, Rouen 1982. 71 Cela fait que le destin n’est intelligible que du point de vue des dieux, cf. J. Griffin cité par Detienne et Sissa, La vie quotidienne des dieux grecs, p. 266. Cf. aussi Létoublon, « Les dieux et les hommes », p. 99-100 : « Dans l’Iliade, quand nous nous croyons libres, nous nous apercevons vite que les dieux, dans l’Olympe, dans les coulisses du théâtre, tirent les ficelles, tels Prospero jouant avec Ariel dans La Tempête. Quand nous nous croyons libres, ce n’est que parce qu’ils ont décidé de nous le laisser croire ».
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semble nous dire en souriant : « Comprenne qui voudra », voire « Comprenne qui pourra », et nous encourage à chercher – sans illusion excessive sur les possibilités de la nature humaine – un « plus haut sens ». En comparaison, la narration de type biblique, par ses non-dits même, est paradoxalement moins ouverte à la diversité des interprétations72. En un mot, on n’a peut-être pas tort de voir en Homère – chez qui le pessimisme anthropologique se mêle à un certain humanisme73, au culte de l’intelligence et au plaisir du texte – non seulement l’initiateur de la littérature occidentale, mais aussi le premier des philosophes. C’est d’ailleurs le statut que lui donnaient les Grecs.
72 Ce paradoxe est celui de la prétérition et de la réticence : en disant que je ne dis pas ce que je dis, ou en m’interrompant avant d’avoir parlé, j’oriente la déduction que je ne tire pas. Mon interlocuteur croit avoir trouvé tout seul, et par conséquent ne doute pas. L’auxiliaire de cette tactique est l’amourpropre ; cf. Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Du Style, 222, citant à l’appui Théophraste, fr. 696, éd. W. W. Fortenbaugh, P. Huby, R. Sharples et D. Gutas, Theophrastus of Eresus. Sources for his Life, Writings, Thought and Influence, t. II : Psychology, Human Physiology, Living Creatures, Botany, Ethics, Religion, Politics, Rhetoric and Poetics, Music, Miscellanea, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 54, 2, Leyde-New York-Cologne 1992. 73 Citons cette remarque de Bowra, L’expérience grecque, p. 61 : « Le sens du sacré, chez les Grecs, se fonde beaucoup moins sur un sentiment de la perfection des dieux que sur la vénération que leur inspirent leur beauté immuable et leur vigueur sans défaillance. Si c’est là la rançon de l’anthropomorphisme, elle est loin d’être sans contrepartie, car non seulement il donne aux dieux plus de réalité que ne peuvent le faire beaucoup de religions, mais il suscite chez l’homme un sentiment accru de sa dignité propre, par le fait même qu’il ressemble aux dieux ».
Langage des dieux et langage des hommes dans les Oracles chaldaïques* Helmut Seng
Dans le cadre d’une entreprise placée sous le titre de « noms barbares », il semble obligatoire de commencer par le fragment éponyme des Oracles chaldaïques ; puisque les ὀνόματα βάρβαρα relèvent du domaine de la théurgie, les χαρακτῆρες doivent, tout comme les συνθήματα et les σύμβολα, être envisagés dans le même contexte1. Voilà, en résumé, ce dont la première partie de cet article va traiter. Ensuite, la question du rapport entre langage des dieux et langage des hommes sera abordée ; en effet, les Oracles chaldaïques sont attribués à la fois à des dieux et à des théurges. À cet égard, le récit sur les Julien interrogeant les dieux, la référence aux théurges formulée tantôt au singulier, tantôt au pluriel ainsi que les citations en prose attribuées à Julien peuvent fournir des points de repères. Par la suite, les avis extrêmement divergents concernant la clarté et l’intelligibilité de la révélation oraculaire par les interprètes néoplatoniciens seront envisagés. Enfin, nous examinerons brièvement dans quelle mesure la langue chaldaïque – autrement dit le syriaque – joue un rôle dans la tradition des Oracles chaldaïques. Mots-clés : Ὀνόματα βάρβαρα, χαρακτῆρες, συνθήματα, σύμβολα Il est dit dans le fragment 150 des Oracles chaldaïques :
* Traduction de l’allemand par A.-L. Vignaux.
1 Sur le phénomène de la théurgie, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism Magic
and Platonism in the Later Roman Empire, nouvelle éd. M. Tardieu (avec un supplément « Les Oracles chaldaïques 1891-2011 »), Institut d’études augustiniennes, collection « Études augustiniennes », Paris 1956 (20113), p. 177-257 et p. 461-466 ; C. Van Liefferinge, La Théurgie : des Oracles chaldaïques à Proclus, Centre international d’étude de la religion grecque antique, Liège 1999 ; R. M. van den Berg, dans Proclus’Hymns : Essays, Translations, Commentary, Brill, collection « Philosophia antiqua », 90, Leyde-Boston-Cologne 2001, p. 66-111 ; et surtout I. TanaseanuDöbler, Theurgy in Late Antiquity. The Invention of a Ritual Tradition, 1, Vandenhoeck & Ruprecht, collection « Beiträge zur Europäischen Religionsgeschichte », Göttingen 2013. Il n’a malheureusement pas été possible de dépouiller ce livre fondamental, qui n’est paru qu’après la rédaction finale du présent texte. Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 53-78 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114832
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ὀνόματα βάρβαρα μήποτ᾿ ἀλλάξῃς, Ne change jamais les noms barbares2.
Ce fragment3 n’a été transmis que par Michel Psellos4. Il ne s’agit pas en réalité d’un fragment d’oracle au sens strict, ainsi que l’indique sa forme non métrique. Nous pouvons penser à une paraphrase du texte oraculaire, étant donné que celle-ci était un procédé assez courant dans la pratique néoplatonicienne de la citation. À la base du mot ὀνόματα, particulièrement difficile à intégrer dans un hexamètre avec ses quatre syllabes brèves, il pourrait y avoir le singulier poétique οὔνομα, mais d’autres solutions peuvent être imaginées5. Il pourrait par exemple aussi s’agir d’un morceau tiré du commentaire d’un λόγιον ou de plusieurs de ceux-ci. Un tel commentaire pourrait être attribué 2 Les traductions françaises des Oracles chaldaïques, des Excerpta Chaldaica de Proclus et des Opuscula philosophica, II, 38, de Psellos sont tirées de l’édition d’É. des Places, Oracles chaldaïques avec un choix de commentaires anciens, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1971 (désormais désigné par des Places) – avec de légères modifications par endroits. 3 Il faut au préalable renvoyer à l’analyse approfondie et au classement historico-religieux de M. Zago, « Non cambiare mai i nomi barbari (Oracoli Caldaici, fr. 150 des Places) », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext, Interpretation, Rezeption, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2010, p. 109-143 ; cf. également, pour tous les fragments traités ci-après, les commentaires d’É. des Places (dans son édition des Oracles chaldaïques) et de R. Majercik dans The Chaldean Oracles, éd. et trad. R. Majercik, Brill, collection « Studies in Greek and Roman Religion », Leyde 1989 (désormais désigné par Majercik). 4 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, éd. D. J. O’Meara, Michaelis Pselli philosophica minora, t. II : Opuscula psychologica, theologica, daemonologica, Teubner, Leipzig 1989 (désormais désigné par O’Meara), p. 132, 26. Il est à noter qu’une bonne partie des oracles qui se rapportent concrètement au rituel théurgique se trouvent chez Psellos ; mais pas exclusivement, cf. chez Proclus, le fragment 133 des Oracles chaldaïques (In Platonis Cratylum Commentaria [In Cratylum], 101, 6-7) et le fragment 146 (In Platonis Rem publicam Commentarii [In Rem publicam], I, 111, 2-12) : les fragments 147 à 150, et le fragment 206 ne sont transmis que par Psellos, ainsi que les fragments 109 et 110, dont le vers 3 se rapporte à la théurgie (Pléthon, en revanche, élimine les fragments 107, 149, 150, 159, 206, 212 et donne en partie une interprétation spiritualisante ; cf. Μαγικὰ λόγια τῶν ἀπὸ Ζωροάστρου μάγων. Γεωργίου Γεμιστοῦ Πλήθωνος Ἐξήγησις εἰς τὰ αὐτὰ λόγια. Oracles chaldaïques. Recension de Georges Gémiste Pléthon, éd. et trad. B. Tambrun-Krasker, The Academy of Athens-Vrin-Ousia, collection « Corpus philosophorum medii aevi. Philosophi Byzantini », Athènes-Paris-Bruxelles 1995). Presque tous les oracles présentés par Psellos, de même que leur interprétation, ont pour objet la descente de l’âme et son ascension dans ses trois dimensions : théurgico-rituelle, philosophique et post mortem ; cela pourrait indiquer la reprise d’une compilation basée sur un classement thématique ; cf. aussi D. J. O’Meara (« Psellos’ Commentary on the Chaldaean Oracles and Proclus’ lost Commentary », dans H. Seng [éd.], Platonismus und Esoterik in byzantinischem Mittelalter und italienischer Renaissance, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2013, p. 45-58) qui pense à un extrait du commentaire oraculaire de Proclus apparenté aux Excerpta Chaldaica. Même pour d’autres aspects, la question des sources de Psellos vaut la peine d’être posée, et cela séparément pour Opuscula philosophica, II, 39-41 et pour la tradition biographico-légendaire des Julien (qui ne doit pas obligatoirement avoir correspondu aux conceptions des néo-platoniciens, lesquels vouaient à l’auteur des Oracles chaldaïques une vénération particulière). 5 Cf. par exemple l’allongement de α devant σ dans le vers 1 du fragment 87 des Oracles chaldaïques : ὄνομα σεμνόν.
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soit aux Julien ou bien aux théurges mêmes, soit encore à l’un des exégètes néoplatoniciens. Toutefois, ceux-ci ne semblent pas s’adresser en style direct au lecteur dans le cadre de leurs explications. De la tradition chaldaïque proprement dite, on ne connaît ni ne conserve aucun ὄνομα βάρβαρον6 ; Psellos ne donne pas non plus d’exemples d’ὀνόματα βάρβαρα chaldaïques. Au lieu de cela, il a recours à des exemples tirés de la tradition chrétienne : Σεραφείμ, Χερουβείμ, Μιχαήλ, Γαβριήλ7 ; ce sont donc des ὀνόματα βάρβαρα venant de l’hébreu. Il est impossible de savoir si, dans ce cas, il passe les informations dont il dispose sous silence par prudence – à la fin du lemme, il se distancie effectivement des rites et de la doctrine chaldaïques8 – ou s’il invente en quelque sorte des exemples didactiques faute de disposer de témoignages originaux. Michel Psellos justifie comme suit l’interdiction de modifier les ὀνόματα βάρβαρα9 : Ἀμειφθέντα δὲ ἐν τοῖς Ἑλληνικοῖς ὀνόμασιν ἐξασθενεῖ, Changés en grec, ils perdent leur force.
Cela correspond tout à fait à la réponse que Jamblique donne à la question de Porphyre concernant l’utilisation des ὀνόματα βάρβαρα, d’ailleurs liée à un argument relevant de la théorie de la traduction : Οὐδὲ γὰρ πάντως τὴν αὐτὴν διασώζει διάνοιαν μεθερμηνευόμενα τὰ ὀνόματα, ἀλλ᾿ ἔστι τινὰ καθ᾿ ἕκαστον ἔθνος ἰδιώματα, ἀδύνατα εἰς ἄλλο ἔθνος διὰ φωνῆς σημαίνεσθαι· ἔπειτα κἂν εἰ οἷόν τε αὐτὰ μεθερμηνεύειν, ἀλλὰ τήν γε δύναμιν οὐκέτι φυλάττει τὴν αὐτήν. Car, à être traduits, les noms ne conservent pas entièrement le même sens : chaque peuple a des caractéristiques impossibles à transposer dans la langue d’un autre ; ensuite, même si on peut traduire ces noms, en tout cas ils ne gardent plus la même puissance10.
6 Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 240, n. 51. Il est difficile de savoir dans quelle mesure ils correspondent aux noms que les dieux révélèrent aux théurges à l’époque de Marc Aurèle (et donc des Julien) et que ceux-ci utilisèrent dans leurs rituels de culte (Proclus, In Cratylum, 72, 10-15, cité infra p. 70, et 15-18 à propos de ces révélations en général). 7 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 133, 1-2. 8 Nous pouvons donc nous demander, concernant Michel Psellos, s’il suppose de fait l’existence d’un effet particulier des désignations hébraïques d’anges dans le cadre d’un rituel chrétien ou si, face à cet exemple, il faut exclure toute implication de ce genre. 9 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 133, 3-4. 10 Jamblique, De mysteriis, 7, 5, éd. et trad. É. des Places, Les Mystères d’Égypte, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1966 (désormais désigné par des Places), p. 193 = Parthey, Hakkert, Amsterdam 1965 (1857 [désormais désigné par Parthey]), p. 257, 10-14.
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Nous supposons, il est vrai, que l’on utilisait également des épiclèses analogues aux suites de sons et de syllabes bien connues des Papyrus magiques11, qui n’ont parfois rien à voir avec de véritables noms de dieux. Car Porphyre met en doute le sens de tels ἄσημα ὀνόματα vis-à-vis de Jamblique, qui réplique qu’ils sont peut-être incompréhensibles pour les hommes, mais pas pour les dieux12. Une indication supplémentaire nous est donnée deux lemmata plus loin chez Michel Psellos. L’oracle dit, selon la citation de l’auteur13 : Ἐνέργει περὶ τὸν Ἑκατικὸν στρόφαλον, Agis sur la toupie d’Hécate.
Ici non plus, il ne s’agit pas d’un hexamètre complet ou fragmentaire ; jusque-là, le constat est le même que pour le fragment 150 des Oracles chaldaïques. Cependant, É. des Places s’est limité dans ce cas à ne reprendre dans la compilation de sa rubrique « Vocabula Chaldaica Varia » que le dernier mot, sous forme d’expression isolée (fragment 206 des Oracles chaldaïques)14. Le commentaire de Psellos décrit en quelques mots le rituel chaldaïque : Ἐξήγησις. ὁ Ἑκατικὸς στρόφαλος σφαῖρά ἐστι χρυσῆ, μέσον σάπφειρον περικλείουσα, διὰ ταυρείου στρεφομένη ἱμάντος, δι᾿ ὅλης αὐτῆς ἔχουσα χαρακτῆρας· ἣν δὴ στρέφοντες ἐποιοῦντο τὰς ἐπικλήσεις. καὶ τὰ τοιαῦτα καλεῖν εἰώθασιν ἴυγγας, εἴτε σφαιρικὸν ἔχοιεν εἴτε τρίγωνον εἴτε ἄλλο τι σχῆμα. ἃ δὴ δονοῦντες τοὺς ἀσήμους ἢ κτηνώδεις ἐξεφώνουν ἤχους, γελῶντες καὶ τὸν ἀέρα μαστίζοντες. διδάσκει οὖν τὴν τελετὴν ἐνεργεῖν τὴν κίνησιν τοῦ τοιούτου στροφάλου ὡς δύναμιν ἀπόρρητον ἔχουσαν. Explication : la toupie d’Hécate est une sphère d’or, qui renferme au milieu un saphir, tourne par le moyen d’une lanière de taureau et porte des caractères sur toute sa surface ; c’est en la tournant qu’on faisait les invocations. Et on a coutume d’appeler iynges ces instruments, que la forme en soit sphérique, triangulaire ou d’autre sorte. En les faisant tournoyer, on émettait des cris indistincts ou bestiaux, tout en riant et fouettant l’air. L’oracle enseigne donc que ce qui opère le rite, c’est le mouvement d’une telle toupie, en raison de sa force indicible15.
11 Papyri graecae magicae. Die griechischen Zauberpapyri, éd. et trad. K. Preisendanz, 2 vol., Teubner, Leipzig-Berlin 1928 et 1931 ; seconde édition en deux volumes par A. Henrichs, Teubner, collection « Sammlung wissenschaftlicher Commentare », Stuttgart 1973 et 1974. 12 Jamblique, De mysteriis, 7, 4, des Places p. 191-192 (= Parthey p. 254, 11 - p. 256, 3). 13 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 133, 16. 14 Cf. cependant la référence citée dans la note 16, où στροφάλιγξ est utilisé à la place de στρόφαλος. 15 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 133, 17-23.
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Deux descriptions du rituel sont ici confrontées. La première est sobre et pratique, la seconde polémique et caricaturale16. Dans la première description, les invocations, ἐπικλήσεις, semblent désigner précisément ou du moins englober ce qui dans le fragment 150 des Oracles chaldaïques porte le nom d’ὀνόματα βάρβαρα. Elles semblent également identiques à ce que Psellos nomme dans la seconde description ἀσήμους ἢ κτηνώδεις ἤχους. C’est à cela que correspond la formulation de Nicomaque de Gérase : διὸ δὴ ὅταν μάλιστα οἱ θεουργοὶ τὸ τοιοῦτον σεβάζωνται, σιγμοῖς τε καὶ ποππυσμοῖς καὶ ἀνάρθροις καὶ ἀσυμφώνοις ἤχοις συμβολικῶς ἐπικαλοῦνται. C’est pourquoi les théurges, s’ils vénèrent cela de façon particulière, réalisent leurs invocations par des sifflements et des claquements et des sons inarticulés et dissonants17.
Il faut ensuite citer Proclus, In Cratylum 31, 24-28 : τοιαῦτα δ᾿ ἐστὶν τὰ καλούμενα σύμβολα τῶν θεῶν· μονοειδῆ μὲν ἐν τοῖς ὑψηλοτέροις ὄντα διακόσμοις, πολυειδῆ δ᾿ ἐν τοῖς καταδεεστέροις· ἃ καὶ ἡ θεουργία μιμουμένη δι᾿ ἐκφωνήσεων μέν, ἀδιαρθρώτων δέ, αὐτὰ προφέρεται. Tels sont les symboles ainsi nommés des dieux : d’une seule forme dans les mondes supérieurs, polymorphes dans les inférieurs. La théurgie imite ce principe et s’exprime par sons vocaux inarticulés18. 16 On trouve une troisième variante dans Michaelis Pselli orationes hagiographicae, 4, 392-395, éd. E. A. Fisher, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1994 = Michel Psellos, Épître sur la Chrysopée, opuscules et extraits sur l’alchimie, la météorologie et la démonologie, VI, 201, 20-22, éd. J. Bidez, Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, M. Lamertin, Bruxelles 1928 (« Oratio de miraculo in Blachernis patrato ») : ἡ ἑκατικὴ δὲ στροφάλιγξ μετὰ τοῦ ταυρείου ἱμάντος καὶ τῆς ἰυγγικῆς ἐπικλήσεως ὀνόματα μόνα κενὰ καὶ ἀτέλεστα, εἰ δέ τι καὶ τελοῖτο, ἀλλ᾿ ἐκ χείρονος πνεύματος, « Le tourbillon d’Hécate, les lanières de taureau et l’évocation au moyen de cercles magiques ne sont que des mots vides et sans efficacité rituelle ; s’ils devaient néanmoins produire un résultat, ce serait à travers l’action d’un démon inférieur » (ma traduction). Cf. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 249, n. 78, et Van Liefferinge, La Théurgie, p. 150, n. 182. 17 Nicomaque de Gérase, Musici scriptores Graeci, éd. C. Janus, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1995 (1895), p. 277, 5-9. L’énoncé se rapporte à l’efficacité des sons employés dans un contexte rituel, déjà mentionnée chez Nicomaque dans les lignes précédemment citées. Le texte est incertain : θεουργοί est une conjecture de Gale pour θερινοί, cf. l’apparatus criticus de Janus. H. Lewy (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 250-251, n. 83), met en doute sur la base de l’expression conjecturée le fait que la phrase provienne de Nicomaque, qu’il date d’avant les Oracles chaldaïques, et l’attribue à Proclus ; Nicomaque pourrait toutefois avoir été un contemporain (plus âgé) des Julien, cf. H. Seng, ΚΟΣΜΑΓΟΙ, ΑΖΩΝΟΙ, ΖΩΝΑΙΟΙ. Drei Begriffe chaldaeischer Kosmologie und ihr Fortleben, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2009, p. 104, n. 392 (avec bibliographie supplémentaire). Dans le présent contexte, l’attribution n’est pas décisive. 18 Proclus, In Cratylum, 31, 24-28, éd. G. Pasquali, Procli Diadochi in Platonis Cratylum Commentaria, Teubner, Stuttgart 1908 (réimpr. 1994) [désormais désigné par Pasquali]. Les traductions sont miennes.
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Les descriptions concordent, même si le mode d’expression diffère. É. des Places traduit l’expression de Psellos « ἀσήμους ἢ κτηνώδεις ἤχους » par « cris indistincts ou bestiaux »19. Francisco García Bazán propose « gritos ininteligibles o bestiales »20 et Silvia Lanzi « grida sconnesse o animalesche »21. La caractérisation des sons comme animaux est indiscutable ; néanmoins, la teneur sémantique de ἀσήμους peut être cernée de façon plus précise que ce que les traducteurs proposent. Traduit en termes linguistiques : ces sons sont dépourvus de signification, ce ne sont pas des signes linguistiques, des « signifiants » renvoyant à des « signifiés »22. Naturellement, ceci est également formulé de façon polémique. Mais cela décrit exactement la catégorie des ὀνόματα βάρβαρα, qui consistent par exemple en suites vocales déterminées, que l’on ne peut identifier à des noms de dieux, même si elles en dérivent (comme les variations sur Ι, Α et Ω). Elles n’acquièrent une valeur linguistique que s’il s’agit de sons actifs, utilisés comme épiclèses. Il en va de même pour les χαρακτῆρες apparaissant sur la toupie d’Hécate et sur les ἴυγγες23. L’expression désigne le plus souvent des figures à structure géométrique ; il est possible que les formes ronde, triangulaire ou autre mentionnées par Psellos concernent les χαρακτῆρες et que leur attribution aux ἴυγγες soit une méprise – en effet, nous pouvons difficilement imaginer autre chose qu’une forme ronde pour une toupie qui tourne sur elle-même. La liaison linguistique problématique de τὰ τοιαῦτα avec ἴυγγες pourrait également être imputable à une erreur survenue dans le processus de compilation. Il n’est pas possible de savoir s’il faut comprendre χαρακτῆρες dans le sens de
19 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, trad. des Places, p. 171. 20 Oráculos caldeos : con una selección de testimonios de Proclo, Pselos y M. Itálico. Numenio de Apa-
mea, Fragmentos y testimonios, éd. et trad. F. García Bazán, Editorial Gredos, collection « Biblioteca clásica», Madrid 1991, p. 140. 21 Michel Psellos, Oracoli Caldaici con appendici su Proclo e Michele Italico, éd. S. Lanzi, Mimesis, Milan 2001, p. 82. 22 Cf. Zago, « Non cambiare mai i nomi barbari », p. 127-128 (avec bibliographie supplémentaire). La distinction entre reconnaissance et pensée humaines et divines ouvre une autre perspective ; cf. Jamblique, De mysteriis, 1, 15, des Places p. 66 (= Parthey p. 48, 6-7) : τῶν θεῶν αὐτῶν εἰσι συνθήματα καὶ μόνοις τοῖς θεοῖς ὑπάρχουσι γνώριμοι, [les implorations hiératiques] « sont les symboles des dieux mêmes et ne sont connues que d’eux » ; ibid., 2, 11, des Places p. 96 (= Parthey p. 96, 17 - p. 97, 1) : ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν, « L’accomplissement religieux des actions ineffables dont les effets dépassent toute intellection, ainsi que le pouvoir des symboles muets, entendus des dieux seuls, qui opèrent l’union théurgique » ; cf. à ce sujet B. Nasemann, Theurgie und Philosophie in Jamblichs « De mysteriis », Teubner, collection « Beiträge zur Altertumskunde », Stuttgart 1991, p. 278, n. 203. 23 Cf. aussi Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 249-254, et Majercik, The Chaldean Oracles, p. 29-30.
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signes possédant la structure de « signifiant » et de « signifié ». Mais dans leur cas également, tout est une question d’activité. Celle-ci correspond selon toute vraisemblance à la fonction des épiclèses et consiste par conséquent à provoquer la rencontre avec les dieux. Chez les adeptes du rituel, ces sons, en particulier en cas de répétition de longue durée et en association avec le bourdonnement de la toupie, pouvaient mener à un état de transe ; le rire participait peut-être aussi à l’état extatique. L’idée de répétition apparaît aussi dans la formulation qui introduit l’oracle suivant chez Psellos, le fragment 147 des Oracles chaldaïques : Πολλάκις ἢν λέξῃς μοι, ἀθρήσεις πάντα λέοντα. οὔτε γὰρ οὐράνιος κυρτὸς τότε φαίνεται ὄγκος, ἀστέρες οὐ λάμπουσι, τὸ μήνης φῶς κεκάλυπται, χθὼν οὐχ ἕστηκεν· βλέπεται δὲ πάντα κεραυνοῖς. Si tu me le dis souvent, tu verras tout en forme de lion ; alors la masse voûtée du ciel n’apparaît pas, les astres ne brillent pas, la lumière de la lune reste cachée, la terre ne tient pas sur ses bases, et tout est éclairé par la foudre24.
Il est décrit ici une secousse cosmique qui accompagne ou précède l’épiphanie d’un dieu25. Le verbe λέξῃς réclame un objet direct, et les épiclèses et formules d’invocation, parmi lesquelles les ὀνόματα βάρβαρα peuvent compter, semblent en substance être cet objet. La précision πολλάκις, en particulier, renvoie à de telles invocations26. Si le discours des épiclèses, de même que leur force et leur effet indicible, font penser à l’invocation d’un dieu en vue de le faire venir27, les formulations que l’on trouve dans d’autres fragments renvoient plutôt à 24 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 134, 4-7. 25 H. Lewy pense à une apparition d’Hécate (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 242-244). Pour
l’interprétation de ce fragment, cf. aussi F. W. Cremer, Die Chaldäischen Orakel und Jamblich « De mysteriis », Anton Hain, collection « Beiträge zur klassischen Philologie », Meisenheim am Glan 1969, p. 47, et M. Tardieu, « L’oracle de la pierre mnouziris », dans Seng et Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel, p. 93-108, spéc. p. 104-108. 26 On devine quelle divinité se cache derrière « μοι ». Le fragment précédent se référant chez Psellos à l’invocation d’Hécate, on dispose d’un indice concernant l’identification de la locutrice. H. Lewy pense également à Hécate (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 243, n. 59). 27 Cf. également dans le vers 1 du fragment 146 des Oracles chaldaïques : ταῦτ᾿ ἐπιφωνήσας, « après cette invocation », qui est suivie par une apparition, interprétée par H. Lewy (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 240-242) comme cortège d’Hécate ; S. I. Johnston (« Riders in the Sky : Cavalier Gods and Theurgic Salvation in the Second Century A.D. », Classical Philology 87, 1992, p. 303-321) se réfère en revanche à de nombreux autres parallèles avec les apparitions décrites ; concernant l’éloignement d’un démon (lié à une action rituelle), cf. le fragment 149 des Oracles chaldaïques : ἐπαυδῶν (« en disant en outre ») ; cf. aussi M. Tardieu, « L’oracle de la pierre mnouziris ».
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une ascension de l’âme. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le fragment 110 des Oracles chaldaïques : Δίζηαι ψυχῆς ὀχετόν, ὅθεν ἢ τίνι τάξει σώματι θητεύσας […] ἐπὶ τάξιν αὖθις ἀναστήσεις, ἱερῷ λόγῳ ἔργον ἑνώσας. Chercher le canal de l’âme, d’où (elle est descendue) ou sous quel ordre […] après avoir travaillé à gages pour le corps […] à son ordre tu la relèveras en joignant l’acte à la parole sacrée28.
Bien que Psellos conçoive l’ἔργον comme le rite télestique et le λόγος comme la partie plus intellectuelle de l’âme29, il semble plus plausible de comprendre l’ἱερὸς λόγος comme la partie verbale du rituel, par opposition aux actions qui en font partie30. Peut-être Porphyre a-t-il ce fragment à l’esprit quand il écrit que la prière pouvait être accompagnée de bonnes ou de mauvaises actions : Εὐχὴ ἡ μὲν μετὰ φαύλων ἔργων ἀκάθαρτος καὶ διὰ τοῦτο ἀπρόσδεκτος ὑπὸ θεοῦ· ἡ δὲ μετὰ καλῶν ἔργων καθαρά τε ὁμοῦ καὶ εὐπρόσδεκτος. La prière accompagnée d’actions mauvaises est impure et Dieu ne peut l’accueillir ; accompagnée de belles actions, elle est pure et tout ensemble bien accueillie de Dieu31.
Ensuite il se réfère aux fragments 46 et 47 des Oracles chaldaïques, en réunissant « la foi, la vérité, l’amour, l’espérance » et donnant ainsi à penser que la réunion de la prière et des actions avait également des antécédents 28 Texte cité d’après Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 131, 16-18 ; la traduction d’É. des Places a été fortement modifiée. Cf. aussi Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 188-189, et M. Tardieu, « La Gnose Valentinienne et les Oracles Chaldaïques », dans B. Layton (éd.), The Rediscovery of Gnosticism, t. I : The School of Valentinus, Brill, collection « Studies in the History of Religions », Leyde 1980, p. 194-237, spéc. p. 200-201, ainsi qu’É. des Places, « Notes sur quelques “Oracles chaldaïques” », dans Mélanges Édouard Delebecque, Publications de l’Université de Provence, Aix-en-Provence 1983, p. 321-329, p. 327, et Id., « Quelques progrès récents des études sur Michel Psellos en relation surtout avec les “Oracles chaldaïques” », Orpheus 9, 1988, p. 344-348. 29 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 131, 19 - p. 132, 7 ; p. 132, 10-14. Ce glissement sémantique correspond exactement au cas des συνθήματα, cf. infra note 48. 30 Le fragment 175 des Oracles chaldaïques – καὶ δύναμιν πρώτην ἱεροῦ λόγου, « et Puissance Première du Verbe sacré » – se rapporterait-il également à l’origine à des manifestations rituelles ? 31 Porphyre, Lettre à Marcella, 24, éd. A. Nauck, Opuscula tria : Vita Pythagorae, De abstinentia, Epistola ad Marcellam, Teubner, Leipzig 1860 (1886), p. 289, 14-17 = Vie de Pythagore. Lettre à Marcella, éd. et trad. É. des Places (avec un appendice de A.-Ph. Segonds), Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1982 (désormais désigné par des Places), p. 119, 25-27. Traduction d’É. des Places dans la version revue par Ph. Hoffmann, « Erôs, Alètheia, Pistis... et Elpis : Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (OC 46 des Places, p. 26 Kroll) », dans Seng et Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel, p. 255-324, spéc. p. 268.
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chaldaïques32. Porphyre aurait dans ce cas affaibli la signification du rite au profit d’une composante éthique. C’est aussi ce qui se dégage du témoignage d’Augustin au sujet du De regressu animae33. Dans cet écrit, Porphyre établit entre le rituel théurgique et l’élévation de l’âme post mortem un lien eschatologique, du moins si l’on s’autorise à utiliser ce terme de manière un peu vague dans le cadre d’une perspective n’excluant pas une redescente de l’âme dans la vie terrestre. Il est vrai que, pour Porphyre, l’action de la théurgie se limite à la partie inférieure de l’âme (celle qui, selon le De regressu animae, ne s’élève pas plus haut que la région de l’air) ; pour la partie supérieure de l’âme, c’est la composante éthique qui est déterminante. Ce rapport entre rituel et ascension post mortem semble également exprimé dans le fragment 110 des Oracles chaldaïques, où l’expression « σώματι θητεύσας » précède l’ascension34. D’après les témoignages concernant la doctrine des âmes et l’anthropologie chaldaïques, cette expression désigne le service temporaire de l’âme dans le corps pendant la vie dans le monde matériel35. Il est vrai que la façon vague dont les derniers mots du vers 1 s’intègrent au contexte et l’état fragmentaire du vers 2 engagent à la prudence. Il est donc également possible que la rencontre avec un dieu dans le rituel théurgique soit elle-même conçue comme l’ascension de l’âme, ainsi que le veut l’interprétation de Jamblique36, ou comme rapprochement mutuel entre le dieu et l’homme37. Le rapport entre rituel théurgique et ascension de l’âme post mortem serait donc déterminé par le fait qu’ils sont substantiellement identiques, même si les circonstances extérieures diffèrent.
32 Cf. aussi ibid., p. 267-271. 33 Cf. I. Tanaseanu-Döbler, « Nur der Weise ist Priester », dans Ead. et U. Berner (éd.), Religion
und Kritik in der Antike, LIT Verlag, collection « Religionen in der pluralen Welt », Münster 2009, p. 109-155, spéc. p. 139-141. 34 La composante éthique peut être présente ici dans θητεύσας, c’est-à-dire dans un service terrestre de l’âme, qui évite un engagement incontrôlé dans la matière ; cf. aussi le fragment 99 des Oracles chaldaïques : θητεύειν, ἀλλ᾿ ἀδαμάστῳ τωὐχένι θητευούσας, « être asservies, mais d’une nuque indomptée subissant le servage », et la note suivante. 35 Cf. O. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel, Anton Hain, collection « Beiträge zur klassischen Philologie », Meisenheim am Glan 1971, p. 27-29, ainsi que infra note 42. 36 Cf. Jamblique, De mysteriis, 1, 12, des Places p. 62 (= Parthey p. 41, 4-8) : ἀφθόνως οἱ θεοὶ τὸ φῶς ἐπιλάμπουσιν εὐμενεῖς ὄντες καὶ ἵλεῳ τοῖς θεουργοῖς, τάς τε ψυχὰς αὐτῶν εἰς ἑαυτοὺς ἀνακαλούμενοι καὶ τὴν ἕνωσιν αὐταῖς τὴν πρὸς ἑαυτοὺς χορηγοῦντες, ἐθίζοντές τε αὐτὰς καὶ ἔτι ἐν σώματι οὔσας ἀφίστασθαι τῶν σωμάτων, « Les dieux font abondamment resplendir, bienveillants et propices qu’ils sont, la lumière sur les théurges ; ils appellent à eux leurs âmes, dispensent à ces âmes l’union avec eux-mêmes, en les habituant, alors même qu’elles sont encore incarnées, à se détacher du corps ». 37 Cf. le fragment 66 des Oracles chaldaïques : μιγνυμένων δ᾿ὀχετῶν πυρὸς ἀφθίτου ἔργα τελοῦσα, « exécutant quand se mêlent les canaux du feu impérissable les œuvres » (construction ambiguë en grec, imitée par la traduction d’É. des Places).
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Il est donc également impossible de savoir auquel des deux contextes le fragment 109 des Oracles chaldaïques appartient : Ἀλλ᾿ οὐκ εἰσδέχεται κείνης τὸ θέλειν πατρικὸς νοῦς, μέχρις ἂν ἐξέλθῃ λήθης καὶ ῥῆμα λαλήσῃ μνήμην ἐνθεμένη πατρικοῦ συνθήματος ἁγνοῦ. Mais l’intellect paternel ne reçoit pas la volonté d’elle [= de l’âme]38 que celle-ci ne soit sortie de l’oubli et n’ait proféré une parole, en se remémorant le pur symbole paternel39.
Le thème des mots de passe est répandu dans les représentations antiques de l’ascension de l’âme40 ; souvent, les mots de passe servent de légitimation face aux gardiens, voire aux démons, qui barrent la route à l’âme qui ne connaît pas le bon mot. Nous ne sommes pas en mesure d’assurer que c’est aussi le cas dans les Oracles chaldaïques41. Une chose est sûre, il est dit dans le fragment 109 des Oracles chaldaïques que le πατρικὸς νοῦς réagit à la connaissance ou à la non-connaissance du σύνθημα. Le rapport qu’entretiennent ῥῆμα et σύνθημα n’est pas expliqué. Dans le contexte de l’oracle, ῥῆμα semble désigner la prononciation du σύνθημα. La nécessité de connaître et de prononcer le bon mot, σύνθημα dans sa signification de « mot de passe », renvoie au rituel, en particulier à la puissance des ὀνόματα βάρβαρα ; le motif de l’oubli, en revanche, renvoie plutôt à la vie terrestre, à laquelle il est associé dans la tradition platonicienne42 ; parallèlement, le motif du souvenir43 renvoie à la mort. L’ascension théurgique de l’âme représente 38 D’après Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 144, 17. 39 Ibid., p. 144, 14-16. 40 Cf. Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel, p. 48-50, et Majercik, The Chaldean
Oracles, p. 141. 41 Même si cela semble insinué dans le cadre de la représentation polémique chez Arnobe, Adversus nationes, II, 62, éd. C. Marchesi, Paravia, collection « Corpus Scriptorum Latinorum Paravianum », Turin 1934 (1953), p. 138, 5-13. Cf. aussi II, 13 p. 81, 10-13 et II, 66, p. 143, 16-18, ainsi que Seng, ΚΟΣΜΑΓΟΙ, p. 155-156. 42 Cf. en particulier Platon, République, 620 e 6 - 621 b 1, ainsi que le recensement chez H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 190-191, n. 53 ; Geudtner, Die Seelenlehre der chaldäischen Orakel, p. 25-27, et A. Landt, Sich vom Bösen ernüchtern. Über den Ursprung der Metapher vom Leben als Trunkenheit und ihre Bedeutung für die antike und spätantike Philosophie, Rheinfelden, Schäuble, 1987, p. 112-126. En revanche, Synésios de Cyrène (De insomniis, VIII, éd. N. Terzaghi, dans Synesii Cyrenensis opuscula, t. II, Typis publicae officinae polygraphicae, collection « Scriptores graeci et latini », Rome 1944, p. 159, 11 - p. 160, 11), interprète comme un oubli le comportement de l’âme servant sur terre, qui succombe au charme de la matière (cf. supra notes 34-35) ; il pourrait y avoir à la base un contexte d’origine chaldaïque. Cf. traduction italienne : Synésios de Cyrène, I sogni, éd. et trad. D. Susanetti, Adriatica, collection « Studi e commenti », Bari 1992, p. 139-146. 43 C’est de la formulation « μνήμην ἐνθεμένη πατρικοῦ συνθήματος ἁγνοῦ » que semble dérivée l’expression « ἔνθημα » commentée dans la traduction de M. Broze et C. Van Liefferinge de Jamblique,
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l’abandon – fût-il provisoire et incomplet – de la vie terrestre, et permettrait également de sortir de l’oubli. À nouveau, il n’existe donc pas de différence fondamentale entre les deux modes d’ascension de l’âme. Il faut souligner la mention de deux degrés : d’abord la sortie de l’oubli, ensuite la prononciation de la parole magique, qui mène à la satisfaction du désir de l’âme par le πατρικὸς νοῦς. Cela semble vouloir dire que ce dernier n’est pas compétent pour le degré inférieur – ou les degrés inférieurs ; dans ce domaine, c’est plutôt la fonction anagogique des anges qui agit (fragment 122 des Oracles chaldaïques)44. Dans son explication paraphrastique du fragment 109 des Oracles chaldaïques, Michel Psellos utilise aussi σύμβολον comme variante de σύνθημα. L’intellect paternel ne reçoit pas les volontés de l’âme... […] ἔλθοι δὲ εἰς ἀνάμνησιν ὧν ἔσχεν ἐξ αὐτοῦ ἱερῶν συνθημάtων, καὶ φωνὴν ἀφήσει εὐγνώμονα, μνήμην ἑαυτῇ ἐνθεμένη τῶν τοῦ γεννήσαντος αὐτὴν πατρὸς συμβόλων. […] qu’elle ne soit venue à se ressouvenir des signes sacrés qu’elle tient de lui, n’émette une voix reconnaissante en se rappelant les symboles de celui qui l’a engendrée45.
Ensuite, il interprète les συνθήματα et les σύμβολα comme des composantes de l’âme46. Ce que l’on pourrait relier avec le fragment 108 des Oracles chaldaïques, que Psellos cite de la façon suivante : Σύμβολα πατρικὸς νόος ἔσπειρε ταῖς ψυχαῖς. L’intellect paternel a semé des symboles dans les âmes.
Les Mystères d’Égypte. Réponse d’Abamon à la Lettre de Porphyre à Anébon, Ousia, Bruxelles 2009 (désormais désigné par trad. Broze-Van Liefferinge), p. 54, n. 29. Chez Jamblique, De mysteriis, 1, 21, des Places p. 76 (= Parthey p. 65, 6-9), « ἔνθημα » semble être un synonyme de « σύνθημα » (et peut être probablement aussi mis en rapport avec ῥῆμα λαλήσῃ) : ἐνθήματα θαυμαστά, οἷα ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ καὶ πατρὸς τῶν ὅλων δεῦρο καταπεμφθέντα, οἷς καὶ τὰ μὲν ἄφθεγκτα διὰ συμβόλων ἀπορρήτων ἐκφωνεῖται [...], « des signes admirables, vu qu’ils ont été envoyés ici-bas par le démiurge et père de tous les êtres ; grâce à eux, l’indicible s’exprime en symboles mystérieux [...] ». 44 Cf. le fragment 122 des Oracles chaldaïques avec le contexte. 45 Fragment 109 dans Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 144, 19-21. Les analyses terminologiques, appliquées surtout à Jamblique et à Proclus, voient dans συνθήματα et σύμβολα des entités certes très proches, mais pas identiques ; cf. J. Trouillard, « Le symbolisme chez Proclus », Dialogues d’histoire ancienne 7, 1981, p. 297-308, et Jamblique, Les Mystères d’Égypte, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 54-55, n. 29 ; et D. Cohen, « Σύνθημα et σύμβολον dans le néoplatonisme tardif et leurs rapports avec les notions aristotéliciennes d’εἶδος, de μορφή et de σχῆμα », dans M. Broze, B. Decharneux et S. Delcomminette (éd.), Ἀλλ᾿ εὖ μοι κατάλεξον (Od., III, 97). « Mais raconte-moi en détail... ». Mélanges de philosophie et de philologie offerts à Lambros Couloubaritsis, Vrin-Ousia, Paris-Bruxelles 2008, p. 543-556. On trouve aussi de nombreuses références concernant συνθήματα et σύμβολα chez Nasemann, Theurgie und Philosophie, p. 129, n. 139. 46 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 144, 19-26.
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Psellos, ou son modèle, semble avoir ici échoué à résoudre un problème auquel l’exégète moderne se heurte sans cesse, parfois sans y trouver de solution : l’extraction correcte du texte oraculaire du contexte dans lequel il est cité. Car il est très difficile de déterminer s’il s’agit d’un autre fragment ou, selon l’interprétation d’Édouard des Places qui le donne comme fragment 108, de celui que Proclus donne sous une autre forme dans In Cratylum, 21, 1-2 : Σύμβολα γὰρ πατρικὸς νόος ἔσπειρεν κατὰ κόσμον, ὃς τὰ νοητὰ νοεῖ· καὶ κάλλη ἄφραστα καλεῖται. Car l’intellect paternel a semé les symboles à travers le monde, lui qui pense les intelligibles, que l’on appelle indicibles beautés47.
Dans ce contexte, les σύμβολα semblent n’être pas tant des mots de passe que des entités spirituelles liées aux choses intelligibles de façon mimétique ou dérivée48. La déclaration semble se rapporter à l’action du démiurge49. Peut-être la signification générale est-elle la même que dans le fragment 8 des Oracles chaldaïques : Ἡ μυστικωτάτη παράδοσις καὶ αἱ παρὰ τῶν θεῶν φῆμαι λέγει ὡς δυὰς παρὰ τῷδε (sc. τῷ δημιουργῷ) κάθηται, καὶ φησίν· ἀμφότερον γὰρ ἔχει· νῷ μὲν κατέχειν τὰ νοητά, αἴσθησιν δ᾿ ἐπάγειν κόσμοις. La tradition profondément mystique ainsi que les sentences prononcées par les dieux disent : auprès de lui (sc. le démiurge) siège la Dyade, et elles déclarent : car elle détient ces deux fonctions, de contenir par l’intellect les intelligibles et d’introduire la sensation dans les mondes50. 47 Texte donné d’après É. des Places. Cf. aussi Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 191, n. 55 ; ibid., p. 701 ; E. R. Dodds, « New Light on the ῾Chaldaean Oracles’ », Harvard Theological Review 54, 1961, p. 263-273, spéc. p. 273, n. 34 ; Cremer, Die Chaldäischen Orakel und Jamblich « De mysteriis », p. 44. 48 Ce à quoi correspond aussi l’explication de Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 144, 21-23, d’après Proclus, Excerpta Chaldaica, des Places p. 195, 18-20 ; les vers 2 et 3 du fragment 109 des Oracles chaldaïques sont repris dans la formule d’introduction que l’on trouve dans les Excerpta Chaldaica, 16-18 : Ἡ φιλοσοφία τήν τε λήθην καὶ ἀνάμνησιν τῶν ἀιδίων λόγων αἰτιᾶται τῆς τε ἀποφοιτήσεως τῆς ἀπὸ τῶν θεῶν καὶ τῆς ἐπ᾿ αὐτοὺς ἐπιστροφῆς· τὰ δὲ λόγια, τῶν πατρικῶν συνθημάτων, « La philosophie impute à l’oubli et à la réminiscence des discours éternels (le fait) que nous nous détachions des dieux ou retournions à eux : les oracles l’attribuent (à l’oubli et à la réminiscence) des symboles divins ». 49 L’usage du terme κάλλη chez Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 138, 2-3 (contexte du fragment 165 des Oracles chaldaïques) valide cette interprétation. 50 Proclus, In Cratylum, 51, 26 - 52, 3.
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Les σύμβολα sont par conséquent des idées individuelles actives en termes démiurgiques51. Même s’il est possible de s’en souvenir, leur verbalisation est difficilement imaginable. Les variantes différentes que Proclus et Psellos donnent du fragment 108 des Oracles chaldaïques laissent supposer – alors que, dans le fragment 109, les συνθήματα doivent être considérés comme des mots de passe (même s’il faut comprendre cette qualité de façon spiritualisée) – que les σύμβολα doivent être compris dans le fragment 108 comme des entités intelligibles à fonction démiurgique52. Il faudra attendre les néoplatoniciens pour que le fragment 109 soit également associé à l’action démiurgique des dieux et que le fragment 108 le soit aussi à l’âme humaine ainsi qu’à ses possibilités de connaissance du divin53 ; enfin, chez Psellos, le fragment 108 se présente comme un pseudo-fragment ne contenant que, dans sa première partie, un énoncé chaldaïque, alors que la seconde appartient dans son modèle à l’exégèse54. Cette combinaison correspond à l’utilisation des deux formules dans les deux contextes originaux, le cosmologique et le théurgique. Un σύνθημα est également mentionné dans le fragment 2 des Oracles chaldaïques55, en l’occurrence le σύνθημα de la triade et non du père comme 51 Cf. aussi la distinction entre idées générales et particulières dans le fragment 37 des Oracles chaldaïques. 52 Il est possible que le fragment 87 des Oracles chaldaïques, présenté par Proclus (In Cratylum, 20, 22 - 21, 5 Pasquali) comme concordant avec le fragment 108, appartienne au même contexte : ἀλλ᾿ ὄνομα σεμνὸν καὶ ἀκοιμήτῳ στροφάλιγγι κόσμοις ἐνθρῷσκον κραιπνὴν διὰ πατρὸς ἐνιπήν, « mais le nom sublime et qui, dans un tourbillon infatigable, s’élance sur les mondes, à l’impétueux commandement du Père ». Que ce soit ici ou dans In Cratylum, 32, 15-28 (avec une citation légèrement différente du vers 2 du fragment 87 des Oracles chaldaïques), Proclus fait référence à la désignation des mouvements propres à l’âme du monde chez Platon, Timée, 36 c 4-5 (cf. les références dans le texte de Pasquali, In Cratylum, 20, 26 ; 33, 25) : τὴν μὲν οὖν ἔξω φορὰν ἐπεφήμισεν εἶναι τῆς ταὐτοῦ φύσεως, τὴν δ᾿ ἐντὸς θατέρου, « Le mouvement du cercle extérieur, il le désigna pour être le mouvement de la substance du Même ; celui du cercle intérieur pour être celui de la substance de l’Autre ». On relie très facilement l’âme du monde avec le tourbillon infatigable, mais aussi avec le fait de s’élancer sur les mondes ; le sens original du fragment 87 des Oracles chaldaïques pourrait bien se trouver dans une telle interprétation du Timée. 53 Dans la même ligne, Proclus utilise l’expression ἱεροὶ λόγοι (selon toute vraisemblance empruntée au vers 3 du fragment 110 des Oracles chaldaïques) pour désigner une partie de l’âme (idem pour Psellos ; cf. supra note 46) et ἴχνη (In Cratylum, 30, 9 d’après le vers 7 du fragment 37 des Oracles chaldaïques) pour désigner le rapport mimétique de l’inférieur au supérieur (au sujet de l’action démiurgique des idées générales comme idées particulières). 54 Cf. la formulation de Proclus, In Timaeum, I, 211, 1-2 (éd. E. Diehl, Procli Diadochi in Platonis Timaeum Commentaria, I-III, Teubner, Leipzig 1903-1906) : συμβόλοις ἀρρήτοις τῶν θεῶν, ἃ τῶν ψυχῶν ὁ πατὴρ ἐνέσπειρεν αὐταῖς. Il faut aussi noter d’autres formulations avec σπείρω et ἐνσπείρω (un mot d’ailleurs très rare, probablement tiré du vers 2 du fragment 39 des Oracles chaldaïques), par exemple In Cratylum, 30, 8-10 (semble-t-il d’après le vers 3 du fragment 2 des Oracles chaldaïques, cité ici en correspondance) ; ibid., 30, 30 - 31, 1 ; 31, 5-6 (toujours associés à συνθήματα). La formulation pourrait renvoyer à une analogie avec le terminus stoïcien λόγος σπερματικός. 55 Damascius, Traité des premiers principes, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, t. II, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1989 (désormais désigné par Westerink), p. 106, 6-9 = I, 155, 11-14 Ruelle.
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dans le fragment 109 ; il semble y avoir là une nouvelle différenciation qui pourrait correspondre à un échelonnement de l’ascension : Ἑσσάμενον πάντευχον ἀκμὴν φωτὸς κελάδοντος, ἀλκῇ τριγλώχινι νόον ψυχήν θ᾿ὁπλίσαντα, πᾶν τριάδος σύνθημα βαλεῖν φρενί, μηδ᾿ ἐπιφοιτᾶν ἐμπυρίοις σποράδην ὀχετοῖς, ἀλλὰ στιβαρηδόν. Équipé de pied en cap de la vigueur d’une lumière bruyante, armé, intellect et âme, du glaive à trois pointes, jette dans ton esprit tout le symbole de la triade et ne fréquente pas des canaux de feu en te dispersant, mais en te concentrant56.
L’action de jeter le σύνθημα dans l’esprit et l’évocation du souvenir du σύνθημα semblent donc correspondre l’un avec l’autre (dans un autre contexte, Proclus utilise l’expression ἀνεγείρειν τὸ ἄρρητον σύνθημα)57 ; dans le cadre du langage militaire imagé, il va également de soi de penser à σύνθημα comme mot de passe. Pourtant, il n’est pas question d’une articulation dans le fragment 2 des Oracles chaldaïques. D’après le témoignage de Damascius, qui transmet le fragment58, il s’agit d’une description métaphorique du savoir et de la connaissance intelligibles – et donc d’un rapprochement vis-à-vis du divin, qui correspond selon lui à l’ascension théurgique et post mortem de l’âme. Pour résumer ce qui précède : des ὀνόματα βάρβαρα et d’autres épiclèses investis d’une force particulière sont utilisés dans le rituel théurgique ; non seulement les exégètes néoplatoniciens des oracles reprennent le concept, mais ils se servent aussi de l’expression des συνθήματα dans un sens spiritualisant et les conçoivent comme synonymes des σύμβολα. L’idée de l’invocation visant à faire venir la divinité et celle de l’ascension de l’âme sont complémentaires ; cela explique que des mots de passe puissants soient des éléments importants dans le processus d’ascension de l’âme. Le rapprochement philosophique vis-à-vis du divin peut également être décrit à l’aide de cette image.
56 Ce n’est cependant pas tout à fait certain ; la τριάς pourrait être celle des trois πατέρες d’après le fragment 50 des Oracles chaldaïques. Cf. aussi la formulation de Proclus, In Cratylum, 30, 8-10 : πάντα γὰρ ὑφιστάνοντες οἱ πατέρες τῶν ὅλων, συνθήματα καὶ ἴχνη πᾶσιν ἐνέσπειραν τῆς ἑαυτῶν τριαδικῆς ὑποστάσεως. Sur le fragment 2 des Oracles chaldaïques, cf. aussi Van Liefferinge, La Théurgie, p. 152-153. 57 Proclus, In Rem publicam, I, 177, 19-20. 58 Damascius, Traité des premiers principes, Westerink t. II, p. 106, 6-9 = De principiis, I, 155, 1114 Ruelle.
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Voix des dieux et voix des hommes La rencontre avec dieu implique que la divinité parle elle aussi, comme nous pouvons le constater dans le fragment 148 des Oracles chaldaïques : Ἡνίκα βλέψῃς μορφῆς ἄτερ εὐίερον πῦρ λαμπόμενον σκιρτηδὸν ὅλου κατὰ βένθεα κόσμου, κλῦθι πυρὸς φωνήν. Quand tu auras vu le feu sacro-saint briller sans forme, en bondissant, dans les abîmes du monde entier, écoute la voix du feu59.
La numérotation (qui renvoie au classement de Wilhelm Kroll)60 indique que ce fragment peut être considéré comme la continuation directe du fragment 14761. On y annonce une voix, attribuée à l’apparition du feu62. Faut-il associer cette voix au même locuteur que l’injonction formulée dans le fragment 148 (et à la divinité parlante du fragment 147) ? La question n’a pas été tranchée63. Soit c’est un autre dieu – ou peut-être un démon – qui apparaît à travers le feu, soit c’est le même dieu, qui se présente sous une autre apparence. Il n’est pas explicité dans le texte ce que dit cette voix et nous ne pouvons même pas savoir si ce qu’elle dirait serait apparenté aux Oracles chaldaïques, c’est-à-dire à des oracles théologiques ou théurgiques. De même, l’incertitude subsiste quant à savoir si la voix du feu ainsi que celle du dieu ou du démon et, parallèlement, la réception auditive, sont conçues comme émission et perception sonores concrètes ou comme métaphores de la communication intellectuelle. C’est précisément à l’analogie de ces deux formes que se réfèrent le fragment 212 des Oracles chaldaïques et le commentaire de Psellos : Ἃ δὴ νοῦς λέγει, τῷ νοεῖν δήπου λέγει. Ἐξήγησις. ὅταν, φησίν, ἀκούσῃς διηρθρωμένης φωνῆς ἄνωθεν βροντώσης ἐξ οὐρανοῦ, μὴ ὑπολάβῃς ὡς ὁ τὴν φωνὴν ταύτην ἀφιεὶς ἄγγελος ἢ θεὸς προφορικῷ
59 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 135, 20-22. 60 W. Kroll, De oraculis Chaldaicis, Breslau 1894 (réimpr. G. Olms, Hildesheim 1962), p. 57-58. 61 Cf. supra note 25 et Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 244, ainsi que Cremer, Die
Chaldäischen Orakel und Jamblich « De mysteriis », p. 47-49. 62 Cf. aussi le vers 3 du fragment 146 des Oracles chaldaïques. 63 Contrairement à ce qui se passe dans le fragment 147 des Oracles chaldaïques, la divinité qui délivre l’oracle ne parle pas explicitement d’elle-même. Lewy (Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 242-245) mise à chaque fois sur Hécate (cf. aussi supra note 25). Cela correspond au fait que, selon Marinus (Proclus ou sur le bonheur, 28), Proclus a assisté, outre à des rites de purification chaldaïques, à des phénomènes lumineux qui étaient liés à Hécate (cf. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 245, n. 64).
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λόγῳ συνήρθρωσεν· ἀλλ᾿ ἐκεῖνος μὲν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ φύσιν ἀμερίστως μόνον ἐνόησε, σὺ δέ, ὡς ἠδύνω, ἤκουσας τοῦ νοήματος συλλαβικῶς καὶ προφορικῶς. ὥσπερ γὰρ ὁ θεὸς τῶν ἡμετέρων φωνῶν ἀφώνως ἀκούει, οὕτω καὶ ὁ ἄνθρωπος τὰς τοῦ θεοῦ ἐννοίας φωνητικῶς δέχεται, ἕκαστος καθὼς ἔχει φύσεως ἐνεργῶν. Ce que dit l’intellect, il le dit sans doute en le pensant. Explication : Quand, dit-il, tu entends une voix articulée qui gronde du haut du ciel, ne va pas croire que cette voix provienne d’un ange ou de Dieu qui l’aurait composée en discours articulé. Alors que l’être supérieur n’a fait que la penser, indivisiblement, selon sa propre nature, toi, selon tes forces, tu as entendu cette pensée en syllabes et verbalement. De même en effet que Dieu entend sans voix nos voix, de même aussi l’homme reçoit avec sa voix la pensée de Dieu, chacun agissant selon sa nature64.
Il est vrai que l’on ne peut pas non plus savoir s’il s’agit d’un fragment authentique des Oracles chaldaïques65, ni si l’interprétation des exégètes correspond au sens original. Si ces questions restent sans réponse, le caractère révélateur des Oracles chaldaïques doit en revanche être pris en considération. On connaît l’anecdote de l’interrogation des dieux par les Julien dans la version qu’en a livrée Michel Psellos66 : […] οἱ ἐπὶ τοῦ Μάρκου Ἰουλιανοί· ὁ μὲν γάρ τις αὐτῶν πρεσβύτερος ἦν, ὁ δὲ νεώτερος. περὶ δὲ τοῦ νεωτέρου, ἵνα τι μικρὸν ἐκκόψω τὸν λόγον, καὶ τοιοῦτον ἐπιθρυλλεῖται φλυάρημα, ὡς ὁ πατήρ, ἐπεὶ γεννῆσαι τοῦτον ἔμελλεν, ἀρχαγγελικὴν ᾔτησε ψυχὴν τὸν συνοχέα τοῦ παντὸς πρὸς τὴν τούτου ὑπόστασιν, καὶ ὅτι γεννηθέντα τοῖς θεοῖς πᾶσι συνέστησε καὶ τῇ Πλάτωνος ψυχῇ Ἀπόλλωνι συνδιαγούσῃ καὶ τῷ Ἑρμῇ, καὶ ὅτι ταύτην ἐποπτεύων ἔκ τινος τέχνης ἱερατικῆς ἐπυνθάνετο περὶ ὧν ἐβούλετο. […] les Julien sous Marc-Aurèle. L’un était plus âgé que l’autre. Au sujet du plus jeune, si je peux me permettre un excursus, il circule une anecdote, à savoir que son père, au moment où il était sur le point de l’engendrer, demanda au Mainteneur de l’Univers une âme archangélique pour constituer la substance de son fils et qu’après la naissance de celui-ci, il le mit en contact avec tous les dieux et avec l’âme de Platon, qui se trouvait en compagnie d’Apollon et
64 Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 143, 1-8. Cf. aussi W. Theiler, « Die Sprache des Geistes in der Antike », dans Sprachgeschichte und Wortbedeutung. Festschrift Albert Debrunner, A. Francke, Berne 1954, p. 431-440, spéc. p. 433-436. 65 Alors qu’É. des Places rétablit un trimètre iambique en modifiant la position de νοῦς λέγει et classe le vers parmi les dubia, W. Kroll (De oraculis Chaldaicis, p. 58, n. 1), R. Majercik (dans son édition des Chaldean Oracles, p. 217) et D. O’Meara (dans son édition Michaelis Pselli philosophica minora, t. II, dans la n. 16), supposent une formulation en prose que Psellos considère à tort comme un fragment. 66 Michel Psellos, Opuscula philosophica, I, 46, 43-51.
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d’Hermès, et par le moyen de l’art hiératique, il s’éleva jusqu’à l’époptie de cette âme de Platon pour pouvoir l’interroger sur ce qu’il voulait67.
Le rôle du jeune Julien dans ces interrogations des dieux a été interprété comme celui d’un médium spirituel – c’est ce qu’a proposé Henri Dominique Saffrey, reprenant là une suggestion d’Eric Dodds68. Mais est-ce qu’il faut rapporter cette anecdote aux Oracles chaldaïques ? Pierre Hadot a objecté en affirmant que les sources néoplatoniciennes attribuèrent les Oracles chaldaïques non pas à l’âme divinisée de Platon, mais aux dieux69. L’anecdote ne correspond donc pas exactement à ce que les néoplatoniciens – plus particulièrement Proclus, auquel Pierre Hadot se réfère – pensent de l’origine des Oracles chaldaïques. Cependant, la question reste ouverte de savoir si l’anecdote était en fait connue de Proclus ou des autres néoplatoniciens et, en cas de réponse positive, si elle l’était précisément sous cette forme, qui met l’âme de Platon au premier plan, ou sous une autre variante parlant plus généralement des dieux. Et même, à supposer qu’elle ait été connue de Proclus et des autres néoplatoniciens dans la forme conservée, ceux-ci ne devaient en aucun cas la comprendre dans le même sens que son auteur. Au contraire, l’attribution habituelle des Oracles chaldaïques aux dieux aurait plutôt fait obstacle à une telle interprétation70.
67 Traduction modifiée et complétée par H. Seng, d’après H. D. Saffrey, « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », Revue des études augustiniennes 27, 1981, p. 209-225, spéc. p. 218. Pour la distinction entre autoptie et époptie, cf. Michel Psellos, Opuscula philosophica, II, 38, O’Meara p. 136, 6-8. 68 Saffrey, « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », p. 218-220 ; E. R. Dodds, « Theurgy and its Relationship to Neoplatonism », Journal of Roman Studies 37, 1947, p. 55-69, spéc. p. 56 et p. 6569 (= Id., The Greeks and the Irrational, University of California, Berkeley 1951, p. 284 et p. 295-299) et Id., Pagan and Christian in an Age of Anxiety. Some Aspects of Religious Experience from Marcus Aurelius to Constantine, Cambridge University Press, Cambridge 1965, p. 56-57 ; cf. aussi P. Athanassiadi, « The Chaldaean Oracles : Theology and Theurgy », dans Ead. et M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Clarendon Press, Oxford 1999, p. 149-183, spéc. p. 151-152 et Ead., La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif. De Numénius à Damascius, Les Belles Lettres, collection « L’âne d’or », Paris 2006, p. 48-54 (le fragment 97 des Oracles chaldaïques pourrait bien lui aussi se référer à un médium). Concernant l’avis de H. D. Saffrey, selon lequel les Oracles chaldaïques résulteraient de ces interrogations et d’un ancien fonds de traditions théurgiques – suivi par L. Brisson, « La place des Oracles chaldaïques dans la Théologie platonicienne », dans A.-Ph. Segonds et C. Steel (éd.), Proclus et la théologie platonicienne. Actes du colloque international de Louvain, 13-16 mai 1998, en l’honneur de H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Leuven University Press-Les Belles Lettres, collection « Ancient and medieval philosophy », Louvain-Paris 2000, p. 109-162, p. 110-111 –, R. Majercik note (dans The Chaldean Oracles, p. 2) qu’une distinction entre fragments (oracles) « philosophiques » et fragments (oracles) proprement « théurgiques » est problématique. P. Athanassiadi est du même avis (« The Chaldaean Oracles », p. 158, n. 38). 69 P. Hadot, « Théologie, exégèse, révélation, écriture dans la philosophie grecque », dans M. Tardieu (éd.), Les règles de l’interprétation, Éditions du Cerf, collection « Patrimoines », Paris 1987, p. 13-34, spéc. p. 27-29. 70 Cf. aussi supra note 6.
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Il reste donc imaginable que l’anecdote se réfère à la révélation des Oracles chaldaïques. Une autre question consiste à savoir si elle s’inscrit dans un contexte historique, c’est-à-dire si elle représente la description de la production du texte dans le contexte du rite théurgique ou de la transe médiumnique du jeune Julien. La revendication (habituelle) de l’autorité divine pour les Oracles chaldaïques peut aussi avoir mené postérieurement à des conclusions biographiques tirées de l’œuvre ou de la pratique rituelle liée à celle-ci. Cela d’autant plus que Proclus et Damascius désignent les théurges en personne comme les récipiendaires de la révélation. En voici quelques attestations71 : οὕτω καὶ τοῖς ἐπὶ Μάρκου γενομένοις θεουργοῖς οἱ θεοὶ καὶ νοητὰς καὶ νοερὰς τάξεις ἐκφαίνοντες, ὀνόματα τῶν θείων διακόσμων ἐξαγγελτικὰ τῆς ἰδιότητος αὐτῶν παραδεδώκασιν, οἷς καλοῦντες ἐκεῖνοι τοὺς θεοὺς ἐν ταῖς προσηκούσαις θεραπείαις τῆς παρ᾿ αὐτῶν εὐηκοΐας ἐτύγχανον. Ainsi, à l’époque de Marc Aurèle, les dieux ont-ils également révélé aux théurges les degrés intelligibles et intellectuels de l’ordre du monde et leur ont-ils confié les noms des mondes divins, qui expriment leur spécificité. En appelant les dieux de ces noms dans les rituels appropriés, ceux-ci ont obtenu de leur part une écoute complaisante72.
Proclus écrit (introduction d’un témoignage concernant le fragment 142 des Oracles chaldaïques) : τὰ λόγια πρὸς τὸν θεουργὸν λέγοντα σαφῶς, les oracles qui disent clairement aux théurges73,
et (introduction du fragment 142 des Oracles chaldaïques) : ταῦτα καὶ τῶν θεῶν εἰπόντων πρὸς τοὺς θεουργούς, cela, les dieux aussi l’ont dit aux théurges74.
On trouve aussi dans le De principiis de Damascius : τοὺς θεούς, ἐν οἷς ἔπεσι λέγουσι πρὸς τὸν θεουργόν, les dieux qui, dans ces vers, disent au théurge75,
71 Pour d’autres attestations concernant Julien, cf. infra notes 81 et 84, et le texte cité à la note 86. 72 Proclus, In Cratylum, 72, 10-15 Pasquali. 73 Proclus, In Rem publicam, I, 39, 18, trad. A.-J. Festugière, Proclus. Commentaire sur la Répu-
blique, t. I, Vrin-CNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris 1970, p. 56. 74 Ibid., II, 242, 8-9, trad. Festugière, t. III, p. 199. 75 Damascius, Traité des premiers principes, Westerink t. II, 1989, p. 105, 1-2 (introduction du fragment 1 des Oracles chaldaïques) = De principiis, I, 154, 15 Ruelle.
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et : οἱ θεουργοί, παρ᾿ αὐτῶν τῶν θεῶν διδαχθέντες, les théurges, après en avoir été instruits par les dieux eux-mêmes76.
Une mention collective immédiatement suivie d’une différenciation est également attestée chez Damascius : Zητητέον ὅπως ταῦτα νοοῦντες οἵ τε θεοὶ καὶ oἱ θεῶν ἀγχίσποροι77 ἄνδρες παραδεδώκασιν. Αὐτίκα τοῖς θεουργοῖς οἱ θεοὶ πῶς τὰς νοητὰς ἐκδεδώκασιν τριάδας τρεῖς; Il faut chercher comment, dans leur intelligence de ces réalités, les dieux [des Oracles] et les hommes proches parents des dieux nous les transmettent. Pour commencer, sous quelle forme les dieux transmettent-ils aux théurges les triades intelligibles au nombre de trois ?78
À la lecture de ces extraits, il apparaît que les Oracles chaldaïques sont attribués aux dieux ; cependant, d’autres formulations les attribuent au(x) théurge(s) (ainsi qu’aux Chaldéens, aux Assyriens et aux barbares)79. À certains endroits, on différencie les dieux des théurges. L’extrait suivant, tiré de Proclus est instructif à ce sujet : Ἀλλὰ τῶν παρὰ Χαλδαίοις θεουργῶν ἀκούσας, ὡς ἄρα ὁ θεὸς ἐμεσεμβόλησεν τὸν ἥλιον ἐν τοῖς ἑπτὰ καὶ ἀνεκρέμασεν ἀπ᾿ αὐτοῦ τὰς ἓξ ἄλλας ζώνας, καὶ τῶν θεῶν αὐτῶν, ὅτι τὸ ἡλιακὸν πῦρ κραδίης τόπῳ ἐστήριξεν.
Néanmoins, comme j’ai appris, des Théurges des Chaldéens, que « Dieu a intercalé le soleil parmi les sept et a fait dépendre de lui les six autres sphères planétaires », et, des Dieux eux-mêmes, que « Dieu a fixé le Feu solaire à la place du cœur »80.
Nous trouvons chez Damascius un témoignage semblable, lequel ne distingue pas les dieux du théurge (ici au singulier) : Oἱ θεοὶ καὶ αὐτὸς ὁ θεουργὸς τὴν αἰσθητὴν τοῖς μαγικοῖς πατράσιν ὑποτίθενται δημιουργίαν. Σαφῶς γοῦν τὸν τρίτον τά τε ἄλλα διακρῖναί φησιν ἐν τοῖς ῾Υφηγητικοῖς, καὶ τὸν ἥλιον μεσεμβολῆσαι τοῖς ἑπτὰ κοσμοκράτορσιν. 76 Traité des premiers principes, Westerink t. III, p. 109, 4-5 = De principiis, I, 285, 5-6 Ruelle. 77 Eschyle, Niobé, fr. 162, 1 (cité chez Platon, République, 391 e), éd. A. Nauck, Tragicorum
graecorum fragmenta, Teubner, Leipzig 18892 (1886), p. 54 ; cf. Damascius, Traité des premiers principes, Westerink-Combès, t. III, p. 210 note 7 (ad p. 109). 78 Damascius, Traité des premiers principes, Westerink III, 109, 13-16 = De principiis, I, 285, 12-14 Ruelle. 79 Cf. le recensement chez Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 443-447. 80 Proclus, In Rem publicam, II, 220, 11-15, trad. Festugière, t. III, p. 172.
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Les dieux [des Oracles] et le Théurge lui-même soumettent aux pères magiciens la démiurgie sensible. En effet, le Théurge dit clairement dans ses Instructions que le troisième père non seulement a distingué les autres choses, mais encore qu’il a intercalé le soleil au milieu des sept Maîtres du monde81.
Dans ce passage, il faut très probablement distinguer entre, d’une part, les déclarations en prose du théurge ou des théurges en général, et de l’autre, celles des dieux eux-mêmes, c’est-à-dire les Oracles chaldaïques. Nous sommes donc tentés de croire qu’il faut également voir une différenciation analogue dans les contextes qui ne sont pas aussi limpides ; là où aucune opposition claire n’est formulée, il peut aussi simplement s’agir d’un mode d’expression pléonastique82. Les exemples de la Philosophia ex oraculis haurienda de Porphyre ou de la Théosophie de Tübingen laissent penser que, dans le texte des Oracles chaldaïques, des explications en prose étaient intercalées entre les oracles eux-mêmes83, mais une véritable œuvre d’« Instructions » (Ὑφηγητικά), telle qu’elle est définie traditionnellement, est également possible84 ; la Souda attribue à Julien le Théurge plusieurs œuvres (mais aucune qui porte ce titre)85, et Proclus cite les « Ζῶναι » de Julien (In Tim. III, 27, 8-10) : Ὅθεν, οἶμαι, καὶ οἱ τῶν θεουργῶν ἀκρότατοι θεὸν καὶ τοῦτον (τὸν Χρόνον) ὕμνησαν, ὡς Ἰουλιανὸς ἐν ἑβδόμῳ τῶν Ζώνων De là vient, je pense, que les plus sublimes des Théurges l’ont célébré aussi comme dieu (le Temps) – ainsi Julien dans le Septième Livre des Zones86.
81 Damascius, In Parmenidem, IΙ, 203, 27-30 Ruelle = Commentaire du Parménide de Platon, III, 129, 1-5, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès et A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2003 (désormais désigné par Westerink), p. 129, 1-5. De même, dans les autres attestations du passage, Proclus, In Timaeum, III, 63, 21-24 et 132, 26 - 133, 10. 82 Par exemple Proclus, In Cratylum, 20, 26-27 : οἱ θεουργοὶ διδάσκουσιν, καὶ αἱ παρὰ τῶν θεῶν αὐτῶν φῆμαι ; cf. aussi 51, 26-27 : καὶ ἡ μυστικωτάτη παράδοσις καὶ αἱ παρὰ τῶν θεῶν φῆμαι λέγει (contexte du fragment 8 des Oracles chaldaïques, cité supra, p. 64) ; In Rem publicam, I, 143, 27 ; II, 220, 22-23. 83 Cf. D. S. Potter, « The Chaldean Oracles, text, trans., and commentary R. Majercik », Journal of Roman Studies 81, 1991, p. 225-227, p. 226 (autres suppositions sur la forme du livre, p. 226-227). On pourrait aussi imaginer qu’il y a inclusion de vers non hexamétriques (fragments 211 et 212 des Oracles chaldaïques). 84 On trouve une autre mention des Ὑφηγητικά dans Proclus, In Timaeum, III, 124, 32-125, 4 ; sans les citer, Proclus a recours au même exemple (ibid., I, 317, 22-28). 85 Mais Θεουργικά, Τελεστικά, Λόγια δι᾿ ἐπῶν (Suidae Lexicon, éd. A. Adler, t. I, Teubner, Leipzig 1928, p. 434 ; t. II, 1931, p. 642, 2-3). 86 Traduction d’après Proclus, Commentaire sur le Timée, trad. A.-J. Festugière, t. IV, Vrin-CNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris 1968, p. 45, spécifications de l’auteur. Dans ce qui précède, χρόνος est qualifié de νοῦς et de αἰώνιος.
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La différenciation entre dieux et théurges87 n’offre donc pas non plus d’indication d’un enrichissement d’une collection originale d’oracles divins par des oracles plus tardifs émanant de théurges à la suite des Julien88. Cependant, il est vrai que tous les textes, en particulier les écrits sacrés, ont été exposés au risque d’être modifiés par des interpolations, en raison de la longue tradition exégétique. La clarté des déclarations divines Le langage imagé et mystérieux des Oracles chaldaïques a toujours posé de nombreux problèmes à ses interprètes. L’opinion émise à ce sujet par Proclus dans la Theologia platonica, I, 4, ne paraît que plus déconcertante89. Il affirme en effet que, si le mythe tel que celui d’Orphée, la symbolique des nombres d’influence pythagoricienne et le mode d’expression philosophique de Platon sont, chacun à sa façon, métaphoriques, les dieux, en revanche, c’est-à-dire les Oracles chaldaïques, annoncent la vérité d’une manière non voilée. Cette idée a déjà été exposée dans le débat récent90. Ceux qui se montrent, dans leurs propos, moins optimistes face à la possibilité de comprendre exactement ce que disent les Oracles chaldaïques ont en revanche trouvé moins d’écho. Il faut tout d’abord mentionner un passage du Commentaire anonyme du Parménide de Platon transmis par le palimpseste de Turin, qui se rapporte aux Oracles chaldaïques ; il est trop long pour être reproduit entièrement ici (IX, 8 - X, 11) ; en voici donc quelques extraits (IX, 8-26 ; IX, 34 - X, 6) : Ταῦτα δέ πως μὲν λέγεται ὀρθῶς τε καὶ ἀληθῶς, εἴ γε θεοὶ ὥς φασιν οἱ παραδεδωκότες ταῦτα ἐξήγγειλαν, φθάνει δὲ πᾶσαν τὴν ἀνθρωπίνην κατάληψιν, κα[ὶ] ἔ[οι]κεν ὡς εἴ τις τοῖς ἐκ γενετῆς τυφλοῖς περὶ χρωμάτων διαφορᾶς ἐλάλει λογικὰς ὑπονοίας εἰσάγων αὐτῶν τῶν παντὸς λόγου εἰς παράστασιν ὑπερτέρων, ὡς ἔχειν μὲν λόγους
87 Cela devrait être aussi le cas pour les formulations imprécises ou généralisantes : In Cratylum, 98, 15 ; 101, 27-28. 88 Envisagé par J. Geffcken (Der Ausgang des griechisch-römischen Heidentums, C. Winter, collection « Religionswissenschaftliche Bibliothek », Heidelberg 1920, p. 276-277, n. 94), P. Hadot (« Bilan et perspectives sur les Oracles chaldaïques », dans Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 703-720, p. 706), S. Cazelais (« Quelques remarques sur la réception d’un pseudépigraphe : les Oracles chaldaïques », Laval théologique et philosophique 61, 2005, p. 273-289, spéc. p. 283) et A. Van den Kerchove (« Le mode de révélation dans les Oracles chaldaïques et dans les traités hermétiques », dans Seng et Tardieu [éd.], Die Chaldaeischen Orakel, p. 159-162). 89 Proclus, Théologie platonicienne, I, 4, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1968, en particulier p. 19, 23 - p. 20, 25 et p. 20, 13-18 pour ἀκρότατοι τῶν τελεστῶν, « ceux qui tiennent le rang le plus élevé dans la célébration des mystères » (pour la formulation, cf. supra, à la n. 86, et cf. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 495-496). 90 Hadot, « Théologie, exégèse, révélation, écriture dans la philosophie grecque », p. 30-34.
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ἀληθινοὺς τοὺς ἀκούσαντας περὶ χρωμάτων, ἀγνοεῖν δὲ τί ποτέ ἐστιν τὸ χρῶμα τῷ μὴ ἔχειν ἐκεῖνο ᾧ πέφυκε καταληπτὸν εἶναι τὸ χρῶμα. Λείπει οὖν ἡμᾶς δύναμις εἰς ἐπιβολὴν τοῦ θεοῦ, κἂν οἱ ὁπωσοῦν αὐτὸν ἐνεικονιζόμενοι ἑρμηνεύωσιν ἡμῖν λόγῳ ὡς δυνατὸν ἀκούειν περὶ αὐτοῦ, ἐκείνου ὑπὲρ πάντα λόγον καὶ πᾶσαν νόησιν ἐν τῇ αὐτοῦ περὶ ἡμᾶς ἀγνωσία καταμένοντος. [...] ἀλλὰ καὶ αὐτοὶ οὗτοι πάλιν ἀναστρέψαντες ἀξιοῦσιν μὴ προσέχειν τοῖς εἰρημένοις ἐξ εὐθείας, ἀφίστασθαι δὲ καὶ τούτων καὶ τῆς κατὰ τὴν τούτων νόησιν συνέσεως τοῦ θεοῦ· ὥστε τελευτᾷ καὶ τούτων ἡ διδασκαλία τῶν ωστῶν προσεῖναι παραδιδομένων. D’une certaine manière, ces choses sont dites avec exactitude et vérité, s’il est vrai – à ce que disent ceux qui rapportent cette tradition – que ce sont des dieux qui les ont révélées. Mais elles dépassent toute compréhension humaine et c’est comme si l’on parlait de différences de couleur à des aveugles de naissance, en introduisant des symboles discursifs à propos de choses qui dépassent toute définition qui pourrait les décrire : ceux qui les entendraient seraient en possession de définitions véritables au sujet des couleurs, mais ils ignoreraient néanmoins ce que peut être la couleur, parce qu’ils ne possèdent pas ce par quoi la couleur est naturellement perceptible. À nous aussi, il manque donc la faculté propre à l’appréhension directe de Dieu, même si ceux qui le représentent en quelque manière nous révèlent quelque chose à son sujet par le discours, autant qu’il nous est possible de l’entendre, car Lui-même demeure au-dessus de tout discours et de toute notion, dans l’ignorance de lui qui se trouve en nous. [...] ces théologiens, faisant une complète volte-face, jugent qu’il ne faut pas s’attacher à ce qui est dit sans énigme, mais qu’il faut renoncer aussi à ces formules et à l’intelligence que nous pouvons avoir de Dieu en les comprenant. Ainsi cesse d’être utile aussi l’enseignement de ces formules intelligibles qui nous ont été révélées91 .
L’intelligibilité des Oracles chaldaïques, dont la révélation par les dieux n’est acceptée que sous réserve, fait ici l’objet d’un jugement diamétralement opposé à celui de Proclus. Une pareille réserve semble se cacher derrière une formulation présente chez le même Proclus, dont le texte a été conservé dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeke : Dii quidem igitur que sui ipsorum scientes et ut sui ipsorum uno ad illud unum sursum tendunt ; et theologice autem eedem eorum qui ut vere theologorum fame hanc nobis de Primo tradiderunt intentionem, illud quidem sui ipsorum voce vocantes Ad, quod significat unum secundum ipsos, ut qui illorum linguam sciunt interpretantur, intellectum autem conditivum mundi duplantes hoc appellantes et
91 Texte et traduction d’après P. Hadot, Porphyre et Victorinus, t. II, Études augustiniennes, Paris 1968, p. 92-95 ; cf. aussi les commentaires de Hadot (ibid.) et de A. Linguiti, « Commentarium in Platonis “Parmenidem” », dans Corpus dei papiri filosofici greci e latini (CPF). Testi e lessico nei papiri di cultura greca e latina, t. III : Commentari, Olschki, Florence 1995, p. 63-202, spéc. p. 171-174.
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hunc dicentes esse valde hymnizabilem Adadon, neque hunc mox post unum esse dicentes sed proportionaliter uni ponentes. Quod enim est ille ad intelligibilia, hoc est iste ad visibilia ; propter quod et hic quidem ipsis solum Ad vocatur, hic autem Adados, duplans le unum. Οἱ μὲν οὖν θεοὶ τὰ ἑαυτῶν εἰδότες καλῶς92 τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς ἐκεῖνο τὸ ἓν ἀνατείνουσιν· καὶ θεολογικῶς δ᾿ αὗται αἱ τῶν ὡς ἀληθῶς θεολόγων φῆμαι ταύτην ἡμῖν περὶ τοῦ πρώτου παραδεδώκασιν ἔννοιαν, ἐκεῖνο μὲν τῇ ἑαυτῶν φωνῇ ἀποκαλοῦντες “Ἁδ”, ὅπερ σημαίνει “ἓν” κατ᾿ αὐτούς, ὡς οἱ τὴν ἐκείνων γλῶτταν ἐπιστάμενοι ἑρμηνεύουσιν, τὸν δὲ νοῦν τὸν δημιουργικὸν τοῦ κόσμου διπλασιάσαντες τοῦτο προσαγορεύοντες καὶ τοῦτον λέγοντες εἶναι τὸν πολυύμνητον “Ἅδαδον”, οὐδὲ τοῦτον εὐθὺς μετὰ τὸ ἓν εἶναι λέγοντες, ἀλλ᾿ ἀνάλογον τῷ ἑνὶ τιθέμενοι· ὃ γάρ ἐστιν ἐκεῖνος πρὸς τὰ νοητά, τοῦτ᾿ ἔστιν οὗτος πρὸς τὰ ὁρατά· διὸ καὶ ὁ μὲν αὐτοῖς μόνον “Ἁδ” ἀποκαλεῖται, ὁ δὲ “Ἅδαδος”, διπλασιάζων τὸ ἕν. Les dieux donc qui savent très bien ce qui les concerne eux-mêmes, se tendent eux aussi vers l’Un de Là-Bas par l’un qui est en eux-mêmes ; quant aux révélations théologiques elles-mêmes des véritables théologiens, elles nous ont transmis au sujet du Premier cette même doctrine, puisqu’ils l’appellent dans leur façon de parler « Ad », ce qui veut dire « un » pour eux, comme le traduisent ceux qui connaissent leur langue, et puisqu’ils appellent l’intellect créateur du monde en redoublant ce vocable et en disant qu’il est le très célébré « Adados », et ils ne disent pas qu’il vient immédiatement après l’Un, mais ils le posent comme correspondant à l’Un. En effet, ce que celui-ci est par rapport aux intelligibles, celui-là l’est par rapport aux visibles ; c’est pourquoi le premier est appelé par eux seulement « Ad », le second « Adados », en redoublant le mot « un »93.
La référence à une connaissance de soi des dieux est un argument d’autorité contre des objections possibles. Nous constatons donc ici une remarquable correspondance avec les réserves concernant l’intelligibilité des oracles présentes dans le Commentaire du Parménide, que Pierre Hadot attribue sur des bases solides à Porphyre94. Le Commentaire du
92 Au lieu de καὶ ὡς pour et ut. 93 Proclus, In Parmenidem, VII, éd. R. Klibansky et C. Labowsky, Warburg Institute, collection « Cor-
pus platonicum Medii aevi – Plato Latinus », Londres 1953 (désormais désigné par Klibansky-Labowski), p. 58, 33 - p. 60, 9. Le texte latin est cité d’après l’étude de Saffrey, « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », p. 223, qui lit eedem pour eadem et visibilia pour invisibilia (cf. respectivement p. 60, 2 et p. 60, 8 dans l’édition Klibansky-Labowsky) ; la traduction française de H. D. Saffrey a été retravaillée en tenant compte de la rétroversion en grec de C. Steel, F. Rumbach et D. G. MacIsaac, « The Final Section of Proclus’ Commentary on the Parmenides. A Greek Retroversion of the Latin Translation », Documenti e Studi sulla tradizione filosofica medievale 8, 1997, p. 211-267, spéc. p. 248 ; le début dit, dans l’original : « Les dieux donc qui savent ce qu’ils doivent faire ». Cf. aussi, récemment, Procli In Platonis Parmenidem Commentaria, t. III, éd. C. Steel et L. Van Campe, Oxford University Press, collection « Scriptorum classicorum bibliotheca Oxoniensis », Oxford 2009, p. 326-327. 94 D’abord dans P. Hadot, « Fragments d’un commentaire de Porphyre sur le Parménide »,
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Parménide par Proclus renferme également une référence à Porphyre : la formule « qui illorum linguam sciunt », c’est-à-dire le langage des vrais théologiens, vise certainement le Tyrien de souche95 ( Jamblique ne serait pas exclu non plus). La réserve exprimée de part et d’autre convient à merveille à la signification restrictive que Porphyre accorde à la théurgie96. On pourrait donc aussi imaginer une phase précoce, représentée par Porphyre, d’herméneutique oraculaire, se distinguant de la position plus tardive, défendue par Proclus, par un doute vis-à-vis de l’intelligibilité des Oracles chaldaïques. Le langage des dieux y apparaît comme plutôt obscur. Grec et syriaque Impossible d’éluder ici un dernier aspect du langage des Oracles chaldaïques. La définition du rapport qui lie l’un au démiurge se fonde dans le commentaire du Parménide de Proclus sur les expressions syriaques de ḥad et Hadad97. Elle suggère par là que le syriaque serait le langage des « vrais théologiens ». Cela correspond à leur désignation comme Chaldéens, Assyriens ou barbares et n’a donc aucune valeur de témoignage en soi. Rien ne laisse supposer que le syriaque puisse être important pour les Oracles chaldaïques rédigés en grec. Le texte tiré du commentaire du Parménide de Proclus a à cet égard été mal compris98. Il est vrai que ḥad et Hadad correspondaient aux termes chaldaïques ἅπαξ ἐπέκεινα et δὶς ἐπέκεινα99. Cependant, rien n’indique dans le cas de ces expressions chaldaïques des formulations liées à une Revue des études grecques 74, 1961, p. 410-438, confirmé encore récemment dans Id., « Porphyre et Victorinus. Questions et hypothèses », dans M. Tardieu, Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus, collection « Res Orientales », Buressur-Yvette 1996, p. 116-125. Bien que cette thèse ne fasse pas l’unanimité, loin s’en faut, l’attribution de P. Hadot reste plausible. À propos du débat concernant la paternité de ce texte, cf. M. Chase, « Porphyre de Tyr. Commentaires à Platon et à Aristote », dans R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, V b, CNRS Éditions, Paris 2012, p. 1349-1376, spéc. 1358-1371. 95 Ainsi que le formule avec réserve F. Millar, « Porphyry : Ethnicity, Language, and Alien Wisdom », dans J. Barnes et M. Griffin (éd.), Philosophia togata, t. II : Plato and Aristotle at Rome, Clarendon Press, Oxford 1997, p. 241-262, spéc. p. 250 : « An educated person from Tyre might have been able to understand spoken Syriac, or to read works written in it ». 96 Cf. supra p. 60-61 et n. 33 ; de même, M. Zambon, Porphyre et le moyen-platonisme, Vrin, collection « Histoire des doctrines de l’Antiquité classique », Paris 2002, p. 281-294. 97 In Parmenidem, VII, Klibansky-Labowsky p. 58, 33 - 60. 98 Cf. aussi H. Seng, « Ἅπαξ ἐπέκεινα und δὶς ἐπέκεινα », dans A. Lecerf, L. Saudelli et H. Seng (éd.), Oracles chaldaïques, fragments et philosophie, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2014, p. 31-46. 99 Cf. W. Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, M. Niemeyer, Halle 1942, p. 6 ; réédité dans Id., Forschungen zum Neuplatonismus, Walter de Gruyter, collection « Quellen und Studien zur Geschichte der Philosophie », Berlin 1966, p. 258 ; Hadot, Porphyre et Victorinus, t. I, p. 274 et cf. la note suivante.
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tradition syriaque100 – bien au contraire. Les expressions chaldaïques ἅπαξ ἐπέκεινα et δὶς ἐπέκεινα ne peuvent être associées ni au ḥad, ni au double ḥad syriaques ; elles devraient alors de toute évidence être ἅπαξ ἕν et δὶς ἕν101. S’il s’agissait d’une forme de traduction, les expressions en question perdraient alors précisément leur teneur théologique. Sa formulation par le conceptclé de Plotin, ἕν ou ḥad, dans le cadre de la philosophie pré-plotinienne en langue syriaque, est tout aussi invraisemblable dans une perspective d’histoire de la philosophie102 que ne l’est l’interprétation du nom du dieu Hadad comme ḥadḥad dans une perspective linguistique. L’une implique l’existence préalable d’une orthographe et d’une prononciation grecques, l’autre celle de la philosophie plotinienne. Le rapport se présente donc exactement dans l’autre sens. Partant de ἕν comme désignation du principe suprême, et des identifications respectives du ἕν avec le ἅπαξ ἐπέκεινα chaldaïque, du δὶς ἐπέκεινα au νοῦς démiurgique et de ce dernier avec Hadad, dont le nom est interprété comme ḥadḥad, un exégète oraculaire ayant des notions de syriaque peut utiliser des expressions syriaques pour expliquer des termini chaldaïques qui ne sont en aucun cas compréhensibles immédiatement103.
100 C’est ce que pensent H. D. Saffrey (« Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », p. 221224), id. et L. G. Westerink (Proclus, Théologie platonicienne, t. V, 1987, p. xxi-xxii), G. R. Morrow et J. M. Dillon (Proclus Commentary on Plato’s Parmenides, éd. J. M. Dillon, trad. G. R. Morrow et J. M. Dillon, Princeton University Press, Princeton 1987, p. 594, n. 121) et L. G. Westerink et J. Combès (Damascius, Traité des premiers principes, t. III, 1991, p. 182-183). 101 Cf. aussi dans l’article de C. Jean, « Adad chez les néoplatoniciens. Une lecture assyriologique », dans ce volume, la sous-partie « Proclus et Macrobe » p. 221-224 et la n. 10. 102 Ce l’est aussi à la lumière des spéculations numériques de la théologie néoassyrienne, auxquelles se réfère C. Jean (art. cité supra note 101) ; ici, la divinité suprême correspond au numéro 1, mais Hadad est associé au 10. On peut néanmoins imaginer que cela a fourni une inspiration méthodologique. Il n’y a pas non plus de certitude sur la compréhension du passage IX, 7-8 du commentaire anonyme du Parménide : « en sorte qu’ils refusent absolument de dire qu’il est l’Un » ; Hadot (Porphyre et Victorinus, t. II, p. 93, n. 3 ; cf. Linguiti, « Commentarium in Platonis “Parmenidem” », p. 167-171) suggère un rapport au fragment 31 des Oracles chaldaïques (’Εξ ἀμφοῖν δὴ τῶνδε ῥέει τριάδος δέμα πρώτης, οὔσης οὐ πρώτης, ἀλλ᾿ οὗ τὰ νοητὰ μετρεῖται, « De ces deux premiers découle le lien de la Triade Première, qui, en vérité, n’est pas première, mais où les intelligibles sont mesurés »), et, donc, non pas à ἕν, mais à πρώτη ; la formule marquante de la terminologie plotinienne ne serait donc pas à présupposer (cf. le doute concernant unum dans les fragments 9 et 9a Majercik des Oracles chaldaïques, exprimé par A. Linguiti, « Motivi di teologia negativa negli Oracoli caldaici », dans F. Calabi [éd.], « Arrhetos Theos ». L’ineffabilità del primo principio nel medio platonismo, ETS, Pise 2002, p. 103-117, spéc. p. 109, n. 26). 103 On ne peut que penser à Porphyre ; cf. aussi supra note 95. L’intervention de Porphyre a été suggérée par Hadot, Porphyre et Victorinus, t. I, Études augustiniennes, Paris 1968, p. 274, et Dillon et Morrow, dans Proclus. Commentary on Plato’s Parmenides, p. 489.
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Conclusion La notion de langage divin et humain dans les Oracles chaldaïques a été comprise dans le sens de parler des dieux et des hommes dans leur communication mutuelle. Il reste à mener des investigations sur les caractéristiques linguistiques des Oracles chaldaïques comme des déclarations émanant à la fois des dieux et des hommes. Les réflexions qui viennent d’être présentées ne sont donc rien de plus que des prolégomènes.
Rituels et énoncés barbares dans la Pistis Sophia Mariano Troiano
La Pistis Sophia appartient au Codex Askew, d’origine inconnue et aujourd’hui conservé à Londres. Le Codex a été nommé d’après le nom de son premier propriétaire, un collectionneur de manuscrits anciens qui acheta le texte en 1772. Il s’agit d’une traduction du grec en dialecte copte sahidique, qui comprend 178 feuillets, donc 356 pages, écrites en deux colonnes recto-verso. Le texte, rédigé par deux scribes1, est divisé en quatre parties ou livres bien distincts dans le manuscrit, portant des titres différents. Les livres I et IV n’ont pas de titre. Le livre II présente un titre à la première page. Ce titre, qui a d’ailleurs donné son nom à l’ouvrage, a été inséré postérieurement : « Le deuxième livre de la Pistis Sophia ». Mais le véritable titre se trouve presque à la fin du livre II : « Une partie du livre du Sauveur » – le livre III a un titre similaire à celui du livre II à la fin de la dernière page. Ces quatre parties forment un tout homogène2 qui présente les enseignements de Jésus sur l’activité de la Sagesse en tant que guide dans le processus du salut. Processus qu’on peut synthétiser en suivant la structure du texte de la manière suivante : descente, ascension et don de la connaissance. Ces trois moments s’accomplissent par la réalisation de rituels initiatiques inséparables des mystères de la Lumière et indispensables pour permettre la libération finale de l’âme. La composition de l’original grec du traité Pistis Sophia peut être datée aux alentours de 330, et il aurait été traduit en copte une dizaine d’années plus tard3. L’objectif de notre travail est de proposer une nouvelle lecture de ce texte pour encourager les chercheurs à le redécouvrir puisque, même si la Pistis Sophia a été la première source gnostique directe qui nous soit parvenue, elle reste encore aujourd’hui la plus méconnue de toutes4. Nous regrettons une telle situation car ce texte peut nous renseigner sur des pratiques et des 1 J.-D. Dubois et M. Tardieu, Introduction à la littérature gnostique, t. I : Histoire du mot « gnostique », instruments de travail, collections retrouvées avant 1945, Éditions du Cerf-CNRS, collection « Initiations au christianisme ancien », Paris 1986, p. 66. 2 Ibid., p. 74-75. D’après F. García Bazán, les livres I, II et une partie du livre III seraient plus primitifs et nous devrions les distinguer de la fin du livre III et du livre IV : La Gnosis eterna, t. II : Pístis Sophia/Fe Sabiduría, trad. F. García Bazán, Trotta, Madrid 2007, p. 12. 3 Dubois et Tardieu, Introduction à la littérature gnostique, t. I, p. 80. Cf. à ce sujet les rapports signalés par les auteurs entre ce codex et l’écrit dénommé Les questions de Marie cité et résumé par Épiphane dans Panarion, XXVI, 8, 1-2. 4 Dubois et Tardieu, Introduction à la littérature gnostique, t. I, p. 82.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 79-96 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114833
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rites ésotériques encore aujourd’hui mal connus ; mais surtout parce qu’il témoigne, selon Michel Tardieu et Jean-Daniel Dubois, « d’un christianisme très imprégné de réalités égyptiennes, encore vivantes à l’époque où le livre est écrit et traduit, et de procédés allégoriques identiques à ceux que livrent les papyrus magiques »5. L’expression « énoncé barbare » sert à désigner, dans le rite magique antique et en particulier dans la partie proprement invocatoire ou exécratoire de cette opération, un ensemble de sons et de noms propres de divinités et de démons ne relevant pas du langage commun, immédiatement compréhensible (grec, latin ou autre), dans lequel est rédigé le reste de la prière et du rituel. Il s’agit, en effet, d’un passage soudain à une langue différente, sans qu’il y ait pour cela rupture dans la continuité de la graphie. Autrement dit, le caractère étrange des noms barbares consiste dans le fait qu’ils sont lisibles à l’œil, parce qu’ils relèvent de l’écriture courante, mais qu’ils offrent à l’oreille des sonorités puissantes, fortes ou caressantes selon les besoins du locuteur, et se présentent, en apparence, comme étant un langage confus et dénué de signification. En fait, comme nous le montrerons plus tard dans notre étude inspirée par des réflexions de Luciana Gabriela Soares Santoprete6, l’analyse des énoncés barbares ne peut se faire sans les replacer dans le contexte littéraire immédiat, religieux et philosophique, et il est possible de retrouver dans les textes néoplatoniciens des questions philosophiques concernant les problèmes relatifs aux énoncés des noms barbares. Par ailleurs, les quatre livres qui composent la Pistis Sophia présentent une riche variété d’énoncés barbares. Comme l’affirment Michel Tardieu et Jean-Daniel Dubois, nous retrouvons dans ces livres toute sorte de recettes incantatoires, connues par les recueils sur papyrus et les tablettes de plomb. Ces recettes sont mises dans la bouche de Jésus, qui s’en sert, telles quelles ou avec une interprétation, pour révéler les noms divins. Ces livres contiennent également, surtout le quatrième, des notations relatives à des représentations monumentales, à des rites et à des croyances7. Dans certains recueils textuels comme les Papyrus grecs magiques ou les manuscrits coptes édités par Angelicus M. Kropp8, les énoncés barbares 5 Ibid. 6 L. G. Soares Santoprete, Plotin, « Traité 32 (V, 5), Sur l’Intellect, que les intelligibles ne sont pas
hors de l’Intellect et sur le Bien » : Introduction, traduction, commentaire et notes, 2 t., 863 p. (thèse de doctorat, EPHE, Paris 2009). 7 Dubois et Tardieu, Introduction à la littérature gnostique, t. I, p. 79. 8 Papyri graecae magicae. Die griechischen Zauberpapyri, éd. et trad. K. Preisendanz, t. I-II, Leipzig-Berlin 1928 et 1931. Nouvelle édition par A. Henrichs, Teubner, collection « Sammlung wissenschaftlicher Commentare », Stuttgart 1973 et 1974 (désormais désignée par : PGM, Preisendanz-Henrichs). Cf. aussi The Greek Magical Papyri in Translation : Including the Demotic
Rituels et énoncés barbares dans la Pistis Sophia
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se présentent généralement comme une succession assez longue de lettres et/ou de phonèmes qui s’enchaînent sans coupure, dont il est difficile de trouver un repère sûr pour identifier les éléments qui les composent selon le critère de la signification et obtenir par là des mots courts, faciles à prononcer. Cependant, malgré la richesse des nomina barbara présents dans la Pistis Sophia (plus de quatre cents énoncés barbares), seulement sept de ces constructions doivent être considérées comme des « chaînes barbares ». La première de ces chaînes se trouve au début du livre I et est un exempletype permettant de montrer clairement la difficulté que l’étude de ces énoncés implique. Nous consacrons les paragraphes suivants à l’analyse de cette chaîne et les six autres seront examinées dans les parties de cette contribution sur les rituels de l’ascension et de l’absolution. Cette première « chaîne barbare » – comme nous pouvons le lire dans le manuscrit de la Pistis Sophia – est écrite dans un vêtement de lumière avec lequel Jésus est élevé au ciel après l’avoir lue, et elle est vraisemblablement composée par cinq éléments : zamaza maōz zarakha maō zai (ⲍⲁⲙⲁⲍⲁ ⲙⲁⲱⲍ ⲍⲁⲣⲁⲭⲁ ⲙⲁⲱ ⲍⲁⲓ̈) [PS I, 10, 16-18]. La première difficulté que cette chaîne-ci présente est en lien avec la façon de découper les éléments qui la composent ; en fait, celle-ci a été divisée de manière différente par les éditeurs9. L’analyse philologique du manuscrit que nous avons pu effectuer permet de proposer un autre découpage de cette première chaîne barbare. La première partie de celle-ci comprend le mot zama qui se trouve séparé du reste de la chaîne par la fin de la ligne et par une surligne. La deuxième partie comprend aussi une surligne sur le mot za qui est dissocié de la troisième partie par une deuxième surligne qui contient le mot maōzzarakha. Ici, il semblerait que le scribe ait hésité car il a désigné une surligne qui finissait sur la première lettre zēta pour ensuite la continuer jusqu’au début du dernier alpha. La quatrième partie de la chaîne est représentée par le mot maō. Le scribe est sans doute contraint d’ajouter un petit oméga à la fin de la ligne et non au début de la ligne suivante. Donc, à notre avis, il est évident que pour lui ce mot formait une unité à dissocier des autres parties de
Spells, éd. H.-D. Betz (désormais désigné par GMPT Betz), University of Chicago Press, ChicagoLondres 1986 (19963). Pour les énoncés coptes : Koptische Zaubertexte, éd. A. M. Kropp, Édition de la fondation égyptologique Reine Élisabeth, Bruxelles 1931. 9 L’analyse de cet énoncé se révèle particulièrement difficile car celui-ci a été découpé de manière différente dans les éditions antérieures. Tel est le cas de celle de Maurice G. Schwartze où est écrit : ⲍⲁⲙⲁ ⲍⲁ ⲙⲁⲱⲍⲍⲁⲣⲁⲭⲁⲙⲁⲱ ⲍⲁⲓ̈ (Pistis Sophia : opus Valentino gnosticum adiudicatum e codice manuscripto coptico Londinensi descriptum, éd. M. G. Schwartze et J. H. Petermann, Berlin 1851, p. 16). Néanmoins, nous avons basé nos recherches sur l’édition de Carl Schmidt et la traduction de V. MacDermot de 1978. Cf. Pistis Sophia, éd. C. Schmidt, trad. V. MacDermot, Brill, collection « Nag Hammadi Studies », Leyde 1978 (dorénavant abrégé par : PS), p. 33, n. 2.
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la chaîne barbare. La dernière partie est composée par le mot zai. La coupure de la chaîne serait alors : zama za maōzzarakha maō zai10. La deuxième difficulté tient à la compréhension du contexte dans lequel les énoncés barbares présents dans la Pistis Sophia s’inscrivent, car celui-ci est indispensable pour l’interprétation de la fonction de cette chaîne barbare et du rituel dans lequel elle prend place. En présence des disciples, Jésus est élevé au ciel dans une grande lumière et il revient quelques heures après pour leur donner ses enseignements. Dans sa descente, Jésus est recouvert d’une telle gloire lumineuse que les disciples n’arrivent pas à s’en approcher. Ce vêtement de gloire (ⲟⲩⲛⲟϬ ⲛⲇⲩⲛⲁⲙⲓⲥ ⲛⲟⲩⲟⲉⲓⲛ ⲉⲣⲉ ⲡⲁⲉⲛⲇⲩⲙⲁ) lui a été envoyé par le Plérôme ; on suppose tout de suite après sa résurrection ou au début de son ministère. Une fois qu’il se fut dévêtu de cette gloire et que ses disciples purent le voir, il commença sa révélation sans paraboles et sans rien leur cacher (PS I, 6, 8)11. Dans son récit il leur raconte sa dernière ascension tout de suite après avoir lu dans ce même vêtement un message caché (ⲛⲟⲩⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ) écrit « dans le langage de ceux d’en haut » (ⲉϥⲥⲏϩ12 ϩⲛ ϯⲏⲡ ⲥϩⲁⲓ̈ ⲛⲧⲉ ⲛⲁⲡϫⲓⲥⲉ)13 qui n’est autre que la chaîne barbare que nous avons présentée auparavant. Jésus donne ensuite à ses disciples l’interprétation ou la traduction de l’énoncé. Il s’agit d’un message provenant du Plérôme, qui commence par : « Ô Mystère qui êtes en dehors du monde »14. En effet, Jésus est le « mystère » qui a dû sortir du monde pléromatique afin d’accomplir le salut de la Pistis Sophia. L’interprétation révélée s’étale sur six pages jusqu’à la fin du chapitre. Dans ce message, les êtres pléromatiques appellent Jésus à revêtir le vêtement et à les rejoindre car ils sont ses « semblables » (ⲛⲉⲕϣⲃⲏⲣ-ⲙⲉⲗⲟⲥ, litt. : partenairesmembres)15. Jésus fait partie du tout et il est le premier « mystère » (ⲡϣⲟⲣⲡ ⲙⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ) qui a existé dans l’Un Supérieur et Ineffable avant qu’il ait émané. Le message affirme qu’il recevra un deuxième vêtement de gloire16 et que ces deux vêtements contiennent tous les mystères de la cosmogonie divine. À la fin de son interprétation, Jésus confirme qu’il existe bien une révélation cachée dans l’énoncé : « […] j’ai vu le mystère de tous ces mots 10 À moins que ne soit considérée la coupure de la surligne de la troisième partie et, dans ce cas, il y aurait six composants : zama za maōz zarakha maō zai. 11 Ibid., p. 16-17. 12 En fait le verbe a le sens de « dessiner », « peindre », mais si on l’utilise en tant que nom, il peut aussi signifier « lettre ». Donc on est évidemment face à une écriture magique. W. E. Crum (éd.), A Coptic Dictionary, Clarendon Press, Oxford 1939 (1962), p. 381 b. 13 PS I, 10, 16, 16-18, p. 32-33. 14 Ibid., 10, 16, 19, p. 32-33. 15 Le texte affirme plus loin « nous sommes tous avec toi seul (ⲁⲛⲟⲛ ⲇⲉ ⲧⲏⲣⲛ ⲛⲙⲙⲁⲕ ϩⲱⲱⲕ ⲟⲛ), nous et toi nous sommes un et le même (ⲁⲛⲟⲛ ⲟⲩⲁ ⲛⲟⲩⲱⲧ ⲁⲩⲱ ⲛⲧⲟⲕ ⲡⲉ ⲟⲩⲁ ⲛⲟⲩⲱⲧ)». 16 PS I, 10, 17-20 et 11, 11, p. 34-39.
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(ⲛⲧⲉⲣⲓⲛⲁⲩ ⲉⲡⲙⲩⲥⲧⲏⲉⲣⲓⲟⲛ ⲛⲛⲉⲓ̈ϣⲁϫⲉ ⲧⲏⲣⲟⲩ) dans le vêtement qui me fut envoyé […] ». Et revêtu et enveloppé de sa gloire, il monte au Plérôme17. Les mystères et les noms présents dans les énoncés de cette chaîne ont été écrits dans un langage sacré ou écriture magique (notamment indiqués par le verbe ⲥⲏϩ) émanant du Plérôme, et sont révélés par Jésus dans la suite de la Pistis Sophia. C’est pourquoi cette chaîne revêtait aux yeux de l’auteur une grande importance. L’analyse de la structure de la chaîne a montré qu’il semblerait que le copiste ne devait pas modifier les nomina barbara afin de préserver leur pouvoir révélateur. En outre, il est possible d’identifier des éléments apparentés à un contexte rituel : la répétition dans les pages précédentes d’une date spécifique – quinzième jour de la lune du mois de Tôbe (livre I, 2, 4 - I, 3, 6) – ; les descriptions du contexte immédiat (le lieu, le mont des Oliviers, et la réunion de tous les disciples) ; et la présence de mots écrits dans un langage sacré, lesquels dévoilent la gnose des mystères cachés dans leurs caractères. Tous ces éléments constituent le premier pas du rituel accompli par Jésus pour la remontée au Plérôme. De plus, la signification de l’énoncé, donnée par le texte lui-même, permet d’exprimer l’hypothèse selon laquelle un de ces mots, ou l’effet produit par les sons de l’ensemble de l’énoncé, constitue la clé qui libère les mystères cachés dans les mots et dans le vêtement. On pourrait même se demander si le terme araméen zåmzem ( )זמזםet le verbe zåmam ( ָ)זמםde sonorité similaire, que nous pouvons traduire respectivement par « tintement » et « tinter »18 et qui apparaissent au début de cette chaîne barbare, ne sont pas autant de pistes sur les différentes manières qu’utilisaient les gnostiques pour formuler ces énoncés barbares. De sorte que, si cette hypothèse était perçue comme vraisemblable, il serait possible d’établir un lien entre le sens du terme araméen zåmzem (tintement) et l’idée plotinienne selon laquelle les gnostiques avaient différentes manières de formuler les énoncés barbares afin d’invoquer les êtres d’en haut à travers des aspirations, sifflements et cris (ἦχοι, litt. : tintement, carillonnement, bourdonnement). Ainsi, accepter que l’énonciation des mots écrits dans le vêtement déclencherait la manifestation de la connaissance et la montée ultérieure de Jésus vers le Plérôme signifie qu’il s’agit d’un rituel d’incantation mais aussi de révélation, car il révèle l’être véritable qui se cache dans le corps de Jésus. Une difficulté spécifique à la Pistis Sophia réside dans le fait que cet ouvrage ne présente pas une liste des barbara onomata avec des recettes 17 Ibid., 11, 12-17, p. 40-41. 18 M. Jastrow, A Dictionary of Targumin, the Talmud of Babli, and Yerushalmi, and the Midrashic
Literature, M. C. Luzac & Co-Putnam’s Sons, Londres-New York 1903, 402 b. Nous retrouvons aussi le terme araméen ַָצמםau sens de « retenir ensemble » : Ibid., p. 1288 b.
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spécifiques selon les objectifs de l’intéressé, ni une description détaillée des objets et des rituels à accomplir afin d’atteindre le résultat envisagé, comme c’est le cas des Papyrus grecs magiques ou des énoncés barbares coptes édités par Angelicus M. Kropp19. Au contraire, même si parfois nous trouvons les nomina barbara insérés dans un rituel particulier qui nous renseigne sur sa signification ou son utilisation, souvent dans la Pistis Sophia un tel contexte rituel s’avère difficile à décrire avec précision. Le « rituel de l’ascension » Les six autres chaînes barbares se trouvent divisées en deux groupes qui appartiennent chacun à un rituel particulier ; cas assez notable dans l’ensemble de la Pistis Sophia. Au début du livre IV, chapitre 136 de la Pistis Sophia, se trouve le récit d’un rituel, que nous pourrions nommer le « rituel de l’ascension », réalisé par Jésus pour ses disciples après sa résurrection. Ce rituel est accompli sur le bord de l’océan avec les groupes des disciples dont certains sont placés dans des directions précises. Thomas, André, Jacques et Simon le Cananéen sont à l’ouest avec leurs visages tournés vers l’est, et Philippe et Barthélémy sont au sud avec leurs visages tournés vers le nord. Le reste des disciples, hommes et femmes (ⲙⲙⲁⲑⲏⲧⲏⲥ ⲙⲛ ⲙⲙⲁⲑⲏⲧⲣⲓⲁ ⲛⲥϩⲓⲙⲉ), se tient debout derrière Jésus qui est à son tour face à un autel (ⲓⲥ ⲇⲉ ⲛⲉϥⲁϩⲉⲣⲁⲧϥ ⲡⲉ ϩⲓϫⲙ ⲡⲉⲑⲩⲥⲓⲁⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ). Jésus commence le rituel avec une invocation (ⲉⲡⲓⲕⲁⲗⲉⲓ) au Père, suivie du premier énoncé du livre IV : Mon Père, Père de toutes les paternités, Lumière infinie (ⲡⲁⲉⲓⲱⲧ’· ⲡⲉⲓⲱⲧ’ ⲙⲙⲛⲧⲉⲓⲱⲧ ⲛⲓⲙ’ ⲡⲁⲡⲉⲣⲁⲛⲧⲟⲛ ⲙⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ·) : ⲁⲉⲏⲓⲟⲩⲱ· ϊⲁⲱ· ⲁⲱϊ· ⲱϊⲁ· ⲯⲓⲛⲱⲑⲉⲣ· ⲑⲉⲣⲛⲱⲯ· ⲛⲱⲯⲓⲧⲉⲣ· ⲍⲁⲅⲟⲩⲣⲏ· ⲡⲁⲅⲟⲩⲣⲏ· ⲛⲉⲑⲙⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲛⲉⲯⲓⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲙⲁⲣⲁⲭⲁⲭⲑⲁ· ⲑⲱⲃⲁⲣⲣⲁⲃⲁⲩ· ⲑⲁⲣⲛⲁⲭⲁⲭⲁⲛ· ⲍⲟⲣⲟⲕⲟⲑⲟⲣⲁ· ϊⲉⲟⲩ· ⲥⲁⲃⲁⲱⲑ·20.
Ensuite, Jésus se tourne vers les quatre points cardinaux, littéralement les « quatre coins du monde » (ⲁⲩⲱ ⲁϥⲱϣ ⲉⲃⲟⲗ ⲛϭⲓ ⲓⲥ ⲉϥⲕⲱⲧⲉ ⲙⲙⲟϥ ⲉⲡⲉϥⲧⲉⲩ-ⲗⲁⲕϩ ⲛⲧⲉ ⲡⲕⲟⲥⲙⲟⲥ) ; lui et ses disciples sont vêtus de lin et il prononce encore un deuxième énoncé (ϊⲁⲱ · ϊⲁⲱ · ϊⲁⲱ), dont le sens est explicité dans le texte lui-même :
19 PGM, Preisendanz-Henrichs ; Cf. aussi GMPT Betz. Pour les énoncés coptes : Koptische Zaubertexte, éd. A. M. Kropp. 20 PS, IV, 136, 353, 8-9, p. 706-707.
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Voici son interprétation : iota, parce que le Tout a émané (ⲓ̈ⲱⲧⲁ ϫⲉ ⲁ ⲡⲧⲏⲣϥ ⲉⲓ’ ⲉⲃⲟⲗ) ; alpha, parce qu’ils retourneront à l’intérieur (ⲁⲗⲫⲁ ϫⲉ ⲥⲉⲛⲁⲕⲧⲟⲟⲩ ⲉϩⲟⲩⲛ) ; oméga (long), parce que se produira l’accomplissement de tous les accomplissements (ⲱ’ⲱ’ ϫⲉ ϥⲛⲁϣⲱⲡⲉ ⲛϭⲓ ⲡϫⲱⲕ ⲛⲛϫⲱⲕ ⲧⲏⲣⲟⲩ)21.
Il existe encore un troisième énoncé invoquant le Père, Père de toutes les paternités qui est aussi un ordre aux archontes : ϊⲁⲫⲑⲁ · ϊⲁⲫⲑⲁ · ⲙⲟⲩⲛⲁⲏⲣ · ⲙⲟⲩⲛⲁⲏⲣ · ⲉⲣⲙⲁⲛⲟⲩⲏⲣ · ⲉⲣⲙⲁⲛⲟⲩⲏⲣ. Le texte donne aussi le sens de cet énoncé : Père de toutes les paternités de ceux qui sont infinis, écoute-moi par égard pour mes disciples que j’ai amenés en ta présence afin qu’ils croient en toute parole de ta vérité. Et opère tout ce que je crierai envers toi à cause d’eux (ⲁⲩⲱ ⲛⲅⲉⲓⲣⲉ ⲛϩⲱⲃ ⲛⲓⲙ ⲉϯⲛⲁⲱϣ ⲉϩⲣⲁⲓ̈ ⲟⲩⲃⲏⲕ ⲉⲧⲃⲏⲏⲧⲟⲩ) car je connais le nom du Père du Trésor de la Lumière (ϫⲉ ϯⲥⲟⲟⲩⲛ ⲙⲡⲣⲁⲛ ⲙⲡⲉⲓⲱⲧ’ ⲙⲡⲉⲑⲏⲥⲁⲩⲣⲟⲥ ⲙⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ)22.
Finalement, Jésus, nommé dans le texte Aberanenthôr, prononce le nom secret du Père du Trésor de la Lumière (mais ce nom n’est pas mentionné dans le texte) et il commande aux mystères, aux archontes, aux puissances, aux anges, aux archanges et « à toutes les puissances et choses » (ϩⲱⲃ) du « dieu invisible Agrammakhamarei » (ⲡⲁϩⲟⲣⲁⲧⲟⲥ ⲛⲛⲟⲩⲧⲉ ⲁⲅⲣⲁⲙⲙⲁⲭⲁⲙⲁⲣⲉⲓ·) et de Barbelō, la « sangsue » (ⲛⲧⲉⲙⲛ ⲧⲃⲁⲣⲃⲏⲗⲱ ⲧⲉⲃⲇⲉⲗⲗⲁ) de s’approcher « d’un côté et de se diviser eux-mêmes vers la droite »23. Comme l’affirme Michel Tardieu : Jésus est Aberamenthô parce qu’il exerce la fonction d’Hermès-Thot comme souverain de tous les στοιχεῖα, lettres et éléments. Il est le maître de l’alphabet parce que, dieu du verbe comme Hermès, il possède la science d’enchanter les voyelles divines et les noms sacrés. Il est le maître des éléments parce que, ánax du domaine liquide comme Thot, il marche sur la mer (Mt 14, 25-26), a sur les flots de la mer (Tsyr), sur l’eau (T r) ; de là vient que l’auteur gnostique le fait se tenir sur l’eau de l’océan. C’est donc à bon droit que Jésus peut être proclamé logos d’Aberamenthô puisqu’il personnifie la puissance souveraine que les papyrus attribuent à ce palindrome. Sa parole est acte, et ce que son verbe dit, la machinerie cosmique l’exécute aussitôt24. 21 PS, IV, 136, 353, 22-25, p. 706-707. 22 PS, IV, 136, 354, 1-7, p. 708-709. 23 Ibid. 24 Cf. M. Tardieu, « Aberamenth », dans R. Van den Broek et M. J. Vermaseren (éd.), Studies
in Gnosticism and Hellenistic Religions presented to Gilles Quispel on the Occasion of his 65th Birthday, Brill, collection « Études préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain », Leyde 1981, p. 412-418, spéc. p. 417-418.
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Les auteurs du traité semblent faire une interprétation philosophique des énoncés en les modifiant afin de trouver des correspondances dans les verbes coptes. Tel est le cas de l’oméga long ou double qui fait partie de l’interprétation de ϊⲁⲱ. L’oméga long ou double dans le texte (ⲱ’ⲱ’) évoque le verbe copte ⲱⲱ (= concevoir, engendrer25), à partir duquel on déduit l’idée de produire ou donner naissance (ϣⲱⲡⲉ) au dernier accomplissement (ⲡϫⲱⲕ ⲛⲛϫⲱⲕ ⲧⲏⲣⲟⲩ). De plus, cette interprétation de ϊⲁⲱ suggère l’hypothèse d’un certain lien avec la manière dont sont décrits les trois moments de la genèse du Deuxième principe (l’Intellect) dans les Traités 10 (V, 1), 7 ; 11 (V, 2), 1 et 38 (VI, 7), 16, de Plotin, en particulier avec la description donnée de l’Intellect, de la génération et de l’ordre des réalités qui viennent après le Premier dans le Traité 11 (V, 2), où il est posé que la réalité engendrée par l’Un se retourne vers lui et est fécondée et, tournant son regard vers lui pour le contempler, elle devient de cette manière être et Intellect26. On ne peut entamer ici une analyse approfondie des rapports possibles entre les interprétations plotiniennes et les énoncés gnostiques, mais nous soulignerons quelques proximités entre ces deux textes : la construction copte ⲡⲧⲏⲣϥ ⲉⲓ’ ⲉⲃⲟⲗ traduite par « le Tout a émané »27, les termes ⲥⲉⲛⲁⲕⲧⲟⲟⲩ ⲉϩⲟⲩⲛ (ils retourneront à l’intérieur28) et le verbe copte substantivé ϫⲱⲕ qui a aussi le sens de fin et de plénitude29. Par ailleurs, la suite du message que les êtres pléromatiques envoient à Jésus dans le vêtement de gloire dans la Pistis Sophia I, 10, 16 semble certifier l’importance des données philosophiques exposées dans le Traité 11 (V, 2), pour la compréhension des affirmations faites dans la Pistis Sophia. Nous voyons que, dans ce message, ces êtres font référence à Jésus et affirment : Ô Mystère qui êtes en dehors du monde (ϫⲉ ⲡⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ ⲉⲧⲛⲃⲟⲗ ⲡⲕⲟⲥⲙⲟⲥ), pour lequel le tout existe (ⲡⲧⲏⲣϥ ϣⲱⲡⲉ ⲉⲧⲃⲏⲏⲧϥ), celui-ci est le tout qui émane (ⲡⲁⲓ̈ ⲡⲉ ⲡⲉⲓ ⲉⲃⲟⲗ ⲧⲏⲣϥ) et le tout qui s’élève (ⲡⲱⲗ’ⲉϩⲣⲁⲓ̈ ⲧⲏⲣϥ) et qui a émis toutes les émissions et tout ce qui est à l’intérieur d’elles (ⲡⲁⲓ̈ ⲉⲛⲧⲁϥⲥⲱⲣ ⲉⲃⲟⲗ ⲛⲛⲥⲱⲣ ⲉⲃⲟⲗ ⲧⲏⲣⲟⲩ ⲙⲛ ⲛⲉⲧⲛϩⲏⲧⲟⲩ ⲧⲏⲣⲟⲩ)30.
25 Crum (éd.), A Coptic Dictionary, p. 518 a. 26 Plotin, Traité 11 (V, 2), 1, 7-13, éd. et trad. É. Bréhier, Plotin. Ennéades, Les Belles Lettres,
« CUF », Paris 1931, t. V, p. 33. 27 Aussi au sens de se déployer, ou se manifester. Crum (éd.), A Coptic Dictionary, p. 71b. Le terme ⲧⲏⲣϥ a aussi le sens de « tout » et de « la création » (cf. ibid., p. 424 a-b). 28 Verbe sous ⲕⲧⲟ (ibid., p. 127 b). 29 Cf. ibid., p. 761 a-b. 30 PS, I, 10, 16, 19, p. 32-33.
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Comme il a été déjà souligné par Luciana Gabriela Soares Santoprete31, il est important d’analyser dans les textes néoplatoniciens le statut des noms barbares et leur utilisation dans les étapes successives de l’ascension de l’âme vers Dieu : La recherche de leur signification, leur fonction et leur efficacité chez ces philosophes est d’une grande importance car leurs écrits comportent les principales questions qui animaient le débat philosophique et théologique entre les courants de pensée de l’Antiquité tardive tels que le gnosticisme, le christianisme et le néoplatonisme32.
À ce propos, nous pouvons penser aux affirmations de Plotin selon lesquelles le langage manifeste, par des liens phonétiques et de sens, des relations primordiales avec l’élément qu’il nomme. Il affirme dans le Traité 32 (V, 5) : Et si l’on disait que le mot être (einai), dérive du mot un (hen), on atteindrait sans doute la vérité […]. Si, en parlant, on insiste sur le son même des mots, celui qui dit l’Un (hen) paraît indiquer ce qui dérive de lui, et désigner l’être (on), autant qu’il est possible. Ainsi donc, ce qui est né de l’Un, l’être, garde une image de la puissance dont il est émané ; le langage, à cette vue et sous l’influence de ce spectacle, en conserve l’image, et il prononce les mots : être (on, einai), essence (ousia), foyer (Hestia). Ces mots veulent désigner le mode d’existence de ce qui a été engendré par l’Un, et ils font effort pour conserver, comme ils peuvent, l’image de la génération de l’être33.
Nous nous limitons à signaler la considération que manifeste le philosophe néoplatonicien à l’égard des rapports étymologiques et phonétiques entre les termes qui désignent le processus qui va de l’Un à l’Intellect. Les chapitres, concernant ces lignes, rédigés par Luciana Gabriela Soares Santoprete dans sa thèse sur le Traité 32 (V, 5) sont particulièrement éclairants : elle y analyse les rapports étymologiques et phonétiques de ces pages de Plotin avec le Cratyle (401 c-d et 421 b-c) et le Phèdre (247 e) de Platon et elle affirme : « Plotin attribuerait alors aux sons une sorte de capacité à reproduire la gradation du caractère divin des principes de la
31 Projet ANR « Corpus et outils de la recherche en sciences humaines et sociales », partie B. III : Description des fonds documentaires, paragraphe « e » : Les énoncés des noms barbares et les noms divins dans la tradition philosophique néoplatonicienne, p. 27 (texte non publié). Nous profitons de l’occasion pour remercier Luciana Gabriela Soares Santoprete des entretiens fructueux sur le rapport entre les textes plotiniens et gnostiques, lesquels m’ont permis de mettre en lumière des possibles liens philosophiques dans le texte de la Pistis Sophia. 32 Ibid. 33 Plotin, Traité 32 (V, 5), 5, 14-15 et 21-27, Bréhier p. 97.
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réalité »34. Et pourtant, comme elle le souligne aussi, Plotin explique clairement les limites du langage pour s’approcher de l’insaisissable et même pour le saisir : On emploie sans doute le mot un pour commencer la recherche par le mot qui désigne le maximum de simplicité ; mais finalement il faut en nier même cet attribut, qui ne mérite pas plus que les autres de désigner une nature qui ne peut être saisie par l’ouïe ni comprise par celui qui l’entend nommer, mais seulement par celui qui la voit. Encore, si celui qui la voit cherchait à contempler sa forme, il ne la connaîtrait pas35.
C’est pourquoi il nous est aisé de comprendre la critique de Plotin à l’encontre des incantations adressées par les gnostiques aux êtres d’en haut dans un usage varié de la φωνή : Croient-ils donc que ces êtres obéissent à leur voix et sont entraînés par elle, si l’on connaît assez bien l’art pour chanter selon les règles (τεχνικώτερος εἰπεῖν ταδὶ καὶ οὑτωσὶ μέλη), pour crier (ἤχους, litt. : tintement, carillonnement, bourdonnement), pour aspirer (προσπνεύσεις), pour siffler, pour émettre toutes ces formules composées (σιγμοὺς τῆς φωνῆς καὶ τὰ ἄλλα) pour charmer (μαγεύειν) les êtres d’en haut?36
Dans ce paragraphe, Plotin nous renseigne sur les différentes formes avec lesquelles les gnostiques exprimaient ces formules dans leurs rituels et il souligne que ceux-ci ne comprenaient pas la difficulté du langage pour appréhender les réalités supérieures. Mais revenons maintenant au texte de la Pistis Sophia. Une fois accompli le rituel, les cieux exécutent l’ordre de Jésus, et lui et ses disciples montent et arrivent « au premier niveau (ⲛⲧⲁⲝⲓⲥ) du chemin (ⲛⲧⲉϩⲓⲏ) de la Médiété (ⲉⲧϩⲛ ⲧⲙⲏⲧⲉ) » 37. Par la suite, la fin du chapitre 136 et les chapitres 137 à 140 racontent les différents niveaux du cosmos et leurs maîtres, ainsi que les châtiments qui attendent les pécheurs à chaque niveau.
34 Soares Santoprete, Plotin, « Traité 32 (V, 5), Sur l’Intellect, que les intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect et sur le Bien », p. 18. Voir aussi son article dans le présent volume. 35 Plotin, Traité 32 (V, 5), 6, 30-37, Bréhier p. 98. 36 Id., Traité 33 (II, 9), 14, 4-8, Bréhier, t. II, 1924, cf. note 2, p. 130. Il affirme même : « Mais pour eux (sc. les gnostiques), les maladies sont des êtres démoniaques ; et ils se vantent en paroles de posséder la puissance de les chasser par des formules ! » ; cf. ibid., 14, 13-16, p. 130. Plus loin il parle du mépris des gnostiques pour le monde, les dieux et toutes les beautés qui sont en lui ; cf. ibid., 15 et 16, p. 131-135. 37 PS, IV, 136, 355, 7-8, p. 710-711.
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Dans le chapitre suivant, il est explicité que les disciples, à la suite de cette révélation et à nouveau sur terre, sont angoissés et prient Jésus pour qu’il accorde sa miséricorde à la race humaine38. Ce qui conduit au deuxième rituel que nous pouvons appeler « rituel de l’absolution ». Voici l’affirmation de Jésus : Je vous donnerai le mystère du pardon sur la terre (ⲙⲡⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ ⲙⲡⲕⲁⲛⲟⲃⲉ ⲉⲃⲟⲗ ϩⲓϫⲙ ⲡⲕⲁϩ), donc celui que vous pardonnerez sur la terre sera pardonné dans le ciel, et celui que vous ligoterez sur la terre sera ligoté dans le ciel [selon Mathieu 16, 19]. Je vous donnerai les mystères du Royaume du Ciel afin que vous-mêmes les accomplissiez pour les hommes39.
Le « rituel de l’absolution » À la suite de cette promesse, Jésus demande aux disciples de lui apporter du feu et des ceps de vigne. Il élève l’offrande (ⲁϥⲧⲁⲗⲟ ⲉϩⲣⲁⲓ̈ ⲛⲧⲉⲡⲣⲟⲥⲫⲟⲣⲁ) – probablement sur l’autel –, prend deux pichets de vin et les place l’un à droite et l’autre à gauche de l’offrande, en positionnant cette dernière face à eux – vraisemblablement face au groupe formé par lui et les disciples. Ensuite, il place une coupe d’eau face au pichet de vin qui était à droite et une coupe de vin face au pichet de vin qui était à gauche. Puis il prend du pain40 selon le nombre des disciples, donc seize pains41 ; et il les met au milieu des coupes et place une coupe d’eau derrière le pain. Jésus s’installe aux pieds de l’offrande (ⲁϥⲁϩⲉⲣⲁⲧϥ ⲛϭⲓ ⲓⲥ ϩⲓⲑⲏ ⲛⲧⲉⲡⲣⲟⲥⲫⲟⲣⲁ) et place ses disciples derrière lui, tous habillés de vêtements de lin et ayant le « chiffre » (psēphos42) du nom du Père du Trésor de la Lumière dans leurs mains (ⲉⲣⲉ ⲧⲉⲯⲏⲫⲟⲥ ⲙⲡⲣⲁⲛ ⲙⲡⲉⲓⲱⲧ’ ⲙⲡⲉⲑⲏⲥⲁⲩⲣⲟⲥ ⲙⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ ϩⲛ ⲛⲉⲩϭⲓϫ). Jésus reprend l’invocation initiale – « Mon Père, Père de toutes les paternités, Lumière infinie » (ⲡⲁⲉⲓⲱⲧ’· ⲡⲉⲓⲱⲧ’ ⲙⲙⲛⲧⲉⲓⲱⲧ ⲛⲓⲙ’ ⲡⲁⲡⲉⲣⲁⲛⲧⲟⲛ ⲛⲟⲩⲟⲉⲓⲛ)43 –, suivie d’une nouvelle chaîne barbare appartenant au deuxième rituel. Cette chaîne barbare a la particularité de répéter certains des énoncés déjà exposés au début du « rituel de l’ascension » (ce sont les énoncés que nous avons soulignés dans la citation ci-dessous) :
38 PS, IV, 141, 366, p. 732-733. 39 PS IV, 141, 369, 15-20, p. 738-739. 40 Cf. Crum (éd.), A Coptic Dictionary, p. 254 a et p. 254 b. 41 Jésus se trouve accompagné des douze disciples plus Marie (sa mère), Marie Madeleine, Martha
et Salomé. Cf. PS IV, 136, 353, 8-9, p. 706-707. 42 H. D. Liddell et R. Scott (éd.), A Greek-English Lexicon, nouvelle éd. H. Stuart Jones et R. McKenzie, Clarendon Press, Oxford 1996, p. 2023 a - 2024 b. 43 PS IV, 142, 370, 10-11, p. 740-741.
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ⲓ̈ⲁⲱ· ⲓ̈ⲟⲩⲱ· ⲓ̈ⲁⲱ· ⲁⲱⲓ̈· ⲱⲓ̈ⲁ· ⲯⲓⲛⲱⲑⲉⲣ· ⲑⲉⲣⲱⲯⲓⲛ· ⲱⲯⲓⲑⲉⲣ· ⲛⲉⲫⲑⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲛⲉⲫⲓⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲙⲁⲣⲁⲭⲁⲭⲑⲁ· ⲙⲁⲣⲙⲁⲣⲁⲭⲑⲁ· ⲓⲏⲁⲛⲁ ⲙⲉⲛⲁⲙⲁⲛ· ⲁⲙⲁⲛⲏⲓ̈ ⲧⲟⲩ ⲟⲩⲣⲁⲛⲟⲩ· ⲓ̈ⲥⲣⲁⲓ̈ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲥⲟⲩⲃⲁⲓ̈ⲃⲁⲓ̈· ⲁⲡⲡⲁⲁⲡ· ϩⲁⲙⲏⲛ· ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲇⲉⲣⲁⲁⲣⲁⲓ̈ ϩⲁ ⲡⲁϩⲟⲩ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲥⲁⲣⲥⲁⲣⲥⲁⲣⲧⲟⲩ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲕⲟⲩⲕⲓⲁⲙⲓⲛ ⲙⲓⲁⲓ̈· ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲓ̈ⲁⲓ̈· ⲓ̈ⲁⲓ̈· ⲧⲟⲩⲁⲡ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ· ⲙⲁⲓ̈ⲛ ⲙⲁⲣⲓ· ⲙⲁⲣⲓⲏ· ⲙⲁⲣⲉⲓ· ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ ϩⲁⲙⲏⲛ·.
Cependant, à la différence du premier rituel qui semble être adressé principalement au Père, le « rituel de l’absolution » est divisé en trois parties bien distinctes qui nous permettront d’interpréter l’usage de chaque chaîne. En effet, après cette première invocation suit une deuxième qui commence également par une requête au Père (« Mon Père, Père de toutes les paternités, Lumière infinie »), mais aussi à « Ceux qui pardonnent les péchés ». De sorte que l’invocation est clairement orientée vers ces dernières entités juste avant de prononcer la deuxième chaîne barbare [PS, IV, 142, 370, 25 - 371, 1] : Maintenant, donc, mon Père, Père de toutes les paternités, permets que ceux qui pardonnent les péchés arrivent, dont les noms sont ceux-ci » (ⲙⲁⲣⲉⲩⲉⲓ ⲛϬⲓ ⲛⲣⲉϥⲕⲁ-ⲛⲟⲃⲉ ⲉⲃⲟⲗ· ⲉⲧⲉ ⲛⲉⲩⲣⲁⲛ ⲛⲉ ⲛⲁⲓ̈).
Il s’ensuit la deuxième chaîne barbare : ϭⲓⲫⲓⲣⲉⲯⲛⲓⲭⲓⲉⲩ· ⲍⲉⲛⲉⲓ· ⲃⲉⲣⲓⲙⲟⲩ· ⲥⲟⲭⲁⲃⲣⲓⲭⲏⲣ· ⲉⲩⲑⲁⲣⲓ· ⲛⲁⲛⲁⲓ̈· ⲇⲓⲉⲓⲥⲃⲁⲗⲙⲏⲣⲓⲭ· ⲙⲉⲩⲛⲓⲡⲟⲥ· ⲭⲓⲣⲓⲉ· ⲉⲛⲧⲁⲓ̈ⲣ· ⲙⲟⲩⲑⲓⲟⲩⲣ· ⲥⲙⲟⲩⲣ· ⲡⲉⲩⲭⲏⲣ· ⲟⲟⲩⲥⲭⲟⲩⲥ· ⲙⲓⲛⲓⲟⲛⲟⲣ· ⲓ̈ⲥⲟⲭⲟⲃⲟⲣⲑⲁ·.
L’invocation finit avec la phrase : « Écoutez-moi lorsque je vous invoque » (ⲥⲱⲧⲙ ⲉⲣⲟⲓ̈ ⲉⲓ̈ⲉⲡⲓⲕⲁⲗⲉⲓ), et Jésus demande à ces entités de pardonner, au nom du Père, les péchés des âmes des disciples (ⲕⲱ ⲉⲃⲟⲗ ⲛⲛⲛⲟⲃⲉ ⲛⲛⲉⲓⲯⲩⲭⲟⲟⲩⲉ) et d’effacer leurs iniquités (ϥⲱⲧⲉ ⲉⲃⲟⲗ ⲛⲛⲉⲩⲁⲛⲟⲙⲓⲁ)44. La troisième partie de l’invocation est dirigée vers les « grandes puissances du Père du Trésor de la lumière » (ⲡⲉⲓⲱⲧ ⲙⲡⲉⲑⲏⲥⲁⲩⲣⲟⲥ ⲙⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ) : « Car je connais tes grandes puissances et je les invoque » (ϫⲉ ⲁⲛⲟⲕ ϯⲥⲟⲟⲩⲛ ⲛⲛⲉⲕⲛⲟϭ ⲛⲇⲩⲛⲁⲙⲓⲥ ⲁⲩⲱ ϯⲉⲡⲓⲕⲁⲗⲓ ⲙⲙⲟⲟⲩ) : ⲁⲩⲏⲣ· ⲃⲉⲃⲣⲱ· ⲁⲑⲣⲟⲛⲓ· ⲏⲟⲩⲣⲉⲫ· ⲏⲱⲛⲉ· ⲥⲟⲩⲫⲉⲛ· ⲕⲛⲓⲧⲟⲩⲥⲟⲭⲣⲉⲱⲫ· ⲙⲁⲩⲱⲛⲃⲓ· ⲙⲛⲉⲩⲱⲣ· ⲥⲟⲩⲱⲛⲓ· ⲭⲱⲭⲉⲧⲉⲱⲫ· ⲭⲱⲭⲉ· ⲉⲧⲉⲱⲫ· ⲙⲉⲙⲱⲭ· ⲁⲛⲏⲙⲫ.
44 PS, IV, 142, 371, 1-6, p. 742-743.
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Jésus demande aussi à ces entités de pardonner les péchés des âmes des disciples et d’effacer leurs iniquités, notamment l’adultère et la fornication (ⲟⲩⲡⲟⲣⲛⲉⲓⲁ ⲙⲛ ⲟⲩⲙⲛⲧⲛⲟⲉⲓⲕ). Jésus fait aussi une requête au Père d’accomplir un signe sur l’offrande qui servira à confirmer l’accomplissement de sa demande. « Et le signe évoqué par Jésus survint » (ⲁⲩⲱ ⲁϥϣⲱⲡⲉ ⲛϭⲓ ⲡⲙⲁⲓ̈ⲛ ⲛⲧⲁ ⲓⲥ ϫⲟⲟϥ)45. Ainsi, à l’issue de ces trois invocations, ou de cette invocation triple, les péchés des disciples sont pardonnés et le don du mystère du pardon des péchés est accompli. Jésus leur annonce : Réjouissez-vous et soyez contents car vos péchés sont pardonnés et vos iniquités sont effacées […].Voici la manière et voici le mystère que vous accomplirez pour les hommes qui croiront en vous […] et leurs péchés et leurs iniquités seront effacés jusqu’au jour où vous aurez accompli ce mystère pour eux […]. Voici maintenant le vrai mystère du baptême (ⲡⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ ⲛⲧⲁⲗⲏⲑⲉⲓⲁ ⲙⲡⲃⲁⲡⲧⲓⲥⲙⲁ) pour ceux dont les péchés seront pardonnés et dont les iniquités seront recouvertes 46.
Néanmoins, Jésus les avertit : Mais cachez ce mystère et ne le donnez à personne (ⲁⲗⲗⲁ ϩⲱⲡ’ ⲙⲡⲉⲓ̈ⲙⲩⲥⲧⲏⲣⲓⲟⲛ ⲙⲡⲣⲧⲁⲁϥ ⲛⲣⲱⲙⲉ ⲛⲓⲙ) excepté à celui qui fera tout ce que je vous ai dit dans mes commandements47.
En conséquence, le premier rituel que nous avons appelé « rituel de l’ascension » comprend trois chaînes barbares différentes et quelques noms. Pourtant, le texte nous apprend que les trois chaînes sont des invocations au Père qui permettront à Jésus et à ses disciples de monter vers les différents lieux célestes. Dans le deuxième rituel que nous avons nommé « rituel de l’absolution », il y a également trois chaînes barbares. Néanmoins, ce dernier rituel est clairement divisé en trois parties où chaque chaîne invoque des entités différentes : « Père », « ceux qui pardonnent les péchés » et « puissances ». Malgré certaines différences morphologiques entre les composants des deux premières chaînes appartenant à chaque rituel, nous pouvons proposer l’hypothèse suivante : la répétition de la phrase initiale « Mon Père, Père de toutes les paternités, Lumière infinie », ainsi que la connaissance et l’énonciation dans le premier rituel et la possession dans le deuxième du « chiffre » (psēphos) du « nom du Père du Trésor de la Lumière » (PS, IV, 136, 354, 6-7) 45 PS, IV, 142, 371, 22-23, p. 742-743. 46 PS, IV, 142, 371, 23 - 372, 12, p. 742-745. 47 PS, IV, 142, 371-372, 8-10, p. 744-745.
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et la similitude des énoncés dans les deux premières chaînes de chaque rituel, semblent indiquer que ces mots (ⲓ̈ⲁⲱ· ⲓ̈ⲟⲩⲱ· ⲓ̈ⲁⲱ· ⲁⲱⲓ̈· ⲱⲓ̈ⲁ· ⲯⲓⲛⲱⲑⲉⲣ· ⲑⲉⲣⲱⲯⲓⲛ· ⲱⲯⲓⲑⲉⲣ· ⲛⲉⲫⲑⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲛⲉⲫⲓⲟⲙⲁⲱⲑ· ⲙⲁⲣⲁⲭⲁⲭⲑⲁ· ⲙⲁⲣⲙⲁⲣⲁⲭⲑⲁ·) sont ceux qui permettent d’invoquer le Père et peut-être contiennent le nom secret, le nom du Père du Trésor de la Lumière, ce nom que l’auteur de la Pistis Sophia n’ose pas écrire en toutes lettres. En ce qui concerne les noms mentionnés dans la chaîne barbare, Michel Tardieu explique dans son article « Nethmomaōth » qu’il s’agit « d’une incantation du Nom, que les praticiens et exégètes égyptiens adressaient à un Hélios Pantokratōr vague et transcendant et qui pouvait très bien, sans qu’aucun de ses termes n’en fût changé, être récitée par des chrétiens, voire être mise dans la bouche de Jésus s’adressant à son père céleste »48. Incantation reprise telle quelle par les gnostiques. Michel Tardieu49 avance l’explication de Theodor Hopfner50 pour qui Psinōther serait la transcription grecque d’une expression égyptienne passée en copte : p-ši-ntr, « le grand dieu »51. Thernōps et Nōpsither seraient ses palindromes syllabiques. Zagourē avec sa variante Pagourē, proviendrait de l’araméen zak-’ūrah, « pure lumière » ou « pureté de lumière ». Pour Michel Tardieu, Marakhakhtha semble être aussi de l’araméen déformé : mar-ḥayyūṯā, « seigneur de la vie ». Finalement, le nom de Nethmomaōth qui, d’après les témoignages réunis par Tardieu, pourrait être particulièrement efficace et, résumant à lui seul toute la formule, pourrait être formé sur l’araméen ’iṯmōn, ’aṯmōn, ’amōn, « le caché52 ». De sorte que « chaque terme de l’incantation traité apparemment comme bárbaron ónoma, proclamait en réalité un titre traditionnel et national égyptien »53. Nous voudrions ajouter aux interprétations de Michel Tardieu celle d’un autre énoncé de la chaîne barbare du rituel de l’ascension thōbarrabau (ⲑⲱⲃⲁⲣⲣⲁⲃⲁⲩ) qui apparaît dans le PGM, XIII, 963, parmi les mots qui forment le saint nom formulé par le hiérogrammate Thphē dans son écrit dédié au roi Okhos54. En suivant les pistes proposées par Michel Tardieu dans son article, nous retrouvons le terme araméen ṭovåh (טֹובה ָ ) au sens de bon, bonté, 48 M. Tardieu, « Nethmomaōth », dans A. Caquot, S. Legasse et M. Tardieu (éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l’honneur de M. Delcor, Neukirchener Verlag, collection « Alter Orient und Altes Testament », Neukirchen-Vluyn 1985, p. 403-407, spéc. p. 405, n. 7. 49 Ibid., p. 405, n. 7. 50 Th. Hopfner, Griechisch-Ägyptischer Offenbarungszauber, H. Haessel, Leipzig 1921, p. 191, no 750. 51 Il s’agit d’un des titres d’Hēlios dans les papyrus magiques, cf. PGM, IV, 481 : ὁ μέγας θεὸς ; Ibid., VII, 529 : θεὲ μέγιστε. Tardieu, « Nethmomaōth », p. 405, n. 8. 52 Cf. ibid., p. 406, n. 11. 53 Ibid., p. 406-407. 54 PGM, Preisendanz-Henrichs, t. II, p. 128. Cf. aussi GMPT, Betz p. 193. Une autre mention se trouve dans PGM, VII, 977, t. II, p. 42. Cf. aussi GMPT, Betz p. 144 et 257 et PGM, XIX, a 42, t. II, p. 143.
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faveur et bonne disposition55, mais aussi le terme rabå () ָ ַרבּא : seigneur et grand56. Donc est proposé ici le sens de « la grande bonté » ou « le bon seigneur » en rapport avec les interprétations de Michel Tardieu. Malheureusement, l’analyse des autres énoncés se révèle moins perméable à des interprétations issues de l’araméen ou de l’hébreu. Par ailleurs, dans les deux rituels (à savoir le rituel de l’ascension et le rituel de l’absolution), nous sommes face à une invocation (ⲉⲡⲓⲕⲁⲗⲉⲓ) qui amène à une révélation sur les différents niveaux du cosmos et leurs maîtres, ainsi que sur les châtiments qui attendent les pécheurs dans le premier rituel, et le don du mystère du pardon des péchés dans le deuxième. Il s’agit, en quelque sorte, de rituels complémentaires l’un de l’autre, car, à la suite de la révélation des punitions destinées aux transgresseurs, les disciples implorent le pardon de leurs fautes. C’est ainsi qu’est formulée la deuxième invocation, suivie de la deuxième révélation concernant le mystère du pardon des péchés, explicité par les paroles de Jésus à la fin du rituel de l’absolution : « Voici maintenant le vrai mystère du baptême »57. Le rituel de l’ascension se produit donc dans un cadre baptismal – les disciples et Jésus sont sur le bord de l’océan (ϩⲓϫⲛ ⲡⲙⲟⲟⲩ ⲙⲡⲱⲕⲉⲁⲛⲟⲥ) – et le rituel de l’absolution, vraisemblablement dans un cadre eucharistique. Cette affirmation se trouve précisée notamment par l’utilisation du terme ⲧⲉⲡⲣⲟⲥⲫⲟⲣⲁ (l’offrande) qui semble, chez certains Pères de l’Église, renvoyer au contexte eucharistique. Le sens du terme prosphora entre la fin du ier et le début du iiie siècle Pour compléter cette étude, nous proposons un recueil de témoignages d’auteurs qui clarifient le sens du terme prosphora entre la fin du ier et le début du iiie siècle. Le mot prosphora avec le sens d’offrande ou de sacrifice présent dans un rituel liturgique célébré par Jésus se retrouve dans l’Épître aux Corinthiens composée probablement par Clément de Rome, vers les années 95 à 98 de notre ère58 :
55 Jastrow, A Dictionary of Targumin, the Talmud of Babli and Yerushalmi and the Midrashic Literature, 521b. 56 Ibid., 1439b. On peut souligner aussi le terme bar ( )ַבּרau sens de « fils, descendance », mais aussi de « brillant, clair, propre et pur ». Ibid., 188b-189a. 57 PS, p. 742-745. 58 Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 40, 1-2, éd. A. Jaubert, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 167, Paris 1971 (désormais désigné par Jaubert), p. 167.
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Nous devons faire avec ordre tout ce que le Maître a ordonné d’accomplir selon des temps fixés. Il a ordonné que les offrandes (προσφορὰς) et les fonctions liturgiques (λειτουργίας) s’accomplissent non pas au hasard ou sans ordre, mais à des temps et des moments déterminés (ὡρισμένοις καιροῖς καὶ ὥραις)59.
Néanmoins, quelques pages avant, le rôle de Jésus est affirmé en tant qu’officiant de la cérémonie : Ce chemin, bien-aimés, par lequel nous avons trouvé notre salut, c’est JésusChrist, le grand prêtre de nos offrandes (τὸν ἀρχιερέα τῶν προσφορῶν ἡμῶν), le protecteur et le secours de notre faiblesse [36, 1]60.
Idée et mots seront repris par Origène dans son Commentaire sur saint Jean, composé vers 218 de notre ère : […] il [i.e. le Christ, le Fils] est le « grand prêtre » (ἀρχιερεύς) qui s’offre luimême en une unique offrande (ἅπαξ θυσίαν προσενεχθεῖσαν) non seulement pour les hommes mais aussi pour tout être doué de raison61.
On constate chez ces auteurs le sens eucharistique du terme, mais aussi la réaffirmation du rôle de Jésus, figure parallèle à celle présentée par la Pistis Sophia, en tant qu’officiant principal de la cérémonie. Irénée de Lyon, dans le livre IV de son Contre les Hérésies, établit aussi clairement le sens eucharistique de l’offrande : Ainsi donc, l’oblation de l’Église (τῆς ἐκκλησίας προσφορά), que le Seigneur a enseigné à offrir dans le monde entier, est réputée sacrifice pur auprès de Dieu et lui est agréable […]. Par ce présent, en effet, se manifestent l’honneur et la piété que nous rendons au Roi […]62.
59 Ibid., p. 166-167. À ce sujet, cf. aussi l’usage du terme que fait Justin Martyr au milieu du iie siècle dans son œuvre Dialogue avec Tryphon, 27, 5 (éd. et trad. Ph. Bobichon, Academic Press Fribourg, collection « Paradosis », Fribourg 2003, p. 250-251) : « D’ailleurs, dites-moi, Dieu voulait-il que commettent un péché les Grands Prêtres qui apportent des offrandes (προσφέροντας) aux jours de sabbat […] ». 60 Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 36, Jaubert p. 158-159. 61 Origène, Commentaire sur Saint Jean, I, 255, éd. et trad. C. Blanc, t. I, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 120, Paris 1996, p. 188-189. Les mêmes mots seront repris par cet auteur dans un traité de la prière rédigé vers les années 234 : « Le Fils de Dieu est, en effet, le grand prêtre de nos offrandes (ἀρχιερεὺς γὰρ τῶν προσφορῶν ἡμῶν), notre avocat auprès de son Père (1 Jn 2, 1) ». Id., De oratione, 10, éd. et trad. A.-G. Hamman, La prière, Migne, collection « Les Pères dans la foi », Paris 1977, p. 43. 62 Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, IV, 18, 1, éd. A. Rousseau, B. Hemmerdinger, L. Doutreleau et Ch. Mercier, livre IV, t. II, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 100, Paris 1965, p. 596-597.
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Par ailleurs, Clément d’Alexandrie, dans les Stromates, VI, 14, 113, 3, établit le lien de ce terme avec l’adoration et la prière que le bon gnostique dut élever au créateur qui lui a donné la connaissance qui fortifie son âme : L’âme qui a ainsi reçu une force « seigneuriale » s’exerce à être Dieu. Elle considère que le mal n’est rien d’autre que l’ignorance et l’activité menée sans usage de la droite raison, et toujours elle rend grâces à Dieu (εὐχαριστοῦσα ἐπὶ πᾶσι τῷ θεῷ) en toute circonstance par une écoute juste et une lecture de la parole divine, par une recherche véritable, par une sainte offrande (διὰ προσφορᾶς ἁγίας), par une prière heureuse (δι’ εὐχῆς μακαρίας), dans les chants (αἰνοῦσα), les hymnes (ὑμνοῦσα), les bénédictions (εὐλογοῦσα) et les psaumes (ψάλλουσα). Une âme pareille n’est séparée de Dieu en aucune occasion63.
Nous pourrions nous demander si la présence dans la Pistis Sophia de ce terme dans le « rituel de l’ascension » renvoie aussi à un contexte eucharistique. Conclusion Ce bref parcours parmi ces énoncés barbares présentés dans la Pistis Sophia a permis de montrer la richesse des « chaînes barbares », mais aussi la difficulté qu’implique l’analyse de telles constructions. D’une part, bien que le recours à des racines linguistiques d’autres langues hypothétiques puisse être envisageable, il ne peut pas être appliqué dans tous les cas. Il y a des énoncés où les recherches sur d’autres langues n’apportent pas, de nos jours, des significations plausibles. D’autre part, l’absence des contextes rituels spécifiques pour la plupart des énoncés ne permet pas de bien préciser le sens de tels nomina barbara, faute de renseignements indispensables. Néanmoins, l’analyse de sources a priori étrangères au corpus, comme les Ennéades de Plotin ou les œuvres des Pères de l’Église, ont montré la diversité des éléments avec lesquels les auteurs gnostiques construisaient ces énoncés. Ainsi, le texte de la Pistis Sophia offre des exemples très particuliers, non seulement sur les conceptions que les gnostiques avaient des langues et de la phonie des sons qui constituent les noms divins, mais aussi sur la multiplicité des niveaux (philosophique, linguistique, phonétique, rituel, religieux, etc.) qu’il faudrait prendre en compte dans l’étude du développement de telles constructions. 63 Clément d’Alexandrie, Stromates VI, éd. et trad. P. Descourtieux, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 446, Paris 1999, p. 286-287.
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Enfin, restent de nombreux sujets de grande importance dont l’ampleur rend impossible une analyse dans cet article. Parmi eux, l’intime relation de certains énoncés avec le récit de la repentance et du salut de la Pistis Sophia, ainsi qu’avec la cosmogonie développée par le texte ; les liens établis entre les différents énoncés ; l’usage de termes similaires pour désigner des entités différentes ; et la multiplicité des sources comprises. Il s’agit de rapports intratextuels supplémentaires qui témoignent de la complexité de la tâche et aussi de l’étendue du travail encore à accomplir.
Le dire à haute voix : une nouvelle approche des textes de Nag Hammadi Claudine Besset-Lamoine
La perspective de recherche du « dire à haute voix »1 naît du constat que le signe écrit, le lire ou le dire sont loin d’être une seule et même chose. La distance qui sépare le dessin d’une lettre écrite sur une page blanche, un écran, un manuscrit et sa profération, sa forme orale, est incommensurable : la première privilégie l’organe de la vue, la seconde l’association des deux organes bouche/oreille. En outre, elles peuvent s’ignorer totalement. Prenons, par exemple, une simple voyelle ou une série de voyelles dont la combinatoire est bien connue et attestée dans les pratiques magiques. Visualisons, par exemple, la courte série, ici translittérée : a i ō et écoutons-la, en la prononçant tout simplement. Cette série élémentaire dite à haute voix prend tout à coup une densité, une épaisseur, un poids vivant, une signification autre. La qualité littéraire et poétique des textes coptes de Nag Hammadi, la mention explicite de l’utilisation de certains d’entre eux dans des rituels liturgiques, comme par exemple Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5), nous a conduits à des expériences de mise à l’oral : Les Trois Stèles de Seth ne sont pas l’œuvre d’un littérateur poète ou théoricien. C’est une liturgie concrète, offerte à la pratique d’une communauté, sur la base du dogme et des habitudes reçues2.
Notre recherche expérimentale3 a pour but, dans un premier temps, de mettre en évidence la valeur de l’oralité dans le cadre de ce corpus. Tout texte, qu’il soit en prose ou en vers, acquiert vie par ses sonorités qui lui confèrent son identité. Notre passage à l’oral vise donc à disséquer et recomposer méthodiquement les 1 Nous désignons par l’expression « dire à haute voix » la méthode que nous avons développée et qui consiste en une lecture de textes coptes organisée en une dramaturgie mettant en exergue le contexte dans lequel le texte a été composé, ainsi que la composition littéraire et les contraintes propres à la langue d’origine. 2 Cf. la présentation du traité Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5) faite par P. Claude, dans Écrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, éd. J.-P. Mahé et P.-H. Poirier, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », Paris 2007 (désormais Écrits gnostiques), p. 1224. 3 L’organisation de la formulation et de la dramatisation des textes choisis s’appuie sur notre expérience théâtrale dans le domaine des tragédies grecques d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 97-119 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114834
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textes en mettant en valeur leur structure globale, les formes des mots, leur agencement selon leurs sens et leurs formes littéraires, les intentions des auteurs, leur organisation métrique et leur recherche de la musicalité. Le fil conducteur transversal à ces restitutions théâtralisées est constitué par la mise en voix de quelques textes coptes retrouvés à Nag Hammadi, lesquels ont été sélectionnés parce qu’ils présentent souvent des parties ritualisées, des prières, des hymnes ou des louanges aux entités divines, ou encore, des séquences d’énoncés barbares au caractère incantatoire, où la voix et l’oralité jouent un rôle essentiel. Nous visons, en analysant ces textes choisis, à éclairer le sens de la profération, ainsi que les contextes gnostiques4 dans lesquels ils étaient utilisés. Notre finalité est aussi de donner toute la valeur à la langue dans laquelle ces textes ont été écrits, à savoir le copte, en s’appuyant sur la recherche actuelle en coptologie concernant sa restitution et la composition littéraire des textes eux-mêmes. Ceux-ci peuvent, par exemple, être qualifiés d’hymnes, comme l’atteste le début des Trois Stèles de Seth (NH VII, 5) : Je te célèbre, Père, Géradamas […]. Je te célèbre, Père, célèbre-moi […]. Je te célèbre comme un dieu, Je célèbre ta divinité5.
Ils peuvent aussi être qualifiés d’arétalogies, telle l’autoproclamation de la Prôtennoia : C’est moi, la Prôtennoia, la Pensée qui existe dans la lumière. C’est moi le mouvement qui existe en toutes choses […]. C’est moi la vie de mon Épinoia […]. C’est moi l’invisible dans le Tout […] C’est moi le mouvement du Tout existant avant le Tout et c’est moi le Tout existant en chacun6.
4 Par « gnostiques », nous entendons les groupes dissidents ou hérétiques tels qu’ils étaient définis par les hérésiologues, comme, par exemple, Irénée de Lyon (Contre les hérésies, I, 29, 1, éd. et trad. A. Rousseau et L. Doutreleau, livre I, t. II, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 264, Paris 1979 [désormais Rousseau-Doutreleau], p. 359) : « En plus de ces gens, les Simoniens ont donné naissance à la multitude des gnostiques qui ont surgi à la façon des champignons sortant de terre. Nous allons rapporter leurs principales doctrines ». Sur les définitions de ce mot, cf. J.-D. Dubois et M. Tardieu, Introduction à la littérature gnostique, t. I : Histoire du mot « gnostique », instruments de travail, collections retrouvées avant 1945, Éditions du Cerf-CNRS, collection « Initiations au christianisme ancien », Paris 1986, p. 26-29. 5 Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5), 118, 24 - 119, 15, éd. cit., p. 1221-1246, spéc. p.1234-1235, pour l’ensemble de l’extrait. 6 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 35, 1-32, éd. et trad. Poirier, dans Écrits gnostiques, p. 1625-1626 (désormais désigné par Poirier). Cette forme déclamatoire offre une parenté avec les arétalogies à Isis comme, par exemple, celle de l’inscription de Kymé d’Éolide, Ie ou IIe s. : « Je suis Isis, qui règne sur toute terre [...]. J’ai séparé la terre du ciel. J’ai montré aux étoiles leur chemin. J’ai ordonné la course du soleil et de la lune », cf. G. Fowden, Hermès l’Égyptien : une approche historique
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L’ensemble du texte Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5) se développe en formes hymniques et présente également une longue séquence de noms barbares adressés à la divinité : ⲫ· · ⲉ ⲡⲓⲛⲟϭ ϭⲟⲙ· ⲉ· ⲛ· ⲕⲁⲛⲇⲏⲫⲟⲣⲉ· · ̈· ⲟⲕ ⲉⲧⲉ ⲁⲣⲙⲏⲇⲱⲛ ⲛⲁⲓ̈ Mephnéou, Optaôn ! Élémaôn, ô grande Puissance ! Émouniar ! Nibaréou ! Kandèphoré ! Aphrèdôn ! Dèiphaneus ! C’est toi Armèdôn pour moi!7
Le jeu des répétitions, l’abondance des voyelles, la présence du son r (ⲣ), la syllabe ôn (ⲱⲛ) caractérisée par l’allongement de la voyelle, très présente dans cet extrait, ponctuent l’invocation et renforcent l’impact de la séquence des noms barbares à l’adresse de la divinité. Ils donnent à cette prière d’élévation une force étonnante et s’avèrent être des caractéristiques de la profération orale des formules rituelles au caractère mystérique8. Il en est de même pour Noréa (IX, 2)9, qui offre une poésie hymnique d’une nature similaire avec un mythe dessiné en filigrane et ce, sous une forme succincte mais complète, qui favorise une expérience orale dont nous parlerons ensuite. Le Traité Tripartite (NH I, 5) ou La Paraphrase de Sem (NH VII, 1) en revanche déploient sous une forme narrative des mythes fondateurs aux accents épiques où, cependant, sont loin d’être absents et la prose rythmique et les passages hymniques.
de l’esprit du paganisme tardif, Les Belles Lettres, collection « L’âne d’or », Paris 2000, p. 78. Cf. aussi A. Salac, « Inscriptions de Kymé d’Éolide, de Phocée, de Tralles et de quelques autres villes d’Asie Mineure », Bulletin de correspondance hellénique 51, 1927, p. 374-400, et Y. Grandjean, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Brill, collection « Études préliminaires aux religions orientales dans l’empire romain », Leyde 1975, p. 8-9, n. 25. 7 Les Trois Stèles de Seth. Hymne gnostique à la Triade (NH VII, 5), p. 126, 7-12, introd., trad., comm. et notes P. Claude, Presses de l’Université Laval, collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Québec-Louvain-Paris 1983 (désormais désigné par Claude BCNH), p. 55. 8 Mystérique, en ce sens qu’une initiation est impliquée. Nous signalons la distinction qu’établit U. Bianchi entre les termes de mystique, mystérique, mystériosophique dans son article : « Religions mystériques et destinée eschatologique de l’âme. Annotations de typologie historique des religions », dans A. et D. Shismanian (éd.), Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses. Actes du colloque international d’histoire des religions « Psychanodia », Paris, INALCO, 7-10 septembre 1993, t. I, Les amis de I. P. Couliano, Paris 2006, p. 283-294, p. 286289. À son sens, le qualificatif de mystériosophique s’applique à une eschatologie de l’âme qui « rappelle plutôt le concept de vicissitude d’un élément divin tombé à la suite d’une faute et d’une faiblesse ontologique ». 9 Noréa (NH IX, 2), éd. et trad. M. Roberge, dans Écrits gnostiques, p. 1377-1385 (désormais désigné par Roberge), spéc. p. 1383-1385.
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Sur ce parcours des textes de Nag Hammadi, les invocations (qu’elles soient proches ou non des incantations magiques), les exhortations, les adjurations, les prières et les hymnes, dévoilent une force littéraire poétique étonnante. Les noms barbares isolés ou en séquences se rencontrent fréquemment, témoins et de la nature religieuse des textes et de leur profération orale, comme, par exemple, les chaînes de voyelles dans ce récit mythique aux accents lyriques qu’est le Livre sacré du grand Esprit invisible (NH III, 2) : « Celui-ci [le fils] fit sortir du sein des sept puissances de la grande lumière, les sept voyelles et le verbe est leur plénitude »10. Ces séquences vocaliques se présentent sous différentes formes dans ce traité, par exemple, pour évoquer « celui dont le nom se trouve dans un symbole invisible, dans un mystère secret invisible »11 de la manière suivante : ⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓⲓ ⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏⲏ ⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟⲟ ⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩⲩ ⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉⲉ ⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁⲁ ⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱ12 IIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII ĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒĒ OOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOO UUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUU EEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEE AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA ŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌŌ13
Ces séquences de voyelles répétées et chantées reproduisent l’architecture de l’univers né de la lumière et engendrant la voix par le son. Un second exemple tiré du même traité illustrera clairement la force des voyelles proférées et ici leur application à un hymne baptismal dans une formalisation différente :
10 Livre sacré du Grand Esprit invisible (NH III, 2), 44, 1-3, éd. et trad. R. Charron, dans Écrits gnostiques, p. 511-570 (désormais Charron), spéc. p. 526. 11 Ibid., 44, 1, p. 527. 12 The Egyptian Gospel (Le Livre sacré du Grand Esprit Invisible [NH III, 2 et IV, 2]), Codex III, 44, 3-10 ; Codex IV, 54, 1-11, éd. B. Layton, Coptic Gnostic Chrestomathy, A selection of Coptic Texts with Grammatical Analysis and Glossary, Peeters, Leuven-Paris-Dudley (Mass.) 2004 (désormais désigné par Layton), p. 85. 13 Ibid. (NH III, 2), 44, 3-9, Charron p. 528 ; nous signalons que l’extrait comprend les 7 voyelles répétées 22 fois, c’est-à-dire l’heptagramme, « plénitude du Verbe » sur fond de décor du nombre de lettres de l’alphabet hébraïque où se révèle l’éon des éons Doxomédôn.
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ⲏ̅̅ ⲓ ̅ ⲓⲉ̅ⲩ̅ⲥ ⲏ̅ⲱ̅ ⲟⲩ̅̅ ⲏ̅ⲱ̅ ⲱ̅ⲩ̅ⲁ ϩ̄ⲛ ⲟⲩⲙ̄ⲛ̄ⲧⲙⲉ ⲛⲁⲙⲉ ⲓ̄ⲓ̄ⲓ̄ⲓ̄ ⲏ̅ⲏ̅ⲏ̅ⲏ̅ ⲉ̅ⲉ̅ⲉ̅ⲉ̅ ⲟ̅ⲟ̅ⲟ̅ⲟ̅ ⲩ̅ⲩ̅ⲩ̅ⲩ̅ ⲱ̅ⲱ̅ⲱ̅ⲱ̅ ⲁ̅ⲁ̅ⲁ̅ⲁ̅ ϩ̄ⲛ ⲟⲩⲙ̄ⲛ̄ⲧⲙⲉ ⲛⲁⲙⲉ ⲏ̅ⲓ̅ ⲁ̅ⲁ̅ⲁ̅ⲁ̅ ⲱ̅ⲱ̅ⲱ̅ⲱ̅ ϩ̄ⲛ ⲟⲩⲙ̄ⲛ̄ⲧⲙⲉ ⲛⲁⲙⲉ ⲡⲉⲧ ϣⲟⲟⲡ ⲉⲧ ⲛⲁⲩ ⲉⲛⲁⲓⲱⲛ ⲁⲗⲏⲑⲉⲥ ⲁⲗⲏⲑⲱⲥ ⲁ̅ ⲉ ̅ⲉ̅ ⲏ ̅ⲏ̅ ̅ⲏ̅ ⲓ ̅ ⲓ ̅ ̅ ⲓ̅ ̅ ̅ ⲓ ̅ ⲟ ̅ⲟ̅ ̅ⲟ̅ ̅ⲟ̅ ̅ⲟ̅ ⲩ ̅ⲩ̅ ̅ⲩ̅ ̅ⲩ̅ ̅ⲩ̅ ⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱ14 IĒ IEUS ĒŌ OU ĒŌ ŌUA En vérité, en vérité ! […] IIII ĒĒĒĒ EEEE OOOO UUUU ŌŌŌŌ ĀĀĀĀ C’est vrai, en vérité ! ĒI̅ ĀĀĀĀŌŌŌŌ C’est vrai, en vérité ! Toi qui es, qui vois les éons ! C’est vrai, en vérité ! Ā EE ĒĒĒ I I I I OOOOO UUUUUU Ō Ō Ō Ō Ō Ō Ō Ō15
Il faut encore songer aux discours d’adresse, propices à la mise à l’oral, tel que celui-ci, dans La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1) : Car je vous dirai au sujet de cet éon-là et je vous ferai connaître les activités qui sont en lui16.
14 Codex III et IV, dans Coptic Gnostic Chrestomathy, Layton p. 99 : nous avons restitué le copte correspondant à la version française proposée. 15 Livre sacré du Grand Esprit invisible (NH III, 2), 66, 9-21, Charron p. 546. 16 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 42, 28-29, Poirier p. 1638. De nombreux autres exemples de discours d’adresses à un auditoire se trouvent dans ce texte, ils alternent, dans le déroulement, avec les autoproclamations, les narrations mystériques, les hymnes.
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Ainsi, dans notre recherche, le corps de ces textes sera soumis d’abord à une « dissection » qui permettra de toucher à vif la charpente, le squelette de la composition elle-même que sous-tend l’écriture et qui sert de base à l’expression orale17. En effet, le processus du « dire à haute voix » se noue dans le dialogue entre le ciel et la terre, la terre et le ciel : adresses aux dieux, incantations, formules rituelles comme médiatrices de ce même dialogue. Dans un second temps, nous essayerons de rendre compte de la dimension de réception incluse inévitablement dans la dynamique de recherche : le « dire à haute voix » se meut dans une aire, un espace phonique qui va sans cesse de l’énonciation à la réception. La densité de ce va-et-vient entre l’émetteur et l’auditoire repose sur une charge émotionnelle et affective forte. C’est ainsi que Renaud Gagné formule le processus : Si l’on accepte, à la suite des recherches consacrées à l’esthétique de la réception, de lire les fragments de poésie épique que sont les Catharmes non comme la seule exposition écrite d’un traité philosophique, une œuvre autonome, mais aussi comme les traces d’un événement littéraire, d’un spectacle, d’ouvrir le cadre de notre interprétation de l’œuvre à sa performance dramatique, à sa réception, à son horizon d’attente, c’est tout un pan de signification qui s’offre à la critique du texte18.
Nous nous trouvons devant la configuration suivante dans les textes étudiés : une unité textuelle qui va se déplacer, une fois mise en voix, vers un front d’écoute potentielle, un auditoire susceptible de l’entendre ou pas. Cette unité subit donc une sorte de dichotomie pendant le court temps de son déplacement pour se reconstituer, se recréer, pour peu qu’elle soit entendue. Les textes religieux, plus que d’autres peut-être, se voient très attentifs à favoriser des procédés littéraires susceptibles d’éveiller cette écoute dans un temps très bref, qu’ils soient engagés dans l’enseignement et/ou la prédication. Ce temps de réponse devient infinitésimal voire inexistant dans les domaines de la prophétie ou de la révélation. Reprenons, à titre d’exemple, les discours d’adresse de la Prôtennoia, qui ont pour but justement de susciter, par un véritable choc émotionnel, l’accès à la connaissance sacrée qu’elle incarne d’abord par le son : « C’est moi le son qui s’est manifesté à partir de ma pensée »19.
17 Cette « dissection » constitue la première étape de la recherche sur un texte, et permet d’élaborer les structures sur lesquelles va s’installer le processus de la profération. 18 R. Gagné, « L’esthétique de la peur chez Empédocle », Revue de philosophie ancienne 24.3, 2006, p. 83-110 (citation p. 87). Cf. également H.- R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, collection « Tel », Paris 1978, et W. Iser, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga Éditeur, Sprimont (Belgique) 1997. 19 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 42, 4-5, Poirier p. 1637.
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Puis, l’auditoire se dessine progressivement à nos yeux au travers des différentes formulations utilisées par la Prôtennoia : Et je leur ai parlé et je leur ai fait connaître […] et je les instruirai […] Maintenant donc, écoutez-moi, Fils de la Pensée […] Et je vous invite vers la lumière supérieure […] Et je me suis cachée en tous, je me suis révélée en eux […] Et je les ai instruits des décrets ineffables et des frères20.
C’est ainsi que, tout au long du texte, elle se revêt de l’armure inaltérable de la parole divine. Un second texte du corpus de Nag Hammadi offre de beaux exemples de ces discours d’adresse. Il s’agit du traité Le Tonnerre, Intellect parfait (NH VI, 2) ; dans ce traité, la messagère chargée de la révélation de la parole s’adresse d’emblée aux sens de ses auditeurs : Regardez-moi, (vous) qui pensez à moi, et (vous) auditeurs, écoutez-moi. (Vous) qui êtes attentifs à moi, recevez-moi auprès de vous […] et ne laissez pas votre voix me haïr, ni votre ouïe21.
La filiation de l’audition à la profération se retrouve un peu plus loin dans le développement de son plaidoyer pour aboutir au signe écrit : Écoutez-moi, auditeurs […] c’est moi l’audition […] c’est moi la parole, c’est moi le nom de la voix et la voix du nom, c’est moi le signe de l’écriture22.
Rassemblant ainsi les clés fondamentales de l’accès à l’enseignement de la connaissance, par un double processus à la fois concomitant et paradoxal, la messagère va des yeux aux oreilles puis aux cordes vocales puis à la main, décrivant le cheminement physiologique normal, mais allant aussi du nom au signe par la médiation du logos divin. Dans ce contexte religieux, le donné à entendre, l’échange entre l’impétrant et le référent divin ou son médiateur, ange, mage, officiant, dans une dimension sacrificielle ou sacramentelle, a valeur cathartique. La dynamique ainsi créée dans le silence/écoute de l’auditeur acquiert une aura de genèse, la voix agit comme un principe fondateur :
20 Ibid., 42, 18-20, p. 1637-1638 ; 44, 29-30, p. 1641 ; 45, 12-22, p. 1642 ; 49, 23-24, p. 1649. On note l’alternance de la proclamation, de la narration et de l’exhortation directe. 21 Le Tonnerre, Intellect parfait (NH VI, 2), 13, 5-11, éd. et trad. Poirier, dans Écrits gnostiques, p. 839867 (désormais Poirier), spéc. p. 851. On observe ici l’adresse directe à un public explicitement nommé. 22 Ibid., 20, 26-35, p. 865.
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La création du monde a été imaginée par les Égyptiens de multiples façons […]. Une « technique » créatrice semble pourtant avoir rallié l’unanimité des théologies, c’est celle dont l’agent est le verbe. Le dieu initial, pour créer, n’eut qu’à parler ; et les êtres ou les choses évoquées naquirent à sa voix23.
Or, ce vecteur vocal, source potentielle de création, n’est pas visible, selon la formulation d’Aristote24, si bien que la seule manière de le porter à la connaissance réside dans le secret de la profération et de l’énonciation. De ce fait, avant que les objets pensés ou écrits ne deviennent des objets sonores, ils n’existent pour ainsi dire pas, sinon à l’état de traces. Si bien que tout un faisceau de termes – son, voix, verbe, parole, discours, oracles – se voient incarnés par l’oralité et, dans le contexte ici concerné, marqués du sceau du divin grâce aux liens instaurés avec le créateur. Philon dans le De somniis25 consacre une longue analyse à l’esprit (le quatrième élément selon lui) servi par les cinq sens – « garde[s] personnel[s] de l’âme »26 –, où il développe un commentaire sur le son : Nous savons, par exemple, que le son part de la pensée, que c’est dans la bouche qu’il devient articulé, que c’est la langue qui, par une sorte de frappe, imprime à la tension de la voix le sceau du langage articulé, et qu’elle ne produit pas un son qui ne soit que cela, n’aboutissant à rien, un écho informe, mais qu’elle joue un rôle pour les besoins de l’esprit, d’un héraut et d’un interprète27.
C’est bien ce rôle de messager que joue le personnage de la Prôtennoia de La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1) dans le déroulement de ses proclamations et exhortations. En fait, la présence de la voix s’y voit affirmée de 23 S. Sauneron, Les prêtres de l’ancienne Égypte, Seuil, collection « Le Temps qui court », Paris 1957. 24 D. Jourdan-Hemmerdinger, « La musique comme Psychanodia », dans Ascension et hypostases
initiatiques de l’âme, p. 295-319. Cet article, qui propose différents éclairages sur les éléments sonores, phonèmes, noms dans les tragédies comme dans les théurgies, cite, dans ibid., p. 311, n. 73, une formule d’Aristote. Nous renvoyons ici à deux textes d’Aristote : sur l’ouïe, le son et la voix, De l’âme, II, 8, 419 a-b, 420 a-b, trad. R. Bodeüs, Flammarion, collection « GF », Paris 1993, p. 172-180 ; et sur l’harmonie des sphères, Traité du Ciel, II, 9, trad. J. Tricot, p. 91-93. 25 Philon d’Alexandrie, De somniis, I, 25-40, éd. et trad. P. Savinel, Éditions du Cerf, collection « Les œuvres de Philon d’Alexandrie », 19, Paris 1976, p. 32-41. Cf. aussi, par exemple, Lucrèce, De rerum natura, IV, 524-574, éd. et trad. A. Ernout et L. Robin, De la nature, Les Belles Lettres, « Collection de commentaires d’auteurs anciens », Paris 1924 , p. 166-167. 26 Philon, par cette image (De somniis, I, 27, p. 35), accorde aux sens la fonction de gardiens de l’âme : « apercevant de loin les dangers qui pourraient s’approcher du dehors et pour éviter qu’ils ne s’infiltrent sans être vus et ne causent à leur maîtresse un dommage irréparable ». 27 Ibid., I, 29, p. 34-35. Lucrèce, De rerum natura, IV, 549-553, p. 166-167 : « Au moment donc où nous tirons du fond de nous-mêmes ces éléments de la voix et que nous les émettons tout droit par la bouche, la langue, agile ouvrière, les articule pour en faire des mots, secondée dans sa tâche par la conformation des lèvres ».
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manière explicite et permet de mettre en valeur deux termes coptes organisés en succession : le son (ϩⲣⲟⲟⲩ) et la voix (ⲥⲙⲏ), lesquels acquièrent une densité significative dans cette formule d’auto-proclamation : « C’est moi qui produis la voix du son aux oreilles de ceux qui m’ont connue, les Fils de la lumière »28. La triade29 son, voix, discours au service de la pensée et de la connaissance est pour ainsi dire la pierre d’angle du message que le traité porte et transmet, sa « métaphore constitutive » selon l’heureuse formule de PaulHubert Poirier30. Dans notre approche orale, nous orientons l’attention sur les deux premiers vocables, le son (ϩⲣⲟⲟⲩ) et la voix (ⲥⲙⲏ)31, sous trois aspects : le plan phonologique, la distribution et la combinatoire associée de ces deux termes, supports du sens qu’ils transmettent. La fréquence de leur association donne un motif qui alterne le léger souffle du son h (ϩ) qui précède la vibration du son r (ⲣ) coloré de la diphtongue modulée du o (ⲟ) au ou (ⲟⲩ) qui glisse vers le sifflement plus impérieux du s (ⲥ), mais adouci du m (ⲙ) et de la voyelle longue è (ⲏ). Ainsi dans chaque séquence où le couple de mots voix/son ou son/voix (ϩⲣⲟⲟⲩ/ⲥⲙⲏ) apparaît, la présence même de la Prôtennoia est annoncée, renforcée par la présence du je (ⲁⲛⲟⲕ), aboutissant, par exemple, à une séquence du type : « Je suis un son […] existant dans le silence », émise dans la première étape de sa descente vers l’Amenté32. Au cours de cette descente, le recours au terme ϩⲣⲟⲟⲩ (le son) se voit réitéré ; il est distribué de manière de plus en plus resserrée à six reprises en dix-sept lignes :
28 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 42, 14-17, Poirier p. 1637. Philon d’Alexandrie, De mutatione nominum, 71, éd. et trad. A. Arnaldez, Éditions du Cerf, collection « Les œuvres de Philon d’Alexandrie », 19, Paris 1964, p. 65. Il s’agit de l’épisode où Dieu change le nom du patriarche Abram en Abraham ou « Père élu du son ». 29 Voir sur ce terme : J.-D. Dubois, « Séminaire Gnose et Manichéisme », dans Annuaire de l’École pratique des hautes études. Ve Section, Sciences religieuses 115, 2008, p. 209-215. Id., Jésus Apocryphe, Mame-Desclée, collection « Jésus et Jésus-Christ », Paris 2011, p. 172-175. 30 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), introd., trad., comm. et notes P.-H. Poirier, Presses de l’Université Laval-Peeters, collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Québec-Louvain-Paris-Dudley (Mass.) 2006 (désormais désigné par Poirier BCNH), « Introduction », p. 103 et, pour l’ensemble de l’analyse sur la triade, p. 103-113. Nous avons également consulté l’édition princeps : La Prôtennoia trimorphe (NH XIII, I), introd., trad., comm. et notes Y. Janssens, Presses de l’Université Laval, collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Québec-LouvainParis 1978. 31 Nous rappelons le discours de la Prôtennoia : « C’est moi qui produis la voix du son » (ⲁⲛⲟⲕ ⲡⲉⲧ ⲛ̄ϯⲥⲙⲏ ⲙ̄ⲡϩⲣⲟⲟⲩ), pour le texte français, ici, La Pensée Première à la triple forme, 42, 14-15, Poirier p. 1637, et pour le texte copte, Coptic Gnostic Chresthomathy, Layton p. 74, 1. Nous procédons ainsi pour tous les autres exemples, selon les cas. 32 La Pensée Première à la triple forme, 35, 32-35, Poirier p. 1627.
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C’est moi qui suis lourde du son […] émettant un son issu d’une pensée, je suis la voix qui est, résonnant en tout être […] et de moi le son est venu |…] un son élevé, un son issu de la pensée invisible33.
La combinatoire avec le « je » et le « moi » persiste et vient former un leitmotiv avec les termes de pensée, connaissance et gnose. ⲥⲙⲏ (la voix) n’apparaît pas immédiatement dans le cours du texte et sa fréquence est bien inférieure à celle de ϩⲣⲟⲟⲩ (le son). En vérité, ce dernier agit comme une sorte d’appel sonore : Or le son né de ma pensée, il est en trois demeures le Père, la Mère, le Fils, voix qui existe de manière perceptible34.
Ces trois demeures ne sont pas sans rappeler le fragment 26 des Oracles chaldaïques : « Car en te voyant monade triadique le monde t’a révéré »35. Image derrière laquelle se profile la triple Hécate36. La deuxième manifestation de la Prôtennoia offre plusieurs exemples de la combinaison son/voix avec cet appel insistant du premier vers le second. Le discours débute avec, en exergue, la formule « ⲁⲛⲟⲕ ⲡⲉ ⲡϩⲣⲟⲟⲩ » (je suis le son), qui opère comme un identificateur, suivi de « ⲁⲛⲟⲕ ⲧⲉ ⲧⲙⲁⲁⲩ ⲛ̄ⲧⲉ ⲡϩⲣⲟⲟⲩ » (je suis la mère du son)37. Et elle poursuit : « C’est moi qui donne le son de la voix aux oreilles de ceux qui m’ont connue, les Fils de la lumière »38. L’évolution du sens du message qu’elle transmet apparaît comme inéluctable sous la forme de la manifestation perceptible de ce son/voix dans la progression narrative : « Voici donc que, maintenant, s’est manifesté un son appartenant à cette voix invisible »39.
33 Ibid., 36, 9-27, p. 1627-1628. Les phrases où se trouve ϩⲣⲟⲟⲩ (le son) ont été rapprochées, la traduction parfois légèrement modifiée. 34 Ibid., 37, 20-23, p. 1630. Le mot ϩⲣⲟⲟⲩ est pris dans son acception de son inarticulé et ⲥⲙⲏ dans celle de voix articulée. Le complément naturel aux deux premiers termes est celui de logos ; l’inclure dans l’étude présente nécessiterait de suivre une autre trame sonore associée aux termes coptes de pensée et de verbe, et au thème de la connaissance en général. Rappelons que, dans notre perspective de recherche, nous mettons en valeur l’oralité en suivant des trames de sonorités signifiantes. 35 Oracles chaldaïques. Avec un choix de commentaires anciens, éd. et trad. É. des Places, les Belles Lettres, « CUF », Paris 1971, p. 72. 36 P.-H. Poirier, « Variations sur la trimorphie : d’Hécate à la Prôtennoia (à propos du Codex de Nag Hammadi XIII, 1) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 147/3, 2003, p. 1305-1337. 37 The First Thought in Three Forms (La Pensée Première à la triple forme [NH XIII, 1]), 42, 9-10, Layton p. 73. 38 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 42, 14-17, Poirier p. 1637. 39 Ibid., 44, 1-3, p. 1640.
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Le troisième discours porte, en exergue « ⲁⲛⲟⲕ ⲡⲉ ⲉⲧϣⲟⲟⲡ ⲡⲗⲟⲅⲟⲥ » (je suis le logos qui est)40 et annonce la réalisation de l’avènement du discours, du verbe au terme du mouvement : son, voix, parole. À cette métaphore fondatrice succède une association vie/lumière (ⲱⲛϩ/ⲟⲩⲟⲉⲓⲛ) : C’est moi la lumière qui illumine le Tout (ⲁⲛⲟⲕ ⲡⲉ ⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ ⲉⲧ ϯⲟⲩⲟⲉⲓⲛⲉ ⲙ̄ⲡⲧⲏⲣϥ), la source de l’eau de la vie (ⲧⲡⲅⲏ ⲙ̄ⲡⲙⲟⲟⲩ ⲙ̄ⲡⲱⲛϩ)41.
Ce qui offre ici, comme tout au long du traité, un itinéraire sonore, jalonné de sons autres aux tonalités dissemblables, reflets d’une harmonie distincte, où les thèmes sonores se superposent, s’entrelacent, se rencontrent, se séparent à la manière des voix dans un ensemble polyphonique. Les expériences du « dire à haute voix » Cette approche du « dire à haute voix » a fait l’objet de trois expériences in vivo42 au cours de ces dernières années : la première au Collège de France43, lors du colloque « Noms Barbares 2 », en juin 2008, sous le titre de « Noms Barbares en rituel gnostique : un essai d’interprétation scénique » ; la deuxième, lors de la présentation des Mélanges Tardieu44, sous le titre de « Noréa : une dramaturgie en langue copte (NH IX, 2) »45 en avril 2010 ; la troisième, « Noms barbares en rituel magique », en décembre 2010, a consisté dans l’enregistrement en studio de séquences de noms barbares empruntées également à des textes de Nag Hammadi, comme, par exemple, Marsanès (NH X) : ⲃⲁⲅⲁⲇⲁⲍⲁⲑⲁ ⲃⲉⲅⲉⲇⲉⲍⲉⲑⲉ ⲃⲏⲅⲏⲇⲏⲍⲏⲑⲏ ⲃⲓⲅⲓⲇⲓⲍⲓⲑⲓ ⲃⲟⲅⲟⲇⲟⲍⲟⲑⲟ
40 The First Thought in Three Forms (La Pensée Première à la triple forme [NH XIII, 1]), 46, 5, Layton
p. 77.
41 Nous avons associé ici deux extraits du discours de la Prôtennoia, dans La Pensée Première à la triple forme, 47, 29 et 48, 20, Poirier p. 1646 et 1647, et pour le texte copte, Coptic Gnostic Chresthomathy, p. 78 et 79. 42 Avec le concours et la participation de Flavia Ruani. 43 Colloque « Noms Barbares 2 », en juin 2008. On peut lire un compte rendu de cette présentation par L. Saudelli, « Noms barbares 2 », La Lettre du Collège de France 24, 2008, p. 29-30. 44 À l’Institut protestant de théologie de Paris, le 8 avril 2010. 45 Un compte rendu est disponible sur le site Internet du Laboratoire d’études sur les monothéismes : http://www.lem.vjf.cnrs.fr.
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ⲃⲩⲅⲩⲇⲩⲍⲩⲑⲩ ⲃⲱⲅⲱⲇⲱⲍⲱⲑⲱ 46
Ce traité a la particularité de lier l’alphabet sonorisé à des figures de l’âme. Il détaille la nature des sons, consonnes ou voyelles, ainsi que les possibilités de les moduler : longueur ou brièveté des voyelles, rythme continu ou heurté, battements. En raison de cette dernière indication, l’utilisation de plaquettes de bois pour créer un rythme a été expérimentée, étant donné que nous savons que l’énonciation des textes magiques, comme la célébration d’autres rites religieux, se voyait accompagnée de bruitages et d’accessoires sonores47 : Et les consonnes, elles existent avec les voyelles, et individuellement, elles se préfixent à elles et elles se suffixent. Elles servent d’appellation pour les anges. Et [les] consonnes, elles existent par elles-mêmes [et] différentes (les unes des autres), elles se [p]réfixent et elles se suf[f ]ixent aux dieux cachés, par le moyen d’un battement, d’un rythme continu, d’une pause et d’une attaque. Elles appellent les semivoyelles. Celles-ci sont toutes [sub]ordonnées à un son [unique]48.
Vient ensuite un « dialogue » qui s’élève vers Dieu, teinté d’une forte musicalité, ancré sur l’alternance : je/tu (ⲁⲛⲟⲕ/ⲛⲧⲟⲕ), constitué d’extraits empruntés à la fois à La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1) et aux Trois Stèles de Seth (NH VII, 5)49. Dans ce dialogue, on peut reconnaître deux personnages : l’un vénérant la divinité, c’est-à-dire le fidèle, l’autre incarnant la divinité qui s’autodéfinit à travers des phrases nominales simples, en circonscrivant ainsi son être, ses qualités, ses noms. C’est le moment liturgique où fidèle et divinité trouvent ensemble un accord, eu égard à leur position réciproque, pour s’accomplir dans la gloire des voyelles de L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6) qui restitue à la divinité toute son aura de mystère et d’ineffabilité. 46 Cette séquence de sons est tirée de Marsanès (NH X), 31, 20-30, éd. et trad. Poirier, dans Écrits gnostiques, p. 1429-1467 (désormais Poirier), spéc. p. 1456 : « bagadazatha, begedezethe, bēgēdēzēthē, bigidizithi, bogodozotho, buguduzuthu, bōgōdōzōthō ». Nous retrouvons le nombre sept comme précédemment dans les voyelles, voir supra note 13. 47 Cf. La Magie : voix secrètes de l’Antiquité, éd. et trad. P. Charvet et A.-M. Ozanam, NIL, Paris 1994, p. 90, n. 1, sur les sifflements et les clappements utilisés par les théurges dans le cours d’un rituel magique. Apulée en fait mention dans le De deo Socratis, XIV, 149, p. 33-34 Beaujeu : « Par exemple, les divinités de l’Égypte aiment en général les lamentations, celles de la Grèce préfèrent le plus souvent les danses, celles des barbares le vacarme des cymbales, des tambourins et des flûtes ». 48 Marsanès (NH X), 30, 1-22, Poirier p. 1456. 49 En ce qui concerne le texte copte, nous utilisons des extraits de Les Trois Stèles de Seth. Hymne gnostique à la Triade (NH VII, 5), 119, 20-22, Claude BCNH, et des extraits de La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 35, 1 et 42, 9-10, Poirier BCNH. En voici le début : « Je vais proclamer ton nom » (119, 20-21) – « Je suis la Prôtennoia » (35, 1) – « Tu es le premier nom » (119, 2122) – « C’est moi l’image de l’esprit invisible » (42, 9-10).
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Comme nous l’avons vu auparavant, le traité de la Prôtennoia est celui qui se structure le plus autour de la conception de la voix, dans ses multiples dimensions : son, résonance, vibration, voix, logos, jusqu’au silence. Il est aussi le premier document qui nous a introduits dans le monde de la sonorité des écrits de Nag Hammadi et qui nous a incités à « dire à haute voix » les discours qui le composent50. Noms barbares en rituel gnostique. Un essai d’interprétation scénique, 2008 Notre première expérience, « Noms barbares en rituel gnostique », a été réalisée à partir d’extraits des ouvrages suivants : L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6), Les Trois stèles de Seth (NH VII, 5), le Traité Tripartite (NH I, 5), Zostrien (NH VIII, 1) et La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1). Elle a été le fruit d’un travail collectif et a essayé de retracer les diverses étapes d’un rituel de louange à la divinité incluant à la fois l’élan de piété de l’orant et l’épiphanie de la divinité elle-même. Voici la séquence liturgique que nous avons proposée51. De l’invocation à la révélation finale, le chant des sept voyelles construit l’ossature du rituel ainsi élaboré : ⲁ ⲱⲱ ⲉⲉ ⲱⲱⲱ ⲏⲏⲏ ⲱⲱⲱⲱ ⲓⲓⲓⲓ ⲱⲱⲱⲱⲱ ⲱ ⲟⲟⲟⲟⲟ ⲱⲱⲱⲱⲱⲱ ⲩⲩⲩⲩⲩⲩ ⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱ ⲱⲱⲱⲱⲱ ⲱⲱⲱ 52.
Puis suivent deux temps de louange, où la voix des orants s’élève vers la divinité, d’abord à l’adresse du premier nom : « ϯⲛⲁϫⲱ ⲙ̄ⲡⲉⲕⲣⲁⲛ ϫⲉ ⲛ̄ⲧⲕ ⲟⲩϣⲟⲣ̄ⲡ ⲛ̄ⲣⲁⲛ »53, ensuite, dans le déploiement de ses qualités : « ⲧⲙⲟⲣⲫⲏ ⲛ̄ⲧⲉ ⲡⲓⲁⲧⲙⲟⲣⲫⲏ ⲡⲥⲱⲙⲁ ⲛ̄ⲧⲉ ⲡⲓⲁⲧⲥⲱⲙⲁ ⲡϩⲟ ⲙ̄ⲡⲓⲁⲧⲛⲉⲩ ⲁⲣⲁϥ ⲡⲗⲟⲅⲟⲥ ⲙ̄ⲡⲓⲁⲧⲟⲩⲁϩⲙⲉϥ »54. 50 Notre première réalisation dérive précisément de la découverte de ce texte et de son contenu, découverte rendue possible grâce au professeur Jean-Daniel Dubois, que nous tenons à remercier tout particulièrement, car il nous a révélé la beauté de la triple descente de cette pensée première lors de son séminaire de l’année 2006/2007. 51 Script élaboré et présenté par Émilie Villey, Émiliano Fiori, Flavia Ruani, Anna Van den Kerchove et nous-même. 52 L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6), 56, 17-22, éd. et trad. J.-P. Mahé, dans Écrits gnostiques, p. 937-971 (désormais Mahé), spéc. p. 962. Il est à noter qu’au sein de cette séquence se trouve un des énoncés du nom de Dieu : ⲁ ⲉⲉ ⲏⲏⲏ ⲓⲓⲓⲓ ⲟⲟⲟⲟⲟ ⲩⲩⲩⲩⲩⲩ ⲱⲱⲱⲱⲱⲱⲱ – « a ee ēēē iiii ooooo uuuuuu ōōōōōōō » (lettres marquées en gras) – qui se voit comme protégé par l’environnement des omégas. 53 Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5), 119, 20-22, Claude BCNH p. 39 : « Je proclamerai le nom, tu es le premier nom ». 54 Le Traité Tripartite (NH I, 5), 66, 13-16, introd., trad., comm. et notes E. Thomassen et L. Painchaud, Presses de l’Université Laval, collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Québec-Louvain-Paris 1989, p. 88-89. L’extrait cité : « La forme de ce qui est sans forme, le corps de
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Étant accomplies les deux étapes successives de l’invocation et de la louange qui circonscrivent l’espace consacré du rituel, l’orant élu voit alors émerger le temps de l’attention et de la transmission, introduit par la formule : « Zostrien, écoute (ⲍⲱⲥⲧⲣⲓⲁⲛⲉ ⲥⲱⲧⲙ) »55. Le déroulement du rituel facilite l’ouverture des sens spirituels, et selon les paroles de Lc 14, 35 : « Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende »56 ! L’éclat de l’autoproclamation de la Prôtennoia donne toute son ampleur à cette révélation, à cet éveil de l’âme dans la gloire retrouvée de la lumière. Alors pour clore cette ascension, pour taire lentement les bruits du monde, s’installe le Silence ! Cette séquence liturgique alterne protagonistes individuels et chœurs. Elle commence par l’invocation des sept voyelles57, ce prologue ayant pour fonction de suggérer une aura de sacralité et d’induire l’idée d’un processus d’ascension vers les sphères célestes. De plus, la projection sonore des voyelles chantées, répétées en séquence, suscite un choc et ouvre instantanément l’espace de réception. À ce prélude succède une action de glorification de la divinité, où les voix des orants s’élèvent pour célébrer la majesté de Dieu, l’Unique : Je proclamerai ton nom : tu es le premier nom ; tu es un inengendré. Toi, tu t’es révélé […]. Toi, tu es celui qui est […]. Toi, tu es une parole émise par la voix58.
Elles se voient accompagnées du chœur qui participe lui aussi de cette liturgie, et qui soutient le récitatif principal, en répétant, à la manière d’une basse continue le ⲛⲧⲟⲕ (toi), parole de liaison entre la terre et les cieux, ⲛ̄ⲧⲕ ⲟⲩⲁ ⲛ̄ⲧⲕ ⲟⲩⲁ : « Tu es UN ! Tu es UN […] Tu es UN ! Tu es l’esprit seul et vivant »59. l’incorporel, le visage de l’invisible, la parole de l’ineffable » provient sans doute d’un hymne (cf. le commentaire d’E. Thomassen, p. 309). 55 Zostrien (NH VIII, 1), 64, 11 dans Coptic Gnostic Chrestomathy, Layton. La quête de Zostrien correspond bien à ce moment d’éveil. 56 Ce texte est rapproché par Clément d’Alexandrie du fragment d’Héraclite 34 Diels-Kranz, dans Stromates V, 115, 3, éd. A. Le Boulluec, trad. P. Voulet, t. I, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 278, Paris 1981, p. 213-215 : « Entendant sans comprendre, ils ressemblent à des sourds ; leur témoin, c’est la formule : présents ils sont absents ». Cf. J.-P. Dumont (éd.), Les écoles présocratiques, Gallimard, collection « Folio. Essais », Paris 1991, p. 74 ; Stromates V, 116. Cf. aussi Épître apocryphe de Jacques (NH I, 2), 3, 7-4, 16, éd et trad. R. Rouleau, dans Écrits gnostiques, p. 1342, spéc. p. 27-28. J.-D. Dubois, au cours de son séminaire « Gnose et Manichéisme » (2011-2012) et à la faveur de l’étude de ce texte, a commenté ce même passage sur l’écoute et l’éveil à Dieu. 57 L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6), 56, 17-22, Mahé p. 961-962. Cf. supra note 52. 58 Les Trois Stèles de Seth. Hymne gnostique à la triade, 119, 21-28, Claude BCNH p. 39. La traduction est légèrement adaptée pour mettre en valeur la deuxième personne du singulier. 59 Ibid., 125, 22-26, Claude BCNH p. 53. Cf. note précédente.
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Les ressources de la parole humaine s’étendent alors au-delà du langage quotidien, lié comme il est à la logique et à la rationalité grammaticale ; elle s’efforce, en recourant aux métaphores, de recréer la nature divine qui se soustrait à toute définition. Elle rend alors hommage à la divinité par une série d’images qui procède par opposés et oxymores, traces du Père, et qui font de lui l’origine de tout sens, le fondement de toute création : « la source qui a jailli de lui, la racine de ceux qui sont plantés »60. Dans ce contexte, le chœur scande les différents niveaux de l’action vivificatrice du Père transcendant à travers la déclamation de mots-clés : corps, visage, logos, intellect, source, racine, lesquels se déclinent comme une arétalogie, paroles créatrices qui dessinent une nouvelle genèse. Le rituel se poursuit avec un moment d’enseignement, où les officiants, devenus écrins de la sagesse secrète qui leur permet d’approcher verbalement le divin, sont à même de transmettre cette connaissance à leurs semblables, en se transformant en révélateurs d’une doctrine cachée, selon les formes de la transmission du savoir entre maître et disciple : Zostrien, [écoute] à propos de ce que tu cherches : Était Un, et il était Un en soi existant avant [tous] les véritablement existants [de l’] Esprit ; sans mesure, et indistinct pour [tout] autre absolument qui est en lui et (qui vient) de lui et (qui est) après lui ; Lui [Seul] étant accessible à lui-même61.
Ce rituel à haute voix rencontre son apogée finale, son apothéose dans la Prôtennoia, flamboyante manifestation de la divinité, autant évoquée que louée, recherchée et enseignée au fil de ces différentes étapes. Celle-ci s’autoproclame faisant vibrer le ⲁⲛⲟⲕ (je) et se présente comme mère, pensée et surtout voix. Elle est les mots de louange, d’invocation, d’enseignement, précédemment proférés et entendus : C’est moi la Prôtennoia, c’est moi l’image de l’esprit invisible – et c’est de moi que toute chose a reçu image – et la mère, la lumière qu’elle a établie […] Meirothéa, la matrice incompréhensible, le son insaisissable et incommensurable62. 60 Le Traité Tripartite (NH I, 5), 66, 17-18, Thomassen-Painchaud p. 88-89. Cf. supra note 55 sur la nature de ce passage. 61 Zostrien (NH VIII, 1), 64, 11-23, éd. et trad. M. Tardieu, Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus, collection « Res Orientales », Bures-sur-Yvette 1996, p. 49. 62 La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1), 35, 1, Poirier p. 1625 ; ibid., 38, 11-16, p. 1631.
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Elle seule s’investit donc du droit à relancer les voyelles qui l’appelaient dans le prologue et avec lesquelles elle coïncide. Mais la révélation embrasse l’éternité et la divinité déclare son ineffable vérité ; elle n’est que silence, nous dit la Prôtennoia : Moi, en effet, je suis insaisissable, ainsi que ma semence, et ma semence à moi, je l’introduirai dans la lumière sainte, en un silence inaccessible63.
À l’appui de notre propos, nous citerons deux autres exemples d’hymnes qui témoignent du caractère liturgique de bien des textes coptes de Nag Hammadi et de la valeur poétique de la langue elle-même au service des louanges à la divinité. Dans l’Écrit sans titre (NH II, 5 ; XIII, 2) se trouve ce que Michel Tardieu intitule « L’hymne déclamatoire d’Ève » où la formule je suis s’y décline à propos de l’Ève gnostique, de manière analogue à celui de la Prôtennoia : Voilà pourquoi, on dit d’elle qu’elle a dit : « Je suis la partie de ma mère et je suis la mère, je suis la vierge, je suis la femme enceinte, je suis le médecin, je suis la consolatrice des douleurs aussi »64.
L’hymne final de l’Apocryphon de Jean, source d’inspiration des rédacteurs de La Pensée Première à la triple forme, nous restitue aussi cette présence du je suis : Moi, Providence du Tout, qui suis en plénitude, Je vais et viens en ma semence, Dès le début, en effet, je marchai en toute route d’itinérance. Car je suis la luxuriance de la lumière. Je suis le rappel de la plénitude. […] Je suis la Providence de la lumière pure, Je suis la pensée du virginal Esprit, Celui qui te restaure en vue du lieu sublime65.
63 Ibid., 50, 17-20, p. 1650. L’adjectif « incompréhensible », attribué au silence, dans l’édition de référence, nous a paru un peu ambigu en français, d’où notre choix ; nous avions aussi pensé à « infini ». 64 Écrit sans titre, 162, 6-11, éd. et trad. M. Tardieu, Trois mythes gnostiques. Adam, Éros et les animaux d’Égypte dans un écrit de Nag Hammadi (II, 5), Institut d’études augustiniennes, Paris 1974, p. 318. L’ensemble de l’analyse se trouve p. 107-117, le rapprochement avec le genre littéraire des arétalogies, en l’occurrence celles d’Isis, p. 112-114. Le texte de l’Écrit sans titre se trouve p. 297-335. 65 M. Tardieu, Écrits gnostiques. Codex de Berlin, Éditions du Cerf, collection « Sources gnostiques et manichéennes », 1, Paris 1984, p. 162-163.
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Noréa : une dramaturgie en langue copte (NH IX, 2), 2010 Notre deuxième réalisation dramaturgique a été celle du texte de Noréa et d’une tout autre nature dans sa conception66. Elle a eu comme support un seul texte, suffisamment court pour être mis en voix en entier afin de respecter, d’une part, la cohérence interne et de pouvoir envisager, d’autre part, des trames sonores sur une unité littéraire globale. Noréa (NH IX, 2)67 est un texte qui se voit classé dans la catégorie des prières de nature hymnique, partie intégrante d’un rituel collectif. Nous rappelons que le titre de Noréa a été attribué au texte par les éditeurs modernes et non par les rédacteurs, et que ce nom apparaît seulement deux fois dans le texte : « C’est Noréa qui crie vers eux […]. Car il possède l’intellection de Noréa »68. L’héroïne Noréa69 est citée par Irénée de Lyon comme étant le quatrième enfant d’Adam et Ève dans le long récit qu’il consacre à la secte des Ophites : Après eux (Caïn et Abel), conformément à la providence de Prounikos, furent engendrés Seth, puis Noréa, desquels naquit le reste du genre humain70.
Elle apparaît également dans un autre texte de Nag Hammadi, L’Hypostase des archontes (NH II, 4) comme Oréa/Noréa, issue du monde céleste, qui, face aux archontes trop audacieux, appelle à l’aide : Alors Noréa fit appel à la puissance de […elle] cria d’une voix forte [vers] le Saint, le Dieu du Tout71.
Il n’existe pourtant pas de synchronie entre les deux textes parce que la Noréa du Codex IX élève la voix « avant le jour où le monde fut »72 ; mais la mention de ce cri, localisé dans différentes périodes de l’histoire
66 Elle a été réalisée par Flavia Ruani et nous-même. 67 Noréa (NH IX, 2), introd., trad., comm. et notes M. Roberge, Presses de l’Université Laval,
coll. «Bibliothèque copte de Nag Hammadi », Québec-Louvain-Paris 1980 (désormais désigné par Roberge BCNH), p. 159-163. C’est cette édition que nous utilisons pour le texte copte. L’édition et la traduction de S. Giversen et B. A. Pearson, The Thought of Norea (NH IX, 2), éd. B. A. Pearson, Brill, collection « Nag Hammadi Studies », Leyde 1981 (désormais désigné par Pearson-Giversen), p. 87-99, a également été consultée pour l’ensemble du texte. 68 Noréa (NH IX, 2), 27, 21 et 29, 4, Roberge BCNH, respectivement p. 159 et p. 163. 69 Sur Noréa, voir, par exemple, B. A. Pearson, « Revisiting Norea », dans K. King, Images of the Feminine in Gnosticism, Trinity Press International, Harrisburg (PA) 2000, p. 265-275. 70 Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 30, 9, Rousseau-Doutreleau p. 377. 71 L’Hypostase des archontes (NH II, 4), 92, 33-35, éd. et trad. B. Barc, dans Écrits gnostiques, p. 379-400, spéc. p. 395. 72 Noréa (NH IX, 2), 28, 16, Roberge BCNH, p. 161.
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de l’humanité et à l’attention des entités divines, ce cri proféré ici ou làbas, susciterait, à lui seul, la mise en œuvre du « dire à haute voix ». En effet, si nous prêtons l’oreille au personnage de Brontè, nous percevons alors la toute-puissance de la voix et de sa mise en exercice : « C’est moi
la connaissance de mon nom. C’est moi qui crie et c’est moi qui entends. Je suis manifestée »73.
La voix émise traduit ainsi une venue à l’existence et c’est en reconstituant le cadre d’un moment liturgique où le texte de Noréa est lu comme témoignage de l’expression religieuse de la communauté qui l’a fait naître, que nous avons réalisé une lecture à haute voix de ces strophes, accompagnée d’une gestuelle minimaliste et d’une musique caractérisée par des harmoniques et des jeux vocaux74, insérée ponctuellement. Avant la mise en voix nous avons procédé à une analyse textuelle qui a permis de découvrir une richesse étonnante – surtout si l’on tient compte de la brièveté du texte – concernant les moments liturgiques qui composent et structurent cette hymne et les différents acteurs impliqués. Nous avons ainsi reconnu et, par la suite, oralisé, un premier moment de prière où la divinité est interpellée par le personnage de Noréa lui-même à travers diverses épithètes (ⲡⲓⲱⲧ ⲙ̄ⲡⲧⲏⲣ̄ϥ̄), Pensée de la Lumière (ⲧⲉⲛⲛⲟⲓⲁ ⲙ̄ⲡⲟⲩⲟⲉⲓⲛ), Voix de la Vérité (ⲧⲥⲙⲏ ⲛ̄ⲧⲉ ⲧⲙⲉ)75. Nous retrouvons ici une combinatoire classique de qualificatifs et un arrangement spatial opposant les hauteurs, le ciel, à des zones inférieures ou à la terre. La forme littéraire de cette adresse au Père du Tout offre quelque parenté avec celle du Notre Père76 traditionnel en raison de l’énumération : Père, Nom, Règne, Volonté, et du rythme de la prière. Dans ce premier temps de la présentation orale, intitulé Invocation77, la voix d’une des protagonistes ira du chuchotement au cri vers le Père inaccessible, pour conclure par la scansion précise des mots-clés des deux voix à l’unisson et d’un temps musical78.
73 Le Tonnerre, Intellect parfait (NH VI, 2), 19, 33-35 et 20, 1, Poirier p. 863. 74 Tuvinian Singers & Musicians. Chöömej. Throat-singing from the Center of Asia [Enregistre-
ment sonore], Francfort, Network Medien, 1993. Il s’agit de polyphonies populaires originaires de la République de Touva où se pratique le chant diphonique. Le morceau choisi pour accompagner Noréa s’intitule : Sygyt – Borbangnadyr chanté par Oleg Kuular. La République de Tuva se trouve entre la Sibérie et la Mongolie, elle fait partie de la Fédération de Russie et sa capitale est Kyzyl. 75 Noréa (NH IX, 2), 27, 11, 12 et 16, Roberge BCNH, p. 158-159. 76 Mt 6, 9-13. Nous y voyons simplement une analogie de forme. 77 Ce titre est celui de la première strophe de notre traduction (cf. plus bas) et correspond à la partie du texte copte suivante : ⲡⲓⲱⲧ ⲙ̄ⲡⲧⲏⲣ̄ϥ̄ à ⲡⲓⲱⲧ ⲛⲁⲧⲧⲁϩⲟϥ, Noréa (NH IX, 2), 27, 11-20, Roberge BCNH p. 158. 78 Tuvinian Singers & Musicians, enregistrement cité supra note 74.
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Au thème de la prière succède un mode narratif, pris en charge par « l’officiant » qui raconte l’histoire de Noréa : son appel à l’aide, sa condition actuelle de souffrance et son élan vers les hauteurs, où elle pourra se reposer à côté du Père79. Ainsi le mode narratif met en valeur le mythe sous-jacent au traité et souligne sa légitimité à appartenir à ce lieu de toute éternité. Parmi les dons qu’elle reçoit alors se trouvent les deux voix des êtres saints80, et c’est ainsi qu’apparaissent d’autres protagonistes autour de Noréa. Le troisième temps de cette forme orale s’intitule Autogenèse81 et il s’organise en une psalmodie répartie entre les deux protagonistes, sur un mode circulaire, donnant tour à tour une tonalité particulière au processus de cette génération héritage du Verbe vivant (ⲡⲗⲟⲅⲟⲥ ⲉⲧⲟⲛϩ)82. Dans le but ultime de se retrouver dans les espaces du repos éternel, Noréa déploie son récitatif, souhait qu’illustre cette psalmodie décrivant cette condition heureuse soutenue par l’assemblée des orants. Puis une seule voix qui s’élève aiguë, acérée en un chant modulé pour célébrer l’Éveil à la vie, quatrième temps de notre forme orale, cette première voix célèbre le sommet de la réalisation spirituelle de Noréa, ayant atteint le Plérôme : « Elle rend gloire à leur Père (ⲥ̄ϯ ⲉⲟⲟⲩ ⲙ̄ⲡⲟⲩⲉⲓⲱⲧ) »83. La deuxième voix dans un registre plus grave répète et scande, à la manière d’une basse, la formule : « Elle est dans le Plérôme (ⲉⲥϣⲟⲟⲡ ⲛ̄ϩⲁⲓ̈ ϩ̄ⲙ̄ ⲡⲡⲗⲏⲣⲱⲙⲁ) »84. L’hymne se termine, dans notre mise en voix, par une Liturgie de l’Espérance où l’ensemble des fidèles chante à l’unisson l’élévation future de Noréa reflétant l’heureux retour à l’Unité. Cette dernière partie de la mise en voix de Noréa85 s’achève sur une voix claire aux accents d’autorité : UN NOM UNIQUE. 79 Ce deuxième moment s’intitule « Narration » ; Noréa, 27, 21-27, Roberge BCNH p. 158 : de ⲛⲱⲣⲉⲁ ⲧⲁⲓ̈ ⲉⲧⲁϣⲕⲁⲕ jusqu’à ⲧⲉ ⲛⲉⲧⲟⲩⲁⲁⲃ. 80 M. Roberge, dans son commentaire de Noréa, assimile les « êtres saints » du début du texte aux « quatre défenseurs » de la fin du texte. Cf. Écrits gnostiques, notice p. 1379 et p. 1383-1384, n. 27, 22-27 : « C’est-à-dire des quatre défenseurs : une voix pour parler dans le monde supérieur et une voix pour parler aux spirituels dans le monde inférieur », à propos de sa traduction plus récente : « ainsi que les deux voix des êtres saints (Noréa, 27, 26, Roberge BCNH p. 159 : « la voix [ … ] des êtres saints »). 81 Ce troisième temps dit d’Autogenèse débute, pour le texte copte, de ϫⲉⲕⲁⲁⲥ à ⲙⲡⲓⲱⲧ ; Noréa (NH IX, 2), 28, 1-12, Roberge BCNH p. 160. 82 Ibid., 28, 9, p. 161. 83 Ibid., 28, 20, p.161. L’« Éveil à la vie », quatrième partie (ibid., 28, 13-23, p. 160-161), selon notre découpage, débute, pour le texte copte, à : ⲁⲩⲱ ⲁⲥⲓ ⲉⲥϣⲁϫⲉ ϣⲁϫⲉ ⲡⲱ (« et elle se mit à parler avec les paroles de la vie ») et se termine à : ⲁⲩⲱ ⲥⲛⲁⲩ ⲁⲡⲡⲗⲏⲣⲱⲙⲁ (« et elle voit le Plérôme »). 84 La formule répétée par la deuxième voix provient de deux lignes du texte : Ibid., 28, 22-23, p. 161. 85 « La Liturgie de l’Espérance » débute pour le copte par : ⲟⲩⲛ ϩⲉⲛϩⲟⲟⲩ ⲛⲁϣⲱⲡⲉ ⲥⲉⲓ ϣⲁ ⲡⲡⲗⲏⲣⲱⲙⲁ (« viendront des jours ») et se termine par ⲟⲩⲣⲁⲛ ⲟⲩⲱⲧ (« un nom unique »). Ibid., 28, 24-30 et 29, 1-5, p. 160-163.
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Nous avons ainsi procédé à un repérage qui a entraîné une division du texte en différents moments et qui a mis en valeur les différentes approches vocales possibles (canon, psalmodie, chant), destinées à valoriser la dimension ainsi découverte. Ces démarches se reflètent dans le découpage de notre traduction qui ne suit pas ligne à ligne les pages du codex mais s’articule justement sur les pivots révélés par le travail oral sur le texte : chaque étape vocale doit inclure différents paramètres, par exemple, la durée d’émission du souffle, ou bien les mots repères sur lesquels le porteur de la voix peut s’appuyer. C’est pourquoi une attention toute particulière a été apportée à la langue copte, à son organisation, au choix et à la position des termes et bien entendu aux différentes articulations de l’ensemble ; il est à noter que les clôtures de chacune de nos étapes créées par la dramaturgie sont apparentées. Temps 1 : le Père ; temps 2 : les êtres saints ; temps 3 : le Père ; temps 4 : le Plérôme ; temps 5 : le Nom unique. Noréa dispose de peu de temps pour le monde d’ici-bas. Comme nous l’avons signalé plus haut, chaque texte dispose ainsi d’une ou, le plus souvent, de plusieurs trames sonores à l’intérieur de sa structure. Nous avons également tenu compte des différentes approches proposées par les commentateurs86. La division de notre traduction87 suit donc les mouvements révélés par l’interprétation scénique et se verra attribuer un titre en conformité avec elle. Voici donc cette traduction : Invocation (27, 11-20) l. 1 - Le Père du Tout88 l. 2 - Pensée de la Lumière l. 3 - Intellect qui demeure dans les Hauteurs au-dessus des lieux d’En-bas l. 4 - Lumière qui demeure dans les Hauteurs l. 5 - Voix de la Vérité l. 6 - Intellect qui se dresse l. 7 - Verbe intangible et Voix ineffable (en elle-même) l. 8 - Père inatteignable
86 C’est-à-dire Noréa (NH IX, 2), Pearson-Giversen, p. 17, ainsi que les Écrits gnostiques. 87 Cette traduction a été faite par Flavia Ruani et nous-même. Les indications des pages entre
parenthèses sont celles du texte copte, Noréa (NH IX, 2), Roberge BCNH. 88 Ou le Père des Touts.
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Narration (27, 21-27) l. 9 - C’est, elle, Noréa, qui lance un appel vers Eux89 l. 10 - Ils entendirent, ils la conduisirent au cœur du Lieu qui est le sien de toute Éternité l. 11 - Ils lui donnèrent le Père, l’Intellect, l’Adamas et l’autre voix, celle des Saints Autogenèse (28, 1-12) l. 12 - Qu’elle puisse reposer dans le dessein ineffable l. 13 - Qu’elle puisse recevoir son héritage, le Premier Intellect l. 14 - Et reposer en Dieu, l’Autogène l. 15 - Et s’engendrer elle-même, comme elle a aussi reçu en héritage le Verbe vivant l. 16 - Et se réunir avec tous les Éternels l. 17 - Et être dans l’Intellect du Père Éveil à la Vie (28, 12-23) l. 18 - Et elle se mit à parler avec les Paroles de la Vie l. 19 - Et elle resta face à Celui qui est élevé, détenant ce qu’elle avait reçu avant le jour où le monde fut l. 20 - Est là, pour Elle, le grand Intellect de celui que l’on ne peut voir l. 21 - Et Elle rend gloire au Père l. 22 - Elle en vint à être parmi ceux qui sont élevés, en haut, dans le Plérôme l. 23- Et Elle a vu le Plérôme Liturgie de l’Espérance (28, 24 - 29, 5) l. 24 - Viendront les jours où Elle contemplera le Plérôme l. 25 - Et Elle ne sera plus dans l’Imperfection90 l. 26 - Seront là pour Elle les quatre Saints Gardiens, intercesseurs pour Elle auprès du Tout91 l. 27 - C’est Adamas qui est au sein de tous les Adamas l. 28 - Lui qui possède la Pensée parfaite de Noréa l. 29 - Elle qui dit des deux Noms qu’ils n’œuvrent qu’un Nom unique
89 Ou les entités. 90 Ou l’Incomplétude. 91 Ou du Père des Touts.
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Les choix ainsi faits présentent à nos yeux l’avantage de témoigner des possibilités de notre perspective de recherche tout en restant au plus près des différentes caractéristiques de la langue copte elle-même et, comme l’exprime Birger A. Pearson, à propos de Noréa, de « sa saveur rhapsodique »92. Nous rappelons ici que ce court traité du Codex IX présente la figure mythologique de Noréa engagée dans un cheminement qui la conduira vers le salut : de son exil, analogue à celui de la Sophia valentinienne, à l’éternelle unité dans sa rencontre avec l’Adamas et dans la fusion en un nom unique. L’une des caractéristiques du texte est de présenter d’autres personnages, par exemple, les êtres saints93 ou les quatre défenseurs94 (28, 29) ce qui autoriserait scéniquement ou musicalement la présence d’un chœur autour de la principale protagoniste. Bien qu’il n’y ait pas d’explicitation claire du lieu de déroulement de l’événement, une organisation spatiale transparaît, comme à l’intérieur d’un temple sans murs, une enceinte sacrée virtuelle95. Conclusion Ces deux expériences dont nous venons d’expliciter le sens ainsi que la troisième mentionnée plus haut dans le contexte du « dire à haute voix » ont été le fruit d’un travail d’étude de ces textes dans leur langue d’origine, à savoir le copte, et de la distinction des divers moments liturgiques, des différents genres littéraires et de la diversité des acteurs de ces rituels, lesquels nous ont été suggérés par les textes eux-mêmes, c’est-à-dire par les assonances, les rythmes, les cadences de la langue copte employée, ainsi que par les temps verbaux, les répétitions lexicales et la disposition syntaxique que ces textes présentent. Le but de ces réalisations dramaturgiques était de faire entendre la musicalité de ces textes restés muets pendant seize siècles et de montrer également 92 Noréa (NH IX, 2), Pearson-Giversen, « Introduction », p. 87 : « It [Noréa] resembles much more a hymn or a psalm, for it has certain poetic, or quasi-poetic features : parallelismus membrorum, repetitiveness and in general, a “rhapsodic” flavor ». 93 Noréa (NH IX, 2), 27, 27, Roberge BCNH p. 158. 94 Ibid., 28, 28, p.160. 95 Voici quelques aspects de cette interprétation scénique : costume, des couleurs neutres blanches et grises, les cheveux étant retenus par un strict bandeau blanc, accessoire, une tablette de bois à manche, de forme carrée, blanche, gestuelle, déplacements de la tablette devant le visage à effet de masque neutre, mouvements des mains et du corps souvent empruntés à la statuaire égyptienne ancienne, déplacements minimalistes et toujours solennels. Le choix de la musique a répondu aux critères suivants : pas de musique reconnaissable susceptible d’être datée ou attribuée à un milieu bien défini, pas de musique instrumentale susceptible de brouiller le message oral de la langue copte, d’où le choix des chants traditionnels de la République de Touva, riche d’harmoniques et de sonorités n’appartenant qu’à la voix humaine. Cf. supra note 74.
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que le travail qu’elles exigent nous conduit à réfléchir sur le langage rituel et l’utilisation des noms barbares ou barbarisés dans ces mêmes contextes. C’est pourquoi la suite de notre recherche du « dire à haute voix » s’orientera vers des textes d’une plus grande ampleur comme Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5) et La Pensée Première à la triple forme (NH XIII, 1) afin d’aboutir à mieux définir la place de ces ouvrages dans le corpus de Nag Hammadi et, selon une perspective plus vaste, dans les pratiques rituelles du gnosticisme qu’ils représentent. Langage des hommes, langage des démons, langage des dieux : notre contribution à l’étude de ce domaine, si riche et encore largement à explorer, se concentre sur une certaine typologie de textes qui associent récits de révélation, formes rituelles, hymnes, prières assortis d’un emploi généreux d’énoncés barbares et qui, surtout, se chargent d’établir une communication entre les deux dimensions, les deux mondes, l’humain et le surhumain. Les documents que nous nous proposons d’analyser ne constituent pas des ouvrages philosophiques émanant de personnalités particulières de l’Antiquité tardive, qui réfléchissent sur le langage et avancent des théories et des directions interprétatives, mais ils provoquent, à la lecture et à l’étude, une réflexion théorique et théologique à la fois sur le statut du langage et de la langue. Nous considérons ce statut selon une double perspective : le langage humain, dans la mesure où la plupart des textes abordés essayent de s’adresser au divin (quelle est alors la meilleure façon de l’invoquer et de l’atteindre ?) ou de transmettre la connaissance du divin à d’autres êtres humains (quels mots sont, du coup, les plus adéquats ?), mais aussi le langage des dieux, car nombreuses sont les fois où c’est la divinité en personne qui se prononce, qui parle, qui se définit et qui dialogue avec l’homme (quelles paroles sont mises alors dans leurs bouches ? Quels mots sont choisis pour exprimer leur essence ?). C’est toute cette réflexion implicite, inscrite dans les phases en amont de la composition des textes, que nous voulons, de par notre travail de dramaturgie et de mise en voix, faire ressortir et faire entendre.
Le démon de Socrate et son langage dans la philosophie médioplatonicienne Claudio Moreschini
Les médioplatoniciens, dans leur intérêt pour la démonologie, ont cherché la signification de la « voix » du démon de Socrate1. Socrate, en effet, avait dit dans le Phèdre (242 e) qu’il avait « entendu une voix » appartenant à son démon qui l’accompagnait toujours, et que ce dernier lui avait interdit d’interrompre la discussion avec Phèdre et lui avait donné l’ordre de faire un éloge de l’amour, après l’avoir blâmé. Mais quelle était la nature de cette voix du démon ? Les stoïciens, en raison de leur matérialisme, avaient affirmé que la voix humaine était « de l’air frappé »2. Cette définition de la voix humaine aurait pu être acceptée aussi par les médioplatoniciens, selon lesquels les démons étaient corporels, et avaient, par conséquent, la capacité de « frapper l’air » et d’émettre une voix. Mais si la voix dont parle Platon était réellement quelque chose de matériel, pourquoi avait-elle été entendue seulement par Socrate et pas par ceux qui étaient avec lui, c’est-à-dire par Phèdre ? Plutarque Parmi les médioplatoniciens, le premier à essayer de résoudre cette énigme a été Plutarque. Dans le dialogue Sur le génie de Socrate, Galaxidore, qui joue le rôle du rationaliste, condamne la superstition3 et critique sévèrement les opinions religieuses de certains prédécesseurs de Socrate, comme Pythagore et Empédocle4. Alors intervient le devin Théocrite, qui est l’un des plus importants personnages du dialogue. Théocrite était ami de Simmias de Thèbes, un disciple de Socrate ; il observe que Socrate lui-même avait parlé de son démon (δαίμων), de sorte que les messages et les avertissements que Socrate écoutait ou voyait pourraient lui être envoyés par un démon : 1 Sur l’histoire de la démonologie, pas seulement de la démonologie médioplatonicienne, cf. l’excellent ouvrage d’A. Timotin, La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 128, Leyde-Cologne 2012. 2 Stoicorum Veterum Fragmenta, I, 74 et II, 138-139, éd. H. von Arnim, Teubner, Leipzig 1903, t. I, p. 21 et t. II, p. 43. 3 Plutarque, Le démon de Socrate, 9, 579 F, éd. et trad. A. Corlu, Klincksieck, collection « Études et commentaires », Paris 1970 (désormais désigné par Corlu), p. 128. 4 Ibid., 10, 580 C, p. 130.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 121-135 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114835
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En effet, de la même manière qu’Homère a représenté Athéna aux côtés d’Ulysse « l’assistant dans tous ses travaux »5, à propos de Socrate, on pourrait reprendre les mots d’Homère : le Ciel semble avoir attaché à Socrate, dès l’origine, comme guide de sa vie, une sorte de vue, « qui seule allant devant lui, l’éclairait »6 dans les choses obscures et impénétrables pour l’intelligence humaine, à propos desquelles le ciel lui parlait souvent, inspirant ses choix7.
Un autre épisode est raconté par Théocrite8 : tandis que Socrate se promenait en compagnie de quelques amis, il s’arrêta, hésitant, et affirma qu’il lui était apparu un démon : il s’écarta, par conséquent, de sa route, suivi par quelques-uns de ses amis. Ceux qui ne prirent pas le même chemin que lui furent renversés et souillés par un troupeau de truies, qui peu de temps après arriva en courant dans la rue. Mais cet épisode est expliqué par Galaxidore d’une manière rationnelle9 : ce qui était considéré comme un démon était tout simplement un phénomène matériel qui s’inscrivait dans le domaine de la mantique, comme par exemple les éternuements, qui, bien qu’ils aient peu d’importance, peuvent avoir une poussée suffisante pour amener dans un sens ou dans un autre l’âme hésitante de l’homme, quand ils viennent s’ajouter à son raisonnement. Développant ses conceptions rationalistes, Galaxidore s’efforce de donner aussi une explication au démon de Socrate. Il ne veut pas penser que la conduite de Socrate est irrationnelle, et explique l’avertissement du prétendu démon en le rangeant parmi les phénomènes physiques. Toutefois Polymnis et Phidolaos sont en désaccord avec Galaxidore sur l’idée que le démon de Socrate aurait la même dignité que les κληδόνες (« bruits ») mais ils considèrent que cette voix est en quelque sorte d’une nature supérieure : en fait Socrate lui-même parle d’un daimonion, et une chose aussi banale qu’un éternuement, fût-il d’un homme sage et équilibré, ne pouvait aucunement modifier sa conduite10. Galaxidore répond en changeant en partie ce qu’il avait dit précédemment : les κληδόνες et les éternuements ne sont pas quelque chose de grand en soi, mais ils fonctionnent comme une impulsion, qui affecte une condition existante de perfection, comme l’était celle de Socrate11. Par conséquent, il est possible de concilier l’excellence de Socrate
5 Homère, Iliade, X, 279 et, également, Odyssée, XIII, 301. 6 Homère, Iliade, XX, 95. 7 Plutarque, Le démon de Socrate, 10, 580 C-D selon la traduction légèrement modifiée d’A. Corlu,
p. 130. 8 Ibid., 10, 580 E-F, p. 130-132. 9 Ibid., 11, 581 A, p. 132. 10 Ibid., 12, 581 F, p. 134. 11 Ibid., 12, 581 F - 582 B, p. 134-136.
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avec une chose aussi banale que les éternuements, sans qu’il y ait besoin de supposer l’existence d’un démon : Tu es surpris que Socrate, lui qui a humanisé la philosophie surtout par sa modestie et sa simplicité, n’ait pas appelé le signe éternuement ni voix, mais, avec une emphase toute théâtrale, démon. Pour ma part je m’étonnerais, au contraire, qu’un homme comme Socrate, que sa dialectique et sa maîtrise du langage rendaient supérieur, ait pu dire que c’était l’éternuement, et non le démon, qui l’avertissait12.
En fait, l’éternuement est seulement l’instrument dont le démon se sert pour parler avec Socrate, et son effet, quoique secondaire, est comme celui de la flèche qui blesse l’homme : ce n’est pas elle qui est strictement responsable de la blessure, mais l’homme qui l’a jetée, conclut Galaxidore. Dans la suite de la discussion, le démon de Socrate est interprété non pas comme un phénomène rationnel mais comme une opération religieuse, et les invités citent d’autres exemples de l’existence des démons personnels. Parmi eux il y a le Pythagoricien Théanor, qui se souvient de son ami, le philosophe Lysis qui mourut à Thèbes13 et dont le démon avait annoncé clairement à Théanor la mort de Lysis14. Son âme, après sa mort, avait obtenu la compagnie d’un autre démon15. La discussion devient ensuite plus animée lorsque Simmias, qui avait été lui-même disciple de Socrate, y prend part. Il raconte que Socrate n’avait rien dit de spécial au sujet de son démon ; bien au contraire, il avait affirmé qu’il considérait comme des imposteurs ceux qui prétendaient avoir été en contact avec un être divin par une vision. Néanmoins, il écoutait avec attention ceux qui avaient affirmé avoir entendu une voix d’origine divine, et les interrogeait longuement16. C’est pourquoi on pourrait penser que le démon de Socrate n’était pas une vision, mais la perception d’une voix, comme l’avait déjà dit Socrate lui-même, « ou l’intelligence d’une parole qui l’atteignait d’une façon mystérieuse », de la même manière que, dans le rêve, on n’entend pas de voix, mais, « en éprouvant l’impression ou en comprenant le sens de certains propos, on croit entendre parler »17. Et cela devrait être la divination par les rêves. Maintenant, l’expérience du daimonion de Socrate pourrait ne pas avoir été totalement différente de notre expérience dans les 12 Ibid., 12, 582 B-C, p. 136. 13 Ibid., 13, 582 E, p. 136. 14 Ibid., 13, 583 B, p. 138. 15 Ibid., 16, 586 A, p. 146. 16 Ibid., 20, 588 C, p. 152. 17 Ibid., 20, 588 D, p. 154.
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rêves, quand nous croyons entendre quelque chose, mais en réalité nous ne recevons que le contenu d’une pensée sans entendre une voix. Alors que la plupart des hommes n’ont cette expérience que dans le rêve, Socrate aurait pu l’avoir étant éveillé, grâce à sa tranquillité d’esprit et à sa maîtrise des passions. En effet, l’esprit de Socrate était pur et exempt de passions : il n’était pas strictement lié au corps, si ce n’est pour les nécessités de la vie ; son esprit était donc sensible et perspicace, de sorte qu’il percevait immédiatement ce qui se passait18 : On croit généralement que c’est pendant leur sommeil que la divinité inspire les hommes et on considère comme étrange et incroyable que les paroles divines les fassent agir également à l’état de veille et en pleine possession de leur raison19.
Cette explication de Simmias vise à éviter de tomber dans le matérialisme et, par conséquent, n’admet pas la définition stoïcienne de la voix comme « air frappé » : Or, vraisemblablement, ce qui frappait Socrate n’était pas un son, mais la parole d’un démon qui atteignait sans voix son intelligence seulement par le sens révélé. La voix frappe en effet comme un coup l’âme qui reçoit donc la parole humaine par l’ouïe. Mais l’esprit de l’être supérieur conduit l’âme bien née, sans qu’elle ait besoin du coup, en l’effleurant de la pensée qu’il a conçue, et l’âme, elle, lui cède quand il relâche ou retient ses propensions, qui n’ont pas la violence due à la résistance des passions, mais la souplesse et la douceur de rênes détendues20.
Ceci concernerait le daimonion de Socrate. En fait, poursuit Simmias, les relations de Socrate avec son démon s’inscrivent dans une réalité plus vaste, pas seulement matérielle, où il serait possible d’avoir un type de communication non matériel (et donc d’un niveau supérieur à celle née de la voix perçue par les sens). Les hommes, dans leur matérialité, entendent uniquement la voix matérielle, comme elle est décrite par les stoïciens, mais pour les êtres supérieurs le simple contact avec la pensée est suffisant car l’âme des êtres supérieurs se prête naturellement à cette communication. Les messages des démons sont perçus seulement par ceux qui ont un caractère exempt de passions et une âme paisible : ceux-ci sont « les hommes que nous appelons sacrés et démoniques »21. C’était le cas de Socrate qui était exempt de la
18 Ibid. 19 Ibid., 20, 589 D. 20 Ibid., 20, 588 E-F, p. 154. 21 Ibid., 20, 589 D, p. 156.
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discorde et de la confusion qui trouble le commun des mortels, et avait évidemment lui-même « un meilleur guide que des milliers de maîtres et de précepteurs »22. Selon ce qu’on lit après, dans le mythe de Timarque, seule la partie de l’âme qui est plongée dans le corps, et donc liée aux passions, est à proprement parler « l’âme », tandis que celle qui est détachée du corps et est exempte de passions, est la partie la plus pure, à savoir l’intellect : par conséquent, le démon n’est pas autre chose que l’intellect de l’homme, qui est extérieur à lui. Dans sa conclusion, Plutarque rejette l’explication la plus facile qui donne une origine matérielle à la parole du démon de Socrate, comme si ces paroles étaient uniquement mouvement de l’air. Cette explication est insuffisante et donne trop d’importance aux phénomènes – matériels eux aussi – qui produisent la divination et l’interprétation des rêves. Les explications de Plutarque sont en cohérence avec son système, qui distingue l’intellect, conçu à la manière platonicienne, de l’âme et de l’air qui est matériel. En revanche, la voix du démon, selon Plutarque, est le signe immatériel par lequel l’intellect humain entre en contact avec l’intellect d’un démon, qui est une âme qui n’a pas pénétré dans un corps humain23. Daniel Babut souligne que, par bien des aspects, la solution de Plutarque est d’une certaine manière proche du rationalisme de Galaxidore, mais interprété selon le platonisme : ainsi donc la piété de Plutarque est plus proche de l’hellénisme classique que de la religiosité plus crédule, typique de son temps, et, ce faisant, Plutarque parvient à concilier sa religion, en tant que prêtre d’Apollon, avec les exigences de la philosophie24. Apulée Le fait qu’Apulée ait été l’auteur d’une œuvre qui, dans son titre même (De deo Socratis) rappelle celle de Plutarque, pourrait donc nous faire penser qu’Apulée veut reprendre à son compte la solution de ce dernier. Mais 22 Ibid., 20, 589 E-F, p. 158. Sur cette problématique du De genio Socratis, voir D. Babut, « Le dialogue de Plutarque “Sur le démon de Socrate”. Essai d’interprétation », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1984, p. 51-76 ; Id., « La part du rationalisme dans la religion de Plutarque : l’exemple du De genio Socratis », Illinois Classical Studies 13/2, 1988, p. 383-408 (réimpr. dans Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994), Maison de l’Orient méditerranéen, Lyon 1994, p. 431-456). Une exposition des discussions sur le démon de Socrate et des différentes interprétations des savants modernes est donnée par S. Schröder, « Plutarch on Oracles and Divine Inspiration », dans Plutarque, On the Daimonion of Socrates. Human Liberation, Divine Guidance and Philosophy, éd. H.-G. Nesselrath, introduction, text, translation and interpretative essays D. Russell et alii, Mohr Siebeck, collection « SAPERE », Tübingen 2010, p. 145-168, en particulier p. 159-167. 23 Cette conception est aussi formulée par Apulée, comme nous le constaterons par la suite. 24 Babut, « La part du rationalisme dans la religion de Plutarque : l’exemple du De genio Socratis », p. 407-408 (réimpr. p. 455-456).
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la chose est loin d’être démontrable. Le lien de filiation (pas seulement intellectuel) entre Apulée et Plutarque est intéressant, mais il n’a pas encore été examiné de manière définitive. Apulée se réfère explicitement à Plutarque, à deux reprises dans les Métamorphoses (I, 2 et II, 3) : Je me rendais en Thessalie – car c’est de là que tire son origine, du côté de ma mère, une famille dans laquelle nous sommes fiers de compter le célèbre Plutarque, puis son neveu le philosophe Sexte25. [C’est Byrrhena, parente de Lucius, qui parle] : « Toutes les deux issues [Byrrhena et Salvia, la mère de Lucius] de la famille de Plutarque »26.
Ces deux références à Plutarque trouvent une explication : elles visent à certifier la filiation de Lucius par rapport à la famille du philosophe de Chéronée ; en outre, s’il est vrai que (comme on l’a supposé) derrière le personnage de Lucius se cache l’auteur (Apulée) lui-même27, ces mentions de Plutarque devraient indiquer une proximité entre les doctrines des deux philosophes médioplatoniciens. P. G. Walsh a consacré un article à cette question28, quoiqu’il n’ait pas réussi à mettre en lumière de manière certaine des parallèles évidents entre ces deux auteurs. D’autre part, Plutarque était certainement connu au iie siècle, à Rome et, vraisemblablement, à Carthage : Aulu-Gelle l’évoque à plusieurs reprises. Mais malheureusement, dans la démonologie, on ne constate pas une réelle dépendance d’Apulée par rapport à Plutarque, et concernant la question de la voix du démon de Socrate, la solution d’Apulée est différente, comme nous le verrons par la suite. En effet, la dépendance par rapport à Plutarque pourrait être suggérée par le fait qu’Apulée utilise l’exemple de l’intervention de la déesse Minerve dans l’Iliade pour démontrer l’existence des démons29, mais l’épisode homérique auquel il se réfère est différent de celui choisi par Plutarque. Selon Plutarque, la déesse doit être interprétée comme la prudence qui accompagne Ulysse30, 25 Apulée, Métamorphoses, I, 2, éd. D. S. Robertson, trad. P. Vallette, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1940, p. 3. 26 Ibid., II, 3, éd. cit., p. 30 : Nam et familia Plutarchi ambae prognatae sumus [...]. 27 Toutefois on doit rappeler que cette identification, considérée comme exacte à l’époque de saint Augustin, n’est pas acceptée aujourd’hui par plusieurs savants. 28 Cf. P. G. Walsh, « Apuleius and Plutarch», dans H. J. Blumenthal et R. A. Markus (éd.), Neoplatonism and Early Christian Thought. Essays in Honour of A. H. Armstrong, Variorum Reprints, Londres 1981, p. 20-32. 29 Apulée, De deo Socratis, XI, 145, éd. et trad. J. Beaujeu, dans Opuscules philosophiques et fragments, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1973 (désormais désigné par Beaujeu), p. 31. 30 Cf. Plutarque, Le démon de Socrate, 10, 580 C, Corlu p. 130 : « l’assistant dans tous ses travaux ».
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tandis que, dans le De deo Socratis, Athéna est la déesse qui retient Achille de se jeter dans la lutte contre Agamemnon31. Cependant, l’habitude de faire référence à des épisodes homériques pour démontrer une doctrine philosophique était largement répandue : de nombreuses citations homériques se trouvent également dans la huitième dissertation de Maxime de Tyr32 qui, par ailleurs, aborde le même sujet. Et si Apulée aussi, comme Plutarque, met l’accent sur la nécessité d’une âme parfaite pour avoir une relation amicale avec son démon personnel, ou pour le moins avec un démon, et si le meilleur exemple de cette perfection morale a été donné par Socrate, tout cela faisait partie de la renommée dont il jouissait chez les médioplatoniciens. Voici ce qu’écrit Apulée : Igitur mirum si Socrates, vir adprime perfectus et Apollinis quoque testimonio sapiens, hunc deum suum cognovit et coluit, ac propterea eius custos – prope dicam Lar contubernio familiaris – cuncta et arcenda arcuit, praecavenda praecavit et praemonenda praemonuit, sicubi tamen interfectis sapientiae officiis non consilio, sed praesagio indigebat, ut ubi dubitatione clauderet, ibi divinatione consisteret ? Faut-il donc s’étonner que Socrate, homme parfait entre tous, dont Apollon même attesta la sagesse, ait connu et vénéré ce dieu attaché à sa personne ? Et qu’en récompense, son gardien – je dirai presque son « Lare familier » puisqu’ils partageaient la même tente – ait écarté tous les obstacles à écarter, pris toutes les précautions à prendre et donné à l’avance tous les avertissements à donner ? Il se réservait d’ailleurs pour le cas où, la sagesse cessant son office, Socrate avait besoin non d’un conseil, mais d’un présage, et voulait s’appuyer sur la divination quand l’hésitation le faisait trébucher33.
Apulée poursuit son argumentation en employant d’autres exemples tirés de l’Iliade et de la tradition épique grecque, où on a recours à la divination – et où l’intervention du démon était naturelle – parce que la sagesse humaine ne suffit pas à trouver une solution34. De même, Socrate, lorsqu’il était confronté à un problème que la philosophie ne pouvait pas résoudre, avait recours à la force prophétique de son démon35. L’intention du démon de Socrate était, par ailleurs, d’empêcher Socrate d’agir à mauvais escient : en effet, dans son excellence, ce dernier était en mesure de faire tout ce qui était bon sans l’aide du démon, 31 Iliade, I, 194-198. L’identification de Minerve avec un démon n’est pas rigoureuse ni constante dans le De deo Socratis : cf. à ce propos le commentaire de J. Beaujeu dans Apulée, Opuscules philosophiques et fragments, p. 224-225, et Timotin, La démonologie platonicienne, p. 279. 32 Maxime de Tyr, Dissertationes, VIII, 5, éd. M. B. Trapp, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1994 (désormais désigné par Trapp), p. 64. 33 Apulée, De deo Socratis, XVII, 157, Beaujeu p. 37. 34 Ibid., XVIII, 159-162, p. 38. 35 Ibid., XVIII, 162, p. 38.
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mais il avait besoin d’une puissance supérieure à la puissance humaine si un « danger » survenait, afin qu’il « laissât ses projets pour le moment, quitte à les reprendre ensuite ou à les aborder par une autre voie, avec plus de sécurité »36. Ce fut à l’une de ces occasions qu’il entendit, comme le rappelle Platon dans le Phèdre, une vox quaepiam divinitus exorta (« une sorte de voix de provenance divine »), qui lui ordonnait d’apaiser, par un second discours, Amour, qui avait été offensé par son précédent discours. Or, Platon parle d’un « certain type de voix » (quaepiam vox), parce qu’il ne faut pas croire que Socrate aille à la recherche de présages que n’importe qui d’autre pourrait lui suggérer, comme c’est le cas de bien des gens superstitieux, qui vont à la recherche d’omina (« des présages »), et sont, par conséquent, esclaves de ceux qui sont en mesure de les leur donner37. On doit distinguer la voix divine des présages vulgaires, ceux de la vie ordinaire, qui proviennent d’une bouche humaine, auxquels croient les ignorants. Socrate, cependant, ne parlait pas d’« une voix », mais « d’un certain type de voix », et par cette définition il voulait montrer qu’il n’avait pas entendu une voix commune, ni « la voix de quelqu’un », comme dit la prostituée dans la comédie de Térence : audire vocem visa sum modo militis (« n’ai-je pas entendu la voix de mon soldat ? »)38. L’interprétation d’Apulée est la suivante : Qui vero vocem dicat audisse, aut nescit unde ea exorta sit aut in ipsa aliquid addubitat aut eam quiddam insolitum et arcanum demonstrat habuisse, ita ut Socrates eam, quam sibi [ac] divinitus editam tempestive accidebat. Mais du moment qu’on dit avoir entendu « une sorte de voix », ou bien on ignore d’où elle provenait, ou bien on a un doute sur sa réalité, ou bien on indique par là qu’elle avait quelque chose d’insolite et de mystérieux, telle cette voix dont parlait Socrate et qui, disait-il, lui venait des dieux au moment opportun39.
Apulée interprète, alors, la quaepiam vox comme une voix particulière, qui n’est pas (même si Apulée ne le précise pas) « de l’air frappé » selon la définition stoïcienne. Telle est donc l’interprétation d’Apulée à propos de la voix entendue par Socrate, mais elle est, selon notre interprétation, une surinterprétation de l’écrivain latin. En fait, Platon avait parlé dans le Phèdre du « δαιμόνιόν τε καὶ τὸ εἰωθὸς σημεῖον [...] καί τινα φωνὴν ἔδοξα αὐτόθεν ἀκοῦσαι », « le signal
36 Ibid., XIX, 163, p. 39. 37 Ibid. 38 Térence, Eunuque, 454, cité dans De deo Socratis, XX, 165, Beaujeu p. 40. 39 Ibid., XX, 166, p. 40.
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divin qui m’est familier [...] j’ai cru entendre une voix, qui venait de lui »40. Les mots τινα φωνὴν signifient simplement « une voix ». La voix du démon de Socrate était, par conséquent, un signe sensible qui ressemblait à la voix humaine, mais qui était différent de celle-ci selon certains aspects41, si bien que, comme le dit Apulée, il est possible que le signe manifesté à Socrate par son démon, parfois n’était pas entendu, mais vu42 : il pourrait être la species du démon, celui que Socrate avait vu comme Achille avait vu Athéna43, et il était visible seulement pour lui et pour personne d’autre44. Certes, les auditeurs de la conférence sur le démon de Socrate ont bien du mal à croire les paroles d’Apulée et à accepter l’hypothèse selon laquelle Socrate avait vu son démon ; mais, bien au contraire, cette hypothèse est parfaitement possible, car les Pythagoriciens étaient surpris quand quelqu’un disait n’avoir jamais vu un démon : il était logique que cette possibilité fût garantie à Socrate, qui, pour sa sagesse, n’était pas inférieur à un dieu45. Alcinoos Dans son Didaskalikos46, Alcinoos consacre également une section à la démonologie, mais elle est très courte et différente de celle d’Apulée. Il ne mentionne ni Socrate, ni son « signe divin ». Il observe simplement que c’est des « dieux fils des dieux », dont parle le Timée47, que proviennent les κληδόνες (« les présages »)48, à savoir les voix, les rêves et les oracles, et tout ce que les mortels pratiquent en fait de divination. 40 Cf. Platon, Phèdre, 242 b-c, notice de L. Robin, éd. C. Moreschini, trad. P. Vicaire, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985, p. 26. 41 En fait Apulée veut distinguer la voix du démon du κληδών, qui était le terme le plus commun pour indiquer un signe surnaturel (Timotin, Démonologie platonicienne, p. 281-282). La voix est interprétée comme κληδών par Alcinoos (Didaskalikos, XV, 171, 23-26, éd. J. Whittaker, trad. P. Louis, Enseignement des doctrines de Platon, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1990 [désormais désigné par Whittaker], p. 35) et Maxime de Tyr (Dissertationes, 8, 7, Trapp p. 66-68) aussi. 42 L’idée que le signum du démon doit être visible est énoncée par Maxime de Tyr aussi (Dialexeis, VIII, 6, éd. cit., p. 65-66), et elle se trouve déjà chez Plutarque (Le démon de Socrate, 10, 580 C), selon J. Beaujeu, p. 12 et p. 243-44 ; cf. Timotin, Démonologie platonicienne, p. 283. Cette idée est récusée par F. Regen, « Il De deo Socratis di Apuleio », Maia 51, 1999, p. 429-456 (et 52, 2000, p. 41-66, en particulier p. 56, n. 215). En effet, il n’est pas sûr que Plutarque ait soutenu cela. Même A. Corlu, dans son édition du Démon de Socrate, p. 47, comprend ὄψις de Plutarque (Le démon de Socrate, 10, 580 C) comme « faculté de voir qui guidait sa vie » (celle d’Ulysse), non pas la faculté de voir le démon. Cf. aussi notre note 61. 43 Cet exemple avait déjà été cité dans De deo Socratis, XI, 145, Beaujeu p. 30. 44 Cf. Iliade, I, 198. 45 De deo Socratis, XX, 167, Beaujeu p. 41. 46 Alcinoos, Didaskalikos, XV, Whittaker p. 35. 47 Platon, Timée, 41 a. 48 Cf. la note 303 dans Alcinoos, Didaskalikos, XV, p. 35.
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Maxime de Tyr Un autre auteur médioplatonicien qui s’intéresse à la démonologie est Maxime de Tyr, qui lui consacre deux de ses conférences (nos 8 et 9). Maxime de Tyr, quoiqu’il fût un orateur, connaissait plusieurs doctrines fondamentales de la tradition platonicienne ; il ne donne toutefois pas d’explication claire à propos de la voix du démon de Socrate. Lui aussi, comme d’autres auteurs médioplatoniciens l’ont fait de manière récurrente, souligne la supériorité morale de Socrate49 : grâce à son démon, Socrate menait sa vie au mieux, car celuici l’aidait à avoir une conduite appropriée et irréprochable envers les autres. Il dit simplement : Mais, de ce point de vue Socrate était supérieur aux autres, parce que par son intelligence, il était en contact avec les voix des dieux (τῷ νῷ ταῖς τῶν θεῶν φωναῖς συγγιγνόμενος), et, étant dans une meilleure condition morale en raison de sa familiarité avec le démon, il vivait avec les autres de manière juste et irrépréhensible50.
Ce « vivait avec les autres » (συγγίγνεσθαι) est très vague et n’explique pas pourquoi Socrate – et personne d’autre – entendait la voix du démon. Calcidius Dans une section de son Commentaire au Timée de Platon, consacrée à l’explication de la nature et de la fonction des rêves51, Calcidius observe52 que ce problème avait été expliqué par Platon dans Le Philosophe, c’est-àdire dans l’Epinomis53. Dans ce passage, Calcidius affirme que, selon Platon, il y a des divinae potestates (puissances divines), bien que l’Epinomis dise tout génériquement qu’il y a « certains êtres » (τινές) que nous voyons dans le sommeil. Cette terminologie de Calcidius (les potestates) évoque immédiatement les démons et la distinction médioplatonicienne entre le dieu et les puissances divines. Ces divinae potestates nous donnent, pendant le rêve, des visions par lesquelles nous sommes en mesure de connaître la volonté de Dieu. Ce sont ces mêmes puissances divines qui avaient envoyé à Socrate le
49 Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII, 1 et VIII, 3, p. 61 et 62. 50 Ibid., VIII, 3. 51 Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 250-256, trad. B. Bakhouche, Vrin, collection
« Histoire des doctrines de l’Antiquité », Paris 2011 (désormais désigné par Bakhouche), p. 480 -486. 52 Ibid., 254, p. 482. 53 Ps.-Platon, Épinomis, 985 c.
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rêve prémonitoire de sa mort et de son voyage dans l’au-delà, dont Platon parle dans le Criton (44 a) et dans le Phédon (60 e). Aussi Calcidius dit que Socrate avait la faculté prémonitoire de faire des rêves véridiques grâce à la pureté de son corps et de son âme. Et, dans le chapitre suivant54, il affirme que l’aide de la divinité se manifestait à Socrate également lorsqu’il était en état de veille, tant et si bien que, comme il est dit dans l’Euthydème55, à un âge précoce Socrate jouissait de la présence d’un numen quoddam56, qui ne le poussait jamais à agir, mais au contraire, l’empêchait d’agir à mauvais escient. Cela signifie que la divinité est proche de nous, même dans la veille, et nous donne des visions, même si nous ne rêvons pas. Cette doctrine est caractéristique, elle aussi, de la démonologie médioplatonicienne : nous l’avons trouvée par exemple dans le De deo Socratis d’Apulée, où on dit57 que les visions, les miracles et les prodiges des événements futurs ne sont certainement pas causés aux hommes par les dieux, car ils n’ont pas de contact avec la race humaine, mais par des mediae potestates, c’est-à-dire par des puissances intermédiaires entre nous et les dieux. Cette affirmation pose la question de savoir si Calcidius a tiré sa démonologie d’Apulée, et s’il l’a insérée dans le commentaire sur le Timée de Porphyre, lequel a constitué la source vraisemblable de son propre commentaire au Timée. Quant à la voix mystérieuse qu’entendait Socrate, Calcidius l’explique ainsi : Vox porro illa, quam Socrates sentiebat, non erat, opinor, talis quae aere icto sonaret, sed quae ob egregiam castimoniam tersae proptereaque intelligentioris animae praesentiam coetumque solitae divinitatis revelaret, siquidem pura puris contigua fore miscerique fas sit. […] La voix que Socrate entendait n’était pas, je crois, de nature à retentir en vain en frappant l’air58, mais elle avait pour but de révéler à une âme qui était pure, en raison de ses qualités morales remarquables, et qui pour cela était plus apte à comprendre, la présence de son démon familier et l’étroitesse de son rapport avec lui, puisqu’il est permis seulement à ce qui est pur d’entrer en contact avec ce qui est pur et de se mêler à lui59.
54 Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 255, Bakhouche p. 484. 55 Ou encore, le Théagès, 128 d. 56 Numen est la traduction de δαίμων, de la même manière que, ailleurs chez Calcidius, est utilisé
le terme traditionnel deus. 57 Apulée, De deo Socratis, VII, Beaujeu p. 27. 58 Il s’agit de la définition stoïcienne de la parole, comme nous l’avons déjà remarqué. 59 Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, 255, Bakhouche p. 484.
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Selon Andrei Timotin, la voix dont parle Calcidius n’est pas la vox quaepiam d’Apulée, mais quelque chose qui s’inscrit dans la catégorie du κληδών. Et Calcidius ajoute : Et comme, dans le sommeil, nous croyons entendre des voix et même des discours, alors que ce n’est pas une voix, mais un signe qui imite la voix, de même l’esprit de Socrate, à l’état de veille, pressentait la présence de la divinité, en percevant un signe qui se manifestait à lui60.
Cette explication paraît comparable à celle de Plutarque, que nous avons mentionnée ci-dessus61. La suite du chapitre contient d’autres doctrines traditionnelles de la démonologie médioplatonicienne : le dieu intelligible, en vertu de sa bonté, se préoccupe des êtres humains, mais puisqu’il n’a aucun contact avec le corps, il utilise la médiation (interpositione) des potestates divinae. La tâche de ces puissances est de venir en aide aux hommes, en faisant des miracles, par la divination, en leur envoyant les rêves ou la fama (c’est-à-dire une voix d’origine surhumaine) pendant la journée, le traitement de la maladie et l’inspiration véridique des prophètes. Hermias Les Scholia in Phaedrum de l’Alexandrin Hermias sont le seul travail exégétique sur le Phèdre qui nous soit parvenu de l’Antiquité. Hermias, élève du néoplatonicien Syrianus, a abordé, lui aussi, le problème du démon de Socrate et de sa voix. Il est intéressant de voir que la démonologie médioplatonicienne est encore bien vivante au temps du néoplatonisme, quoique, bien entendu, elle soit interprétée selon des critères et des doctrines postérieurs à Plotin. Hermias observe que tout ce qui est au-dessus du genre des démons possède le bien d’une façon uniforme (μονοειδῶς) : la différence entre le bien et le mal commence au niveau des démons62. Il y a certaines catégories 60 Ibid. 61 Le démon de Socrate, 20, 589 D ; A. Timotin (Démonologie platonicienne, 283), au
contraire, pense que Calcidius ici veut entendre que le signum était vu, comme le disent Apulée (De deo Socratis, XX, 166) et Maxime de Tyr (Dialexeis, VIII, 6, éd. cit., p. 65-66). Il est vrai que Calcidius parle d’un signum perspicuum, mais il ne dit pas que Socrate le voyait, mais qu’il le percevait (augurabatur) : ce verbe indique, selon notre interprétation, une perception jointe à une conjecture, pas une vision distincte. Cela n’était pas non plus le cas pour Apulée : cf. supra note 42. 62 Hermias d’Alexandrie, In Platonis Phaedrum scholia, éd. C. M. Lucarini et C. Moreschini,
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de démons qui embellissent et conservent le monde, tandis que d’autres, supérieurs à ceux-ci, envoient les punitions aux âmes afin qu’elles se tournent vers une vie parfaite et plus élevée : par conséquent il vaut mieux attirer à nous les premiers et éviter les derniers. Mais il y a d’autres démons (supérieurs aux deux premiers types) qui envoient le bien aux hommes. Socrate pensait qu’était suffisante l’explication, donnée à Phèdre, de la beauté de son âme, mais le démon qui le gardait l’empêcha de le quitter63, parce qu’il devait faire porter la discussion sur l’amour, et Phèdre devait l’écouter, s’enthousiasmer et s’élever ainsi à une vie supérieure64. Tout d’abord, observe Hermias, le démon de Socrate n’est pas une partie de son âme, ni la philosophie elle-même, comme certains l’ont cru65 : en fait, la philosophie invite à faire quelque chose, ne détourne pas d’agir66. Hermias part de la démonologie la plus connue, celle du Banquet, pour la corriger selon l’enseignement de Syrianus. Il y a plusieurs genres de démons : les démons intermédiaires, les démons qui nous incombent et ceux qui nous orientent vers le bien, car ils veillent sur nos vies : en effet, nous ne pouvons pas toujours contrôler notre vie. C’est la charge du démon auquel le sort nous a confiés, comme le dit Platon67. Sa présence n’est pas perçue par tous, car l’âme a besoin d’affinités et de similitudes, et de se convertir maintes fois vers lui. Ainsi, pour être intime avec le démon, on doit avoir bu la coupe de l’eau du Léthé. Les autres âmes, au contraire, comme celles qui ont choisi la tyrannie ou se sont nourries de leurs enfants, ne connaissent pas leur propre démon et ne se laissent pas conduire par lui68. Le contact entre l’honnête homme et le démon se passe déjà dans cette vie69. Pourquoi le démon ne pousse-t-il pas Socrate, mais le retient-il seulement ? Socrate était prêt à faire le bien et à se consacrer à toutes les bonnes actions, sans qu’aucune force ait à le pousser, mais si le danger de faire fausse route se présentait, et que, étant un homme, il puisse faire une erreur, alors le démon
Walter de Gruyter, collection « Bibliotheca Teubneriana », Berlin 2012 (désormais désigné par Lucarini-Moreschini), p. 62, 15-17. 63 Platon, Phèdre, 242 b. 64 Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 69, 29 - 70, 3. 65 Malheureusement, il n’est pas possible d’identifier les exégètes auxquels Hermias se réfère. Selon Hermias, cette explication, selon laquelle le démon n’est pas une partie de l’âme et ne s’identifie pas à la philosophie, « a été dite maintes fois » (πολλάκις μὲν εἴρηται). Mais par qui ? Par Syrianus au cours de son enseignement ? L’affirmation semble un peu générale : Hermias se réfère, peut-être, à tout l’ensemble de son commentaire, dans lequel l’âme n’est jamais identifiée avec un démon ni avec la philosophie. 66 Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 70, 8-9. 67 Platon, République, 619 b-c. Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 71, 5-23. 68 In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 70, 27 - 71, 8. 69 Ibid., p. 71, 8-22.
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intervenait en le retenant et en lui faisant entendre sa voix70. Quelle était donc la voix du démon ? Celle que Socrate avait entendue était démonique : autrement, si c’était une voix humaine, Phèdre aussi l’aurait entendue71. Plotin dans le premier livre de son traité Sur les difficultés relatives à l’âme (Traité 27 [IV, 3]) a admis que le démon pourrait avoir une voix, parce que la voix est « un coup de l’air », et les démons habitent l’air72. Mais alors, les dieux célestes ont-ils aussi une sensation ? Les hommes divins (parmi lesquels on compte Homère, dont on cite Odyssée, XII 323 et XI 119, avec un autre vers d’un auteur inconnu) attribuent aux dieux la voix et les sensations73. La connaissance humaine se produit par deux phénomènes : le πάθος (l’affection), qui affecte nos sens (comme la pupille, qui voit), et notre perception du pathos même. Or, dans la vie des êtres supérieurs, il y a la connaissance, mais sans le pathos. Par exemple, le corps du soleil n’a pas de sentiments via le pathos, mais à tous égards il connaît, voit et écoute. De la même manière, le véhicule de notre âme, après la séparation de ce corps matériel, devient brillant et pur, et est à tous les égards sensitif et totalement voyant et entendant. Les hommes divins et anciens attribuent aux dieux célestes une puissance cognitive, qui englobe la puissance sensible (car les sensations aussi sont une forme de connaissance), mais ils hésitent à leur attribuer la puissance appétitive (ὀρεκτική). Plotin attribue aux dieux cette dernière74, Jamblique la nie75. Quant à la voix des démons, selon Plotin, elle n’est pas matérielle, car elle ne passe pas par les organes du corps, comme la nôtre : les démons n’ont pas besoin de la médiation de l’air, mais, comme nous leur avons donné une autre sorte de sensation, qui n’est pas la nôtre, elle est donc ainsi en mesure de connaître et n’est pas soumise au pathos ; de ce fait ils ont une voix qui est différente de la nôtre, et faite de leur propre élément (σύστοιχον αὐτοῖς)76. De même que la force essentielle du soleil n’est pas celle de brûler, mais qu’il y a en lui une chaleur vitale et vivifiante, et que l’air reçoit de lui la lumière d’une façon qui n’est pas soumise au pathos, nous aussi nous entendons le démon d’une manière semblable, et sa voix est d’une nature différente de la voix humaine. Nous n’entendons pas sa voix par nos oreilles ou par nos yeux sensibles, mais parce qu’il y a dans notre pneuma des sensations supérieures et de plus en plus importantes et plus pures que les 70 Ibid., p. 71, 23-33. 71 Ibid., p. 72, 14-15. 72 Ibid., p. 72, 16-18. 73 Ibid., p. 72, 19-26. Un de ces dieux est le Soleil, qui « voit et entend toute chose », comme le
dit Homère. 74 Peut-être s’agit-il d’une référence au Traité 28 (IV, 4), 8. 75 Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 73, 10-11. 76 Ibid., p. 73, 11-16.
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sensations de notre corps, évidemment c’est par elles que notre âme entend et voit les apparitions divines. La déesse Athéna, qui est apparue, elle seule, à Achille77, en est un exemple78. Il survient, par conséquent, une communion entre le véhicule du démon et le véhicule de notre âme : le premier ne peut pas utiliser le langage ni les organes de la voix humaine, mais l’âme du démon par sa seule volonté va produire un mouvement et émettre un son harmonieux et pourvu de signification. L’âme humaine le perçoit par la sensation que son véhicule lumineux possède79. Ainsi, il y a une relation de l’âme avec son démon. Le démon qui la dirige, est supérieur à elle ; mais l’âme, de temps en temps, entre en contact avec d’autres démons, qui observent, à leur tour, ses différentes actions, qui sont, en fait, partielles. Si elle vit dans la débauche, l’âme a des rapports avec les démons, qui sont, eux aussi, soumis aux passions, et elle est bouleversée par eux ; sinon, elle se soumet à un bon démon80. Lorsque Socrate entendait la voix d’un démon, cela était dû au fait que l’âme du démon émettait une voix qui n’était pas sensible, et l’âme de Socrate l’entendait pareillement, non pas d’une manière sensible, mais seulement par son véhicule lumineux. Hermias propose alors une solution qui est proche de celle de Plutarque, selon lequel il y a un contact entre l’intellect humain et l’intellect du démon, tandis que les explications « occidentales » (d’Apulée et de Calcidius) n’avaient pas eu de difficulté à interpréter la voix du démon comme une vraie voix sensible, à la manière de la voix humaine, quoique différente d’elle, c’est-à-dire comme une quaepiam vox81.
77 Cf. Homère, Iliade, I, 198. Cette référence à Homère était traditionnelle dans l’école platonicienne ; le passage était cité par Plutarque, Apulée et Maxime de Tyr, comme nous l’avons vu. 78 Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Lucarini-Moreschini p. 73, 16-25. 79 Ibid., p. 73, 27. 80 Ibid., p. 73, 27 - 74, 3. 81 Cf. nos observations à propos d’Hermias dans nos articles : « Sogni e filosofia nella tarda antichità », dans Paideia Cristiana. Studi in onore di Mario Naldini, GEI, Rome 1994, p. 511-522 ; « Alla scuola di Siriano : Ermia nella storia del neoplatonismo », dans A. Longo et alii (éd.), Syrianus et la métaphysique de l’Antiquité tardive. Actes du Colloque international, Université de Genève, 29 septembre-1eroctobre 2006, Bibliopolis, collection « Elenchos », Naples 2009, p. 515-578, en particulier p. 549-552.
La voix des démons dans la tradition médio- et néoplatonicienne* Andrei Timotin
La préoccupation de définir la nature et les fonctions du daimōn (δαίμων) de Socrate qui caractérise le médioplatonisme et le néoplatonisme1 a mené à la formulation de questions spécifiques liées à cette thématique comme celle de la voix des daimones (δαίμονες)2. Cette question repose sur quelques passages du corpus platonicien où mention est faite d’une « voix » (φωνή) que Socrate prétend avoir entendue et qu’il attribue à son « signe démonique » (Apologie, 31 d ; Phèdre, 242 c). Ces passages ont servi de point de départ pour une réflexion philosophique sur la voix des daimones, et du daimōn de Socrate en particulier, qui prend appui sur d’autres textes platoniciens relatifs aux daimones, notamment sur Banquet, 202 d-e et Timée, 90 a. Cette réflexion est attestée pour la première fois chez Plutarque, dans le De genio Socratis, et fut reprise dans le médioplatonisme et le néoplatonisme par des auteurs comme Apulée, Maxime de Tyr, Calcidius, Jamblique, Hermias et Proclus. Les solutions qu’ils proposent à la question de la nature de la voix des daimones peuvent être rangées en deux grandes catégories : a) cette voix est un phénomène divinatoire ; b) cette voix représente une inspiration non verbale, une forme d’illumination intellectuelle. Le débat entre les tenants des deux thèses ne se limite pas à un simple problème d’exégèse platonicienne, car * Ce travail a été réalisé dans le cadre d’un projet financé par l’Agence roumaine pour la Recherche scientifique CNCS – UEFISCDI, projet no PN-II-RU-TE-2014-4-0569. 1 Plutarque, Le démon de Socrate, éd. et trad. J. Hani, dans Œuvres morales, t. VIII, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1980 (désormais désigné par Hani) ; Apulée, De deo Socratis, éd. et trad. J. Beaujeu, dans Opuscules philosophiques et fragments, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1973 (désormais désigné par Beaujeu) ; Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII-IX, éd. M. B. Trapp, Dissertationes, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1994 (désormais désigné par Trapp) ; Proclus, In Alcibiadem, éd. A.-Ph. Segonds, Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985 (désormais désigné par Segonds), p. 34-38 ; Hermias d’Alexandrie, In Platonis Phaedrum scholia, éd. P. Couvreur, Bouillon, Paris 1901 (désormais désigné par Couvreur), p. 65, 25 - p. 69, 31 ; Olympiodore, Commentary on the first Alcibiades of Plato, éd. L. G. Westerink, Hakkert, Amsterdam 1956 (désormais désigné par Westerink), p. 13-17. Sur ce thème, cf. A. Timotin, La démonologie platonicienne. Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 128, Leyde-Cologne 2012, p. 243-322. 2 Une seule étude sur ce thème, consacrée à Calcidius, due à J. H. Waszink, « La théorie du langage des dieux et des démons dans Calcidius », dans J. Fontaine et Ch. Kannengiesser (éd.), « Epektasis ». Mélanges patristiques offerts au cardinal Jean Daniélou, Beauchesne, Paris 1972, p. 237-244.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 137-152 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114836
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il engage une interrogation sur la possibilité et sur la nature d’une communication immédiate avec le divin, question d’actualité à l’époque impériale3. Quand les démons parlent la langue des hommes L’association du daimōn de Socrate à un phénomène divinatoire remonte à Platon. Ce dernier, on le sait, ne parle jamais d’un « démon » de Socrate, mais d’un « signe démonique » (δαιμόνιον σημεῖον), d’un avertissement que Socrate est censé percevoir et qui le détermine à renoncer à une décision ou à une action qu’il est en train d’accomplir ou qu’il envisage pour l’avenir immédiat4. Les platoniciens des siècles suivants ont pourtant assimilé le signe démonique de Socrate à un daimōn personnel analogue à ceux dont Platon parle dans le Phédon, 107 d, et la République, X, 617 d-e, 620 d-e. Le lien entre le δαιμόνιον σημεῖον et la divination est formellement établi par Platon dans l’Apologie (40 a, ἡ... εἰωθυῖά μοι μαντικὴ ἡ τοῦ δαιμονίου) et le Phèdre, où Socrate se décrit comme devin en raison précisément de son signe démonique (242 c, εἰμὶ δὴ οὖν μάντις μέν, οὐ πάνυ δὲ σπουδαῖος)5. Toutefois, la tradition de l’interprétation divinatoire du daimōn de Socrate doit plus à Xénophon qu’à Platon, car c’est Xénophon qui assimila formellement les avertissements reçus par Socrate à la divination traditionnelle : C’était en effet un bruit répandu que Socrate prétendait que la divinité (τὸ δαιμόνιον) lui faisait signe : c’est surtout pour cette raison, me semble-t-il, qu’on l’a accusé d’introduire des divinités nouvelles. Mais il n’a rien introduit de plus nouveau que les autres, ceux qui croient à la divination (μαντικὴν) et font appel aux oiseaux, aux voix (φήμαις), aux coïncidences et aux sacrifices6.
3 Cf. les études classiques d’A. D. Nock, « A Vision of Mandulius Aion », Harvard Theological Review 27, 1934, p. 53-104 ; A.-J. Festugière, Personal Religion among the Greeks, University of California Press, Berkeley-Los Angeles 1954, p. 68-104 et 122-139 ; R. Lane Fox, Pagans and Christians, Viking, Londres 1986 (Païens et chrétiens, trad. R. Alimi, M. Montabrut et E. Pailler, Presses universitaires du Mirail, Toulouse 1997, p. 109-178). 4 Parmi les nombreux ouvrages sur le « signe démonique » dans les dialogues de Platon, nous retenons notamment A. Willing, De Socratis daemonio quae antiquis temporibus fuerint opiniones, Teubner, Leipzig 1909 ; Ph. Hoffmann, « Le sage et son démon. La figure de Socrate dans la tradition philosophique et littéraire », Annuaire de l’École pratique des hautes études. Ve Section, Sciences religieuses 94, 1985-1986, p. 417-432, et 95, 1986-1987, p. 295-302 ; L.-A. Dorion, « Socrate, le daimonion et la divination », dans J. Laurent (éd.), Les dieux de Platon, Presses universitaires de Caen, Caen 2003, p. 169-192 ; P. Destrée et N. D. Smith (éd.), Socrates’ Divine Sign. Religion, Practice, and Value in Socratic Philosophy, Apeiron 38/2, 2005. 5 Sur ce passage, cf. R. Bodéüs, « “Je suis devin” (Phèdre, 242 c). Remarques sur la philosophie selon Platon », Kernos 3, 1990, p. 45-52. 6 Xénophon, Mémorables, I, 1, 2-3, éd. M. Bandini, trad. L.-A. Dorion, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2000, p. 3 : διετεθρύλητο γὰρ ὡς φαίη Σωκράτης τὸ δαιμόνιον ἑαυτῷ σημαίνειν. ὅθεν δὴ
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Xénophon, pour défendre Socrate contre l’accusation d’avoir introduit des divinités nouvelles, interpréta les injonctions qu’il recevait de son signe démonique comme une espèce commune de divination par laquelle la divinité ne se contentait pas de lui interdire de s’engager dans une action quelconque, mais lui enjoignait également ce qu’il devait faire, non seulement à son bénéfice, mais aussi au profit des autres7. À part l’influence exercée par Xénophon, la lecture croisée des dialogues platoniciens pratiquée dans l’Ancienne Académie a conduit les disciples de Platon à mettre en relation le δαιμόνιον σημεῖον de Socrate et le passage du Banquet qui postulait l’existence d’un lien étroit entre démonologie et divination à travers la médiation du daimōn, cet être divin intermédiaire entre les dieux et les hommes qui pourvoit aux rites, au fonctionnement des oracles et à l’efficacité des prières : Il [sc. le daimōn] interprète et il communique aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux : d’un côté les prières et les sacrifices, et de l’autre les prescriptions et les faveurs que les sacrifices permettent d’obtenir en échange [...]. De lui procède la divination dans son ensemble (ἡ μαντικὴ πᾶσα), l’art des prêtres touchant les sacrifices, les initiations, les incantations, tout le domaine des oracles (τὴν μαντείαν πᾶσαν) et de la magie8.
Cette lecture croisée se trouve aussi à l’arrière-plan de l’interprétation divinatoire du daimōn de Socrate avancée par le philosophe stoïcien Antipater de Tarse, auteur d’un ouvrage sur la divination et d’un recueil de récits sur les « prémonitions » socratiques employé par Cicéron dans le De diuinatione (I, 122-124 ; cf. ibid., I, 69). Cette interprétation deviendra un lieu commun dans le médioplatonisme à partir de Plutarque.
καὶ μάλιστά μοι δοκοῦσιν αὐτὸν αἰτιάσασθαι καινὰ δαιμόνια εἰσφέρειν. ὁ δ᾿οὐδὲν καινότερον εἰσέφερε τῶν ἄλλων, ὅ σοι μαντικὴν νομίζοντες οἰωνοῖς τε χρῶνται καὶ φήμαις καὶ συμβόλοις καὶ θυσίαις. 7 Ibid. I, 1, 4 ; IV, 8, 1. Cf. aussi Ps.-Platon, Théagès, 128 d - 129 d, éd. et trad. J. Souilhé, dans Platon. Œuvres complètes, t. XIII/2, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1930 (1981) (désormais désigné par Souilhé), p. 156-157. Sur le traitement du thème du daimōn de Socrate chez Xénophon et dans le Théagès, cf. Willing, De Socratis daemonio, p. 129-132 et 139-145 ; Hoffmann, « Le sage et son démon », p. 427 ; M. Joyal, The Platonic Theages, F. Steiner, collection « Philosophie der Antike », Stuttgart 2000, p. 144-147. 8 Platon, Banquet, 202 e - 203 a, trad. L. Brisson, Flammarion, collection « GF », Paris 1998, p. 141 : Ἑρμηνεῦον καὶ διαπορθμεῦον θεοῖς τὰ παρ᾿ ἀνθρώπων καὶ ἀνθρώποις τὰ παρὰ θεῶν, τῶν μὲν τὰς δεήσεις καὶ θυσίας, τῶν δὲ τὰς ἐπιτάξεις τε καὶ ἀμοιβὰς τῶν θυσιῶν [...] διὰ τούτου καὶ ἡ μαντικὴ πᾶσα χωρεῖ καὶ ἡ τῶν ἱερέων τέχνη τῶν τε περὶ τὰς θυσίας καὶ τελετὰς καὶ τὰς ἐπῳδὰς καὶ τὴν μαντείαν πᾶσαν καὶ γοητείαν. 9 Cf. Hoffmann, « Le sage et son démon », p. 427-428 ; F. Guillaumont, Le « De diuinatione » de Cicéron et les théories antiques de la divination, Peeters, collection « Latomus », Bruxelles 2006, p. 102.
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Ce qui fait l’intérêt particulier de la lecture de Xénophon pour notre propos, c’est le lien qu’elle établit entre le signe démonique de Socrate et une espèce de pratique divinatoire connue sous le nom de clédonomancie (κληδονομαντεία ou κληδονιστική ou κληδών, « présage qu’on tire d’un mot, d’une réponse, d’un bruit »), laquelle consiste dans l’attribution d’une signification prophétique à des mots, des phrases entières ou des mots isolés, prononcés par quelqu’un sans relation avec celui qui les entend10. En affirmant que Socrate « n’a rien introduit de plus nouveau que les autres, ceux qui croient à la divination et font appel aux oiseaux, aux voix (φῆμαι), aux coïncidences et aux sacrifices », Xénophon met en relation le δαιμόνιον σημεῖον avec la φήμη (présage par la parole, bruit, rumeur) qui, au sens de révélation divine par la parole, est un terme équivalent pour κληδών11, et qui désigne précisément ce genre de divination par la parole humaine attestée déjà dans les poèmes homériques (Odyssée, XVIII, 117 ; XX, 105-121) et dont Cicéron donne, dans le De diuinatione, deux exemples suggestifs : Lucius Paulus, consul pour la deuxième fois [sc. Paul Émile, vainqueur du roi de Macédoine en 168 avant notre ère], alors qu’il venait d’être désigné pour faire la guerre au roi Persée et rentrait chez lui dans la soirée de ce même jour, remarqua, en embrassant sa fille Tertia, encore toute petite, qu’elle était un peu triste : « Qu’y a-til donc, ma petite Tertia ? » demanda-t-il. « Pourquoi es-tu triste ? » « Mon père, répondit-elle, Perse est mort ». Alors, la serrant plus fort dans ses bras, il s’écria : « J’en accepte le présage, ma fille ». Or c’était un chiot appelé ainsi qui était mort. Caecilia, l’épouse de Metellus, voulant marier la fille de sa sœur, se rendit dans un petit temple pour prendre un présage, selon l’usage des Anciens. Comme la jeune fille était debout, Caecilia, assise, et que pendant longtemps aucune voix ne s’était fait entendre, la jeune fille se trouvant fatiguée demanda à sa tante de la laisser se reposer quelques instants sur sa chaise ; elle lui répondit : « Mais oui, mon enfant, je te cède ma place ». Le présage se réalisa ; elle mourut rapidement et la jeune fille épousa l’homme à qui Caecilia était mariée12.
10 Une étude sur la clédonomancie dans le monde gréco-romain reste à faire. Cf. A. BouchéLeclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, t. I : Introduction. Divination hellénique. (Méthodes), E. Leroux, Paris 1879, p. 154-160 et p. 313-315 ; E. Reiss, « Omen », dans A. Pauly et G. Wissowa (éd.), Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, t. XVIII/1, Metzler, Stuttgart 1939, col. 350-378 ; J. Peradotto, « Cledonomancy in the Oresteia », American Journal of Philology 90, 1969, p. 1-21 ; D. Lateiner, « Signifying Names and other Ominous Accidental Utterances in Classical Historiography », Greek, Roman, and Byzantine Studies 45, 2005, p. 35-57 ; S. Crippa, « Entre la nature et le rite. Réflexions sur le statut des signes-voix divinatoires », dans S. Georgoudi, R. Koch-Piettre et F. Schmidt (éd.), La raison des signes. Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Brill, collection « Religions in the Graeco-Roman World », Leyde-Boston 2012, p. 547-555. 11 Homère les emploie indistinctement (cf. Odyssée, II, 35 ; XVIII, 117 ; XX, 105-120) ; cf. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, t. I, p. 155. 12 Cicéron, De diuinatione, I, 103-104, trad. J. Kany-Turpin, Flammarion, collection « GF », Paris 2004, p. 169-170.
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Que Xénophon ait pu associer ce genre de présage au δαιμόνιον σημεῖον de Socrate, cela n’a en soi rien d’étonnant, étant donnée la popularité de la clédonomancie dans le monde grec, où elle a pu revêtir aussi un caractère institutionnel, comme en témoigne l’oracle d’Hermès Agoraeos à Pharae, en Achaïe, où le dieu répondait aux consultants par les premières paroles que ceux-ci entendaient au hasard à la sortie de l’agora13. Cicéron a pu se moquer de ces superstitions14, mais ce procédé associatif à applications illimitées était bien répandu et son utilisation dans l’interprétation des rêves lui garantit un succès qui se prolongea dans le monde byzantin15. Formulée par Xénophon, l’interprétation clédonomantique de la φωνή démonique de Socrate connut une fortune remarquable dans le médioplatonisme. Plutarque en fait état dans le De genio Socratis. La première partie du dialogue met en scène quatre personnages qui cherchent à définir la nature du daimōn de Socrate. Le premier essai de définition appartient à Galaxidoros qui tente de réduire le daimōn de Socrate à un phénomène de divination ordinaire analogue à la clédonomancie : Crois-tu donc, Théocritos, dit alors Galaxidoros, que le daimōn de Socrate avait un pouvoir particulier et extraordinaire, qu’il ne s’agissait pas d’une part de cet instinct divinatoire commun à tout le monde que notre philosophe avait fortifié par l’expérience et qui lui permettait, dans les situations obscures et rebelles aux conjectures raisonnables, de faire pencher la balance dans tel ou tel sens ? [...] de même, un éternuement, un mot inattendu (κληδών), ou tout autre signe semblable (τι τοιοῦτον σύμβολον) est en soi trop faible et trop léger pour entraîner à agir un esprit posé ; mais lorsqu’on se trouve en face de deux raisonnements contraires, ce signe, en se joignant à l’un des deux, résout le dilemme, en rompant l’équilibre, et permet à un mouvement et à une impulsion de se produire16.
Cette interprétation soulève les protestations énergiques de Phidolaos :
13 Cf. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, t. I, p. 159. 14 Cicéron, De diuinatione, II, 83-84, trad. Kany-Turpin, p. 265-266. 15 Cf. Artémidore, Onirocriticon, I, 68 ; II, 12, 20 ; III, 38, etc. ; cf. Bouché-Leclercq, Histoire de
la divination dans l’Antiquité, t. I, p. 313-315. Pour l’onirocritique byzantine, cf. S. M. Oberhelman, Dreambooks in Byzantium : six « Oneirocritica », Ashgate, Aldershot 2008, p. 62 (no 24), 72 (no 98), 119 (no 18), 120 (no 21), etc. 16 Plutarque, Le démon de Socrate, 10, 580 F-581 A, Hani p. 85-86 : Καὶ ὁ Γαλαξίδωρος. οἴει γάρ, ἔφη, Θεόκριτε, τὸ Σωκράτους δαιμόνιον ἰδίαν καὶ περιττὴν ἐσχηκέναι δύναμιν, οὐχὶ τῆς κοινῆς μόριόν τι μαντικῆς τὸν ἄνδρα πείρᾳ βεβαιωσάμενον ἐν τοῖς ἀδήλοις καὶ ἀτεκμάρτοις τῷ λογισμῷ ῥοπὴν ἐπάγειν; [...] οὕτω πταρμὸς ἢ κληδὼν ἤ τι τοιοῦτον σύμβολον καὶ κοῦφον ἐμβριθῆ διάνοιαν ἐπισπάσασθαι πρὸς πρᾶξιν. δυοῖν δ᾿ἐναντίων λογισμῶν θατέρῳ προσελθὸν ἔλυσε τὴν ἀπορίαν τῆς ἰσότητος ἀναιρεθείσης, ὥστε κίνησιν γίγνεσθαι καὶ ὁρμήν.
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Laisserons-nous Galaxidoros tourner en ridicule une telle manifestation de la puissance prophétique et la réduire à des éternuements et à des voix (κληδόνας), dont le vulgaire ignorant lui-même ne tient compte que pour des choses de peu d’importance et en plaisantant ?17
L’explication de Galaxidoros n’est pas retenue et celui-ci s’en remet à la fin à l’avis de Simmias, disciple direct de Socrate, qui propose une interprétation plus philosophique de la « voix démonique ». Ce qui nous importe ici est que l’interprétation clédonomantique de la φωνή « démonique » de Socrate avait ses adeptes et c’est en leur nom que Galaxidoros parle. L’idée selon laquelle les daimones gouvernent les pratiques divinatoires était à elle seule suffisante pour légitimer le rapprochement entre la voix du daimōn de Socrate et le présage par la parole (φήμη ou κληδών). Dans le médioplatonisme, cette conception fut renforcée par l’assimilation opérée entre les daimones et les dieux du panthéon et, corrélativement, entre les injonctions du daimōn de Socrate et les interventions des dieux aux côtés de leurs protégés (par exemple celles d’Athéna aux côtés d’Achille). Selon Maxime de Tyr, refuser d’admettre la véracité des témoignages sur le daimōn de Socrate, « c’est déclarer la guerre à Homère, c’est ruiner la divination (τὰ μαντεῖα), c’est mettre en doute les φῆμαι »18. Le lien entre les injonctions du daimōn de Socrate et la μαντεία et, en particulier, la φήμη, est bien explicite. La voix du daimōn, comme les oracles et les φῆμαι, sont l’expression d’une providence particulière qui touche directement les hommes accomplis et qui pourvoit à leurs besoins : « C’est à ces hommes [sc. aux sages (σπουδαῖοι)] que les dieux veulent s’attacher et venir en aide, étendant sur eux leur main et prenant soin d’eux. Ils protègent l’un par des φῆμαι, l’autre par des augures, celui-ci par des songes, celui-là par des φωναί, cet autre par des sacrifices »19. On ne peut pas s’empêcher de constater que le couple φῆμαι/φωναί correspond précisément au lien établi entre la clédonomancie et la φωνή du daimōn de Socrate. On retrouve la même conception, trois siècles plus tard, chez Hermias d’Alexandrie. Selon Hermias, les hommes vertueux, les σπουδαῖοι, dont le modèle est Socrate lui-même, « discernent par certains symboles et signes si le daimōn 17 Ibid., 581 E-F, p. 87 : Γαλαξίδωρον ἐάσωμεν παίζοντα καταβάλλειν τοσοῦτο μαντείας ἔργον εἰς πταρμοὺς καὶ κληδόνας, οἷς καὶ οἱ πολλοὶ καὶ ἰδιῶται περὶ μικρὰ προσχρῶνται καὶ παίζοντες (...); 18 Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII, 6, Trapp p. 66, 131-132 : Ὁμήρῳ πολεμεῖν, καὶ τὰ μαντεῖα ἀναιρεῖν, καὶ ταῖς φήμαις ἀπιστεῖν. 19 Ibid., VIII, 7, p. 67, 149-152 : τούτοις καὶ τὸ θεῖον ἐθέλει ξυνίστασθαί τε καὶ συνεπιλαμβάνειν τοῦ βίου, ὑπερέχον χεῖρα καὶ κηδόμενον τὸν μὲν φήμαις σώζει, τὸν δὲ οἰωνοῖς, τὸν δὲ ὀνείρασιν, τὸν δὲ φωναῖς, τὸν δὲ θυσίαις. Sur la providence chez Maxime, cf. G. Soury, Aperçus de philosophie religieuse chez Maxime de Tyr, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », Paris 1942, p. 24-27.
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les empêche d’accomplir une action ou non. Et ils sont ainsi capables de discerner l’avertissement – une belette qui passe, un vêtement qui s’accroche, une pierre qui tombe, une φωνή qui se fait entendre, ou un tonnerre qui gronde – et de renoncer à une action »20. L’allusion aux avertissements qu’on peut tirer de certaines φωναί entendues au hasard renvoie à la fois à la voix du daimōn de Socrate, qui fait l’objet propre du débat, et à la clédonomancie, associée dans ce contexte à d’autres espèces de divination comme la lithomancie ou la brontologie21. L’identification de la voix des daimones à une forme de clédonomancie n’est pas structurellement dépendante du thème du daimōn de Socrate. Contemporain de Maxime de Tyr, l’énigmatique auteur du Didaskalikos connu sous le nom d’Alcinoos ne semble pas avoir manifesté un intérêt particulier pour la démonologie. Néanmoins, la digression sur la topographie des daimones contenue dans son compendium de la philosophie platonicienne préserve la relation entre les daimones et la clédonomancie qui n’est pas, cette fois-ci, mise en relation avec le daimōn de Socrate, mais insérée dans la présentation de la physique du Timée22. Les dieux olympiens évoqués dans le Timée, 40 d (ἄλλοι δαίμονες23) sont associés aux daimones du Banquet24, en empruntant certaines de leurs fonctions : « C’est d’eux que viennent les κληδόνες, les sons (ὀττεῖαι), les songes, les oracles et tout ce que les mortels pratiquent en fait de divination »25. L’idée du rôle des dieuxdaimones dans la divination est tributaire du discours de Diotime, mais leur association aux κληδόνες et à l’ὀττεία ne l’est pas. Ὀττεία ou ὀσσεία, désigne, comme les κληδόνες, une espèce de divination d’après les paroles et les bruits. L’usage de ces deux termes techniques montre que, indépendamment de l’influence du passage du Banquet, et sans relation avec le daimōn de Socrate, 20 Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Couvreur p. 67, 4-10 : οἱ γὰρ σπουδαῖοι ἄνδρες [...] συναισθάνονται διά τινων συμβόλων καὶ σημείων πότερον αὐτοὺς ἀποτρέπει τῆς πράξεως ὁ δαίμων ἢ οὔ. Καὶ διὰ τοῦτο γαλῆς φέρε δραμούσης, ἢ ἐνσχεθέντος τοῦ ἱματίου, ἢ καὶ λίθου πεσόντος, ἢ φωνῆς ῥηθείσης, ἢ σκηπτοῦ κατενεχθέντος, συναισθάνονται τῆς ἀποτροπῆς καὶ ἀπέχονται τῆς πράξεως. 21 La mention de la « belette » (γαλῆ) dans ce contexte est due aussi à son usage divinatoire ; cf. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’Antiquité, p. 147-148 et p. 313. 22 Alcinoos, Didaskalikos, XV, 171, 15-26, éd. J. Whittaker, trad. P. Louis, Enseignement des doctrines de Platon, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1990 (désormais désigné par Whittaker), p. 35. 23 Platon, Timée, 40 d, trad. L. Brisson, Flammarion, collection « GF », Paris 1992 : περὶ δὲ τῶν ἄλλων δαιμόνων εἰπεῖν καὶ γνῶναι τὴν γένεσιν μεῖζον ἢ καθ᾿ ἡμᾶς, πειστέον δὲ τοῖς εἰρηκόσιν ἔμπροσθεν, « En ce qui concerne les autres divinités dire et célébrer leur naissance, voilà une tâche qui est au-dessus de nos forces. Il faut faire confiance à ceux qui en ont parlé avant nous [...] ». 24 L’assimilation est pourtant implicite dans Ps.-Platon, Épinomis, 984 b-985 b, éd. É. des Places, Œuvres complètes, t. XII/2, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1956, p. 148-149, et chez Xénocrate, fr. 213, dans Senocrate-Ermodoro. Frammenti, éd., trad. et comm. M. Isnardi Parente, Bibliopolis, collection « La scuola di Platone », 3, Naples 1982, p. 130-131. 25 Alcinoos, Didaskalikos, XV, 171, 25-26, Whittaker p. 35 : ἀφ᾽ ὧν κληδόνες καὶ ὀττεῖαι καὶ ὀνείρατα καὶ χρησμοὶ καὶ ὅσα κατὰ μαντείαν ὑπὸ θνητῶν τεχνιτεύεται.
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Alcinoos a établi un lien ferme entre les dieux-daimones du Timée 40 d et la clédonomancie. La même idée réapparaît deux siècles plus tard chez Calcidius, dans son Commentaire au Timée. Les dieux prodiguent aux hommes des bienfaits à travers la divination en songe, ou à l’état de veille par l’intermédiaire de la fama praescia, la rumeur prophétique, équivalent latin de la φήμη et de la κληδών : Leurs bienfaits [sc. des puissances divines] sont assez évidents par des prodiges et par la divination, soit nocturne, par les rêves, soit diurne, par le bruit prophétique (fama praescia) qui agite les rumeurs, par les remèdes prescrits contre les maladies et par l’inspiration véridique des prophètes26.
Il est intéressant de remarquer que Calcidius, qui adresse son commentaire à un évêque, légitime la clédonomancie en l’associant non seulement à la médecine oraculaire, mais aussi à l’inspiration des prophètes bibliques. On peut remarquer aussi que le passage sur la divination uel nocturna somniorum uel diurna fama praescia a un parallèle très explicite chez Apulée qui, pour montrer le caractère universel du daimōn de Socrate, assimile celui-ci à un phénomène divinatoire qui se manifeste tum insomniis, tum signis27, où signis répond précisément à la fama praescia de Calcidius. Le texte du Timée 40 d, lu à la lumière du passage démonologique du Banquet, a pu ainsi servir dans le médioplatonisme à la rationalisation de certaines pratiques divinatoires dont la validité, malgré leur popularité, ne faisait pas l’unanimité. La démarche doit être mise en relation avec l’effort complémentaire d’expliquer le fonctionnement des oracles par l’intervention des daimones assimilés à des dieux de second rang28. Mais si l’existence de ces derniers était incontestable, celle du daimōn de Socrate ne l’était pas. Plutarque (par la voix de Galaxidoros) et Maxime de Tyr, en tenant pour acquis le rôle des daimones dans la divination, s’efforcent de montrer que les injonctions du daimōn de Socrate ne représentent qu’une forme supérieure de mantique, une sorte de religion privée accessible 26 Calcidius, Commentaire sur le Timée, 255, éd. J. H. Waszink, Timaeus. A Calcidio translatus commentarioque instructus, Warburg Institute-Brill, collection « Corpus platonicum medii aevi. Plato Latinus », Londres-Leyde 1962, p. 264, 14-17 : Quarum (sc. diuinarum potestatum) quidem beneficia satis clara sunt ex prodigiis et diuinatione uel nocturna somniorum uel diurna fama praescia rumores uentilante, medelis quoque aduersum morbos intimatis et prophetarum inspiratione ueridica. 27 Apulée, De deo Socratis, XVI, 156, Beaujeu p. 36-37 : [...] qui tibi queat tum insomniis, tum signis, tum etiam fortasse coram, cum usus postulat, mala auerruncare, bona prosperare, « [...] qui peut intervenir tantôt par des songes, tantôt par des signes, voire même en personne si le besoin l’exige, pour détourner les maux et promouvoir le bien ». 28 Plutarque, De defectu oraculorum, 13, 417 A et 15, 418 C-D, éd. et trad. R. Flacelière, dans Œuvres morales, t. VI, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1974 ; Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII, 1-3, Trapp.
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uniquement à une élite intellectuelle. Le paradoxe de cette explication, que Plutarque ne manqua pas de relever par la voix de Phidolaos, est qu’elle se sert d’une espèce vulgaire de divination, comme la clédonomancie, pour expliquer sa forme la plus élevée. Assimilé à une forme ordinaire de divination, le daimōn de Socrate risquait, de surcroît, de perdre sa spécificité. Après Plutarque, c’est Apulée qui prendra la peine de réfuter cette interprétation. Si le signe démonique de Socrate était une φωνή, il devait être une τὶς φωνή, uox quaepiam (XIX, 16529), quiddam insolitum et arcanum (XX, 166) qui ressemble à la voix humaine, mais en est pourtant différente : Socrate, lui, n’a pas dit qu’il percevait « une voix », mais « une sorte de voix », précision qui montre parfaitement qu’il ne voulait pas parler d’une voix ordinaire, humaine30.
La distinction a pour fonction de marquer la différence entre cette espèce particulière de voix et la κληδών, genre de divination qu’Apulée, de toute évidence, ne tient pas en grande estime : S’il [Socrate] avait observé des présages verbaux (omina), il y aurait quelquefois puisé aussi des conseils d’action, comme on le voit se produire pour beaucoup de gens qui s’attachent avec trop de superstition aux présages verbaux et règlent leur conduite non selon leur inspiration personnelle, mais sur les paroles d’autrui (ex alienis uocibus) : ils se glissent le long des ruelles, recueillent les avis que leur donnent des voix étrangères et, si j’ose dire, pensent par les oreilles et non par l’esprit31.
L’argumentation est bien claire : si le daimōn de Socrate n’était qu’une forme banale de clédonomancie, il aurait eu aussi une fonction positive, et non seulement inhibitrice – comme était sa fonction pour Socrate. Mais sur ce point, on l’a vu, les opinions des anciens divergent.
29 Cf. Platon, Phèdre, 242 c ; Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Couvreur p. 69, 1. 30 Apulée, De deo Socratis, XX, 165, Beaujeu p. 40 : At enim Socrates non vocem sibi sed “vocem
quampiam” dixit oblatam, quo additamento profecto intellegas non usitatam vocem nec humanam significari. Hermias (In Platonis Phaedrum scholia, Couvreur p. 69, 1), qui associe la voix du démon à la κληδών, parle lui aussi d’une espèce particulière de φωνή (φωνὴν ἕτερον τρόπον : « un mode différent de voix »), un genre γνωστικὸν καὶ οὐ παθητικὸν (« intelligible et non sensible »). 31 Apulée, De deo Socratis, XIX, 164-165, Beaujeu p. 39-40 : Cum praeterea, si omina obseruitaret, aliquando eorum nonnulla etiam hortamenta haberet, ut uidemus plerisque usu euenire, qui nimia ominum superstitione non suopte corde sed alterius verbo reguntur ac per angiporta reptantes consilia ex alienis uocibus conligunt et, ut ita dixerim, non animo sed auribus cogitant.
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La voix ineffable des démons Par opposition à l’interprétation divinatoire du daimōn de Socrate, un autre type d’interprétation fut formulé dans le médioplatonisme, qui associa la voix du daimōn à une intuition non verbale, à une espèce d’illumination. Une telle interprétation se retrouve chez Plutarque, dans le De genio Socratis, où elle est attribuée à Simmias, auquel est prêtée la dernière explication du daimōn de Socrate, la plus dense du point de vue philosophique (588 B - 589 F). En s’autorisant de Platon (cf. Phèdre, 242 c ; Apologie, 31 d), Simmias affirme que le daimōn de Socrate était « la perception d’une voix (φωνή) ou l’intuition (νόησις) d’une parole qui lui parvenait de manière extraordinaire »32. Ce message ineffable serait perçu par le commun des hommes en rêve, « à cause de la tranquillité et du calme que le sommeil procure au corps » (588 D), par opposition au « tumulte des passions » qui caractérise l’état de veille, mais Socrate, dont l’intellect (νοῦς) était « pur et exempt de passions » (καθαρὸς ὢν καὶ ἀπαθής)33, était capable de le percevoir même à l’état de veille : Chez Socrate, au contraire, l’esprit (νοῦς), pur et exempt de passions, n’ayant guère de commerce avec le corps que pour les besoins indispensables, avait assez de sensibilité et de finesse pour réagir immédiatement à l’objet qui venait le frapper. Et cet objet n’était vraisemblablement pas un langage articulé (φθόγγος), mais la pensée d’un daimōn (λόγος δαίμονος) qui, sans le truchement d’une voix (ἄνευ φωνῆς), entrait en contact (ἐφαπτόμενος) avec l’intelligence du philosophe par le seul contenu de son message (αὐτῷ τῷ δηλουμένῳ τοῦ νοοῦντος). En effet, le son de la voix ressemble à un coup (πληγῇ) qui, par l’organe de l’ouïe, fait passer jusqu’à l’âme les paroles que nous prononçons dans la conversation, la contraignant à les recevoir, mais l’intelligence de l’être supérieur (ὁ τοῦ κρείττονος νοῦς) conduit (ἄγει) une âme bien douée (τὴν εὐφυᾶ ψυχὴν) simplement en l’effleurant par la pensée qu’il a conçue (ἐπιθιγγάνων τῷ νοηθέντι), car cette âme n’a pas besoin d’un coup qui la frappe34.
32 Plutarque, Le démon de Socrate, XX, 588 D, Hani p. 103 : [τὸ Σωκράτους δαιμόνιον οὐκ ὄψις ἀλλὰ] φωνῆς τινος αἴσθησις ἢ λόγου νόησις εἴη συνάπτοντος ἀτόπῳ τινὶ τρόπῳ πρὸς αὐτόν. 33 L’idéal de l’ἀπάθεια, emprunté au stoïcisme, est un lieu commun chez Plutarque. Pour un inventaire complet, cf. D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, P.U.F., Paris 1969, p. 321-333. Pour l’ἀπάθεια stoïcienne, cf. la synthèse de M. Spanneut, « Apatheia stoïcienne, apatheia chrétienne. 1re partie : L’apatheia stoïcienne », dans W. Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 36. 7, Walter de Gruyter, Berlin-New York 1994, p. 4641-4717. 34 Plutarque, Le démon de Socrate, XX, 588 D-E, Hani p. 104 : Σωκράτει δὲ ὁ νοῦς καθαρὸς ὢν καὶ ἀπαθής, τῷ σώματι [μὴ] μικρὰ τῶν ἀναγκαίων χάριν καταμιγνὺς αὑτόν, εὐαφὴς ἦν καὶ λεπτὸς ὑπὸ τοῦ προσπεσόντος ὀξέως μεταβαλεῖν. τὸ δὲ προσπῖπτον οὐ φθόγγον ἀλλὰ λόγον ἄν τις εἰκάσειε δαίμονος ἄνευ φωνῆς ἐφαπτόμενον αὐτῷ τῷ δηλουμένῳ τοῦ νοοῦντος. πληγῇ γὰρ ἡ φωνὴ προσέοικε τῆς ψυχῆς δι᾿ ὤτων βίᾳ τὸν λόγον εἰσδεχομένης, ὅταν ἀλλήλοις ἐντυγχάνωμεν. ὁ δὲ τοῦ κρείττονος νοῦς ἄγει τὴν εὐφυᾶ ψυχὴν ἐπιθιγγάνων τῷ νοηθέντι πληγῆς μὴ δεομένην.
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En essayant de définir cette forme immédiate de communication par laquelle le νοῦς humain libéré de passions devient capable de recevoir le message du νοῦς du daimōn (ὁ τοῦ κρείττονος νοῦς), Plutarque opère une distinction entre la communication ordinaire par l’intermédiaire de la φωνή, assimilée à un « coup » (πληγή) produit par l’air en mouvement35, et une forme non articulée de communication, une νόησις par laquelle le νοῦς du daimōn effleure (ἐφαπτόμενος, ἐπιθιγγάνων) et dirige le νοῦς de Socrate, à la façon dont « un petit gouvernail fait virer de gros bateaux », « un simple attouchement du bout des doigts imprimant une rotation continue au tour du potier » (588 F). On retrouve des échos de cette idée de l’inspiration « démonique » dans la tradition pythagoricienne, qui associe la voix des daimones au souffle et aux vents : « quand les vents soufflent adore leur murmure » prescrit un commandement pythagoricien36, et « l’écho qui sonne souvent aux oreilles est la φωνή des plus forts (κρείττονες) »37. Confortée par des exemples homériques, l’idée d’une inspiration (ἐπίπνοια) démonique fut développée dans le platonisme. On la retrouve déjà chez Platon qui interprète de cette manière Odyssée, III, 26-27, où Athéna rassure Télémaque en lui disant qu’il va trouver ses mots à l’aide du daimōn (Lois, VII, 804 a), dans le dialogue apocryphe Axiochos38, et notamment chez Maxime de Tyr, qui cite, in extenso, Iliade, I, 55 et Odyssée, III, 26-27 et V, 1-2 et 122, pour montrer que les dieux, c’est-à-dire les daimones au sens médioplatonicien du mot, peuvent inspirer aux hommes certaines pensées39. L’idée d’une forme immédiate, non articulée, de communication qui se produit par le simple contact entre les deux intellects, humain et démonique, a probablement son origine dans la théorie platonicienne d’une 35 Cf. Platon, Timée, 67 b, trad. cit., p. 178 ; Stoicorum Veterum Fragmenta, I, 74, éd. H. von Arnim, Teubner, Leipzig 1903, p. 21. Sur φωνή dans le médioplatonisme, cf. J. Mansfeld, « “Illuminating what is Thought”. A Middle Platonist placitum on “Voice” in Context », Mnemosyne 58, 2005, p. 358-407. 36 Jamblique, Protreptique, éd. et trad. É. des Places, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1989, p. 138, 27 : τὸ δὲ ἀνέμων πνεόντων τὴν ἠχὼ προσκύνει. Cf. Aristoxène, Πυθαγορικαὶ Ἀποφάσεις, apud Stobée, I, 6, 18, éd. C. Wachsmuth, Ioannis Stobaei Anthologium, t. I, Weidmann, Berlin 1884, p. 89, 10-14. 37 Élien, Varia historia, IV, 17, dans Varia historia, Epistolae, fragmenta, éd. R. Hercher, Teubner, Leipzig 1866, p. 68, 6-7 : ὁ πολλάκις ἐμπίπτων τοῖς ὠσὶν ἦχος φωνὴ τῶν κρειττόνων, cité et commenté par M. Detienne, De la pensée religieuse à la pensée philosophique. La notion de « daïmôn » dans le pythagorisme ancien, Les Belles Lettres, Paris 1963, p. 50-51. 38 Ps.-Platon, Axiochos, 371 c, éd. et trad. J. Souilhé, dans Platon. Œuvres complètes, t. XIII/3, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1930 (1962), p. 148 : ὅσοις μὲν οὖν ἐν τῷ ζῆν δαίμων ἀγαθὸς ἐπέπνευσεν, εἰς τὸν τῶν ἐυσεβῶν χῶρον οἰκίζονται, « Ceux qui ont écouté durant leur vie les inspirations d’un bon démon vont résider au séjour des hommes pieux ». 39 Maxime de Tyr, Dialexeis, VIII, 5, Trapp p. 64-65.
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réductibilité de tous les sens au sens tactile (Timée, 45 b-d), théorie fondée sur la conception selon laquelle les cinq sens reposent sur un contact direct entre deux matières, l’air et les différentes parties du corps. Parce que la vue est conçue sous la forme d’un toucher subtil, l’intellection peut être considérée, mutatis mutandis, comme une espèce particulière de « toucher »40. Ce qui explique pourquoi un lexique relevant du registre du toucher a pu être employé pour désigner une espèce immatérielle de communication. Une distinction similaire à celle utilisée par Plutarque pour distinguer entre un toucher corporel et un toucher intellectif a été opérée par Platon pour opposer le contact avec les réalités intelligibles, le « toucher mystique »41, aux formes communes de contact corporel. Une telle distinction, très proche de celle exposée dans le De genio Socratis, se retrouve dans Critias, 109 c, où le contact immatériel est associé précisément à l’influence discrète exercée par les daimones sur les hommes qu’ils protègent. Les dieux gouvernent les hommes, leurs troupeaux (cf. Lois, IV, 713 d), en les « touchant » par la persuasion, à la différence des bergers qui utilisent le « coup » (πληγή) de bâton : Ils [sc. les dieux] n’usaient pas de corps pour exercer une contrainte sur des corps, comme les bergers qui mènent leurs troupeaux à coups de bâton, mais ils les gouvernaient en se tenant là d’où il est le plus facile de gouverner un vivant. Tel le pilote qui du haut de la poupe gouverne son navire, les dieux s’attachèrent (ἐφαπτόμενοι) à conduire l’âme par la persuasion comme avec un gouvernail selon le dessein qui était le leur42.
40 Comme l’a montré L. Brisson, « L’intelligible comme source ultime d’évidence chez Platon», dans C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), L’Harmattan, Paris-Montréal 1997, p. 95-112, spéc. p. 106. 41 Cf. Platon, Banquet, 212 a, trad. L. Brisson, p. 158 : [...] τίκτει οὐκ εἴδωλα ἀρετῆς, ἅτε οὐκ εἰδώλου ἐφαπτομένῳ, ἀλλὰ ἀληθῆ, ἅτε τοῦ ἀληθοῦς ἐφαπτομένῳ, « [...] il sera en mesure d’enfanter non point des images de la vertu, car ce n’est pas une image qu’il touche, mais des réalités véritables, car c’est la vérité qu’il touche » ; Phèdre, 253 a, trad. L. Brisson, Flammarion, collection « GF », Paris 1989, p. 128 : πρὸς τὸν θεὸν βλέπειν, καὶ ἐφαπτόμενοι αὐτοῦ τῇ μνήμῃ ἐνθουσιῶντες, « [...] parce que c’est pour eux une nécessité de tenir leur regard tendu vers ce dieu. Puis, quand, par le souvenir, ils l’atteignent, ils sont possédés par le dieu » ; Phédon, 79 d, trad. M. Dixsaut, Flammarion, collection « GF », Paris 1991, p. 242 : [...] περὶ ἐκεῖνα ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὡσαύτως ἔχει, ἅτε τοιούτων ἐφαπτομένη, « [...] dans la proximité de ces êtres, elle reste toujours semblablement même qu’elle-même, puisqu’elle est à leur contact » ; République, VI, 490 b, trad. G. Leroux, Flammarion, collection « GF », Paris 2002, p. 323 : [...] οὐδ᾿ ἀπολήγοι τοῦ ἔρωτος, πρὶν αὐτοῦ ὃ ἔστιν ἑκάστου τῆς φύσεως ἅψασθαι ᾧ προσήκει ψυχῆς ἐφάπτεσθαι τοῦ τοιούτου, « [...] et son amour n’a de cesse qu’il n’ait saisi l’être de chaque nature en elle-même, par cette partie de son âme qui est apte à entrer en contact avec cette réalité ». 42 Platon, Critias, 109 c, trad. L. Brisson, Flammarion, collection « GF », Paris 1992, p. 358 : πλὴν οὐ σώμασι σώματα βιαζόμενοι, καθάπερ ποιμένες κτήνη πληγῇ νέμοντες, ἀλλ’ ᾗ μάλιστα εὔστροφον ζῷον, ἐκ πρύμνης ἀπευθύνοντες, οἷον οἴακι πειθοῖ ψυχῆς ἐφαπτόμενοι κατὰ τὴν αὐτῶν διάνοιαν.
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Il est fort possible que Plutarque se soit inspiré de ce texte où l’on retrouve également l’image du daimōn-pilote de l’âme employée dans le De genio Socratis, 588 E-F43. La théorie d’une inspiration démonique non articulée avancée par Plutarque dans le De genio Socratis fut reprise et développée par Jamblique et Proclus. Dans la section du De mysteriis consacrée au daimōn personnel, Jamblique expose, dans un commentaire libre du passage du livre X de la République relatif au choix du daimōn par l’âme avant la réincarnation, la manière dont le daimōn s’attache à l’âme humaine et dont il la gouverne durant la vie terrestre : [...] quand l’âme le [sc. le daimōn personnel] choisit pour guide (ἡγεμόνα), aussitôt le daimōn réalise l’accomplissement des vies de l’âme et la lie (συνδεῖ) au corps lorsqu’elle descend dans le corps, dirige (ἐπιτροπεύει) son être vivant commun, mène (κατευθύνει) lui-même droitement le principe vital particulier de l’âme, et tous nos raisonnements, nous les concevons parce qu’il nous en donne les principes, et nous faisons ce que lui-même amène à notre intellect (ἐπὶ νοῦν ἀγῇ), et il gouverne (κυβερνᾷ) les hommes jusqu’à ce que, par la théurgie hiératique, nous établissions un dieu comme surveillant et guide de notre âme (ἔφορον ἐπιστήσωμεν καὶ ἡγεμόνα τῆς ψυχῆς)44.
On retient de cet exposé l’affirmation, particulièrement significative pour notre propos, selon laquelle « tous nos raisonnements, nous les concevons parce qu’il [sc. le daimōn] nous en donne les principes (τὰς ἀρχὰς), et nous faisons ce que lui-même amène à notre intellect (πράττομέν τε τοιαῦτα οἷα ἂν αὐτὸς ἡμῖν ἐπὶ νοῦν ἀγῇ) ». Jamblique semble faire allusion à une forme d’inspiration démonique analogue à celle décrite par Plutarque dans le De genio Socratis : chez Jamblique, comme chez Plutarque, le daimōn conduit (ἄγει) l’âme par les pensées qu’il insuffle au νοῦς (cf. De genio Socratis, 588 E : ὁ δὲ τοῦ κρείττονος νοῦς ἄγει τὴν εὐφυᾶ ψυχὴν ἐπιθιγγάνων τῷ νοηθέντι). La théorie du De mysteriis présente néanmoins une différence notable par rapport 43 On la retrouve aussi chez Plotin, Traité 15 (III, 4), 6, 47-49, trad. M. Guyot, dans Traités 7-21, introd., trad. et notes L. Brisson et alii, Flammarion, collection « GF », Paris 2003, p. 350 : ἐπιβαίνει οὖν μετὰ τούτου τοῦ δαίμονος ὥσπερ σκάφους τοῦδε τοῦ παντὸς πρῶτον, « accompagnée de ce daimōn, elle [sc. l’âme] s’embarque donc d’abord sur cet univers comme sur un navire ». 44 Jamblique, De mysteriis, 9, 6, éd. G. Parthey, Nicolai, Amsterdam 1857 (réimpr. Hakkert 1965 [désormais désigné par Parthey]), p. 280, 10 - 281, 4 ; trad. M. Broze et C. Van Liefferinge, Les mystères d’Égypte. Réponse d’Abamon à la Lettre de Porphyre à Anébon, Ousia, Bruxelles 2009 (désormais désigné par trad. Broze-Van Liefferinge), p. 167 : ὃν ἐπειδὰν ἕληται ἡ ψυχὴ ἡγεμόνα, εὐθὺς ἐφέστηκεν ὁ δαίμων ἀποπληρωτὴς τῶν βίων τῆς ψυχῆς, εἰς τὸ σῶμά τε κατιοῦσαν αὐτὴν συνδεῖ πρὸς τὸ σῶμα, καὶ τὸ κοινὸν ζῷον αὐτῆς ἐπιτροπεύει, ζωήν τε τὴν ἰδίαν τῆς ψυχῆς αὐτὸς κατευθύνει, καὶ ὅσα λογιζόμεθα, αὐτοῦ τὰς ἀρχὰς ἡμῖν ἐνδιδόντος διανοούμεθα, πράττομέν τε τοιαῦτα οἷα ἂν αὐτὸς ἡμῖν ἐπὶ νοῦν ἀγῃ, καὶ μέχρι τοσούτου κυβερνᾷ τοὺς ἀνθρώπους, ἕως ἂν διὰ τῆς ἱερατικῆς θεουργίας θεὸν ἔφορον ἐπιστήσωμεν καὶ ἡγεμόνα τῆς ψυχῆς.
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à celle de Plutarque et à la tradition médioplatonicienne de l’inspiration démonique. Selon Jamblique, le daimōn ne gouverne pas l’âme par des injonctions fulgurantes, comme c’était le cas pour le daimōn de Socrate, mais par une direction permanente et globale qui concerne l’ensemble de la « vie particulière de l’âme » (ζωήν τε τὴν ἰδίαν τῆς ψυχῆς) et qui rend possible l’activité de la raison par les principes (ἀρχαί) qu’il établit dans l’intellect. L’origine de cette représentation devrait être cherchée, probablement, dans une interprétation de l’étymologie δαίμονες → δαήμονες (Cratyle, 398 b) qui attribue aux daimones la connaissance de nos pensées45, et notamment dans un développement particulier de cette interprétation, attesté chez Porphyre, selon lequel l’homme pratique le bien ou le mal selon qu’il reçoit dans son âme les dieux ou le mauvais daimōn46. Plus réceptif que Jamblique à la tradition exégétique médioplatonicienne, Proclus a replacé la conception de l’inspiration « démonique » dans le cadre du thème traditionnel de la voix du daimōn de Socrate47. Sur les traces de Plutarque, Proclus privilégie ces témoignages selon lesquels le δαιμόνιον σημεῖον était une φωνή que seul Socrate était capable de percevoir48, et conçoit cette communication sous la forme d’une ἐπίπνοια que Socrate percevait par sa pensée (διάνοια)49. Proclus rejoint encore Plutarque lorsqu’il conçoit cette inspiration sous la forme d’une « illumination » 45 Ps.-Platon, Épinomis, 985 a, des Places, p. 149 : [...] μετέχοντα δὲ φρονήσεως θαυμαστῆς, ἅτε γένους ὄντα εὐμαθοῦς τε καὶ μνήμονος, γιγνώσκειν μὲν σύμπασαν τὴν ἡμετέραν αὐτὰ διάνοιαν λέγωμεν, « [les daimones] participent à une intelligence admirable, parce qu’ils apprennent facilement et ont la mémoire en partage ; qu’ils connaissent toutes nos pensées ». Cf. Porphyre, Lettre à Marcella, 21, éd. et trad. É. des Places (avec un appendice de A.-Ph. Segonds), Vie de Pythagore. Lettre à Marcella, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1982, p. 118, 20-22 ; Augustin, De diuinatione daemonum, 3-5, éd. J. P. Migne, Patrologia Latina, t. XL, Migne, Paris 1841, col. 584-586. 46 Porphyre, Lettre à Marcella, 21, des Places p. 118, 9-14 : ὅπου δ᾿ ἂν λήθη παρεισέλθῃ θεοῦ, τὸν κακὸν δαίμονα ἀνάγκη ἐνοικεῖν. χώρημα γὰρ ἡ ψυχή, ὥσπερ μεμάθηκας, ἢ θεῶν ἢ δαιμόνων, καὶ θεῶν μὲν συνόντων πράξει τὰ ἀγαθὰ καὶ διὰ τῶν λόγων καὶ διὰ τῶν ἔργων, ὑποδεξαμένη δὲ ψυχὴ τὸν κακὸν σύνοικον διὰ πονηρίας πάντα ἐνεργεῖ, « Mais là où s’introduit l’oubli de Dieu le mauvais démon nécessairement s’installe ; car “l’âme”, tu l’as appris, “est le domicile ou de dieux ou de démons”. Si elle loge des dieux, elle pratiquera le bien par ses discours et par ses œuvres ; a-t-elle accueilli le mauvais hôte, elle fait tout avec perversité ». Cf. aussi Corpus hermeticum, XVI, 14-15, éd. A.-D. Nock, trad. A.-J. Festugière, t. II : Traités XIII-XVIII. Asclépius, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1946, p. 236. 47 Proclus, Commentaire sur le Premier Alcibiade, 79, 17-80, 22, Segonds p. 65-66. 48 Ibid., 79, 17-20, p. 65 : « Voilà donc le premier caractère distinctif que le discours a reconnu au daimōn de Socrate (τῷ Σωκράτους δαιμονίῳ) ; le deuxième c’est que Socrate percevait une voix qui procédait du daimōn (φωνῆς τινὸς ἀπ’ αὐτοῦ προιούσης ἐπῃσθάνετο). Et de fait, dans le Théagès et dans le Phèdre voici ce qui est dit par Socrate » ; cf. ibid., 80, 1 ; cf. aussi Hermias, In Platonis Phaedrum scholia, Couvreur p. 68, 2 sqq. (sur Phèdre, 242 c). 49 Proclus, Commentaire sur le Premier Alcibiade, 80, 4-6, Segonds p. 65 : Λεκτέον δὴ ὅτι πρώτως μὲν κατὰ τὴν ἐαυτοῦ διάνοιαν ὁ Σωκράτης καὶ τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην ἀπήλαυε τῆς ἐπιπνοίας τοῦ δαίμονος, « Il faut dire que c’est primordialement dans son intelligence et dans sa science des êtres que Socrate bénéficiait de l’inspiration de son daimōn ».
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(ἔλλαμψις) ou d’une « lumière » (φῶς). Plutarque compare le contact entre le daimōn et le νοῦς humain avec les reflets de la lumière50, car, explique Simmias, « la manière dont nous communiquons nos pensées par le moyen du langage parlé (διὰ φωνῆς) ressemble à un tâtonnement dans les ténèbres, tandis que les pensées (νοήσεις) des daimones, qui sont lumineuses, brillent (ἐλλάμπουσιν) dans l’âme des hommes démoniques »51. Le langage des daimones semble représenter une forme idéale, non articulée, de communication, dépourvue des carences et des ambiguïtés du langage discursif et dont l’évidence rend superflue la médiation du σημεῖον. Chez Proclus, l’ἔλλαμψις du daimōn atteint l’âme de Socrate par son νοῦς pour s’étendre ensuite à travers toute son âme jusqu’à la sensation (αἴσθησις) : [...] car il est évident que, bien que l’action du daimōn soit identique, la raison (ὁ λόγος) bénéficie du don d’une façon, l’imagination (ἡ φαντασία) d’une autre et la sensation (ἡ αἴσθησις) d’une autre encore, et que chacun des éléments nous constituant pâtit et est mis en branle sous l’effet du daimōn sur son mode propre52.
Proclus s’écarte ainsi de Plutarque en ce qu’il considère que l’ἔλλαμψις du daimōn atteint non seulement la partie supérieure de l’âme, mais aussi ses parties inférieures, conception qui s’accorde avec l’idée, que Proclus emprunte sans doute à Jamblique, selon laquelle le daimōn exerce son influence non seulement sur le νοῦς, mais aussi sur les autres parties de l’âme et sur le corps. Quoique Jamblique n’ait pas mis la notion d’ἔλλαμψις en relation avec le daimōn personnel, la conception selon laquelle la lumière qui procède des réalités premières affecte l’âme dans sa totalité et l’ensemble de ses puissances provient du De mysteriis53. 50 Plutarque, Le démon de Socrate, XX, 589 B, 4-7, Hani p. 105 : οὕτως οὐκ ἂν οἶμαι δυσπείστως ἔχοιμεν ὑπὸ νοῦ κρείσσονος νοῦν καὶ ψυχῆς θειοτέρας ἄγεσθαι θύραθεν ἐφαπτομένης ἣν πέφυκεν ἐπαφὴν λόγος ἴσχειν πρὸς λόγον ὥσπερ φῶς ἀνταύγειαν, « Dans ces conditions, il n’est pas difficile, à mon avis, de croire qu’un esprit puisse être guidé par un esprit supérieur, et une âme par une âme plus divine qui de l’extérieur entre en contact avec elle, à la manière dont la raison entre en contact avec une autre raison, comme la lumière avec son reflet ». 51 Ibid., p. 589 B, Hani p. 105. 52 Proclus, Commentaire sur le Premier Alcibiade, 80, 14-17, Segonds p. 65 : δῆλον γὰρ ὅτι τοῦ αὐτοῦ ὄντος ἐνεργήματος ἄλλως μὲν ὁ λόγος ἀπολαύει τῆς δόσεως, ἄλλως δὲ ἡ φαντασία, ἄλλως δὲ ἡ αἴσθησις, καὶ ἕκαστον τῶν ἐν ἡμῖν ἰδίως πάσχει καὶ κινεῖται παρὰ τοῦ δαίμονος ; et aussi 80, 9-13. 53 Cf. Jamblique, De mysteriis, 3, 14, Parthey p. 132, 9-17 ; trad. Broze-Van Liefferinge, p. 88 : πᾶν δὴ καὶ τοῦτο ὃ λέγεις τῆς μαντείας γένος πολυειδὲς ὂν μιᾷ συνείληπται δυνάμει, ἣν ἄν τις φωτὸς ἀγωγὴν ἐπονομάσειεν. Αὕτη δή που τὸ περικείμενον τῇ ψυχῇ αἰθερῶδες καὶ αὐγοειδὲς ὄχημα ἐπιλάμπει θείῳ φωτί, ἐξ οὗ δὴ φαντασίαι θεῖαι καταλαμβάνουσι τὴν ἐν ἡμῖν φανταστικὴν δύναμιν, κινούμεναι ὑπὸ τῆς βουλήσεως τῶν θεῶν. ὅλη γὰρ ἡ ζωὴ τῆς ψυχῆς καὶ πᾶσαι αἱ ἐν αὐτῇ δύναμεις ὑποκείμεναι τοῖς θεοῖς κινοῦνται, « Tout ce genre de mantique dont tu parles, tout en étant multiforme, est embrassé par une seule puissance, que l’on pourrait appeler adduction de lumière. Celle-ci fait resplendir d’une lumière divine le véhicule éthéré et rayonnant qui entoure l’âme. De là, des images divines s’emparent de la faculté d’imaginer qui est en nous, mises en mouvement par la
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Conclusion À partir du iie siècle de notre ère, la figure littéraire du daimōn de Socrate, transformée par l’exégèse médioplatonicienne en daimōn personnel, devient progressivement un article de foi, et la question de la nature de la voix du daimōn se pose alors avec acuité à un moment où la communication avec le daimōn personnel devient une sorte de « religion personnelle » du sage platonicien. Les opinions divergent seulement au sujet de la nature de cette communication. L’examen des opinions relatives à cette question a permis d’opérer une distinction, à l’intérieur de la tradition médioplatonicienne et néoplatonicienne, entre un courant de pensée qui assimile la voix des daimones à une espèce de divination, plus précisément à un phénomène de clédonomancie, et un autre courant selon lequel la voix des daimones représente un genre idéal de langage, non articulé, conçu sous la forme d’une illumination intellectuelle. Le premier courant de pensée, illustré par des auteurs comme Xénophon, Plutarque (qui exprime par l’intermédiaire d’un personnage une opinion à laquelle il n’adhère pas), Alcinoos, Maxime de Tyr, Calcidius et Hermias, apporte à la question de la nature de la voix des daimones une solution relativement commode selon laquelle les paroles des daimones ne seraient rien d’autre que des paroles ordinaires, mais investies d’une signification prophétique que seuls les sages seraient capables de discerner. Selon cette interprétation, la communication avec les daimones, analogue à l’oniromancie qui en représente le complément nocturne, relève de l’interprétation et représente une virtualité du langage humain. La « voix des démons » est inscrite dans la polysémie intrinsèque du discours, puisque, au moins théoriquement, toute parole est susceptible de se convertir en prophétie. La seconde interprétation, avancée par Plutarque et développée par Jamblique et Proclus, dissocie nettement le langage des daimones du langage ordinaire. Par opposition à ce dernier, le langage des daimones serait composé des paroles non articulées qui passent de l’intellect du daimōn à l’intellect humain sans la médiation de la voix. Conçu comme une forme de communication extra-sensorielle, le langage des daimones s’adresse à une élite spirituelle apte à le recevoir et à le comprendre. Qu’elle soit associée à une technique exégétique ou à une expérience mystique, la « voix des démons » représente pour les philosophes médioplatoniciens et néoplatoniciens une forme de communication personnelle avec le divin étroitement liée au mode de vie philosophique, ce qui en fait une des marques distinctives du sage platonicien. volonté des dieux. En effet, le principe vital de l’âme dans son ensemble, et toutes les puissances qui sont en lui se meuvent, soumis aux dieux, selon la volonté de ceux qui la guident » ; cf. ibid., 3, 14, p. 132, 2 - p. 134, 20, et 1, 12, p. 40, 19 - p. 41, 4.
L’étymologie dans la procession de l’Étant à partir de l’Un et dans la remontée de l’âme jusqu’à l’Un selon Plotin* Luciana Gabriela Soares Santoprete
Le Traité 32 (V, 5), 5, 14 - 6, 1 Dans les passages du Traité 32 (V, 5) qui seront l’objet de cette étude, Plotin vise à mettre en lumière le caractère de l’Un à la fois transcendant et producteur de toute chose. Pour ce faire, il analyse comparativement la dérivation étymologique des termes appartenant à la sphère de l’être à partir du terme ἕν (un), et la description de la constitution de l’Étant premier à partir de l’Un. Notre but ici sera de montrer que, par cette démonstration, Plotin considère que l’étymologie constitue une preuve, d’une part, de la génération de l’Étant à partir de l’Un et, d’autre part, de la possibilité pour l’âme de remonter jusqu’à l’Un. Voici le passage en question : Chapitre 5 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28
καὶ τὸ εἶναι δὲ τοῦτο – ἡ τῆς οὐσίας δηλωτικὴ ὀνομασία – ἀπὸ τοῦ ἓν εἴ τις λέγοι γεγογέναι, τάχ ̓ ἂν τύχοι τοῦ ἀληθοῦς. τὸ γάρ τοι λεγόμενον ὂν τοῦτο πρῶτον ἐκεῖθεν οἷον ὀλίγον προβεβηκὸς οὐκ ἠθέλησεν ἔτι πρόσω ἐλθεῖν, μεταστραφὲν δὲ εἰς τὸ εἴσω ἔστη, καὶ ἐγένετο οὐσία καὶ ἑστία ἁπάντων. οἷον ἐν φθόγγῳ ἐναπερείσαντος αὐτὸν τοῦ φωνοῦντος ὑφίσταται τὸ ἓν δηλοῦν τὸ ἀπὸ τοῦ ἑνὸς καὶ τὸ ὂν σημαῖνον τὸ φθεγξάμενον, ὡς δύναται. οὕτω τοι τὸ μὲν γενόμενον, ἡ οὐσία καὶ τὸ εἶναι, μίμησιν ἔχοντα ἐκ τῆς δυνάμεως αὐτοῦ ῥυέντα. ἡ δὲ ἰδοῦσα καὶ ἐπικινηθεῖσα τῷ θεάματι μιμουμένη ὃ εἶδεν ἔρρηξε φωνὴν τὴν “ὄν” καὶ “τὸ εἶναι” καὶ “οὐσίαν” καὶ “ἑστίαν”. οὗτοι γὰρ οἱ φθόγγοι θέλουσι σημῆναι τὴν ὑπόστασιν γεννηθέντος ὠδῖνι τοῦ φθεγγομένου ἀπομιμούμενοι, ὡς οἷόν τε αὐτοῖς, τὴν γένεσιν τοῦ ὄντος.
* Je voudrais exprimer ma gratitude vis-à-vis du Centre Jean Pépin (CNRS-UMR 8230), du LabEx Hastec (Histoire et anthropologie des savoirs, des techniques et des croyances), de l’Institut d’études avancées de Nantes, de la Alexander von Humbold-Stiftung, et de l’accueil du Professeur Christoph Horn à la Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, qui m’ont permis de préparer le présent volume collectif et cet article dans les meilleures conditions.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 153-179 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114837
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Chapitre 6 1 Ἀλλὰ ταῦτα μέν, ὥς τις ἐθέλει, λελέχθω.
Et si l’on dit que « εἶναι » (être) – la dénomination [15] qui exprime l’essence (οὐσία) – provient de « ἕν » (un), [16] peut-être atteindra-t-on le vrai. Car en effet, ce [17] premier qu’on appelle « ὄν » (étant), s’est en quelque sorte projeté, de là-bas, un peu en avant, il n’a pas voulu aller [18] plus loin, s’est retourné vers son for intérieur, s’est fixé et est devenu [19] « οὐσία » (essence), c’est-à-dire « ἑστία » (foyer) de tous les étants. Par exemple, lorsque l’on profère le son et que [20] le locuteur marque bien l’accent, cela fait apparaître le son « ἕν » (un) qui révèle que celui-ci [21] dérive de l’Un et cela fait apparaître le son « ὄν » (étant) qui signifie ce que l’on a énoncé autant que cela est possible. [22] Ainsi, assurément, ce qui advient, c’est-à-dire l’essence (ἡ οὐσία) et l’être (τὸ εἶναι), possède [23] une imitation parce qu’il découle de sa puissance. L’essence une fois qu’elle a vu ce qui la précède [24] et qu’elle a été agitée par ce spectacle pour imiter ce qu’elle a vu, fait retentir [25] par sa voix : « ὄν » (étant) et « τὸ εἶναι » (l’être) et « οὐσία » (essence) et « ἑστίαν » (foyer) [26]. En effet, ces sons veulent signifier la venue à l’existence de ce qui est né , [27] par l’effort d’enfantement de l’instance qui s’exprime, en imitant, autant qu’ils [28] peuvent, la production de l’étant. 6. [1] Admettons, comme on le souhaite, que de telles considérations soient énoncées1. La dérivation de « εἶναι » à partir de « ἕν » et la constitution de l’Étant Premier (32, 5, 14-19) Afin de justifier que l’être est la trace de l’Un, idée affirmée en 32, 5, 13-14, Plotin argumente en 32, 5, 14-16, que cette provenance peut être attestée dans le terme même que nous utilisons pour désigner l’être, car l’analyse étymologique de εἶναι (être) montre qu’il tire son origine de la racine ἕν (un). Plotin précise que εἶναι constitue la dénomination qui exprime l’essence (οὐσία), ce qui explique que ces deux termes soient employés 1 Texte grec de P. Henry et H.-R. Schwyzer, Plotini Opera (editio minor), t. II, Oxford 1977, p. 244-245 avec deux modifications de ponctuation aux lignes 19 (ἁπάντων. au lieu de ἁπάντων.) et 23 (ῥυέντα. au lieu de ῥυέντα.). Traduction tirée de notre thèse de doctorat intitulée Plotin, « Traité 32 (V, 5). Sur l’Intellect, que les intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect et sur le Bien » : Introduction, traduction, commentaire et notes, 2 t., 863 p. (EPHE, sous la direction de Philippe Hoffmann, Paris 2009), p. 199-203, laquelle sera publiée prochainement : Plotin, Traité 32 (V, 5), Vrin, collection « Les écrits de Plotin », Paris.
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alternativement dans 32, 5, 14-28. Il vise alors à démontrer que la sphère des mots et des sons reproduit le processus de dérivation qui prend place dans la sphère de la réalité. Pour ce faire, il décrit en 32, 5, 16-19, la constitution de l’Étant premier (ὄν), sa procession de l’Un et sa conversion vers Lui, parce que l’Étant premier constitue le genre suprême de l’être, étant donné qu’il possède la plus haute unité après l’Un lui-même. En effet, l’Étant (ὄν) ou, en d’autres termes, l’être de l’Intellect, est ainsi parce qu’il est celui qui s’est le moins éloigné de l’Un car il ne s’est pas tourné vers ce qui suit mais est resté proche de son principe. Plotin explique que l’Intellect s’est en quelque sorte projeté un peu en avant à partir de là-bas (ἐκεῖθεν οἷον ὀλίγον προβεβηκὸς) à savoir de l’Un et qu’il n’a pas voulu aller plus loin (οὐκ ἠθέλησεν ἔτι πρόσω ἐλθεῖν), mais il s’est retourné vers l’intérieur et s’est fixé (μεταστραφὲν δὲ εἰς τὸ εἴσω ἔστη) en devenant (ἐγένετο) à ce moment-là « οὐσία » (essence), c’est-à-dire « ἑστία ἁπάντων » (foyer de tous les étants). Les trois moments de la génération de l’Intellect à partir de l’Un Dans cette description de la genèse de l’Intellect à partir de l’Un, nous pouvons distinguer trois moments « logiques » et non pas chronologiques, car la génération de l’Intellect par l’Un constitue un processus éternel et toujours présent qui transcende le temps. Ainsi, le premier moment, marqué par l’éloignement de l’Un, correspond à la phase où l’Intellect est une activité noétique mais indéterminée car il ne possède pas un objet défini. Le deuxième et le troisième moments, caractérisés respectivement par le retournement vers l’Un et sa fixation et sa constitution en tant qu’essence et foyer des étants, correspondent à la phase où l’Intellect devient à la fois Intellect et intelligible, un et multiple, identique à la totalité des étants qui sont les formes intelligibles et, de ce fait, connaissance proprement intellectuelle comme il a été déjà écrit dans le Traité 11 (V, 2), 1, 9-13 : Ce qui est engendré se retourne vers lui (= l’Un), il est fécondé, et tournant son regard vers lui, devient Intellect ; son arrêt, par rapport à l’Un, produit l’étant ; et son regard tourné vers lui, produit l’Intellect. Et puisqu’il s’est arrêté pour le regarder, il devient à la fois Intellect et étant2.
Ces trois moments sont explicités de manière détaillée par Pierre Hadot qui montre d’ailleurs que Plotin donne à l’Étant une priorité conceptuelle sur l’Intellect. 2 Traduction légèrement modifiée d’É. Bréhier, Ennéades, éd. et trad. É. Bréhier, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1931, t. V, p. 33.
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Tout d’abord un rayonnement indistinct se produit à la suite de l’Un. Il s’agit d’une altérité, d’une Vie indéfinie, d’un état de puissance qui n’est pas encore l’Intellect [cf. 38 (VI, 7), 16, 14 et 49 (V, 3), 11, 15]. Ensuite, cette indétermination, sous l’attraction de l’Un, se retourne vers celui-ci et se délimite. C’est le début de la genèse des Formes. En une troisième phase, le mouvement s’achève par la réalisation de la totalité des Formes et par la constitution de l’Intellect qui prend conscience du fait qu’il est identique à la totalité des Formes [cf. 38 (VI, 7), 16, 19-20]. On pourrait aussi décrire ce processus en disant que ce qui émane de l’Un devient à la fois Intelligible (c’est ce que l’Intellect voit parce qu’il ne peut voir l’Un) et Intellect (car il voit un intelligible au lieu de voir l’Un). Mais l’Intellect ne peut se constituer comme Intellect que parce qu’il a quelque chose avant lui, pas seulement l’Un, mais l’émanation de l’Un qui va devenir le système des Formes. Ce qui est avant l’Intellect, son principe, dit Plotin [cf. 38 (VI, 7), 16, 3335], c’est, d’une part, ce qu’il était avant d’être rempli par les Formes, donc son état non intellectuel, et c’est, d’autre part, l’Un3. Plotin s’est exprimé dans le Traité 10 (V, 1), 6, sur la manière dont l’Un n’est pas demeuré en lui-même et comment de lui, qui est simple et ne se meut pas, l’Intellect et sa multiplicité sont venus à l’existence. Ainsi dit-il : « si donc il y a un second terme après l’Un, il faut qu’il existe sans que l’Un se meuve, sans qu’il s’y incline, sans qu’il le veuille, et en un mot sans aucun mouvement ». Il faut alors concevoir cette procession de l’Intellect à partir de l’Un comme « un rayonnement qui vient de l’Un, de lui qui reste immobile, comme la lumière resplendissante qui environne le soleil naît de lui bien qu’il soit toujours immobile »4 parce que : tous les êtres d’ailleurs, tant qu’ils subsistent, produisent nécessairement autour d’eux, de leur propre essence, une réalité qui tend vers l’extérieur et dépend 3 Cf. P. Hadot, « La conception plotinienne de l’identité entre l’intellect et son objet. Plotin et le De Anima d’Aristote », dans G. Romeyer-Dherbey (éd.), Corps et Âme, Sur le De Anima d’Aristote, Vrin, collection « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris 1996, p. 367-376, spéc. p. 375 (repris dans Plotin, Porphyre : Études néoplatoniciennes, Les Belles Lettres, collection « L’âne d’or », Paris 1999, p. 267-278). Cf. aussi le commentaire ad loc. de P. Hadot [Plotin, Traité 38 (VI, 7), Éditions du Cerf, collection « Les écrits de Plotin », Paris 1988] à ces passages du Traité 38 (VI, 7) et son tableau récapitulatif des pages 264-265. Pour une étude approfondie sur la genèse du Deuxième Principe à partir du Premier, cf. H. Guyot, « La génération de l’Intelligence par l’Un chez Plotin », Revue néo-scolastique vol. 12, no 45, 1905, p. 55-59 ; J. Igal, « La genesis de la inteligencia en un pasaje de las Enéadas de Plotino (V, 1, 7, 4-35) », Emerita 39, 1971, p. 129-157 ; M. I. Santa Cruz, « Sobre la generación de la inteligencia en las Enéadas de Plotino », Helmantica 30, 1979, p. 287-315 ; J. Moreau, « L’Un et les êtres selon Plotin », Giornale di metafisica 11, 1956, p. 204-224 ; A. Lloyd, « Plotinus on the Genesis of Thought and Existence », Oxford Studies in Ancient Philosophy 5, 1987, p. 155-186. 4 Cette comparaison entre l’ἐνέργεια qui coule de l’Un et la lumière qui émane du soleil sera aussi formulée dans le Traité 49 (V, 3), 12, 40.
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de leur pouvoir actuel (ἐκ τῆς αὐτῶν οὐσίας ἀναγκαίαν τὴν περὶ αὐτὰ πρὸς τὸ ἔξω αὐτῶν ἐκ τῆς παρούσης δυνάμεως δίδωσιν αὐτῶν ἐξηρτημένην ὑπόστασιν) ; cette réalité est comme une image des êtres dont elle est née (εἰκόνα οὖσαν οἷον ἀρχετύπων ὧν ἐξέφυ).
Nous pouvons songer que l’inclination de l’Étant (ὄν) à tendre vers l’extérieur de l’Un décrite dans 32, 5, 16-19, se justifie selon Plotin par l’analyse étymologique de ce mot proposée par Platon (Cratyle, 421 b-c), selon lequel il est possible de comprendre que l’étant, ou encore, l’essence, est « ce qui va » ou « ce qui se met en mouvement » : Quant à ὄν (« étant »), c’est-à-dire οὐσία (« essence »), le nom dit la même chose qu’ἀληθής (’vrai’), en reprenant un ἰῶτα : en effet ὄν est le signe pour ἰόν (« allant ») et à l’inverse, le non-étant (οὐκ ὄν) est OUKION – c’est le nom même que certains lui donnent5.
Comme l’explique Catherine Dalimier : L’ensemble ouki-ón (’non-étant’) prononcé et écrit sans intervalle entre les mots se confond avec ouk-ión (’n’allant pas’) et avec ou-kión (’ne s’étant pas mis en mouvement’), kión étant participe aoriste d’un verbe homérique kíō, synonyme de iénai (’aller’), et dont Socrate fera plus loin dériver kínēsis [426 c]6.
En outre, dans le chap. 2, 9-13 du Traité 32, nous pouvons remarquer que Plotin s’inspirait de la définition de ἀλήθεια dans ce même passage du Cratyle lorsqu’il concevait le mouvement total et perpétuel de la pensée qui permet à l’Intellect de se réaliser en tant qu’essence, vie et pensée : ἀλήθεια semble aussi la contraction d’autres noms : en effet on a l’impression qu’on a désigné le divin mouvement de l’être par cette locution prédicative « ἀλή-θεια », comme si l’on disait que c’est une ἄλη θεία (« course divine »).
Il est aussi vraisemblable de penser que Plotin s’appuie sur le passage 402 b du Cratyle où il est dit que le nom Kronos s’applique à des « écoulements », probablement en raison de la graphie ancienne de κρονός à savoir κρουνός (« source », « jaillissement »), quand il envisage la procession de l’étant à partir de l’Un comme un « découlement » et qu’il avance en 5, 22-23, que ce qui advient à partir de l’Un « découle (ῥυέντα de ῥέω) de sa puissance ».
5 Platon, Cratyle, trad. C. Dalimier, Flammarion, collection « GF », Paris 1998, p. 146. Toutes les traductions du Cratyle de Platon citées dans cet article ont été tirées de cet ouvrage. 6 Ibid., p. 262, n. 352.
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Notons que, dans le chapitre 3 du Traité 32, Plotin a identifié l’Un et l’Intellect, respectivement, aux dieux Οὐρανός et Κρόνος et que cette filiation est aussi justifiée étymologiquement dans le Cratyle, 396 b. Il est rapporté dans ce passage : Κρόνος signifie le « κόρος de l’esprit » (κόρος τοῦ νοῦ), KOROS non pas au sens de « jeune garçon », mais au sens de la « pureté » qui est la sienne, « l’absence de mélange » de l’esprit. Or Kronos est fils d’Οὐρανός (« esprit gardien »), à ce qu’on dit7.
Catherine Dalimier commente ainsi : […] à côté de l’attique kóros (koûros en ionien) qui signifie « jeune garçon », un élément – kóros (dérivé de koréō = nettoyer) se rencontre couramment comme second terme de composé (sēko-kóros = « balayeur de l’enclos »), chez Homère ; neō-kóros ou za-kóros = « desservant de temple » en attique (cf. kóros et zakóros dans P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque – Histoire des mots, Klincksieck, Paris 1999)8.
Elle déduit donc que : Platon se réfère ici à cet élément, dont il suggère ensuite la synonymie avec oúros (« gardien ») : ainsi un fils qui n’est pas un monstre portant normalement un nom identique à celui de son père (cf. l’exemple d’Astyanax et Hector présenté en 392 e - 393 c), l’on peut voir un rapport d’équivalence entre Οὐρανός et Κόρονος, en s’appuyant sur l’équivalence sémantique -kóros = -ouro (deuxième terme de composé traité comme le nom simple oúros) […]. Toutes ces étymologies s’appuient bien sûr sur la concurrence entre la graphie ancienne O et la graphie nouvelle OU 9.
Nous pouvons encore poser que Plotin justifie le fait que l’étant (ὄν) se fixe (ἔστη) et devient (ἐγένετο) essence (οὐσία) à savoir foyer (ἑστία) de la multiplicité des étants en raison du lien étymologique établi par Platon entre les termes οὐσία et ἑστία dans le Cratyle, 401 c-d, et qu’il semble avoir également à l’esprit le rapport entre le terme ὄν, participe neutre de εἰμί, et le terme οὐσία formé sur ὤν, génitif ὄντος, qui constitue le participe
7 Ibid., p. 97. 8 Ibid., p. 217, n. 109. 9 Ibid. Un examen approfondi du terme Κρόνος dans le Cratyle est donné par D. Robinson,
« Krónos, Korónous and Krounós in Plato’s Cratylus », dans L. Ayres, The Passionate Intellect, Essays on the Transformation of Classical Traditions, Transaction Publishers, New Brunswick-Londres 1995, p. 57-65.
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masculin du verbe εἰμί, tout comme la liaison entre les mots ἔστη (verbe ἵστημι) et ἑστία (ion. ἱστίη)10. Platon déclare dans le Cratyle, 401 c-d : Ainsi, ce que nous appelons οὐσία (essence), certains l’appellent ἐσσία et d’autres ὠσία. Par conséquent, en premier lieu, d’après le second de ces noms ἐσσία, il est logique que l’essence (οὐσία) des choses soit appelée Ἑστία, et de surcroît, parce que nous-mêmes disons de qui a sa part d’οὐσία qu’il régale (ἑστιάω), l’appellation Ἑστία serait correcte. Vraisemblablement, chez nous aussi, l’ancien mot pour dire οὐσία était ἑσσία. En outre, on peut juger des intentions de ceux qui ont établi ces noms en considérant des sacrifices : sacrifier à Hestia la première avant tous les dieux va de soi pour ceux qui ont nommé Ἑστία l’οὐσία (l’essence) de toutes choses. De leur côté, ceux qui l’ont appelée ὠσία pensaient sans doute, à la façon d’Héraclite, que tous les êtres s’en vont et que rien ne demeure : ils pensaient donc que leur cause et leur principe directeur est ce qui pousse (ὠθοῦν), principe qu’on aurait donc eu raison de nommer ὠσία.
De ce fait, Plotin est influencé par l’association faite dans le Cratyle entre οὐσία (essence) et Ἑστία (Hestia) déesse du foyer, laquelle est aussi assimilée par Platon11 à la terre qui reste fixe au centre du monde et qui représente la garantie de sa permanence12. Comme le souligne Catherine Dalimier13, celle-ci constitue la position attribuée au pythagoricien Philolaos qui affirme selon le fr. B 7 : « la première chose ajustée, l’Un, au milieu de la sphère, est appelée HESTIA ». L’affirmation de Platon qu’il faut sacrifier en premier à la déesse Hestia car elle constitue « la première avant tous les dieux » fait encore allusion à ce fragment et donne alors à Hestia une autre origine étymologique qui met en relation le mot ἑστία et celui de ἕν. Catherine Dalimier montre que la désignation de Ἑσ-τία en tant que premier objet de culte se justifie parce que son nom est composé du mot « un » (εἷς, μία, ἕν) qui assume ici une valeur ordinale et du verbe homérique τίω qui veut dire « honorer »14. Ce lien étymologique s’accorde parfaitement au propos de Plotin dans le Traité 32, 5, pour signifier que les termes εἶναι, ὄν, οὐσία et ἑστία, employés pour désigner l’Étant, expriment tous la présence de l’Un car ils se constituent par un processus de
10 Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque – Histoire des mots. Avec un supplément sous la direction d’Alain Blanc, Charles de Lamberterie et Jean-Louis Perpillou, Klincksieck, Paris 1968-1980 (1999), p. 379. 11 Cf. Timée, 40 b-c, et Phèdre, 246 e - 247 a. 12 Sur cette association de la terre avec Hestia, cf. J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », dans Id., Mythe et pensée chez les grecs, La Découverte, Paris 1965 (1996), p. 155-201. 13 Platon, Cratyle, p. 230, n. 167. 14 Ibid., p. 231, n. 170.
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dérivation qui remonte toujours en quelque sorte au terme ἕν, et ils imitent ainsi le processus de dérivation de l’étant à partir de l’Un. Nous pouvons aussi penser que la liaison évoquée dans ce passage du Cratyle entre οὐσία (essence), ἑστιάω (régaler) et Ἑστία (foyer) est interprétée par Plotin à la lumière du Phèdre (247 e), dans lequel il est dit que l’âme qui a « contemplé les autres réalités qui sont réellement, s’en est régalée » (τὰ ὄντα ὄντως θεασαμένη καὶ ἑστιαθεῖσα)15 car, selon Plotin, ces réalités se trouvent au sein même de l’Intellect. En effet, cette définition de l’Intellect en tant que foyer de tous les étants (ἑστία ἁπάντων) doit être reliée aux considérations du chapitre 2, 9-13, de ce même Traité 32 où Plotin affirme qu’il faut rendre à l’Intellect la totalité des étants et le concevoir comme le « socle des étants » (ἕδρα ἔσται τοῖς οὖσι : 32, 2, 11). Plotin décrit encore l’Intellect dans le Traité 43 (VI, 2), 8, 7-8, comme le « foyer de l’essence » (οὐσίας ἑστίαν) et celui dans lequel « les êtres reposent » (ἕστηκεν ἐν αὑτῷ). De même, cette compréhension de l’Intellect en tant que foyer qui contient la totalité des étants s’appuie sur l’interprétation par Plotin du terme κόρος, qui est associé à celui de Κρόνος dans le Cratyle (396 b) en tant que « satiété », et associé au fait que, selon le récit hésiodique, le dieu Kronos dévore ses enfants en les gardant donc tous à l’intérieur de lui. Ainsi, nous sommes d’accord avec R. Ferwerda16 pour dire que Plotin prend au sérieux les dérivations étymologiques du Cratyle de Platon car il s’approprie non seulement des termes qui y sont analysés mais aussi l’idée, explicitée en 423 b - 424 c, selon laquelle nous sommes capables d’imiter avec des lettres et des syllabes cet « en soi » qui appartient à chaque chose, c’est-à-dire sa réalité ou son essence, et que nous pouvons chaque fois voir ainsi ce qui existe (cf. « εἴ τις αὐτὸ τοῦτο μιμεῖσθαι δύναιτο ἑκάστου, τὴν οὐσίαν, γράμμασί τε καὶ συλλαβαῖς, ἆρ’ οὐκ ἂν δηλοῖ ἕκαστον ὃ ἔστιν ; »). Les sons « ἕν » et « ὄν » peuvent être distingués dans le terme εἶναι » (5, 19-21) La traduction de 32, 5, 19-21, est très débattue car Plotin n’explicite pas en 32, 5, 19, le mot εἶναι mais affirme seulement « οἷον ἐν φθόγγῳ ». Pour notre part, comme Jesús Igal, Chiara Guidelli et Richard Dufour par exemple, nous en déduisons qu’en 32, 5, 19-21, Plotin en revient à la comparaison avec notre
15 Platon, Phèdre, 247 e, trad. L. Brisson, Flammarion, collection « GF », Paris 1989. 16 R. Ferwerda, « Plotinus on Sounds. An Interpretation of Plotinus’ Enneads V, 5, 5, 19-27 »,
Dionysius V-VI, 1981-1982, p. 43-57, p. 55.
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langage et à son analyse du terme εἶναι déjà évoquées en 32, 5, 14-1617. Plotin 17 Pour les traductions de 32, 5, 19-21, auxquelles nous nous accordons, cf. la traduction italienne de Chiara Guidelli dans Plotino, Enneadi, trad. M. Casaglia, C. Guidelli, A. Linguiti, F. Moriani, UTET, collection « Classici della filosofia », Turin 1997, t. II, p. 776 : « Ma come nel caso della parola εἶναι (’essere’) in cui, se la pronunciamo marcandone l’accento, possiamo distinguere il suono ἕν (’uno’), che mostra l’origine dall’Uno, e il suono ὄν (’che è’), che significa ciò che viene pronunciato, per quello che è possible » ; la traduction française de R. Dufour dans Plotin, Traités 30-37, introd., trad. et notes L. Brisson, R. Dufour, J. Laurent et J.-F. Pradeau, Flammarion, collection « GF », Paris 2006, p. 149 : « C’est comme ce qui se passe pour le son : lorsque ce qui prononce le mot ’être’ [eînai] le fait en appuyant sur sa prononciation [eîn-ai], il fait entendre le son ’un’ [hén], qui désigne l’origine qu’il tient de l’Un, et le son ’qui est’ [ón], qui signifie, autant que possible, ce qui a produit le son » ; et, la traduction espagnole de Plotino, Enéadas V-VI, introd., trad. et notes J. Igal, Editorial Gredos, collection « Biblioteca clásica Gredos », Madrid 1998, p. 107 : « así como en el caso del vocablo ’Ente’, cuando el hablante lo ha estampado en el aire, el que lo profirió da origen, como puede, a lo que es denotativo de un uno derivado del Uno, – esto es, a lo que significa ’Ente’ – ». La difficulté de la traduction de ces lignes se confirme par les différentes traductions proposées, comme par exemple : Plotinus, Enneads V, introd., trad. et notes A. H. Armstrong, Harvard University Press-Heinemann, collection « Loeb Classical Library », Cambridge-Londres 1984, p. 171 : « It is like what happens in the utterance of the sound : when the utterer presses on it hen is produced which manifests the origin from the One and on [being] signifying that which uttered, as best it can » ; Bréhier, t. V, 1931, p. 97 : « Si, en parlant, on insiste sur le son même des mots, celui qui dit l’Un (én) paraît indiquer ce qui dérive de lui, et désigner l’être (on), autant qu’il est possible » ; Enneadi, éd., trad. et notes G. Faggin, Rusconi, collection « I classici del pensiero », Milan 1992, p. 871 : « Se, parlando, uno sta attento al suono, accade che il termine to hen gli mostra che anche il termine to on deriva da to hen, richiamandosi, come può, al suono stesso della parola » ; Plotino, Il pensiero come diverso dall’Uno, Quinta Enneade, trad. M. Ninci, BUR, Milan 2000, p. 421-423 : « Ma al modo in cui, nel caso del suono, se colui che parla lo fissa [nella voce], viene all’essere ciò che risuona, mostrando l’uno che procede dall’uno [in sé] e significando l’ente, come può ». Dans un premier moment Henry et Schwyzer, ont donné pour ces lignes l’interprétation suivante : « subsistunt simul sonus ἕν qui demonstrat originem ab uno et sonus ὄν qui significat id quod sonuit » [Plotini Opera (editio minor), t. II, p. 245]. Ensuite, ils ont proposé : « quod ad sonum attinet : ut cum locutor eum impegit id quod sonuit subsistit monstrando unum quod ab Uno procedit ac significando ens » (Plotini Opera, t. III, Clarendon Press, collection « Scriptorum classicorum bibliotheca oxoniensis », Oxford 1982, p. 325). Nous sommes d’accord avec l’indication de Henry et Schwyzer, Plotini Opera (editio minor), p. 245, qui avancent que le αὐτὸν de la ligne 20 se réfère à τὸν φθόγγον. R. Ferwerda (« Plotinus on Sounds », p. 43-57), donne une analyse approfondie des nombreux problèmes textuels, grammaticaux et doctrinaux présents dans 5, 19-27. Nous ne rapporterons pas ici le détail de son argumentation mais nous nous limiterons à signaler nos principaux points de convergence et de divergence avec ses positions. Il adopte αὑτὸν au lieu de αὐτόν. Il traduit les lignes 19-21 de la manière suivante : « Just as when an utterer has made a strong effort upon a (as yet inarticulate) sound (in order to express himself ), there come into existence (the sound) ἕν, signifying its derivation from the (first) One, and (the sound) ὄν meaning, as far as it can, that which has sounded » (p. 57). Dans ce même article, R. Ferwerda (p. 51-54) met en relation ces lignes avec la théorie de la naissance de l’âme fondée sur des lettres, des caractères et des nombres soutenue par Théodore d’Asiné et inspirée de la pensée de Numénius selon le récit de Proclus, In Timaeum, E. Diehl, Teubner, t. II, 274, 21 sqq., Leipzig 1903-1906, réimpr. Hakkert, Amsterdam 1965 (pour la traduction française cf. Commentaire sur le Timée, trad. A.-J. Festugière, Vrin-CNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », t. III, Paris 1967, p. 318). Il est difficile de définir dans ce passage le sens exact du terme ἐναπερείσαντος, comme l’attestent les traductions divergentes qui en ont été données. J. H. Sleeman et G. Pollet (dans le Lexicon Plotinianum, Brill-University Press, Leyde-Louvain 1980, p. 370) suggèrent « rest, fix, concentrate upon ». L’analyse des occurrences de ce terme et de ses dérivés dans les Ennéades [traités 27 (IV, 3), 17, 23 ; 23, 18 ; 23, 39 ; 28 (IV, 4), 1, 26] ne contribue pas à une compréhension plus précise du passage comme le démontre de manière détaillée R. Ferwerda, « Plotinus on Sounds », p. 46-47.
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argumente que nous pouvons maintenant vérifier qu’il s’effectue au niveau des sons (ἐν φθόγγῳ) un processus de dérivation analogue à celui de la production de l’Étant à partir de l’Un. En effet, lorsque le locuteur prononce le terme εἶναι en marquant bien l’accent (ἐναπερείσαντος αὐτὸν τοῦ φωνοῦντος), c’est-à-dire εἶ-ναι, il est possible de distinguer deux sons. Tout d’abord, le son « ἕν » (un) qui révèle (δηλοῦν) la provenance de l’étant à partir de l’Un ou, en d’autres termes, le fait qu’il imite le principe duquel il dérive parce qu’il se constitue en tant que la réalité la plus unitaire après l’Un lui-même. Ensuite, surgit le son « ὄν » (étant) qui signifie (σημαῖνον), autant que cela est possible (ὡς δύναται), la réalité même de ce que l’on a prononcé (τὸ φθεγξάμενον), le fait qu’elle « est ». Plotin fera allusion en 32, 5, 26-28, à la capacité limitée (autant qu’ils peuvent : ὡς οἷόν τε αὐτοῖς) que possèdent les sons (οἱ φθόγγοι) d’imiter la genèse de l’Étant et, par conséquent, de signifier (σημῆναι) la venue à l’existence de ce qui est né de l’Un18. Ainsi, est mise en lumière la proximité entre les termes qui désignent le Premier (ἕν) et le Second Principe (ὄν). Nous pouvons constater que ce qui caractérise ce passage d’un niveau ontologique supérieur à un niveau inférieur semble être le changement de la voyelle « e » en la voyelle « o » et de l’esprit rude en esprit doux. Dietrich Roloff19 a observé, dans son commentaire sur ce passage, que l’esprit rude du son « ἕν » exige plus d’efforts, pour celui qui le prononce, que le son « ὄν » avec son esprit doux qui résulte d’une simple démission de l’effort accompli pour prononcer le son « ἕν ». Le fait que l’énonciation du nom « ἕν » demande une énergie supplémentaire tandis que l’énonciation du nom « ὄν » ne nécessite pas autant d’énergie, indiquerait le caractère secondaire du son « ὄν » par rapport au son « ἕν ». Ceci signifierait aussi que l’Un lui-même posséderait une puissance supérieure et que l’Étant n’incarnerait qu’un niveau de puissance inférieure à l’Un. Cette décroissance dans le langage de l’énergie déployée entre l’énonciation de l’Un et celle de l’Étant refléterait donc l’amoindrissement de la puissance qui existe ontologiquement entre ces deux niveaux de réalité. Ainsi, la dépendance 18 R. Ferwerda (« Plotinus on Sounds », p. 50) souligne que Plotin utilise ici les verbes δηλοῦν et σημαίνειν de manière synonyme tout comme Platon dans le Cratyle. Il s’appuie sur l’étude de J. C. Rijlaarsdam (Platon über die Sprache. Ein Kommentar zum Kratylos, Scheltema & Holkema, Utrecht 1978, p. 97-98), pour affirmer que cet usage indifférencié est le plus largement attesté dans le Cratyle et que les règles grammaticales concernant les cas d’exception ne s’appliquent pas au contexte du chap. 5. En effet, ces verbes sont ici employés pour marquer la relation entre le signifiant (σημαῖνον), le son prononcé, et le signifié (σημαινόμενον), la réalité que le son prononcé manifeste. Ces termes sont distingués de manière stricte par les stoïciens : cf. Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VIII, 11 = Stoicorum Veterum Fragmenta, II, 166, éd. H. von Arnim, Teubner, Leipzig 1903, p. 48. 19 D. Roloff, Plotin. Die Grossschrift : III, 8 ; V, 8 ; V, 5 ; II, 9, Walter de Gruyter, collection « Untersuchungen zur antiken Literatur und Geschichte », Berlin 1970, p. 113-116.
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exprimée dans le langage entre les noms qui désignent l’un et l’autre degré de la réalité, non seulement manifesterait la relation ontologique entre l’Un et l’Étant, mais elle l’actualiserait autant qu’elle le peut. Plotin attribuerait alors aux sons une sorte de capacité à reproduire la gradation du caractère divin des principes de la réalité. Nous pouvons percevoir que le changement de la voyelle « e » en « o » est aussi utilisé par Platon dans le Cratyle, 399 e - 400 b, pour marquer un glissement entre niveaux. Dans ce passage, Socrate fait un jeu entre les voyelles « e » et « o » concernant l’étymologie du terme « ψυχή » (l’âme) en s’appuyant sur « ἔχω » (avoir) et « ὀχέω » (véhiculer), à savoir, sur cette double capacité de l’âme de maintenir et de véhiculer la nature du corps tout entier. Ce même jeu sur les voyelles, où les consonnes subsistent, semble connu de Plutarque, E de Delphes, 4-5, 386 B-C, pour peu que l’on garde le texte des manuscrits, c’est-à-dire que l’on conserve le terme « ὄχημα » (véhicule) plutôt que « σχῆμα » (forme extérieure)20. Selon Michèle Broze et Carine Van Liefferinge, l’alternance entre les voyelles « e » et « o » dans ce dernier cas comporterait l’idée de la descente et de la remontée de l’âme car elle renverrait à l’idée d’une sorte de déperdition du son signifiant que l’âme doit retrouver21. R. Ferwerda analyse l’usage dans les Ennéades des termes φθόγγος et φωνή et montre que de manière générale Plotin désigne indistinctement par ces deux termes le son d’une voyelle ou celui d’une consonne22. Il démontre encore que même si nous savons que Plotin connaît le passage 18 c du Philèbe de Platon car il s’inspire des passages 17 a - 18 d de ce dialogue dans le Traité 44 (VI, 3), 1, 12-18, il ne semble pas utiliser dans le chap. 5 le terme φθόγγος dans le sens d’une semi-voyelle et encore moins dans celui plus spécifique de νυγμός lequel, selon Denys Le Thrace23, consiste dans la prononciation de plus d’un « ν ». En effet, nous constaterons que dans 5,
20 Pour le texte grec et l’apparat critique consulter l’édition de R. Flacelière qui garde en revanche « σχῆμα » : Œuvres Morales, t. VI : Dialogues Pythiques (Sur l’E de Delphes, Sur les Oracles de la Pythie, Sur la disparition des oracles), éd. et trad. R. Flacelière, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1974, p. 15-16. 21 Cf. M. Broze et C. Van Liefferinge, « De la linguistique à la mystique : la terminologie de l’E de Delphes de Plutarque », dans J. Boulogne, M. Broze et L. Couloubaritsis, Les platonismes des premiers siècles de notre ère. Plutarque : l’E de Delphes, trad. nouvelle et commentaire, Ousia, Bruxelles 2006, p. 59-82. 22 Cf. « Plotinus on Sounds », p. 44. Cf. aussi chez Plotin les traités : 1 (I, 6), 1, 34-36 ; 10 (V, 1), 12, 16-20 ; 30 (III, 8), 9, 19-28 ; 47 (III, 2), 17, 73 ; 48 (III, 3), 5, 10. 23 ΤΕΧΝΗ ΓΡΑΜΜΑΤΙΚΗ, 631 b, 18, dans Grammatici Graeci, Dionysii Thracis ars grammatica, éd. G. Uhlig, Teubner, Leipzig 1883 (réimpr. G. Olms, Hildesheim 1965). Pour la traduction française de cet ouvrage de Denys Le Thrace, cf. J. Lallot, La grammaire de Denys le Thrace, CNRS, collection « Sciences du langage », Paris 1989.
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19-28, Plotin utilise les termes φθόγγος et φωνή et ses dérivés pour se référer à la fois aux sons émis par l’âme individuelle et à ceux prononcés de manière métaphorique par l’Intellect24. Les réalités qui adviennent de l’Un s’approprient une imitation de lui (5, 22 - 6, 1) Après avoir démontré en 5, 14-21, que le langage de l’âme individuelle imitait la génération de l’Étant à partir de l’Un – car les termes utilisés pour décrire l’Intellect pouvaient être en quelque sorte reliés à celui de ἕν –, Plotin revient en 32, 5, 22-28, au récit de la genèse de l’Étant présenté en 5, 16-19, pour appuyer ses affirmations. Il argumente tout d’abord que ce sont l’essence et l’être (ἡ οὐσία καὶ τὸ εἶναι : 32, 5, 22) qui adviennent à partir de l’Un. Il affirme ensuite que, par le fait que ceux-ci découlent de la puissance de l’Un (ἐκ τῆς δυνάμεως αὐτοῦ ῥυέντα : 32, 5, 23), ils possèdent une imitation de Lui (μίμησιν ἔχοντα : 32, 5, 23). Dans le premier traité de la tétralogie, Plotin avait déjà posé que l’Un constituait la « puissance de tout » (δύναμις τῶν πάντων) et que « s’il n’est pas, rien n’existe, ni les êtres ni l’Intellect, ni la vie première, ni aucune autre. Il est au-dessus de la vie et cause de la vie ; l’activité de la vie qui est tout l’être (ἡ τῆς ζωῆς ἐνέργεια τὰ πάντα οὖσα), n’est pas première ; elle coule de lui, comme d’une source » [30 (III, 8), 10, 1-5]25. Ainsi, à partir de l’UnBien l’Intellect reçoit-il la Vie, c’est-à-dire une ἐνέργεια que l’Un-Bien qui la donne, transcende. Pour comprendre le sens du mot ἐνέργεια, il faut songer au passage du Traité 10 (V, 1), 6, 30-3426, déjà cité auparavant, où Plotin expose le principe général de la procession : [...] tous les êtres d’ailleurs, tant qu’ils subsistent, produisent nécessairement autour d’eux, de leur propre essence, une réalité qui tend vers l’extérieur et dépend de leur pouvoir actuel (ἐκ τῆς αὐτῶν οὐσίας ἀναγκαίαν τὴν περὶ αὐτὰ πρὸς τὸ ἔξω αὐτῶν ἐκ τῆς παρούσης δυνάμεως δίδωσιν αὐτῶν ἐξηρτημένην ὑπόστασιν) ; cette réalité est comme une image des êtres dont elle est née (εἰκόνα οὖσαν οἷον ἀρχετύπων ὧν ἐξέφυ).
De ce fait, la procession immédiate et première de l’Un-Bien, qui se diffuse à partir de lui et autour de lui et constitue une trace et une imitation de lui, est
24 Cf. 5, 19 : ἐν φθόγγῳ ; 5, 20 : τοῦ φωνοῦντος ; 5, 21 : τὸ φθεγξάμενον ; 5, 24-25 : ἔρρηξε φωνὴν ; 5, 26 : οἱ φθόγγοι ; 5, 27 : τοῦ φθεγγομένου. 25 Traduction de Bréhier, t. III, 1925, p. 166. 26 Traduction de Bréhier, t. V, 1931, p. 22.
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l’ἐνέργεια et celle-ci est la Vie. Comme nous l’avons signalé précédemment, la Vie constitue l’Intellect en son état premier. La Vie sort immédiatement de l’Un et c’est à partir d’elle que l’Intellect se constitue. Elle représente le mouvement d’autodétermination dont l’Être-Intellect est le terme. Nous pouvons alors constater que la Vie joue un rôle tout particulier par rapport à la dyade être-pensée, à savoir l’unité de l’intelligible et de l’Intellect, et que la triade être-vie-pensée révèle à la fois la structure et la genèse du Deuxième Principe comme le montre Pierre Hadot27. Ce dernier affirme que la Vie représente « le moment de sortie, de déploiement qui permet la conversion, le mouvement vers l’extérieur qui déjà est mouvement vers l’intérieur ». Pour expliquer l’idée que se fait Plotin de cette phase nécessaire de la genèse de l’Intellect, caractérisée par l’état d’indétermination de la pensée ou, en d’autres termes, par une ’vie préintellectuelle’, Pierre Hadot analyse, dans ces mêmes pages citées auparavant, les textes plotiniens concernant la naissance de la matière intelligible. Il démontre que, selon le Traité 11 (V, 2), 1, 8, « Plotin admet une sorte de surabondance de l’infinité de l’Un qui engendre une indétermination, une illimitation ». Il souligne également que Plotin pose en 12 (II, 4), 15, 17-20 (traductions de Pierre Hadot)28, que : dans les intelligibles, la matière aussi est l’illimité. Il est engendré de l’illimitation de l’Un ou de sa puissance ou de son éternité ; mais cette illimitation de la matière intelligible n’est pas dans l’Un, mais il la produit.
De même, en 12 (II, 4), 5, 29-34, Plotin affirme que l’indéfini issu de l’Un est également mouvement illimité : Le principe de la matière intelligible, c’est l’altérité et le mouvement premier ; c’est pourquoi on appelle altérité ce mouvement ; car mouvement et altérité sont nés ensemble. Le mouvement et l’altérité, qui viennent de l’Un, sont indéfinis et ont besoin de lui pour être déterminés ; ils sont définis quand ils se tournent vers lui.
Pierre Hadot observe par conséquent que, dans la genèse de la matière intelligible « il y a donc une première phase de mouvement aveugle, d’altérité pure, de pur éloignement. Puis, ce mouvement […] peut se convertir vers l’Un et se définir », et il rapproche ces deux phases des deux phases concernant la naissance de l’Intellect, celles de l’illimitation de la Vie et de la conversion 27 Cf. « Être, vie, pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les Sources de Plotin, Fondation Hardt, collection « Entretiens de la Fondation Hardt sur l’Antiquité Classique », V, Vandœuvres-Genève 1960, p. 107-157, spéc. p. 134-137. 28 Traduction de Bréhier, t. II, 1924, p. 69.
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de la Vie, qui s’achèveront dans la constitution plénière de l’Intellect en tant qu’Essence délimitée. Il affirme : « La vie issue de l’Un, et de soi illimitée, se convertit vers l’Un et en se convertissant, devient l’Intellect, dans la mesure où elle est définie dans sa conversion. La vie représente donc un mouvement d’autodétermination, d’autoactualisation de l’être ; elle est le mouvement de la matière intelligible qui se donne à elle-même forme et détermination, en se tournant vers l’Un. L’être et la pensée, dont l’unité constitue l’Intellect, apparaissent alors comme le produit de l’autodétermination de la vie ». Pierre Hadot ajoute que l’unité, la continuité de ce mouvement de l’Intellect qui se fait être et pensée, « impliquent que la vie est déjà pensée, qu’il y a une sorte d’unité préintellectuelle dont l’Intellect n’est que le développement. L’unité multiple de l’être et la connaissance définie de la pensée intellectuelle sont préformées dans le dynamisme de la vie ». Ainsi, ce n’est pas dans son contact immédiat avec l’Un-Bien que l’Intellect a pensé l’Un-Bien en tant que Plusieurs et qu’il a engendré le système des Formes en divisant à l’intérieur de lui-même la puissance qu’il avait reçue de l’Un-Bien [cf. 38 (VI, 7), 15, 21-23] car le regard de l’Intellect naissant n’est alors pas une vision mais une vie orientée vers lui. En fait, lorsque l’Intellect dans son état initial porte son regard vers l’UnBien, il ne voit pas encore puisque l’Un-Bien n’est pas un objet. C’est ce qu’affirme Plotin dans le Traité 38 (VI, 7), 16, 13-1629 : […] l’Intellect n’était pas encore Intellect au moment où il dirigeait son regard vers le Bien, mais il dirigeait son regard vers le Bien d’une manière qui n’était pas encore celle de l’Intellect. Ne faut-il donc pas dire plutôt qu’il ne voyait en aucune façon, mais qu’il vivait près de lui, qu’il était suspendu à lui, qu’il était tourné vers lui ?
Plotin explique ensuite que le regard de l’Intellect trouve finalement son objet dans les Formes qui naissent de son mouvement circulaire autour du Bien [38 (VI, 7), 16, 16-2130] : Alors ce mouvement, après s’être lui-même achevé (πληρωθεῖσα) complètement en se mouvant en direction du Bien et autour de lui, a réalisé, à son tour, le complet achèvement (ἐπλήρωσεν) de l’Intellect, et ce mouvement n’était plus alors un simple mouvement, mais un mouvement complètement rassasié et achevé (διακορὴς καὶ πλήρης). À la suite de cela, l’Intellect est devenu la totalité des Formes et il a su qu’il était devenu cela en prenant conscience 29 Traduction légèrement modifiée de P. Hadot (nous avons seulement remplacé « Esprit » par « Intellect » dans Plotin. Traité 38 (VI, 7), p. 129). 30 Ibid., p. 129.
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de lui-même. C’est à partir de ce moment-là qu’il est devenu Intellect : il est désormais rempli et achevé complètement, de telle sorte qu’il a maintenant quelque chose à voir, mais pourtant il ne voit ces Formes que grâce à la lumière venue de celui qui les lui donne et qui lui procure en même temps la lumière pour les voir.
De ce fait, l’Intellect dans sa phase originelle est soumis à un double mouvement comme l’explique Pierre Hadot dans le commentaire à ce passage31 : [...] un mouvement d’éloignement par rapport au Bien, puisqu’il s’en distingue, et un mouvement de retour et de conversion, puisqu’il essaie de rester en contact avec le Bien. Ce double mouvement vers le centre et vers l’extérieur est le principe de génération du cercle et de la sphère. Le mouvement circulaire s’esquisse dans la naissance du rayon qui à la fois est en contact immédiat avec le centre, a un conatus vers l’extérieur, et essaie de refluer vers le centre [cf. 23 (VI, 5), 5, 3 sqq. et 39 (VI, 8), 18, 8], sur les rayons à la fois distincts du centre et confondus avec lui). Mais il s’achève dans une deuxième phase, dans laquelle le rayon s’éloigne définitivement du centre et tourne autour du centre en engendrant la surface circulaire [cf. 30 (III, 8), 8, 36] : l’Intellect se déploie comme un cercle.
Toujours d’après Pierre Hadot, nous pouvons constater que : le mouvement qui s’esquisse dans la première phase était un simple mouvement, le mouvement qui donne à l’Intellect son achèvement est un mouvement complètement achevé, c’est-à-dire un mouvement circulaire qui revient et se ferme sur lui-même […]. De la notion de mouvement achevé, on passe à celle de totalité, comme en 30 (III, 8), 8, 40 sqq. et 23 (VI, 5), 5, 17-23. […] L’achèvement de la totalité du mouvement représente l’achèvement de la totalité de la réalité [cf. 38 (VI, 7), 13, 40-42]. L’achèvement de l’Intellect se réalise lorsqu’ayant produit toutes les Formes par son mouvement circulaire, il prend conscience du fait qu’il est toutes choses [38 (VI, 7), 16, 19-20].
Pierre Hadot remarque en outre que « l’image de la satiété, du rassasiement (διακορής, πλήρης, comme le verbe πληροῦν lui-même) évoque d’ailleurs, comme en 38 (VI, 7), 15, 19, la figure de Kronos (Κόρος-νοῦς) selon le Cratyle, 396 b » et que Plotin pense aussi à Kronos lorsqu’il pose en 38 (VI, 7), 35, 31, que l’Intellect une fois achevé prend conscience du fait qu’il a engendré des enfants et qu’ils sont en lui. Dans la suite de ce même chapitre 16 du Traité 38 (VI, 7), Plotin aborde le rôle que joue le Bien dans la genèse de l’Intellect et des Formes et précise 31 Ibid., p. 267-271.
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l’affirmation énoncée en 38 (VI, 7), 15, 23, que ce que l’Intellect a engendré (c’est-à-dire les Formes), il l’a engendré par la puissance du Bien. Il montre que pour l’Intellect, le Bien est, à la fois, ce qui fait naître en lui les Formes et ce qui lui donne la lumière pour les voir. Ainsi peut-on lire en 38 (VI, 7), 16, 21-31 : C’est pourquoi Platon [cf. République, 508 a 11 et b 9 ; 509 a 1, b 2 et 4] dit que le Bien est la cause, non seulement de l’essence, mais du fait que l’essence soit vue. Et, comme le soleil, parce qu’il est la cause qui permet aux choses sensibles à la fois d’être vues et d’être produites, est lui-même aussi en quelque sorte la cause de la vision, sans être lui-même ni la vision, ni les choses produites, de la même manière la nature du Bien (cf. Platon, Philèbe, 60 b 10), parce qu’elle est la cause de l’Essence et de l’Intellect et qu’elle correspond analogiquement à la lumière, pour les choses qui, là-haut, sont objets et sujets de la vision, n’est elle-même ni les Êtres ni l’Intellect, mais la cause des Êtres et de l’Intellect, et elle procure aussi aux Êtres et à l’Intellect la faculté et de penser et d’être pensés, grâce à la lumière qui lui est propre [cf. Platon, République, 508 e 3].
Ainsi, selon Plotin, le soleil permet à la fois le voir et l’être vu tout comme le Bien permet le penser (= la vision) et l’être pensé (= l’être vu). Il reprend donc l’analogie établie par Platon entre le Bien et le soleil32, à partir de laquelle Platon conclut que de la même manière que le soleil, lequel a été engendré par le Bien à sa propre ressemblance33, donne aux objets visibles la faculté d’être vus et leur genèse34 (encore que lui-même ne soit aucunement « genèse »), les objets de connaissance tiennent du Bien l’existence et l’essence et la faculté d’être connus35. Plotin justifie l’idée que l’être et l’essence découlent de la puissance de l’Un (32, 5, 22-23) en s’appuyant sur République, 509 c, mais aussi sur les expressions utilisées par Platon en République, 508 b, pour décrire la relation 32 Cf. République, VI, 508 a - 509 c. 33 République, VI, 508 b : ὃν τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ, édition de J. Burnet, Platonis
Opera, t. IV, 1902. 34 Cf. République, VI, 509 b : « je pense que tu admettras que le soleil confère (παρέχειν) aux choses visibles non seulement le pouvoir d’êtres vues, mais encore la genèse, la croissance et la subsistance (τὴν γένεσιν καὶ αὔξην καὶ τροφήν) ; trad. de G. Leroux : Platon, République, introd., trad. et notes G. Leroux, Flammarion, collection « GF », Paris 2002 (désormais Leroux), p. 353-354. 35 Cf. République, VI, 509 b : « Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien (τοῦ ἀγαθοῦ), mais c’est leur être et aussi leur essence (τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν) qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας), dans une surabondance de majesté et de puissance (πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος). Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama : Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance (δαιμονίας ὑπερβολῆς) » (Leroux, p. 353-354).
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entre le soleil et la vision de l’œil. Plotin fait correspondre celle-ci de manière analogue au premier et au second principes de son système : « Et, en outre, la puissance (τὴν δύναμιν) que l’œil possède, ne la tire-t-il pas du soleil, comme une émanation (ἐπίρρυτον) provenant de lui ? ». Comme l’indique G. Leroux, ce terme concernant l’écoulement ou l’émanation est rare chez Platon et se retrouve également dans le Timée, 43 a et 80 d36. Plotin s’approprie également la conception platonicienne exprimée dans la République, 508 a 11 - b 1 ; 508 e - 509 b, selon laquelle le soleil et le Bien ne doivent pas être attribués aux domaines auxquels ils donnent la vie et sur lesquels ils exercent leurs actions. Il peut ainsi affirmer la différence entre le principe producteur et la réalité engendrée (ou, en d’autres termes, la transcendance de l’Un vis-à-vis de l’Intellect, domaine de l’être et de l’essence), et également poser que le producteur est présent dans la réalité générée étant donné que celle-ci lui ressemble. Les théories qui font ressortir que l’Un, tout en restant immuable, fait dériver l’être et l’essence à partir de sa puissance et que l’Intellect est différent mais « semblable à l’Un » (οἷον ἐκεῖνο) car il constitue une « imitation et une image de Lui » (μίμημα καὶ εἴδωλον ἐκείνου), avaient déjà été développées dans l’un des premiers traités de Plotin intitulé Comment vient du Premier ce qui est après le Premier et sur l’Un, le Traité 7 (V, 4). Dans ce traité Plotin expliquait ce qui suit : c’est parce que l’Un reste dans son propre caractère37 et qu’il est au plus haut point ce qu’il est, qu’il est capable de produire et de produire un être Lui ressemblant. Cet acte se produit même s’il reste toujours en lui-même, parce qu’il existe deux sortes d’actes : l’acte immanent de l’essence qui correspond à l’être lui-même en acte, et l’acte qui sort de l’essence d’un être et qui est la conséquence nécessaire du premier acte, étant de ce fait différent de ce dernier. Ainsi peut-on lire dans le Traité 7 (V, 4), 2, 28-4638 : Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte ; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même. Ainsi dans le feu, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même [cf. aussi 10 (V, 1), 6, 25-38]. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la perfection et de l’acte qui sont en lui vient un acte (ἐνέργεια) engendré qui dérivant
36 Leroux, p. 670, n. 136. 37 Cf. Platon, Timée, 42 e. 38 Bréhier, t. V, 1931, p. 82.
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d’une grande puissance (μεγάλης δυνάμεως) et même de la plus grande de toutes (μεγίστης […] ἁπασῶν) va jusqu’à l’être et à l’essence (τὸ εἶναι καὶ οὐσίαν). Car le principe est au-delà de l’essence (ἐπέκεινα οὐσίας). – Il est puissance de toutes choses (δύναμις πάντων), tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout (ἐπέκεινα τῶν πάντων) ; donc il est au-delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être (πρὸ δὲ πάντων τὸ ἕν) et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au-delà de l’essence. Mais l’Intellect est une essence ; il est donc au-delà de l’Intellect. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intellect.
De ce fait, comme le montre G. Aubry : […] la notion de puissance de tout permet de penser la causalité comme un effet direct de la transcendance : c’est précisément parce qu’il n’est rien de ce qu’il fait, parce qu’il est, en tant que simple et parfait, radicalement excédentaire à tout ce qui vient après lui, que l’Un-Bien peut avoir des effets. […] Ce modèle causal s’étend, par-delà l’Un-Bien aux êtres qui en procèdent. […] vaut comme le modèle même de la procession : elle permet de penser la production de l’inférieur par le supérieur comme un effet nécessaire, et nécessairement dégradé, de sa perfection. De la cause à l’effet, la puissance assure aussi la continuité : elle est ce par quoi, sans s’incliner ni se perdre en lui (cette immobile perfection étant la condition même de sa fécondité), le principe est présent à son produit. […] La puissance, on l’a dit, assure de la cause à l’effet le lien et la présence. Plus précisément, elle s’inscrit en l’effet comme une présence-absence, une trace, dit Plotin, ou encore une image, un reflet, qui porte à la fois une distance et le principe de sa réduction. Car cette trace où se lit la dépendance de l’effet détermine aussi chez lui une tendance qui opère comme le moteur même de sa conversion. […] Si la dunamis puissance vaut comme le principe même de la procession, la dunamis en-puissance apparaît, elle, comme le principe de la conversion. Le concept de dunamis, en son équivocité même, apparaît ainsi comme la clé de la double dynamique qui régit le réel plotinien ; ou encore, et pour jouer sur les mots, le double sens (la double signification) de la dunamis , porte le double sens (la double orientation) de l’être : de là-bas jusqu’ici, et d’ici vers là-bas39. 39 Dieu sans la Puissance – Dunamis et Energeia chez Aristote et chez Plotin, Vrin, collection « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris 2006, p. 212-213. Pour une étude de la « doctrine des deux actes » cf. C. Rutten, « La doctrine des deux actes dans la philosophie de Plotin », Revue philosophique de la France et de l’étranger 81, 1956, p. 100-106. G. Aubry dans l’ouvrage supra-mentionné (p. 213) suggère au contraire qu’on nomme cette doctrine « théorie des puissances » car elle s’applique en premier lieu à l’Un-Bien qui est au-delà de l’être et de l’acte, qui sont à proprement parler assignés par Plotin à l’Intellect [cf. 49 (V, 3), 12, 27-52]. En fait, dans ce passage du Traité 7 (V, 4), nous pouvons reprocher à Plotin de ne pas s’être exprimé avec assez de rigueur en ce qui concerne la transcendance de l’Un.
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Plotin avait aussi montré dans le Traité 10 (V, 1), 7, 9-1740, que « l’Un est pouvoir producteur de toutes choses » (τὸ ἓν δύναμις πάντων) et que l’être et l’essence qui constituent l’Intellect proviennent de Lui lorsqu’il affirme que : la pensée (ἡ νόησις), se divisant en quelque manière d’après ce pouvoir, contemple toutes les choses dont l’Un a le pouvoir ; sans quoi elle ne serait pas l’Intellect. Car l’Intellect tire de lui-même une sorte de sens intime du pouvoir qu’il a d’engendrer par lui-même une essence (οὐσίαν) et de définir l’être (τὸ εἶναι) par la puissance qui lui vient de l’Un (τῇ παρ’ἐκείνου δυνάμει) ; il sait que l’essence est comme une portion de ce qui est à l’Un et qu’elle vient de lui (καὶ ὅτι οἷον μέρος ἕν τι τῶν ἐκείνου καὶ ἐξ ἐκείνου ἡ οὐσία), qu’il tire de lui sa force et qu’il arrive à être une essence par lui et parce qu’il vient de lui.
Il affirme également dans le Traité 38 (VI, 7) que, par le fait que la Vie, l’Intellect et les Formes proviennent de la puissance du Bien, ils l’imitent dans la mesure où ils ont la ressemblance du Bien [cf. 38 (VI, 7), 20, 24 et 21, 5] et que cette ressemblance se définit sous un double rapport : un rapport à l’âme qui désire le Bien et tout ce qui ressemble au Bien, car c’est à cause de cette ressemblance du Bien que l’Intellect attire l’âme et l’incite à dépasser l’Intellect « sensé » pour aller vers le Bien avec l’Intellect « amoureux » tel qu’illustré en 38 (VI, 7), 21-24 et 31-35 ; et un rapport au Bien dont la Vie est l’ἐνέργεια, car la Vie et l’Intellect « sont semblables au Bien » [38 (VI, 7), 21, 4-6] parce que la Vie est l’ἐνέργεια venant du Bien et que l’Intellect est l’ἐνέργεια ayant reçu une limite41. Cette ἐνέργεια constitue une trace non seulement de la prééminence de l’Un-Bien, mais aussi de sa puissance productive, car c’est grâce à cette trace-ἐνέργεια que les êtres dérivés sont capables de contempler leur principe et d’engendrer d’autres réalités. En effet, dans le Traité 49 (V, 3), 7, 22-25, Plotin explique comment l’engendrement d’un produit par le principe peut être désigné comme « une puissance de produire une trace de lui-même en autre chose ». Comme le souligne G. Aubry : Énergie émanée du Bien, premier effet de sa puissance, la Vie peut être dite aussi trace, image, ou empreinte de ceux-ci : et, en tant que telle, elle n’est pas seulement energeia mais aussi en-puissance, dès lors que cette trace détermine en elle un désir, une tendance, par quoi, se retournant vers son principe, elle se constitue à la fois comme être et comme pensée. On reconnaît donc, appliqué à l’Intellect, le double schème de la dunamis : la puissance du Bien s’inscrit en son 40 Bréhier, t. V, 1931, p. 24. 41 Cf. Hadot, Plotin. Traité 38, p. 286-287.
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premier effet comme une en-puissance qui, convertie vers lui, constitue l’énergie (l’Intellect naissant) en acte (l’Intellect achevé)42.
Dans le but d’expliciter le rapport d’imitation à l’Un de la part de ce qui est produit à partir de Lui, et de confirmer que le langage employé par l’âme individuelle pour désigner l’Intellect reflète cette imitation, Plotin élabore dans 32, 5, 23-26, de manière métaphorique, l’idée d’une voix de l’essence (οὐσία) qui explicite l’état de constitution de l’Intellect – non pas « au moment où la Vie commence à diriger son regard vers le Bien » car là « elle est encore illimitée », mais dans sa dernière phase où l’Intellect est enfin Essence déterminée, c’est-à-dire après que la Vie a dirigé son regard vers le Bien et qu’elle a été délimitée. Ainsi, nous sommes du même avis que Marco Ninci, Jesús Igal et Richard Dufour qui préconisent que le ἡ dans le Traité 32, 5, 23, se réfère à l’essence et non pas à l’âme comme l’indiquent certains traducteurs43. Plotin affirme que l’essence, c’est-à-dire l’être de l’Intellect, une fois qu’elle a vu (ἰδοῦσα : 32, 5, 23-24) et a été agitée par le spectacle de l’Un (ἐπικινηθεῖσα τῷ θεάματι : 32, 5, 24), imite ce qu’elle voit (μιμουμένη ὃ εἶδεν : 32, 5, 24) et, en l’imitant, elle crée à soimême son propre objet, à savoir, l’être pensé. Elle se constitue ainsi en tant qu’uni-multiplicité et peut à juste titre s’autoproclamer, en faisant retentir par sa voix (ἔρρηξε φωνὴν) « étant (ὄν), l’être (τὸ εἶναι), essence (οὐσία) et foyer (ἑστία) » de tous les étants. Cette interprétation est confirmée par le passage du Traité 49 (V, 3), 13, 22-3144, dans lequel Plotin attribue également de façon métaphorique une voix à la pensée de soi de l’Intellect qui se décrit en tant qu’entité multiple : Et la pensée qui est antérieure, se tourne vers l’intérieur, vers cet être qui est évidemment multiple. En effet s’il dit seulement « je suis étant » (ὄν εἰμι), il le dit comme s’il avait fait une découverte, et il a raison, car l’étant est multiple (τὸ γὰρ ὂν πολύ ἐστιν). En effet, quand il se vise comme s’il était simple et dit ’je suis étant’, il n’a atteint ni lui-même ni l’être. Car il ne dit pas « étant » (τὸ
42 Aubry, Dieu sans la Puissance, p. 262. 43 Selon notre interprétation qui suit celle de Igal, Plotino, Enéadas V-VI, p. 171 ; Ninci, Plotino, Il
pensiero come diverso dall’Uno, Quinta Enneade, p. 423 ; Dufour, Plotin, Traités 30-37, p. 149 ; et HenrySchwyzer, Plotini Opera (editio minor), p. 325, le sujet de cette phrase est ce qui advient à partir de l’Un, à savoir l’οὐσία (l’essence). En effet, Plotin reprend la métaphore de la voix de l’Intellect dans le chap. 7, 35 et dans le Traité 49 (V, 3), 13, 22-31. En revanche, selon Ferwerda, « Plotinus on Sounds », p. 54-56, il s’agirait plutôt de la δύναμις (puissance) de l’Un qui précède de peu dans le texte. Bréhier, t. V, 1931, p. 97, propose que le sujet soit le « langage » et Armstrong, Plotinus, Enneads V, p. 171, Faggin, Plotino. Enneadi, p. 871, Guidelli, Plotino. Enneadi, p. 776, suggèrent que c’est « l’âme ». 44 Traduction de Bertrand Ham dans Plotin. Traité 49 (V, 3), introd., trad., comm. et notes B. Ham, Éditions du Cerf, collection « Les écrits de Plotin », Paris 2000, p. 85.
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ὄν) comme on dit « pierre », s’il parle en vérité, mais en un seul mot, il dit une multiplicité de choses (πολλά). Car cet être qui est véritablement être (τὸ γὰρ εἶναι τοῦτο, ὅπερ ὄντως εἶναι), qu’on ne dit pas être parce qu’il porte une trace de l’étant, que l’on dirait plutôt non-étant en ce cas, comme une image à l’égard de son modèle, contient une multiplicité de choses (πολλὰ ἔχει).
Le parallèle entre ces passages est confirmé par la proximité des contextes dans lesquels ce thème est présenté dans ces deux traités. En fait, il est abordé lorsque Plotin décrit la nature de l’Intellect et sa génération à partir de l’Un en opposition à l’ineffabilité de l’Un et à l’impossibilité de définir sa nature. En effet, nous pouvons constater dans le Traité 32 que ce dernier thème est développé juste après dans le chap. 6 et qu’il est étudié dans le Traité 49 (V, 3) au tout début du chap. 13. En outre, il faut remarquer que dans le Traité 32, 7, 35, Plotin attribue également, au sens métaphorique, une voix à l’Intellect au moment où il se constitue déjà comme une entité multiple. De ce fait, il est possible d’admettre la position de R. Ferwerda45, pour qui Plotin conférerait au contraire une voix à la puissance qui émane de l’Un, à condition que l’on identifie cette puissance à la Vie et que l’on considère que Plotin se réfère dans ce passage plus précisément à la dernière phase de constitution de l’Intellect, celle où la Vie s’est délimitée et où l’Intellect devient étant, être, essence et foyer de tous les étants. Plotin ajoute encore en 32, 5, 26-28, que les sons (οἱ φθόγγοι) ῾étant (ὄν), l’être (τὸ εἶναι), essence (οὐσία) et foyer (ἑστία)’ signifient (σημῆναι) la venue à l’existence de ce qui est né de l’Un (τὴν ὑπόστασιν γεννηθέντος) grâce à l’effort d’enfantement de l’instance qui s’exprime (ὠδῖνι τοῦ φθεγγομένου). En effet, ces sons imitent (ἀπομιμούμενοι), autant qu’ils le peuvent (ὡς οἷόν τε αὐτοῖς), la production de l’étant (τὴν γένεσιν τοῦ ὄντος). En utilisant l’expression « l’instance qui s’exprime » (τοῦ φθεγγομένου) Plotin élude la question de savoir s’il se réfère à l’Intellect et à son langage métaphorique ou à l’âme et à son langage discursif. Selon notre interprétation, Plotin se reporte encore dans ces lignes à l’essence qui décrit l’enfantement de l’Intellect. Les sons de ce langage émis de façon métaphorique par l’essence seront imités par l’âme lorsqu’elle essayera, après avoir contemplé l’Intellect, de l’exprimer par son langage discursif. De même, l’effort d’enfantement (ὠδῖνι : 32, 5, 27) de l’essence doit être compris de manière métaphorique car, comme nous pouvons le constater dans le Traité 31 (V, 8), 12, 3-5, l’Intellect, identifié au dieu Kronos, engendre sans douleur puisqu’il
45 « Plotinus on Sounds », p. 54-56, n. 4.
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garde ce qu’il produit à l’intérieur de lui. En effet, cet effort d’enfantement est ressenti à proprement parler par l’âme lorsqu’elle s’applique à rendre dans son langage discursif la nature des réalités supérieures46. Conclusions Nous constatons ainsi que la complexité de l’exégèse de 32, 5, 14-28, réside dans le fait que l’objectif de Plotin est de montrer la corrélation entre les sons, émis de façon métaphorique par l’essence, et la voix de l’âme. Pour cela, il met en parallèle la conversion de l’Intellect vers l’Un et la conversion de l’âme vers l’Intellect et, par la suite, vers l’Un. La conversion de l’Intellect étant la condition nécessaire pour qu’existe la conversion de l’âme. Nous pouvons comparer cette corrélation avec celle qui existe dans la pensée gnostique entre la conversion de l’Éon Sagesse à l’intérieur du Plérôme et la conversion des âmes de rang supérieur jusqu’au Plérôme. De ce fait Plotin, en expliquant que l’âme, pour exprimer l’Intellect, utilise dans son langage discursif des termes qui dérivent en dernière instance du mot ἕν – en imitant le langage métaphorique de l’essence qui décrit la constitution de l’Intellect à partir de l’Un –, tend à souligner la continuité qui existe entre l’âme et l’Un, et que c’est cette continuité qui permet à l’âme de parvenir jusqu’à l’Un. En effet, la deuxième partie du Traité 32, qui commence avec le chapitre 3, ligne 3, et se poursuit jusqu’à la fin du traité, est reliée par deux objectifs principaux sur deux niveaux différents. Le premier consiste à définir la sphère de l’Un et celle de l’Intellect en analysant leurs différences et leurs relations sur le plan ontologique. Le second consiste à comprendre, sur le plan ontognoséologique, comment, à partir de telles définitions, il est possible pour l’âme de remonter jusqu’à ces premiers principes de la réalité. C’est en ayant présent à l’esprit que l’ordre ontologique et l’ordre gnoséologique coexistent tout au long du Traité 32 que nous pouvons suivre le raisonnement de Plotin et sa critique des idées gnostiques, car celle-ci vise à la fois ces deux plans. Ainsi, la comparaison qui a été établie dans 32, 5, 14-28, entre le langage métaphorique de l’essence, lequel signifie la dérivation de l’Intellect à partir de l’Un, et le langage discursif de l’âme, lequel révèle dans les mots et les sons la hiérarchie ontologique des niveaux de la réalité, vise à expliquer que toute âme qui serait remontée jusqu’à la partie supérieure de son intellect, coïncidant avec l’Intellect lui-même, serait capable d’exprimer ensuite la nature même du Second Principe, laquelle a été décrite dans 32, 5, 23-28, par la voix métaphorique de l’essence. Elle renforce alors la notion, inspirée 46 Cf. Plotin, Traité 32 (V, 5), 6, 23.
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de Platon, et analysée précédemment, République, 508 a - 509 c, qui énonce que c’est l’Un-Bien qui communique la vérité aux objets connus et la faculté de connaître au sujet connaissant, tout d’abord au niveau de l’Intellect et ensuite au niveau de l’âme, ce qui permet à celle-ci de remonter jusqu’à l’Un sans avoir besoin d’autres intermédiaires. C’est pourquoi nous sommes d’un autre avis qu’Émile Bréhier47 et Vincenzo Cilento48 qui interprètent la phrase de conclusion du chapitre 5 du Traité 32, « admettons comme on le souhaite49, que de telles considérations soient énoncées » (32, 6, 1), comme si Plotin accordait peu d’importance à l’argumentation présentée dans les lignes précédentes concernant le rapport d’imitation qui relie le langage de l’âme et celui, si nous pouvons l’exprimer ainsi, de l’Intellect. Plotin ne minimise pas la valeur du raisonnement développé dans le Traité 32, chap. 5, à propos de la constitution de l’Intellect en tant qu’étant (ὄν), être (εἶναι), essence (οὐσία), foyer (ἑστία), et du témoignage de l’étymologie comme preuve à l’appui de sa génération à partir de l’Un. Ces déterminations à propos de l’Intellect constituent une démonstration nécessairement préalable à celle qui suivra dans le chap. 6, selon laquelle le Premier Principe ne peut pas être conçu comme une essence (οὐσία), une forme (εἶδος) ou une chose précise (τόδε τι), et sa nature ne peut, par conséquent, pas être exprimée par le langage discursif de l’âme individuelle, ce qui implique que l’on ne peut pas considérer à proprement parler le terme ἕν (Un) comme une définition du Premier. 47 Bréhier, t. V, 1931, p. 33. 48 V. Cilento, Plotino. Paideia Antignostica. Ricostruzione d’un unico scritto da Enneadi III 8, V 8,
V 5, II 9, Le Monnier, Florence 1971, p. 209. 49 Le sens de l’expression « ὥς τις ἐθέλει » est difficile à interpréter. La seule autre occurrence de cette expression chez Plotin apparaît dans le Traité 39 (VI, 8), 18, 53, et elle est employée dans ce passage avec l’objectif de conclure une argumentation pour pouvoir passer à un nouveau développement. Il apparaît que c’est aussi ce que vise Plotin dans le passage que nous traitons. Il semble, en effet, considérer comme suffisant son développement dans le chap. 5 à propos du processus de la génération des étants à partir de l’Un et sur la relation entre les étants et les mots ou les sons. L’argumentation du chap. 5 est donc nécessaire pour qu’il puisse souligner encore dans le chap. 6 la différence onto-gnoséologique qui existe entre l’Intellect et l’Un, en montrant qu’aucun nom ne peut être attribué à l’Un. Un autre argument va dans le sens de notre interprétation. En effet, Plotin met fin à sa démonstration à propos de la définition des différentes sortes d’unité en 4, 38 d’une façon abrupte. Cela explique que Plotin prend le parti d’aborder de manière plus concentrée certains thèmes mis au service de son objectif principal, qui est lui-même de montrer les différences entre l’Intellect et l’Un en traçant le chemin qui mène vers le Premier. Nous sommes ainsi en désaccord avec l’interprétation de la plupart des traducteurs qui laissent entendre que Plotin n’accorderait pas véritablement d’importance à la relation établie dans le chap. 5 entre la génération de l’Étant à partir de l’Un et la capacité du langage destiné à signifier cette génération. Voici quelques exemples de traduction : Armstrong, Plotinus, Enneads V, p. 173 : « But these [etymologies] are to be taken as anyone wishes » ; Bréhier, t. V, 1931, p. 97 : « Qu’on dise d’ailleurs là-dessus ce qu’on voudra » ; Faggin, Plotino. Enneadi, p. 871 : « Su queste parole si dica pure ciò che si vuole » ; Guidelli, Plotino. Enneadi, p. 777 : « A questa considerazioni si può dare il valore che si vuole » ; Igal, Plotino. Enéadas V-VI, p. 107 : « Interprétese esto como se quiera » ; Dufour, Plotin. Traités 30-37, p. 149 : « Mais sur ces termes, que l’on dise ce que l’on voudra ».
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Quelques arguments supplémentaires Autres références plotiniennes à la relation d’imitation entre le langage de l’âme et le ’langage’ de l’Intellect Nous devons encore souligner que Plotin avait déjà fait allusion à cette relation d’imitation entre le langage de l’âme et le ’langage’, pour ainsi dire, de l’Intellect dans le Traité 19 (I, 2), 3, 25-30, où il est dit : L’âme pense d’une manière différente ; les êtres supérieurs (sc. l’Intellect et l’Un respectivement), au contraire, dans un cas ils pensent d’une autre manière encore et, dans l’autre cas, ils ne pensent pas. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? – Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé (ὁ ἐν φωνῇ λόγος) est une image (μίμημα) du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image (μίμημα) du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme se fragmente en mots, le langage de l’âme qui traduit le Verbe divin est fragmentaire si on le compare au Verbe50.
De même, le Traité 10 (V, 1), 6, 41-48, peut nous renseigner sur cette relation, car, dans ce passage, Plotin explicite que l’Intellect se constitue en tant qu’activité et λόγος (« raison productive » ; « verbe ») de l’Un, et que l’Âme est l’activité et le λόγος de l’Intellect : Mais ce qu’il y a de plus grand après lui, c’est l’Intellect, qui est le second terme. En effet, l’Intellect voit l’Un et n’a besoin que de Lui ; mais Lui, Il n’a pas besoin de lui ; ce qui naît du terme supérieur à l’Intellect, c’est l’Intellect ; et l’Intellect est supérieur à toutes choses parce que les autres choses viennent après lui ; par exemple l’Âme est le verbe (λόγος) et l’acte de l’Intellect, comme lui-même est le verbe et l’acte de l’Un (ὥσπερ αὐτὸς ἐκείνου). Mais le verbe de l’âme est indistinct ; en effet, comme image de l’Intellect, elle doit regarder vers l’Intellect ; et de même l’Intellect vers l’Un, afin d’être Intellect51.
De même, lorsque, dans le Traité 10 (V, 1), 12, 16-20, Plotin incite l’âme à se tourner vers l’intérieur d’elle-même afin de remonter vers les réalités supérieures, il l’incite alors à entendre les sons (φθόγγοι) qui viennent d’en haut : De même qu’un homme, dans l’attente d’une voix (φωνήν) qu’il désire entendre, s’écarte des autres voix (φωνῶν) et prête l’oreille à celui qu’il estime le meilleur lorsque ce son arrive jusqu’à lui, de même il nous faut ici laisser tous les bruits sensibles, à moins de nécessité, et garder la puissance perceptive 50 Traduction légèrement modifiée de Bréhier, t. I, 1924, p. 54-55. 51 Traduction légèrement modifiée de Bréhier, t. V, 1931, p. 23.
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de l’âme intacte et prête à entendre les sons d’en haut (καὶ ἕτοιμον ἀκούειν φθόγγων τῶν ἄνω)52.
Cette même analogie est présentée dans le Traité 30 (III, 8), 9, 19-28, où Plotin exhorte l’âme à saisir l’Un-Bien en percevant sa présence en ellemême et en toutes les choses comme s’il était un son (φωνή) : [...] par lui (sc. l’Intellect), nous pouvons connaître un être pensant ; mais, par quelle sorte d’impression pouvons-nous saisir d’un coup ce qui dépasse la nature de l’Intellect (à savoir l’Un-Bien) ? – Expliquons-le, autant qu’il est possible : par ce qui, en nous, est semblable à ce principe, répondrons-nous. Car il y a en nous quelque chose de Lui ; ou plutôt, il n’y a pas de lieu où Il ne soit, pour les êtres qui peuvent participer de Lui ; et, puisqu’Il est partout, il n’est pas d’endroit où nous ne puissions tenir quelque chose de Lui, en Lui présentant ce qui, en nous, est capable de Le recevoir. Il est comme un son (φωνῆς) qui remplit le silence de l’espace ; tout homme qui prête l’oreille, en un point quelconque de cet espace, recevra le son (φωνὴν) tout entier, bien que, en un autre sens, il ne le reçoive pas tout entier53.
Ainsi, selon notre interprétation, Plotin interrompt, de manière abrupte en 32, 6, 1, la description de la génération de l’Étant à partir de la puissance de l’Un et sa démonstration de la capacité du langage à signifier ce processus, parce que ses développements sur ce thème lui semblent suffisants pour qu’il puisse alors démontrer dans le chap. 6 le contraste entre cette possibilité de définir l’intelligible par notre langage discursif, montré dans le chap. 5, et l’impossibilité de définir l’Un par ce même langage. Les arguments antignostiques du Traité 32 (V, 5), 5, 14 - 6, 1 Nous voudrions enfin attirer l’attention sur la visée antignostique de ces passages du Traité 32. Tout d’abord, la démonstration qu’il n’existe pas d’intermédiaire entre l’Un et l’Intellect, et que la génération à partir du Premier s’opère sans l’aide d’aucun autre principe et sans que l’Un exprime ni un mouvement, ni une volonté, ni une pensée, ce qui contredit certains textes gnostiques dans lesquels le Pro-Père est accompagné ou par la Grâce ou par le Silence ou par la Pensée qui contribuent au processus de génération à partir de lui54. Ensuite, l’affirmation que c’est par la δύναμις du Premier que les réalités dérivent de lui, possèdent une trace de lui et peuvent remonter jusqu’à
52 Ibid., p. 29-30. 53 Bréhier, t. III, 1925, p. 165. 54 Cf. par exemple Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 1, 1, éd. et trad. A. Rousseau et
L. Doutreleau, livre I, t. II, Éditions du Cerf, collection « Sources Chrétiennes », 264, Paris 1979 (2001), p. 29-32.
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lui s’oppose à la manière dont les gnostiques, selon l’avis de Plotin, définissent le monde d’ici-bas vis-à-vis de celui de là-haut. Enfin, la notion que l’Un-Bien possède toutes les choses en tant que δύναμις, et non pas à la manière de la multiplicité du nombre ou des étants, comme c’est le cas pour le Deuxième Principe, semble combattre le caractère imprécis de l’attribution de toutes les choses à la fois à l’Un et à l’Intellect, ou encore, au Père et au Fils, très récurrent dans les textes gnostiques. De même, nous pouvons encore penser que le thème de la génération de l’Étant à partir de l’Un et de sa relation avec le son (φθόγγος) et la voix (φωνή) pourrait avoir été présenté par opposition aux étymologies ou aux jeux de mots réalisés par les gnostiques sur les désignations des réalités divines (que Mariano Troiano a bien mis en lumière55) et au fait que les gnostiques accordaient une importance particulière à la prononciation des mots ou des sons articulés ou non articulés, en tant que moyen d’accéder aux principes premiers. En fait, nous constatons dans les traités Noréa, Les Trois Stèles de Seth et La Pensée Première à la Triple Forme, découverts à Nag Hammadi, qu’une attention particulière est portée sur la distinction entre le Premier et le Second Principe et que, parmi leur définition de ce dernier, il est question de la manifestation d’une pensée, d’une voix et d’une parole qui proviennent en dernière instance du Père56. Apparaît également l’idée d’une dégression entre le φθόγγος, la φωνή et le λόγος, laquelle permettrait, par un mouvement inverse, de remonter jusqu’à la contemplation du Premier Principe. En effet, dans le traité La Pensée Première à la Triple Forme, la triple descente de la Prôtennoia, Père, Mère et Fils, est illustrée par la triple métaphore du son, de la voix et de la parole, ϩⲣⲟⲟⲩ — ⲥⲙⲏ — ⲗⲟⲅⲟⲥ = φθόγγος — φωνή — λόγος57. 55 Voir dans ce même volume l’article de M. Troiano, « Rituels et énoncés barbares dans la Pistis Sophia », aux p. 79-96. 56 Cf. par exemple Noréa (NH IX, 2), introd., trad., comm. et notes M. Roberge, Presses de l’Université Laval-Peeters, collection « Bibliothèque copte de Nag Hammadi » (désormais désigné par BCNH), Québec-Louvain-Paris 1980, p. 27-29 (p. 158-163) ; Les Trois Stèles de Seth. Hymne gnostique à la Triade (NH VII, 5), éd. et trad. P. Claude, Presses de l’Université Laval-Peeters, collection « BCNH », Québec-Louvain-Paris 1983, p. 119 (p. 36-39) et p. 123 à 125 (p. 47-53), et La Pensée Première à la Triple Forme (NH XIII, 1), éd. et trad. P.-H. Poirier, Presses de l’Université LavalPeeters, collection « BCNH», Québec-Louvain-Paris-Dudley (Mass.) 2006, p. 35-38 (p. 132-141) et p. 46-47 (p. 159-163). 57 Pour une étude détaillée de ce thème, cf. Poirier, La Pensée Première à la Triple Forme (NH XIII, 1), p. 105-113. Sur les proximités et les différences entre la triade ϩⲣⲟⲟⲩ — ⲥⲙⲏ — ⲗⲟⲅⲟⲥ utilisée dans La Pensée Première à la Triple Forme et la triade ἦχος – φωνή – λόγος employée par le valentinien Héracléon dans son exégèse de l’écrit biblique Jn 1, 23 (apud Origène, Commentaire sur Saint Jean, VI, 108, éd. et trad. C. Blanc, t. II, Éditions du Cerf, collection « Sources Chrétiennes », 157, Paris 1970), cf. P.-H. Poirier, « La triade son – voix – parole/discours dans la Prôtennoia Trimorphe (NH XIII, 1) et ses sources », dans J.-M. Narbonne et P.-H. Poirier (éd.), Gnose et philosophie. Études en hommage à Pierre Hadot, Presses de l’Université Laval-Vrin, collection « Zêtêsis », Québec-Paris
L’étymologie dans la procession de l’Étant à partir de l’Un
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La portée antignostique des propos de Plotin dans ce chapitre 5 du Traité 32 nous incite encore à nous interroger sur quelques points, et nous souhaitons conclure cette étude par quelques questions telles que, par exemple : peut-on supposer dans ἑστία un jeu avec « celui qui se tient débout » (ἑστώς de ἵστημι), terme que nous découvrons dans les textes gnostiques comme une autre façon de désigner l’Éon (αἰών) ? Pouvons-nous trouver dans ces quatre termes ὄν (étant), εἶναι (être), οὐσία (essence) et ἑστία (foyer), une opposition au tétragramme divin des gnostiques ? Le passage d’un son exprimé par une aspiration et une voyelle, qui sont les éléments les plus simples du langage, au son exprimé par des syllabes, veut-il illustrer le passage de l’unité à la multiplicité et à la connaissance qui existe dans la dérivation de l’Intellect à partir de l’Un ? Est-ce que ces notions peuvent être mises en relation avec les spéculations sur le langage présentées dans le Marsanès (NH X, 1) et celles sur les noms divins des textes gnostiques ? Le verbe « ἔρρηξε » en 32, 5, 24, que nous pouvons traduire par « lancer avec éclat », peut-il, d’une certaine manière, être mis en rapport avec les discussions sur ἦχος et φθόγγος, mais également avec le passage de la φωνή au λόγος dans le commentaire d’Héracléon sur Jean-Baptiste, dans le Commentaire sur Saint Jean d’Origène?58
2009, p. 101-121 ; P. Luisier, « De Philon d’Alexandrie à la Prôtennoia Trimorphe. Variations sur un thème de grammaire grecque », dans L. Painchaud et P.-H. Poirier (éd.), Coptica, Gnostica, Manichaica. Mélanges offerts à Wolf-Peter Funk, collection « BCNH », Les Presses de l’Université LavalPeeters, Québec-Louvain 2006, p. 535-555 ; du même, « Compte-rendu de Ch. W. Hedrick, Nag Hammadi Codices XI, XII, XIII, Leiden, Brill, 1990 », Bibliotheca Orientalis 51, 1/2, 1994, p. 91-95. Je remercie vivement mon amie Chiara Ombretta Tommasi pour sa suggestion de mentionner ici la comparaison effectuée par Marius Victorinus entre respectivement « Padre, Figlio e Spirito Santo » et « il silenzio, la parola e la parola della parola », imagerie dont elle analyse dans son article : « Silenzio, voce, annunzio : la Trinità secondo Mario Vittorino », dans Silenzio e parola - XXXIX Incontro di Studiosi dell’Antichità Cristiana, Institutum Patristicum Augustinianum, Roma 6-8 maggio 2010, Institutum Patristicum Augustinianum, Roma 2012, p. 521-536, spéc. p. 522-523. 58 Origène, Commentaire sur Saint Jean, VI, 94 - 111, p. 200-213. Ces interrogations mériteraient que l’on se penche sur la question des noms divins dans les textes gnostiques. La complexité et la pertinence de ce problème avec les thèmes abordés dans le chap. 5 peuvent être constatées dans l’analyse détaillée de la conception gnostique valentinienne du nom divin donnée par A. Orbe, Hacia la primera teología de la procesión del Verbo, Estudios Valentinianos, I/1, Libreria editrice dell’università Gregoriana, Rome 1958, p. 68-99, et J.-D. Dubois, « Le contexte judaïque du ’nom’ dans l’Évangile de Vérité », Revue de Théologie et Philosophie 24, 1974, p. 198-216.
Jamblique : universalisme et noms barbares* Adrien Lecerf
La philosophie de Jamblique se développe selon deux dimensions principales : horizontale et verticale. Tout être y est caractérisé par cette double coordonnée et est donc le résultat d’un croisement : il appartient à un certain diacosme, un niveau de réalité, association horizontale de plusieurs entités (en particulier divines), et il possède dans ce diacosme un certain « rang » plus ou moins élevé (τάξις)1. Tout en se trouvant pris dans une hiérarchie stricte, que Jamblique tire du, ou bien projette sur le Parménide2, il peut ainsi trouver ailleurs des échos de lui-même qui le complètent et lui permettent de déployer pleinement son action propre3. Nous retrouvons cette dualité, très féconde dialectiquement, dans le rapport de Jamblique à la culture et plus particulièrement à la tradition religieuse, ce qui sera l’objet du présent article.
* Nous remercions Polymnia Athanassiadi pour sa lecture attentive et amicale. 1 Même dualité dans le Canon jamblichéen des dialogues (Prolégomènes, § 26, 13-44) : ils for-
ment des sous-groupes, notamment dialogues physiques et théologiques, mais ils sont aussi pris dans un agencement vertical, les deux dialogues de deuxième cycle étant supérieurs aux dix du premier cycle, et le Parménide étant, à l’intérieur du second cycle, supérieur au Timée. L’étude de référence sur ce sujet se trouve dans l’introduction à l’édition des Prolégomènes à la philosophie de Platon, éd. L. G. Westerink et trad. J. Trouillard avec la collaboration de A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1990, p. lxvii-lxxiii. 2 Cf. C. Steel, « Iamblichus and the Theological Interpretation of the Parmenides », Syllecta Classica 8, 1997, p. 15-30. 3 Ce point, encore mal mis en valeur, devra être développé en une autre occasion en ce qui regarde ses implications métaphysiques. On en trouve un exemple paradigmatique dans la « triade des Pères » attribuée par Proclus à Jamblique en In Timaeum, I, 308, 17 - 309, 13 (éd. E. Diehl, Procli Diadochi in Platonis Timaeum Commentaria, t. I, Teubner, Leipzig 1903 ; réimpr. Hakkert, Amsterdam 1965) ; cf. notamment l’introduction et la traduction de G. Van Riel dans son édition de Damascius, Commentaire sur le Philèbe, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2008, p. xl-li (la permanence de l’action du couple fondamental Limitant/Illimité à différents niveaux) ; D. P. Taormina, Jamblique critique de Plotin et de Porphyre. Quatre études, Vrin, collection « Tradition de la pensée classique », Paris 1999, p. 15-56 – les concepts de πλάτος et de βάθος (« latitude » et « profondeur ») au niveau des Formes. Cf. aussi G. Shaw, Theurgy and the Soul. The Neoplatonism of Iamblichus, Pennsylvania State University Press, University Park (Pa.) 1995, œuvre à laquelle nous aurons pleinement l’occasion de nous référer, sur le plan théurgique. Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 181-208 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114838
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Rassembler les traces du divin : l’universalisme symbolique de Jamblique Le projet de Jamblique Jamblique est universaliste par sa volonté d’englober toutes les données du réel, en particulier religieuses et culturelles. C’était sans doute le dessein de son œuvre Sur les dieux, aujourd’hui perdue : nous pouvons en effet faire l’hypothèse que Julien s’en est inspiré pour ses notes de doxographie religieuse dans l’hymne À Hélios-Roi4. Nous retrouvons cette volonté totalisante et systématique dans d’autres domaines, très variés : dans la Théologie chaldaïque (au moins vingt-huit livres), dans la Summa Pythagorica5 et dans le projet d’enseignement extrêmement articulé de Platon et d’Aristote6. 4 Cette œuvre contient en effet plusieurs références à la « théologie phénicienne » : À Hélios-Roi, 7, 12-18 ; 33, 1-3, ainsi qu’une troisième qui est rattachée explicitement à Jamblique (ibid., 34, 1-8 ; éd. C. Lacombrade, Œuvres complètes, t. II/2, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1965) : elle consiste en une exégèse de deux divinités d’Édesse, Monimos et Azizos (à ce propos, cf. H. J. W. Drijvers, « The Cult of Azizos and Monimos at Edessa », dans C. J. Bleeker, S. G. F. Brandon et M. Simon (éd.), « Ex Orbe religionum ». Studia Geo Widengren oblata, Numen Suppl. XXI, 1972, p. 355-371). Il est très probable que ces différentes références (ainsi peut-être que d’autres emprunts non avoués) aient été tirées du même ouvrage de Jamblique, et le Sur les dieux est le candidat le plus plausible. L’aire géographique concernée est bien plus large que la Phénicie stricto sensu : dans le De Mysteriis, on trouve des références aux traditions grecques (l’Apollon de Claros, les Corybantes, le Léthé ; également le dieu Asclépios, dans les fragments conservés du philosophe, cf. infra note 47), égyptiennes (la « théologie égyptienne » de De Mysteriis, 260, 3 sqq. pagination Parthey et en particulier le dieu Iktôn, à propos duquel cf. E. Oréal, « HÉKA, proton mageuma : une explication de Jamblique, De Mysteriis, VIII, 3 », Revue d’égyptologie 54, 2003, p. 279-285 ; la symbologie de 249, 11 sqq. ; les références à l’hermétisme), phrygiennes (Sabazios, la Mère des Dieux) et chaldaïques (cf. F. W. Cremer, Die Chaldäischen Orakel und Jamblich « De mysteriis », Anton Hain, collection « Beiträge zur klassischen Philologie », Meisenheim am Glan 1969). La localisation de Jamblique à Apamée, près du temple de Zeus Bélos (sur laquelle insiste particulièrement P. Athanassiadi, La lutte pour l’orthodoxie dans le platonisme tardif, Les Belles Lettres, collection « L’âne d’or », Paris 2006, p. 43-64), pouvait également répondre au besoin de se rattacher aux diverses traditions du monde méditerranéen. 5 Sur le caractère total de cette entreprise, cf. C. Macris, « Le pythagorisme érigé en hairesis, ou comment (re)construire une identité philosophique : remarques sur un aspect méconnu du projet pythagoricien de Jamblique », dans N. Belayche et S. C. Mimouni (éd.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain : « paganismes », « judaïsmes », « christianismes », Peeters, « Collection de la revue des études juives », Louvain 2009, p. 139-168. 6 C’est le fameux Canon de Jamblique, que nous avons mentionné plus haut (note 1). Il faudrait encore ajouter à cette liste les Lettres de Jamblique, qui le montrent soucieux d’étendre ses enquêtes à des domaines relevant davantage de la philosophie populaire : c’est sans nul doute avec une telle conception totale de Jamblique en tête que le Ps.-Julien, élève et correspondant de Jamblique, parle d’une synthèse réalisée entre Homère, Démocrite et Orphée, et plus largement toute la tradition hellénique (cf. Julien, Epistulae, leges, poematia, fragmenta varia, éd. J. Bidez et F. Cumont, Les Belles Lettres, Paris 1922, p. 254, 1-6 : Καίτοι σύ [sc. Jamblique] γε οὐ Πίνδαρον μόνον οὐδὲ Δημόκριτον ἢ Ὀρφέα τὸν παλαιότατον, ἀλλὰ καὶ ξύμπαν ὁμοῦ τὸ Ἑλληνικόν, ὁπόσον εἰς ἄκρον φιλοσοφίας ἐλθεῖν μνημονεύεται, καθάπερ ἐν λύρᾳ ποικίλων φθόγγων ἐναρμονίῳ συστάσει πρὸς τὸ ἐντελὲς τῆς μουσικῆς κεράσας ἔχεις).
Jamblique : universalisme et noms barbares
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Cette forme d’universalisme est fondamentalement particulariste, comme nous le montre l’exposé sur les noms divins du De Mysteriis (254, 12 - 260, 2). Elle est fondée sur la conviction que les peuples qui composent l’humanité ont reçu diversement la révélation du divin, c’est-à-dire plus ou moins selon les peuples – et donc de façon hiérarchisée (les Égyptiens et les Assyriens étant particulièrement favorisés) –, mais aussi tous partiellement7 : aucun peuple n’a été laissé à l’écart par les dieux et, en ce sens, toutes les traditions sont respectables. Comprendre le monde, ce sera donc, horizontalement, chercher à rassembler les données de la tradition, et chercher à voir en quoi elle exprime tout entière une même doctrine du divin, par-delà les différences apparentes et une fois écartées toutes les interventions humaines et les interférences matérielles8. Tel sera aussi le projet de Proclus : être « le hiérophante du monde entier »9. Multiples traditions donc, qui contiennent chacune une part de la vérité, plus ou moins grande selon que la part divine, qui correspond à leur nature profonde10, s’y est bien conservée ou non. Cette conception
7 Ce fait apparaît moins évidemment dans l’exposé sur les noms barbares, en raison de l’argumentation de Jamblique, qui rabaisse les traditions les moins anciennes, mais il semble néanmoins acquis, du fait des nombreuses traces que l’on peut relever des intérêts divers de Jamblique dans ces domaines (cf. supra note 4). On sait par ailleurs que, pour Jamblique, la providence divine est absolue (cf. infra note 10) et ne délaisse aucun lieu (cf. infra, en part. note 42) : doctrine qui, rapportée aux noms divins, est d’origine théurgique selon le témoignage de Proclus, In Alcibiadem, 150, 11-15, éd. et trad. A.-Ph. Segonds, Proclus. Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985, p. 215 : τὰ γὰρ ἄρρητα ὀνόματα τῶν θεῶν ὅλον πεπλήρωκε τὸν κόσμον, ὥσπερ οἱ θεουργοὶ λέγουσι καὶ οὐ τὸν κόσμον τοῦτον μόνον, ἀλλὰ καὶ τὰς ὑπὲρ αὐτὸν πάσας δυνάμεις· καὶ γὰρ τὸ διαπόρθμιον ὄνομα τὸ ἐν ἀπείροις κόσμοις ἐνθρῶσκον τοιαύτην ἔλαχε δύναμιν. 8 Cf. Jamblique, De Mysteriis, 255, 6-9 (toutes traductions prises dans M. Broze et C. Van Liefferinge, Jamblique. Les Mystères d’Égypte. Réponse d’Abamon à la Lettre de Porphyre à Anébon, Ousia, Bruxelles 2009, pagination Parthey) : « Il faut donc supprimer des noms divins toutes inventions et tous développements langagiers, et supprimer aussi les approximations naturelles de la voix, qui sont en connaturalité avec les choses de la matière ». 9 Marinus, Proclus ou sur le bonheur, 19, 30, éd. et trad. H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2001, p. 23 : τοῦ ὅλου κόσμου ἱεροφάντην. 10 On reconnaît en effet l’influence du Cratyle de Platon et de la thèse de la naturalité des langages. C’est le recours implicite au Cratyle qui permet à Jamblique de refonder les langages humains dans leur nature profonde, qui n’est pas humaine mais divine, puisqu’elle est issue de l’action du Logothète (sur l’influence de cette théorie au ive siècle, cf. l’article de J. Daniélou, « Eunome l’Arien et l’exégèse néoplatonicienne du Cratyle », Revue des études grecques 69, 1956, p. 412-432). Comprendre véritablement le langage, c’est ainsi le « déshumaniser » autant qu’il est possible : méthode profondément jamblichéenne, puisque Jamblique cherche constamment à rapporter toutes choses à l’action des dieux. On peut, parmi tant d’autres exemples, citer ici un passage du Commentaire sur le Timée de Proclus, où Jamblique attribue la cause du salut des Égyptiens en premier lieu au bon vouloir des dieux, et en second lieu à la crue du Nil – fr. 13 dans Iamblichi Chalcidensis in Platonis dialogos commentariorum fragmenta, éd. J. M. Dillon, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 23, Leyde 1973 (désormais désigné par Dillon) = Proclus, In Timaeum, I, 120, 10-29. Proclus est visiblement dubitatif sur cette débauche de piété, et considère que Jamblique a professé une doctrine physique (les Égyptiens sont sauvés par la crue du Nil), comme si « le bon vouloir des dieux » n’était invoqué que machinalement.
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du monde s’oppose frontalement – dans le développement sur les noms divins que Jamblique élabore pour répondre à la question de Porphyre – à la façon de voir de ce dernier qui est ce que nous pourrions appeler un universalisme de la raison. Dans sa perspective, nous pouvons, comme chez Jamblique, parler d’humanité ; toutefois cette humanité n’est pas la somme des expériences des différents peuples mais, tout au contraire, leur plus petit dénominateur commun, ce que Porphyre définit comme leur raison, à l’œuvre dans le langage, tous deux propres à l’homme parmi les animaux. Tout homme, en tant que tel, est capable par la structure de son esprit de suivre ou d’élaborer un raisonnement, et celui-ci est exprimable, de façon objective et neutre, par n’importe quel langage – par exemple la langue grecque que Porphyre avait choisie comme langue d’expression, comme tant d’autres philosophes d’origine étrangère (et en premier lieu Plotin et Jamblique lui-même). La raison, en d’autres termes, crée un espace commun rassemblant les hommes par-delà leurs différences. Le signifiant s’abolit et seul le signifié importe : le langage se veut la copie fidèle du réel et comme lui, il est exprimable par un « arbre »11, où toute chose réelle a, en droit, son correspondant sémantique. Nous pouvons penser que cette thèse s’inspirait notamment d’une lecture du Ménon par Porphyre, et que l’absence de toute référence à ce dialogue dans le corpus de Jamblique, Fragments inclus, n’est certainement pas liée au hasard, de même que, par ailleurs, la présence du Cratyle dans le Canon des dialogues constitué par ce philosophe. Cette opposition à Porphyre, sans doute, devrait être adoucie. Par exemple, le projet total qu’a Jamblique de rassembler les données de la tradition ne se comprend bien que dans le cadre de la curiosité généralisée des générations postplotiniennes : notamment Amélius (qui a commenté l’Évangile de Jean et dont Porphyre nous rapporte l’intérêt pour les cultes du paganisme12) et Porphyre lui-même, auteur d’allégories éthiques sur les mythes païens. Il reste qu’avec Jamblique, ce projet perd toute dimension antiquaire pour prendre l’aspect d’une entreprise idéologique et donc, du point de vue de son auteur, nécessaire.
11 Nous faisons référence ici à l’« arbre de Porphyre », arrangé selon la distinction aristotélicienne du genre et de l’espèce, et à la racine duquel se trouvent les γένη γενικώτατα ou « genres suprêmes », c’est-à-dire les dix catégories, également appelées λέξεις γενικώταται. Le fait que la langue grecque permette d’exprimer ces dix catégories en fait une langue adaptée à l’analyse, dans le raisonnement de Porphyre. Dire que ce sont d’autres langues qui ont la suprématie revient ainsi pour Jamblique à démontrer que tout n’est pas analysable philosophiquement. 12 Porphyre, Vie de Plotin, 10, 33-34.
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Les noms barbares comme symboles Nous pourrons mieux saisir ce point si nous observons que Jamblique considérait les différentes traditions répertoriées comme de véritables révélations, c’est-à-dire des traces déposées dans l’esprit des hommes par les dieux : les différents langages et les différentes traditions, les différents symboles qu’ils comportent, forment un ensemble « horizontal », mais qui est « verticalement » hiérarchisé parce que tous sont issus des dieux et se caractérisent par une capacité plus ou moins grande à transcrire quelque chose de divin. Dire cela, c’est dire plus et autre chose que les auteurs d’allégories éthiques ; c’est considérer que la religion et le langage religieux sont, au sens fort, « divins » et permettent, en bonne métaphysique néoplatonicienne (où la procession précède toujours la conversion), de remonter vers les dieux. Parler du divin requerra aussi, par conséquent, d’élever son discours à sa hauteur, autant que possible, notamment en se gardant de toute impiété (fréquemment reprochée à Porphyre par Jamblique) et en distinguant les ordres. Selon une phrase souvent citée, il faut, selon Jamblique, « répondre aux questions théologiques théologiquement, et théurgiquement aux questions théurgiques et […] [examiner] philosophiquement […] les questions philosophiques »13, et non, comme le fait Porphyre, appliquer indifféremment à toutes choses la méthode de l’enquête philosophique, qui cherche à objectiver le réel de façon indue, car elle le fait selon les critères de la rationalité humaine et non de la suprarationalité divine. Pour bien comprendre le nom barbare, dit Jamblique, il faut le concevoir comme χαρακτήρ, c’est-à-dire une « marque » divine, un symbole14. Ainsi, le nom est relié à un aspect capital de la théurgie selon Jamblique : la doctrine des συνθήματα (signes) divins, issue des Oracles chaldaïques. Selon Jamblique, le culte comporte « des symboles admirables, puisqu’ils ont été envoyés ici depuis le démiurge et père du tout »15. Nous savons que la théurgie repose sur un système de correspondances entre les réalités mondaines et
13 Jamblique, De Mysteriis, 7, 4-5, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 23. 14 Ibid., 255, 10-11 : νοερὸς καὶ θεῖος τῆς θείας ὁμοιότητος συμβολικὸς χαρακτήρ. 15 Ibid., 65, 6-8. Cette phrase est l’écho du vers oraculaire tenu comme le garant de la doctrine
symbolique des Oracles chaldaïques : « Car l’Intellect du Père a semé les symboles à travers le monde » – fr. 108 des Oracles dans l’éd. d’É. des Places, Oracles chaldaïques avec un choix de commentaires anciens, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1971 (désormais désigné par des Places). Sur l’origine chaldaïque de cette notion, cf. notamment H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy : Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire, désormais dans la nouvelle édition de M. Tardieu (avec un supplément « Les Oracles chaldaïques 1891-2011 »), Institut d’études augustiniennes, collection « Études augustiniennes », Paris 1956 (20113), p. 190 sqq. et 438 sqq.
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divines et qu’elle suppose des règles, bien précises16. Ces règles, par exemple, concernent l’affinité de certaines pierres ou plantes envers certains dieux (Proclus prendra l’exemple de l’héliotrope, plante consacrée au Soleil et donc utilisable dans des rites et des prières destinés à l’astre divin)17, ou encore l’interdiction des offrandes matérielles aux dieux immatériels, les réservant pour ceux des genres supérieurs qui ont une affinité avec la matière. C’est par l’emploi de tels symboles que le théurge peut espérer obtenir du dieu une faveur, qui n’est pas extorquée, comme dans les pratiques magiques, mais accordée avec bienveillance18. Les paroles du culte, elles aussi, sont des συνθήματα divins. Aucune parole rituelle (et cela s’applique en premier lieu aux noms barbares) n’est invention humaine, mais elles sont un héritage divin, véritablement une étincelle divine en ce monde, comme le montre ce passage du De Mysteriis, 48, 5-9 : Les supplications hiératiques […] ont été envoyées d’en haut par les dieux euxmêmes aux hommes, […] elles sont les symboles des dieux mêmes et ne sont connues que des dieux, et […] d’une certaine manière elles contiennent elles aussi la même puissance que les dieux.
Le σύνθημα est donc un symbole, transmis par les dieux et par là même inaccessible à la raison humaine, mais qui peut être mis en œuvre par certaines pratiques rituelles, avec pour effet ex opere operato la conciliation des dieux et l’élévation de l’âme. Jan Assmann a tout à fait raison de lier l’idée de σύνθημα à celle d’intuition immédiate, en remarquant que ces mots, « non discursifs et non linéaires », sont « plutôt des images que des séquences linguistiques »19 – et on voit ici tout ce qui séparait Jamblique de Porphyre : le nom n’est plus concept mais image vocale, et c’est à ce titre qu’il est intraduisible. Le mot est d’autant plus symbole qu’il est image et qu’il est moins concept – l’exposé sur les noms barbares parle de l’« image mystique et secrète des dieux »20, que Jan Assmann compare à une « pictographie 16 C’est justement au fait de ne pas respecter ces règles que Jamblique attribuera l’échec de certaines pratiques théurgiques : la théurgie est infaillible en elle-même, seul l’agent humain est responsable. Nous retrouvons ici l’idée jamblichéenne que rien de mal ne provient des dieux. 17 Sur l’art hiératique, 148, 14 sqq., dans l’édition qu’en a donnée J. Bidez dans le Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, vol. VI, M. Lamertin, Bruxelles 1928. 18 Cette séparation de la théurgie et de la magie, refusée par saint Augustin (La cité de Dieu, X, 9 : quam uel magian uel detestabiliore nomine goetian uel honorabiliore theurgian uocant), est la thèse principale du livre de C. Van Liefferinge, La Théurgie : des Oracles chaldaïques à Proclus, Centre international d’étude de la religion grecque antique, Liège 1999. 19 J. Assmann, « La théorie de la “parole divine” chez Jamblique et dans les sources égyptiennes », dans J. Assmann, Images et rites de la mort dans l’Égypte ancienne, Cybèle, Paris 2000, p. 107-127, spéc. p. 110. 20 Jamblique, De Mysteriis, 255, 17 - 256, 1 : τὴν μυστικὴν καὶ ἀπόρρητον εἰκόνα τῶν θεῶν.
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intérieure »21. Ainsi le nom barbare supprime ce que le langage a d’humain, c’est-à-dire l’intelligibilité, l’articulation (qui réplique sur le plan sonore la discursivité de la pensée) et le caractère médiat : car les dieux n’ont aucun besoin de clarté22. Jamblique distingue entre les noms barbares totalement inconnaissables et « ceux dont nous avons reçu l’explication ». Les συνθήματα à proprement parler sont bien ceux des noms qui restent inconnaissables. Ils ne peuvent être le support d’un savoir théorique, puisqu’ils sont au-delà de la sémantique et de la logique. Il faut donc qu’ils soient utilisés dans le rite, très certainement dans le cadre de psalmodies. Il faut citer ici un texte important : Pas même les évocations ne mettent les prêtres en contact avec les dieux à travers une passion. Mais c’est par la divine amitié qui contient toute chose qu’elles les mettent en communauté avec cet entrelacement indissoluble. Il ne faut pas croire, comme le terme πρόσκλησις, du moins si l’on se fie aux apparences, le montre de lui-même, qu’elles inclinent l’intellect des dieux vers les hommes, mais en suivant la vérité même, comme il veut l’enseigner mieux, elles rendent l’intelligence humaine apte à la participation aux dieux, l’élèvent vers les dieux, et, par une persuasion mélodieuse, la mettent en harmonie avec eux. Par conséquent, les noms sacrés des dieux [nous soulignons] et les autres symboles divins, parce qu’ils sont anagogiques, peuvent mettre les âmes en contact avec les dieux (Ὅθεν δὴ καὶ ὀνόματα θεῶν ἱεροπρεπῆ καὶ τἄλλα θεῖα συνθήματα ἀναγωγὰ ὄντα πρὸς τοὺς θεοὺς συνάπτειν αὐτὰς δύναται)23.
Autrement dit, la profération du nom possède une efficace en elle-même. La prononciation compte tout autant que le sens, et même davantage. Comme
21 Assmann, « La théorie de la “parole divine” », p. 109. 22 C’est sans doute ainsi que s’explique également l’amusante remarque de Jamblique constituant
In Timaeum, fr. 33 Dillon = Proclus, In Timaeum, I, 290, 13-14 : τὸ γὰρ σαφὲς τίμιόν ἐστι, ὅταν οἰκεῖον ᾖ πρὸς ἐπιστήμην, « La clarté est assurément chose belle, mais seulement lorsqu’elle est appropriée à la science ». Sur la base du rapprochement qu’on peut faire entre cette référence faite en passant par Proclus et le fragment de l’écrit jamblichéen Sur le choix du meilleur discours (cité par Syrianus, In Hermogenis Περὶ ἰδεῶν, 9, 1-18), nous sommes tenté de retirer cette phrase du corpus des fragments du commentaire sur le Timée et de la rattacher à cette dernière œuvre. Nous voyons donc dans quelle mesure le style difficile de Jamblique – qui motivera Simplicius (In Categorias, 3, 7, éd. C. Kalbfleisch, dans Commentaria in Aristotelem Graeca, vol. VIII, Reimer, Berlin 1907) à le caractériser par un esprit τοῖς πολλοῖς ἄβατος, « inaccessible au plus grand nombre », et qui entraînera aussi les critiques assez dures d’Eunape (Vies des sophistes, V, 1, 3-4) – relevait, très probablement, d’un choix délibéré : ceci étant dit, sans volonté apologétique particulière, mais simplement pour faire valoir l’unité de pensée et de principes du philosophe. On ne peut, selon Jamblique, traiter du mystère du divin avec la même clarté qu’on le ferait d’un problème standard d’école philosophique, et ceci en vertu d’un principe implicite selon lequel c’est le même qui connaît le même, le discours et le raisonnement devant épouser la forme de l’objet d’étude, ici le mystère divin. 23 Jamblique, De Mysteriis, 42, 5-17, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 42-43.
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elle ne peut consister à faire descendre les dieux vers nous (impiété, qui rabaisse la théurgie au rang de la magie et les dieux au rang des hommes), elle ne peut que nous faire monter, nous mortels, vers les dieux. C’est la fonction anagogique, verticale, du nom, où le vocabulaire de l’union de l’âme et du divin fait écho à celui qui est employé dans l’exposé sur les noms barbares24 pour décrire la relation entretenue par le dieu avec son nom : le nom est συνηνωμένον τοῖς θεοῖς, « uni » directement au dieu sans la médiation de la raison. Cette union est en effet concevable « sous un mode intellectif » (νοερῶς), mais peut également l’être, dit Jamblique qui semble corriger sa première affirmation, « de manière plus simple » (ἁπλουστέρως) ; il veut probablement parler d’une coïncidence totale, abolissant la distinction du signifiant (le nom) et du signifié (le dieu). Ainsi le nom est le dieu, il est le témoin reçu par l’homme de la puissance divine25. Il nous surpasse totalement et, par conséquent, nous ne pouvons que le recevoir de la tradition, sans le discuter26. L’allusion aux noms « dont nous avons reçu l’explication » que fait Jamblique ne doit aucunement être prise comme une concession à Porphyre et à une théorie de la communication humaine. En effet, il s’agit en réalité d’une défense et illustration de la « théologie », qui forme, selon Jamblique, l’une des trois grandes voies avec la philosophie et la théurgie27. Pour Jamblique, ses méthodes ne sauraient se confondre avec celles de la philosophie. La voie théologique consiste à prendre connaissance de l’essence des dieux, et constitue donc le support théorique indispensable à la théurgie. Très concrètement, pour savoir quoi sacrifier à un dieu, il faut connaître l’essence de ce dieu, pour autant qu’il est possible à un être humain : savoir s’il a part à la matière ou non, pour lui offrir ou non un sacrifice sanglant. Ici encore, nous pensons aux exégèses
24 Ibid., 255, 3-6. 25 Nous pouvons voir ici un parallèle avec la nature divine revêtue par le théurge selon Jamblique,
De Mysteriis, 184, 1-13. Tout comme, au niveau le plus élevé de la théurgie, la distinction entre signifiant verbal et signifié divin s’abolit totalement, celle entre théurge ou initié et dieu n’existe plus : le théurge « revêt la tenue hiératique des dieux » pour parler d’égal à égal avec eux, et il n’y a ainsi plus de différence entre invocateur et invoqué (cf. chez Assmann, « La théorie de la “parole divine” », des remarques sur les rapports de cette conception avec la religion égyptienne). À ce niveau donc, le théurge abandonne les oripeaux de ses connaissances humaines car l’union qu’il atteint et qui lui est accordée par l’action du nom divin est ultra-rationnelle. 26 Dans cette soumission à la tradition, l’idée de Jamblique selon laquelle l’âme est entièrement descendue et les dieux ont l’initiative de la remontée, a pu également avoir une influence. La tradition est conçue comme un héritage dépassant l’effort humain, par conséquent à accepter sans questionnement. Ceci explique peut-être en partie la « crédulité » de Jamblique qui considère comme authentiques les écrits des Ps.-Archytas, Ps.-Pythagore et Ps.-Timée. Cf. C. Macris, « Jamblique et la littérature pseudo-pythagoricienne », dans S. C. Mimouni (éd.), Apocryphité : histoire d’un concept transversal aux Religions du Livre, Brepols, collection « Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses », Turnhout 2002, p. 77-129, spéc. p. 79-85 et 92 sqq. 27 Cf. supra note 13.
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néoplatoniciennes du Cratyle et en particulier au commentaire de Proclus, le seul conservé : c’est un véritable traité de théologie, qui déduit des conclusions sur l’essence des dieux à partir de leurs noms. Ces noms ne sont pas barbares, puisqu’il s’agit des dieux du panthéon grec, mais cela ne contredit pas Jamblique, qui n’entend pas exclure la langue grecque du champ théologique, mais simplement affirmer la primauté des langues barbares28. La théologie, en tout cas, est la servante de la théurgie (la séquence philosophie – théologie – théurgie est visiblement hiérarchique) : elle lui est inférieure, car si elle prend le divin pour objet, elle le fait d’une manière encore rationnelle, grâce aux explications gracieusement accordées par les dieux qui se sont adaptés à la nature de l’esprit humain et au fonctionnement du langage. L’étymologie divine en effet, opération par excellence de la théologie, est une explication humaine, s’appuyant sur la décomposition des noms en diverses syllabes, une opération fondamentalement ambiguë, puisqu’elle se fonde sur un langage institué par les dieux, mais modifié par les hommes et donc nécessairement corrompu. C’est en partie à cause de cela, parce que les révélations n’ont pas été faites au même moment du temps et qu’elles ne préservent pas avec la même immédiateté le lien qui les unit au divin, que la thèse de Porphyre, prenant le parti d’un universalisme égalitaire et objectif, doit être refusée. Il faudra distinguer entre les différents peuples, et dès lors la forme d’universalisme proposée sera nécessairement inégalitaire et particulariste. Pour Jamblique, ce sont les noms barbares qui révèlent le mieux ce fait. Ils sont plus puissants que les noms grecs issus de la traduction ; on ne devrait pas les traduire : « Ne change jamais les noms barbares »29. Avoir recours au savoir des peuples anciens nous garantit un accès plus pur au divin : c’est la raison pour laquelle Jamblique adopte le déguisement d’Abammon, parce qu’ainsi il se présente comme le dépositaire d’un savoir ancien et sacré, contrairement aux Grecs dont il raille l’esprit d’innovation30. Mais Jamblique a soin de noter qu’il ne s’agit pas de dire que « le dieu est égyptien ou parle cette langue ». En effet, il serait absurde de transposer la diversité des langues humaines dans
28 Nous possédons, conservée précisément dans le Commentaire sur le Cratyle de Proclus (In Cratylum, 106, 20-24, éd. G. Pasquali, Teubner, Stuttgart 1908), une interprétation par Jamblique du nom divin (mais grec cette fois-ci) des Titans : « Et il se pourrait que Platon ici nous transmette deux exégèses fondamentales du nom des Titans, celles que Jamblique et Amélius ont mises par écrit : l’un dit que les “Titans” (Τιτᾶνες) ont été ainsi nommés du fait qu’ils “étendent” (διατείνειν) leurs puissances sur toutes choses […] ». 29 Fr. 150 des Oracles chaldaïques des Places. 30 C’était peut-être aussi la raison (mais sur ce point nous en sommes réduits aux conjectures) pour laquelle Jamblique n’a pas abandonné son nom, lui-même « barbare » et théophore (il est expliqué par « (El) is king » par J. M. Dillon dans son édition [op. cit. supra note 10]), pour le troquer, comme Porphyre (né Malkhos), pour un nom grec.
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la transcendance unifiée des dieux, d’élever un langage humain – même très riche symboliquement – au rang de langue divine, ou, en d’autres termes, de prendre le symbole pour ce à quoi il renvoie. La langue égyptienne n’est donc pas supérieure en tant qu’égyptienne31, mais parce qu’elle est le symbole32 de propriétés divines : l’ancienneté, la permanence. Les langues barbares rendent le divin ἀκίνητον, « intangible » – mot que Jamblique emploie sans doute en pensant au proverbe τὰ ἀκίνητα κινεῖν « déplacer des choses immobiles », c’est-à-dire commettre un acte d’impiété, et qui renvoie bien sûr également à l’immuabilité du divin par rapport au devenir. Si l’Égypte ou la Chaldée sont supérieures, ainsi, c’est moins en comparaison avec d’autres contrées (« horizontalement ») que parce qu’elles ont été choisies par les dieux pour recevoir en premier le don des noms, car elles sont en communication plus étroite (« verticale »)33 avec les dieux. Les Égyptiens fonctionnent ainsi comme un peuple qui est en même temps un σύνθημα34. Ils sont aux autres hommes ce que les dieux sont par rapport aux hommes en général : une image de la stabilité opposée à la versatilité et à l’ignorance humaines, dont les Grecs, « philosophes » par excellence, sont un exemple. Reconduit tout entier au divin et ainsi proprement « déshumanisé » (au sens où il est dépouillé de la raison discursive qui caractérise le mode de pensée humain), le langage doit donc être compris comme un héritage reçu des dieux, un système de signes puissants par eux-mêmes et devant faciliter la remontée ; tout comme dans le culte il s’agit de trouver des rites ayant « une cause indicible et supérieure au langage » et des symboles « consacrés de toute éternité aux êtres supérieurs »35, c’est-à-dire des marques divines dans le monde d’ici-bas, sans aucune trace de contagion de la part d’un agent humain. Exclus par Porphyre dans l’idée qu’ils ne sauraient trouver leur place dans la communion des raisons humaines fondée uniquement sur des contenus conceptuels articulés, exprimables et stables, les noms barbares deviennent, chez Jamblique, les fers de lance d’un universalisme rival, fondé sur la recherche active des traditions théologiques les plus anciennes.
31 G. Shaw note à ce titre que ce serait donner un pouvoir universel à un particulier : Shaw, Theurgy and the Soul, p. 182. 32 Jamblique se livre en effet à un effet de perspective : les langues anciennes emploient des mots qui ont une valeur symbolique, et leur supériorité propre, comme langues, est elle-même symbolique plutôt qu’historique ou chronologique. 33 Shaw, Theurgy and the Soul, p. 166 : « The relationship between sensible symbols was determined by the degree of “verticality” that each actualized ». 34 Ibid., p. 183. 35 Jamblique, De Mysteriis, 37, 7-9 : τὰ μὲν [sc. ἱερά] ἀπόρρητόν τινα καὶ κρείττονα λόγου τὴν αἰτίαν ἔχει· τὰ δ᾽ὡς σύμβολα καθιέρωται ἐξ ἀιδίου τοῖς κρείττοσι (trad. Broze-Van Liefferinge, p. 40).
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Une anthropologie et une sotériologie à deux entrées Les élus : théologiens et théurges, agents de la Providence Nous avons mis en lumière, dans notre examen de la position de Jamblique sur les données de la tradition, deux dimensions : un aspect horizontal (la diversité des voies possibles, toutes unies par une même origine divine et un même caractère symbolique) ; et un aspect vertical (c’est-à-dire la subordination de certaines traditions à d’autres en vertu d’une moindre puissance évocatrice). De ces dimensions relève aussi une anthropologie à deux niveaux : d’un côté la masse « horizontale » des hommes du commun, qui ne peuvent se lancer par eux-mêmes dans les recherches nécessaires à l’acquisition d’un savoir théologique, et qui doivent donc se laisser guider comme le « troupeau » qu’ils sont, selon les Oracles chaldaïques36 ; et les individus exceptionnels que sont les théurges, qui relaient le salut qui vient des dieux et peuvent rendre un culte plus dégagé de la matière37. Ici intervient en effet (comme dans le cas du développement sur les peuples, plus ou moins sacrés) un principe de distinction très fécond qui, dans le domaine épistémologique, deviendra la base de la théorie de l’ἐπιτηδειότης (réceptivité) : le divin se révèle semblablement à tous, car il est unique et immuable et donc ne peut changer, mais tous ne sont pas capables de le comprendre semblablement. Le participé n’est pas en cause, mais seulement le participant. Ainsi se dessine une hiérarchie, où le théurge occupe la positionclé de relais de l’action divine. Il devient lui-même, comme l’a bien vu Gregory Shaw38, un σύνθημα vivant, un lien entre les mondes humain et divin. Il ne nous appartient pas de faire ici le point sur le statut supérieur dont jouissent les théurges dans la tradition néoplatonicienne issue de Jamblique39. Nous voudrions ici plutôt noter l’analogie de position entre ces personnages et d’autres figures d’intermédiaires chez Jamblique, ce qui servira d’ailleurs à faire comprendre l’importance du rôle du théurge. C’est d’abord celle du démon gardien de ce que Jamblique nomme les « apanages » (λήξεις), théorie décrite dans le De Mysteriis, 29, 16 - 33, 11 et, peut-être de façon
36 Cf. fr. 153 des Places. 37 C’est en effet un principe théurgique de base qu’on ne doit pas chercher à outrepasser son rang,
mais rendre un culte selon ce que nous sommes (cf., entre autres, Shaw, Theurgy and the Soul, p. 157). Il s’agit d’une application particulière du principe des correspondances, décrit plus haut. 38 Ibid., p. 159 ; c’est l’acquis de la forme supérieure de théurgie, celle qui consiste à « prendre la forme des dieux », comme défini par Jamblique, De Mysteriis, 184, 1-13, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 113-114. 39 Jamblique parle ainsi des « athlètes du feu » (Ibid., 92, 13-14) ; Julien de « ceux qui sont très saints parmi les théurges » (À Hélios-roi, 18, 33-34), et encore des « bienheureux théurges » (Ibid., 12, 32).
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plus claire, dans le fragment 14 In Timaeum. Cette théorie possède des liens étroits avec la théurgie, dans la mesure où elle propose de placer tous les lieux du monde40 sous la surveillance d’une divinité tutélaire : en raison de cette subordination, le lieu reçoit quelque chose de son gardien, une « propriété » qui fait par exemple de Saïs une cité « athénaïque », tout comme Athènes41. Ainsi, la diversité des lieux du monde se voit ramenée, une fois encore, à des principes d’unité verticaux, c’est-à-dire divins : la nature, les hommes et les choses sont rapportés à leur origine divine42. Et de même que l’on doit rendre un culte matériel aux divinités matérielles et immatériel aux divinités immatérielles, le mode de rapport de ces différents peuples à leurs dieux ou démons de tutelle ne saurait être semblable partout. Bien au contraire, il se fondera sur le lien particulier qu’ils entretiennent. La conception jamblichéenne du monde, faite tout entière de diversité et d’unité, est ainsi solidaire de ses idées sur la théurgie : et le théurge, par sa piété, son 40 « Tout est plein de dieux », dit Jamblique en De Mysteriis, 30, 2-3, citant Thalès (cf. Aristote, De Anima, 411 a 8) et évoquant aussi Héraclite (« il y a des dieux aussi dans la cuisine », cité par Aristote, Parties des animaux, 645 a 21). 41 L’inspiration de Jamblique est bien sûr ici le texte même du prologue du Timée (21 e), passage commenté par Jamblique dans In Timaeum, fr. 14 et 17 Dillon – en adoptant pour ce dernier une délimitation plus large, suivant en cela B. Dalsgaard Larsen (fr. 212 dans son édition, Jamblique de Chalcis, exégète et philosophe, vol. II : Appendice : Testimonia et fragmenta exegetica, Universitetsforlaget, Aarhus 1972 [désormais désignée par Dalsgaard Larsen], c’est-à-dire Proclus, In Timaeum, I, 156, 31 - 157, 23). Mais l’idée selon laquelle l’humanité est sous la garde des démons est d’origine platonicienne (Politique, 271 d sqq., où nous retrouvons les deux piliers de la théorie jamblichéenne des λήξεις, à savoir que le monde est divisé en parties et que ce sont des divinités inférieures qui les surveillent) ; cf. sur ce texte J. M. Dillon, « The Neoplatonic Exegesis of the Statesman Myth », dans C. J. Rowe [éd.], Reading the « Statesman », Proceedings of the III Symposium Platonicum, Academia Verlag, collection « International Plato Studies », Sankt Augustin 1995, p. 364-374. 42 Et dans la mesure où tout provient des dieux (dans le cas contraire, la puissance des dieux serait limitée, ce qu’il est impie d’affirmer), aucun lieu ne sera privé de la Providence, mais ce quadrillage local du monde sera absolu, comme il est dit dans le fr. 117 (éd. Dalsgaard Larsen) de Jamblique, qui prend les apanages démoniques comme un exemple de l’omniprésence de la catégorie aristotélicienne de l’« avoir » dans le monde : εἴπερ αἱ δυνάμεις αἱ ἐν τῷ παντί, ἢ αἱ δαιμόνιαι ἢ αἱ θεῖαι, ἔχουσιν μέρη τοῦ κόσμου περικείμενα ἑαυταῖς καὶ τοῦτο ἀδιαλείπτως ἐν τῷ παντὶ γίνεται, ἢ δαιμονίων ἢ θείων λήξεων ἐχουσῶν τὰ διακληρωθέντα αὐταῖς μόρια τοῦ κόσμου, καὶ οὕτως ἂν μεστὰ πάντα εἴη τοῦ ἔχειν (Simplicius, In Categorias, 376, 2-6, éd. C. Kalbfleisch). L’idée est que des divinités d’ordre inférieur, telles que démons et anges (le théurge étant leur analogue humain) relaient jusqu’au particulier et au matériel la puissance universelle et immatérielle des dieux les plus éminents, afin de préserver la transcendance de ces derniers, dans l’esprit de la distinction faite dans le Timée entre Démiurge et jeunes dieux (sur ce point, cf. J. Opsomer, « La démiurgie des jeunes dieux selon Proclus », Les Études classiques 71, 2003, p. 5-49). Le nombre des agents démoniques augmente aussi de façon exponentielle pour s’adapter à la diversité d’ici-bas (cf. In Timaeum, fr. 79 Dillon, à rapprocher du témoignage de Martianus Capella, à propos duquel cf. R. Turcan, « Martianus Capella et Jamblique », Revue des études latines 36, 1958, p. 235-254, spéc. p. 237 sqq.) ; à l’inverse, le divin est du côté de l’unité : c’est là une doctrine néoplatonicienne commune, influencée notamment, à partir de Jamblique, par les Oracles chaldaïques (fr. 27, des Places, « Car en tout monde resplendit une triade, qu’une monade commande ») et le pythagorisme.
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ascèse et sa vertu, aura pour mission d’imiter autant que possible l’action des agents divins. Cette conception, nous la retrouverons telle quelle chez l’empereur Julien, qui parle de « dieux » ou d’« anges ethnarques », c’est-à-dire des divinités de tutelle des différents peuples, présents dans le Contra Galilaeos43, mais déjà annoncés dans le De Mysteriis44. On peut faire l’hypothèse raisonnable que l’organisation de l’« Église païenne » voulue par l’Empereur contre l’Église chrétienne s’inscrit notamment dans le cadre de la vision du monde de Jamblique45. L’allusion à des Zodiocrateurs, placée par Damascius dans la bouche de Jamblique, relève également de la même idée, dépendante dans une large mesure des évolutions religieuses de l’époque46. Mais plus généralement, la place du théurge, homme exceptionnel à la tête du troupeau de ses fidèles, évoque les figures de sauveurs chères à Jamblique : en particulier Pythagore, dans la Vie qu’il lui consacra, où ce philosophe est décrit comme une âme supérieure venue sur terre pour le bien de l’humanité47. Il est très intéressant de constater la part de politique 43 Julien, Contra Galilaeos, 115 D, p. 179, 7-11 dans l’éd. de C. J. Neumann, Juliani imperatoris librorum contra Christianos quae supersunt, Teubner, Leipzig 1880 (désormais désigné par Neumann) : οἱ γὰρ ἡμέτεροι τὸν δημιουργόν φασιν ἁπάντων μὲν εἶναι κοινὸν πατέρα καὶ βασιλέα, νενεμῆσθαι δὲ ὑπ’ αὐτοῦ τὰ λοιπὰ τῶν ἐθνῶν ἐθνάρχαις καὶ πολιούχοις θεοῖς, ὧν ἕκαστος ἐπιτροπεύει τὴν ἑαυτοῦ λῆξιν οἰκείως ἑαυτῷ ; la suite du texte, donnant entre autres exemples la déesse Athéna, prouve que l’on est dans le cadre d’une doctrine identique à celle de Jamblique interprétant le prologue du Timée (cf. supra, note 41) ; ibid., 143 A-B = p. 185, 10-13 Neumann : Ὅπερ οὖν ἐλέγομεν, εἰ μὴ καθ’ ἕκαστον ἔθνος ἐθνάρχης τις θεὸς ἐπιτροπεύων [ἦν] ἄγγελός τε ὑπ’ αὐτῷ καὶ δαίμων καὶ ψυχῶν ἰδιάζον γένος ὑπηρετικὸν καὶ ὑπουργικὸν τοῖς κρείττοσιν ἔθετο τὴν ἐν τοῖς νόμοις καὶ τοῖς ἤθεσι διαφορότητα ; et encore ibid., 148 B, Neumann p. 187, 14. 44 Jamblique, De Mysteriis, 236, 4-8, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 136 : « Mais en réalité, il est un dieu qui en [sc. du culte] est le guide, celui qu’on appelle dieu des sacrifices ; des dieux et des anges sont autour de lui en grand nombre. À chaque nation de la terre, il en a assigné un, qui en est le protecteur commun, et chaque lieu sacré a reçu le sien propre ». Tout le passage se fonde par ailleurs sur la doctrine des apanages divins. 45 C’est une référence néoplatonicienne qu’il conviendrait d’ajouter à celles, très parlantes, qui sont relevées par W. Koch, « Comment l’empereur Julien tâcha de fonder une église païenne », Revue belge de philologie et d’histoire 7/1, 1928, p. 49-82, spéc. p. 63 sqq. (cf. en particulier p. 67 sqq., pour la reprise de la symbologie jamblichéenne – les doutes qui suivent me semblent assez mal fondés eu égard à la force des parallèles signalés par ailleurs). Dans le contexte de la formation de l’église païenne, il n’est pas indifférent non plus que de nombreux représentants de l’école de Jamblique aient correspondu à la définition de l’« homme sacré » païen, rival du saint chrétien : sur ce point, l’étude de référence est G. Fowden, « The Pagan Holy Man in Late Antique Society », The Journal of Hellenic Studies 102, 1982, p. 33-59. 46 Damascius, In Parmenidem, III, 150, 17 - 151, 4, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès et A.Ph. Segonds, Commentaire du Parménide de Platon, t. III, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2002 (désormais désigné par Westerink) = fr. 325 Dalsgaard Larsen. 47 Cette description doit être lue, à mon avis, avec en tête la théorie des âmes du De Anima, qui distingue des âmes supérieures parvenant à s’incarner de façon détachée, sans devenir prisonnières des liens de leur corps. Cf. Stobée, Anthologie, I, 49, 40, 8-15 [trad. dans l’Appendice du troisième volume
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qui entre dans cette conception : nous le notions à l’instant à travers l’influence probable de Jamblique sur la politique de Julien, mais c’est plus largement, chez ce dernier, l’idée de l’Empereur comme foyer ou centre de l’Empire, analogue au Soleil, qu’il faudrait citer48. C’est aussi de cette manière, en mêlant à l’autorité du maître d’école des aspects religieux et sotériologiques, que le Ps.-Julien, élève et correspondant de Jamblique, s’adressera à son maître, « sauveur » et phare de l’« Hellénisme », dont la main est celle d’Asclépios et le verbe celui d’Hermès Logios49. d’A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, Librairie Lecoffre éditeur, collection « Études bibliques », Paris 1953] : « Les âmes des dieux convertissent vers leur propre essence intellectuelle les corps divins, qui imitent l’intellect ; les âmes des autres genres divins dirigent leurs véhicules selon le rang que chacune s’est vu assigner. En outre, les âmes pures et parfaites vont loger dans les corps d’une manière pure, sans être affectées de passions et sans être privées de la fonction intellectuelle ; pour les âmes de nature contraire, c’est le contraire ». Ce développement peut être mis en parallèle avec la façon dont les dieux possèdent leur corps de façon extérieure ; sur ce point, cf. J. F. Finamore (« Theoi Theon : An Iamblichean Doctrine in Julian’s Against the Galileans », Transactions of the American Philological Association 118, 1988, p. 393-401) qui voit une influence de cette doctrine de Jamblique sur un passage de Syrianus, cité par Proclus, In Timaeum, III, 203, 32 - 204, 32. La doctrine est à rapprocher du fr. 5 In Phaedonem Dillon (parlant d’une « descente inengendrée et infrangible dans son lien avec les réalités de là-haut » [ἀγένητον τὴν κάθοδον καὶ πρὸς τὰ ἐκεῖ ἀδιάκοπον]) ; du fr. 10 In Timaeum Dillon, dans lequel Solon est caractérisé par un esprit « dégagé », ce qui représente un compromis (il est incarné, mais sait s’abstraire du sensible et ne pas être accaparé par lui) ; ainsi que d’un témoignage de Damascius sur Jamblique : « La première espèce, signifiée par la participation [à l’essence], est la plus élevée d’entre elles. Celle-ci, tout en descendant dans la génération, n’y descend pourtant pas, comme le dit le grand Jamblique dans son écrit De la migration de l’âme hors du corps. Cette espèce donc descend et remonte sans subir la génération, elle se contente de participer de l’essence et de ne pas en participer, car elle se contente de coexister avec l’intelligible et de ne pas coexister avec lui ; la descente de telles âmes ne fait qu’introduire leur présence dans le monde d’icibas » (Damascius, In Parmenidem, IV, 24, 1-7 Westerink). On retrouve un raisonnement étonnamment proche derrière les objections des Docètes à l’Incarnation du Christ : comment un être divin pourrait-il s’être réellement, substantiellement, manifesté dans le sensible ? Le but de l’incarnation de telles âmes est celui que leur assignait déjà Taurus selon une doxographie du De Anima jamblichéen (Stobée, Anthologie, I, 49, 39, 44-53) : quitter l’intelligible pour le bien du sensible, ce qui est également le cas d’une figure de sauveur chère à Jamblique comme à Julien, Asclépios (cf. In Timaeum, fr. 19 Dillon, et Julien, Contra Galilaeos, 200 A-B, p. 197, 10 - 198, 6 Neumann). 48 Nous renvoyons notamment à A. Mastrocinque, « Cosmologia e impero in Giuliano l’Apostata », Klio 87/1, 2005, p. 154-176. 49 Ps.-Julien, p. 247, 5-19 (cf. supra, note 6 les références de l’édition Bidez-Cumont qui rassemble les textes authentiques de Julien et ceux du Ps.-Julien) : « Mais pour toi, noble ami, établi pour ainsi dire comme le sauveur de tout l’Hellénisme, il eût été convenable non seulement de m’écrire sans réticences mais encore de réprimer mes appréhensions, autant que possible. […] Asclépios non plus ne soigne pas les hommes dans l’attente d’une rétribution, mais remplit partout son office propre de bienfaiteur de l’humanité comme un †...† [texte gâté]. Voilà ce qu’il aurait fallu que tu fasses, comme l’éloquent médecin des âmes que tu es, et tu aurais dû continuer à prêcher la vertu en tous lieux […] » ; Ibid., p. 239, 13-6 : « Toi, donc, puisses-tu accueillir avec bienveillance ce qui provient de nous, et t’offrir à nous en rendant l’échange plus aimable encore, puisque tout ce que tu exprimes ou écris de beau, nous le jugeons équivalent à la voix d’Hermès Logios ou à la main d’Asclépios ». En considération de la place d’Asclépios chez Jamblique et Julien (cf. supra, note 47), la comparaison employée ne nous semble pas pouvoir être lue innocemment, pas plus que la référence à Hermès Logios qui est invoqué également par
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Ces dimensions hiérarchiques sont constantes dans la philosophie de Jamblique. Nous ne pouvons, par manque de place, y accorder des développements trop longs. Il nous suffit de rappeler la présentation hiérarchique des êtres supérieurs dans le De Mysteriis (dieux, anges, démons, héros, âmes pour les cinq termes principaux, les archanges et archontes leur étant éventuellement associés), et celle des hypothèses du Parménide où se suivent, pour les trois premières hypothèses, « Dieu et les dieux », « le plan intellectif » et « les genres supérieurs ». La théurgie, comme nous l’avons vu, entend assigner à toutes choses leur juste place : et c’est en prenant connaissance des « coordonnées », pour ainsi dire, de toute réalité qu’elle peut établir des rapports et des associations qui répondent à la nature profonde des choses. Au plan sotériologique, la question des résultats concrets que, selon Jamblique, les grands initiés et les meilleurs des théurges50 peuvent atteindre, est controversée, et pour cette raison même. Si plusieurs passages de Jamblique suggèrent que le théurge parvient réellement à sortir de son ordre pour devenir un être supérieur, nous pouvons douter qu’une telle élévation se situe sur un plan essentiel ; en effet, elle devait plutôt consister en une co-activité, ce qui est une proposition moins problématique, puisque l’activité est moindre que la puissance, ellemême moindre que l’essence51. Il ne s’agit donc pas de devenir dieu, mais de s’aligner sur lui, sans compter que ce n’est bien sûr jamais seulement l’homme qui s’élève, mais bien plutôt le dieu qui l’élève à lui52. Jamblique à l’orée du De Mysteriis (et figure également dans la Lettre 5 de la récente édition des Lettres par J. M. Dillon [Jamblichus of Chalcis. The Letters, éd. trad. et comm. J. M. Dillon et W. Polleichtner, Brill, Leyde-Boston 2010]). 50 Ceux, par exemple, qui ont réussi à pratiquer les vertus hiératiques : cf. infra, p. 203 et note 75. 51 Nous pensons en particulier au passage de Jamblique, De Mysteriis, 68, 8 - 69, 16, commenté par Shaw, Theurgy and the Soul, p. 80. Jamblique y affirme en effet que τὸ δ᾽ὅλον τοῦτο εἰς ἀγγελικὴν ψυχὴν καὶ ἄχραντον τελειοῦται ζωήν. Mais la suite immédiate du passage, où Jamblique introduit une restriction – τὸ δ᾽εἰ χρὴ τἀληθὲς εἰπεῖν, ὥρισται μὲν ἀεὶ καθ᾽ἕν τι, κοινωνοῦσα δ᾽ἑαυτὴν τοῖς προηγουμένοις αἰτίοις ἄλλοτε ἄλλοις συντάττεται (« Si toutefois il faut dire la vérité, elle est toujours déterminée selon un seul genre, et ce n’est qu’en s’associant aux causes qui viennent avant elle qu’elle se subordonne tantôt à l’une, tantôt à l’autre ») –, semble illustrer l’idée défendue ici que cette identité de l’âme aux genres supérieurs n’est qu’une unité d’association et non d’essence. Il faudrait alors donner à τελειοῦσθαι εἰς + accusatif de la première phrase un sens conatif, et traduire « notre composé tend vers la perfection de l’âme angélique et de la vie immaculée », c’est-à-dire une ὁμοίωσις θεῷ prise elle aussi dans un sens restrictif, κατὰ τὸ δυνατόν comme l’écrit Platon en Théétète, 176 b. L’idée du passage de l’âme humaine à une forme supérieure faisait en tout cas partie des débats de l’Antiquité tardive. Nous pensons par exemple au Pasteur d’Hermas, qui affirme que l’âme des chrétiens vertueux devient un ange, après la mort (VI, 7, éd. M. Whittaker, Die Apostolischen Väter, t. I : Der Hirt des Hermas, Akademie-Verlag, Berlin 1956 : ἵνα γένηται ὑμῶν ἡ πάροδος μετὰ τῶν ἀγγέλων τῶν ἁγίων). 52 Il existe en effet différentes classes de dieux, qui sont plus ou moins capables d’élever l’âme. Cf. Jamblique, De Mysteriis, 271, 10-17, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 163 : « Si donc on admettait deux genres de dieux, les péricosmiques et les hypercosmiques, c’est à travers les hypercosmiques que
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Quoi qu’il en soit de ce point, il est clair que le privilège accordé au théurge, dû à la manière qu’a Jamblique de constamment subordonner le divers à l’unité et l’inférieur au supérieur, n’empêche pas la dimension horizontale de jouer. L’intérêt « horizontal » de la théorie des apanages était en effet de grouper un certain nombre d’êtres et de choses sous une même appellation, ce que le néoplatonisme de l’École d’Athènes nommera une « chaîne » (σειρά). Nous voyons tout le parti qu’une doctrine des sympathies et du symbole comme l’est la théurgie pouvait tirer de ces rapports entre réalités d’un même groupe : l’intime communion entre les êtres, au plan horizontal, devait en effet permettre aux mortels que nous sommes de remonter plus facilement l’échelle des causes, et de nous joindre aux dieux dont nous sommes issus. La théurgie doctrinale de Jamblique, en d’autres termes, présupposait comme condition nécessaire sa vision du monde à double entrée. Mais cette méthode, en dépit de ses influences barbares, s’inscrivait aussi dans une authentique tradition platonicienne : celle des dieux-chefs du Phèdre, guides des âmes célestes dans le cortège divin53. Notre identité commune : l’Un de l’Âme Ayant dit cela, il reste pourtant à comprendre comment il se fait que le culte étende ses effets à tous les hommes, non seulement aux théologiens ou aux théurges. Reprenant l’exemple des noms barbares, cela revient à poser la question de savoir comment ceux-ci nous « parlent » au-delà de toute signification, c’est-à-dire comment ils parviennent à nous communiquer leur puissance sans faire appel à la raison. Puisque cette action ne peut pas à proprement parler être comprise, il est nécessaire aussi que la volonté humaine (qui implique prise d’information, réflexion et choix) n’y ait pas sa part. Ainsi, les noms barbares et plus largement les symboles divins agiront sur nous à notre insu : ce n’est pas nous qui prenons l’initiative de les employer, mais bien plutôt eux qui nous « éveillent »54 alors se produira pour les âmes la libération. Cela est dit de façon plus précise dans les propos que j’ai tenus au sujet des dieux, à savoir quels sont ceux qui élèvent et selon lesquelles de leurs puissances, comment ils délivrent du destin et par quelles remontées hiératiques, quel est le rang de la nature cosmique et comment l’activité intellective la plus parfaite la domine ». Cf. aussi la façon dont Julien parle d’Attis, dieu « élévateur » (ἀναγωγός, À la Mère des Dieux, 13, 16, éd. et trad. G. Rochefort, Œuvres complètes, t. II/1, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1963). 53 Phèdre, 246 e sqq. Jamblique connaissait ces dieux et il semble bien qu’il ait précédé Proclus dans leur identification comme ordre « hypercosmique », cf. Damascius, In Parmenidem, III, 123, 7-14 Westerink, et Proclus, Théologie platonicienne, VI, 69, 5-7, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. V, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1997. 54 C’est tout le vocabulaire dépendant du verbe ἐγείρω (éveiller), très fréquent chez Jamblique, et qui renvoie systématiquement à une action située à un niveau intime, suprarationnel. On le trouve lié à la prière (type même de l’activité rituelle que cherche à promouvoir Jamblique) en De Mysteriis, 46, 14. Le passage de De Mysteriis, 97, 2-19 résume parfaitement les choses et synthétise plusieurs
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que nous restons passifs. Ces raisonnements mènent Jamblique à faire une hypothèse métaphysiquement lourde de conséquences : si ce qui nous rassemble est plus éminent que la raison, et que cela agit sur nous sans même parfois que nous en ayons une conscience claire, alors on devra postuler en nous, « hypostasier » si l’on ose dire, une faculté cognitive capable de communiquer, sur ce mode suprarationnel, avec le divin. C’est cette faculté qui est notre véritable point commun, et non la « raison » qui, ramenant tout à son autorité, finit par obscurcir ce dialogue intime et véritablement inné avec les dieux55. C’est sur ces bases que Jamblique réfute la position de Porphyre au sujet de l’existence des dieux, niant que celle-ci puisse faire l’objet d’une hypothèse, même communément admise, et affirmant péremptoirement qu’elle est le fondement même de la vie humaine, une donnée primordiale et indéniable56. Toute la philosophie de Jamblique se fonde en effet sur ce principe : l’inférieur est, par tout lui-même, toujours et partout, en dépendance du supérieur. Pauvres mortels, nous sommes entre les mains des dieux, à qui nous devons notre salut et les maigres connaissances que nous pouvons rassembler57. Corollaire de ce principe : pour connaître les degrés les plus éminents du divin, dont l’analyse nous démontre qu’ils sont des thèmes majeurs de la philosophie de Jamblique (suprématie absolue du supérieur sur l’inférieur, primat du suprarationnel et de l’inconscient sur le rationnel et la conscience, donc de la théurgie sur la philosophie…) : « C’est pourquoi ce n’est pas en utilisant l’intellect que nous accomplissons ces œuvres. Car ainsi, leur mise en œuvre serait intellectuelle et dépendrait de nous. Aucune de ces deux propositions n’est vraie. En effet, sans que nous utilisions notre intellect, ce sont les symboles euxmêmes qui accomplissent à partir d’eux-mêmes leur œuvre propre, et la puissance ineffable des dieux vers lesquels ils remontent reconnaît par elle-même ses propres images, sans être éveillée (διεγείρεσθαι) par notre intellection. […] Il faut que [nos intellections], et toutes les meilleures dispositions de l’âme, et notre pureté, préexistent comme causes auxiliaires, mais ce qui éveille (ἐγείροντα) souverainement la volonté divine, ce sont les symboles divins eux-mêmes ». De même, dans la Lettre 5 citée plus haut (note 49), c’est Apollon qui, par l’ambiguïté de ses oracles (qui sont de véritables « symboles » au sens de Jamblique, puisqu’ils manifestent quelque chose sans se confondre avec lui, en accord avec le célèbre dit héraclitéen οὔτε λέγων οὔτε κρύπτων ἀλλὰ σημαίνων τὰς μαντείας), « éveille » (ἐγείρει) la pensée humaine qui a donc besoin de l’aide divine pour s’exercer. 55 En effet, selon le principe attribué à Jamblique, énoncé dans In Alcibiadem, fr. 8 Dillon, les causes les plus éminentes sont celles dont l’action est la plus « perçante » (δριμύς) : par conséquent, c’est la trace de l’Un, supérieur à l’Intellect, qui est la plus profondément implantée en nous et y constitue une forme de « moi profond », inaccessible à la conscience mais bien présent. 56 Jamblique, De Mysteriis, 7, 12 - 8, 2, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 23 : « Tu affirmes d’abord admettre que les dieux existent. Formulé comme cela, ce n’est pas correct. En effet, la connaissance innée des dieux est inhérente à notre essence même, et elle est supérieure à tout jugement et à toute option : elle est antérieure à une formulation et une démonstration ; elle est intimement liée depuis le début à sa cause propre et elle est appelée à l’existence en même temps que l’élan essentiel de l’âme vers le bien ». Cf. aussi Julien, Contra Galilaeos, 52 B, 165, 1-6 Neumann : la notion du divin est universelle. 57 C’est en premier lieu le cas de ceux des noms barbares dont les dieux nous ont donné l’explication : le mérite de la découverte ne nous revient pas. L’être humain sans le secours de Dieu équivaut au « néant », selon le mot très fort de De Mysteriis, 47, 17.
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absolument unifiés58, il nous faut y parvenir par une faculté qui soit ellemême supérieure à toute discrimination. Cette faculté, nous venons de la décrire : Julien l’Apostat la désignera comme « l’Un » de l’âme, au-delà donc de l’Intellect dont la capacité d’appréhension ne peut s’étendre audelà de ce qu’on peut « comprendre » rationnellement59. L’Un de l’âme 58 La discrimination ou l’altérité, pour Jamblique comme pour toute la tradition néoplatonicienne postérieure (Proclus, mais surtout Damascius qui revendique sur ce point un jamblichisme orthodoxe), intervient seulement dans les degrés inférieurs du divin : l’Intelligible supérieur est parfaitement unifié et son être n’opère pas encore une distinction nette avec l’Un ; c’est, dans le domaine métaphysique, une des principales originalités de Jamblique par rapport à ses prédécesseurs. Ainsi s’explique la doctrine jamblichéenne de l’Intelligible unifié, très bien attestée par Damascius. La notion d’unification (racine de ἑνό-ω) est devenue le véritable principe organisateur de la hiérarchie de Jamblique : cela, et non la notion d’être, puisque l’Un est supérieur à l’Être et que son influence se fait donc ressentir sur davantage de choses. Plus on est haut dans la hiérarchie, plus on est unifié. Jamblique aime à employer des formules frappantes pour parler de l’union de l’être intelligible avec l’Un (Damascius, De Principiis, II, 99, 8-9 = fr. 303 Dalsgaard Larsen) : τῷ νοητῷ καὶ πάντῃ ἡνωμένῳ καὶ περὶ τἀγαθὸν συνεσπειραμένῳ κατὰ τὸν Ἰάμβλιχον, « L’intelligible, qui est complètement unifié et qui, d’après Jamblique, est ramassé autour du bien » ; De Principiis, II, 100, 16 - 101, 1 (dans le contexte immédiat de In Parmenidem, fr. 2A Dillon, qu’il faut étendre) : ἄγνωστον μὲν ἅτε τῇ ἀπορρήτῳ ἀρχῇ καὶ τἀγαθῷ, ὥς φησιν, περιπεπηγός, « Ce principe est inconnaissable en tant qu’il est coagulé, comme il le dit, auprès du principe ineffable et du bien » ; De Principiis, III, 61, 5 : περὶ τὸ ἓν ὑπέστη τὸ νοητὸν καὶ τἀγαθῷ συμπέφυκεν, « C’est auprès de l’Un que l’intelligible a eu sa subsistance, il est soudé au bien » (tous textes grecs et traductions tirés de Damascius, Traité des premiers principes, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, 3 vol., Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1986-1991). Cf. encore les fragments : 2B In Parmenidem Dillon ; fr. 297 Dalsgaard Larsen (augmenté) = Damascius, De Principiis, II, 36, 10-17 ; fr. 299 Dalsgaard Larsen = De Principiis II, 64, 8-9 ; fr. 301 Dalsgaard Larsen = De Principiis, II, 90, 9-13 ; fr. 311 Dalsgaard Larsen = De Principiis, III, 118, 22 - 119, 27. De ce fait, comme le divin est par nature unifié, il faut s’y rapporter d’une façon unifiée également. Ce qui constitue une des clés de l’opposition entre Jamblique et Porphyre, puisque c’est essentiellement le caractère discursif et médiat de la raison que Jamblique écarte, en critiquant Porphyre. 59 Le passage en question est Contra Héracléios, 12 C-D, éd. et trad. G. Rochefort, Œuvres complètes, t. II/1, p. 60-61 : « C’est ce qu’il y a d’invraisemblable dans les mythes qui fraie par le fait même la voie vers la vérité : plus la fable est paradoxale et monstrueuse, plus elle semble témoigner contre la croyance en ce qu’elle dit, mais en faveur d’une exploration de ses obscurités, ne nous laissant pas de cesse que, sous la conduite des Dieux, la lumière n’apparaisse pour initier, ou plutôt pour parfaire notre esprit, sans oublier ce qu’il y a en nous de supérieur à l’esprit même – une petite partie de l’Un et du Bien, mais qui possède le Tout sans partage, un plérôme de l’âme, et à qui la présence souveraine, distincte et abstraite de l’Un et du Bien, permet d’inclure l’âme tout entière en celui-ci ». C’est donc l’effort requis pour percer l’obscurité du mythe (forcément symbolique, comme les oracles divins, cf. supra note 54) qui nous met sur la voie d’une compréhension suprarationnelle. « Comprendre » rationnellement, en effet, ce serait circonscrire par la pensée, et donc prendre la mesure, et finalement dominer intellectuellement. C’est la même gamme de verbes, en particulier le verbe περιέχειν (envelopper) mais aussi περιλαμβάνειν (circonscrire) par exemple, qui est employée tant pour la compréhension rationnelle – ἡ δὲ τὸ πέρας κατὰ ταύτην τὴν αἰτίαν καὶ τὴν ἀρχὴν περιλαμβάνουσα τῷ λογισμῷ δόξα (Jamblique cité par Simplicius, In Categorias, 362, 30-31, éd. C. Kalbfleisch : « l’opinion, circonscrivant la Limite par le raisonnement, selon cette cause et ce principe ») – que pour le contrôle métaphysique exercé par le supérieur sur l’inférieur – Ὥσπερ οὖν τὸ φῶς περιέχει τὰ φωτιζόμενα, οὑτωσὶ καὶ τῶν θεῶν ἡ δύναμις τὰ μεταλαμβάνοντα αὐτῆς ἔξωθεν περιείληφεν (Jamblique, De Mysteriis, 30, 17-19, trad. Broze-Van Liefferinge : « De même donc que la lumière enveloppe ce qu’elle illumine, de même la puissance des dieux embrasse extérieurement les êtres qui y participent ») ; un passage comme De Communi mathematica scientia, 9, 51-53 (ὁ τῆς ψυχῆς λόγος περιέχει ἀφ’ἑαυτοῦ τὴν
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apparaît aussi dans un fragment du Commentaire sur le Phèdre de Jamblique conservé par Proclus60 ; et au rang des autres facultés cognitives ajoutées par Jamblique à l’intellect de la tradition plotinienne, on compte également la « fleur de l’Intellect », issue des Oracles chaldaïques61. Ce raisonnement, distinguant de façon au fond très platonicienne62 une faculté cognitive différente pour chaque niveau du réel, sera repris par l’École d’Athènes. Par conséquent, si connaissance il peut y avoir de ces noms qui sont réellement divins, au sens fort du terme, ce ne peut être que sous le mode qui est celui de la divinité : immédiateté et union, donc, mais aussi immuabilité, c’està-dire la caractéristique du divin qu’imite autant que possible la fixité de la tradition63. Et dans la mesure aussi où cette faculté cognitive est en nous un reflet de l’Un, et où la puissance de l’Un est infinie, on doit conclure qu’absolument tout homme64 est capable de la ressentir, si du moins il a la chance d’être exposé aux symboles qui sauront éveiller dans son âme la trace divine. C’est ainsi que Jamblique peut maintenir à la fois que certains individus sont davantage versés
ὅλην τῶν μαθημάτων συμπλήρωσιν, « la raison de l’âme enveloppe à partir d’elle-même la masse entière des mathématiques ») se situe à mi-chemin des deux significations. Comprendre, c’est donc pour un sujet excéder l’objet de sa connaissance. Or le divin, Jamblique ne cesse de le rappeler, est infiniment supérieur à nous. C’est précisément la raison pour laquelle il est « incirconscriptible » – δύναμιν ἄπειρον ἔχοντες καὶ ἀμέριστον καὶ ἀπερίληπτον (De Mysteriis, 30, 6-7) – ou incompréhensible, aux deux sens que nous venons de dégager. Partant, nous ne saurions nous rapporter à lui par la raison discursive ou l’Intellect, mais par une faculté qui imite l’absence de bornes de l’Un, et dont les activités, de ce fait, ne sauraient être exprimables. Nous constatons que c’est par les moyens de la dialectique philosophique que Jamblique parvient à cette conclusion qui en limite le champ d’action : les théories de Jamblique n’excluent donc pas toute raison, mais appellent à assigner à celle-ci son juste domaine. 60 In Phaedrum, fr. 6 Dillon : « Par “pilote”, le divin Jamblique entend l’Un de l’Âme ; par “cocher”, son Intellect ; par “spectacle”, [Platon, selon Jamblique] ne veut pas dire que le regard est porté sur cet Intelligible comme s’il y avait altérité, mais que (le spectateur) s’unifie à lui et jouit de lui ainsi (unifié). Voilà bien qui montre que le pilote est quelque chose de plus parfait que le cocher et les chevaux : car par nature l’Un de l’Âme est uni aux dieux ». L’ensemble de ce fragment, portant sur l’interprétation de l’attelage de l’âme dans le Phèdre, est très intéressant pour notre propos puisqu’il a été visiblement pris par Jamblique comme une description de l’âme en ses facultés. Notons que l’Un de l’Âme se voit ainsi attribuer une prérogative qui est celle des degrés supérieurs de l’Intelligible, qui ne se sont pas encore dégagés de l’Un. Remarquable est aussi le parallèle entre l’union de l’Un de l’Âme aux dieux et celle du nom divin à l’essence divine (supra, texte précédant l’appel de note 25). 61 In Parmenidem, fr. 2A Dillon. Cf. Oracles chaldaïques, fr. 1, v. I, des Places. 62 On pense aux quatre modes de connaissance de la « ligne » de la République – à ceci près bien sûr que le niveau le plus élevé chez Platon est l’intellection, précisément celui que Jamblique veut dépasser. 63 À lire les pages que consacre J. Assmann à l’écriture égyptienne (« La théorie de la “parole divine” », p. 112 sqq.), on est conduit à supposer que l’écriture égyptienne hiéroglyphique devait avoir exercé sur Jamblique un grand pouvoir de fascination. 64 Il faudrait même sans doute inclure les animaux et les plantes, qui sont eux aussi mus par la divinité, se rapportent à elle et sont intégrés dans les mêmes « séries » que les êtres humains. « Toutes choses prient », selon le traité de Proclus, Sur l’art hiératique, p. 148, 12, éd. Bidez citée supra note 17. Cf. Corpus hermeticum, XIII, 19, éd. A.-D. Nock, trad. A.-J. Festugière, t. II : Traités XIII-XVIII. Asclépius, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1946, p. 208, 15-6 : « Reçois de toutes choses le sacrifice spirituel ».
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dans les arcanes de la théologie, et affirmer malgré tout que le salut est possible pour tout être, puisque toute approche sincère du divin contient une trace de lui. C’est en ce sens aussi que la pensée de Jamblique est universaliste. Puisque les dieux étendent leur action et leur providence sur toute chose, ils ont fait en sorte que le salut soit aussi offert à l’humble croyant, et non seulement au philosophe, pour peu qu’il respecte la tradition qui conserve, autant que possible, la trace du divin dont elle est issue. Cette façon de voir est, dans la pensée païenne, proprement révolutionnaire dans sa dimension anti-individualiste et anti-élitiste. C’est en suivant l’intuition jamblichéenne que Julien pourra écrire son discours À la Mère des dieux65 en y décrivant les célébrations des Hilaria comme une occasion de remontée collective des âmes, émues ou éveillées par les tribulations subies par le dieu Attis, dont les rites décrits sont la répétition symbolique et ont ainsi valeur de συνθήματα, au sens que nous avons défini plus haut. Le désir, affect unitaire Plus que de connaissance, il faut alors parler d’un dialogue intime entre divin et humain, l’Un de l’Âme étant comme une sensibilité latente appelée à être éveillée à l’occasion de la rencontre d’un σύνθημα. Aussi Jamblique associe-t-il étroitement à cette faculté un affect, à savoir le désir66, et ceci à bon droit, puisque toute activité rationnelle est neutralisée à ce stade. L’Intellect, séparé par Jamblique de l’Intelligible67, ne peut se rapporter à ce dernier sous un mode cognitif, mais seulement porté par le désir qu’il éprouve pour lui (c’est du moins, nous dit Damascius, sa doctrine générale sur ce point, mais il se contredit parfois) : Ajoutons que même les dieux déclarent nettement que l’intelligible est connaissable, en ne se contentant pas de dire qu’il est objet et sujet d’intellection. Dès lors, ces mots les philosophes les interprètent quelquefois d’une autre manière encore, en disant que l’intelligible se présente à l’intellect non pas comme objet de connaissance, mais comme objet de désir, et en ajoutant que, par lui, l’intellect est rempli non pas de connaissance, mais de substance et de la perfection totale et intelligible. C’est ainsi qu’en maints passages Jamblique et ses successeurs en jugent ; cependant ils n’en jugent pas toujours de cette façon, mais, en d’autres
65 Cf. Julien, À la Mère des dieux, 9, 30-41, éd. Ch. Lacombrade, Discours de Julien l’empereur, t. II/2, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1965. 66 Le rôle du désir et son lien avec l’Un de l’Âme et la doctrine des Oracles chaldaïques est très bien analysé par G. Shaw, « Containing Ecstasy : The Strategies of Iamblichean Theurgy », Dionysius 21, 2003, p. 53-87, spéc. p. 61 sqq. 67 C’est une thèse fondamentale de la métaphysique de Jamblique, qui fait de lui un auteur original par rapport à Plotin et à Porphyre, ainsi que le père spirituel de l’École d’Athènes, qui le suivra sur ce point. Cf. notamment P. Hadot, Porphyre et Victorinus, t. I, Études augustiniennes, Paris 1968, p. 98 sqq.
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endroits, ils admettent qu’il y a une connaissance dans l’intelligible et auprès de l’intelligible, comme le fait Jamblique, de l’aveu de tous, dans ses Chaldaïques68.
Comment pourrait-il en être autrement, puisque, selon Jamblique luimême dans le commentaire aux Catégories : Les choses qui désirent (τὰ ὁρμῶντα) et sont portées vers quelque chose ne sont pas simples : étant des composés, elles ne possèdent pas la cause de leur agir en la totalité d’elles-mêmes ni même, à proprement parler, à partir d’elles-mêmes, mais le désir qui les porte à l’action leur vient d’une partie définie parmi celles qui sont en elles, il leur vient d’une puissance. De ce fait, elles ont besoin d’une coopération de la part de choses extérieures, qu’elles soient là à l’origine ou bien qu’elles viennent se rajouter, et elles participent d’un mouvement passif, né en liaison avec autre chose (à savoir l’animal composé) et procuré par autre chose (c’est-à-dire la puissance cause de ses actes)69.
C’est la même idée d’un lien suprarationnel entre l’inférieur, incapable de s’en remettre à sa connaissance dérisoire, et le supérieur, qui provoque, comme il a été montré, la critique de Jamblique contre Porphyre qui « admet » simplement l’existence des dieux70. Puisqu’il a pris comme prémisse que le divin est infiniment supérieur, incommensurable à nous, Jamblique n’a en effet, très rationnellement, que deux solutions possibles à l’aporie de la connaissance de ce même divin. Ou bien nier absolument qu’elle soit possible (une option que Jamblique ne dédaigne pas, par souci de maintenir la transcendance du divin)71, ou bien affirmer qu’elle existe au-delà de toute raison et de toute discursivité, dans ce que l’humain a de plus essentiel, de plus général et donc de plus absolu (c’est-à-dire de moins particulièrement et bassement « humain », au sens où l’activité rationnelle est inaccessible aux animaux et trop médiocre pour les dieux). Notre connaissance des dieux est notre vérité la plus intime72 68 Damascius, De Principiis, II, 104, 17 - 105, 1, que l’on retrouve dans le fr. 305 Dalsgaard Larsen. Pour cette théorie du « désir » de l’intelligible, cf. à nouveau In Parmenidem, fr. 2A Dillon ; ainsi que le fr. 306 Dalsgaard Larsen (modifié) = Damascius, De Principiis, II, 158, 8-16. 69 Simplicius, In Categorias, 315, 9-16, fr. 89 Dalsgaard Larsen. Notre traduction. 70 Cf. supra, n. 56 : on notera la présence dans ce texte du vocabulaire du désir avec « l’élan essentiel de l’âme vers le bien » (τῇ πρὸς τἀγαθὸν οὐσιώδει τῆς ψυχῆς ἐφέσει), c’est-à-dire vers l’Un en vertu de l’assimilation Un-Bien. 71 Cf. en particulier In Timaeum, fr. 88 Dillon = Proclus, In Timaeum, III, 356, 6-17. 72 Noter que, selon le texte cité à la note 56, elle concerne l’οὐσία de l’homme et « coexiste » (συνυπάρχει) à elle, touchant ainsi quelque chose de plus profond en l’homme que la vie et la pensée, en vertu du principe énoncé en note 55 (et où était déjà présent le vocabulaire du désir avec ἐφιέναι). Qu’il soit plus facile de connaître la puissance (et a fortiori l’activité) que l’essence est établi par exemple dans In Alcibiadem, fr. 4 Dillon. Dans un exposé théorique et professoral, il faut, inversement, commencer par les essences, puis aborder les puissances et les activités qui en dépendent. Faire le contraire signifie confondre l’ordre immuable de la réalité et juger selon
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et c’est pour cette raison qu’elle peut constituer un axiome que Jamblique prend pour point de départ, au moment de réfuter Porphyre. Une fuite de tous vers le principe de tout Ces remarques d’épistémologie anthropologique ouvrent clairement sur une dimension sotériologique extrêmement forte dans la pensée de Jamblique, et qui en constitue une des principales originalités, surtout par rapport à l’œuvre de ses devanciers Plotin et Porphyre. De même que les hommes sont doubles (la masse des hommes vulgaires, unis par la commune étincelle que le divin a placée en eux, et l’élite des théurges) et double plus généralement la structure du réel, dans lequel la diversité – celle des peuples, des choses, des langues – est constamment organisée de façon hiérarchique, de même, le salut aura lui aussi double forme : d’une part « verticale », parce que le bas peuple aura besoin de théologiens au fait des diverses traditions (et surtout de celles des peuples anciens) et d’hommes connaissant les noms barbares, capables de mener la prière en les employant ; d’autre part, « horizontale », car ces noms barbares sauront parler, par leur puissance, à l’étincelle divine présente en chacun d’entre nous73. C’est ainsi que Jamblique arrive à tenir simultanément la thèse de la supériorité de certains hommes sur d’autres (hommes qui parviennent à se hisser au-dessus de la causalité à l’œuvre dans le Monde, le Destin), et l’égale possibilité du salut pour tous. Nous avons brièvement fait allusion plus haut aux perspectives de salut des hommes exceptionnels que sont les théurges. Par l’aspect hiérarchique de la pensée de Jamblique, il est clair que ces êtres pourront opérer leur remontée plus loin et de façon plus pure que l’homme du commun, au prix d’une ascèse qui suit notamment l’échelle des vertus établie par Jamblique : Les vertus paradigmatiques sont celles où l’âme ne contemple plus l’intellect (car contempler va de pair avec l’éloignement), mais où elle se trouve déjà par participation dans le fait d’être l’intellect qui est modèle de tout : raison pour laquelle elles sont appelées paradigmatiques, car ce sont au premier chef des vertus de l’intellect même. Telles sont (les vertus) qu’ajoute Jamblique dans les écrits Sur les vertus.
les apparences les plus immédiates – erreur que Jamblique reproche vertement à Porphyre en De Mysteriis, 11, 9-16. 73 Les deux classes d’hommes, « le vulgaire » (οἱ ἰδιῶται) et « l’élite » (οἱ περιττοί), apparaissent dans le contexte de l’interprétation des mythes dans Julien, À la Mère des Dieux, 10, 9-17 Rochefort : les premiers peuvent se contenter des bienfaits des symboles irrationnels, les seconds tenteront de percer le voile des symboles afin de permettre à la science théologique de progresser.
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Il y a aussi les vertus hiératiques, dont la subsistance est selon la part déiforme de l’âme, et qui tout en s’étendant le long du champ de toutes les vertus qu’on a dites et qui sont substantielles, sont certes unitaires. Ces vertus aussi, Jamblique y fait allusion74, et l’école de Proclus rend la chose plus claire75.
La distinction est ici nette entre des vertus (paradigmatiques) qui se rapportent à l’Intellect en étant substantielles, et des vertus théurgiques qui se rapportent à l’Un (elles sont « unitaires » et « déiformes », ce qui doit s’entendre selon l’équivalence posée par Jamblique entre divin et unitaire76). Elle recoupe donc la distinction entre Intellect et Un de l’Âme, que nous venons de voir. De ce point de vue, l’activation de cette faculté semble ne pouvoir être que le couronnement d’un long parcours, et on n’y parvient qu’avec extrême difficulté77. Par analogie également avec l’organisation du Canon de Jamblique qui mime très visiblement le canon des vertus78 – et sachant par ailleurs que le Canon était suivi dans un ordre chronologique strict et ne constituait pas une simple « anthologie » de textes qu’on pourrait à loisir commencer par la fin –, il semble nécessaire de conclure que l’union à l’Un ne pouvait s’envisager qu’après l’étude minutieuse des textes philosophiques et théologiques, de la même manière que, dans le néoplatonisme de l’École d’Athènes, les textes les plus importants ne seront accessibles qu’à une élite restreinte d’étudiants. On comparera également la progression des vertus à des évocations de la remontée telles qu’en De Mysteriis, 291, 13 - 292, 18 (purification, accoutumance et contemplation du bien, union)79 et surtout en 237, 16 - 238, 6, une évocation de la prière graduée : J’affirme donc que la spécificité première de la prière est de rassembler : elle guide sur la voie du contact avec le divin et de sa reconnaissance, sa deuxième spécificité est de constituer le lien d’une harmonieuse communauté d’intellect : elle appelle les dons qui, avant l’énonciation, sont envoyés par les dieux et qui, avant l’intervention de l’intellect, accomplissent l’ensemble des œuvres. À son 74 Cette façon de s’exprimer semble comporter une restriction : mais Marinus attribue clairement l’innovation des vertus théurgiques à Jamblique (cf. Proclus ou sur le bonheur, 26, 19-23). 75 Damascius, In Phaedonem, I, 143-144, éd. L. G. Westerink, The Greek Commentaries on Plato’s Phaedo, t. II : Damascius, North-Holland Publishing Company, Amsterdam-Oxford-New York 1977. 76 Cf. supra note 58. 77 Cf. Jamblique, De Mysteriis, 230, 15 - 231, 2, où c’est « l’extrême sommet de l’art hiératique » qui va vers l’Un (trad. Broze-Van Liefferinge, p. 135). 78 Cf. sur ce point A.-J. Festugière, « L’ordre de lecture des dialogues de Platon aux ve-vie siècles », Museum Helveticum 26, 1969, p. 281-296. 79 Texte signalé par M. Broze et C. Van Liefferinge dans leur traduction du De Mysteriis, p. 227, n. 166. Dans le cadre de notre distinction entre horizontalité et verticalité, on notera surtout en De Mysteriis, 292, 5-8, l’idée que le théurge doit parcourir les diverses sections de l’Univers avant de monter vers le Démiurge, c’est-à-dire passer par la diversité du partiel avant d’accéder à l’universel et à l’unité.
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niveau le plus parfait, l’union ineffable se scelle, fondant sur les dieux sa souveraineté et donnant à notre âme de résider parfaitement en eux.
Ce texte suit clairement un modèle vertical qui est en même temps un modèle local : à savoir, se mettre « sur la voie » (c’est la phase décrite par Proclus comme une « approche »), puis arriver dans le « voisinage »80 du divin, enfin, « s’unir » (ἕνωσις) ou faire « contact » (συναφή). On en trouve un parallèle plus détaillé encore dans les pages que Proclus, résumant Jamblique, consacre dans son commentaire sur le Timée à la prière préliminaire de Timée81. Ce n’est pourtant pas ce modèle de remontée réglée qui semble chez Jamblique être le plus important, ni surtout le plus original, mais plutôt sa vision universaliste. Certains témoignages laissent à penser que Jamblique – en accord avec sa façon de toujours considérer le réel de deux manières, unitairement et pluralement – avait également proposé un modèle de remontée unitaire visant l’Un directement, et accessible à toutes choses sans discrimination : Que cela puisse s’accorder aussi avec la pensée de Jamblique, j’en tiens pour preuve le fait qu’il dit que même la remontée vers l’Un n’est accessible à aucune chose en particulier, si elle ne se coordonne avec toutes et si elle ne fait avec toutes retour au principe commun de toutes. Si donc toutes les choses ensemble ont une aptitude à tendre vers lui, et si aucune en elle-même n’a en soi et par soi cette aptitude séparément des autres, il est clair pour tout le monde qu’elles ont aussi procédé de là-haut toutes ensemble, et qu’aucune ne procède seule en elle-même, mais l’une à partir de l’autre. Néanmoins, quoiqu’elles aient procédé toutes ensemble, les unes ont procédé au loin, les autres [plus] près ; et ces déterminations, elles aussi, se sont distinguées après cette haute nature, car auparavant il n’y avait pas encore de loin ni de près82.
Ce texte suppose une conception du monde comme unitaire, la même conception qui est derrière la théurgie, qui repose sur l’idée que tout est symbole du divin car tout vient du divin. Étant tous issus de l’Un, nous devons également remonter à lui tous ensemble, en rassemblant notre multiplicité en unité, imitant ainsi le divin pour qui « être en soi-même » et « être en un autre » ne sont pas choses diverses83. Ce faisant, nous sommes portés 80 Une notion employée pour dire le rapport des dieux inférieurs aux dieux supérieurs, de qui ils sont les « compagnons » (ὁπαδοί) : cf. In Phaedrum, fr. 4 Dillon. 81 Proclus, In Timaeum, I, 209, 1 sqq. (In Timaeum, fr. 26 de Jamblique, éd. Dillon ; cf. aussi l’Appendix A de l’édition de Dillon, p. 407 sqq.). 82 Damascius, De Principiis, I, 119, 18 - 120, 6. 83 Cf. In Parmenidem, fr. 5, 34-37 Dillon.
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par une « aptitude à tendre » (πέφυκεν ἀνατείνεσθαι) vers l’Un qui semble bien être ce que Jamblique appelle, dans les textes que nous avons cités plus haut, le « désir » instinctif de l’Un par opposition à son appréhension rationnelle. La restriction apparente introduite par la dernière phrase ne vient en fait qu’introduire la dimension verticale au sein du mécanisme, montrant qu’elle ne contredit pas l’autre, mais la complète. La philosophie de Jamblique prend ici un tour étonnamment politique (sur lequel voir aussi la Lettre 6), comme nous avions commencé à le voir plus haut, dans la mesure où elle déclare impossible le salut du sage isolé des autres hommes. C’est ce que confirme In Philebum, fr. 6 (nous rajoutons la dernière phrase au fragment de Dillon)84 : Pour quelle raison est-ce au Mixte que la Cause se donne ? C’est parce qu’elle est toutes choses et lui entièrement achevé. De fait, le simple n’est pas en mesure de recevoir sa puissance, qui indiciblement, au-dessus de l’Unité, embrasse toutes choses. Jamblique dit d’ailleurs la même chose, (quand il dit) qu’il est impossible d’avoir part individuellement aux classes communes, si l’on ne s’intègre pas au chœur divin85 de ceux qui s’élèvent dans la communion de leur esprit. Et les Athéniens priaient Athéna Polias pour le salut de leur seule cité, dans l’idée qu’elle veillait sur la communauté, et non en particulier pour le salut de chacun.
Doit-on alors simplement conclure à l’inconsistance des doctrines de Jamblique, qui n’aurait pas su faire le choix entre un élitisme hiérarchique et méprisant d’un côté, et une tendance universaliste d’autre part ? Aucunement. Les deux dimensions, comme toujours chez Jamblique86, sont à tenir
84 Ce texte de Damascius, In Philebum, 227, est connu de Shaw, Theurgy and the Soul, qui le mentionne p. 156, n. 6. 85 Libanius, se référant à l’école de Jamblique par périphrase (Discours, LII, 21, 6-7) parle lui aussi de ὁ τῶν φιλοσόφων ἐξ Ἀπαμείας χορός, ὧν ὁ κορυφαῖος [sc. Jamblique] θεοῖς ἐῴκει. Cf. encore Porphyre, Vie de Plotin, 23, 36, et Proclus, Théologie platonicienne, I, 6, 24. L’image renvoie à une communauté – contre l’individualisme plotinien – et en même temps à l’harmonie de la danse, une image qu’a employée Jamblique (Shaw, Theurgy and the Soul, p. 54) pour évoquer le fonctionnement de la Providence. Nous pensons également à l’Hellénisme dont, selon le Ps.-Julien, Jamblique serait le représentant, loin de se limiter à son école apaméenne, ainsi qu’à la communauté des croyants unis dans la célébration des rites de la Mère des Dieux chez Julien (cf. supra note 65). 86 C’est en effet également le cas du conflit apparent dans le monde sensible entre Limitant et Illimité. Jamblique affirme avec force que ce sont deux tendances présentes partout indissociablement et que l’une ne peut triompher de l’autre de façon univoque (cf. In Timaeum, fr. 7 Dillon). C’est bien, pour Jamblique, parce que le Réel tout entier est contradictoire (étant issu, dès l’instant où l’Être se sépare de l’Un, de cette dyade primordiale : cf. Van Riel, « Introduction » à Damascius. Commentaire sur le Philèbe), que le culte doit se proposer de rassembler les contrariétés, d’unir rites matériels et immatériels, hommes d’élite et simples sujets, totalités et parties (cf. supra note 82). Le traitement du mythe d’Attis par Julien, dans l’hymne À la Mère des Dieux, nous révèle un autre aspect de ce problème. Comme l’a bien vu G. Shaw, Theurgy and the Soul, p. 24 (« The theurgist’s highest good was not realized by
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simultanément et solidairement. C’est ce que montre l’existence même du théurge, dont la mission peut être proprement caractérisée comme celle de ramener toute contrariété à l’unité et toute particularité à la totalité87, comme l’attestent divers textes du De Mysteriis et comme l’a très bien vu Gregory Shaw88. Le théurge aurait tort, selon Jamblique, de croire qu’il peut se sauver seul, par la seule force de son esprit. Ce serait oublier qu’il dépend des dieux, et qu’il fait partie du plan de la procession universelle. Se libérer, pour lui, c’est moins chercher à retrouver une identité intelligible et donc non incarnée que se dé-particulariser en accueillant en lui la diversité universelle, imitant en cela les âmes divines telles que l’Âme du Monde, qui ne souffrent pas de l’incarnation89. Les textes de Jamblique cités par G. Shaw90 sont extrêmement éloquents : le théurge devient une « totalité » et c’est par assimilation du divers qu’il devient universel. La théurgie a, entre autres, pour but de retrouver une escaping from materiality but by embracing matter and multiplicity in a demiurgic way »), avec Jamblique on ne peut plus concevoir le salut comme une simple remontée. Il s’agit d’entrer totalement dans la matière avant d’en ressortir en s’appuyant sur elle. Or c’est là exactement le sens de l’interprétation par Julien du mythe d’Attis : l’important chez Attis est qu’il ne reste pas près de la Mère, mais qu’il descend avant de remonter. Il n’y a pas de sagesse sans folie (cf. À la Mère des Dieux, 19, 23-24 Rochefort : Ἄττις δὲ οὐχ οὗτός ἐστιν ὁ μικρῷ πρόσθεν ἄφρων, νῦν δὲ ἀκούων διὰ τὴν ἐκτομὴν σοφός – : il n’y a pas non plus de conversion sans qu’il y ait eu procession. Jamblique est sans doute le premier à avoir compris que c’est le cycle entier ou la triade entière, Manence – Procession – Conversion, qui est vertueux, pas juste le troisième moment considéré comme un retour au premier ou une annulation du second, et c’est certainement pour cela qu’il arrange ses divinités en triades formant des diacosmes harmonieux. En fait, c’est l’unité du processus triadique qui permet de parler d’un diacosme dans chacun des cas. Ainsi, adopter sur le monde un point de vue universel, c’est aussi ne pas dédaigner de s’intéresser à l’inférieur, au matériel, à ce qui a procédé très loin de son principe. Le but ne saurait être, comme chez Plotin, de tenter de coïncider avec la part non descendue de son être, avec une quelconque « simplicité » originelle, mais d’embrasser dès l’abord la complexité. C’est aussi la raison pour laquelle Jamblique a refusé de considérer la matière comme ce qui se refuse à l’action divine et l’a fait procéder du divin [cf. le fragment des Χαλδαϊκά de Jamblique cité par Jean Lydus, De Mensibus, 175, 1 - 176, 7 (= IV, 159, 1-35), éd. R. Wünsch, Teubner, Leipzig 1898]. Ici aussi, la vision de Jamblique se révèle très profondément moniste. 87 En termes géométriques, il s’agit de partir de la circonférence du cercle pour revenir à son centre : cf. Damascius, De Principiis, III, 89, 19-24 (citant Jamblique). Et pour l’exégète, il s’agit d’adopter sur les choses un regard d’« initié », par opposition à un regard partiel, selon l’opposition développée par Proclus au début de son Commentaire sur le Timée afin de caractériser respectivement Jamblique et Porphyre [cf. à ce propos, J. Pépin, « Merikôteron - Epoptikôteron (Proclus, In Timaeum, I, 204, 24-27) », dans P. Lévy et É. Wolff (éd.), Mélanges d’histoire des religions offerts à Henri-Charles Puech, P.U.F., collection « Bibliothèque de l’École des hautes études. Sciences religieuses », Paris 1974, p. 323-330]. 88 Shaw, Theurgy and the Soul, p. 121 : « Graphically put, the soul’s vertical ascent was determined by its horizontal extension and its coordination of the many attractions of embodied life ». 89 Ibid., p. 39 et 74. Selon le De Anima (cité par Stobée, Anthologie, I, 49, 65, 49-50 : συναφὴ πρὸς τὰ ὅλα τῶν μερῶν), les fins de la purification de l’âme sont, entre autres, de « rattacher les parties au Tout ». 90 Shaw, Theurgy and the Soul, p. 53 sqq. : en particulier Jamblique, De Mysteriis, 59, 9-15, trad. Broze-Van Liefferinge, p. 50-1 : « Plus nous montons vers le haut et le principe d’identité des êtres premiers selon la forme et l’essence, et plus nous nous élevons des parties vers le tout, plus nous découvrons l’union, celle qui est perpétuelle, et nous la contemplons, s’avançant en tête, souveraine et tenant autour d’elle et en elle l’altérité et la multiplicité ».
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plénitude, une universalité à travers la communion de toutes choses. S’unir, pour Jamblique, ce n’est pas « fuir seul vers le seul » (fuite individuelle, plotinienne91), mais monter conjointement à toutes choses, en reconnaissant ainsi la nature ambiguë du but de la remontée, l’Un, qui est aussi bien le Tout (ἓν πάντα). C’est également ainsi qu’est résolu le problème de la Providence. Selon Jamblique dans la Lettre à Macédonius sur le Destin, tout est un problème de perspective (l’incarnation n’est donc pas par elle-même en cause), et ainsi celui qui adopte un point de vue particulier aura le sentiment d’être soumis à la tyrannie du Destin, mais celui qui replace la partie au sein du Tout verra le règne vertueux de la Providence. Ainsi s’explique le traitement par Jamblique du problème du mal, qui n’est pour lui qu’une παρυπόστασις, un « produit à l’existence secondaire ou dérivée »92. Les maux partiels, une fois ramenés au Tout, n’existent pas, n’ont pas de consistance ontologique, de même que le Destin. Du reste, les dialogues suprêmes selon Jamblique sont ceux qui prennent en charge les problèmes de la façon la plus universelle possible (Timée et Parménide). La théorie de Jamblique sur la Providence était promise à une grande fortune (la tradition arabe, Leibniz…)93. Quelques conclusions importantes peuvent être tirées de ce bref parcours dans l’œuvre de Jamblique. En refusant de ne donner place qu’à une dimension verticale et en donnant la primauté à la présence intime de l’Un en nous plutôt qu’à l’Intellect, Jamblique réduit à néant l’élitisme philosophique plotino-porphyrien. Si la théurgie est chez lui promue au rang de science la plus éminente, c’est ainsi moins par goût de la superstition que par volonté de prendre pleinement la mesure de la diversité du réel, un objectif qu’il s’est fixé dans toutes ses entreprises. Il s’agit de trouver, dans les traditions cultuelles, les traces du divin les mieux à même de mener les hommes à l’élévation. Ces traces, selon les Oracles chaldaïques, sont « disséminées » de par le monde, mais puisqu’elles partagent une commune origine divine, elles ne sont pas la propriété exclusive de certains peuples mais forment, une fois rassemblées par les théologiens dans le cadre d’enquêtes sur les traditions cultuelles, le 91 Shaw (Theurgy and the Soul, p. 14), note déjà la différence sur ce point entre Plotin et Jamblique : Plotin n’aurait certainement pas pu être nommé « sauveur de l’Hellénisme » par quiconque, comme l’a été Jamblique (cf. supra note 49). 92 Cf. Simplicius, In Categorias, 418, 3-6 = fr. 127 Dalsgaard Larsen : « Quelle raison donnerat-on des dispositions de ces hommes divins, et du fait que Jamblique ne s’y soit pas opposé, lui qui a développé de nombreux brillants raisonnements pour prouver qu’il faut croire que le mal consiste en une subsistence adventice et un échec ? c’est qu’ils ont suivi la tradition des Pythagoriciens, qui présente les deux colonnes, la pire et la meilleure, comme contraires : et en elles le bien et le mal sont rangés » (notre traduction). 93 Cf. E. Tempelis, « Iamblichus and the School of Ammonius, Son of Hermias, On Divine Omniscience », Syllecta Classica 8, 1997, p. 207-217.
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patrimoine commun de l’humanité. Cette dernière forme un tout (pour la première fois peut-être dans le néoplatonisme), la communauté des peuples rassemblés par leur dépendance envers les dieux, démons et anges sous la garde desquels ils se trouvent : on y distingue certes certains hommes exceptionnels mieux à même d’aider leurs congénères, mais ils sont eux aussi appelés à remonter unitairement, précisément au moyen des rites collectifs que la piété particulière à Plotin et à Porphyre avait eu tendance à délaisser. Le type de philosophie propre à ces illustres prédécesseurs n’est pas pour autant exclu par Jamblique, mais il est assigné à sa juste place, en dessous de la théologie et de la théurgie94. Jusque dans la proposition d’une nouvelle faculté de l’âme plus éminente que l’Intellect, l’Un de l’Âme, la pensée de Jamblique témoigne ainsi d’une forme d’universalisme qui entretient des rapports étroits avec la politique. On comprend bien pourquoi un homme d’État comme l’empereur Julien a opté pour la façon de voir de Jamblique, et non pour celle de Plotin. Julien ne l’a pas fait, contrairement à ce que nous rapporte Eunape, seulement par admiration pour les techniques mystagogiques de son maître Maxime d’Éphèse. La théurgie telle que conçue par Jamblique appelait à fonder l’ordre des sacrifices95 et plus généralement l’ordre du monde dans l’ordre des dieux, en les liant par l’intermédiaire de συνθήματα efficients, au rang desquels les noms barbares. Ainsi, Julien pouvait y trouver une vision religieuse à la fois unitaire et prenant en compte la diversité des peuples de l’Empire, telle qu’on la retrouve dans le Contra Galilaeos96. S’agissait-il là d’une erreur d’analyse, consistant à proposer à des problèmes socio-économiques une solution religieuse ? Ce serait oublier que la crise du ive siècle était aussi spirituelle. L’influence de Jamblique a pu conduire l’Empereur à appliquer des remèdes qui, pour une fois, tendaient à prendre en considération les besoins de ses sujets comme tels, et non seulement ceux d’une élite sociale ou de l’esprit.
94 Selon la phrase citée supra, note 13. C’est un renversement complet par rapport à Porphyre qui se proposait justement de subordonner la théurgie à la philosophie (cf. fr. 288F dans l’édition d’A. Smith, Porphyrii philosophi fragmenta, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1993, p. 325). 95 Shaw, Theurgy and the Soul, p. 130. 96 L’idée théurgique selon laquelle il ne faut oublier aucun ordre dans le culte peut aussi conduire à honorer les dieux de toute nation, c’est ce qu’on peut penser en lisant par exemple le texte cité par Shaw, Theurgy and the Soul, p. 155 ( Jamblique, De Mysteriis, 228, 19 - 229, 7, où réapparaît l’image du chœur).
Intellection humaine, inspiration démonique et enthousiasme divin selon Proclus François Lortie
Dans la dernière section des Éléments de théologie (prop. 184 à 211)1, Proclus présente, dans un mode d’exposition inspiré des Éléments d’Euclide, les principes de sa doctrine de l’âme. Selon un schème tripartite, il y définit l’essence, les puissances et les activités des âmes humaines, démoniques et divines, ainsi que leurs relations aux principes qui leur sont supérieurs (les hénades et les intellects) et inférieurs (les corps) dans la procession du réel. Cette section (et l’ensemble du traité) se conclut par la réaffirmation de la descente totale de l’âme humaine dans le devenir (prop. 211). S’opposant à Plotin, pour qui la partie supérieure de notre âme demeure « en haut », toujours rattachée aux principes intelligibles, Proclus s’appuie sur des raisons épistémologiques et éthiques pour réfuter la thèse plotinienne et, par conséquent, démontrer la sienne2. Pour sauvegarder la possibilité d’une intuition intellectuelle, que d’aucuns mettraient au fondement de l’épistémologie (néo)platonicienne, il doit dès lors en redéfinir les conditions. La solution proclienne consiste à introduire une cause médiatrice, le démon, entre l’Être intelligible et l’âme humaine. Privé d’une relation immédiate et continue aux principes intelligibles, l’homme ne peut les saisir que par l’intermédiaire d’êtres supérieurs, les âmes démoniques, dont l’activité intellective est perpétuelle ; inspirée par ces démons, la raison humaine, dont l’activité est essentiellement discursive, peut actualiser sa puissance intellective, son λόγος νοερός, et appréhender « l’Être qui est toujours » par νόησις μετὰ λόγου (Timée, 28 a), par intellection accompagnée de raison. Dans cet exposé des principes de sa psychologie, où la méthode du géomètre fournit un cadre déductif et démonstratif aux doctrines de la tradition platonicienne, Proclus traite de l’essence des âmes particulières (ou humaines) et de leurs relations aux dieux (ou hénades), aux intellects, aux autres âmes (divines et démoniques) et aux corps. Cependant, il n’y expose jamais vraiment ce qui dispose l’homme à recevoir l’inspiration démonique, posée comme 1 Notre ouvrage de référence pour les Éléments de théologie est l’édition, traduite et commentée, d’E. R. Dodds : Proclus, The Elements of Theology, Oxford University Press, Oxford 1933 (19632). 2 Pour les références à la doctrine plotinienne dans les Ennéades, et pour l’influence de la critique jamblichéenne sur les idées ici défendues par Proclus, voir le commentaire d’E. R. Dodds, Proclus. The Elements of Theology, p. 309-310, ainsi que son introduction, p. xx.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 209-220 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114839
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condition de l’intellection humaine. Ses commentaires sur le Timée et sur le Premier Alcibiade offrent certes de plus amples précisions sur les rapports entre l’âme humaine et son démon, mais ils n’apportent qu’un éclairage partiel sur les causes pratiques de la νόησις μετὰ λόγου : l’homme active-t-il sa faculté intellective en s’exerçant à la dialectique, en pratiquant la vertu, en accomplissant certains rites ? Bien que le commentaire de Proclus sur le Phèdre soit perdu – œuvre à laquelle le reste de son corpus renvoie parfois lorsqu’il est question de psychologie (et de démonologie)3 –, on retrouve chez son maître Syrianus, dont l’exégèse du Phèdre fut conservée par Hermias (condisciple de Proclus), l’arrière-plan théorique de la doctrine proclienne de l’inspiration divine (et démonique). Dans son commentaire, Syrianus traite des effets de l’enthousiasme sur les différentes parties de l’âme humaine, en y distinguant l’enthousiasme au sens propre, qui touche à l’un de l’âme, de ses formes dérivées, qui se rapportent aux autres facultés psychiques. Dans des contextes exégétiques et littéraires différents, Proclus défendra essentiellement la même doctrine au sujet de l’intellection humaine, de l’inspiration démonique et de l’enthousiasme divin. Dans le cadre d’une recherche s’intéressant aux rapports entre les hommes, les démons et les dieux, notre étude portera sur l’un des principaux problèmes épistémologiques (et éthiques) posés par la psychologie néoplatonicienne : comment la pensée intellective est-elle possible pour une âme totalement descendue dans le devenir et, par conséquent, entièrement séparée des principes intelligibles ? Dans son commentaire aux lignes 28 a 1-4 du Timée, Proclus traite de la notion d’intellection en définissant les différentes acceptions du terme νόησις4. L’étude de ce texte, dans le cadre de la psychologie (et de la démonologie) exposée dans les Éléments de théologie, nous permettra de situer l’âme démonique dans la hiérarchie métaphysique du système proclien et de définir son rôle dans l’activation de la puissance intellective de l’âme humaine. Le commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade5, dans la section consacrée au démon de Socrate, apportera de plus amples précisions sur la fonction de cette entité psychique, distincte à la fois de notre âme et des principes intelligibles qui la transcendent. Enfin, le commentaire d’Hermias sur le
3 Nous reviendrons plus tard sur ces raisons, lorsqu’il sera question, entre autres, de la doctrine du démon dans le commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade. 4 Proclus, In Timaeum, I, 243, 26 - 246, 9 (le texte de référence demeure celui édité par E. Diehl, Procli Diadochi in Platonis Timaeum Commentaria, t. I-III, Teubner, Leipzig 1903-1906). Nos citations proviennent de la traduction annotée d’A.-J. Festugière : Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, Vrin-CNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris 1967. 5 Nous nous référons à l’édition d’A.-Ph. Segonds : Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, Les Belles Lettres, « CUF », t. I, Paris 1985 et t. II, Paris 1986 (désormais désigné par Segonds, t. I ou t. II).
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Phèdre – d’après l’enseignement de son maître Syrianus6 – et l’exposé sur la prière dans le commentaire de Proclus sur le Timée7 nous amèneront à préciser la nature de l’inspiration démonique, dans son rapport à l’enthousiasme divin, afin d’entrevoir les moyens par lesquels l’homme peut disposer son âme à saisir « l’Être qui est toujours ». L’intellection humaine et la fonction médiatrice du démon La νόησις μετὰ λόγου dans le commentaire de Proclus sur le Timée Le commentaire de Proclus sur le Timée comprend un exposé systématique sur l’intellection (νόησις) où il est incidemment fait mention du démon et de sa fonction médiatrice dans l’illumination intellective de la raison humaine. Au moment d’analyser le syntagme νόησις μετὰ λόγου, Proclus énumère et définit les multiples significations du terme νόησις. Une seule de ses acceptions, présentées selon un ordre hiérarchique descendant, convient à la νόησις telle que la conçoit Timée dans l’extrait commenté : l’intellection intelligible, l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, l’intellection de l’intellect divin, l’intellection des intellects particuliers, l’intellection de l’âme raisonnable8 et l’intellection imaginative. Selon la même méthode, Proclus décline le second terme du syntagme, λόγος9, en raison intellective, raison discursive (ou scientifique) et raison opinative10. En combinant les deux acceptions retenues, il entend définir par ses causes, intellective et psychologique, l’activité cognitive signifiée par l’expression νόησις μετὰ λόγου. 6 Nous traduisons le texte édité par P. Couvreur, Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia, Bouillon, Paris 1901. Voir aussi la nouvelle édition de C. M. Lucarini et Cl. Moreschini (In Platonis Phaedrum scholia, Walter de Gruyter, collection « Bibliotheca Teubneriana », Berlin 2012). 7 Proclus, In Timaeum, I, 206, 26 - 214, 12. 8 À défaut de pouvoir mieux définir la nature de cette intellection, étant donné les limites qu’impose l’objet de notre étude, mentionnons que le λόγος de la νόησις μετὰ λόγου et le λόγος de la διάνοια relèvent d’une même faculté générique de l’âme, son λόγος, qui se décline spécifiquement en fonction de l’objet de son activité. Proclus semble baser sa distinction sur la fameuse image de la Ligne divisée dans la République (509 d - 511 a), où les Formes intelligibles (objets de la νόησις) sont distinguées des Formes intermédiaires (objets de la διάνοια). 9 Comme l’a souligné A.-J. Festugière dans ses notes (Proclus, Commentaire sur le Timée, livre II, p. 80, n. 5), la traduction du terme λόγος dans l’expression νόησις μετὰ λόγου pose problème. Festugière croit que le sens platonicien de λόγος, en Timée, 28 a, est « définition », et juge que Proclus y voit une faculté discursive (le λόγος) qui se fait intuitive (νοερός) lorsqu’elle entre en activité. À notre avis, le λόγος de νόησις μετὰ λόγου peut signifier une forme cognitive de « définition » pour Proclus, ce dont rend compte, dans l’acte intuitif qu’est la νόησις μετὰ λόγου, la faculté discursive qui est activée, à savoir le λόγος, lequel est la cause « passive » de l’intellection accompagnée de raison, alors que l’intellect particulier en est la cause « active ». 10 Proclus, In Timaeum, I, 246, 10 - 248, 6.
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Proclus se base sur différents critères pour écarter les acceptions de νόησις qu’il juge hors de propos. D’une part, puisque l’objet de l’intellection accompagnée de raison est l’Être, qui est défini comme éternel et invisible, son intellection ne pourra s’effectuer dans le temps ou s’accompagner d’images : les deux dernières acceptions, relatives à la discursivité et à l’imagination, sont ainsi rejetées11. D’autre part, puisque la νόησις en question se rapporte à l’homme (c’est de connaissance humaine dont parle Timée), elle ne pourra signifier un mode d’intellection réservé aux dieux : les trois premières acceptions, relatives à la divinité, sont à leur tour disqualifiées12. La combinaison de ces critères permet de dégager l’unique sens attribuable, dans le présent contexte exégétique, au terme νόησις, à savoir l’intellection des intellects particuliers, grâce à laquelle la plus haute faculté cognitive de l’âme humaine, la raison intellective, ou λόγος νοερός – l’acception de λόγος ici retenue par le commentateur –, s’actualisera en νόησις μετὰ λόγου13. Dans la suite de son commentaire, Proclus, dont les propos sur les intellects particuliers restent ici allusifs14, rappellera que cette intellection n’est rendue possible que par l’intermédiaire d’une tierce entité, le démon (ou l’ange15) : Maintenant, quel est cet Intellect particulier16, et qu’il n’est pas distributivement un pour chaque âme individuelle, ni n’est participé par les âmes individuelles directement, mais par l’intermédiaire des âmes angéliques et démoniques, qui agissent continuellement selon cet Intellect, et en vertu desquelles les âmes individuelles participent aussi, quelquefois, à la Lumière Intellective, on l’a expliqué en détail plus longuement ailleurs17.
11 Ibid., 245, 1-8. 12 Ibid., 245, 8-9. 13 En rapport avec nos remarques antérieures (cf. supra note 9), précisons que la νόησις de la νόησις
μετὰ λόγου n’est pas à proprement parler l’intellection des intellects particuliers, mais bien le résultat de l’illumination du λόγος νοερός de l’âme humaine par ces intellects qui en sont séparés. 14 Les principes de la méréologie de Proclus, à savoir sa théorie des rapports entre un tout et ses parties, que l’on retrouve dans les Éléments de théologie (aux prop. 66 à 74, d’après les divisions de Dodds, mais aussi ailleurs dans le reste du traité), et qui y sont appliqués aux intellects (aux prop. 166 à 183, encore une fois selon la section délimitée par Dodds), nous permettent de reconstruire une doctrine de l’intellect particulier, doctrine qui n’est jamais formellement exposée, du moins à notre connaissance (et à notre satisfaction), dans l’état actuel du corpus proclien. 15 À la suite de Jamblique (cf. Mystères d’Égypte), mais selon une reconfiguration qui semble originale, Proclus (et probablement déjà Syrianus) distingue différentes entités intermédiaires entre les dieux et les hommes, selon la triade anges, démons, héros. Nous nous limiterons à employer le terme démon, qui vaut génériquement, dans le cadre des Éléments de théologie, pour les trois termes de cette triade. 16 Nous ne modifions pas le texte traduit : les traductions qui ne sont pas les nôtres demeurent inchangées. Nous conservons donc ici les majuscules dans la traduction de certains termes de la noétique proclienne par A.-J. Festugière. Dans le corps de notre étude, nous avons attribué des minuscules initiales à ces mêmes termes, quand ils désignent, selon nous, des principes qui ne sont pas uniques, mais pluriels. 17 Proclus, In Timaeum, I, 245, 17-22.
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À notre connaissance, l’exposé détaillé auquel Proclus renvoie ici ne se retrouve dans aucune de ses œuvres conservées18. Étant donné l’importance de l’exégèse du Phèdre dans le développement de la psychologie (et de la démonologie) néoplatonicienne, il est probable qu’un tel exposé soit apparu dans son commentaire perdu sur la Palinodie de Socrate19, œuvre à laquelle Proclus renvoie dans son commentaire sur le Parménide alors qu’il est question d’enthousiasme20. Dans l’état actuel du corpus proclien, nous pouvons néanmoins nous référer aux Éléments de théologie, où sont condensées les doctrines que la tradition néoplatonicienne a voulu abstraire du Phèdre. Les classes psychiques et l’intellect particulier dans les Éléments de théologie Le démon, en tant qu’intermédiaire entre l’âme humaine et l’intellect particulier, constitue la solution apportée par Proclus aux difficultés épistémologiques (et éthiques) inhérentes à la doctrine plotinienne de l’âme. Se voulant fidèle à la doctrine authentique de Platon, qu’il interprète à partir de schèmes métaphysiques hérités de Jamblique21, Proclus maintient une distinction nette entre la classe des âmes et celle des intellects. Pour lui, l’âme, et a fortiori l’âme humaine, ne peut en aucun cas être identifiée à un intellect : par essence, elle est distincte et séparée du plan intelligible (ou, plus précisément, du plan intellectif ). Elle ne peut activer sa puissance intellective que par participation à un intellect séparé d’elle-même, qui ne se réduit pas à une disposition, une faculté ou une partie de l’âme22. Les propositions 183 et 184 des Éléments de théologie introduisent des distinctions essentielles dans la classe des âmes et contribuent à définir la relation épistémologique entre les âmes humaines et l’intellect particulier, par l’intermédiaire des démons :
18 Nous partageons la déception de Festugière qui n’a pas su trouver, ailleurs dans le corpus proclien, une « doctrine précise et complète sur le μερικὸς νοῦς » (éd. cit., p. 81, n. 5). 19 On pense à ce célèbre passage du Phèdre (246 e sqq.) où Socrate parle d’une armée de dieux et de démons qui s’élancent, à la suite du grand Zeus, vers les hauteurs de la voûte céleste. 20 Proclus, In Parmenidem, I, 949, 31 - 950, 3. Nous citons à partir de l’édition de C. Steel, In Parmenidem Commentaria, t. II, Oxford University Press, Oxford 2008. 21 À ce propos, voir la section consacrée aux principes de la métaphysique jamblichéenne par J.M. Narbonne (avec la collaboration de M. Achard) dans son introduction générale à Plotin. Œuvres complètes, t. I, v. I : Traité 1 (I, 6), Sur le Beau, éd. L. Ferroni, introd., trad. et notes M. Achard et J.-M. Narbonne, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2012, p. clxxv-ccxlviii. 22 En raison sans doute d’un manque de clarté des passages où apparaît l’expression μερικὸς νοῦς, et peut-être d’une influence inconsciente de doctrines noétiques antérieures (notamment celle de Plotin), certains commentateurs ont identifié l’intellect particulier de Proclus à l’intellect humain (cf. A.-J. Festugière, Proclus. Commentaire sur le Timée, livre II, p. 237, n. 4).
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183. Tout intellect qui est participé, mais qui est seulement intellectif, est participé par des âmes qui ne sont ni divines ni soumises au changement de l’intelligence à l’inintelligence. 184. Toute âme est soit divine, soit soumise au changement de l’intelligence à l’inintelligence, soit intermédiaire entre celles-ci et toujours intelligente, quoique inférieure aux âmes divines23.
En rapprochant les développements doctrinaux des Éléments de théologie de ceux du commentaire sur le Timée, on peut ainsi résumer la doctrine proclienne de l’intellection. L’intellect particulier est le terme ultime de la procession des réalités éternelles constitutives de « l’Être qui est toujours »24. Bien qu’il ne soit pas divin – car il ne participe pas aux hénades divines (prop. 181) – il possède, sous un mode plus particulier (ou moins universel) que les intellects divins, la totalité des Formes (prop. 177). Grâce à la lumière (φῶς) de cet intellect, l’âme humaine, dont l’activité intellective est transitoire, parvient à connaître « l’Être qui est toujours », mais n’y arrive que par l’intermédiaire des démons, qui en dépendent directement et dont l’intellection est perpétuelle. Les âmes démoniques assurent ainsi la continuité dans la procession du réel (prop. 28 et 29) tout en expliquant comment l’âme humaine, séparée dans sa descente des principes intelligibles (prop. 211), peut activer sa puissance intellective. Cette présentation schématique des causes et principes de l’intellection humaine, recomposée à partir d’éléments abstraits des Éléments de théologie et du commentaire sur le Timée, se voit confirmée par l’exposé consacré au démon de Socrate dans le commentaire sur le Premier Alcibiade (où la science démonologique, mentionnons-le déjà, est nettement plus élaborée). Le démon et l’intellect particulier dans le commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade Dans la section du commentaire sur le Premier Alcibiade consacrée au démon de Socrate, Proclus distingue d’abord les différentes classes génériques de démons pour ensuite définir le démon « qui nous a reçu en lot »25. Afin d’exposer adéquatement la nature de ce démon, tout en corrigeant les erreurs de ses prédécesseurs laissés ici anonymes, Proclus distingue cette 23 Proclus, Éléments de théologie, prop. 183-184, Dodds p. 161 (notre traduction). 24 Proclus, In Timaeum, I, 256, 13-18. 25 Proclus, In Alcibiadem, 71, 1 - 78, 6, Segonds, t. I, p. 53-63. Nous nous limitons à parler « gé-
nériquement » du démon, bien que cela puisse occasionner quelques imprécisions, étant donné la complexité de la doctrine démonologique exposée dans le commentaire sur le Premier Alcibiade par rapport à la simplicité de celle présentée dans les Éléments de théologie (dont nous avons fait le cadre de référence pour notre étude).
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entité psychique de ce qu’elle n’est pas, à savoir une âme (humaine), une partie de l’âme, un intellect particulier. À la lumière des précisions apportées au sujet de l’intellect particulier, les idées défendues dans cette section du commentaire se laissent plus facilement saisir : Enfin, tous ceux qui identifient l’intellect particulier avec le démon qui a reçu l’homme en lot, me semblent avoir tort de confondre la propriété intellective avec l’existence démonique. Tous les démons, en effet, subsistent dans le plan de l’âme et sont inférieurs aux âmes divines ; or, la classe intellective est différente de la classe psychique et ni leur essence ni leurs puissances ni leurs actes ne sont identiques. Contre cette thèse, il faut encore dire que les âmes ne jouissent de l’intellect que lorsqu’elles se convertissent vers lui, reçoivent la lumière qui vient de lui et unissent leur acte à l’intellect, tandis que nous avons part au soin du démon pendant toute notre vie […]. Et en tant qu’âmes, nous dépendons de l’intellect seulement, mais en tant qu’âmes usant d’un corps, nous avons besoin d’un démon. C’est pourquoi Platon appelle l’intellect pilote de l’âme (visible au seul pilote de l’âme, dit-il en effet) et le démon éphore et tuteur des hommes26.
Si notre âme ne dépend en elle-même que de l’intellect particulier, tandis qu’en tant qu’homme (en tant qu’âme usant d’un corps) nous dépendons du démon, ce dernier a-t-il encore un rôle à jouer dans l’activation de l’intellection humaine ? En effet, si l’âme ne dépend en elle-même que de l’intellect, quelle fonction épistémologique le démon peut-il conserver ? Dans les lignes qui suivent, Proclus précise que le démon « parfait la raison, mesure les passions […] »27 : il dispose ainsi l’âme, descendue dans un corps, à recevoir l’illumination de l’intellect particulier. S’il n’est pas la cause essentielle de l’intellection de l’âme rationnelle, ce que Proclus réserve en propre à l’intellect particulier, il en demeure toutefois, comme cause auxiliaire, une condition sine qua non, en tant que l’existence de l’âme incarnée demeure guidée par son démon. Par la perfection de son intellection, le démon purifie l’âme humaine de son irrationalité et la dispose à recevoir la lumière de l’intellect particulier. Cet extrait du commentaire au Premier Alcibiade nous ramène ainsi à l’ultime proposition des Éléments de théologie, où la descente totale de l’âme humaine est justifiée non seulement par sa nécessaire subordination à un être supérieur, mais aussi par son incapacité factuelle à maîtriser, par ellemême, ses autres facultés.
26 Proclus, In Alcibiadem, 76, 20 - 77, 13, Segonds, t. I, p. 62-63. 27 Ibid., 78, 1-2, p. 63.
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L’inspiration démonique et l’enthousiasme divin L’enthousiasme dans le commentaire d’Hermias (Syrianus) sur le Phèdre La νόησις μετὰ λόγου n’est pas la plus haute activité de l’âme humaine, mais elle constitue le sommet de la connaissance fondée sur l’essence de l’homme, le λόγος. Dans son commentaire sur le Parménide, Proclus mentionne un mode de connaissance supérieur à l’intellection accompagnée de raison, à savoir l’intellection pure28. Selon la compréhension que nous avons de ce passage, en rapport à la section qui le précède29, cette connaissance permettrait à l’homme, divinement inspiré, d’appréhender des Formes autrement accessibles à la seule Science divine (ἐπιστήμη), qui dans le Phèdre (247 c-e), tout comme dans le Parménide (134 b), est coordonnée aux Formes dites intelligibles-et-intellectives (qui sont supérieures aux Formes intellectives, dont traite principalement le Timée, toujours selon Proclus). D’après les commentaires sur le Timée et sur le Premier Alcibiade, mais aussi selon les Éléments de théologie, la connaissance à laquelle accède l’âme, par l’intermédiaire de son démon, se limite à celle des Formes intellectives. La distinction entre différents genres de Formes introduit de facto une distinction entre une inspiration supérieure (divine) permettant l’appréhension de Formes plus universelles (intelligibles-et-intellectives), et une inspiration inférieure (démonique), donnant accès à des Formes plus particulières (intellectives). Notre but n’est pas ici d’établir un accord systématique entre cette doctrine et celles déjà exposées dans cette étude, mais plutôt de voir comment s’est justifiée, à partir d’une exégèse du Phèdre, la subordination d’une forme d’inspiration (démonique) à une autre (divine). Alors qu’il traite de la folie divine dans son exégèse du Phèdre30, Syrianus opère essentiellement les mêmes distinctions conceptuelles que celles retrouvées dans l’œuvre de son disciple, Proclus, au sujet de l’âme ; son interprétation tient elle aussi compte du rôle des démons dans la transmission de l’enthousiasme divin qui s’étend, par leur intermédiaire, jusqu’aux facultés irrationnelles de l’âme humaine, voire en deçà : L’enthousiasme, au sens premier, propre et véritable, celui qui vient des dieux, se produit en rapport avec l’un de l’âme, qui est au-delà de la pensée discursive et de l’intellect qui est en elle. Cet un même, à un autre moment, semble inerte et inactif ; pourtant, lorsqu’il est illuminé, c’est toute la vie qui l’est aussi, tout comme l’intellect, la pensée discursive et la partie irrationnelle de l’âme, une trace de cet enthousiasme se rendant même jusqu’au corps. D’autres formes d’enthousiasme
28 Proclus, In Parmenidem, II, 951, 13. 29 Ibid., II, 949, 10 sqq. 30 Hermias (Syrianus), In Phaedrum, 83, 1 - 87, 18.
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se produisent donc en rapport avec les autres parties de l’âme, que mettent en mouvement certains démons ou plutôt des dieux non sans ces démons31.
La dernière phrase de cet extrait présente les démons comme les vecteurs d’une inspiration qui illumine non seulement la faculté intellective (νοῦς) de l’âme humaine, mais aussi ces autres facultés que sont la pensée discursive (διάνοια), l’opinion (δόξα), l’imagination (φαντασία), l’ardeur (θυμός) et le désir (ἐπιθυμία). Syrianus précise que ces formes dérivées d’enthousiasme, transmises par les démons, proviennent ultimement des dieux. On peut se demander, à la lecture de cet extrait, si le démon contribue à susciter l’enthousiasme au sens « premier, propre, véritable et divin », celui qui éveille l’un de l’âme, qui est aussi désigné par le terme ὕπαρξις chez Proclus32. Bien que Syrianus reconnaisse la fonction médiatrice du démon en tant que vecteur d’un enthousiasme supérieur, cet enthousiasme, qu’on le conçoive comme une intellection pure ou comme une union au divin, transcende la νόησις μετὰ λόγου que ce démon peut inspirer, et n’est plus, à proprement parler, démonique, mais bien divin. Dans son commentaire sur le Premier Alcibiade, Proclus reprend à son compte la doctrine démonologique de son maître. À la suite de Syrianus, il y soutient que l’inspiration démonique se transmet aux multiples facultés de l’âme humaine : Il faut dire que c’est primordialement dans son intelligence et dans sa science des êtres que Socrate bénéficiait de l’inspiration de son démon, qui le mouvait à l’amour divin, et que secondairement, même dans le cas des choses de la vie, son démon redressait et mettait en ordre son soin provident pour les êtres plus imparfaits. D’autre part, en ce qui concerne l’action même du démon, il faut dire qu’il ne recevait pas seulement avec son intelligence ou avec ses puissances opinatives la lumière qui procède de cette source, mais aussi avec son pneuma, car l’illumination démonique s’étendait immédiatement à travers toute son âme et mettait dès lors en branle la sensation elle-même33.
Il n’est pas fait mention dans ce passage de la plus haute faculté de l’âme, l’ὕπαρξις selon Proclus, ni d’une forme d’intuition supérieure à la νόησις μετὰ λόγου (bien que nous ne puissions pas strictement l’exclure, le démon
31 Ibid., 85, 14-21 (notre traduction). 32 Ce terme apparaît à de multiples reprises dans le corpus proclien, mais l’une des occurrences
qui en éclaire le mieux le sens se trouve dans l’introduction programmatique de la Théologie platonicienne, I, 3, p. 15, 1-21 (nous nous référons, évidemment, à l’édition d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink : Proclus, Théologie platonicienne, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1968). 33 Proclus, In Alcibiadem, 80, 4-13, Segonds, t. I, p. 65.
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de Socrate étant divin)34. La fonction providentielle du démon, en tant qu’il préside à la destinée de l’homme, à savoir d’une âme faisant usage d’un corps, ne semble s’étendre qu’aux facultés proprement humaines, dont le sommet est la raison intellective. Encore une fois, bien que les différents contextes exégétiques, avec les visées qui leur sont propres, s’avèrent un obstacle à la reconstruction systématique de sa doctrine, Proclus nous semble avoir distingué, tout comme son maître, l’inspiration démonique d’une inspiration qui lui est supérieure et qui élève l’âme vers la pensée divine. Le rôle de la prière dans le commentaire de Proclus sur le Timée Dans une section de son commentaire au Timée qui précède l’analyse du syntagme νόησις μετὰ λόγου, Proclus réserve un long traitement à la notion de prière, en distinguant les étapes qui mènent celui qui prie à s’unir avec le divin35. En énumérant les bienfaits que la prière apporte aux hommes, il précise qu’elle « conjoint l’intellect des dieux aux raisons de ceux qui prient »36. La nature de cet intellect attribué aux dieux pose problème. Il ne saurait être question ici des intellects dits particuliers, qui, selon la proposition 181 des Éléments de théologie, sont inférieurs aux intellects divins. Il pourrait s’agir d’intellects supérieurs au Démiurge, qui contient en lui, sous un mode qui lui est propre, tous les principes qui le précèdent dans l’ordre de la procession divine37. Toutefois, il nous paraît plus vraisemblable que Proclus fasse référence à des intellects qui lui sont inférieurs, à savoir ceux des dieux hypercosmiques, hypercosmiqueset-encosmiques et encosmiques, et dont dépendent, sous différents rapports, les âmes divines, démoniques et humaines. Certes, celui qui à la suite de Timée cherchera à connaître l’Univers par ses causes voudra adresser sa prière au dieu qui en est « le Créateur et le Père » (Timée, 28 c), au Démiurge. Mais, plus modestement, il se tournera vers les dieux qui procèdent de l’Artisan divin, notamment vers les douze dieux « séparés du monde » (hypercosmiques-et34 Ibid., 78, 11-12, p. 64. 35 Au sujet de la doctrine de la prière dans l’In Timaeum et de ses sources dans la tradition néopla-
tonicienne, voir Ph. Hoffmann, « Erôs, Alètheia, Pistis… et Elpis : Tétrade chaldaïque, triade néoplatonicienne (OC 46 des Places, p. 26 Kroll) », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext – Interpretation – Rezeption, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2010, p. 255-324, en particulier p. 287-301. 36 Proclus, In Timaeum, I, 211, 4-5. 37 Mais Proclus ferait plutôt référence à des intelligibles divins, puisque les divinités supérieures au Démiurge (Zeus), à l’exception de Cronos et Rhéa, sont de l’ordre des intelligibles (ou des intelligibles-et-intellectifs). Les différentes acceptions de νόησις dans l’In Timaeum manifestaient d’ailleurs une hiérarchie descendante dans l’ordre divin, de l’intellection des intelligibles (divins), en passant par l’intellection qui lie l’intellect à l’intelligible, jusqu’à l’intellection des intellects divins (parmi lesquels nous comptons, d’après notre compréhension de ce passage, l’intellect du Démiurge et ceux des dieux qui lui sont subordonnés).
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encosmiques) identifiés aux dieux du Phèdre (246 e sqq.)38, afin de s’élever à un niveau plus universel dans sa compréhension du Monde. Si ses étapes sont respectées, la prière est censée mener à l’union avec le divin et, par conséquent, à une compréhension plus universelle de l’Être, supérieure à celle de l’intellection proprement humaine. Comme l’enthousiasme des facultés rationnelles et irrationnelles de l’âme humaine était subordonné, chez Syrianus, à l’enthousiasme proprement divin, l’inspiration démonique, qui rend possible l’intellection humaine, le sera, chez Proclus, à « l’union qui fixe l’un de l’âme dans l’un même des dieux »39. D’ailleurs, les hommes ne visent pas les démons par leurs prières ; comme Proclus le mentionne, les destinataires de cet exercice spirituel sont les dieux et les déesses : C’est donc à bon droit que celui qui veut traiter de l’Univers invoque les dieux et déesses à partir desquels et desquelles l’Univers se trouve être complètement achevé, leur demandant que ce qui doit être dit « soit avant tout conforme à leur pensée ». Tel est en effet le terme suprême de la spéculation philosophique : s’élever vers l’Intellect divin et disposer son discours sur le Réel en accord avec la vue unique que cet Intellect s’est donnée d’avance de toutes choses. Au second rang et en conséquence de ce premier vient le fait de conduire tout l’exposé conformément à l’intelligence humaine et à la lumière de la science. Car ce qui est complet, parfait, unifique, préexiste dans l’Intellect divin : ce qui est partiel en revanche, et déficient eu égard à la simplicité divine, est du ressort de l’intellect humain40.
Cette opposition entre la connaissance possédée par l’intellect divin et celle atteinte par l’intellect humain révèle une tension épistémologique. Certes, par la prière, notre âme doit poursuivre le terme de la spéculation philosophique, en assimilant son intellection à celle des dieux, mais elle ne peut le faire que dans les limites imposées par sa propre nature, en tant que son essence est rationnelle et sa pensée discursive. La connaissance qui « ressort de l’intellect humain » vient « au second rang » : bien qu’elle puisse participer, entre autres par la prière, à la pensée intellective des dieux, la vue que l’âme conserve de la totalité intelligible reste malgré tout partielle. En postulant l’efficacité de la prière, telle que la conçoit Proclus, attribuons à Timée, par sa raison inspirée des dieux, la connaissance la plus universelle qu’un homme puisse acquérir de l’Univers, connaissance dont son discours nous offre l’image vraisemblable. 38 À propos des dieux « séparés du monde », ou hypercosmiques-et-encosmiques, voir Théologie platonicienne, t. VI, chap. 15-24, en particulier les chap. 17-18 pour l’exégèse du Phèdre (toujours dans l’édition d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Les Belles Lettres, Paris 1997). 39 Proclus, In Timaeum, I, 211, 24-25. 40 Ibid., I, 220, 28 - 221, 8.
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C’est en visant la pensée universelle de l’intellect divin et en suivant les étapes de la prière que l’homme peut bonifier sa connaissance intellective du Monde et de ses causes. Il doit tendre vers le divin, pour s’y unir et ainsi élargir la vision particulière de l’Être que lui procure son démon. C’est par cet enthousiasme premier, qui touche à l’un de l’âme, que la raison, par l’intermédiaire du démon qui l’inspire, peut espérer atteindre une compréhension plus universelle de l’Univers. Conclusion Pour qu’il y ait intellection accompagnée de raison de « l’Être qui est toujours », pour que la puissance intellective de l’âme humaine soit activée par un intellect qui en est séparé, l’âme doit-elle être directement possédée par les dieux ou, plus modestement, ne recevoir que l’inspiration de son démon ? À la suite de son maître, Proclus montre que l’enthousiasme proprement divin est à distinguer de l’inspiration démonique, et qu’une âme illuminée par les dieux saisit l’Être plus universellement qu’une âme inspirée par son seul démon. L’enthousiasme au sens propre, celui qui affecte la faculté unitive de l’âme – et que peut éveiller une prière parfaitement accomplie – amène l’homme à transcender les limites de sa connaissance et l’élève, pour un moment, au niveau de la pensée divine. Mais les effets de la possession divine ne touchent pas qu’à l’un (ou l’ὕπαρξις) de l’âme, mis en contact avec le divin, ils s’étendent aussi, par l’intermédiaire des démons, aux autres facultés psychiques, rationnelles et irrationnelles – celles de l’âme en tant qu’elle fait usage d’un corps, selon le commentaire au Premier Alcibiade –, notamment à la raison intellective (λόγος νοερός). Bref, c’est en se tournant vers les dieux que l’homme peut espérer actualiser pleinement les potentialités de son âme, par l’effet de l’inspiration divine (sur l’un de l’âme) et par l’intermédiaire du démon qui guide la totalité de son existence. La doctrine néoplatonicienne enseigne que les dieux sont partout et que leurs bienfaits sont toujours à la portée de qui se dispose à les recevoir. Si notre âme peut s’élever à une contemplation partielle de l’Être sous l’inspiration de son démon, elle peut, lorsqu’elle s’unit aux dieux, élargir ainsi l’horizon de sa propre perspective sur l’Univers. En distinguant, dans l’œuvre de Proclus et de son maître, l’inspiration démonique, qui met la raison au contact d’un intellect particulier, et l’enthousiasme divin, qui l’unit à l’intellect des dieux, peut-être avons-nous donné un sens plus concret – voire un fondement spéculatif – aux épithètes attribuées jadis aux fondateurs de l’Académie et du Lycée, au divin Platon et au démonique Aristote41. 41 Nous avons ici en tête une note d’H. D. Saffrey et L. G. Westerink dans la Théologie platonicienne, t. I, p. 141, spéc. p. 35 de la traduction, n. 5, au sujet de la distinction entre θεῖος et δαιμόνιος.
Adad chez les néoplatoniciens : une lecture assyriologique Cynthia Jean
Dans les courants médioplatoniciens et néoplatoniciens, le nom de certaines divinités mésopotamiennes est réinterprété à la lumière des théories orientalisantes qui sont fréquemment en filigrane de la pensée de philosophes comme Plutarque, Proclus, Jamblique et Psellos, pour n’en citer que quelques-uns. Si les sources mésopotamiennes sont prises en compte pour comprendre ces réinterprétations philosophiques, par exemple dans le cas du dieu Adad, il est possible de lire ces passages avec une lumière nouvelle. Les Mésopotamiens ne nous ont malheureusement pas laissé de traités à proprement parler, ni de théories ou d’exposés théologiques sur leur perception de l’Un, sur l’hénothéisme ou sur les énoncés barbares, mais quelques textes ésotériques, ainsi que le système graphique du cunéiforme, nous permettent toutefois de cerner certaines de leurs préoccupations métaphysiques. Proclus et Macrobe Dans son commentaire au Parménide de Platon, dans la partie finale du livre VII perdue dans les manuscrits grecs mais conservée grâce à la traduction latine du xiiie siècle de Guillaume de Moerbeke, Proclus fait une digression sur les différents niveaux possibles de connaissance et sur la doctrine des noms (dans l’esprit platonicien du Cratyle), qui sont des grilles d’analyse non applicables à l’Un, qui ne peut évidemment ni être décrit, ni être nommé1. Se penchant sur le fait que, paradoxalement, nous nommons l’unicité par le terme « Un », Proclus termine sa démonstration en s’appuyant sur l’autorité des Oracles chaldaïques dont un passage expose l’existence de l’Un dans l’âme, à distinguer du « vrai » Un. Il cite donc l’enseignement donné par les Oracles pour comprendre cette caractéristique du Premier Principe :
1 Le commentaire de Proclus porte sur cette phrase du paragraphe 142 a du Parménide de Platon : « Donc, aucun nom, aucune description, aucun savoir, aucune sensation ou opinion ne s’y applique [à l’Un]. – Il semble que non » (notre traduction). Cf. la traduction (en anglais) du commentaire de Proclus à ce passage dans G. R. Morrow et J. M. Dillon, Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenides, Princeton University Press, Princeton 1987 (1992), p. 587-595.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 221-229 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114840
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Et concernant leur enseignement théologique lui-même, par la vraie voix de théologiens [= les Oracles chaldaïques], (les dieux) nous ont livré cette théorie concernant le Premier Principe, en l’appelant dans leur propre langue « Ad », ce qui signifie « Un », comme l’interprètent ceux qui savent leur langue. Cependant, ils le dupliquent pour nommer l’intellect démiurgique du monde, en disant qu’il est « Adad, digne de toute louange » et ils ne disent pas qu’il vient immédiatement après l’Un, mais qu’il est à comparer avec l’Un. De fait, puisque ce que celui-là [Ad] est à l’intelligible, celui-ci [Adad] l’est à tout le monde 2, pour cette raison le premier est simplement appelé Ad, mais l’autre, en dédoublant le mot « un », est appelé Adad3.
Cette exégèse des phonèmes dupliqués du nom d’Adad exprimant deux niveaux d’une même réalité est également attestée chez Macrobe dans les Saturnales4. Sept chapitres du livre I des Saturnales sont consacrés à l’exposé de la théologie solaire de Macrobe5. Après avoir énuméré quelques auteurs grecs et latins pour démontrer l’équivalence entre diverses divinités et le soleil, le personnage de Prétextat décrit l’équivalence entre Jupiter (ou l’« Adad des Assyriens ») et le Soleil, ainsi que le culte que lui rendent les Assyriens (= Syriens) dans la ville d’Héliopolis (Baalbek) : En vérité, on reconnaît que ce dieu est le même que Jupiter et le soleil, par l’usage même de son culte d’une part, et par son aspect d’autre part. En effet, sa statue est d’or, sans barbe, avec la main droite levée qui tient un fouet à la façon d’un aurige ; sa main gauche tient la foudre et des épis : des éléments qui démontrent la puissance réunie de Jupiter et du soleil. Le culte de ce temple est aussi tourné
2 Correction du manuscrit invisibilia en visibilia ; cf. H. D. Saffrey, « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », Revue des études augustiniennes 27, 1981, p. 209-225, spéc. p. 222, et Morrow et Dillon, Proclus’ Commentary, p. 594, n. 122. 3 Texte latin édité dans la collection « Corpus platonicum Medii aevi – Plato Latinus » : Parmenides, usque ad finem primae hypothesis nec non Procli Commentarium in Parmenidem : pars ultima adhuc inedita, interprete Guillelmo de Moerbeka, éd. R. Klibansky et C. Labowsky, Warburg Institute, Londres 1953, p. 60 : Et theologice autem eedem eorum, qui ut vere theologorum fame hanc nobis de primo tradiderunt intentionem, illud quidem sui ipsorum voce vocantes Ad, quod significat unum secundum ipsos, ut qui illorum linguam sciunt interpretantur, intellectum autem conditivum mundi duplantes hoc appellantes, et hunc dicentes esse valde hymnizabilem Adadon, neque hunc mox post unum esse dicentes, sed proportionaliter uni ponentes. Quod enim est ille ad intelligibilia, hoc est iste ad visibilia ; propter quod et hic quidem ipsis solum Ad vocatur, hic autem Adados duplans le unum. La traduction proposée est la nôtre. 4 Ces deux auteurs auraient trouvé cette information chez Porphyre ; cf. notamment Morrow et Dillon, Proclus’ Commentary, p. 489. 5 L’importance de ce passage dans le système religieux de Macrobe est analysée par J. Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin à la fin du ive siècle, Brill, collection « Études préliminaires aux religions orientales dans l’empire romain », Leyde 1977, p. 652-676, et par W. Liebeschuetz, « The Significance of the Speech of Praetextatus », dans P. Athanassiadi et M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Clarendon Press, Oxford 1999, p. 185-205.
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principalement vers la divination, qui se rapporte au pouvoir d’Apollon, qui est le même que le soleil. […] Écoute ce que les Assyriens pensent de la puissance du soleil. En effet, à ce dieu qu’ils vénèrent comme le plus haut et le plus grand, ils donnèrent le nom d’Adad. L’interprétation de ce nom signifie un-un6.
La statue de culte décrite par Macrobe présente les caractéristiques iconographiques typiques de Jupiter héliopolitain, qui reprend lui-même en grande partie le répertoire symbolique du dieu de l’orage Hadad, chef du panthéon syrien, et de son équivalent mésopotamien Adad7.
Fig. 1 – Le dieu Adad mésopotamien, qui porte la barbe et tient dans ses mains la foudre, ou la foudre et un fouet, ici sur un sceau-cylindre d’époque paléo-babylonienne (IIe millénaire, à gauche) et sur une stèle d’Arslan-Tash, époque néo-assyrienne (Ier millénaire, à droite). D’après J. Black et A. Green, Gods, Demons and Symbols of Ancient Mesopotamia. An Illustrated Dictionary, illustrations T. Rickards, British Museum Press, Londres 1992 (19982), p. 111.
Concernant l’aspect divinatoire du dieu Adad, cette relation est bien attestée en Assyrie et en Babylonie par les questions oraculaires de type tamītu, retrouvées en grand nombre dans la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive (viie s. avant J.-C.), qui sont formulées sous forme d’une question 6 Macrobe, Saturnales, I, 23, 12-13. Texte latin édité dans Macrobius, Saturnalia, t. I-III, éd. R. A. Kaster, Harvard University Press, collection « Loeb Classical Library », Cambridge (Mass.)Londres 2011, p. 300-301 : (12) Hunc vero eundem Iovem solemque esse cum ex ipso sacrorum ritu tum ex habitu dinoscitur. Simulacrum enim aureum specie imberbi instat dextera elevata cum flagro in aurigae modum ; laeva tenet fulmen et spicas, quae cuncta Iovis solisque consociatam potentiam monstrant. (13) Huius templi religio etiam divinatione praepollet, quae ad Apollinis potestatem refertur, qui idem atque sol est. […] (17) […] accipe quid Assyrii de potentia solis opinentur. Deo enim, quem summum maximumque venerantur, Adad nomen dederunt. Eius nominis interpretatio significat unus unus. La traduction française proposée est la nôtre. 7 Y. Hajjar, La triade d’Héliopolis-Baalbek. Son culte et sa diffusion à travers les textes littéraires et les documents iconographiques et épigraphiques, t. II, Brill, collection « Études préliminaires aux religions orientales dans l’empire romain », Leyde 1977, p. 514-515. Cf. aussi L. Badre, « Les figurines en plomb de ’Ain el-Djoudj », Syria 76, 1999, p. 181-196.
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très précise écrite sur une tablette d’argile, à laquelle la réponse « oui » ou « non » sera apportée par le duo divin de Šamaš et d’Adad. Le rôle de Šamaš, dieu solaire et juge divin, est bien attesté dans les autres types de demandes divinatoires, tandis que le duo qu’il forme avec Adad est plus spécifique au corpus des questions-tamītu8. D’autre part, l’existence d’un temple de Bēl à Palmyre où les oracles rendus étaient très prisés, ainsi que la filiation avec le culte que ce dieu recevait en Assyrie et en Babylonie, sont attestées par l’archéologie et les sources de l’Antiquité tardive9. En Syrie, Bēl/Ba’al, qui signifie « Maître », c’est-à-dire le démiurge, est une épithète utilisée pour plusieurs grands dieux, notamment le dieu suprême du panthéon syrien, à savoir Hadad, et le chef du panthéon babylonien, à savoir Marduk, ce qui contribue fortement au syncrétisme entre ces deux divinités. Proclus et Macrobe se font donc l’écho d’une tradition qui décompose le nom d’Adad en deux mots signifiant le nombre « 1 ». Cette tradition ne se retrouve pas en tant que telle dans les fragments connus des Oracles chaldaïques, mais l’« Une fois Transcendant » appelé dans les oracles ἅπαξ ἐπέκεινα pourrait être la transposition du sémitique ḥad, et le « Deux fois Transcendant » δὶϛ ἐπέκεινα, celle de l’akkadien Adad (version corrompue des manuscrits latins pour la graphie syrienne Hadad)10. En définitive, que l’on admette cette équation ou non, ce qui est digne d’être observé est le recours à ces jeux étymologiques, dont la dynamique fait penser, entre autres, à certains jeux graphiques des lettrés proche-orientaux. Les sources mésopotamiennes La graphie cunéiforme du signe AD Dans un esprit semblable aux jeux onomastiques des Mésopotamiens, Proclus fait allusion à la théorie de Théodore d’Asiné11, qui considère que chaque élément du mot ἕν ne se rapporte pas à l’essence de l’Un mais plutôt à notre
8 Cf. l’édition de ces textes dans W. G. Lambert, Babylonian Oracle Questions, Eisenbrauns, collection « Mesopotamian Civilizations », Winona Lake 2007. 9 S. Dalley, « Bel at Palmyra and Elsewhere in the Parthian Period », Aram Periodical 7/1, 1995, p. 137-151. 10 C’est l’hypothèse développée par le Père H. D. Saffrey et admise par de nombreux auteurs modernes après lui (Saffrey, « Les néoplatoniciens et les Oracles chaldaïques », p. 209-225) ; contra H. Seng, « Ἅπαξ ἐπέκεινα und δὶς ἐπέκεινα », § 4 (« Had und Hadad »), dans A. Lecerf, L. Saudelli et H. Seng (éd.), Oracles chaldaïques, fragments et philosophie, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2014, p. 31-46, et également dans l’article « Langage des dieux et langage des hommes dans les Oracles chaldaïques » dans ce volume, dans la sous-partie « La clarté des déclarations divines ». 11 Morrow et Dillon, Proclus’ Commentary, p. 488 et 590.
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compréhension de l’unicité. Cette approche de déconstruction d’un nom rappelle les spéculations théologiques assyro-babyloniennes, grandement facilitées par la richesse sémantique et phonétique de chaque signe cunéiforme. Si on se base sur ce principe, le nom d’Adad devrait donc se concevoir, selon les néoplatoniciens, comme la répétition de deux signes AD. Ceci pose problème d’un point de vue assyriologique : 1. En ce qui concerne le son « ad » : le signe cunéiforme AD peut servir à écrire le logogramme (idéogramme sumérien utilisé en akkadien) AD = abu (père). Doublé, il forme le logogramme AD.AD = abbū (les ancêtres) ou simplement ab abi (grand-père). AD ne signifie jamais « Un », qui est noté par le signe composé d’un clou horizontal, AŠ (ištēn en akkadien).
Fig. 2 : le signe AŠ
2. En ce qui concerne la graphie du nom du dieu : la graphie cunéiforme du nom d’Adad n’est jamais le signe AD dupliqué : dad-ad n’est pas attesté12. Bien que l’on trouve parfois (dans les listes lexicales ou des noms propres) des graphies phonétiques comme dA-da-ad 13, le nom divin est le plus souvent écrit : avec le logogramme dIM qui fait référence aux caractéristiques atmosphériques d’Adad en tant que dieu de l’orage puisque IM signifie šāru (vent) ; numériquement, avec le chiffre dix, d10 (ou dU), son chiffre magique étant le dix. L’idée de paternité comprise dans le signe AD pourrait toutefois rappeler la métaphore paternelle de Proclus dans la Théologie platonicienne au sujet de la monade, ainsi que dans les Oracles chaldaïques pour désigner la première divinité14.
12 Le petit « d » suscrit est le déterminatif divin, qui indique que le nom qui suit est dans la catégorie des dieux. 13 D’autres orthographes sont attestées dans l’onomastique, notamment en dialecte amorite qui note parfois un « ḫ », seul moyen en akkadien de noter l’aspiration légère, contrairement à d’autres langues sémitiques ; par exemple, dAd-du ou dAd-di, voire dA-ad-di ou dḪa-ad-du, cf. A. Deimel, Pantheon Babylonicum. Nomina deorum e textibus cuneiformibus excerpta, Institut biblique pontifical, Rome 1914, p. 43-44. 14 Pour toutes les expressions et références aux sources antiques, cf. L. Brisson, « La place des Oracles chaldaïques dans la Théologie platonicienne », dans A.-Ph. Segonds et C. G. Steel (éd.), Proclus et la « Théologie platonicienne ». Actes du colloque international de Louvain, 13-16 mai 1998, en l’honneur de H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Leuven University Press-Les Belles Lettres, collection « Ancient and medieval philosophy », Louvain-Paris 2000, p. 109-162, p. 123-126.
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L’araméen, le syriaque et les racines sémitiques L’interprétation syrienne de ce jeu de mot « Un-un » offre une explication plus philologique. En Mésopotamie comme en Syrie, la langue dominante au ive siècle de notre ère est l’araméen. Or, à l’époque, en araméen comme en syriaque, le chiffre 1 se dit ḥad ( ) tandis que pour exprimer la multiplication de l’unité, on fait précéder le chiffre multiplicateur de « ḥad »15 ; ḥad ḥad signifierait donc littéralement « une fois un ». L’aspiration de la lettre « ḥe » se rapproche plus de la sonorité de la graphie syrienne d’Adad, à savoir Hadad. La graphie akkadienne, qui commence par aleph, est peut-être une tentative de rendre une aspiration faible, ce que le cunéiforme ne pouvait pas réellement noter. Le seul « ḫ » akkadien note une aspiration plus forte16. La racine sémitique ͗ D(D ?) exprime le concept de « père, seigneur », ou dans les langues sud-sémitiques, les notions de « malheur, force, puissance »17. Le D dédoublé pourrait provenir d’une contraction de la racine trilitère ͗ DN, qui véhicule le même sens de « maître, seigneur ». Cette racine est l’une des candidates pour expliquer l’étymologie de l’Adad akkadien, et en tout cas du logogramme AD = abu. La graphie syrienne d’Hadad proviendrait quant à elle de la racine bilitère HD, qui contient une idée de bruit sourd et continu, et qui s’élargit par redoublement ou par adjonction de semi-voyelles, comme dans la racine HDD, qui exprime également des concepts ou actions liés au bruit18. Le sens de « tonnerre » a été conservé dans les langues sud-sémitiques seulement, mais est à l’origine du nom ouest-sémitique Hadad, et également du nom akkadien Adad si l’on postule la non-écriture d’une aspiration. Il semble concevable que le jeu de mots sur (h)ad-(h)ad dans les cercles néoplatoniciens ait pu jouer sur les deux niveaux, cunéiforme et étymologique. Les officiels des temples oraculaires syriens étaient très certainement initiés jusqu’à un certain point au système graphique cunéiforme et étaient locuteurs araméens.
15 Cf. par exemple L. Costaz, Grammaire syriaque, Librairie orientale, Beyrouth 1955, § 608. 16 Le dialecte amorite – parlé notamment dans la région de Mari – note de façon aléatoire cette
aspiration par un ḫa-, peut-être sous l’influence d’une prononciation locale. 17 D. Cohen, F. Bron et A. Lonnet, Dictionnaire des racines sémitiques ou attestées dans les langues sémitiques, fasc. 1, Peeters, Louvain 1994, p. 8. 18 Ibid., fasc. 5, 1995, p. 370-373.
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Le syncrétisme néo-assyrien et les chiffres symboliques des dieux Le fait que cette interprétation du dieu Adad ait été rattachée au concept de l’Un est a priori surprenant pour un assyriologue. D’autres dieux auraient probablement été de meilleurs candidats, par exemple le dieu primordial du Ciel, Anu, dont le chiffre magique est 119 ou encore les têtes des panthéons à tendance hénothéiste du Ier millénaire avant J.-C. à savoir Marduk en Babylonie ou Aššur en Assyrie. L’équivalence entre Aššur et Marduk est bien attestée par de nombreux textes religieux et littéraires, où le nom de Marduk est remplacé par celui d’Aššur dans une volonté religieuse et politique d’imposer la prééminence du dieu local de la ville d’Assur20. Nous obtenons donc une première équivalence, Marduk = Aššur. Aššur, dont le nom peut être orthographié dAŠ (« le dieu 1 », forme abrégée de dAš-šur), est présenté dans un autre hymne d’Assurbanipal comme la somme de toutes les divinités et comme un dieu dont la nature est inaccessible et inconnaissable, même pour les autres dieux21. De plus, un hymne à acrostiches composé par le roi assyrien Assurbani22 pal en l’honneur de Marduk et Zarpanitu (l’épouse de Marduk) dévoile un syncrétisme clairement exprimé entre plusieurs grands dieux et nous permet d’établir d’autres équivalences, notamment entre Aššur et Adad : a-dal-lal zi-kir-ka dAMAR.UTU gaš-ri DINGIR-MEŠ GÚ.GAL AN-e u KI.˹TIM˺ […] šá* ṭa-biš ib-ba-nu-u ša-qu-u e-diš-ši-˹šú˺ […] na-šá-ta-ma da-nu-tú dEN.LÍL.LÁ-tú dNIN.ŠI*.KÙ*-tú EN-u-tú LUGAL˹u˺-[tú …] ḫa-am-ma-ta kul-lat né-me-qí ga-mir e-muq-qí 23 […] li-riš-ka KÁ.DINGIR.RA.KI-ma ˹li-iḫ˺-[du-ka] ˹É˺.SAG.˹ÍL˺ [šá ina ŠÀbi-šú di-in kit-ti] u me-šá-ri ta-din-nu-ma ta-par-ra-su ˹EŠ.BAR x˺ [x x]-˹MEŠ˺ tu-pa-[aṭṭa-ru naq-bi]
19 Anu est aussi représenté par le chiffre 60, qui est l’expression de l’unité de base dans le système sexagésimal utilisé en Mésopotamie. 20 Cf. par ex. SAA (State Archives of Assyria), 3, dans Court Poetry and Literary Miscellanea, éd. A. Livingstone, Helsinki University Press, Helsinki 1989, p. xvii et xxii. 21 Il s’agit du texte Assurbanipal’s Hymn to Aššur c’est-à-dire SAA (State Archives of Assyria), 3, 1, publié dans Court Poetry, op. cit., p. 4-6. 22 Il s’agit du texte Assurbanipal’s Acrostic Hymn to Marduk and Zarpanitu, c’est-à-dire SAA (State Archives of Assyria), 3, 2, publié dans Court Poetry, p. 6-10. Les premiers signes cunéiformes de chaque paragraphe de l’hymne forment la phrase « Je suis Assurbanipal, qui a fait appel à toi : donnemoi la vie, Marduk, et je te révérerai ! ». 23 Ibid., 1-11.
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tu-šá-az-na-an A.AN-MEŠ ṭaḫ-du-ti A.KAL-MEŠ ˹gap˺-[šu-ti x x x x x x] šá dEN GÚ.GAL AN-e nàr-˹bu˺-šú ra-bu-u gu-uš-šur ma-aʾ-diš ˹UGU˺ [DINGIR-MEŠ AD-MEŠ-šú]24 […] [ul]-lu-ú gat-tum dAMAR.UTU dUTU-šú né-bu-u di-pa-ru nam-ru šá ina šu-pi-šú ˹ú˺-[x x x] [o] ub-ba-bu ar-šu-ti ú-šaḫ-lu-u ˹x˺ [x x x x x]25. Je glorifie ton nom, Marduk, le plus puissant des dieux, l’inspecteur du canal du ciel et de la terre […], qui fut bien engendré, lui seul est élevé, […]. Certes, tu portes l’essence d’Anu, d’Enlil, de Ninšiku, de la souveraineté et de la royauté […] ; tu embrasses toute la sagesse, la totalité de la puissance […] ! […] Puisse Babylone obtenir ta protection et (le temple de) l’Esaggil se réjouir pour toi, temple où tu rends des jugements justes et équitables, où tu rends des verdicts26 ! Tu fais couler l’eau [des sources ?] ; tu fais pleuvoir des pluies abondantes ; tu [causes ?] d’importantes inondations. De Bel, l’inspecteur du canal du ciel et de la terre, la grandeur est grande, il est beaucoup plus puissant que [les dieux, ses aïeux !]. […] Le plus grand en stature, Marduk, soleil rayonnant, torche lumineuse, qui dans son éclat […], qui purifie les impurs, qui fait briller […]27.
Dans cet hymne, Assurbanipal emploie une série de qualificatifs et de formules hymniques traditionnellement attribués à d’autres dieux, dans le but clairement avoué de faire de Marduk non seulement la tête du panthéon, mais également la somme de tous les êtres divins. Au début de l’hymne, l’accent est mis sur l’idée d’unicité et de multiplicité représentées par la personnalité de Marduk (« tu portes l’essence d’Anu, d’Enlil, de Ninšiku, de la souveraineté et de la royauté […] ; tu embrasses toute la sagesse, la totalité de la puissance »28). Les qualificatifs typiques d’Adad jouent sur les deux aspects attachés à cette divinité : Adad en tant que dieu du ciel et de l’orage – « inspecteur du canal du ciel et de la terre »29 ; « qui fait couler l’eau (des sources) »30 ;
24 Ibid., 21-24. 25 Ibid., 34-35. 26 Le terme akkadien EŠ.BAR = purussû renvoie à la fois à des décisions juridiques et à des
réponses oraculaires. 27 Notre traduction, d’après l’édition akkadienne donnée dans Assurbanipal’s Acrostic Hymn to Marduk and Zarpanitu, c’est-à-dire SAA (State Archives of Assyria, 3, 2), publié dans Court Poetry, p. 6-10. 28 Ibid., 3-4. 29 Ibid., 1 et 24. 30 Ibid., 22.
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« qui fait pleuvoir des pluies abondantes et provoque les déluges »31 –, et Adad en tant que dieu oraculaire – « tu rends des jugements justes et équitables », ou « tu rends des verdicts »32. On obtient ainsi une seconde équivalence, Marduk = Adad. Ces épithètes liées à la divination pourraient également se rapporter au dieu solaire Šamaš, le juge de l’univers. Dans cet hymne, Marduk est associé à Šamaš par plusieurs allusions à son éclat divin, ce qui rejoint la démonstration théologique de Macrobe (« soleil rayonnant, torche lumineuse, qui dans son éclat […], qui purifie les impurs, qui fait briller […] »33). La troisième équivalence est ainsi posée, Marduk = Šamaš. En résumé, conformément à cet hymne et à d’autres spéculations théologiques présentes dans l’Enūma Eliš (récit de la création), la doctrine religieuse néo-assyrienne établissait l’équivalence Marduk = Aššur = Adad = Šamaš. Ce syncrétisme est d’ailleurs bien perceptible dans les centres oraculaires syriens, où l’on sait d’après les sources littéraires, épigraphiques et archéologiques, que les cultes babyloniens sont restés actifs très longtemps, tout en préservant un certain archaïsme dans la tenue du culte : Ḫarrān, Apamée, Palmyre et Baalbek (Héliopolis)34. Conclusions Adad est finalement un candidat plausible pour exprimer la notion d’hénothéisme, surtout si l’on prend en compte que, dans la ville d’Aššur, Adad partageait un temple double avec Anu, dieu du ciel. Ce partage d’un espace cultuel les mettait probablement dans un rapport filial (Anu le père et Adad le fils). Compte tenu que, dès l’origine, les Mésopotamiens utilisaient en parallèle le système numérique sexagésimal et le système décimal, Anu et Adad formaient, par leur chiffre sacré respectif, 60 (ou 1) et 10, la représentation de deux unités. Ceci n’est pas, à notre connaissance, confirmé par un texte ésotérique mésopotamien, mais peut-être faut-il se contenter de l’interprétation néoplatonicienne de Proclus pour démontrer l’existence d’un syncrétisme néo-assyrien dont beaucoup de facettes restent à explorer.
31 Ibid., 23. 32 Ibid., 21-22. 33 Ibid., 34-35. 34 Cf. en général H. J. W. Drijvers, « The Persistence of Pagan Cults and Practices in Christian
Syria », dans Id., East of Antioch. Studies in Early Syriac Christianity, Variorum Reprints, « Collected studies series », Londres 1984, p. 35-43. Pour Héliopolis-Baalbek, cf. Hajjar, La triade d’HéliopolisBaalbek.
L’« entretien » philosophique d’après le commentaire de Proclus au Premier Alcibiade de Platon Sophie Van der Meeren
Une entrée en matière ex abrupto : voilà certainement l’une des particularités les plus marquantes de l’Alcibiade. À la différence des autres dialogues platoniciens, il ne comporte, en effet, ni mise en scène introductive, ni aucune indication sur le lieu de la rencontre, mais il s’ouvre sur une interpellation impromptue1 : Fils de Clinias, tu es surpris, je pense, car tu vois que moi seul, qui fus ton premier éraste2, je ne t’abandonne pas après que les autres t’ont délaissé, et tu te rappelles combien ils t’importunaient en discutant avec toi (διαλεγόμενοι), tandis que moi, pendant tant d’années, je ne t’ai pas même adressé la parole (οὐδὲ προσεῖπον).
Par ces mots, Socrate se présente d’emblée comme un locuteur tout en investissant d’une importance décisive son intervention auprès d’Alcibiade. Comme il l’explique tout de suite, cette rencontre fut retardée par la fameuse opposition démonique décrite dans l’Apologie (31 c-d). Cette voix, qui revêt généralement une fonction inhibitrice, lève son interdiction et permet ainsi indirectement à Socrate de rencontrer Alcibiade3. Libéré de cette opposition, et maintenant que les autres érastes d’Alcibiade s’en sont allés, Socrate décide de s’adresser au jeune homme, au moment même où celui-ci s’apprête à prendre la parole à l’Assemblée pour donner des conseils en politique à ses concitoyens. Socrate se saisit de l’opportunité pour mettre Alcibiade à l’épreuve et juger si ses ambitions politiques se fondent sur une compétence réelle. Le dialogue qui s’ensuit et qui se substitue, en quelque sorte, au discours de type 1 Les termes utilisés par Proclus que nous traduisons par « interpellation » et « interpeller » sont le substantif κλῆσις et le verbe ἀνακαλεῖν. 2 L’« ἐραστής » (amant) est en général un adulte, tandis que l’« ἐρώμενος » (aimé) est un adolescent. 3 Alcibiade, 103 a. Sur le démon de Socrate, et en particulier sur sa fonction apotreptique, cf. la mise au point très précise de Ph. Hoffmann, « Le sage et son démon. La figure de Socrate dans la tradition philosophique et littéraire », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études, Ve Section, Sciences Religieuses 94, 1985-1986, p. 417-436. En revanche, F. Renaud (« Socrates’ Divine Sign. From the Alcibiades to Olympiodorus », dans M. Johnson et H. Tarrant [éd.], Alcibiades and the Socratic Lover-Educator, Bristol Classical Press, Londres 2012, p. 190-199) considère que le δαίμων se manifeste ici de façon positive, et il donne quelques exemples, tirés d’autres dialogues, d’une fonction protreptique du δαίμων.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 230-262 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114841
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délibératif qu’Alcibiade prévoyait de prononcer dans le cadre de l’Assemblée, mettra au jour toute l’étendue de l’ignorance du jeune homme sur les affaires de la cité. Davantage, le dialogue révélera l’origine de cette ignorance : il s’agit d’une ignorance plus grave et « redoublée », consistant à ne pas savoir qu’on ne sait pas et qui s’enracine, en définitive, dans la méconnaissance, chez Alcibiade, de ce qu’il est lui-même4. Par ailleurs, de même que la rencontre surgit sur le fond d’un passé qui la rendait impossible, de même, elle s’achèvera sur l’évocation d’un futur incertain, voire menaçant. Car rien ne dit qu’Alcibiade tirera profit des leçons de son éraste. Formulant, dans les dernières répliques, une sorte de présage, Socrate montre qu’il craint bien pire : la cité pourrait « l’emporter » sur lui-même et sur Alcibiade5. Cette tension singulière entre un avant de silence et un après où transparaît la faillite de l’entretien, colore assurément l’Alcibiade des teintes les plus dramatiques ; inversement, elle met en relief l’enjeu des paroles de Socrate, d’une part, et des aveux qu’il cherchera à obtenir de son interlocuteur, de l’autre. L’absence de mise en scène et d’indications concrètes sur les personnages, la monotonie des échanges et l’atmosphère abstraite, « tout entière dominée par les problèmes et non par les personnes »6, font partie des raisons stylistiques ayant conduit les modernes, depuis les premières décennies du xixe siècle7, à remettre en question l’authenticité du dialogue8. Si la suspicion 4 Sur ce thème, cf. l’ouvrage de référence de P. Courcelle, « Connais-toi toi-même » de Socrate à saint Bernard, Institut d’études augustiniennes, Paris 1974 [t. I], 1975 [t. II-III]. 5 Il s’agit de la dernière réplique de Socrate (en 135 e) : « Je souhaite que tu y [sc. la justice] persévères. Mais j’ai grand peur. Non que je me défie de ta nature, mais je vois la puissance de notre peuple et je redoute qu’elle ne l’emporte sur moi et sur toi ». Cette tension dramatique a été particulièrement analysée par J.-L. Chrétien (L’appel et la réponse, Éditions de Minuit, collection « Philosophie », Paris 1992) qui, dans une perspective phénoménologique, consacre des pages importantes au commentaire, par Proclus, du silence de Socrate ainsi qu’à la voix démonique. Cf. en particulier p. 78 : « Plus important est que notre initiative ne soit pas initiale, que la première parole qui résonne ait déjà un passé : passé d’un désir de parole auquel le démon opposait son interdit, passé d’un envoi et comme d’un laisser-être qui précède l’initiative de Socrate. Et celui-ci de ce passé s’explique, puisqu’il commence par parler de ce qui fut son silence. Le silence n’est pas seulement rompu, il vient au jour de la parole, d’une parole non instantanée dans l’instant même de la décision de parler, d’une parole lourde d’horizons temporels, passés et futurs ». 6 L’expression est d’É. de Strycker, « Platonica I. L’authenticité du Premier Alcibiade », Les Études classiques 11, 1942, p. 135-151, réimpr. dans J. Bidez, Éos ou Platon et l’Orient, Hayez, Bruxelles 1945, chap. xiii, p. 101 sqq. (à partir duquel nous citons ; cf. en particulier les p. 104-113). 7 Le premier à exprimer clairement des doutes fut F. Schleiermacher, dans la préface à l’édition du dialogue, Platons Werke, III, 2, Realschulbuchhandlung, Berlin 1809, p. 291-299. 8 Cf. P. Shorey (What Plato Said, The University of Chicago Press, Chicago-Londres 1933), qui décrit le dialogue comme « a tedious, if scholastically convenient, summary of a long series of ideas and points that are better and more interestingly expressed in other dialogues », spéc. p. 415 ; en définitive, Shorey pense que le dialogue est une imitation de Platon. Nous n’entrerons pas nous-même ici dans la question de l’authenticité du dialogue, car elle n’est pas déterminante pour notre propos, et nous présentons, en cet article, le Premier Alcibiade comme un ouvrage « de Platon ».
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prévaut aujourd’hui parmi les spécialistes, les anciens n’ont jamais douté, pour leur part, de l’authenticité d’un dialogue qu’ils considéraient tantôt comme l’entrée en matière dans la philosophie, tantôt comme un compendium des doctrines fondamentales de Platon en matière d’éthique, orientées par le précepte delphique adressé par Socrate à Alcibiade : « Connais-toi toi-même ». Dans l’In Alcibiadem, dont nous n’avons malheureusement qu’une partie – il s’arrête à la page 116 b et couvre, par conséquent, à peine la moitié de l’ouvrage9 –, Proclus fait très clairement de la connaissance de soi, telle qu’elle est abordée dans le dialogue, le principe de toute philosophie. L’ouvrage de Proclus étant gravement mutilé, il est difficile de déterminer son ampleur originale. Nous remarquons, toutefois, que les trois premières pages du dialogue platonicien dans l’édition Estienne (103 a - 106 c) font à elles seules l’objet de 150 pages d’exégèse : le commentaire de l’interpellation, de la « mise en relation » (ce que Proclus appelle la συνουσία) des deux personnages et de la situation d’énonciation initiale10 paraît démesuré11. Or, une telle disproportion est sans équivalent dans les autres commentaires de Proclus qui nous sont parvenus : Sur le Cratyle, Sur le Parménide, Sur la République et Sur le Timée. Elle nous semble s’expliquer par l’originalité stylistique caractérisant le dialogue, à laquelle nous faisions allusion plus haut : en l’absence d’éléments scéniques étrangers à l’échange de parole, l’attention du lecteur est immédiatement attirée sur l’entretien en lui-même, et cela d’autant plus que la scène est réduite à deux interlocuteurs, entre lesquels s’établit, de surcroît, une relation pédagogique lourde d’enjeux12. Envisagé de cette façon, l’Alcibiade pourrait représenter la « forme épurée » de tout dialogue philosophique, et le lieu, pour Platon puis pour ses commentateurs, d’expérimenter de façon approfondie les effets du dialogue et de la science dialectique. Cette perspective, qui voit en l’Alcibiade un dialogue plus « dialogue » que les autres, nous paraît en tout cas proche de celle adoptée par Proclus, lequel exploite toutes les ressources de l’échange de paroles, en insistant d’abord sur le silence précédant l’interpellation d’Alcibiade par Socrate, puis sur l’urgence de l’entretien, avant 9 Reprenant les calculs d’A.-Ph. Segonds, Proclus. Commentaire sur le Premier Alcibiade de Platon, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985, p. xxxix-xl, il s’agit approximativement de 40 % du texte de Platon. 10 Ce qui correspond, en gros, à ce que Proclus nomme le « prologue » (προοίμιον). 11 Nous reprenons les remarques d’A.-Ph. Segonds (Proclus. Commentaire sur le Premier Alcibiade, t. I, p. xlix), qui note qu’en revanche les dix pages suivantes du dialogue (106 c-e) donnent lieu à environ cent soixante pages de commentaire. 12 Certes, l’Alcibiade n’est pas le seul dialogue de Platon ne mettant en scène que deux personnages ; c’est aussi le cas du Criton, de l’Ion, de l’Hippias mineur et de l’Hippias majeur, de l’Euthyphron et du Ménéxène. Mais, comme le note par exemple É. de Strycker, « Platonica I. », p. 107-109, dans ces autres dialogues les discussions rebondissent et s’accompagnent de jeux de scène totalement inexistants dans l’Alcibiade.
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d’investir le dialogue d’enjeux pédagogiques précis et de fonctions diverses, tout en commentant d’abondance les procédés dialogiques. Le σκοπός selon Proclus : du « soin » au « perfectionnement » La sobriété dramatique et l’enfilement didactique des répliques ont éveillé, nous l’avons rappelé, les soupçons des modernes. Ces traits formels confèrent en tout cas une allure très particulière au dialogue, car les démonstrations socratiques paraissent s’enchaîner sans heurts et converger vers la résolution d’un unique problème. Cet effet de concentration remarquable explique certainement, pour partie, l’extrême cohérence caractérisant la lecture du dialogue par Proclus, lequel a cherché à établir une relation de convergence totale entre les divers éléments composant le dialogue et le but ou σκοπός13 de celui-ci. Or, le σκοπός, explique-t-il, est la connaissance de soi. Mais ce σκοπός qui, comme il le précise, advient dans et par le dialogue (c’est-à-dire au terme des démonstrations14), s’accompagne d’une seconde finalité dont la réalisation, d’ordre plus pratique, ne peut advenir qu’hors champ : il s’agit du « soin » (ἐπιμέλεια) de soi dont le « Connais-toi toimême » représente une condition sine qua non et qui demeurera par ailleurs, de la part d’Alcibiade, à l’état de promesse. En situant dans l’ἐπιμέλεια ἑαυτοῦ la finalité ultime de l’exhortation socratique, l’In Alcibiadem de Proclus (comme l’Alcibiade) reflète l’une des préoccupations les plus importantes de la philosophie de l’Antiquité15. Quant à l’attitude de Socrate, acteur de 13 Le σκοπός (scopus) est une notion cardinale chez les commentateurs néoplatoniciens. La terminologie semble remonter à Jamblique : sur l’importance du σκοπός dans la méthode exégétique de Jamblique, et sur son apport fondamental dans l’histoire de l’exégèse, nous renvoyons en particulier à B. Dalsgaard Larsen, Jamblique de Chalcis, exégète et philosophe, 2 vol., Universitetsforlaget, Aarhus 1972, p. 435-446. La notion exégétique de σκοπός est certainement liée à la conception organique des dialogues illustrée dans le Phèdre, dont la conséquence est que ceux-ci ne peuvent avoir qu’un seul but. B. Dalsgaard Larsen renvoie également à la pratique, développée dans l’école péripatéticienne, consistant à appliquer la doctrine de la causalité finale (la téléologie) à l’interprétation des œuvres d’Aristote (il renvoie sur ce point aux Indices des Commentaria in Aristotelem Graeca, t. I-III). 14 Proclus, In Alcibiadem, 9, éd. G. F. Creuzer, Initia philosophiae ac theologiae ex platonicis fontibus ducta, sive Procli Diadochi et Olympiodori in Platonis Alcibiadem Commentarii, Francfort-sur-leMain 1820-1825 (toutes les références à l’In Alcibiadem de Proclus sont tirées de cette édition). Dans cette étude, nous avons par ailleurs presque toujours utilisé les traductions, en les modifiant parfois légèrement, d’A.-Ph. Segonds, Proclus. Sur le Premier Alcibiade de Platon, 1985 [t. I], 1986 [t . II], désormais désigné par Segonds, t. I ou t. II. 15 Sur la nécessité de se soucier de soi dans la philosophie ancienne, cf. les ouvrages de P. Hadot, en particulier l’introduction à Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, collection « Folio. Essais », Paris 1995, ainsi que l’article de C. Steel, « Conversion vers soi et constitution de soi selon Proclus » dans A. Charles-Saget (éd.), Retour, repentir et constitution de soi, Vrin, collection « Problèmes et controverses », Paris 1998, p. 161-175. C. Steel examine essentiellement l’implication ontologique de cette conversion, à partir d’un examen des propositions 29-39 des Éléments de Théologie. J. Brunschwig (« La
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ce « soin », elle a pour condition première la « connaissance » (γνῶσις) de l’être d’Alcibiade, avant la manifestation, à l’égard de celui-ci, d’une « sollicitude providente » (πρόνοια)16. Au fur et à mesure du dialogue, Alcibiade sera conduit à prendre conscience qu’il est par essence une âme – immortelle et divine – et c’est en fonction de son essence propre, désormais révélée à lui, qu’il devra mettre en œuvre l’ἐπιμέλεια ἑαυτοῦ. À vrai dire, Platon est particulièrement allusif sur ce qu’il entend ici par ἐπιμέλεια ; nous apprenons simplement, dans le passage allant de 128 b à 129 b, que prendre soin de quelque chose, c’est l’« améliorer », faire qu’elle soit « en meilleur état »17. De façon tout à fait significative, Proclus développe, à partir de la notion d’amélioration, brièvement mentionnée par Platon, celle du « perfectionnement » (τελείωσις) de l’être, ce qui, dans sa propre interprétation, est la forme revêtue par le « soin ». Reprenant l’ordre des étapes déjà mentionné, il déclare : « Il faut, dans chaque classe d’être, connaître l’essence (οὐσία) avant la perfection (τελειότης) : car la perfection n’est pas perfection d’elle-même mais perfection de l’essence par laquelle elle est participée »18, et, un peu plus loin : « En voilà assez sur le dessein du dialogue, dès là que nous venons de montrer qu’il faut commencer son propre perfectionnement (τελείωσις) par la pure connaissance (γνῶσις) de soi-même »19. D’autre part, le concept de « perfectionnement », récurrent dans l’In Alcibiadem, ne recouvre pas seulement, chez Proclus, un progrès de type moral mais, surtout, un processus ontologique déterminé sur lequel se fonde l’éthique elle-même et qu’il nous faut brièvement éclairer. Chez Proclus, le « perfectionnement » s’explique à partir de la loi triadique et déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade Majeur », Recherches sur la philosophie et le langage 18, 1996, p. 61-84) a distingué le parcours du dialogue lui-même qui, passant de la politique à la théologie, se réaliserait « par le moyen d’une analyse “déconstructrice” du précepte delphique », de l’interprétation « gnoséologique » du précepte donnée par le néoplatonisme. Reprenant les remarques de J. Brunschwig, J.-F. Pradeau (Platon, Alcibiade, trad. C. Marbœuf et J.-F. Pradeau, Flammarion, collection « GF », Paris 1999, p. 46-47), considère qu’il existe un écart important entre la tâche ultime assignée par Platon au dialogue et qui est de nature éthique (le soin de soi) et la longue tradition de lecture du dialogue qui aurait fait du précepte delphique une fin en soi. C’est cette tradition que P. Courcelle (Connais-toi toi-même) et J. Pépin (Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », Paris 1971), ont tenté de retracer. Or, il nous semble que, sur ce point, la perspective de J.-Fr. Pradeau n’est pas tout à fait juste car le commentaire proclien, pour ne citer que lui, accorde précisément une place centrale à la notion du « soin de soi » à laquelle il subordonne clairement celle de la « connaissance de soi ». Par ailleurs, pour chaque auteur cité, P. Courcelle a été fort attentif à distinguer le précepte lui-même de l’usage éthique spécifique qui en est fait. 16 L’expression se trouve à de nombreuses reprises, par exemple In Alcibiadem, 27, Segonds, t. I, p. 22 ; et en 95, p. 78 ; il est clair qu’il faut d’abord connaître Alcibiade pour pouvoir s’occuper de lui. 17 L’expression utilisée par Platon est βελτίω ποιεῖν. 18 In Alcibiadem, 4, Segonds, t. I, p. 3. 19 Ibid., 11, 1-3, p. 9. Cf. ibid., 6, 21-22, p. 5 : « Socrate en personne déclare que les principes du perfectionnement (τελείωσις) dépendent de la considération (θεωρία) de nous-mêmes », et supra note 16.
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fondamentale « manence, procession, conversion ». En décrivant à grands traits le système proclien20, nous pourrions dire que tout être préexiste en sa cause, uni à elle et demeurant en elle. Mais, pour exister en tant que tel et à part de sa source, il doit procéder d’elle et devenir l’effet de la cause, laquelle, pour sa part, demeure en elle-même, n’étant en rien diminuée par la production de ce qui dérive d’elle, car c’est grâce à sa perfection et à sa surabondance qu’elle produit un effet21. L’être dérivé continue, cependant, à tenir son être de sa source et aspire à s’élever et à remonter vers celle-ci, à s’unir à nouveau à elle par un mouvement de conversion, car c’est elle qui constitue son bien. En retournant au principe, l’être accomplit sa finalité et trouve sa « perfection ». Plusieurs passages de l’In Alcibiadem illustrent tel ou tel aspect de ce processus ontologique. Par exemple, les premières lignes expliquent comment la perfection des êtres ne se comprend qu’en fonction des niveaux de l’être à l’intérieur d’une hiérarchie au sommet de laquelle domine l’Un, cause première de toute chose par sa bonté22, et à l’imitation duquel les êtres placés en dessous de lui engendrent, à leur tour, des êtres inférieurs : Les dialogues platoniciens et, pour ainsi dire, toute la spéculation philosophique, ont pour principe […] la détermination de notre essence. Celle-ci, en effet, correctement posée comme fondement, nous pourrons discerner à coup sûr plus exactement et le bien qui nous convient (τὸ ἀγαθὸν τὸ προσῆκον ἡμῖν) et son ennemi, le mal. Car de même que, pour chacun des êtres, l’être est par nature différent, de même aussi la perfection (τελειότης) varie-t-elle pour chacun des êtres, à proportion de la dégradation de leur essence23.
En d’autres termes, le perfectionnement de l’homme, et d’Alcibiade en particulier, se réalisera en fonction de l’essence d’Alcibiade. Voilà pourquoi la connaissance de celle-ci est primordiale et adviendra grâce au dialogue, comme le rappelle Proclus, en reprenant la division du texte en dix syllogismes ou arguments proposée par Jamblique : Quant au dixième argument, enfin, qui montre que l’homme consiste dans l’âme, il manifeste immédiatement le caractère spécifique de notre essence et nous procure une connaissance absolument parfaite de la vie qui possède en soi le principe de son agir, en embrassant démonstrativement dans l’unité et notre essence et notre perfectionnement24.
20 En nous fondant sur les propositions 29-39 des Éléments de Théologie. 21 Cf. ibid., 27. 22 En ce sens, il coïncide avec le Bien. 23 In Alcibiadem, 1, 1-8, Segonds, t. I, p. 1. 24 Ibid., 18, 3-7, p. 14.
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Le bien et la perfection auxquels est appelé Alcibiade seront donc ceux qui correspondent au rang de l’âme. Or, il s’agit de l’assimilation à Dieu : « On doit donc dire que dans ce dialogue aussi s’assimiler au divin par le soin de soi-même a analogie avec le Bien »25.
Alcibiade est ainsi amené à entreprendre un « itinéraire de la pensée » et un « parcours métaphysique »26 passant par la catharsis et dont la finalité ultime est de se rapprocher de la source de tout être et de s’assimiler au divin : Par où convient-il de commencer notre propre purification et perfection sinon par là même où le dieu de Delphes a recommandé de le faire ? […] À l’entrée du temple de Delphes, l’inscription « Connais-toi toi-même » indiquait, je pense, la façon de remonter vers le divin et la voie (ὁδοῦ) la plus efficace pour parvenir à la purification, car peu s’en faut qu’elle ne dît clairement à ceux qui sont capables de comprendre que celui qui se connaît lui-même, comme il a commencé par le commencement, peut s’unir au dieu qui révèle la vérité totale et gouverne la vie de purification27.
Cet itinéraire prend la forme d’une remontée graduelle vers l’intelligible : Quant à l’enseigné, il convient qu’il s’abandonne à l’enseignant et se laisse tranquillement conduire vers le vrai, en s’écartant des idoles, en s’élevant depuis la caverne souterraine vers la lumière et l’essence véritable […] saisi du désir de l’universel et de l’indivis. Car le bien total, comme le dit Socrate dans le Philèbe, n’est ni seulement désirable ni seulement parfait et suffisant ni seulement capable et susceptible de remplir les autres êtres (δυνάμενον ἄλλα πληροῦν), mais il possède toutes ces qualités à la fois, perfection (τελειότης), capacité et désidérabilité ; et de fait, il attire toutes choses vers soi-même, est empli de lui-même et donne à tous les êtres le bien-être28.
25 Ibid., 10, 8-10, p. 8. Sur l’assimilation à dieu chez Platon, cf., en particulier, République, X, 613 b 1, Théétète, 176 b - 177 a, Lois, IV, 716 b-d. L’histoire de ce thème a été étudiée par H. Merki (Ὁμοίωσις θεῷ. Von der Platonischen Angleichung an Gott zur Gottähnlichkeit bei Gregor von Nyssa, Paulusverlag, Freiburg 1952), et par S. Lilla (Clement of Alexandria. A Study in Christian Platonism and Gnosticism, Oxford University Press, Oxford 1971, p. 106 sqq.), qui développe certaines remarques de H. Merki à propos des relations de Clément avec le médioplatonisme et le néoplatonisme. 26 Nous empruntons ces expressions à W. Beierwaltes (Proklos. Grundzüge seiner Metaphysik, Vittorio Klostermann, collection « Philosophische Abhandlungen », Francfort-sur-le-Main 1965), qui parle de « Weg von Denken » et de « metaphysische Methode » (notamment aux p. 12-23). 27 In Alcibiadem, 5, 1-12, Segonds, t. I, p 4. 28 Ibid., 153, 5-16, Segonds, t. II, p. 217-218.
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Un passage de la Théologie platonicienne 29 permet, enfin, de mieux comprendre comment la connaissance d’un être par lui-même contribue à son propre « perfectionnement ». En rentrant en elle-même et en se débarrassant de la multiplicité qui fait écran à la vision de son essence, explique Proclus, l’âme se concentre vers sa propre unité et se rend apte à recevoir l’illumination divine et à s’élever à l’être véritable30. La connaissance de nous-mêmes nous conduit donc à la connaissance de ce qui est au-dessus de nous-mêmes (car l’effet est contenu dans la cause et, en connaissant l’effet, on connaîtra la cause) : Socrate déclare, à la fin du dialogue, que celui qui s’est tourné vers lui-même et est devenu le contemplateur de lui-même, de ce fait verra le divin tout entier, et que, par la conversion vers lui-même comme par le moyen de quelque échelle qui conduit vers le haut, il passera vers les hauteurs du divin et s’élèvera à la conversion de ce qui est meilleur que lui31.
En divisant l’Alcibiade, sur le modèle de ses prédécesseurs – et de Jamblique en particulier – en « arguments » ou « démonstrations », Proclus laisse entendre que le dialogue participe au perfectionnement d’Alcibiade par le biais d’un enseignement délivré par Socrate, fondé sur une progression pédagogique. Mais il est clair qu’à côté du contenu des « démonstrations », chaque détail de la situation d’énonciation revêt à ses yeux une signification et une efficacité dans la réalisation du perfectionnement : la façon de s’adresser à autrui, ainsi que les attitudes dans la discussion, telles les hésitations de l’un, la surprise de l’autre, etc. D’un point de vue exégétique, ce principe d’absolue convergence des éléments du dialogue assure le « perfectionnement total » du σκοπός de l’ouvrage32. Dans cette étude, nous tenterons d’éclairer les présupposés, à la fois philosophiques et littéraires, sur lesquels se fonde Proclus pour faire du dispositif dialogique le vecteur privilégié du perfectionnement d’Alcibiade et de la 29 Théologie platonicienne, I, 3, éd. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. I, Les Belles Lettres, Paris 1968 (désormais désigné par Saffrey-Westerink), p. 15-16. 30 Cf. en particulier In Alcibiadem, Segonds, t. II, 250-251, p. 297-298 et 278-279, p. 318-320. 31 Ibid., 20, 14 - 21, 2, Segonds, t. I, p. 16-17. Cf. aussi C. Steel (« Conversion vers soi », p. 175), qui, s’appuyant sur les Éléments de théologie, montre comment « la conversion vers soi nous fait découvrir non seulement ce qu’est l’âme – un être incorporel, auto-moteur et auto-réflexif, immortel –, mais, par l’intermédiaire de l’âme, ce qu’est l’être véritable : la substance ontologique se constitue elle-même ». Cf. L. P. Gerson, « Ἐπιστροφὴ πρὸς ἑαυτόν : History and Meaning », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 8, 1997, p. 1-32, en particulier p. 24-26. 32 In Alcibiadem, 19, 7-8, Segonds, t. I, p. 15 : τὴν ὅλην τῶν ζητουμένων τελείωσιν. Proclus, comme Jamblique avant lui (cf. p. 136-137, n. 1 ad 18, p. 15), considère en particulier que tout ce qui précède le dialogue lui-même (le προοίμιον) concourt à la réalisation du σκοπός. Cf. Iamblichi Chalcidensis in Platonis dialogos commentariorum fragmenta, éd. J. M. Dillon, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 23, Leyde 1973, p. 294-295.
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mise en relation de celui-ci avec le divin33. Nous conduirons notre recherche à partir de quelques exemples nous ayant paru particulièrement significatifs. D’une façon générale, il semble que l’efficacité du dialogue à l’égard du σκοπός repose, selon Proclus, sur deux ressorts différents : d’une part, l’échange de parole en lui-même et, de l’autre, ce qui est en deçà du dialogue et correspond à l’« arrangement dramatique » (c’est-à-dire l’ὑπόθεσις34), lequel est, avons-nous rappelé, particulièrement peu développé dans le cas de l’Alcibiade. Platon dit simplement pourquoi a eu lieu la « rencontre » ou συνουσία. Or, le concept de συνουσία, qui sera au centre de cette étude, constitue précisément, selon nous, l’une des clés de l’interprétation du dialogue et de son σκοπός par Proclus35. Voies de la συνουσία et parcours métaphysique Συνουσία est un terme polysémique. Il signifie la rencontre, mais aussi la fréquentation entre individus, la réunion, l’entretien, et, en un sens restreint, la relation sexuelle. Il fait également partie d’un vocabulaire pédagogique bien établi, même si les réalités décrites par ce vocabulaire peuvent, dans les faits, varier d’une école de philosophie à une autre : Porphyre l’utilise, par exemple, à de nombreuses reprises dans la Vie de Plotin pour désigner les « réunions » autour du maître, à côté des διατριβαί que l’on traduira plus volontiers, dans ce contexte, par les « leçons »36. Mais la plupart du temps, les συνουσίαι représentent tout simplement, dans les écoles de philosophie, les « cours » tenus par les maîtres37. Dans l’Alcibiade lui-même, le terme συνουσία est utilisé à deux reprises, d’abord 33 Cf. In Alcibiadem, 29, 6-8, Segonds, t. I, p. 23-24 : « C’est donc selon la disposition qui a échu à chacun en lot que chacun reçoit son perfectionnement de Socrate (τελειοῦται παρὰ τοῦ Σωκράτους) et que chacun est élevé au divin (ἀνάγεται πρὸς τὸ θεῖον) selon sa propre classe ». 34 Nous reprenons la traduction de C. Luna et A.-Ph. Segonds, Proclus. Commentaire sur le Parménide de Platon, t. I/2, Livre I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2007, p. 17. En revanche, l’ὑπόθεσις du Timée est étudiée en détail par Proclus dans l’In Timaeum, I, 8, 30 - 9, 13, éd. E. Diehl, Teubner, Leipzig 1903-1906 (réimpr. Hakkert, Amsterdam 1965). 35 Une incursion dans les autres commentaires de Proclus nous a permis de constater que le concept de συνουσία ne joue pas, en ceux-ci, un rôle aussi déterminant : nous en donnerons infra note 144 un exemple avec l’In Parmenidem. C’est, selon nous, la preuve que la lecture par Proclus de l’Alcibiade est centrée sur la question pédagogique, comme nous voudrions le montrer ici. 36 Nous renvoyons à L. Brisson et alii, Porphyre. La vie de Plotin, t. I : Travaux préliminaires et index grec complet, Vrin, collection « Histoire des doctrines de l’Antiquité classique », Paris 1982, p. 231-233 et t. II : Études d’introduction, texte grec et traduction française, commentaire, notes complémentaires, bibliographie, Vrin, Paris 1992, p. 9-10. 37 Comme l’a montré J. Glucker (Antiochus and the Late Academy, Vandenhoeck & Ruprecht, collection « Hypomnemata », Göttingen 1978, p. 154), συνουσία est sans doute le terme le plus ordinaire pour désigner les cours d’un professeur (Glucker propose la traduction par « seminars ») ; cf. aussi, dans un contexte proclien, Marinus, Proclus ou sur le bonheur, éd. et trad. H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2001, § 9, p. 11 et p. 89, n. 1 ad loc. ; § 22, p. 27 et p. 142, n. 7 ad loc.
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en 114 d 1, dans un passage où Socrate oppose radicalement l’entretien qu’il est en train de mener avec Alcibiade au discours de type délibératif s’adressant à une masse, puis en 119 a 2, lorsqu’il conteste que la « fréquentation » de Périclès ait rendu « sage » (σοφός) quiconque vivait dans son entourage. La συνουσία, dans l’Alcibiade comme dans le commentaire de Proclus, représente donc, en premier lieu, le dialogue lui-même, l’échange langagier, lequel, à la différence d’autres dialogues, est totalement détaché du commerce physique ; elle désigne aussi toute forme de « relation ». La récurrence du terme dans l’In Alcibiadem et l’importance qu’il semble y revêtir ne peut qu’étonner un lecteur moderne puisque, comme l’a montré Y. Brès38, les premiers dialogues de Platon semblent bien plutôt marquer un échec de la transmission directe de l’ἀρετή (excellence morale, vertu) par la συνουσία, c’est-à-dire un échec de l’éducation fondée sur le rapport de l’homme à l’homme. Socrate n’aurait donc pas réussi à jouer le rôle d’un « maître de vertu », et n’aurait su, dans ces dialogues, mettre en œuvre « l’amour véritable ». De fait, dans le cas de l’Alcibiade, l’Histoire sanctionnera l’échec d’un « humanisme transmis par simple συνουσία »39. Proclus accorde au contraire, semble-t-il, une grande confiance à la mise en relation des deux interlocuteurs et à leurs échanges, et il prend au sérieux la possibilité d’une transmission qui passe par le dialogue lui-même et dont il conviendra d’étudier les modalités. C’est au prix d’une interprétation originale de la notion dont il accentue la polyvalence et la complexité. D’un point de vue « scénographique », la συνουσία, au sens de la « rencontre », est l’événement permettant à Socrate d’entrer avec effraction dans l’autarcie d’Alcibiade. Le terme recouvre également toutes les modalités de l’entretien, des questions de Socrate aux réponses d’Alcibiade, en passant par les effets des paroles socratiques sur l’âme du jeune homme : les deux interlocuteurs sont incontestablement dépeints dans les rôles respectifs d’un « maître » et d’un « disciple » communiquant par le biais d’un « enseignement »40. Nous voudrions montrer également que Proclus oriente le concept en un sens ontologique qui n’exclut pas pour autant le langage. En disant que la συνουσία dialogique favorise la communication avec le Bien et le divin, nous ne supposons pas que l’entretien serait l’unique procédé du perfectionnement d’Alcibiade : bien au contraire, notre enquête nous conduira à nous interroger sur les limites de la συνουσία et du langage41 à
38 Y. Brès, La psychologie de Platon, P.U.F., Paris 1968. 39 L’expression se trouve à la p. 88 de l’ouvrage (où elle ne s’applique pas à l’Alcibiade précisé-
ment). 40 En ce sens, la συνουσία analysée en détail par Proclus correspond à un modèle scolaire dans lequel la fréquentation du maître joue un rôle essentiel. 41 C’est-à-dire du langage qui s’exprime à travers les multiples discours socratiques.
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l’égard de la double tâche à laquelle est invité Alcibiade : la connaissance de soi et le soin de soi. Tout au long de l’In Alcibiadem, Proclus mentionne et analyse les diverses « activités » (ἐνέργειαι)42 revêtues par Socrate au cours du dialogue et les divers « actes » (ἔργα)43 qu’il exerce par ses paroles sur l’âme de son interlocuteur. À y regarder de près, on constate que ces actes se situent sur deux plans apparemment distincts. Les uns, en effet, sont rattachés aux principales « sciences » manifestées par Socrate dans le dialogue : la dialectique, la maïeutique et l’érotique, lesquelles, au lieu d’être juxtaposées, sont simultanément présentes dans tous les dialogues en s’impliquant réciproquement. Par ailleurs, comme le note Proclus, l’érotique prédomine ici sur les deux autres44. Ce premier niveau exégétique permet d’identifier une série d’opérations qui sont nommées par Proclus les « instruments » (ὄργανα)45 ou les « conditions nécessaires » (τὰ ὧν οὐκ ἄνευ)46 des différentes sciences. Ainsi, parmi les instruments de la dialectique, Proclus énumère l’exhortation, la réfutation et, par le phénomène d’implication réciproque que nous venons d’évoquer, la maïeutique elle-même47, comprise, en quelque sorte, sous la dialectique. Un peu plus loin, il ajoute les dissuasions, les éloges et les blâmes, et les « procédés de la maïeutique »48. Par ailleurs, les effets des discours de Socrate sont aussi comparés à des actes médicaux ou chirurgicaux. On pourrait reprocher à Proclus de distinguer assez artificiellement différentes catégories d’opérations – les sciences, d’un côté, les instruments, de l’autre – mais aussi, inversement, de rendre ces catégories perméables les unes aux autres, au risque d’une certaine confusion. En réalité il n’en est rien : les passages d’un niveau à un autre reflètent le phénomène d’interpénétration appliqué ici à l’exégèse ; ils marquent aussi la volonté du commentateur de montrer la convergence de tous les éléments du dialogue dans la réalisation du σκοπός ultime du dialogue, et ils donnent ainsi au lecteur une impression d’exhaustivité parfaite49. Par 42 In Alcibiadem, 28, 18, Segonds, t. I, p. 23. 43 Ibid., 28, 1, p. 22. 44 Sur ces deux principes exégétiques, cf. ibid., 27, 16 - 28, 1 et Segonds, Proclus. Commentaire
sur le Premier Alcibiade, I, p. 140, n. 1 ad loc., ainsi que P. Hadot, Porphyre et Victorinus, t. I, Études augustiniennes, Paris 1968, p. 239-246 (cité dans l’ouvrage de Segonds). 45 In Alcibiadem, 8, 1, Segonds, t. I, p. 6. 46 Ibid., 8, 14, p. 7. Plus loin, ibid., 169, 6-7, t. II, p. 231-232, Proclus posera l’équivalence entre τὰ ὄργανα et τὰ ὧν οὐκ ἄνευ. Cf. Damascius, In Phaedonem, I, 113, 2-3, dans L. G. Westerink, The Greek Commentaries on Plato’s Phaedo, t. II : Damascius, North-Holland Publishing Company, Amsterdam-Oxford-New York 1977, p. 72. 47 In Alcibiadem, 8, 1-3, Segonds, t. I, p. 6. 48 Ibid., 8, 14, p. 7. 49 Nous avons mentionné, supra notes 13 et 32, les travaux de B. Dalsgaard Larsen et de J. M. Dillon sur la notion exégétique de σκοπός. L’ouvrage de J. A. Coulter (The Literary Microcosm. Theories of Interpretation of the Later Neoplatonists, Brill, collection « Columbia Studies in the Classical
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commodité, nous proposons de regrouper ces opérations – classées parfois à des niveaux différents – sous le terme très générique de « voies », qui sont les méthodes empruntées par la συνουσία de Socrate et d’Alcibiade. De telles « voies » sont constamment commentées par Proclus et en partie résumées dans l’In Alc., 95 : « Il faut que l’amoureux commence par la connaissance et, dès lors, termine par la sollicitude à l’égard de son aimé ». Après avoir « réfléchi et examiné à fond » (κατανοῶν καὶ ἀνασκοπούμενος) Alcibiade, Socrate « lui donne part à ses conseils : il purifie à fond ses pensées, perfectionne ses vertus naturelles pour l’élever au soin de la vie véritablement libre ». De même, envisagé sous l’aspect de la science érotique, l’entretien de Socrate « tourne vers lui-même » Alcibiade, le « rappelle à lui-même et le fait se rassembler », et « l’élève vers la beauté intelligible » ; en tant qu’amant divin, Socrate « éveille » la pensée de son aimé, « suscite en lui l’admiration pour la vie philosophique et le mène à l’accomplissement de la véritable érotique »50. Mais la συνουσία elle-même favorise, par ses procédés, l’itinéraire métaphysique qui culmine dans l’assimilation à dieu, et dont Proclus distingue différentes modalités et différentes étapes51. Certaines d’entre elles coïncident, bien entendu, avec les procédés de la dialectique dont elles sont les effets. Aux p. 174-175 (éd. Creuzer) de l’In Alcibiadem, Proclus déclare ainsi que la dialectique prévoie la purification et la séparation de l’âme d’avec l’opinion qui vise l’extérieur, avant la conversion de l’âme vers elle-même, et, enfin, avant le perfectionnement et la participation au divin. Le même ordre, complet ou partiel, se lit en d’autres endroits, notamment à la p. 251, où Proclus distingue la purification, le retour vers soi-même, et la contemplation. Proclus place donc au centre de son exégèse un ensemble foisonnant et cohérent d’étapes intellectuelles, le long desquelles s’échelonne le parcours métaphysique que devrait suivre Alcibiade et qui se réalisent au moyen d’opérations dialogiques menées par Socrate. Par souci de clarté, c’est autour de la distinction de ces étapes et de ces procédés que nous organiserons cette recherche. Tradition », Leyde 1976 [en particulier p. 73-94]) apporte un éclairage supplémentaire sur la recherche systématique de l’unicité caractérisant les commentaires néoplatoniciens. Pour comprendre ce principe d’ordre littéraire, J. A. Coulter fait intervenir, outre la représentation de l’écrit comme un tout organique (inspirée du Phèdre), un élément plus spécifique, c’est-à-dire la préoccupation constante, chez les penseurs néoplatoniciens, pour le problème ontologique de l’unité et de la relation de l’Un et du multiple. 50 In Alcibiadem, 26-27, Segonds, t. I, p. 21-22. 51 Nous nous inspirons en partie des « moments de la dialectique » distingués par Beierwaltes, Proklos. Grundzüge, p. 275-329. Comme le précise l’auteur (en particulier p. 280) ces différents « moments » ne sont pas véritablement juxtaposés mais s’interpénètrent, s’entraînent en avant réciproquement et se complètent. Par ailleurs, le terme de l’itinéraire, l’Un, est déjà présent dès le début : cet itinéraire prend donc la forme d’un retour à l’origine, où l’Un est également présent à toutes les étapes comme le principe propulseur du mouvement de la pensée.
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Avant la συνουσία : les fonctions du silence S’il est vrai que l’ὑπόθεσις (l’« arrangement dramatique ») de l’Alcibiade est très réduite et que le dialogue offre, par conséquent, bien peu matière à un commentaire de type scénique, Proclus s’attarde pourtant, de façon remarquable, à ce qui précède le dialogue et qui constitue, en quelque sorte, le revers de celui-ci : le silence observé jusqu’alors par Socrate, qu’il convient de briser pour faire advenir l’entretien. Il exploite les ressorts de cet en deçà du dialogue, en jouant sur les contrastes du silence et de la parole. Le silence revêt selon Proclus des fonctions précises qui ne se comprennent, paradoxalement, qu’en relation avec le langage. La présence-absence Dans la représentation de type thérapeutique par laquelle Proclus aborde les entretiens socratiques, le silence marque une étape préalable au soin, car de même qu’avant de nous occuper de notre être, nous devons connaître celui-ci, pareillement, avant de prendre soin d’Alcibiade, Socrate se livre à une observation minutieuse et silencieuse. Le silence manifeste également la constance de la sollicitude que le philosophe observait depuis la jeunesse d’Alcibiade, préalablement à la συνουσία, ainsi que la tranquillité de son attention et la différence qui le sépare des autres amants du jeune homme. Alors que ceux-ci l’entraînaient vers le multiple et la dispersion, lui-même joue, par rapport à Alcibiade, le rôle de l’intellect placé au-dessus de l’âme (laquelle est représentée par Alcibiade). C’est grâce à cette position supérieure, s’exerçant en silence, que Socrate a le pouvoir de mener Alcibiade à son perfectionnement : De même que l’intellect sans cesse agit en nous et sans cesse nous donne la lumière de l’intellection […], de même aussi l’amant divin est présent à l’aimé et avant les amants multiples et en même temps qu’eux et après eux, mais dans le silence et la tranquillité (σιωπῶν καὶ ἡρεμῶν), en exerçant seulement son soin ; et lorsqu’ils ont abandonné, il donne part à l’aimé à son discours, lui propose une rencontre commune (λόγου τῷ ἐρωμένῳ μεταδίδωσι καὶ συνουσίαν κοινὴν αὐτῷ προτείνει), révèle quel il est, et que son amour est provident, boniforme et élévateur et non pas fractionné, déficient, matériel et idolique, comme celui des amants multiples52.
52 In Alcibiadem, 44, 10 - 45, 6, Segonds, t. I, p. 36 : nous reviendrons sur ces pages du commentaire extrêmement importantes.
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Le silence caractérise également une forme de surveillance, de garde et de protection « invisible » et « distante ». Or, la « distance », perceptible dans le silence, est l’une des qualités qui, dans l’In Alcibiadem, rapprochent Socrate d’un être divin : « Socrate, m’est avis, joue par rapport à Alcibiade exactement le rôle d’un bon démon : il a l’œil sur lui depuis sa jeunesse, comme le bon démon, il le garde, surveille toutes ses activités et inspecte ses paroles et ses actes »53. La distance maintenue jusqu’alors par Socrate, grâce au silence, est interprétée comme une distance ontologique : En outre, de même que le bon démon nous accompagne le plus souvent de manière invisible (ἀφανῶς), exerçant sa providence sur nous de loin (ἐξ ἀπροόπτου τὴν ἑαυτοῦ πρόνοιαν εἰς ἡμᾶς καταβαλλόμενος), présent en silence et redressant d’une manière secrète notre vie, de même aussi Socrate accompagne son aimé en silence et s’occupe de lui sans l’avoir encore fait participer à sa compagnie (οὐδέπω δὲ τῆς ἑαυτοῦ συνουσίας αὐτοῖς [scil. τοῖς παιδικοῖς] μεταδίδωσι)54.
Avant même l’entretien, le silence de Socrate est donc le signe d’une présence-absence et d’une forme de transcendance qui sera maintenue dans la συνουσία proprement dite : Que maintenant, même présent et dans sa compagnie, il ne lui ait même pas adressé la parole, cela doit être, à tes yeux, une preuve de son soin sans relation et sans mélange avec l’inférieur. Car adresser la parole constitue, pour les hommes, la première prise de relation les uns avec les autres : et le fait de ne même pas s’unir de cette façon avec l’objet de son soin provident démontre que Socrate est totalement transcendant et sans aucune relation avec l’inférieur (ἐξῃρημένον παντελῶς καὶ ἄσχετον πρὸς τὸ χεῖρον). Par conséquent, il lui est présent tout en n’étant pas présent, il l’aime tout en étant sans relation avec lui, de tous côtés il le contemple, tout en n’entrant d’aucune façon en relation avec lui55.
Par sa présence silencieuse, Socrate agit comme les êtres divins qui, bien que transcendants à tous les êtres, « les emplissent d’eux-mêmes » (πεπληρωκότες ἑαυτῶν), tout en étant « sans mélange » (ἄμικτοι) avec eux56. L’amour de Socrate est également une image de la providence divine, laquelle s’exerce dans la transcendance :
53 Ibid., 40, 15-19, p. 33. 54 Ibid., 41, 8-13, p. 33-34. 55 Ibid., 54, 20-55, 5, p. 45. 56 Ibid., 55, 8-9, p. 45. Dans la dernière partie de cet article, nous reviendrons sur la modalité de la com-
munion entre les êtres par « remplissement », en nous demandant si ce concept spécifique permet d’éclairer l’interprétation, par Proclus, des effets provoqués sur Alcibiade par les paroles que lui adresse Socrate.
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[La providence] met en ordre tous les êtres, comme il faut, et transcende les êtres qu’elle met en ordre ; elle est tout à la fois boniforme et immaculée ; elle met en ordre l’univers tout en étant sans relation avec les êtres qu’elle ordonne ; elle s’étend à travers tous les êtres mais ne se mélange avec aucun57.
Un tel amour divin est provident et salvateur, il a pour rôle de « perfectionner » (τελειωτικός) les objets d’amour et de les « faire exister » (συνεκτικός)58. Si Socrate est d’abord silencieux, c’est aussi parce qu’il s’est assimilé au divin et que les dieux sont, en quelque sorte, ineffables et connaissables uniquement par l’intellection59. La voix de l’intellect Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressée aux enjeux du silence dans la représentation de Socrate, en tant qu’il est l’agent du perfectionnement d’Alcibiade. Si nous regardons maintenant du côté du « récepteur » des discours socratiques, nous constatons que la retenue de Socrate permet à l’âme d’Alcibiade de percevoir la voix de l’intellect dont Socrate est l’analogue60 ; cette condition nécessaire et préparatoire est le silence intérieur. L’intellect, en effet, ne peut agir en nous que : lorsque nous sommes devenus purs du violent tumulte de la génération et que nous avons ancré notre âme dans une sorte de sérénité (car c’est alors que l’intellect se révèle (ἐκφαίνεται) à nous et, pour ainsi dire, nous adresse la parole, c’est alors aussi qu’il nous fait entendre sa voix (φωνή), lui qui auparavant était silencieux et calmement présent)61.
Ce passage est à rapprocher de ce qui sera dit plus loin : […] ayant mis un terme au tumulte de nos passions, écoutons les conseils de l’intellect (car c’est lui le vrai conseiller des âmes) et nous tournant vers lui, mettons-nous à la recherche du Bien62. 57 Ibid., 54, 7-11, p. 44. 58 Ibid., 61, 3-5, p. 50 : « Car telle est la nature de l’amour divin : il est élévateur, bienfaisant, pour-
voyeur de perfection (τελειώσεως χορηγός) et d’intellect, cause de vie selon l’intellect ». 59 Cf. ibid., 56, Segonds, t. I, p. 46-47. Nous ne nous étendrons pas sur ce thème auquel Proclus a consacré un long passage de l’In Cratylum, 71, 32, 18-29, éd. G. Pasquali, Teubner, Stuttgart 1908 (réimpr. 1994). 60 Nous laisserons ici de côté toute l’analyse par Proclus de la voix du démon lui-même, dans la mesure où cette voix n’intervient que sur Socrate et non dans le dialogue proprement dit. Sur cette voix démonique, on consultera en particulier In Alcibiadem, 80, 21 - 83, 17, Segonds, t. I, p. 66-68. 61 Ibid., 44, 14-18, p. 36 : nous avons cité une autre partie du texte dans la sous-partie « La présence-absence ». 62 Ibid., 186, 13-15, Segonds, t. II, p. 247 ; p. 394, n. 3 (ad 186). A.-Ph. Segonds rapproche très
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Ainsi que l’explique Werner Beierwaltes63, pour Plotin également la conversion de l’âme vers elle-même (ἐπιστρέφειν) est conçue comme la perception d’une voix, qui s’adresse à celui qui pense, lorsqu’il s’est libéré des voix multiples du sensible64. Voix et révélation Le rôle de Socrate à l’égard d’Alcibiade ne prend sens que dans le brusque passage du silence au langage, car sans silence préalable ne pourrait se produire cette « révélation » – le verbe ἐκφαίνομαι revient de nombreuses fois dans le commentaire65 –, forme à travers laquelle doit se produire la συνουσία. Dans l’In Alcibiadem (166), Proclus analysera à nouveau la « manifestation » (ἐπιφάνεια) presque divine de Socrate, manifestation qui advient dans le passage de l’ineffable au dit : C’est en ce sens que, me semble-t-il, le jeune homme déclare que Socrate est maintenant plus admirable : car c’est maintenant qu’il a conscience de Socrate ; auparavant, il ne le voyait que silencieux et marchant à sa suite. Lorsqu’il est silencieux (σιγῶν), donc, le sage est admirable en tant que très semblable au genre secret et inconnaissable des dieux, et quand il fait entendre sa voix (φθεγγόμενος), il est encore plus admirable parce qu’il s’assimile à ce qui révèle le divin (τῷ ἐκφαντορικῷ τοῦ θείου)66.
justement ce passage de Proclus, Procli Diadochi in Platonis Rem publicam Commentarii, II, 243, 25-27, éd. G. Kroll ; traduction d’A.-J. Festugière : Proclus, Commentaire sur la République, t. III : Dissertations XV-XVII. Rép. X, éd. A.-J. Festugière, Vrin-CNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris 1970, p. 200 : « C’est quand nous nous serons débarrassés de l’imaginative que nous percevrons sous un mode non figuratif les dieux présents ; c’est quand nous aurons imposé le silence (σιγήσωμεν) à toutes nos sensations corporelles que nous saisirons seulement en esprit le murmure (τὰ φθέγματα) des voix divines ». Sur le silence des sens, cf. O. Casel, De philosophorum graecorum silentio mystico, A. Töpelmann, collection « Religionsgeschichtliche Versuche und Vorarbeiten », Giessen 1919 : les p. 144-152 sont consacrées à Proclus (In Alcibiadem, 44, est mentionné aux p. 145-146). 63 Beierwaltes, Proklos. Grundzüge, p. 214 et n. 122. 64 Plotin, Traité 10 (V, 1), 12, éd. et trad. Bréhier, t. V, p. 29 : « De même qu’un homme, dans l’attente d’une voix qu’il désire entendre, s’écarte des autres sons et prête l’oreille à celui qu’il estime le meilleur lorsque ce son arrive jusqu’à lui, de même il nous faut laisser tous les bruits sensibles, à moins de nécessité, et garder la puissance perceptive de l’âme intacte et prête à entendre les voix d’en haut ». Sur la fonction purificatrice du silence intérieur dans l’In Alcibiadem, voir Chrétien, L’appel et la réponse, p. 71-78. 65 Nous l’avons signalé un peu plus haut, à propos de l’In Alcibiadem, 44 ; juste après (45), Proclus déclare que Socrate « montre (δείκνυσι) quel il est ». 66 In Alcibiadem, 166, 6-13, Segonds, t. II, p. 229 et p. 385, n. 3 (ad 166). Cf. supra note 62 : les dieux ne sont connus que par l’intellection.
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Proclus analyse longuement l’étonnement et l’admiration que suscite Socrate67 et qui, « entraînant à la sympathie avec le Bien », jouent un rôle préalable68. Rappelant un célèbre passage du Théétète, Proclus suggère que la surprise provoquée par l’interpellation est « le principe de la philosophie »69. Il en donne un peu plus loin une interprétation légèrement différente : l’effet de surprise créé par le passage du silence à la parole est comparé à « certaines terreurs révérentielles » précédant les rites dans « les plus saintes des Initiations », et dont le but est de « soumettre l’âme au divin » : De même aussi dans le vestibule de la Philosophie, le maître suscite dans l’âme du jeune homme admiration et étonnement à son sujet, pour que ses paroles, quand elles procèdent, aient une action sur lui (ἵνα δράσωσιν εἰς αὐτὸν οἱ λόγοι) et l’incitent à la vie philosophique70.
Le verbe utilisé par Proclus (δράσωσιν) est remarquable : il suggère qu’une fois entré dans l’entretien lui-même, Socrate délivrera des paroles « agissantes ». C’est bien ce qui sera rappelé plus loin71 : Que donc le jeune homme ait été rendu meilleur, c’est ce que montre le Banquet de Platon, où précisément Alcibiade […] est présenté comme « admirant les discours de la philosophie »72, parce qu’ils sont efficaces (δραστηρίους)73 et se saisissent des âmes les mieux douées « plus férocement qu’une vipère »74.
Proclus entre de manière approfondie dans l’analyse de ces fonctions psychagogiques du langage et de leurs effets concrets, à partir du moment où a lieu la συνουσία proprement dite. Purification, éveil, conversion : fonctions et limites du langage socratique En poursuivant l’itinéraire spirituel et métaphysique dessiné par Proclus, nous identifions facilement, après l’étonnement et la révélation, une autre étape 67 Cf. en particulier In Alcibiadem, 60-61, Segonds, t. I, p. 49-50. 68 Ibid., 61, 10-11, Segonds, t. II, p. 50. 69 Reprenant Théétète, 155 d 2-5, Proclus déclare (In Alcibiadem, 42, 9, Segonds, t. I, p. 34) : τὸ δὲ
θαυμάζειν τοῦτο φιλοσοφίας ἐστὶν ἀρχή. 70 In Alcibiadem, 61, 15 - 62, 2, p. 50-51. 71 Ibid., 89, p. 73 : Proclus considère les dialogues de Platon comme les différentes étapes d’une même « histoire », en l’occurrence l’histoire du perfectionnement d’Alcibiade. 72 Banquet, 218 a 5-6. 73 Littéralement : « agissants » (l’adjectif est formé sur le verbe δρᾶν, sc. agir). 74 Banquet, 218 a 7-10.
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préalable : il s’agit de la « purification » (κάθαρσις)75, assimilée, par Proclus, à une phase apotreptique nécessaire pour qu’Alcibiade se convertisse vers luimême. Or, en distinguant une phase « apotreptique » servant à nous « détourner » d’influences néfastes extérieures, d’une phase « protreptique » qui viendrait après la première76 et par laquelle le discours de Socrate invite Alcibiade à revenir à lui-même, Proclus se conforme à un usage rhétorique et philosophique illustré par une longue tradition et bien codifié dans les manuels de rhétorique notamment, dans lesquels ces deux étapes correspondent à deux « fonctions » du discours délibératif 77. Toutefois, la séparation entre les différentes phases – purification puis conversion – et leur succession chronologique sont un effet de la discursivité propre à la démarche pédagogique menée par Socrate : en réalité, Proclus insiste à plusieurs reprises sur l’interpénétration et la complétude des étapes dans l’âme même du disciple78. Purifier et libérer Socrate exerce à l’égard d’êtres inférieurs une fonction purificatrice parce que son démon, placé lui-même au-dessus de lui, est doté d’une « propriété purificatrice » (δύναμις καθαρτική) qui « détourne »79 Socrate au préalable « de sa relation avec la foule et de la vie qui vise le multiple, pour le “conduire”80 vers l’intérieur de son âme et l’activité immaculée sous l’effet des êtres inférieurs »81. Au même titre que le silence, la purification est souvent associée, par le commentateur, à une représentation mystagogique de la philosophie82. Le passage 75 Sur la purification dans le néoplatonisme, cf. J. Trouillard, La Purification plotinienne, P.U.F., Paris
1955.
76 L’ordre chronologique des étapes apparaît, par exemple, en In Alcibiadem, 212, 11-21, Segonds, t. II, p. 266 : « Le présent texte, après la purification, éveille dans le jeune homme le désir de connaissance. Car il faut, maintenant que les obstacles ont été renversés, appliquer dès lors l’âme à la contemplation des réalités. […] Donc, après la purification de la vaine prétention, Socrate invite le jeune homme à s’examiner et à s’exciter à la saisie de [l’objet recherché avec une application] plus tendue et une ardeur plus parfaite ». De même, en 251, 8-14, p. 297 : « C’est donc avec raison que Socrate, de loin, détourne (ἀναστέλλει) d’avoir regard au multiple l’âme qui veut connaître ce que c’est que l’homme réellement homme, et qu’il commence par la purifier des opinions qui s’opposent à cette contemplation. Car le multiple s’oppose à la conversion (ἐπιστροφήν) vers nous-mêmes et à la connaissance de la forme unique ». 77 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à deux études où nous abordons précisément ce sujet : S. Van der Meeren, « Le protreptique en philosophie : essai de définition d’un genre », Revue des études grecques 115, juillet-décembre 2002, p. 591-621, et « L’influence du protreptique à la philosophie sur la Consolatio de Boèce : réexamen de la question », Revue d’études augustiniennes et patristiques 57/2, 2011, p. 287-323 (on trouvera des commentaires sur la bipartition du discours aux p. 298-303 de cet article). 78 Cf. supra note 51. 79 Le verbe utilisé est ἀνακόπτειν (littéralement « repousser »). 80 Περιάγειν. 81 In Alcibiadem, 82, 26 -83, 6, Segonds, t. I, p. 67. 82 Les exemples sont nombreux, et ils sont certainement favorisés par l’importance du précepte
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cité résume assez bien de quoi Alcibiade doit à son tour se purifier et pourquoi il doit le faire. Il faut, de fait, se libérer de toutes les formes de la multitude, c’està-dire de la multitude « qui est dans l’âme »83 ou du « peuple qui est nous »84, ainsi que du « monstre à têtes multiples » dont il est question au livre IX de la République et qui correspond, du point de vue éthique, au tumulte des passions (en particulier le désir illimité). Du point de vue gnoséologique, le multiple représente les modes de connaissance inférieurs qui produisent la dispersion de la pensée et du moi et font obstacle à « la science unique, anhypothétique et première »85 : Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices d’images, en tant que particulières et en tant qu’elles introduisent une incroyable diversité, en tant qu’elles nous empêchent de remonter vers l’indivis et l’immatériel, mais au contraire nous entraînent dans l’intellection passive, alors que nous nous efforçons de saisir la nature immatérielle. Il faut fuir loin des opinions : elles sont, en effet, diverses, infinies et se portent vers l’extérieur, elles sont mélangées d’imagination et de sensation et ne sont pas non plus pures de contradiction86.
À la racine de la multiplicité qui est en nous se situe, certes, le « peuple » des hommes, pourvoyeur infatigable de fausses opinions. Mais comme on le voit, la perspective ultime de Proclus est d’ordre ontologique, puisque toute espèce du multiple est à rejeter en tant qu’elle nous éloigne de l’Un et s’oppose à l’union (ἕνωσις) de l’âme avec dieu : revenir à nous-mêmes et, par cette conversion intérieure, retrouver en nous-mêmes le fondement de tout être, voilà, en effet, le but de la purification. Et pour purifier Alcibiade, Socrate recourt précisément à la science dialectique dont nous pouvons distinguer diverses modalités d’après Proclus87. Grâce à la dialectique, c’est-à-dire au jeu delphique qui place l’ensemble du dialogue, selon Proclus, sous le patronage d’un dieu (Apollon). Nous citerons uniquement un passage de la p. 9, 1-6, Segonds, t. I, p. 7 : « De même donc qu’il y a d’abord, dans les initiations, des purifications (καθάρσεις), des rites d’ablution et d’expiation, qui constituent des exercices [préparatoires] aux cérémonies accomplies en secret et à la participation au divin, de même, me semble-t-il, l’initiation philosophique, elle aussi, constitue, pour ceux qui s’y livrent, une purification préliminaire et une préparation à la connaissance de nous-mêmes et à la contemplation immédiate de notre essence ». Cette conception de la purification côtoie le modèle médical dont nous parlerons plus loin. 83 Ibid., 35, 5, Segonds, t. I, p. 28 : τὸ πλῆθος τῆς ψυχῆς. Cette multitude est « flattée par l’amant populaire ». 84 L’expression τὸν ἐν ἡμῖν δῆμον apparaît par exemple dans l’In Alcibiadem, 186, 13, Segonds, t. II, p. 247, et 244, 8, p. 292 ; elle provient de Lois, III, 689 b 1-2. 85 In Alcibiadem, 246, 14-16, p. 294. 86 Ibid., 245, 16 - 246, 6, p. 293. 87 En 174 (Segonds, t. II, p. 236), Proclus précise, en effet, qu’ailleurs (dans le Phèdre par exemple), Socrate opère la purification au moyen de la « télestique », ailleurs encore (dans le Phédon), au moyen de la « philosophie ».
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des questions et des réponses et aux procédés typiques de l’argumentation, l’interlocuteur de Socrate est amené à se contredire et, partant, à examiner ses propres opinions, à se convertir vers lui-même, à constater le désaccord qui est en lui et à se débarrasser de la double ignorance88. La force « agissante » des discours socratiques est bien illustrée dans un exemple particulier qui est celui de l’autoréfutation, forme de purification décrite par Proclus sur le modèle d’une véritable thérapie. Les procédés de la réfutation Dans l’Alcibiade, en 112 d, le jeune homme est obligé d’admettre qu’il ignore ce qu’est la justice, alors qu’il avait précisément l’intention d’aborder le sujet devant ses concitoyens : cet amer constat s’impose à lui, dit-il, « d’après ce que dit Socrate ». Celui-ci rétorque vivement, lui faisant remarquer qu’il « s’exprime mal » lorsqu’il prétend que c’est lui, Socrate, qui lui révèle son ignorance sur ce qui est juste ou injuste. S’ensuit un échange de répliques89 servant à démontrer à Alcibiade qu’en formulant des réponses, les interlocuteurs de Socrate assument pleinement ce qu’ils accordent. La première partie du passage90 est longuement commentée par Proclus91. Il s’agit, selon lui, d’un bon exemple de réfutation socratique qui éclaire le fonctionnement de la dialectique : c’est en réalité Alcibiade qui s’inflige à lui-même la réfutation, car, en répondant, il énonce lui-même prémisses et conclusions et devient l’accusateur de son ignorance. Les effets de cette autoréfutation sont commentés en des termes médicaux : Lorsque celui qui ignore […] non seulement est réfuté mais encore l’est par lui-même, alors il aime davantage la réfutation, l’accueille avec joie et multiplie l’effet thérapeutique qui en provient92.
Car de même que, dans les soins du corps, les remèdes sont plus facilement absorbés lorsqu’ils sont plus doux, pareillement, la réfutation est plus supportable si elle provient de nous-mêmes que si elle est formulée par autrui, ce qui lui confère alors une certaine dureté93. Approfondissant l’analogie médicale, Proclus assimilera, plus loin dans l’In Alcibiadem, certaines méthodes de réfutation socratique à des « purgatifs », métaphore qui exprime en termes très nets l’efficacité concrète du langage sur l’âme d’Alcibiade :
88 Cf., par exemple, In Alcibiadem, 174-175, p. 236-237. 89 Alcibiade, 112 e - 113 c. 90 Ibid., 112 e 1-10. 91 In Alcibiadem, 276-280, Segonds, t. I, p. 316-320. 92 Ibid., 278, 27-279, 4, Segonds, t. II, p. 319. 93 Sur ce principe médical, cf. encore ibid., 289-293, p. 327-331.
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De même donc que les médecins d’abord purifient et expulsent l’humeur gênante (καθαίρουσι καὶ τὸν ἐνοχλοῦντα χυμὸν ἐκβάλλουσι) au moyen de médications (φαρμακείαις), puis, cela fait, restituent au malade ses forces au moyen d’un régime, de la même façon Socrate débarrasse le jeune homme de sa double ignorance grâce à l’ « antiparastase »94 et le nourrit et le perfectionne grâce à l’objection95.
Découvrant ainsi, par lui-même, l’étendue de son ignorance, il se connaîtra lui-même par lui-même, et effectuera cette première conversion (vers luimême) qui est le but de tout l’entretien. Le retour de l’âme à ses λόγοι Comprise ainsi, l’autoréfutation se confond avec une activité propre à la maïeutique, puisqu’elle mène Alcibiade à « s’accoucher lui-même »96, en tant qu’il « discerne par lui-même le vrai »97, et qu’il profère le vrai à partir de lui-même : le procédé, et, plus généralement, le jeu des questions et réponses, remettent, en effet, le jeune homme en contact avec des « vérités innées » et principielles, qui sont ses propres λόγοι. Proclus l’explique clairement en 280-281, en recourant à la doctrine de la réminiscence : En outre, convenablement pressé, ce raisonnement montre à l’évidence que les connaissances sont des réminiscences. Car le fait que ceux qui répondent disent tout ce qu’ils disent en le tirant d’eux-mêmes, est une forte preuve en faveur de ce dogme que les âmes mettent au jour les raisons (τοὺς λόγους) à partir de leur propre fond, qu’elles n’avaient besoin que d’un éveilleur (τοῦ ἀνεγείροντος) et qu’elles ne sont pas des tablettes non écrites qui reçoivent leurs empreintes de l’extérieur : non, les âmes sont inscrites de toute éternité et celui qui inscrit est en elle98.
94 Sur la figure nommée ἀντιπαράστασις, nous renvoyons à l’édition et la traduction de Segonds, Proclus. Sur le Premier Alcibiade de Platon, t. II, p. 445-446 (n. 5 ad 303, p. 339). 95 In Alcibiadem, 304, 10-14, Segonds, t. II, p. 340 : nous donnons ici un exemple parmi bien d’autres de l’utilisation du modèle médical dans le commentaire. Cf., en particulier, p. 119, 10-15, p. 98, pour une image empruntée à la chirurgie. 96 Ibid., 241, 19-20, p. 290 : ὁ μαιευόμενος αὐτὸς ἑαυτὸν μαιεύεται, expression tout à fait singulière. 97 Ibid., 28, 8, Segonds, t. I, p. 23. Comme nous l’avons dit plus haut, Proclus reconnaît que les différentes sciences socratiques s’interpénètrent, cf. 209, 13-15, Segonds, t. II, p. 264 : « En outre il mêle le réfutatif au maïeutique pour, tout ensemble, purifier son aimé (en tant qu’il est réfuté) et le rendre mieux à même de répondre (en tant qu’il est accouché) ». 98 In Alcibiadem, 280, 21 - 281, 3, Segonds, t. II, p. 321. Cf. ibid., 170, 25-26, p. 233 : « Car discerner en soi-même le vrai, être celui-là même qui parle, se tourner vers soi-même, contempler en soi-même l’objet à connaître, voilà qui, effectivement, montre que les connaissances sont des réminiscences ».
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Grâce au discours du maître, l’âme du disciple retourne aux λόγοι qui sont à l’intérieur d’elle-même ; elle les prend en charge à son tour, si bien qu’elle entre alors activement en relation avec la vérité99. Un peu plus loin, Proclus précise davantage le rôle de l’« éveilleur » : En tout cas, si l’on s’exprime correctement, les âmes, mues par autrui, profèrent de par elles-mêmes les réponses scientifiques (προχειριζόμεναι δὲ παρ᾿ ἑαυτῶν τὰς ἐπιστημονικὰς ἀποκρίσεις αὐτόθεν), prouvant ainsi que la thèse de Platon est vraie, selon qui les âmes connaissent toutes choses et, en particulier, elles-mêmes, et qu’elles n’ont besoin que d’un éveilleur (τοῦ διεγείροντος) qui, de l’extérieur (ἔξωθεν), par l’effet de ses interrogations scientifiques, les éveille100.
C’est dans le même sens que nous comprenons ce passage plutôt obscur de l’In Alcibiadem dans lequel sont évoquées les « réalités premières » correspondant sans doute aux λόγοι innés dans l’âme d’Alcibiade, qui étaient comme assoupis, et qui sont maintenant stimulés par le λόγος d’enseignement proféré par Socrate : Pourquoi donc, pourrais-tu dire, faut-il d’abord écouter seulement avant de répondre ? C’est, répondrai-je, parce qu’Alcibiade doit être excité par l’ouïe à répondre et c’est de là qu’il doit tirer ce qui lui permettra, à son tour, de s’exprimer en quelque façon d’une manière juste, comme s’il mettait au jour des réponses aux arguments non perverties en les engendrant pour ainsi dire à partir des réalités premières (ἐκ πραγμάτων πρώτων)101.
On voit bien, enfin, en quoi, sous l’impulsion de l’« éveilleur », l’âme réalise non seulement un acte d’ordre cognitif (qui s’apparente à une introspection), mais encore et surtout une perfection ontologique, car en retrouvant en elle-même les λόγοι, l’âme se détache de ses liens corporels pour revenir à son essence automotrice. L’éducation doit « par la réminiscence, réveiller nos raisons et ramener à sa pureté la connaissance qui, par essence, appartient aux âmes »102. Ce type de perfection (τελείωσις) « se réalise par l’étude et la découverte » :
99 On comparera le phénomène de la réminiscence décrit ici par Proclus avec ce qu’écrit Simplicius (In Categorias, 12, 13 - 13, 11, éd. C. Kalbfleisch, dans Commentaria in Aristotelem Graeca, vol. VIII, Reimer, Berlin 1907), commenté par Ph. Hoffmann, « Catégories et langage selon Simplicius – La question du “skopos” du traité aristotélicien des “Catégories” », dans I. Hadot (éd.), Simplicius : sa vie, son œuvre, sa survie. Actes du colloque international de Paris (28 sept.-1er oct. 1985), Walter de Gruyter, collection « Peripatoi », 15, Berlin-New York 1987, p. 61-90, spéc. p. 83-89. 100 In Alcibiadem, 281, 10-15, Segonds, t. II, p. 321. 101 Ibid., 128, 13-17, Segonds, t. I, p. 106 et p. 200, n. 4 ad loc. 102 Ibid., 225, 7-9, Segonds, t. II, p. 276-277.
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Sans doute en effet, l’âme est-elle, par essence, automotrice (αὐτοκίνητος), mais comme elle est entrée en union avec le corps, elle a part aussi, dans une certaine mesure, à un mouvement provoqué par un agent externe. Or, c’est en vertu de sa puissance automotrice que l’âme est inventive et qu’elle découvre et engendre raisons et sciences, tandis qu’à cause de l’apparence de mouvement provoqué par un agent externe elle a quelquefois besoin d’être mise en mouvement par d’autres âmes103. [Toutes les âmes] procèdent dans la perfection (ἐν τῷ τελειοῦσθαι) et, lorsqu’elles s’éveillent hors du corps104, et rassemblent leurs propres puissances à l’égard de la matière, elles deviennent plus fécondes et inventent mieux les choses dont auparavant elles étaient infécondes105.
Il est donc essentiel que la purification « parte de l’intérieur, de l’âme même »106. Cette analyse menée par Proclus des effets de l’entretien avec Socrate nous conduit à constater une sorte de paradoxe : l’exégèse de la forme dialogique prévoit, en effet, la limite du discours du « maître », lequel s’efface afin que l’âme de l’interlocuteur recouvre l’autonomie qu’elle avait perdue avant la συνουσία. Ce ressaisissement de l’âme par elle-même représente certainement une interprétation possible, par le néoplatonicien, de l’opération réflexive inhérente au précepte delphique107. Dans le processus de la réminiscence apparaît bien, d’autre part, le mode de collaboration de la fonction purificatrice du langage (grâce à l’autoréfutation) et de la fonction protreptique, spécifiquement « convertive »108. Après avoir illustré la première essentiellement à l’aide de procédés dialectiques, nous mettrons en valeur, pour la seconde, des éléments qui ressortissent plutôt à la rhétorique et qui correspondent de près aux classifications des manuels. Il s’agit, en l’espèce, d’une rhétorique psychagogique109. 103 Ibid., 225, 13-21, p. 277. 104 Comme le remarque Segonds (Proclus. Commentaire sur le Premier Alcibiade, t. II, p. 412, n. 6
ad loc.), il s’agit d’un écho de Plotin, Traité 6 (IV, 8). 105 In Alcibiadem, 226, 2-6, Segonds, t. II, p. 277. 106 Ibid., 280, 3, p. 320. 107 C’est-à-dire une interprétation du « toi-même » ou du « par toi-même » contenu dans le « Connais-toi toi-même ». 108 Les moments représentés par le détachement (grâce à la purification), l’intériorité et l’élévation, apparaissent distincts en tant qu’ils s’opèrent dans et par le dialogue ; en réalité, comme nous l’avons précisé supra note 51, ces moments s’incluent réciproquement : la purification est déjà intériorité qui est déjà, elle-même, élévation. 109 Nous avons abordé ce sujet dans « Le Commentaire de Proclus au Premier Alcibiade de Platon : un exemple de rhétorique philosophique au service du soin de l’âme » (dans C. Guérin, G. Souffi et S. Sorlin [éd.], Le rapport éthique au discours. Histoire, pratique, analyses, Peter Lang, Berne-BerlinBruxelles 2013, p. 159-175). Dans cet article, nous avons donné une liste des « outils rhétoriques » attribués par Proclus à Socrate et grâce auxquels celui-ci exerce diverses fonctions sur l’âme d’Alcibiade. Mais nous développons ici l’exemple de la λέξις que nous n’avons que brièvement évoqué dans
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La λέξις socratique selon Proclus Les exemples développés à présent se situent donc non plus au niveau de l’argumentation, mais à celui de l’expression et de l’élocution. Proclus se livre en effet à une analyse très fine des modes d’expression de Socrate, auxquels il rattache différentes « formes de style » (λόγου ἰδέαι)110. Parmi cellesci, l’une, bien connue, est la clarté ou le caractère vivant de l’expression, ce qui se dit en grec σαφήνεια ou ἐνάργεια : Quant à mettre sous ses yeux, comme sur une scène, le peuple dans l’Assemblée, l’estrade elle-même et l’un qui se hâte pour occuper la place de conseiller […] voilà qui produit une très grande vivacité (ἐνάργεια)111.
Socrate se distingue également par la douceur avec laquelle il s’exprime ; ainsi, commentant le passage du dialogue (109 d) où, bien que réfutant Alcibiade, le philosophe l’appelle pourtant « ami » (ὦ φίλε), Proclus s’arrête longuement sur l’art qu’a Socrate d’adoucir les reproches en posant une question « pleine de tact » (ἐμμελής)112. Il termine ce développement en disant : « Assez sur le mode des discours (τοῦ τρόπου τῶν λόγων) : voyons maintenant les expressions de détail ». En disant ainsi, Proclus montre qu’il opère la distinction classique entre les modalités de l’expression et le choix des mots. Quant au choix des mots, il s’agit de ce que les anciens appelaient la λέξις, et il joue un rôle fondamental à l’égard du σκοπός, dans la mesure où Proclus cherche à montrer que tout, dans les paroles de Socrate, concourt à la conversion d’Alcibiade. Pour créer cet effet de convergence, le commentateur charge une même formule – par exemple « Fils de Clinias » – de multiples significations : le phénomène est constant dans l’In Alcibiadem. Parmi les effets stylistiques mentionnés par Proclus, nous notons, par exemple, des « figures de pensée » (διανοίας σχήματα) affectant le contenu de l’expression – notion qui se rapproche de ce que nous, modernes, appelons les « modalisateurs ». Il s’agit, entre autres, de la « précaution » (εὐλάβεια)113 et de la « retenue » (ὑποστολή)114 manifestées, selon Proclus, cette étude, laquelle a donné, par ailleurs, son point de départ à la réflexion sur la συνουσία que nous approfondissons dans le présent article. 110 Sur les λόγου ἰδέαι, cf. par exemple le traité d’Hermogène (Les formes du discours), et H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik: eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, Max Hueber Verlag, Munich 1960. 111 In Alcibiadem, 186, 2-7, p. 246. 112 Ibid., 228, 22 - 229, 14, Segonds, t. I, p. 280-281. Comme le fait remarquer A.-Ph. Segonds (Proclus. Commentaire sur le Premier Alcibiade, t. II, p. 413, n. 2 ad loc.), c’est une qualité souvent reconnue à Socrate : cf. Démétrios, De elocutione, 287. 113 In Alcibiadem, 23, 17, Segonds, t. I, p. 19. 114 Ibid., 24, 9-10, p. 20.
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par le « je pense » figurant dans la première réplique de Socrate qui ouvre le dialogue115. L’expression en question dénote l’adaptation des paroles du philosophe à son objet : objet incertain, puisque les ambitions d’Alcibiade ne font pas de lui un élève forcément bienveillant. Socrate doit donc avancer avec retenue ; Alcibiade est ce que Proclus appelle un « substrat instable », et l’Histoire, effectivement, démontrera que le jeune homme n’a pas persévéré dans la poursuite de la justice, dans laquelle il était prêt à s’engager à la fin du dialogue. L’apostrophe116 « Fils de Clinias » est un appel à suivre l’exemple de ses pères, et donc une exhortation à la vertu ; mais elle crée, aussi, un effet de « familiarité » avec Socrate117. Notons également la « grandiloquence » (μεγαληγορεῖν)118 dont se sert Socrate lorsqu’il prétend fournir à Alcibiade les vrais biens, ceux de l’âme, ce qui pourrait paraître une promesse démesurée, ou encore, dans le même passage, le « franc-parler » (παρρησία)119. Mais lorsque Proclus dit, à propos de cette grandiloquence, « qu’elle semble ne pas s’accorder avec le caractère de Socrate »120, il se réfère bien sûr à l’éthos de celui qui parle, décrit par exemple par Aristote, au début du livre II de la Rhétorique121. À côté des « figures de pensée », nous relevons aussi les « figures de mots » (λέξεως σχήματα), telles les analogies, les comparaisons122, ou les « images », comme lorsque Proclus voit dans Socrate qui s’avance vers Alcibiade une « image » (εἰκών) des Initiations123. Ce qu’il souligne encore, en 101-102 : Et si jamais il y eut rhéteur au monde ou historien qui ait orné son discours de figures (ἐσχημάτισε τὸν λόγον), Platon en est et l’on peut, éprouvant chacun des mots, montrer qu’à l’éloge (τῷ ἐγκωμίῳ) se trouve associée la critique (τὸν ἔλεγχον) de l’ignorance d’Alcibiade124.
115 « Fils de Clinias, tu es surpris, je pense (οἶμαι) ». 116 L’ἀποστροφή est une figura sententiae bien connue : voir, par ex., Lausberg, Handbuch, § 762-
765.
117 In Alcibiadem, 24, 12-13, p. 20 : l’interpellation rend Alcibiade plus οἰκεῖος à l’égard de So-
crate.
118 Ibid., 155, 18 -156, 6, p. 220. 119 Ibid., 156, 7. 120 Ibid., 155, 17-18, Segonds, t. II, p. 220. 121 Aristote, Rhétorique, II, 1, 1377 b 20-24 : « Puisque la rhétorique existe en fonction d’un
jugement […] on devra prendre en considération non seulement le discours, pour qu’il soit efficace dans la démonstration et persuasif, mais aussi, nécessairement, se montrer soi-même d’une certaine façon et mettre celui qui juge dans une certaine disposition » (notre traduction). 122 In Alcibiadem, 209, 7, Segonds, t. II, p. 264 : Proclus utilise le terme technique παραβολή. 123 Ibid., 39, 6-7, Segonds, t. I, p. 32. 124 L’éloge et le blâme entrent pour leur part dans les fonctions des grands genres rhétoriques (en l’occurrence ce sont des lieux de l’épidictique).
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On reconnaît, enfin, ce qui concerne les « vertus du style » (ἀρεταὶ τῆς λέξεως), par exemple l’ornementation, évoquée par Proclus à propos d’Alcibiade, 111 e 11 - 112 d 10, au moment où Socrate évoque des faits historiques : La mention de faits historiques varie le style et donne de l’ornement au dialogue (ποικίλλει μὲν τὴν γραφήν, κόσμον δὲ παρέχεται τῷ διαλόγῳ) ; cela atténue aussi ce qu’il y a, dans les questions et réponses, de déficient sous le rapport de l’agrément (πρὸς εὐφροσύνην). En outre, la variation des figures (ἡ τῶν σχημάτων ἐξαλλαγή) évite l’ennui provoqué par les discours : c’est justement ce que cherchait à atteindre Socrate en usant du style figuré (ἐσχημάτισε τὸν λόγον)125.
À ce stade de notre analyse, nous constatons que la συνουσία dialogique est investie de multiples fonctions, très concrètes, sur l’âme d’Alcibiade. Mais, en même temps, Proclus fixe les limites de ces fonctions. Ainsi, la comparaison des discours de Socrate avec des purgatifs révèle le rôle purement instrumental du langage, puisqu’il est dans la nature des purgatifs de s’éliminer en même temps qu’ils opèrent126 : le langage prévoit donc, en quelque sorte, sa propre disparition. De même, l’échange dialogique et la parole de Socrate doivent faire place progressivement, nous l’avons vu, à la conversion de l’âme vers elle-même et à la redécouverte, en elle-même, de la vérité. Alors que les fonctions du langage socratique paraissent s’arrêter avec le retour de l’âme vers elle-même, nous voudrions montrer, dans une dernière partie de cet article, que l’on découvre, dans l’In Alcibiadem, les traces d’une interprétation supplémentaire de la συνουσία qui ancre fortement celle-ci à l’ontologie proclienne en la dotant d’une fonction supplémentaire associée à la participation au Bien et à une forme de transcendance. Communication, participation, perfection La communication du Bien Afin de faire participer Alcibiade au Bien, les discours socratiques agissent, dans l’entretien, selon des modalités légèrement différentes par rapport aux fonctions thérapeutiques et protreptiques que nous venons de décrire ; cette action nouvelle repose toutefois encore sur la συνουσία, car seule une certaine forme de rencontre permet la communication du Bien, cause du perfectionnement d’Alcibiade. Dans l’In Alcibiadem (122-
125 Ibid., 274, 1-6, Segonds, t. II, p. 315. 126 Sur ce thème, nous renvoyons à A.-J. Voelke, La philosophie comme thérapie de l’âme, Cerf -
Éditions universitaires de Fribourg, collection « Vestigia. Pensée antique et médiévale », ParisFribourg 1993, p. 123-126.
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124), les termes de ce processus ontologique sont clairement posés. La première condition pour que la communication du Bien s’exerce entre les êtres est l’union de ceux-ci les uns aux autres, car le Bien est communiqué grâce à l’action bienfaisante d’un être sur un autre, inférieur à lui : c’est le cas, dans le dialogue, de Socrate, qui, assimilé à l’intellect, est considéré comme supérieur à l’âme d’Alcibiade ; et, en tant qu’il est mû par le démon et guidé par un amour de type divin, il exerce sur Alcibiade une action bienfaisante qui contribue à le perfectionner. Il représente donc l’agent communiquant le Bien et la perfection, tandis qu’Alcibiade reçoit ceux-ci sur le mode de la participation, c’est-à-dire en se faisant le « réceptacle » de la perfection. Les termes employés par Proclus pour désigner la « communication » sont la κοινωνία ou la μετάδοσις, tandis que la participation correspond à la μετουσία, laquelle procède par la μέθεξις. Dans le cadre de cette étude, il ne nous est possible d’aborder en détail ni la théorie proclienne de la κοινωνία ni celle de la μετουσία, bien qu’elles jouent toutes deux un rôle fondamental dans le système de Proclus127 : nous nous contenterons de relever ce qui concerne l’exégèse de l’Alcibiade. Or, il nous apparaît évident que l’importance dont Proclus charge tout au long du commentaire la notion de συνουσία est intimement liée à celles de μετουσία et κοινωνία. Pour qu’il y ait participation au Bien et communication du Bien, il faut qu’il y ait rencontre et mise en présence de deux êtres, en l’occurrence des deux interlocuteurs du dialogue. Proclus le rappelle dès le début de l’In Alcibiadem, à propos de l’interpellation par les mots « Fils de Clinias », en reprenant une exégèse de Jamblique qui fait du « père » le « symbole » (σύμβολον) du « Père » de la première triade des Intelligibles. Se référant à l’usage pythagoricien du langage symbolique, Proclus appelle ici « symbole » une image de réalités secrètes, laquelle contribue au salut de l’âme : Et, en général, puisque toute la classe de l’amour procède à partir du Père intelligible […], pour cette raison donc, l’entretien amoureux (ἡ ἐρωτικὴ συνουσία) aussi fait de la bienveillance éveillée chez l’aimé par le rappel de son père le principe de la familiarité (οἰκειώσεως). Car la mention de son père suscite, chez le jeune homme, familiarité avec lui-même, et celle-ci, communauté (κοινωνίαν) avec Socrate, ce qui était justement le dessein de Socrate et la raison pourquoi il provoque la présente rencontre (συνουσίαν)128.
127 Nous renvoyons par exemple à Beierwaltes, Proklos. Grundzüge, en particulier p. 31-48 (chap. I, 2 : « Κοινωνία als ontologisches und hermeneutisches Prinzip von Trias »). 128 In Alcibiadem, 26, 1-11, Segonds, t. I, p. 21.
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La συνουσία comme lieu de l’« union » Proclus valorise ainsi une certaine qualité du dialogue qui est d’opérer un lien ou une κοινωνία entre les êtres. Il est l’occasion ou le « lieu »129 grâce auquel advient la « réunion » (συνδρομή) ou le « concours » nécessaire à la communication : « Il faut que la perfection du donateur concoure, en quelque façon (σύνδρομόν πως εἶναι), avec la disposition du récepteur »130. Dans le cas de l’Alcibiade, le hasard est totalement exclu de la rencontre, parce que Socrate a préposé à celle-ci le δαίμων. Le néoplatonicien explique que la communication repose sur trois conditions : tout d’abord le « moment opportun » (καιρός), « en tant qu’il apporte le bien et l’achèvement à ceux qui agissent et aux actions elles-mêmes »131. Ce « moment » n’est donc en rien hasardeux, mais il procède des êtres divins. Ensuite, en ce qui concerne les deux « actants » du dialogue, le donneur doit présenter une « surplénitude » de bien, et le récepteur, montrer une bonne « disposition à recevoir » : Quoi qu’il en soit […], dans toutes les communications de bien (κατὰ πάσας τὰς τῶν ἀγαθῶν κοινωνίας) ces deux conditions préliminaires sont requises : puissance perfectrice (τὴν τελεσιουργὸν δύναμιν) chez le donateur et disposition extrême (τὴν ἄκραν ἐπιτηδειότητα) chez le récepteur132.
Et, un peu plus loin : Eh bien, c’est ce que l’on peut voir aussi dans le cas de la présente rencontre (ἐπὶ τῆς προκειμένης ταύτης συνουσίας) : il y a, d’une part, chez Socrate une perfection érotique et scientifique toute prête à faire du bien à son aimé, et, d’autre part, Alcibiade possède une disposition à la perfection. Voilà pourquoi Alcibiade dit : tu m’as devancé de peu, en tant qu’il était déjà mû de luimême vers Socrate. Et Socrate aborde le jeune homme […] et il y a rencontre (καὶ συντρέχουσιν) entre, d’une part, l’amant divin qui se possède lui-même et la providence qu’il exerce sur son aimé et, d’autre part, l’aimé qui s’éveille à la participation (μετουσίαν) de l’amant, et de cette réunion (συνδρομῆς) le bon démon est le guide, car c’est lui qui a assigné à Socrate le moment opportun pour la rencontre (συνουσίας)133.
La science érotique revêt de fait, aux yeux de Proclus, une importance capitale dans le dialogue, car elle est le moteur ou la force médiatrice de la 129 Cf. ibid., 123, 8-9, t. I, p. 101-102 : « Car il lui [sc. le donateur] faut parvenir dans le même endroit [sc. que le sujet récepteur], puisqu’il a besoin d’un lieu (τόπου) pour se communiquer ». 130 Ibid., 123, 11-13, t. I, p. 102. 131 Ibid., 121, 18-20, t. I, p. 100. 132 Ibid., 123, 8-11, t. I, p. 102. 133 Ibid., 123, 18 - 124, 7, p. 102.
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communication. À l’appui de cette interprétation ontologique de la συνουσία, nous pourrions citer de nombreux exemples extraits d’autres ouvrages de Proclus dans lesquels la συνουσία désigne l’union (en particulier l’union avec l’intelligible). C’est le cas, notamment, de plusieurs passages du Commentaire sur la République, où le mot est utilisé pour désigner l’âme « qui s’unit (συνοῦσαν) à ce qui lui est semblable et participe (κοινωνοῦσαν) aux intellections »134, ou qui « s’unit (συνοῦσα) aux premiers termes »135 ; mais on notera surtout l’exemple très intéressant d’une συνουσία charnelle interprétée en termes théologiques, lorsque Proclus voit dans l’union d’Héra avec Zeus une représentation mythologique des amours des dieux « qui convertissent les êtres inférieurs vers les premiers, les remplissent des biens qu’ils ont en eux-mêmes » pour les mener à la perfection136. Maintenant, cette interprétation ontologique de la συνουσία réserve-telle encore une place au langage, et ne faudrait-il pas penser, plutôt, que si la συνουσία permet, aux yeux de Proclus, la communication du Bien, ce n’est qu’en tant qu’elle est le « cadre » au cœur duquel se produit un processus ontologique – guidé par l’érotique –, lequel ne se sert plus du langage ? La part spécifiquement « dialogique » de la συνουσία n’est-elle pas alors réduite, comme nous le supposions plus haut, à une fonction purement propédeutique137 ? En conclusion de cette étude, nous mettrons en valeur quelques traces, dans le commentaire, d’une conception de la participation au Bien et, partant, de la perfection, dont le langage serait le vecteur. Si nous parlons de « traces », c’est parce que Proclus n’est pas vraiment explicite sur les modalités d’une telle participation par le langage : nous constatons simplement que le discours d’enseignement, dont le rôle est, rappelons-le, perfecteur, est par moments décrit sur un modèle à la fois participatif et unifiant, tout à fait analogue au processus ontologique de la communication du Bien et de l’union avec le divin. Malgré l’absence de précisions, de la part de Proclus, sur la façon dont le langage du maître assure, à la fois, la liaison entre celui-ci et le disciple et une forme de communication du Bien, il nous semble que les expressions utilisées, 134 Proclus, In Rem Publicam, I, 19, 9 Kroll. 135 Ibid., II, 296, 21-27. 136 Ibid., I, 136, 17 sqq. L’exemple est exploité à plusieurs reprises. Dans la Théologie platonicienne
également le terme συνουσία est employé pour désigner la « participation » (cf. VI, 51, 11, SaffreyWesterink p. 51). 137 Même si elles se situent dans un ordre d’idées un peu différent, les remarques très intéressantes de J. M. Dillon (« A Platonist Ars Amatoria », Classical Quarterly 44/2, 1994, p. 387-392) iraient en partie dans ce sens. Le chercheur a montré, en effet, comment les commentateurs néoplatoniciens, et en particulier Proclus, ont vu dans l’Alcibiade une sorte d’ars amatoria orientée vers la pratique d’un amour véritable et partagé : dans cette perspective, le dialogue ne jouerait qu’un rôle préalable, car il serait conçu en vue d’une pratique (sc. l’érotique véritable) ne reposant plus elle-même sur l’échange de paroles.
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dont nous allons donner quelques exemples, ne peuvent se lire de manière uniquement métaphorique138. Discours d’enseignement et participation Que le langage (ou le discours) soit le vecteur d’une forme d’union entre les deux personnages est très clairement exposé par Proclus en 142-143. Dans le dialogue, en 105 a, Socrate fait intervenir un dieu139, à la façon dont les tragiques introduisent, dit Proclus, le deus ex machina : en préposant un dieu à la rencontre, il « convertit avec plus de force le jeune homme vers lui-même » ; mais ce patronage divin empêchera aussi Alcibiade de nier ses pensées, puisque le divin connaît tous les mouvements de notre âme. Ajoutant une troisième justification à l’expression socratique, Proclus introduit la notion de « communion par le discours », digne d’attention : Par ces paroles Socrate cherche à se conjoindre (συνάπτειν) le jeune homme en lui montrant qu’il est d’une incomparable valeur et aussi qu’il ne saurait atteindre l’objet de ses désirs sans le secours de Socrate ; or, toute union ou communion réalisée par le discours (πᾶσα συναφὴ καὶ κοινωνία κατὰ λόγον) réclame la présence du dieu. Car qu’est-ce qui unifie (ἑνοποιόν) les choses ou réunit (συναγωγόν) ce qui est divisé, sinon le divin ? Et voilà pourquoi la présence du dieu et cette interrogation ont été machinées par Socrate.
Le discours assure l’union des deux personnages parce qu’il fait l’objet d’une réelle communication. De fait, il nous semble très significatif que Proclus commente d’emblée l’entrée en matière du dialogue dans les termes spécifiques de la μετάδοσις : Il donne part à l’aimé à son discours (λόγου τῷ ἐρωμένῳ μεταδίδωσι), lui propose une rencontre commune (συνουσίαν κοινήν), lui révèle quel il est, et que son amour est provident140.
Plus loin, nous retrouvons une expression similaire : après s’être livré à un examen minutieux d’Alcibiade qui lui révèle les qualités de celui-ci, « dès lors, il lui donne part (μεταδίδωσιν) à ses conseils »141. Ce qui se « communique » de Socrate à Alcibiade est le contenu d’un discours scientifique, dont 138 Et s’il ne faut pas y voir seulement une métaphore, alors il semblerait bien que le thème de la συνουσία confère une forte cohérence à l’ensemble de l’In Alcibiadem. 139 Alcibiade, 105 a : « Voici mon idée ; si quelque dieu te disait : “ Que préfères-tu Alcibiade ? Continuer à vivre avec ce que tu as maintenant, ou mourir sur l’heure, ne pouvant rien acquérir de plus ? ” ». 140 In Alcibiadem, 45, 2-4, Segonds, t. I, p. 36. 141 Ibid., 95, 10-11, p. 78.
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le jeune homme se fait le « récepteur » grâce à l’ouïe142 ; et c’est par ce discours que le maître, de son côté, perfectionne la disposition de l’élève. Le langage, dans la relation pédagogique, assure donc une union entre le maître et le disciple, mais nous voyons aussi que, de façon tout à fait intéressante, la transmission de la science est conçue par Proclus à l’image de la communication du Bien et de la providence, et cela, apparemment pour deux raisons. La première est que la science, tout en demeurant identique à elle-même, provoque – car elle est naturellement désirable – un mouvement de conversion vers elle-même143 ; la seconde est que le discours scientifique (pédagogique) agit sur le mode du remplissement : [Alcibiade] est favorablement disposé à la réception de la science (πρὸς ὑποδοχὴν τῆς ἐπιστήμης). De son côté, Socrate est empli (πλήρης) de biens et de beautés et propose au jeune homme la participation (μετάδοσιν) aux vertus144.
Un dernier passage illustrera cette même idée, sur laquelle nous refermerons notre enquête. Il éclaire ce que serait, selon Proclus, la « leçon » de l’enseignement socratique d’après l’Alcibiade, et il met en valeur la richesse de l’analyse proclienne des différentes fonctions du langage pédagogique. 142 Ibid., 129, 10-13, p. 107 : « Puis-je m’attendre à parler à un auditeur patient ? : cette phrase, présentée sous la forme d’une question, éveille, par l’ouïe, l’intellect du jeune à la réception des discours (πρὸς τὴν ὑποδοχὴν τῶν λόγων) ». 143 Cf. ibid., 308, 5-7, Segonds, t. II, p. 343 : « […] la science se communique (ἑαυτῆς μεταδίδωσιν) à chacun et à tous de la même façon, tout en demeurant une seule et même, suffisante et non diminuée ». 144 Ibid., 132, 10-13, t. I, p. 110. On comparera aussi avec un passage intéressant de l’In Parmenidem, I, 663, éd. V. Cousin (Paris, 1864), qui met en relation la participation des êtres inférieurs aux êtres supérieurs et la participation aux entretiens composant le Parménide, lesquels semblent se succéder selon un ordre hiérarchique vertical : « Si tu réfléchis à cela, place alors Pythodore au degré le plus élevé des démons, celui qui annonce et transmet aux êtres inférieurs ce qui vient des êtres de premier rang ; de fait, ces deux caractères conviennent, comme on l’a vu, à Pythodore, l’un en tant qu’il est empli (ὡς πληρουμένῳ), l’autre en tant qu’il emplit (ὡς πληροῦντι) et met les autres en mesure d’entendre, par son intermédiaire, les discours du premier entretien. Quant à Antiphon, place-le à ce degré du démonique qui a désirs et impulsions. […] Antiphon est donc empli par les premiers démons et il emplit les êtres qui viennent à sa suite de l’entretien élévateur (πληροῖ δὲ τὰ μετ᾿ αὐτὸν τῆς παρὰ τῶν ὑψηλοτέρων ἀναγωγοῦ συνουσίας) qui vient des êtres plus élevés » (éd. Steel, I, p. 51 ; éd. et trad. C. Luna et A.-Ph. Segonds, Commentaire sur le Parménide de Platon, t. I/2, Livre I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2007, p. 59). Faisons remarquer que la συνουσία, au sens d’« entretien », joue un rôle tout à fait différent dans l’exégèse, par Proclus, du Parménide, que dans celle de l’Alcibiade. Dans le Parménide, Proclus analyse peu, en effet, les fonctions pédagogiques de la συνουσία, laquelle est surtout utilisée, dans l’In Parmenidem, pour établir différents niveaux d’analogie : entre les entretiens composant le dialogue et les réalités dont il est question en celui-ci, d’une part, et entre les différents personnages et ces réalités, de l’autre. Ainsi, l’un des personnages est l’analogue de l’être, le deuxième de la vie, et le troisième de l’intellect. Cette orientation très différente montre que, dans le Parménide, Proclus ne s’intéresse pas tant à la question de la forme dialogique et de ses fonctions (comme pour l’Alcibiade), qu’aux « réalités » abordées dans le dialogue et aux relations entre celles-ci.
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« Fréquenter » le maître, s’entretenir en dialoguant avec lui, réclame, chez le disciple, une double disposition : d’abord une écoute attentive et une forme de « soumission », condition pour que le λόγος du maître pénètre en lui et dispense les raisons scientifiques susceptibles de l’améliorer ; mais s’il ne tire en même temps sa force de la spontanéité du disciple et de son désir d’apprendre, et s’il ne fait appel aux mouvements intérieurs de l’âme d’autrui et à son aptitude à la réflexivité, en faisant en définitive, de l’âme elle-même, le moteur de sa propre perfection, le λόγος du maître reste vain : Aller chez un professeur145 indique la conversion de ceux qui doivent être perfectionnés vers celui qui doit les perfectionner. Car l’âme n’est pas comme le corps, qui pâtit seulement sous l’action d’agents d’origine externe, mais c’est elle-même qui s’éveille (ἑαυτὴν ἐγείρει) à la perfection et se présente à ce qui peut la remplir (πληροῦν)146.
145 La référence est à Alcibiade, 109 d. 146 In Alcibiadem, 230, 1-5, Segonds, t. II, p. 281. Olympiodore (In Alcibiadem, 87, 21-88, 3, éd.
G. F. Creuzer, Initia philosophiae ac theologiae ex platonicis fontibus ducta, sive Procli Diadochi et Olympiodori in Platonis Alcibiadem Commentarii, éd. G. F. Creuzer, 3 vol., Brenner, Francfort-sur-le-Main 1820-1822), reprendra cette exégèse. Sur la double caractéristique essentielle de l’âme qui est, à la fois, d’accueillir les idées et d’être automotrice et autoconstituante, nous renvoyons à J. Trouillard, L’Un et l’âme selon Proclos, Les Belles Lettres, « Collection d’études anciennes », Paris 1972, en particulier le chap. 1, « La médiation de l’âme », p. 27-67.
Parler de rien. Damascius sur le principe au-delà de l’Un* Marilena Vlad
Le statut du langage dans le néoplatonisme – et plus particulièrement, chez Damascius1 – comporte une ambiguïté féconde du point de vue philosophique. D’un côté, il est bien connu que les néoplatoniciens, à la suite de Platon, considèrent notre langage comme inadéquat pour exprimer le principe au-delà de l’être et, en général, toute réalité intelligible2. Notre pensée a deux caractéristiques qui la font incapable de saisir le principe : elle est duale et divise toute chose à sa propre ressemblance ; de surcroît, elle procède par des déterminations, là où les déterminations ne fonctionnent plus3. Néanmoins, dire que le langage est inadéquat à exprimer quelque chose implique en même temps que nous avons une certaine représentation de cette chose dont nous parlons et à laquelle nous attribuons un nom. Dire que le principe est inaccessible à notre pensée et à notre langage implique aussi le fait que, d’une certaine manière, nous avons un certain accès au principe, du moins tel que l’on puisse dire qu’il y a un principe auquel nous n’avons pas d’accès direct. La question qui se pose est alors la suivante : comment savons-nous que le langage et la pensée sont inadéquats à quelque chose, puisque cette chose échappe à la pensée et au langage ? Comment parler de quelque chose qui nous échappe, ou bien, de quelque chose dont l’inaccessibilité même nous échappe, et qui ne peut aucunement entrer dans le champ de notre pensée, ni en tant
* Cet article a été publié dans le cadre du projet PN-II-RU-TE-2012-3-0045, financé par le CNCSIS-UEFISCSU. 1 Damascius, Traité des premiers principes, vol. I : De l’ineffable et de l’un, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1986. Ce traité sera cité désormais avec le sigle De principiis, suivi de l’indication de la pagination des éditions de Westerink (Traité des premiers principes, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, t. II, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1989 [désormais désigné par Westerink]) et de Ch.-É. Ruelle (Damascii successoris Dubitationes et Solutiones De Primis Principiis, In Platonis Parmenidem, I-II, Paris Klincksieck, 1889 [désormais désigné par Ruelle]). 2 Cf. ibid., I, 10, 4-14 Westerink = I, 8, 9-16 Ruelle : « Et n’est-ce pas Platon qui a déclaré dans ses Lettres, que rien, de notre côté, ni l’empreinte, ni le nom, ni la définition, ni l’opinion, ni la science, n’est propre à signifier la forme ? […] Et quand bien même il serait vrai que nous mettions en œuvre une intellection, du moins celle qui est spécifiée, nous ne saurions l’adapter à l’unifié et à l’être ». 3 Cf. ibid., I, 5, 4-7 Westerink = I, 4, 18-20 Ruelle : « mais nous, incapables de le comprendre, nous nous divisons à son égard, en affirmant de lui les prédicats qui sont en nous divisés, sauf à les juger, eux aussi, indignes, en sorte que dans leur multiplicité ils ne conviennent pas à l’un ». Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 263-280 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114842
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qu’accessible, ni en tant qu’inaccessible4 ? Parler de l’inadéquation du langage à quelque chose, c’est parler en même temps de la chose même. Pour savoir que le langage est inadéquat à quelque chose, il faut avoir une expérience cognitive – et, donc, langagière – de cette inadéquation, de sorte que, indirectement (par le biais de l’inadéquation), la chose inaccessible s’infiltre aussi dans notre pensée et dans notre langage5. Décrire combien le principe nous échappe, c’est décrire indirectement le principe même, dans cette retraite. L’expérience de l’inaccessibilité du principe est finalement une expérience du principe même, ou de sa manière de nous affecter, tout en se soustrayant à l’accès direct. C’est ce que montre à l’évidence la pensée de Damascius : il y a une distinction à peine visible entre l’expérience aporétique de l’impossibilité de décrire le principe et l’expérience de la présence du principe même dans notre pensée6. Damascius réussit à perfectionner une manière de langage qui, finalement, donne au principe l’occasion de se montrer, de surgir devant une conscience philosophique qui ne veut plus déterminer, mais qui, au contraire, saisit l’inadéquation de toute détermination. Il s’agit d’une manière de pensée et de langage qui n’est plus directe et descriptive, mais qui va à l’encontre de notre langage habituel, afin justement de mettre en évidence cette réalité du principe qui, sans devenir l’objet de notre pensée, n’en est pas moins le point qui attire et concentre toute activité de pensée, telle une origine et un but ultime à la fois. Il s’agit donc d’un type de langage qui, tout en se référant au principe, n’essaye plus de le déterminer, donc, ne risque plus de l’objectiver. De la sorte, Damascius retrouve un côté « positif » du langage, dans sa propre inadéquation et incapacité à exprimer le principe. La question qui se pose est alors la suivante : comment ce langage inadéquat devient-il finalement le moyen par lequel le principe se révèle inaccessible ? Il (n’)y a rien au-delà de l’Un Cette question est encore plus pressante chez Damascius, car celui-ci est le philosophe qui accomplit le geste intellectuel le plus antitraditionnel possible, 4 En ce sens, Damascius (ibid., I, 18, 8 Westerink = I, 13, 20 Ruelle) dira que nous ne connaissons le principe, « ni comme connaissable, ni comme inconnaissable » (καὶ οὔτε ὡς γνωστὸν οὔτε ὡς ἄγνωστον ἐκεῖνο γινώσκομεν). 5 Cf. ibid., I, 11, 17-19 Westerink = I, 9, 11-13 Ruelle : « Comment peut-on dire que l’ineffable est complètement inconnaissable ; en effet, si cela est vrai, comment pouvons-nous écrire toutes ces choses en nous prononçant sur lui ? ». 6 Cf. aussi W. Franke, « Of the Ineffable. Aporetics of the Notion of an Absolute Principle », Arion 12/1, 2004, p. 19-39, spéc. p. 20 : « Damascius is indeed radically skeptical concerning all language as applied to the transcendent principle, and yet this language negatively registers a vertiginous experience of radical transcendence ».
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en passant au-delà de l’interdiction ultime imposée par Plotin, reprise et renforcée ensuite par Porphyre et Proclus. Damascius passe « au-delà de l’un », au-delà de ce principe que la tradition a maintes fois souligné comme étant à la fois inexprimable et impossible à outrepasser. Alors, l’inexprimable dont il est question semble encore plus inaccessible à la pensée et au langage, puisqu’il est encore au-delà de l’un indicible ; en même temps, il est encore plus étonnant de voir Damascius parler d’un tel inexprimable. Quel est alors le sens de ce geste par lequel Damascius semble supprimer la tradition de pensée qu’il couronne et conclut, se mettant face à face avec un inexprimable encore plus implacable ? Loin d’être un renversement total du thème du principe premier – qui échouerait ainsi dans l’aporie et dans l’impossibilité de parler – ce passage est bien plutôt une tentative radicale d’attaquer ce thème et d’accéder au principe absolu moyennant le côté non descriptif, mais symbolique et même paradoxal de notre langage, qui est poussé jusqu’à l’extrême et, à la limite, se précipite dans le silence. Dans ce qui suit, nous essayerons de montrer que, par ce bouleversement du langage, par cette violence qu’il fait au langage, en le poussant jusqu’à sa propre contradiction et suppression, Damascius réussit finalement à mettre en valeur la capacité du langage de suggérer et de saisir ce qui ne se montre jamais en tant que tel, ce pour quoi il n’y a quasiment plus de nom. Le langage ne comprend pas le principe, il ne peut pas l’exprimer en tant que tel, mais il lui donne la place pour s’installer dans notre pensée et les moyens de s’imposer à notre conscience. En même temps, par ce type de langage supprimé ou renversé, à la limite de la pensée, Damascius prétend dépasser les apories auxquelles nous mènent une perspective directe sur le principe et un langage descriptif, qui s’appliquerait sans précaution au principe. Si Damascius va au-delà de l’un, ce n’est pas afin de trouver un principe encore plus compréhensif, qui expliquerait le déploiement de toutes les choses qui composent la réalité ; le sens de ce geste est plutôt celui de dépasser les dernières apories soulevées par le concept de « principe »7. En effet, Damascius reconnaît que l’un est la seule cause dont le tout pluriel a besoin. L’un est à la fois le principe et le but ultime, le début et la fin de toute la réalité8. Apparemment, on n’a pas besoin de ce passage vers un nouveau principe. En outre, si l’on se met dans la perspective de la 7 Au tout début du De principiis (I, 1, 4 Westerink = I, 1, 4 Ruelle), Damascius s’attaque à « ce que l’on appelle le principe unique du tout ». C’est la manière non critique dont on utilise ce concept qui est la cause des apories exposées par Damascius, apories qui amorcent la pensée de Damascius envers ce qu’il nomme l’ineffable. 8 Ibid., I, 5, 10-12 Westerink = I, 4, 23-24 Ruelle : « c’est pourquoi tout se déroule, si l’on peut dire, à partir de lui ; et celui qui est la cause proprement dite et le premier, celui-là est aussi la fin en soi et le dernier en soi ».
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tradition, ce passage est irréalisable, car il est impossible de penser quelque chose soit avant l’un, avant le début absolu, soit après lui, après la fin ultime de toute la réalité. Damascius est conscient de cet aspect et se demande de manière rhétorique : « Mais si l’un est cause du tout et s’il embrasse tout, quel moyen aurons-nous de remonter au-delà de lui ? »9. Cela rappelle une question de Plotin qui, pour imposer l’un comme limite absolue, se demandait : « Que chercher puisque nous ne pouvons pas aller plus loin ? Toute recherche va jusqu’au principe, et elle s’y arrête »10. En effet, pour Plotin, le principe de toute pensée et de toute réalité se tient au-delà de la pensée et reste incomparable par rapport à tous les êtres. Or, étant donné que le principe se soustrait à la sphère de ce qui existe et de ce que l’on peut penser, Plotin établit par là le plus convaincant argument pour établir l’antériorité absolue de l’un et l’impossibilité pour tout autre principe d’être admis avant l’un-bien. De la sorte, Plotin impose une limite à la pensée qui cherche le principe. Il justifie l’interdiction d’aller au-dessus de l’un, en expliquant que nous ne pouvons plus demander à son sujet « ce qu’il est » (car il est au-delà de l’être). Pour l’un, nous ne pouvons plus trouver une autre cause et une autre raison d’être. En conséquence, dit Plotin, l’âme peut passer au-delà de l’intellect, mais non pas au-delà de l’un : « car au-delà de l’un il n’y a rien » (ὅτι μηδέν ἐστι τὸ ὑπερκείμενον)11. La même interdiction de passer au-delà de l’un est proférée par Proclus : « Il n’y a plus rien au-delà de l’Un. Car il y a identité entre l’un et le bien. L’un est, par conséquent, le principe universel »12. L’interdiction de situer quelque chose au-delà de l’un apparaît aussi dans le Commentaire sur le Parménide13, où Proclus montre qu’il est impossible que l’un ait un autre principe situé avant lui. C’est parce qu’il ne peut pas imaginer qu’il existe quelque chose de plus divin que l’un et que l’unification. De même, dans la Théologie platonicienne, Proclus affirme que : personne ne peut seulement imaginer quelque chose de supérieur au bien suprême que nous appelons principe premier, car il ne saurait être permis aux êtres
9 Ibid., I, 5, 18-19 Westerink = I, 5, 2-3 Ruelle. 10 Plotin, Traité 39 (VI, 8), 11, 3-5, Bréhier, t. VI2, 1938, p. 146-147. Nous utilisons, avec quelques
modifications, la traduction d’É. Bréhier, Ennéades, 7 vol., Les Belles Lettres, « CUF », Paris 19241938 (désormais désigné par Bréhier, t. I à VI2, 1924-1938). 11 Cf. Plotin, Traité 38 (VI, 7), 22, 19-20, Bréhier, t. VI2, 1938, p. 94. 12 Cf. Proclus, Institutio theologica, Prop. 20, éd. Dodds p. 22, 30-31. Cf. trad. J. Trouillard, Éléments de théologie, Aubier, collection « Bibliothèque philosophique », Paris 1965, p. 75. 13 Proclus, Commentaire sur le Parménide de Platon, VII, 1143, 34 - 1144, 40, éd. et trad. C. Luna et A.-Ph. Segonds, 3 vol., Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2007-2011.
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inférieurs, le premier principe et les êtres qui viennent de lui, de juger meilleur que leur principe14.
En revanche, Damascius semble dire qu’il est possible d’aller au-delà de l’un et qu’il est même nécessaire d’y aller. Il met l’un à côté des autres choses, ou, plus précisément, il met l’un à côté du tout15, parce que notre pensée le situe justement ainsi, malgré toutes les précautions que l’on pourrait prendre, notamment lorsque l’on dit que l’un est antérieur au tout. Même si nous ne pouvons pas vraiment demander ce qu’est l’un – comme Plotin nous en avertit –, notre pensée répond déjà à cette question, car l’on pense l’un en tant que cause du tout et en tant que tout. Sans même nous demander ce qu’est l’un, nous utilisons cet « un » absolu comme si nous savions déjà ce qu’il est, puisqu’on lui attribue un rôle par rapport à la coordination du « tout ». L’un semble trop chargé de déterminations imposées par la pensée – même lorsque nous avouons que l’un est plus simple que la pensée et que la pensée ne peut pas le saisir, si ce n’est par l’intermédiaire d’une dualité (celle de la totalité la plus simple et de la simplicité la plus totalisante). Alors, dans la perspective de Damascius, il faut justement aller au-delà de cette ambiguïté qui pèse sur l’un16. L’audace de Damascius va encore plus loin : il dira que, nonobstant l’impossibilité de monter au-delà de l’un selon la tradition platonicienne, Platon lui-même aurait franchi cet interdit, en indiquant un tel passage audelà de l’un17. La tâche de Damascius consistera donc à reconstituer ce passage. Les deux sens du rien Néanmoins, il se rend compte de la gravité du pas qu’il est en train d’accomplir ; c’est la raison pour laquelle il formule ce passage avec prudence, comme s’il avait peur que ce passage ne mène nulle part : « Car peut-être
14 Proclus, Théologie platonicienne, II, 2, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. II, Les Belles Lettres, Paris 1974, p. 23, 5-8. 15 Damascius, De principiis, I, 3, 18-24 Westerink = I, 3, 8-12 Ruelle : « Ainsi donc, si nous appelons tout, comme il est plus habituel, les choses qui subsistent dans la pluralité et la distinction, nous poserons comme principes de ces choses l’unifié et davantage encore l’un ; mais, si nous concevons ces derniers aussi comme des touts, et si nous les réunissons aux autres touts selon leur relation et coordination avec eux, comme on l’a déjà dit, alors le raisonnement nous amènera à chercher un autre principe antérieur au tout ». 16 Cf. aussi J. M. Dillon, « Damascius on the Ineffable », Archiv für Geschichte der Philosophie 78, 1996, p. 120-129 : « The postulation of the Ineffable is the result of an eminently rational dialectical process », spéc. p. 127. 17 Cf. Damascius, De principiis, I, 9, 10-11 Westerink = I, 7, 15-16 Ruelle : « C’est que peutêtre Platon, par la médiation de l’un, nous a fait monter ineffablement vers l’ineffable dont il s’agit maintenant ».
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nous avançons-nous dans le vide, fortement tendus vers le rien lui-même ; en effet, ce qui n’est même pas un, cela n’est rien »18. Damascius prend bien en compte l’avertissement formulé dans la tradition antérieure, à savoir qu’audelà de l’un il n’y a rien19. Cependant, si pour Plotin et pour Proclus audelà de l’un il n’y a rien, Damascius, en revanche, essaye d’approcher ce rien même, de braver l’interdit néoplatonicien, en avançant vers le rien, vers ce qui n’est plus. Chez Damascius, le danger de tomber dans le néant n’est plus regardé avec crainte, contrairement à la description par Plotin du face-à-face de l’âme avec ce qui est dépourvu de forme : car, dit Plotin, « l’âme, si elle va jusqu’à un objet privé de toute forme, est incapable de le saisir, […] alors elle chancelle et craint de ne plus rien posséder »20. Tout à l’inverse, Damascius propose d’affronter ce danger, sans craindre de tomber dans un « rien » inférieur à l’être. De fait, en renversant l’avertissement traditionnel et l’interdiction de passer au-delà de l’un, Damascius donnera à ce « rien » au-delà de l’un un sens positif : si, pour ses prédécesseurs, au-delà de l’un, il n’y a rien, pour Damascius, au-delà de l’un, il y a le rien même : non pas un rien selon le pire, comme simple néant21, mais un rien selon le meilleur, en tant que dépassement des dernières notions et conjectures de notre langage, comme celles qui s’appliquent à l’un, un rien qui n’est aucunement exprimable. Chez Damascius, on retrouve une sorte d’implosion du langage, lorsqu’il s’agit d’essayer de surprendre le principe. Tout en ne disant rien, ou en disant le rien, le langage dit plus que d’habitude, bien que, en même temps, il semble dire moins. En outre, le rien devient « le rien même » (αὐτὸ τὸ οὐδέν), étant ainsi conceptualisé. Désormais, ce rien absolu occupera la place du principe absolu. C’est ce « rien » qui répond à la nécessité de parler du principe sans l’exprimer de manière proprement dite, sans négliger sa nature inexprimable. En effet, même si Damascius a la témérité d’outrepasser l’interdit traditionnel, il ne faudrait pas comprendre qu’il suggère la possibilité d’un accès
18 Ibid., I, 5, 19-21 Westerink = I, 5, 4-5 Ruelle. 19 Cf. par exemple Plotin, Traité 38 (VI, 7), 22, 19-20, Bréhier, t. VI2, 1938, p. 94. 20 Plotin, Traité 9 (VI, 9), 3, 4-6, Bréhier, t. VI2, 1938, p. 174. 21 Pour le sens inférieur du rien, cf. Damascius, Commentaire du Parménide de Platon (éd. L. G.
Westerink, trad. J. Combès, A.-Ph. Segonds, 4 vol., Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1997-2003), t. IV, p. 114-121 (le néant absurde de l’un de la 7e hypothèse) et p. 129-132 (le néant absurde des « autres » de l’un de la 9e hypothèse). Ce rien inférieur n’est pas un non-être, telle la matière – qui est privation de l’être et qui, en tant que telle, peut encore être conçue par un raisonnement bâtard – mais il est le rien absolu, qui n’est pas une suppression de l’être seulement, et qui ne peut même pas être indiqué, d’une certaine manière, par une privation quelconque, mais qui est plutôt la réflexion négative de l’un.
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direct à ce « rien » ; au contraire, Damascius nous invite plutôt à aiguiser la conscience de ce « rien », tout en gardant présente à l’esprit son inaccessibilité, tout en nous rendant compte qu’en tant que « rien », on ne peut rien dire de lui, on ne peut nullement le décrire et le connaître tel un objet proprement dit de la pensée22. Ce « rien » en face duquel se trouve Damascius n’a pas le sens contradictoire d’un « rien » qui serait « quelque chose », mais c’est un rien absolu, qui transcende tout ce que l’on essaie d’en dire. On remarque déjà que Damascius n’est plus dans la logique habituelle de la pensée en face d’une chose qu’elle décrit : mais Damascius renonce complètement à la dualité entre la pensée et un objet de la pensée, car, pour lui, parler du principe, c’est parler de « rien ». Autrement dit, dans le contexte du débat sur le principe chez Damascius, parler n’a plus d’objet déterminé, de sorte que le langage perd d’emblée sa fonction instrumentale, celle de décrire un objet et de le rendre ainsi accessible à tout un chacun. Le discours de Damascius sur le principe absolu est en effet un discours sans objet, ou bien encore un discours qui se donne pour direction le manque total d’objet. Mais alors, qu’est-ce que le rien ? Et pourquoi Damascius parle-t-il du principe en ces termes23 ? Quelle est l’origine de cette intuition d’un principe premier qui soit rien ? En effet, par ce choix interprétatif, Damascius renverse une intuition présente dans la tradition néoplatonicienne. L’enjeu de la tradition était celui de démontrer que le principe n’est pas une des choses qui entrent dans la sphère de l’être, et qu’il ne se confond pas pour autant avec le rien inférieur à l’être. Ainsi, par exemple, Plotin accepte que « le principe n’est rien de ce dont il est le principe (ἔστι μὲν μηδὲν τούτων ὧν ἐστιν ἀρχή) ; certes, rien ne peut être affirmé de lui »24. Cependant, le principe n’est pas pour autant « le rien » lui-même. Le principe est « rien » seulement à la manière de l’altérité : il est autre que toutes les choses dont il est principe, ou bien, il n’est rien de tout cela. C’est le « rien » de la première hypothèse du Parménide, dans laquelle 22 Sur la gnoséologie de Damascius, qui renonce à l’identité aristotélicienne et plotinienne du connaissant et de l’objet connu, cf. D. Cohen, « L’assimilation par la connaissance dans le De principiis de Damascius », Laval théologique et philosophique 66/1, 2010, p. 61-83. 23 É. Bréhier (« L’idée du néant et le problème de l’origine radicale dans le néoplatonisme grec », dans Id., Études de philosophie antique, P.U.F., collection « Publications de la Faculté des lettres de Paris », Paris 1955, p. 248-283 [p. 270, n. 1]) remarque que le « rien » de Damascius « vise directement Proclus […] qui avait voulu démontrer que le premier principe n’était pas le néant, et arrêter l’ascension de l’esprit à l’Un ». Il s’agit d’un passage du Commentaire sur la République (In Platonis Rem publicam, éd. G. Kroll, vol. I, Teubner, Leipzig 1899 [désormais désigné par Kroll], p. 264, 21-266, 1), dans lequel Proclus distinguait l’être par rapport à deux types de non-être : « le non-être » (τὸ μηδαμῶς ὄν) inférieur à l’être, qui est aussi appelé « rien »(οὐδέν), et le non-être supérieur, qui est l’un au-delà de l’être. Le rien avait ainsi seulement un sens négatif, identique au non-être inférieur à l’être. 24 Plotin, Traité 30 (III, 8), 10, 28-31, Bréhier, t. III, 1925, p. 167.
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l’un n’est ni ceci ni cela25. Le principe de Plotin est « rien » relativement à tous les êtres. Plotin se demandait de manière rhétorique s’il fallait soupçonner que l’unité des êtres, qui est leur principe, soit « rien » : « Si nous saisissons l’unité des êtres véritables, leur principe, leur source et leur pouvoir, nous nous méfierons et nous croirions ne rien avoir saisi ? »26. Néanmoins, Plotin se hâte de préciser : « mais c’est qu’il est supérieur à tout cela » (τὸ ὑπὲρ πάντα ταῦτα εἶναι)27. Il est clair que, pour Plotin, l’idée que le principe soit rien est inacceptable. Dans ce contexte, tout l’enjeu de Plotin consiste à montrer que, s’il y a des unités intermédiaires, alors il doit y avoir aussi une unité ultime, plus haute que tout être, à laquelle remontent finalement tous les êtres, selon une ascension graduelle. Quant à Damascius, il parle d’un rien en soi, d’un rien absolu : non pas d’un principe qui n’est rien de ce qui le suit, mais d’un principe qui n’est absolument rien : il n’est ni le rien inférieur, ni l’être, ni non plus l’un, cette unité absolue, à laquelle remontent tous les êtres et qui dépasse tous les êtres. Chez Proclus, l’idée que le principe n’est pas le rien inférieur devient une preuve pour l’existence du principe. Pour Proclus28, le rien a seulement un sens négatif, identique au non-être inférieur à l’être. S’appuyant sur le texte de la République, 476 e-477 a29 – qu’il lit en parallèle au passage sur le bien au-delà de l’être – Proclus identifie donc trois niveaux de la réalité : le « rien » (οὐδέν) inférieur à l’être, « quelque chose qui est » (τὶ ὄν) et « quelque chose qui n’est pas » (τὶ μὴ ὄν). Ce « quelque chose qui n’est pas », c’est l’un au-delà de l’être. L’un au-delà de l’être existe, puisqu’il est quelque chose, et non pas rien. Proclus justifie sa conclusion en remarquant que Platon30 décrit le bien comme n’ayant pas d’être, ce qui veut dire que Platon lui-même admet explicitement l’existence de « quelque chose » distinct de l’être, mais qui n’est pas pour autant un pur néant inférieur à l’être. Bien plus, comme le souligne Proclus, le « rien » (οὐδέν) est une négation de l’« un » (ἕν)31, ce qui indiquerait que 25 Sur le rôle et la limite de la négation sur l’un chez Plotin, cf. É. Bréhier, « Le “Parménide” de Platon et la théologie négative de Plotin », dans Études de philosophie antique, p. 232-236. 26 Plotin, Traité 30 (III, 8), 10, 26-28, Bréhier, t. III, 1925, p. 167. 27 Ibid., 10, 31, Bréhier, t. III, 1925, p. 167. 28 Proclus, Commentaire sur la République, Kroll p. 264-265 (trad. A.-J. Festugière, vol. II, VrinCNRS, collection « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris 1970, « Dissertation X », p. 70-72). 29 Platon, République, 476 e 7 - 477 a 7, trad. L. Robin, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, collection « La Pléiade », Paris 1940, p. 1057 : ὁ γιγνώσκων γιγνώσκει τὶ ἢ οὐδέν; Πότερον ὂν ἢ οὐκ ὄν; (« celui qui connaît connaît-il quelque chose ou rien ? […] Quelque chose qui est ou quelque chose qui n’est pas ? »). 30 Platon, République, 509 b. 31 La même conclusion est formulée par Proclus dans la Théologie platonicienne, II, 3, p. 25, 13-19 : l’un et le rien sont les contraires extrêmes, et ce qui n’est pas un n’est rien. En revanche, ce qui n’est pas être n’est pas pour autant néant. Cf. aussi le Commentaire sur le Parménide, VII, p. 46, dans Parmenides usque ad finem primae hypothesis nec non Procli Commentarium in Parmenidem : pars ultima
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l’un, même s’il est lui-même non-être, n’est pas identique au « rien » inférieur à l’être. L’un ne peut pas être « rien » puisque le rien est la négation de l’un et ce qui est le plus éloigné de l’un, étant situé à l’autre bout de la hiérarchie du réel. L’un n’est pas un simple néant, mais il est le principe de tout ce qui existe, de sorte que ce qui n’est même pas un, n’est rien32. Damascius, quant à lui, renverse complètement cette perspective : puisque l’un est toujours « quelque chose »33, conjecturé en tant que tel, en tant que cause du tout, il est de nouveau réintégré dans le tout et, donc, il ne peut pas être le principe absolu du tout ; en revanche, le vrai principe est celui qui n’est même pas un, à savoir le rien même. Il passe de ce « même pas un » (οὐδὲ ἕν) au « rien » (οὐδέν) dans le sens supérieur34. Pour Proclus, ce qui n’est « même pas un » n’est rien ; pour Damascius, ce qui n’est même pas un, c’est le rien même. Face à ce principe, le défi du langage est double : d’un côté, il s’agit de renoncer à la manière directe de décrire un objet, car l’objet de ce discours n’est rien ; de l’autre côté, il faut toujours parler du principe, il faut toujours se rapporter à lui, car l’« objet » de ce discours est le « rien » même. Contrairement à Proclus, Damascius distingue très clairement le simple « non-être » (τὸ μὴ ὄν) par rapport au « rien » (τὸ οὐδέν). Le non-être est une négation ou un dépassement de l’être, en un double sens : dans le sens supérieur, vers l’un au-delà de l’être, et dans le sens inférieur, vers la matière. En revanche, le rien se situe au-delà des limites du non-être, telle une nouvelle suppression : d’un côté, il s’agit d’une suppression de l’un et, de l’autre côté, d’une suppression de la dernière chose qui participe de l’un35. Ainsi, adhuc inedita, interprete G. de Moerbeka, éd. et trad. R. Klibansky et C. Labowsky, Warburg Institute, collection « Corpus platonicum Medii aevi – Plato Latinus », Londres 1953 : « le rien – à savoir le même pas un – est une négation de l’un et de toute autre chose ». 32 Cf. par exemple Proclus, Théologie platonicienne, II, 1, 14, 11-14 (« ce qui est privé de l’un court droit au néant) ; 2, 22, 2 (« ce qui est dépourvu de l’un n’est rien »). 33 L’un n’est pas « quelque un défini qui appartient au tout » (οὐ μὴν ἓν τὸ τὶ τῶν πάντων, cf. De principiis, I, 11, 5 Westerink = I, 9, 1 Ruelle) ; néanmoins, il est pensé avec un rôle précis par rapport au tout, il est la cause et le couronnement du tout et, en tant que tel, il est conjecturé, il est la dernière conjecture dont nous disposons. Mais, dit Damascius, « si nous conjecturions quelque chose, nous chercherions encore quelqu’autre chose d’antérieur à cette conjecture ; alors, ou bien on remonte à l’infini, ou bien il faut s’arrêter à l’absolument ineffable » (cf. ibid., I, 14, 17-19 Westerink = I, 11, 14-16 Ruelle). En revanche, au sujet du principe absolu, qui n’est rien, il ne faut prédiquer quoi que ce soit (cf. ibid., I, 13, 20 Westerink = I, 10, 16 Ruelle). 34 Pour Damascius, au-delà de l’un, la négation devient positive : ce qui n’est même pas un « n’est rien », mais ce qui n’est rien « est le rien » même. L’ambiguïté de « (n’)est rien » (οὐδέν ἐστι) et l’interprétation qu’en donne Damascius s’expliquent par le fait qu’au-delà de l’un on ne joue plus avec des déterminations proprement dites. Ce qui n’est même pas un sort de la logique de l’attribution. Si l’on peut penser un tel au-delà, un tel « même pas un », alors celui-ci n’est plus quelque chose, et il n’est pas un rien inférieur. 35 Ibid., I, 18, 14-19 Westerink = I, 13, 24-14, 1 Ruelle : « Mais le néant est vide et il est la chute hors du tout ; or, ce n’est pas là ce que nous pensons concernant l’indicible. Observons que le néant
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le rien est lui-même double : en un sens supérieur, comme négation de l’un absolu, pour accéder au principe incoordonné, aussi bien qu’en un sens inférieur, qui veut que le rien, pur néant d’infériorité36, ne soit même pas matière et ne possède pas le caractère de l’un. C’est la raison pour laquelle, si l’un absolu est compris comme une sorte de non-être, parce qu’il est au-delà de l’être, le rien dont parle Damascius est au-delà de l’être, mais aussi au-delà du non-être et même au-delà du non-être supérieur, à savoir de l’un absolu. Damascius impose ainsi une symétrie parfaite à la réalité. De part et d’autre du non-être, il place le néant absolu : le rien37. Pourquoi ? Parce qu’il essaie d’imposer un principe complètement indépendant par rapport à l’être dont il est principe. En effet, le simple non-être – aussi bien celui par défaut, que celui par excès – est pensé (et même exprimé) en rapport avec l’être, ou du moins il ne peut pas se soustraire complètement à celui-ci. À l’extrémité inférieure, celui du non-être par défaut, nous avons affaire au problème du Sophiste38, où le non-être est lui-même pensé comme être : « le non-être » est affirmé en tant que tel, par conséquent, il existe d’une certaine manière, du moins tant que l’on peut dire qu’il est le non-être (240 e 1-4). À l’autre extrémité, se trouve l’un, en tant que non-être par excès : bien que celui-ci soit au-delà de l’être proprement dit, il garde toujours une relation avec l’être. L’un est la limite des êtres et des non-êtres à la fois39. Il est le sommet absolument simple de la pluralité des êtres et des non-êtres. Néanmoins, « tout ce que sont les plusieurs grâce à une certaine division, tout cela cet un l’est aussi, antérieurement à la division, grâce à sa totale est de deux sortes : celui qui est au-delà et celui qui est en deçà ; car l’un est également de deux sortes : le dernier, c’est-à-dire l’un de la matière, et le premier, c’est-à-dire l’un qui est plus ancien que l’être ; par conséquent, double est aussi le néant : celui qui se caractérise comme n’étant même pas le dernier un et celui qui se caractérise comme n’étant même pas le premier un ». 36 Celui-ci est décrit comme une « chute hors du tout » (πάντων ἔκπτωσις). La chute correspond au cas d’une privation d’une certaine forme, mais une privation qui, même en tant que telle, est toujours comprise par l’intermédiaire de la forme (comme l’ombre est comprise par rapport à la lumière, bien qu’elle en soit la privation ; cf. ibid., I, 15, 14-18 Westerink = I, 12, 6-8 Ruelle). En revanche, le néant absolu est une chute hors du tout, hors de toute forme possible. Cf. aussi ibid., I, 24, 1-3 Westerink = I, 17, 8 Ruelle : il s’agit du néant dont parle Platon dans le Sophiste, 239 a 8-11, à savoir ce qui n’est sous aucun rapport. 37 Cf. aussi Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, IV, 72, 6-8 Westerink = II, 285, 1719 Ruelle : διττὸν γὰρ τὸ οὐδέν, τὸ μὲν κενὸν ὄνομα καὶ πρᾶγμα, εἰ οἷόν τε εἰπεῖν, τὸ δὲ κατὰ τὸ ἀπόρρητον φύσει ἐκφεῦγον καὶ τὴν τοῦ ἑνὸς θέσιν, « En effet, le rien est double : il y a le nom ou la réalité vide, si l’on peut parler ainsi, et ce qui, par son ineffabilité, fuit, par nature, même l’affirmation de l’un ». Cf. aussi ibid., IV, 115, 15-19 Westerink = II, 310, 20-21 Ruelle : Καὶ γὰρ τὸ οὐδὲν διττόν, τὸ μὲν κατὰ τὸ κρεῖττον τοῦ ἑνός, τὸ δὲ ἁπάσης ἐννοίας ἀποπεπτωκός, « En effet, le rien est de deux sortes : l’une correspond à l’acception meilleure que l’un, l’autre est tombée hors de toute notion sans exception ». 38 Platon, Sophiste, 240 d 9-e 4. 39 Damascius, De principiis, I, 4, 22-23 Westerink = I, 4, 13-14 Ruelle : « comme la dernière circonférence non seulement des êtres, mais encore des non-êtres ».
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indivisibilité »40. C’est l’un de la première hypothèse du Parménide, qui est non pluriel, mais qui, en tant que négation de la pluralité de l’être, garde une certaine relation avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle Damascius propose de dépasser ces formes de non-être relatives vers ce qui n’est absolument rien, ou plutôt vers le rien lui-même. En son sens inférieur, Damascius41 appelle le rien « ce qui n’est en aucune façon ni sous aucun rapport » (τὸ μηδαμῆ μηδαμῶς ὑπάρχον), ce qui rappelle un contexte du Parménide, où nous rencontrons une expression semblable, dans la septième hypothèse sur l’Un42, qui correspond, dans la lecture de Damascius, au néant absurde de l’un. Par analogie (mais une analogie renversée) avec ce type de non-être absolu, Damascius va appréhender le principe incoordonné au tout, qui ne possède aucune relation avec ce qui vient après lui, mais qui est absolument indicible et que Damascius appelle « l’ineffable » (τὸ ἀπόρρητον). Celui-ci est rien, au sens d’une supériorité absolue par rapport au tout et par rapport à l’un comme sommet du tout. Damascius établit ainsi un sens du « rien » tout à fait différent de son usage habituel dans notre langage. En effet, le rien par infériorité relève toujours de notre pensée, il intervient comme un dernier prédicat issu de toutes les négations que l’on profère sur le principe43. En revanche, le « rien » par supériorité possède une double vocation : d’un côté, il n’arrive pas à objectiver le principe, étant donné qu’il n’est plus un prédicat négatif (le plus enveloppant soit-il). Il n’est pas la somme des négations antérieures, mais les négations font signe vers lui, sans le déterminer44. D’un autre côté, le « rien » par excès n’enlève pas le principe de l’horizon de la pensée (comme s’il n’y avait pas de principe), mais au contraire, le projette dans un au-delà inatteignable, mais toujours à l’horizon de la pensée qui cherche.
40 Cf. ibid., I, 3, 7-8 Westerink = I, 2, 24-25 Ruelle. 41 Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, IV, p. 114-121. Par rapport au non-être du
Sophiste, 240 d 9-e 4 – qui a besoin d’une certaine liaison avec l’être, afin d’être pensé en tant que nonêtre –, le type de non-être du Parménide est défini comme « absence de l’être » (οὐσίας ἀπουσίαν), c’est-à-dire un manque absolu d’être. Si le non-être est défini par rapport à l’être (et reste de la sorte un non-être relatif ), dans la septième hypothèse du Parménide, 163 b 7-164 b 3, on a affaire à « l’un qui n’est pas » (ἓν εἰ μὴ ἔστι), ce qui permet de concevoir un non-être absolu. 42 Platon, Parménide, 163 c 5-7 : ἢ τοῦτο τὸ μὴ ἔστι λεγόμενον ἁπλῶς σημαίνει ὅτι οὐδαμῶς οὐδαμῇ ἔστιν οὐδέ πῃ μετέχει οὐσίας τό γε μὴ ὄν, « ou bien cette formule, “qui n’est pas”, a-t-elle ce sens absolu, que ce qui vraiment n’est point n’est d’aucune façon, sous aucun rapport, et ne participe à l’être par aucun côté ? ». 43 C’est pourquoi Plotin, par exemple, dit que le principe n’est pas rien (au sens d’infériorité) ; cf. Plotin, Traité 30 (III, 8), 10, 26-28. 44 En effet, pour Damascius, les négations de la première hypothèse du Parménide indiquent vers ce rien ineffable (cf. Damascius, De principiis, I, 9, 10-11 Westerink = I, 7, 15-16 Ruelle).
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Rien et même pas rien Mais pourquoi Damascius se tourne-t-il vers ce rien qui restait jusqu’alors « interdit » ? La réponse se trouve dans la série d’apories que Damascius déploie au début de son traité et qui conduit la pensée vers ce rien absolu. Tout d’abord, Damascius formule l’aporie fondamentale du principe : celui-ci ne peut être ni inclus dans le tout, ni hors du tout. Ensuite, Damascius introduit dans son discours l’un absolu, qui est « tout avant le tout » (πάντα πρὸ τῶν πάντων)45 et qui semble résoudre l’aporie : celui-ci n’est ni inclus dans le tout (car il est avant le tout), ni hors du tout (car il est déjà tout). Néanmoins, Damascius remarque que cet un reste toujours aporétique, parce qu’il garde une certaine relation avec le tout, étant pensé de manière duale (à la fois comme un et tout, comme simplicité et totalité) ; en outre, en tant que tout, il est de nouveau intégré dans le tout auquel il avait échappé pour un instant46. Alors, dans la perspective de Damascius, le vrai principe ne devrait plus être ni tout, ni un : c’est le principe complètement incoordonné au tout, le principe qui n’est même pas un, mais qui est rien. Force est de constater que notre pensée est attirée par ce rien, par cet « au-delà de l’un ». Autrement dit, même si l’on peut argumenter qu’au-delà de l’un il n’y a rien d’autre – comme l’ont fait les philosophes antérieurs – toutefois, on peut remarquer que notre pensée tend « au-delà de l’un ». Damascius n’invente pas un autre principe, mais il en retrouve la trace dans la pensée qui le cherche. Il remarque que nous sommes « tendus vers le rien » (εἰς αὐτὸ τὸ οὐδέν ἀνατεινόμενοι), nous inclinons à tendre vers le haut, nous sommes attirés vers un principe au-delà même de l’un. Cette tendance consiste finalement dans le fait que l’on ne peut pas s’arrêter à l’un, à la simplicité-totalité de celui-ci et aux apories qu’il suscite. En revanche, cette propension à tomber dans l’aporie nous éveille à l’audelà absolu, qui, en tant que « rien », sort absolument de notre pensée et, donc, de notre discours aporétique47. Autrement dit, tout en tombant dans les apories du principe, nous avons tendance en même temps à nous sortir de ces apories et, par conséquent, à « tomber » dans le « rien », dans ce « rien » au-delà de l’un et de ses apories. Le verbe ἀνατείνεσθαι, qui indique la tension ou la tendance vers ce qui est au-delà de l’un, est le même verbe qui désignait – dans le néoplatonisme avant Damascius – le penchant universel des choses à retourner à leur principe, qu’elles désirent comme leur bien propre. Proclus 45 Ibid., I, 3, 12 Westerink = I, 3, 3 Ruelle. 46 Ibid., I, 3, 21-23 Westerink = I, 3, 10-11 Ruelle. 47 J. Combès (« La théologie aporétique de Damascius », dans J. Bonnamour et J.-Cl. Dupas
[éd.], Néoplatonisme. Mélanges J. Trouillard (Cahiers de Fontenay, 19-22), ENS, Fontenay-aux-Roses, 1981, p. 125-139, spéc. p. 136) affirme que « le procès que le langage fait à l’absolu n’est que l’envers du procès que l’absolu fait au langage ».
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affirme que : « toutes choses se tournent vers l’un et tendent vers lui de par leur nature »48. Damascius pousse cette affirmation à l’extrême : si par nature toute la réalité tend vers le principe premier absolument unitaire et soustrait à l’être, en revanche, par les apories liées au principe premier, la pensée tend au-delà de l’un absolu, ne pouvant pas s’arrêter à celui-ci ; elle est attirée ainsi vers le « rien ». Il s’agit d’une attraction de la pensée qui, dans sa tentative de retrouver son principe, ne peut s’arrêter à aucun principe déterminé. Damascius lui-même décrit cette attraction ou tendance lorsqu’il parle des manières de remontée vers le principe premier49 : à chaque niveau de la remontée, on ressent le besoin d’avancer plus loin, à tel point que, finalement, on est tourné vers un principe qui n’est même pas l’un absolu. Si, chez Plotin et Proclus, toutes les choses désirent et sont attirées par leur bien propre, par le bien absolu (au-delà duquel il n’y a rien), Damascius découvre en toutes choses une tension vers ce « rien » par excellence, ou plutôt un penchant de la pensée qui, en traversant toutes les choses, est toujours attirée par autre chose, qui n’est plus ceci ou cela, mais qui n’est rien, ou plutôt, qui est « le rien » même. C’est l’attraction d’une pensée-limite, qui pose le problème de son propre principe, mais qui ne peut répondre par rien, si ce n’est que par « le rien » même. La dispute entre Damascius et la tradition joue finalement sur une ambiguïté du mot « rien » (οὐδέν), qui peut être compris à la fois affirmativement et négativement : « au-delà de l’un il n’y a rien » ou bien « au-delà de l’un il y a rien ». Néanmoins, cette petite nuance détermine une différence majeure entre l’affirmation traditionnelle et celle de Damascius. Ce dernier affirme que le principe est le rien, pour ajouter ensuite que le principe n’est même pas le rien, car le rien absolu n’est même pas déterminé en tant que « rien ». Alors, si dans la tradition antérieure le principe était pensé par rapport aux autres choses, tout en excluant de lui tous les attributs, à l’instar de la première aporie de l’un dans le Parménide, Damascius essaie d’obtenir un accès frontal au principe, à partir de l’aporie fondamentale du principe, par laquelle débute son traité. Dans cette aporie, on se demandait si le principe est dans le tout ou bien au-delà du tout, et on ne pouvait décider d’aucune manière. Alors, s’il y a celui que nous appelons principe, celuici n’est ni dans le tout (donc, il n’est rien du tout, précisément comme l’affirmait la tradition antérieure), mais il n’est pas non plus hors du tout, tel un contretout, tel l’un absolu qui est tout sans être rien du tout. Le principe est « le rien » (τὸ οὐδέν) lui-même, entendu à la fois comme suppression du tout, mais aussi comme suppression de l’un, comme « non-un » (οὐδὲ ἕν). 48 Proclus, Théologie platonicienne, II, 40, 23. On reconnaît ici l’une des doctrines fondamentales du néoplatonisme, dont la source se trouve chez Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1, 1094 a 3. 49 Damascius, De principiis, I, 27-61 Westerink = I, 18-41 Ruelle.
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Damascius englobe donc, dans sa propre vision du principe, celle de la tradition antérieure : son principe n’est rien du tout, et il n’est même pas l’un. Son principe est le « même pas un », à savoir le « rien » absolu, mais, en outre, il n’est « même pas le rien ». De la sorte, Damascius dépasse la tradition, proposant ce principe qui est à la fois l’affirmation de la négation maximale (affirmation du rien absolu) et la négation de cette affirmation extrême (car, pour être le rien absolu, le principe n’est même pas le rien en tant qu’attribut). Le principe de Damascius est alors décrit ou fixé par ce chiasme de l’affirmation et de la négation maximales : affirmation du néant absolu et négation de cette affirmation même. Le principe est le rien absolu, sans être déterminé par cette affirmation qui, elle-même, se renverse lorsque l’on suppose le rien absolu50. En effet, « rien et même pas le rien »51 ne constitue pas une description précise du principe, mais plutôt une manière de maintenir le principe hors de toute prise par la pensée, et de suggérer cette complète autonomie du principe par rapport au tout, une tentative d’ouvrir cet abîme de ce qui n’est ni dans le tout, ni hors du tout. « Même pas le rien » (μηδὲ […] τὸ οὐδέν) ouvre une piste infinie : le principe n’est même pas « ce qui n’est même pas le rien », et ainsi de suite, retirant ainsi le principe de toute prise du tout, de la pensée et du langage. Dire ce qui n’est « même pas rien », c’est renoncer à jamais atteindre le but de cette expression, mais inscrire la pensée comme pour toujours dans l’horizon ouvert par cette expression-suppression infiniment réitérée et infiniment supprimée dans sa réitération. Alors, si, pour ses prédécesseurs, le principe n’était rien du tout, pour Damascius, le principe n’est même pas celui qui n’est rien du tout. En outre, Damascius remarque que toute négation retombe dans le tout et correspond à un objet de la pensée, de sorte que, finalement, on ne peut même pas nier au sujet du principe52. La solution de Damascius consiste dans une négation (ou plutôt une suppression) infinie qui, une fois proférée, ne s’instaure pas en tant que telle dans le tout, n’institue pas un objet de pensée, mais se renverse et se rejette elle-même du tout, forçant 50 Cf. Damascius, De principiis, I, 18, 9-11 Westerink = I, 13, 22-23 Ruelle : Διὸ καὶ περιτρεπόμεθα πανταχῆ ὡς κατὰ μηδὲν αὐτοῦ ἐφαπτόμενοι, ἅτε καὶ οὐδενὸς ὄντος, μᾶλλον δὲ μηδὲ τούτου ὄντος, τὸ οὐδέν, « C’est pourquoi encore nous sommes bouleversés de fond en comble [nous sommes renversés], du fait que nous n’avons aucun point de contact avec lui, car il n’est rien, ou plutôt il n’est même pas cela, le rien ». Sur le renversement chez Damascius, cf. aussi l’article de Ph. Hoffmann, « L’expression de l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », dans C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), L’Harmattan, Paris 1997, p. 335-390 (notamment p. 345). 51 Damascius, De principiis, I, 18, 10-11 Westerink = I, 13, 22 Ruelle : « il n’est rien, ou plutôt, il n’est même pas cela : le rien ». 52 Ibid., I, 21, 15-18 Westerink = I, 15, 20-22 Ruelle : « Mais la négation encore est un certain discours, et le niable une réalité, tandis que lui n’est rien, donc même pas niable, ni du tout exprimable, ni même connaissable de quelque façon que ce soit, de sorte qu’il n’est même plus possible de déclarer la négation ».
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ainsi la pensée à sortir d’elle-même, à sortir du terrain du tout, qu’elle contrôle53. Le « langage » de l’inexprimable De la sorte, il y a chez Damascius deux côtés du langage et de la pensée, deux manières distinctes d’utiliser le langage : d’un côté, il s’agit du langage direct, descriptif, qui n’arrive jamais à dire le principe, mais qui mène à l’aporie. D’un autre côté, il s’agit d’une deuxième manière d’utiliser le langage, qui bouleverse la manière directe : cette fois, le langage n’est plus dirigé vers un objet quelconque, que l’on essaye de déterminer, mais il est tourné vers l’inobjectivable absolu. Alors, le langage est forcé de se mettre à l’envers, de déjouer sa propre tentative d’objectiver. Ce langage a ses lois particulières. Ainsi, à ce niveau, du principe absolu, dire qu’il n’est rien se renverse dans une affirmation apparemment contraire (à savoir qu’il est le rien même), tandis que cette affirmation, à son tour, se transforme en une négation radicale (c’est-à-dire qu’il n’est même pas le rien). Les mots perdent donc leur manière habituelle de déterminer, une négation n’est pas une simple négation, mais la négation maximale rencontre (et se superpose sur) l’affirmation maximale (celle du rien absolu), tandis que cette affirmation ne peut se soutenir en tant que telle, dans sa maximalité, que si on la supprime de nouveau et de manière infinie. Il ne s’agit donc plus de parler de quelque chose, de nier ou d’affirmer quoi que ce soit, mais bien plutôt de rendre visible la présence du principe, comme dans une tentative désespérée de tenir dans les mains, sans le serrer, le charbon ardent de l’inexprimable. Chez Damascius, la négation absolue n’est pas « négative » (mais elle affirme le rien), tandis que l’affirmation radicale n’est pas « affirmative », mais elle a le sens de « même pas cela ». Le principe n’est rien, ou plutôt il est le rien, ou plutôt il n’est même pas le rien. « N’être rien », « être le rien » et « n’être même pas le rien » deviennent synonymes. Le langage n’a plus sa manière habituelle. Le principe n’est rien, tout en étant le rien même. Inversement, le principe est le rien même, sans être « quelque chose », sans que ce « rien même » comporte un sens déterminé. De la sorte, l’affirmation (le principe est le rien) et la négation (le principe n’est rien) se corrigent l’une l’autre, la négation évitant la tendance de l’affirmation à déterminer, à objectiver, tandis que l’affirmation garde contre la tendance de la négation à jeter le principe dans le néant inférieur à l’être.
53 Damascius (ibid., I, 62, 6-9 Westerink = I, 42, 1-3 Ruelle) dira que l’ineffable « n’est ni une négation, ni une affirmation, mais une absolue suppression qui […] elle-même n’est absolument pas ».
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Pour notre auteur, l’affirmation se vérifie par sa propre négation : le principe est le rien précisément parce qu’il n’est même pas le rien. Inversement, la négation absolue se conforte par l’affirmative : le principe n’est rien, car il est le « rien » absolu. De la sorte, on n’est plus situé dans une logique duale, qui distingue clairement entre affirmation et négation, entre les attributs qui reviennent à un objet et ceux qui lui sont étrangers. Au contraire, l’affirmation et la négation d’un même « attribut » sont à la fois vraies et fausses, car il faut les utiliser ensemble, dans cette double correction qu’apporte l’une à l’autre, et en même temps, il faut les rejeter ensemble, pour éviter de croire que le principe devient l’objet proprement dit de ce discours. Il y a un équilibre parfait entre l’affirmation et la négation dans le discours de Damascius, discours qui n’est ni affirmatif, ni négatif, mais qui renverse constamment l’affirmation en négation et la négation en affirmation, sans jamais se décider pour un attribut quelconque, fût-il affirmatif ou négatif54. De la sorte, on peut remarquer que, finalement, c’est le fait même de ne pas pouvoir exprimer et déterminer le principe qui nous fait comprendre la suprématie du principe, sa prééminence par rapport à toute autre chose55. C’est l’impuissance à l’exprimer directement qui devient la manière la plus adéquate d’en garder la conscience. En effet, dans le cas du principe, il n’y a plus de langage descriptif adéquat, on ne parle plus du principe en le déterminant, on ne dit et on ne peut rien en dire pour le fixer par la pensée, car tout ce que l’on dit finit par être déjoué, nié, renversé. Néanmoins, on en parle, on continue de dire quelque chose sur le principe, tout en nous exposant au risque du renversement56. Damascius parle du principe non pas en affirmant, ni en niant, mais en faisant passer 54 Damascius suit le même schéma lorsqu’il introduit d’autres manières d’indiquer le principe audelà de l’un : ainsi, il dit que le principe est ineffable (cf. ibid., I, 8, 12 Westerink = I, 7, 3 Ruelle), mais ensuite il dit que le principe n’est même pas ineffable (ibid., I, 23, 24 Westerink = I, 17, 5 Ruelle) ; de même, il affirme que le principe n’est pas connaissable, pour ensuite nier que le principe soit inconnaissable (ibid., I, 13, 17 Westerink = I, 10, 21-22 Ruelle). 55 Pierre Hadot rapproche Damascius de Wittgenstein, concernant le fait que ce qui s’exprime dans le langage n’est pas de l’ordre du langage, mais plutôt d’ordre mystique (voir P. Hadot, « Apophatisme et théologie négative », dans Id., Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, Paris 2002, p. 239-252, notamment p. 249). Le principe dont nous parlons n’est jamais tel que le discours le dit. Cf. par exemple Damascius, De principiis, I, 114, 18-19 Westerink = I, 76, 7-8 Ruelle, au sujet de l’un : Ἢ ταῦτα μὲν οὕτως ὡς λέγομεν οὐ πρόσεστιν αὐτῷ, « Ces propriétés, répondrons-nous, ne lui appartiennent pas de la manière dont nous le disons ». 56 Dans son article, « L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », Philosophie 96, 2007, p. 46-66, L. Lavaud note : « Comment cependant parler du principe sans en parler ? Comment le dire tout en préservant son inaliénable hauteur, son absolue irréductibilité à tout ce qui est dit ? C’est une notion centrale de la philosophie de Damascius qui permet de répondre à cette question : celle de “renversement du discours” (peritropè tôn lógôn). Damascius introduit cette notion en faisant le constat que le discours négatif n’est pas plus apte à exprimer le premier principe que le discours positif. Nier, en effet, c’est déjà introduire une délimitation entre une qualité et son absence, et c’est donc inévitablement déterminer, enclore dans une nature particulière », spéc. p. 53.
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l’affirmation en négation et la négation en affirmation. Tel l’ἐξαίφνης du Parménide57, qui n’est ni mouvement, ni repos, mais la fine pointe de passage entre les deux, le principe de Damascius trouve son langage adéquat dans ce passage indescriptible et non-localisable entre négation et affirmation : il est l’ineffable qui n’est même pas ineffable, il est le rien qui n’est même pas rien58. De la sorte, dans le cas du principe, le langage maintient la conscience du principe, maintient le principe en tant qu’horizon ultime de la pensée, mais c’est aussi le langage qui libère le principe de tout accès direct. Le principe, cet « objet » dépourvu de langage propre, dépourvu d’expression propre, et qui, finalement, n’est pas un objet, est néanmoins maintenu dans la pensée par le langage même. Damascius réussit ainsi à mettre en évidence une vertu particulière du langage en général : il s’agit du fait que le langage ne se réduit jamais à sa simple fonction de déterminer, de décrire, de nommer ; au contraire, le langage a aussi – et peut-être de manière essentielle – la fonction de faire voir ce qui, en soi-même, ne se voit pas, et de figurer ce qui n’a plus de figure propre. Le langage unit de la sorte un défaut et un avantage maximaux : d’un côté, l’inadéquation du langage, mais de l’autre côté le pouvoir du langage de nous éveiller à la conscience de ce qui n’est plus simplement en face de nous, et qui ne l’a jamais été. C’est le pouvoir du langage de voir au-delà de la réalité immédiate, qui tombe sur les catégories habituelles de la pensée. En effet, le langage est inadéquat pour parler du principe tant que nous lui demandons de nous rendre le principe tel quel, comme un objet déterminé ; mais le langage devient adéquat lorsque le langage même abandonne cette tentative de déterminer le principe, et accepte de faire l’expérience de l’inobjectivable et de l’indicible. Chez Damascius, il y a donc deux sens de l’inadéquation entre le langage et la « réalité » qui s’exprime par le langage, sans que le langage y ait accès totalement. D’un côté, il s’agit de l’impossibilité de dire le principe dans sa nature propre : bien que nous parlions d’un principe du tout, ce principe ne transparaît jamais dans le langage, il ne peut être décrit par le langage ; néanmoins, de l’autre côté, il s’agit du fait que le langage même réussit à nous rendre conscients que le « tout » ne se réduit pas à ce que l’on peut dire, mais qu’il y a encore autre « chose » au-delà de tout ce que l’on peut dire. Dans le langage même il y a les prémisses pour sortir du langage, vers ce que le langage même ne peut plus comprendre. De la sorte, le fait que le principe est indicible peut être compris en deux sens, selon les deux fonctions du langage : d’un côté, le langage attributif est rejeté, abandonné, vu son incapacité à saisir le principe, qui reste ainsi indicible ; 57 Platon, Parménide, 156 d 3 - e 5. 58 Cf. Damascius, De principiis, I, 10, 23-24 Westerink = I, 8, 23 Ruelle ; I, 18, 11 Westerink = I,
13, 22 Ruelle.
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mais, de l’autre côté, cette indicibilité même – que Damascius pousse jusqu’à l’impossibilité même de dire cette indicibilité – se renverse à son tour dans une sorte d’expérience du principe indicible, de ce principe qui bouleverse et suspend notre pensée59. D’un côté, rien de ce que l’on dit sur le principe ne s’applique au principe à la manière d’un attribut, fût-il affirmatif ou négatif : le principe n’est même pas principe, le rien n’est même pas rien, l’ineffable n’est même pas ineffable60. Néanmoins, de l’autre côté, si dans le « rien » (et dans chaque autre indication utilisée par Damascius au sujet du principe) on peut faire retentir toute la série quasiment infinie de négations et de renversements de chaque nouvelle négation, alors on comprend que c’est par ce type de langage tiré à l’extrême, par ce type de langage non objectivant, que Damascius parle du principe : par cette limite du langage, jamais atteinte en tant que telle, mais que toute notre pensée indique. Dans cette deuxième perspective, le principe est découvert en tant qu’indicible, et on parle, paradoxalement, de l’indicible, situant notre pensée dans le passage infinitésimal entre l’affirmation de l’inexprimable et la négation de l’inexprimable. Finalement, le principe absolu chez Damascius est démontré et il est comme exprimé par la répétition des négations61. Mais il n’est pas démontré et exprimé en tant que quelque chose, en tant qu’objet déterminé, mais bien en tant que ce qui se soustrait constamment à la première fonction du langage. Le langage n’est pas seulement le langage dénominatif, qui indique les choses, qui leur donne un nom propre à chacune ; mais le langage est aussi celui qui essaye de comprendre les choses et les explique par ce qui n’a plus de nom propre. Le langage, dans cette deuxième fonction, c’est dire ce qui n’a plus de nom. À l’aporie de l’indicible (comment connaître l’inconnaissable62 et, donc, comment exprimer l’indicible ?), Damascius répond par ce type de langage-limite, par cette pensée infiniment renversée, qui ne décrit pas l’indicible, mais qui a constamment l’expérience de l’impossibilité de le décrire. 59 En ce sens, D. O’Meara (« Notes on the Aporetics of the One in Greek Neoplatonism », dans J.-M. Narbonne et A. Reckermann [éd.], Pensées de l’« Un » dans l’histoire de la philosophie. Études en hommage au professeur Werner Beierwaltes, Vrin-Presses de l’Université Laval, collection « Zêtêsis », Paris-Laval 2004, p. 98-107 [p. 106]) affirme : « Soul finds itself in a practice, or “training” (82, 10), of thinking which leads to a presence of the Absolute beyond thinking ». 60 Cf. par exemple L. Lavaud (« L’ineffable et l’impossible : Damascius au regard de la déconstruction », p. 52) : « Une fois encore, le terme d’“ineffable” ne dit rien sur le principe lui-même, il ne fait que manifester l’impuissance du discours ». 61 Damascius, De principiis, I, 21, 18-20 Westerink = I, 15, 22-23 Ruelle : Ἀλλὰ ἡ πάντη περιτροπὴ τῶν λόγων καὶ τῶν νοήσεων αὕτη ἐστὶν ἡ ἐμφανταζομένη ἡμῖν ἀπόδειξις οὗ λέγομεν, « Mais ce complet renversement des discours et des pensées, c’est la démonstration, imaginée par nous, de ce dont nous parlons ». 62 Ibid., I, 12, 3-6 Westerink = I, 9, 16-19 Ruelle : « De plus, son caractère inconnaissable même, ou bien nous savons qu’il est inconnaissable, ou bien nous l’ignorons. Mais, si nous l’ignorons, comment disons-nous qu’il est absolument inconnaissable ? Et si nous le savons, il est donc par là connaissable, en tant que, inconnaissable, il est reconnu comme tel ».
Silence divin et pouvoir sacré : la théologie négative, de Plotin au Pseudo-Denys l’Aréopagite Ghislain Casas
Mystique et apophatisme Il y a deux façons de dire le divin – par la parole et par le silence. Si l’on en croit la longue tradition de ce que l’on appelle l’« apophatisme », la première voie doit mener à la seconde, parce que, selon un paradoxe qui gouverne toute cette tradition de pensée – et que les théologiens et philosophes qui s’en réclament n’ont cessé d’affronter – le moyen le plus adéquat de dire la divinité est de la taire. Et si l’on a placé le silence au-dessus de la parole et l’ignorance au-dessus de la connaissance, c’est sans doute que, de Platon ou du moyen-platonisme au Ps.-Denys l’Aréopagite et au-delà, on n’a cessé d’interpréter le « dieu inconnu » (ἄγνωστος θεός) – dont l’apôtre Paul a dû voir l’autel à Phalère et dont il fait mention en Actes 17, 23 –, comme un dieu inconnaissable1. À peine évoque-t-on la « théologie négative », qu’on se trouve confronté à une série indéfinie de questions : de quelle tradition s’agit-il ? Est-elle païenne, chrétienne, gnostique ? Si elle participe de plusieurs systèmes de pensée différents, a-t-elle une unité propre ? Et quels sont les liens entre ces différentes versions possibles de l’apophatisme ? Depuis les contributions majeures d’Eduard Norden et d’André-Jean Festugière, le versant historique du problème a fait l’objet d’un travail d’éclaircissement considérable, même si, sans doute, la synthèse de toutes les données historiques est loin d’être achevée. C’est un autre nœud surtout qu’il reste à défaire. Il semblerait en effet que la théologie négative soit toujours inextricablement liée à une mystique et à une métaphysique. Les attributs du dieu indicible (ἄρρητος), inconnaissable 1 Cf. É. des Places, La Religion grecque. Dieux, cultes, rites et sentiment religieux dans la Grèce antique, Picard, Paris 1969, p. 333-337. Et les références classiques : E. Norden, Agnostos Theos. Untersuchungen zur Formengeschichte religiöser Rede, Teubner, Leipzig-Berlin 1913 ; A.-J. Festugière, La Révélation d’Hermès Trismégiste, t. IV : Le Dieu inconnu et la gnose, IIe section, « La Transcendance du Dieu ineffable », Librairie Lecoffre éditeur, Paris 1954, p. 54-140 (nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Les Belles Lettres 2014, p. 1480-1566) ; Proclus, The Elements of Theology, éd. et trad. E. R. Dodds, Clarendon Press, Oxford 19632, Appendix I, « The Unknown God in Neoplatonism », p. 310-313.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 281-305 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114843
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(ἄγνωστος) et au-delà de l’être (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας) semblent former un bloc unique, si bien qu’il est difficile de savoir si c’est la métaphysique qui assigne à la connaissance et au langage leur limite ou si c’est l’expérience d’une telle limite qui aboutit à un problème d’ordre métaphysique. Ici encore, les questions sont nombreuses et délicates : l’indicible est-il par ailleurs connaissable, sur un mode supérieur ? Si oui, lequel : une forme non discursive de savoir, une connaissance éminente, une inconnaissance ? Quel est alors le statut d’un principe (ἀρχή) que ni le langage ni la pensée ne sont capables d’embrasser ? Dès lors, donc, qu’on s’aventure dans les parages de la théologie négative, on se heurte à une série de problèmes relevant aussi bien de l’ontologie que de l’épistémologie, de la philosophie du langage que de la mystique. À cet égard, l’étude de Raoul Mortley2 apporte une contribution décisive dans le sens d’une compréhension de la théologie négative comme telle, c’est-à-dire non pas comme spéculation sur le premier principe, non pas comme mystique, mais comme discours et méthode procédant par voie de négation (ἀπόφασις) des propositions concernant le divin. Cette prise au sérieux, redondante en apparence, du λόγος ἀποφατικός (discours apophatique) permet à Mortley d’analyser avec précision la valeur et la fonction de la négation dans un vaste corpus, patristique, gnostique et néoplatonicien, avant toute considération doctrinale, philosophique ou théologique. C’est dans une autre direction, toutefois, que nous voudrions interroger la théologie négative. Celle-ci opère un formidable renversement du discours et du savoir, sans qu’on s’étonne vraiment de ses conséquences : que l’ignorance soit l’aboutissement de la connaissance, que le silence soit l’ultime possibilité de la parole. Ce qui est plus paradoxal encore et dont on ne s’étonne pourtant presque jamais, c’est le volume qu’occupe l’indicible dans le discours, la somme de textes consacrés à l’ineffable, comme s’il fallait en fournir la preuve ou la démonstration et sans cesse rappeler que ce qui se dit à propos de l’ἀρχή divine ne peut pas être dit. C’est l’insistance des philosophes et des théologiens à affirmer ou à prouver qu’il y a de l’indicible, que cela même qu’ils voudraient dire ou même qu’ils disent, est pourtant indicible, qui nous paraît tout à fait remarquable. Quelle est la signification de ce jeu de langage théologique qui sans cesse remet en cause non pas la valeur ou la vérité de ce qu’il dit, mais sa dicibilité même, la possibilité même de le dire ? Quel en est le propos ou le projet secret ? C’est là que l’entreprise du Ps.-Denys l’Aréopagite nous paraît fournir un début de réponse particulièrement clair. La « théologie mystique », exemplairement illustrée par la lecture dionysienne de l’ascension par Moïse
2 R. Mortley, From Word to Silence, 2 vol., Hanstein, collection « Theophaneia », Bonn 1986.
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du Mont Sinaï3, constitue sans doute l’une des contributions les plus décisives de la mystique chrétienne – si bien qu’on a pu considérer le Ps.-Denys comme l’un de ses pères fondateurs4 – et a fourni à la mystique ses symboles les plus prégnants – la sombre nuée (νεφέλη γνοφώδης) ou la ténèbre (γνόφος). Dans une brève étude de 1938, Henri-Charles Puech a cependant mis en question la valeur proprement « mystique » du symbole dionysien et a ouvert la voie à un doute général au sujet de la signification profonde du propos du Ps.-Denys : Il apparaît donc bien : (1°) que l’intervention d’une imagerie obscure chez Denys n’est qu’occasionnelle et ne constitue pas une donnée constante et profonde de l’expérience mystique ; (2°) que l’occasion qui l’a amenée a été extérieure, provoquée par une tradition depuis longtemps formée autour de l’ascension de Moïse et où la Nuée et la pénétration dans la Nuée avaient valeur de lieux communs. Par là, le gnophos dionysien et le skotos qui lui est connexe ne semblent point devoir être des symboles jaillis de l’expérience mystique elle-même, mais des allégories ou des thèmes hérités. Le contenu et la signification en sont avant tout commandés par une spéculation dogmatique sur la portée de la vision et traduits sous les espèces d’une dialectique négative qui doit beaucoup au néoplatonisme […]5.
Le récit biblique, loin d’être la traduction d’une expérience mystique ou simplement le substrat imaginaire et mythologique d’une projection de cette expérience, constitue en fait un topos littéraire de la tradition patristique, qui remonte à Grégoire de Nysse et, par-delà, à Philon d’Alexandrie6. Le Ps.-Denys, en proposant à son tour une lecture de l’entrée dans la ténèbre divine, ne livre pas le récit d’une expérience personnelle d’union avec le divin, mais élabore, à partir d’un symbole emprunté à une tradition exégétique, une doctrine apophatique – ce que Puech nomme une « dialectique négative » – qui fixe les modalités et les limites de la connaissance du divin. De fait, ni la Théologie mystique, ni le corpus dionysiacum en son entier ne comportent quelque indice de ce qu’on pourrait à proprement parler appeler une « mystique » : rien n’est dit, du moins rien de significatif, concernant 3 Cf. Ex 19. 4 Cf. K. Richstätter, « Der “Vater der Christlichen Mystik” und sein Vorhängnisvoller Einfluss »,
Stimmen der Zeit 114, 1928, p. 243-259, spéc. p. 241. 5 H.-Ch. Puech, « La Ténèbre mystique chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite et dans la tradition patristique », Études Carmélitaines 23/2, 1938, p. 33-53, spéc. p. 33-35 ; repris dans Id., En quête de la gnose, t. I, Gallimard, collection « Bibliothèque des sciences humaines », Paris 1978, p. 119-141, spéc. p. 132-133. 6 Cf. Y. de Andia, « Henosis » : l’union à Dieu chez Denys l’Aréopagite, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 71, Leyde-New York-Cologne 1996, p. 303-374.
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la vision du divin, ou la teneur affective d’une telle expérience ou encore les voies pour y parvenir. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il n’y a rien d’authentique – et l’on sait que l’authenticité n’est pas le domaine de prédilection de notre auteur – ni rien de personnel dans la mystique dionysienne : les seules expériences mystiques qui sont rapportées renvoient, l’une, au maître fictif de l’auteur, un dénommé Hiérothée, l’autre, au récit paulinien de l’extase en 2 Co 12. La « théologie mystique » du Ps.-Denys se réduit donc tout entière à une théologie apophatique ou négative, c’est-à-dire à une doctrine qui porte sur les possibilités et les apories du discours théologique. La tradition à laquelle se rattache le Ps.-Denys n’est pas tant celle de la mystique que celle d’un apophatisme qui emprunte largement, comme le note judicieusement Puech, au néoplatonisme. Il est alors possible d’envisager selon une nouvelle perspective ce qu’on appelle « théologie négative » sous un nouveau jour, en la débarrassant de toute aura mystique – cette autre obscurité qui baigne le Corpus dionysiacum. Car ce qui apparaît au cœur de la nuée obscure, pour autant qu’on parvienne à la dissiper, c’est la vacuité absolue : le silence et l’inconnaissance qui ne se soutiennent plus d’aucune expérience extatique ou mystique. Il est alors possible, et en un sens nécessaire, d’interroger plus avant la signification de ce noyau vide – il est en tout cas impossible de faire l’économie d’un doute ou d’un soupçon et de se tenir quitte du langage emprunté de la théologie mystique. Le dicible et l’indicible Nous avons défini plus haut la théologie négative comme une méthode de négation systématique des propositions affirmatives ayant pour objet le divin au motif qu’il est impossible de dire ce que Dieu – ou l’un quelconque de ses avatars – est et que l’on doit s’en tenir à dire ce qu’il n’est pas. L’ensemble des énoncés négatifs nous donnerait comme un portrait « en négatif » de Dieu. Ce que met en évidence la théologie négative, c’est donc l’inadéquation du langage avec son objet transcendant, l’impossibilité d’en dire, ou plus précisément, d’en prédiquer quoi que ce soit. Il n’y a pas de langage approprié à Dieu, sinon l’absence de tout langage – le silence. Cette explication ne nous semble cependant pas suffisante. Certes, on pourrait dire qu’en un certain sens l’apophatisme est le résultat d’un passage à la limite de la méthode par abstraction (ἀφαίρεσις) des mathématiciens, appliquée à l’ontologie et à la théologie : de même que la pure idéalité géométrique est obtenue par abstraction des qualités de la figure sensible, de même, la pure idée du divin est obtenue par soustraction de tous ses
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prédicats – y compris l’être7. En témoigne une autre image, celle du sculpteur, que le Ps.-Denys emprunte à Plotin8 pour illustrer la méthode négative : […] et ce qui est suressentiel (ὑπερούσιον) on le célèbre suressentiellement (ὑπερουσίως) au moyen de l’abstraction (ἀφαιρέσεως) de tous les étants, comme ceux qui sculptent une statue dans le marbre en le dépouillant de toutes les scories qui entravent la pure vision de ce qui s’y cache, et par la seule abstraction (τῇ ἀφαιρέσει μόνῃ) rendent visible la beauté cachée9.
On pourrait voir là l’application d’une méthode aristotélicienne à une ontologie platonicienne : exprimer ce qui est au-delà de l’essence (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας)10 par abstraction (ἀφαίρεσις) de l’étant. Mais ce qui rend la théologie négative aussi mystérieuse, aussi paradoxale et incompréhensible – autant d’apories qu’on pense dissoudre dans la rhétorique du mysticisme – c’est peut-être de vouloir y chercher à l’extrême limite du langage, selon la voie de l’abstraction-négation, l’ultime possibilité du dire : la parole devenue silence. Comme si le dépouillement du langage allait révéler, semblable à la beauté de la forme plastique, la merveille d’une parole silencieuse. Ce qui toutefois caractérise le silence, c’est bien d’être exclu de toute parole comme de toute manifestation ou phénoménalité, et d’être en ce sens absolument nouménal ou ineffable. Or, dire l’indicible relève de la pure contradiction. C’est donc aussi un projet terriblement vain. C’est d’ailleurs, à bien y regarder, un leitmotiv de la tradition apophatique, en particulier dans le néoplatonisme. Plotin établit une distinction concernant le langage qu’il est possible de tenir relativement à l’Un, entre « le dire » (λέγειν αὐτό) et « parler à son sujet » (λέγειν περὶ αὐτοῦ)11 : s’il n’est pas possible de dire l’Un, il est tout de même possible d’en parler, sans que l’Un lui-même soit véritablement dit. Les penseurs néoplatoniciens n’ont cessé de se réapproprier cette distinction en radicalisant le constat de départ12. On la retrouve chez Proclus :
7 Pour une analyse plus précise de ce point, cf. Mortley, From Word to Silence. 8 Cf. Plotin, Traité 1 (I, 6), 9. 9 Ps.-Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, II, 1, 1025 B, dans Corpus dionysiacum, t. II : De
Coelesti Hierarchia, De Ecclesiastica Hierarchia, De Mystica Theologia, Epistulae, éd. G. Heil et A. M. Ritter, Walter de Gruyter, collection « Patristische Texte und Studien », Berlin-New York 1991 (désormais désigné par Corpus dionysiacum, t. II), p. 145. 10 Platon, République, VI, 509 b. 11 Cf. Plotin, Traité 49 (V, 3), 14. 12 Cf. Ph. Hoffmann, « L’expression de l’indicible dans le néoplatonisme grec de Plotin à Damascius », dans C. Lévy et L. Pernot (éd.), Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), L’Harmattan, Paris 1997, p. 355-390.
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En effet, la question « Quelle est donc sa nature ? » est cause de tous les maux, si on la pose à propos du principe tout premier ; car il n’est possible ni de le concevoir puisqu’il est inconnaissable, ni de l’exprimer puisqu’il est incirconscriptible ; mais quoi que l’on dise, on dit quelque chose de particulier (τὶ ἐρεῖς), et l’on ne fait que parler du principe (περὶ ἐκείνης μὲν ἐρεῖς), sans l’exprimer lui-même (αὐτὴν δὲ οὐκ ἐρεῖς)13.
Le philosophe n’entretient pas d’illusion au sujet de son discours : il n’y a rien à dire au sujet du premier principe. Mais quel est alors le statut de ce discours ? Proclus dit que « nous ne parlons que des choses dont il est cause »14 et Damascius ajoute que « même ces prédicats, le rien, l’au-delà de tout, le supracausant, l’incoordonné à tout, et les autres prédicats semblables, ne constituent pas sa nature, mais ce sont seulement des suppressions de ce qui vient après lui »15. Autrement dit, le discours sur le principe ne porte pas sur le principe, mais sur ses dérivés, sur ce qui lui est inférieur. C’est là le sens profond de la distinction héritée de Plotin : le langage ne dit pas le principe, il ne le nomme pas, mais il en parle de loin ou de l’extérieur. Toute la force de cette distinction est de rendre possible un discours au sujet de ce qui ne peut être l’objet d’aucun discours, au prix d’une éventuelle substitution de l’objet véritable du discours : non pas le principe, mais ses dérivés. C’est sans doute Damascius qui pousse le plus loin cette substitution : Est-ce donc que nous démontrons quelque chose au sujet de l’ineffable, et l’ineffable est-il démontrable, lui que nous estimons n’être même pas conjecturable ? Disons plutôt qu’en parlant ainsi nous faisons une démonstration encore à son sujet (περὶ ἐκείνου), mais lui nous ne le démontrons pas (ἀλλ᾽ οὐκ ἐκεῖνο), et le démontrable n’est pas en lui ; en effet, il n’y a en lui ni le démontrable, ni autre chose [que le démontrable], ni même lui, mais nous démontrons notre ignorance et notre aphasie à son égard, et c’est là l’objet de la démonstration16.
Damascius porte l’apophatisme jusqu’à ce point où le discours qui parle du principe ne fait que dire l’ignorance et l’impuissance de celui qui l’énonce. Le langage qui porte sur l’objet du dit porte en vérité sur le sujet du dire. Ce mode de fonctionnement du langage, tout à fait inhabituel, connaît toutefois un analogon dans le parler le plus commun, à travers le trope qu’on désigne comme « euphémisme », quand on apprend par exemple à un 13 Proclus, Théologie platonicienne, II, 8, éd. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1974, p. 55. 14 Ibid. 15 Damascius, Traité des premiers principes, I, 5, p. 13, 20-24, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1986. 16 Ibid., I, 6, p. 14, 20 - 15, 5.
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enfant qui refuse de manger un plat, qu’il ne faut pas dire « c’est pas bon », mais « j’aime pas ». Il faut convertir le jugement objectif en un jugement subjectif. Il en va de même chez les néoplatoniciens : on ne dit pas que « le principe est inconnaissable » mais qu’« on ne peut pas le connaître », on ne dit pas que « le principe est ineffable » mais qu’« on ne peut pas le dire ». Mais le tour de force de la théologie négative est de convertir tacitement le sens des énoncés, de renverser, sans même y toucher, l’objectivité de l’énoncé dans la subjectivité de l’instance d’énonciation. L’« un » ne nomme pas l’un mais quelque chose qu’on en saisit et qui lui est inférieur, l’« ineffable » ne nomme pas l’ineffable mais le fait qu’on ne puisse pas le dire. La théologie négative apparaît donc avant tout comme une opération de neutralisation du langage, de ses capacités référentielles et sémantiques. On retrouve mutatis mutandis le même argument chez le Ps.-Denys. Au chapitre 11 des Noms divins, il donne une des explications les plus claires qu’on puisse trouver dans toute son œuvre de ce que sont les noms qu’on attribue à Dieu : Nous appelons « être-en-soi », « vie-en-soi » et « divinité-en-soi » : [1] selon le principe (ἀρχικῶς), la divinité (θεϊκῶς) et la cause (αἰτιατικῶς) d’une part, l’unique principe et cause hyper-principiel et hyper-essentiel de toute chose, [2] et selon la participation (μεθεκτῶς) d’autre part, les puissances providentielles (προνοητικὰς δυνάμεις) données par le dieu imparticipable (ἀμεθέκτου), le faire-être-en-soi (αὐτοουσίωσιν), le faire-vivre-en-soi (αὐτοζώωσιν) et le diviniser-en-soi (αὐτοθέωσιν), par quoi les étants, en les participant de la façon qui leur est propre, sont et sont dits (καὶ ἔστι καὶ λέγεται) « étant », « vivant » et « divinisé », et toutes les autres choses semblables17.
En une phrase extrêmement complexe, le Ps.-Denys subvertit la théorie platonicienne de la participation et de la prédication au moyen d’une doctrine de l’équivocité du langage. Selon le modèle platonicien : x est x en raison de sa participation à la forme ou l’idée de x, et x est dit « x » en raison de cette même participation. On appelle « beau » ce qui est beau en raison de sa participation à l’idée du beau. Il en va de même ici, à ceci près que ce qui fait l’objet d’une participation, ce ne sont pas des idées platoniciennes, mais des puissances (δυνάμεις) participables données par un Dieu imparticipable (ἀμέθεκτος). C’est en raison de cette imparticipabilité qu’il faut recourir à une théorie de l’équivocité : le nom divin renvoie doublement, selon la causalité (αἰτιατικῶς), à Dieu qui est imparticipable et indicible, et selon la participation 17 Ps.-Denys l’Aréopagite, Noms divins, XI, 6, 953 B - 956 A, dans Corpus dionysiacum, t. I : De Divinis Nominibus, éd. B. R. Suchla, Walter de Gruyter, collection « Patristische Texte und Studien », Berlin-New York 1990, p. 222-223.
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(μεθεκτῶς), à ce qui de Dieu est participable et donc dicible. L’équivocité du discours théologique est la condition de possibilité des noms divins, en ce sens que les noms du Dieu transcendant ne font que nommer ses puissances providentiellement participables. C’est-à-dire encore une fois : des dérivés du principe divin qui ne renvoient jamais qu’à notre propre capacité de participation. C’est la théorie dionysienne de la négation qui permet d’articuler ces deux niveaux du discours, dont l’écart béant rend le fonctionnement du langage à peu près incompréhensible. Le nerf de la théologie négative, comme son nom l’indique, est l’usage de la négation (ἀπόφασις ou ἀφαίρεσις). C’est en niant ce qu’on dit de Dieu, en désamorçant la charge positive contenue dans les noms divins, qu’on peut rendre adéquat le discours théologique. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple négation, et le Ps.-Denys tente de faire valoir un usage non privatif de la négation : […] sans croire que les négations (ἀποφάσεις) sont opposées aux affirmations (καταφάσεσιν), mais plutôt qu’elle [la cause transcendante] qui est au-delà de toute négation (ἀφαίρεσιν) et de toute position (θέσιν) est au-delà de toute privation (στερήσεις)18.
La négation ne doit pas être entendue comme privative (κατὰ στέρησιν), mais plutôt comme transcendante (καθ᾽ὑπεροχήν). Ce que la négation appliquée à Dieu met en évidence, c’est sa transcendance par rapport à toute prédication et à toute privation. C’est sans doute dans la théorie aristotélicienne de la négation que se trouve le germe d’une telle pensée : […] il existe une grande différence suivant que l’on considère comme identique ou comme diverse la signification des expressions ne pas être ceci et être nonceci : par exemple, ne pas être blanc et être non-blanc. C’est qu’en effet le sens n’est pas le même, et, d’autre part, la négation de être blanc n’est pas être nonblanc, mais bien n’être pas blanc19.
La négation porte sur le verbe ou la copule et non pas sur le prédicat, si bien que « être non-blanc » n’est pas une pure négation, n’est pas la négation de « être blanc », mais une forme d’affirmation. C’est ce que semble confirmer une phrase étrange de la Métaphysique : « En vérité toutes les négations affectées par l’α privatif expriment autant d’espèces de privation »20. Aristote semble vouloir dire par là que l’usage de la négation n’est pas univoque, que l’alpha privatif n’est pas le signe seulement d’une privation, mais 18 Id., Théologie mystique, I, 2, 1000 B, Corpus dionysiacum, t. II, p. 143. 19 Aristote, Premiers Analytiques, I, 46, 51 b, trad. J. Tricot, p. 220-221. 20 Id., Métaphysique, V, 1022 b 33, trad. J. Tricot, p. 209-210.
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qu’il existe différentes espèces de privation ou de négation. Les adjectifs en alpha privatif peuvent donc porter une signification affirmative paradoxale. Le Ps.-Denys semble recourir à un type similaire de négation : […] c’est l’usage des théologiens de dire au sujet de Dieu le contraire des termes relatifs aux privations en inversant leur signification (ἀντιπεπονθότως ἐπὶ θεοῦ τὰ τῆς στερήσεως ἀποφάσκειν). Ainsi les Écritures disent-elles la lumière resplendissante, invisible, et ce qui est célébré par beaucoup de louanges et beaucoup de noms, inexprimable et anonyme, et ce qui est présent en toute chose et qu’on peut rencontrer à partir de toute chose, insaisissable et indépistable. C’est bien de cette façon que l’apôtre divin dit louer la folie divine – ce qui paraît en elle absurde et étrange – s’élevant vers la vérité indicible au seuil de toute parole21.
Comment la négation peut-elle ne pas signifier une privation mais son contraire ? Le Ps.-Denys décrit cette transformation au moyen d’une expression difficile à traduire : « nier par inversion les termes privatifs » (ἀντιπεπονθότως ἐπὶ θεοῦ τὰ τῆς στερήσεως ἀποφάσκειν). L’usage des termes négatifs – ce que l’Aréopagite nomme proprement les « théologies négatives »22 – dans le texte biblique sert à manifester non pas la privation d’une qualité, mais son dépassement. Par exemple : Dieu, bien que loué par une infinité de noms, est dit « inexprimable » (ἄρρητος). Ce qui signifie non pas que Dieu n’est pas exprimable, mais qu’il est plus qu’exprimable, non pas en deçà mais au-delà de toute expression. La morphologie même du langage dionysien porte la trace de cette idée en produisant une stricte équivalence entre les préfixes a- et hyper-. La négation est une hyperbole. Encore une fois, ce procédé peu commun à première vue peut pourtant se rencontrer dans un usage très répandu du langage courant, sous les aspects de la litote. On définit couramment cette figure de style avec la formule « dire le plus avec le moins » : « ce n’est pas bête » signifie « c’est intelligent », « ce n’est pas très loin » signifie « c’est tout près ». Si l’on regarde plus précisément ces exemples, on observe que, pour signifier le caractère excessif d’une qualité, on utilise la négation de son opposé. L’excès du sens ne peut être signifié que par une tournure négative, par un pli du langage sur lui-même. Mais dans la théologie négative, où il s’agit de nier le prédicat lui-même et non pas son contraire, la négation elle-même devient le signe d’un excès qui ne peut pas s’exprimer de façon positive. 21 Ps.-Denys l’Aréopagite, Noms divins, VII, 1, 865 B, Corpus dionysiacum, t. I, p. 193-194. 22 En effet, le terme « théologie négative » n’est pas présent une seule fois dans tout le Corpus
dionysiacum, mais la mention des « théologies négatives », dans un titre de chapitre de la Théologie mystique, renvoie à un sens très précis du terme : il s’agit avant tout des discours négatifs tenus à propos du divin dans le texte biblique.
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Il ressort clairement de ces analyses que le mouvement de dépassement du langage vers ce qui l’excède consiste avant tout en une opération sur le langage lui-même et sur son mode de signifier. Le silence est moins ce vers quoi le langage tend que ce qu’il produit comme signification excédentaire ou valeur ajoutée : il faut qu’un certain travail du négatif s’exerce sur le langage pour que s’esquisse son bord indicible. Ce sont l’envers et l’endroit d’un même procédé. Si bien qu’il ne s’agit pas tant, dans ce qu’on appelle l’apophatisme, de viser un au-delà du langage ou de chercher à l’exprimer, que de décider chaque fois de ce qui peut ou ne peut pas être dit. Il s’agit toujours de tracer une limite à partir de laquelle les choses ne peuvent plus être dites, c’est-à-dire à partir de laquelle le langage ne signifie plus ce que pourtant il dit. Peut-être pourrions-nous alors redéfinir la théologie négative comme un partage entre le dicible et l’indicible. Et l’histoire de l’apophatisme – s’il est permis d’envisager qu’une telle histoire existe – ne serait que la réarticulation permanente dans différents contextes de cette partition fondamentale qui gouverne notre rapport au langage. L’ordre du discours Ce qu’il y a d’abord, ce sont des énoncés et du langage. Le silence n’est pas premier, il suppose l’acte de se taire. Il n’est pas un dehors du langage que celui-ci pourrait viser comme un terme extérieur, mais le résultat d’une opération de nature elle-même langagière. Il faut qu’il y ait une séparation de la parole et du silence, qu’on découpe dans le champ de ce qui est énonçable ce qui est indicible d’une part, et qui ne doit pas ou ne peut pas relever du discours, et ce qui est dicible de l’autre, et qui appartient à un régime discursif régulier. Ce partage du discours s’accomplit très exactement dans la théologie négative. C’est dire que celle-ci ne rapporte pas formellement le dicible et l’indicible l’un à l’autre comme deux termes d’une opposition externe, mais qu’elle articule l’inexpressible et l’expression dans un jeu dont la portée est structurante. Car le partage qu’opère la théologie négative traverse le discours théologique en son intégralité, et en ce sens, la théologie négative ne cherche pas à se soustraire du discours, mais à en produire l’ordre. Dans un passage du De abstinentia, Porphyre semble constituer un classement des différents types de sacrifice à partir du modèle du sacrifice parfait qu’est la prière silencieuse adressée au dieu suprême : Au dieu suprême, comme l’a dit un sage, nous n’offrirons rien de ce qui est sensible, ni en holocauste ni en parole. En effet, il n’y a rien de matériel qui, pour l’être immatériel, ne soit immédiatement impur. C’est pourquoi le langage de la voix ne lui est pas non plus approprié, ni même le langage intérieur lorsqu’il est souillé
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par la passion de l’âme. Mais notre seul hommage est un silence pur et de pures pensées le concernant. […] Pour les rejetons du dieu suprême – les dieux intelligibles – il faut ajouter l’hymne de la parole. Car le sacrifice est la consécration à chaque divinité d’une part de ses dons, de ce par quoi elle nourrit notre essence et la maintient dans l’être23.
La prière silencieuse n’apparaît pas comme l’acte ultime qui coiffe une série d’actes rituels, mais bien plutôt comme leur raison secrète : le silence est ce par quoi peut être évaluée la pureté de toutes les prières et de tous les sacrifices, le paradigme ineffable que tous les actes rituels répètent à un degré de pureté moindre. Ce qui est plus frappant encore, c’est que le silence constitue le point à partir duquel l’ordre cosmique des divinités et l’ordre pratique des sacrifices trouvent à s’articuler dans le discours théologique. Si le sacrifice rend à chaque divinité une part de ce qu’elle nous donne, de même que le paysan consacre une partie de sa récolte aux dieux qui y président, le philosophe consacre au dieu suprême le silence d’une contemplation muette. Et par-delà cette mise en ordre des pratiques et des divinités, c’est la différence entre les hommes qui est produite, entre les bons et les mauvais, entre le philosophe et le vulgaire. « En effet, de même que tout ne doit pas leur être offert en sacrifice, de même les dieux n’éprouvent pas un plaisir égal aux sacrifices de tous »24. Avec Proclus, le lien entre la théologie négative et l’ordre qu’elle permet de constituer est explicité de façon originale dans l’interprétation qu’il donne du Parménide. Elle s’organise autour de l’idée que la négation est constituante : ce sont les négations qui produisent les affirmations, et les déterminations que l’on retranche du premier principe ne forment pas une épure du principe, mais constituent la série de ses dérivés. Non seulement tout ce qui est nié du principe est posé comme étant dérivé à partir de lui et lui étant subordonné, mais cette subordination suit l’ordre précis des négations. Puisque les négations engendrent les affirmations, il est évident que la première engendre les premiers dérivés, la seconde les seconds25.
Cet engendrement des affirmations par les négations est illustré sur le cas des premiers attributs niés au sujet de l’un dans la première hypothèse du Parménide : la pluralité (πλῆθος) et la totalité (ὅλον). Soit la proposition 23 Porphyre, De l’abstinence, II, 34, 2, trad. J. Bouffartigue, t. II, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1979, p. 101. 24 Ibid., p. 99. 25 Proclus, In Parmenidem, VI, 1099, l. 24-25, éd. C. Steel et L. Van Campe, Commentaire sur le Parménide de Platon, vol. III, Oxford 2009, p. 77. Notre traduction.
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conditionnelle : « Si l’un est un tout (composé de parties), alors il est une pluralité ». La négation de l’antécédente n’a aucun effet sur la conséquente, alors que, inversement, la négation de la seconde annule la première : l’un peut être une pluralité sans être une totalité, mais non l’inverse. De cette loi logique élémentaire, Proclus tire habilement un principe ontologique : la pluralité ou la multiplicité est première par rapport à la totalité, car elle est plus compréhensive et plus universelle. C’est donc la négation qui permet de déduire les affirmations, précisément parce qu’elle en indique l’ordre. Et cet ordre est ontologique : le multiple est plus proche du principe que le tout. À partir de la logique de la négation constituante, toutes les négations du Parménide peuvent alors être réinterprétées dans le sens d’une ontogenèse et d’une théogonie. Par conséquent, c’est selon une causalité unique et inconnaissable que le tout premier principe de l’univers a révélé tous les dieux, toutes les âmes divines et toutes les classes d’êtres supérieurs ; et il n’est ni relié à ses propres produits ni multiplié en eux, mais les transcendant absolument par une simplicité admirable et une unité éminente, il donne à tous sans distinction leur procession et en même temps leur rang (τάξις) dans cette procession26.
Le Commentaire du Parménide s’achève en une Théologie platonicienne. C’est la théologie négative qui permet de constituer un discours ordonné sur le réel, parce que c’est elle qui en produit l’ordre. On n’arrive pas à la théologie négative seulement à la pointe extrême d’un discours sur les êtres et les divinités supérieurs, quand celui-ci s’exténue face au premier principe, mais on la trouve déjà à l’origine d’un tel discours, comme sa raison constituante et le principe de son fonctionnement. L’ensemble de la théologie proclienne ne saurait d’ailleurs se réduire à son moment apophatique : elle est une contemplation aussi bien de l’ordre que du principe – les deux étant inextricablement mêlés. Le Ps.-Denys semble affirmer tout le contraire, quand il situe la théologie mystique au sommet de toute contemplation, selon le topos déjà évoqué de l’ascension du Mont Sinaï : Maintenant que nous nous élevons des réalités d’en-bas vers ce qui se tient en haut, au fur et à mesure de l’ascension, [le discours] diminue (συστέλλεται), et au-delà même de toute ascension, il sera complètement muet (ἄφωνος) et complètement uni à l’ineffable27.
26 Id., Théologie platonicienne, II, 12, p. 72, 12-18 Saffrey-Westerink. 27 Ps.-Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, III, 1033 C, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 147.
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En effet, la cime de la théologie mystique est le silence au moyen duquel le discours, par son extrême épuisement, peut être uni au dieu ineffable. Mais à bien y regarder, et à en juger par le volume même de l’ouvrage éponyme, la théologie mystique n’a pas beaucoup plus à dire que cela : comme nous l’avons rappelé à la suite d’Henri-Charles Puech, elle ne fait qu’additionner des thèmes largement empruntés aux traditions patristique et néoplatonicienne. Si la théologie négative a bien pour finalité l’épuisement du discours, c’est précisément parce que ce qu’elle rend impossible sur le plan du langage et de la théorie, elle le transpose sur un autre plan qui seul en garantit la possibilité. C’est un autre ordre que celui du langage conceptuel qui ménage l’accès au divin, et cet ordre porte chez le Ps.-Denys un nom bien spécifique : la hiérarchie. La « hiérarchie » (ἱεραρχία) est selon moi : un ordre (τάξις) sacré, un savoir (ἐπιστήμη), une opération (ἐνέργεια) – assimilée autant que possible à la forme divine et élevée proportionnellement (ἀναλόγως) par les illuminations transmises par la divinité, à l’imitation divine28.
Le terme de « hiérarchie », qu’on emploie très fréquemment dans l’exégèse et la traduction des textes néoplatoniciens, n’appartient pourtant pas à ce corpus, mais semble bien être un terme forgé, ou au moins défini très spécifiquement, par le Ps.-Denys. Il faut brièvement revenir aux termes de la définition dionysienne pour en comprendre la signification. La hiérarchie est la sphère du savoir (ἐπιστήμη) : c’est en elle seulement qu’un savoir du divin peut exister et être transmis. Cela précisément parce que la hiérarchie relève d’une donation ou d’une transmission d’origine divine. La hiérarchie est ce par quoi le divin se révèle, une manifestation de la lumière divine. C’est pourquoi on peut dire qu’elle est une opération (ἐνέργεια). Si le divin accorde à la créature une puissance (δύναμις) de participation, la hiérarchie est ce qui en produit l’acte (ἐνέργεια). C’est l’acte commun de la communication et de la connaissance du divin : dans la hiérarchie, ce qui se communique et l’acte de le connaître coïncident, si bien qu’à chaque niveau de la hiérarchie, il n’est pas possible de recevoir la lumière divine sans la retransmettre. Enfin, cette opération du savoir, cet être-en-acte de la connaissance, c’est sous la forme de l’ordre (τάξις) qu’ils se manifestent. Il ne suffit pas de dire que le savoir est ordonné et graduel, proportionnel (ἀνάλογος), mais c’est l’ordre lui-même qui constitue, in fine, une figure du savoir : la hiérarchie est elle-même ce qui est révélé29. La définition de la hiérarchie peut donc être reformulée : 28 Id., Hiérarchie céleste, III, 1, 164 D, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 17. 29 Ce point a été noté très tôt par E. von Ivanká, mais très peu commenté ailleurs : « Nous
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Qui dit « hiérarchie » signifie donc généralement un ordonnancement (διακόσμησιν) sacré, image de la splendeur théarchique (θεαρχικῆς), qui administre (ἱερουργοῦσαν) les mystères (μυστήρια) de ses propres illuminations selon des ordres (τάξεσι) et des savoirs (ἐπιστήμαις) hiérarchiques (ἱεραρχικαῖς) et s’assimilant autant qu’il est permis à son propre principe (ἀρχὴν)30.
La hiérarchie est à proprement parler l’administration du mystère divin. C’est un vaste dispositif de circulation de la lumière divine, qui fonctionne selon la voie hiérarchique des médiations entre supérieurs et inférieurs : Chacun des ordres (διακόσμησις) proches de Dieu est plus conforme à Dieu que celui qui est plus éloigné, et ceux qui sont plus proches de la vraie lumière sont plus aptes à la recevoir et à la retransmettre. Ne comprends pas la proximité en un sens spatial mais selon la capacité à recevoir le divin31.
Non seulement le mystère circule en se raréfiant de degré en degré, comme la lumière s’opacifie à mesure qu’elle s’éloigne de sa source, mais la révélation même du mystère est la mise en ordre de cette raréfaction, l’assignation de chacun à la part de secret qu’il est en mesure de recevoir et de retransmettre, c’est-à-dire, à sa place dans la hiérarchie. La hiérarchie définit donc un espace et un ordre de circulation et de distribution, et des places bien définies au sein de ceux-ci, polarisés par le rapport des supérieurs aux inférieurs par le biais d’intermédiaires. Le secret que nulle parole ne saurait arracher au silence divin se manifeste comme tel dans sa mise en circulation ordonnée, administrée par une vaste hiérarchie qui en produit la redistribution. La stratégie dionysienne apparaît alors clairement. La théologie négative est bien au fondement d’un ordre, mais il s’agit moins ici d’une hiérarchie métaphysique ou cosmique que d’une hiérarchie administrative : ce ne sont pas les noms divins ou les degrés de l’être qui s’organisent en un ordre, mais les anges et les ministres de Dieu32. La sphère de la hiérarchie est celle de évoluons ainsi dans un véritable cercle : le savoir hiérarchique est un savoir concernant la manière dont est transmis le savoir hiérarchique : le savoir de l’ordre des rangs par lesquels ce savoir est transmis doit être lui-même le contenu du savoir » (Plato Christianus. La réception critique du platonisme chez les Pères de l’Église, trad. R. Brague et J.-Y. Lacoste, P.U.F., collection « Théologiques », Paris 1990 [1964], p. 259-260). Cette même logique a été notée, mutatis mutandis, par J.-L. Marion, mais réinterprétée dans les termes d’une économie du don et de la redondance, cf. L’idole et la distance. Cinq études, Grasset, Paris 1977, p. 212-216. 30 Ps.-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, III, 2, 165 B, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 18. 31 Id., Lettres, VIII, 1092 B, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 180. 32 Sur ce point nous nous écartons des interprétations les plus courantes de la pensée hiérarchique du Ps.-Denys. Pour une lecture classique, cf. R. Roques, L’univers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Éditions du Cerf, collection « Patrimoines. Christianisme », Paris 1983, et S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena. An investigation of the Prehistory and Evolution of
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l’organisation liturgique du culte, céleste et terrestre, c’est-à-dire de la mise en œuvre pratique de la connaissance mystique. La hiérarchie est la mise en circulation ordonnée du mystère, selon les places, les fonctions et les dignités respectives de ceux qui l’administrent et le reçoivent. Mais ce sont les voies hiérarchiques de cette distribution qui sont elles-mêmes le mystère. La forme et le contenu de la hiérarchie tendent à se confondre et à se déterminer réciproquement : la mise en circulation et la mise en ordre de la parole et du silence, de la révélation et du secret, constituent deux aspects d’une seule et même opération. Des plus hauts ordres des anges aux plus bas rangs des fidèles, c’est un grand secret qui se diffuse et qui accroît son mystère au fur et à mesure de sa diffusion. Le centre vacant de la théologie négative est aussi celui de la hiérarchie, et c’est dans l’opacité de la première que le fonctionnement redondant de la seconde trouve sa justification et son fondement mystique33. Il y a donc au cœur de tout langage apophatique une ligne qui partage le dicible et l’indicible, qui ne tend pas vers un point de fuite extérieur, vers un dehors absolu, mais tient lieu d’axe générateur du discours en totalité, de principe interne d’organisation et de répartition. En ce sens, loin de constituer une exception par rapport au discours, la théologie est bien plutôt ce qui en fonde l’ordre34.
the Pseudo-Dionysian Tradition, Brill, collection « Studien zur Problemgeschichte der antiken und mittelalterlichen Philosophie », Leyde 1978. Pour une lecture non cosmologique, on pourra se reporter au propos d’E. Coccia, dans G. Agamben et E. Coccia (éd.), Angeli, Ebraismo Cristianesimo Islam, Neri Pozza Editore, collection « La quarta prosa », Vicence 2009, p. 455-478. 33 R. A. Arthur, dans une étude sur le contexte syriaque de la rédaction du corpus dionysiacum, fait valoir un argument similaire sur la stratégie dionysienne : il s’agit, contre la prétention de certains savoirs de type mystique et monastique, donc individuels, de mettre en place une hiérarchie qui règle la relation des individus au divin dans le cadre strict de l’Église. La « mystique » dionysienne, qui met en avant l’impossibilité de connaître le divin, n’est alors que la justification de l’autorité de la hiérarchie. Cf. Pseudo-Dionysius as Polemicist. The Development and Purpose of the Angelic Hierarchy in Sixth Century Syria, Ashgate-Burlington, collection « Ashgate new critical thinking in religion, theology and biblical studies », Aldershot 2008. Quelle que soit la valeur historique des hypothèses de l’auteur, l’argument demeure tout à fait probant à un niveau structurel. 34 Il nous semble que c’est dans ces termes que le rapport de la pensée de Derrida avec la théologie négative, dionysienne en particulier, demande à être renégocié : de ce point de vue, tout sépare le jeu anarchique de la « différance » d’avec la fondation apophatique de l’ordre du discours théologique. Pour une synthèse de la question dans cette perspective, cf. M.-J. Rubenstein, « Dionysius, Derrida, and the Critique of “Ontotheology” », dans S. Coakley et C. M. Stang (éd.), Re-thinking Dionysius the Areopagite, Wiley Blackwell, collection « Directions in modern theology », Malden-OxfordChichester 2009, p. 195-211.
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Le pouvoir des mots Il est courant de voir dans la théologie négative une forme d’aveu des limites ou de l’impuissance du langage. De ce point de vue, l’honneur suprême du discours, et sa plus grande lucidité, serait d’abdiquer devant ce qu’il ne parvient pas à exprimer et de laisser place au silence. La lecture que nous avons entreprise semble nous conduire à un constat inverse. Car le langage n’admet comme limites que celles qu’on lui assigne, et l’argument de l’impuissance révèle, plus profondément, une conscience à peine voilée de la force même du langage. Pourquoi faut-il que la théologie s’attache avec autant d’acharnement à mettre en évidence l’indicibilité de Dieu ? Pourquoi a-t-on de façon récurrente consacré autant de pages à disqualifier tout discours possible sur le premier principe ? C’est sans doute que philosophes et théologiens ont ressenti une certaine méfiance, peut-être une crainte, parfois mêlée de piété, devant la redoutable puissance d’affirmation du langage. C’est sans doute parce que tout ne doit pas pouvoir être dit, et surtout pas par tout le monde, que quelque chose absolument doit ne pas être dicible. Il nous faut donc affirmer paradoxalement que la théologie négative est un aveu de la toute-puissance du langage et le moyen de la limiter. Il n’est pas étonnant alors de remarquer que les théoriciens les plus rigoureux de l’apophatisme, ceux à qui l’on attribue la plus grande perplexité quant aux possibilités du langage, ont été d’autre part les plus grands chantres du pouvoir magique des mots. Dans un contexte d’éloignement des dieux, dans lequel la présence du divin au monde et l’accointance des hommes et des dieux ne paraissent plus tout à fait évidents, on observe, conjointement à la radicalisation de l’apophatisme dans le discours néoplatonicien, un goût de plus en plus prononcé pour la théurgie. Comme si ce que l’on ampute au langage théorique était mis au compte de ses usages pratiques. En témoigne la rédaction du De mysteriis, véritable manifeste philosophique de la théurgie, dans lequel Jamblique ne livre rien de moins qu’une théorie de l’efficacité symbolique du langage. La théurgie consiste essentiellement en un symbolisme opératoire visant à réveiller la présence divine dans les choses, qui agit sur les signatures (συνθήματα ou σύμβολα) divines dispersées ou semées dans le monde. L’activité théurgique doit donc rapporter l’âme du théurge au divin par l’activation de certains symboles efficaces. Comment faut-il comprendre l’efficacité ou la vertu de ces symboles ? C’est dans la théorie des « noms barbares » que le fonctionnement efficace du langage apparaît de la façon la plus claire. Les noms des dieux sont donnés dans des langues étrangères, et il convient pour faire usage de tels noms de ne pas les traduire mais d’en conserver l’idiome originel. La compréhension par le locuteur des mots qu’il
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prononce est donc tout à fait secondaire. Jamblique formule à cet égard une théorie de l’efficacité ex opere operato : […] c’est l’accomplissement religieux des actions ineffables dont les effets dépassent toute intellection, ainsi que le pouvoir des symboles muets, entendus des dieux seuls, qui opèrent l’union théurgique. C’est pourquoi ce n’est pas notre pensée qui opère ces actes ; car alors leur efficacité serait intellectuelle et dépendrait de nous ; or ni l’un ni l’autre n’est vrai. Sans que nous y pensions, en effet, les signes eux-mêmes, par eux-mêmes, opèrent leur œuvre propre, et l’ineffable puissance des dieux, que ces signes concernent, reconnaît ses propres copies elle-même par elle-même sans (avoir besoin d’) être éveillée par (l’activité de) notre pensée35.
Il faut aller plus loin : c’est la signification elle-même qui devient tout à fait inutile et qui est remplacée par la seule valeur opérative du langage. Les noms divins sont des signes vides, de purs signifiants sans signifiés, qui unifient plus qu’ils ne signifient. Ils n’ont pas de sens, mais de purs effets. Ils opèrent une collusion directe avec la divinité, sans passer par la dimension de la signification. S’agit-il là de pures formules magiques dont la puissance demeure inexplicable ? Jamblique se garde bien de prêter au langage une force autonome ou un pouvoir magique. Les noms divins sont des signatures, ils portent des traces de la divinité disséminées dans le langage. Ils ne font que nous renvoyer à la part de divin qu’il y a en nous : De plus, nous gardons tout entière dans notre âme une copie mystique et indicible des dieux, et c’est par les noms que nous élevons notre âme vers les dieux, qu’une fois élevés nous l’unissons à eux autant que possible36.
La théurgie ne fait jamais que réactiver une puissance que le divin a déposée dans le monde, que rendre aux dieux ce qu’ils ont originellement donné. Dès lors, c’est sur fond de cosmologie que la théurgie devient explicable : Mieux vaut donc chercher la cause (des sacrifices) dans une amitié, une parenté, une relation qui lie les ouvriers à leurs ouvrages et les générateurs à ceux qu’ils engendrent. Quand donc, sous l’égide de ce principe commun, nous voyons un animal ou une plante terrestre conserver intacte et pure l’intention de son auteur, alors, par cet intermédiaire, nous mettons en mouvement, d’une manière appropriée, la cause démiurgique qui, sans rien perdre de sa pureté, domine cette créature. Nombreuses sont ces causes ; les unes sont dans 35 Jamblique, Les Mystères d’Égypte, 2, 11 (96, 17 - 97, 9), éd. et trad. É. des Places, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1966, p. 96. 36 Ibid., VII, 4 (255, 17 - 256, 3), p. 192.
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une dépendance immédiate, comme les démons ; les autres, supérieures, se situent au-dessus, celles des dieux ; enfin, à leur tête, se trouve la cause unique, la plus vénérable ; le sacrifice parfait les met toutes en branle ; mais chacune, selon le rang qu’elle a reçu, s’y introduit familièrement37.
C’est par une sympathie cosmique que s’explique la circulation de flux divins ineffables et la production d’effets magiques dans le langage et dans les choses38. Mais la sympathie n’est pas elle-même une cause, elle est plutôt ce qui permet d’expliquer la causalité : l’opérativité des symboles théurgiques s’explique par la conjonction d’une causalité divine et d’un milieu sympathique. C’est donc dans l’ordre du monde, dans la structure du cosmos, que réside l’explication du pouvoir ineffable des mots. Ce n’est pas un hasard si Jamblique introduit dans la pensée néoplatonicienne, en même temps que la spéculation sur la théurgie, l’image d’un monde ordonné, du κόσμος (monde) comme διακόσμησις (disposition) ou τάξις (ordre). Il faut se donner un monde ordonné et hiérarchisé, pour comprendre comment le principe peut y agir efficacement. C’est parce que les êtres inférieurs sont subordonnés aux êtres supérieurs, les hommes aux démons, les démons aux dieux, les dieux au principe unique, que le verbe théurgique est en mesure d’avoir un effet dans le monde : il n’opère pas directement sur le monde, mais remet en œuvre l’action d’une causalité première sur ce qui lui est subordonné, met en branle toute la série des causes qui constitue l’ordre même du monde. L’ordre cosmique ne joue donc pas simplement le rôle de condition vis-à-vis du pouvoir des mots : il en est la substance même. Le legs le plus profond de la pensée de Jamblique au néoplatonisme est peut-être cette articulation obscure de l’efficacité du langage avec l’ordre du monde. De là à la théorie dionysienne de la hiérarchie, il n’y a qu’un pas. Mais le pas franchi par le Ps.-Denys est décisif. Si la hiérarchie n’est pas un autre nom du cosmos, mais un dispositif concret d’administration du sacré, c’est dans ce cadre précis qu’il faut envisager le fonctionnement de la parole sacrée (ἱερολογία). L’emploi dionysien du terme θεουργία (théurgie), qu’il emprunte indiscutablement aux néoplatoniciens, est ambigu. Il faut l’entendre littéralement : la θεουργία c’est l’ἔργον τοῦ θεοῦ, l’œuvre ou l’opération divine, en particulier celle du Verbe incarné. Dans une affirmation tout à fait énigmatique, le Ps.-Denys dit : « La théurgie (θεουργία) est la récapitulation (συγκεφαλαίωσις) de la théologie (θεολογίας) »39. 37 Ibid., V, 9 (209, 11 - 210, 6), p. 164. 38 Jamblique n’innove pas particulièrement sur ce point. En ce qui concerne la tradition
néoplatonicienne, déjà chez Plotin, dans le Traité 28 (IV, 4), c’est la sympathie cosmique qui est la clé des phénomènes relevant de la magie. 39 Ps.-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie ecclésiastique, III, 5, 432 B, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 84.
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L’œuvre divine récapitule la parole divine. Cela signifie que les actes du Verbe incarné révèlent le sens et la vérité de ce que les Écritures ne faisaient qu’annoncer – comme dans toute la tradition exégétique chrétienne, l’Ancien Testament ne devient compréhensible qu’à la lumière du Nouveau Testament. Mais que signifie précisément la « récapitulation » ? Chez Paul, le verbe récapituler (ἀνακεφαλαιώσασθαι) renvoie à l’opération du Verbe incarné qui, littéralement, ramène toute chose sous son chef 40, mais aussi, qui accomplit toutes les choses dans leur plérôme, dans la plénitude de leur sens41. La récapitulation est un accomplissement. Il s’agit d’un rapport performatif entre la parole et l’acte : l’opération divine est l’accomplissement de la parole divine. C’est pourquoi la question ne relève pas pour le Ps.-Denys de l’exégèse, mais de la liturgie – de la sphère par excellence de l’efficacité symbolique. Le rapport entre la théurgie et la hiérarchie apparaît alors clairement. L’accomplissement parfait (τελείωσις) consiste en effet pour chacun des membres de la hiérarchie à tendre à l’imitation du divin selon sa propre proportion, et ce qui est plus divin encore, comme le disent les Écritures, à devenir un « coopérateur de Dieu » (Θεοῦ συνεργόν)42 et à montrer en soi-même l’opération divine (τὴν θείαν ἐνέργειαν) – autant qu’il est possible de la faire voir43.
La hiérarchie vise à reproduire en chacun de ses membres l’opération divine (θεουργία, θεία ἐνέργεια), à faire de chacun d’eux un co-opérateur (συνεργός). Plus précisément, ce sont les actes de la liturgie qui mettent en œuvre cette reproduction : Mais comment l’imitation divine pourrait-elle être en nous sans qu’on ravive toujours la mémoire des opérations divines les plus sacrées (ἱερωτάτων θεουργιῶν) par les paroles sacrées (ἱερολογίαις) et les opérations sacrées (ἱερουργίαις) de la hiérarchie ?44
Toute la liturgie (λειτουργία) est une reproduction ou une imitation de l’opération divine (θεουργία) dans l’opération sacrée (ἱερουργία). Devenir coopérateur (συνεργός) du divin, c’est participer de la liturgie, reproduire dans le rite, par les paroles et les gestes, l’opération du divin. La liturgie est précisément
40 Cf. Ep 1, 10. 41 Cf. Rm 13, 9-10. 42 1 Co 3, 9. 43 Ps.-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, III, 2, 165 B, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 18. 44 Id., Hiérarchie ecclésiastique, III, 12, 441 C, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 92.
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la sphère dans laquelle la parole divine (θεολογία) et la parole sacrée (ἱερολογία) peuvent coïncider : c’est dans la performativité de la parole que le langage humain devient un langage divin. En ce sens, la hiérarchie n’est rien d’autre que le dispositif qui permet d’articuler l’opération divine et l’opération sacrée, c’est-à-dire, de donner son fondement transcendant à l’agir humain, de faire de la liturgie une théurgie. On observe à cet égard une analogie frappante entre le rapport θεαρχίαἱεραρχία (théarchie-hiérarchie) et le rapport θεουργία-ἱερουργία (théurgiehiérurgie) : il s’agit toujours pour le Ps.-Denys d’articuler le pouvoir divin et le pouvoir sacré, de fonder divinement ou de sacraliser le pouvoir humain – car c’est de cette façon seulement qu’il fonctionne. Ce n’est que dans la sphère hiérarchique que l’efficacité de la parole, des actes, des symboles, que le pouvoir en général, trouve à s’expliquer. En un sens, le Ps.-Denys ne fait que pousser à bout ce qu’avait déjà perçu Jamblique dans son apologie de la théurgie. Mais il opère en même temps un déplacement décisif. Alors que, dans le néoplatonisme, la magie s’inscrit encore dans la cosmologie, le Ps.Denys pense le pouvoir comme une sphère autonome, dont le fondement n’est que plus problématique. C’est ce qui apparaît clairement au chapitre xiii de la Hiérarchie céleste, où le Ps.-Denys se pose le problème suivant : comment est-il possible que ce soit un séraphin qui ait parlé au prophète Isaïe et purifié sa bouche, alors que les séraphins constituent le rang le plus élevé dans les ordres angéliques ? Pour concilier le texte biblique avec sa propre théorie de la hiérarchie, le Ps.Denys propose l’explication suivante : De même que Dieu purifie toute [intelligence] de par son être même de cause de toute purification, ou mieux encore – pour utiliser un modèle plus proche – de même que notre hiérarque (ἱεράρχης) est dit purifier et illuminer lui-même en illuminant ou en purifiant par l’intermédiaire de ses ministres (λειτουργῶν) ou de ses prêtres (ἱερέων) – dans la mesure où les ordres qui ont été consacrés par lui reportent (ἀνατιθεισῶν) sur lui leurs propres opérations sacrées – de même l’ange qui accomplit la purification du théologien [Isaïe] reporte (ἀνατίθησιν) sa propre science et sa propre puissance purificatrices d’une part à Dieu en tant que cause (αἴτιον), d’autre part au Séraphin en tant que premier ministre (πρωτουργὸν ἱεράρχην)45.
Pour expliquer qu’un séraphin soit entré en contact avec un humain, le Ps.-Denys expose le fonctionnement même de la médiation hiérarchique. Nous retiendrons deux choses de la solution dionysienne. 45 Id., Hiérarchie céleste, XIII, 4, 305 C-305 D, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 48-49.
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En premier lieu, l’acte liturgique de purification renvoie à une double origine. L’ange rapporte son acte à Dieu en tant que cause (αἴτιον), car c’est dans le créateur que toute créature se soutient ontologiquement. Mais il rapporte aussi son acte au séraphin, en tant que premier ministre (πρωτουργὸς ἱεράρχης). Quel est le sens d’une telle division de l’origine ? Précisément de séparer une sphère autonome de l’opérativité. Comme nous l’avons vu, la hiérarchie n’est pas un principe cosmique ou métaphysique : c’est qu’elle ne relève pas de l’οὐσία divine, mais de son ἐνέργεια. Il faut distinguer l’être et l’opérativité du divin. Il n’est pas possible en effet d’attribuer, comme dans le néoplatonisme, une puissance ontogénétique aux réalités intermédiaires : les anges ne participent pas à la création du monde, mais seulement à son administration. En contrepartie, il n’est pas possible non plus d’attribuer directement à Dieu l’administration des choses sacrées, il faut passer par la médiation angélique. C’est pourquoi la pensée dionysienne introduit un hiatus entre l’opérativité et l’être divins tout en cherchant à les articuler46. Mais alors Dieu se retrouve exclu de la hiérarchie dont il est le fondement. Aucune opération hiérarchique n’a son fondement en soi, et toutes renvoient toujours à un niveau supérieur. Autrement dit, la logique hiérarchique est une logique de ministère et de vicariance. À sa source même, la hiérarchie est marquée par la division de l’esse (être) et de l’operari (agir), et par la médiation du premier ordre des anges. Toutes les opérations, à quelque niveau que ce soit, s’épuisent à renvoyer aux opérations de niveau inférieur ou supérieur, de ministre en ministre. La hiérarchie fonctionne selon un mouvement de renvoi (ἀνάθεσις) indéfini, ou, pour reprendre le mot de Derrida, de « différance ». Le cœur de toute opération hiérarchique consiste en une perpétuation de la hiérarchie qui ne renvoie jamais qu’à ellemême indéfiniment. L’Écriture sacrée des chants divins, dont la visée est de louer toutes les théologies (θεολογίας) et toutes les théurgies (θεουργίας) et d’approuver les paroles sacrées (ἱερολογίας) et les opérations sacrées (ἱερουργίας) des hommes divins, compose le chant et la narration universels des choses divines, conférant à ceux qui sont divins et en parlent de façon sacrée (ἱερολογοῦσιν), la disposition (ἕξιν) propre à recevoir et à communiquer tous les rites et les initiations hiérarchiques47.
46 Giorgio Agamben a posé le problème du rapport entre οὐσία et πρᾶξις (être et agir) dans le cadre plus général de la doctrine chrétienne de l’οἰκονομία (économie) (Le Règne et la Gloire, Seuil, collection « L’ordre philosophique », Paris 2008). 47 Ps.-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie ecclésiastique, III, 4, 429 D, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 84.
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Parler sur le mode sacré (ἱερολογεῖν), c’est produire le sacré comme disposition à la parole. L’efficacité propre du langage sacré est donc de créer la disposition à recevoir et à communiquer ce même langage. C’est dire que la hiérarchie ne vise au fond qu’à produire par ses opérations les conditions qui rendent efficaces ces opérations elles-mêmes – autrement dit, à se reproduire. Ce cercle – qu’éventuellement on appellera vicieux – rappelle fortement le mode de fonctionnement des énoncés performatifs que Pierre Bourdieu, cherchant à démystifier toute interprétation « magique » de la performativité du langage, a mis en évidence : […] l’autorité qui fonde l’efficacité performative du discours est un percipi, un être connu et reconnu, qui permet d’imposer un percipere, ou, mieux, de s’imposer comme imposant officiellement, c’est-à-dire à la face et au nom de tous, le consensus sur le sens du monde social qui fonde le sens commun. […] Le mystère de la magie performative se résout ainsi dans le mystère du ministère (selon le jeu de mot cher aux canonistes), c’est-à-dire dans l’alchimie de la représentation […] par laquelle le représentant fait le groupe qui le fait48.
L’autorité ne fonctionne pas sans la reconnaissance de l’autorité. C’est pourquoi c’est cette reconnaissance elle-même que l’autorité s’attache à produire. C’est ce que dit déjà le Ps.-Denys, quelques siècles avant les analyses de Bourdieu : Ces choses que nous accomplissons, si les profanes les voyaient ou en entendaient parler, ils éclateraient de rire et auraient pitié de notre égarement. Il ne faut pas s’étonner de cela. Comme le disent les Écritures : « S’ils n’ont pas la foi (πίστις), ils ne comprendront pas non plus » (Is 7, 9)49.
C’est la croyance qui permet de distinguer le profane et le fidèle, la vaine mascarade et le rituel efficace. Elle est la pierre de touche de l’efficacité de la parole. Mais la croyance dont il est question ici n’est pas un acte psychique isolé qui porte sur un contenu singulier, mais un mode d’appartenance à l’ensemble du dispositif hiérarchique. Tel est le paradoxe : il faut croire à la hiérarchie pour y appartenir, mais il faut y appartenir pour y croire. Mais le paradoxe se dissipe si l’on comprend qu’il s’agit d’un seul et même mode de production et d’administration du sens et de l’efficacité du discours. La hiérarchie est une machine à fabriquer de l’habitus. 48 P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris 1982, p. 101. 49 Ps.-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie ecclésiastique, VII, 1, 556 D - 557 A, dans Corpus dionysiacum, t. II, p. 123.
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La théologie négative n’est donc pas le signe de l’impuissance du langage, mais bien plutôt le fondement de son pouvoir. Elle fonde un ordre dans lequel le langage semble valoir essentiellement par son opérativité. Le mystère divin ne s’y révèle que dans la mesure où, comme la parole qui le manifeste, il se remet indéfiniment en circulation. Cette parole qui circule dans les ordres des anges et des hommes demeure, en fin de compte, absolument muette : elle ne dit rien d’autre que sa propre loi de transmission, à savoir, la hiérarchie dont elle est la pure perpétuation. Il faut penser une forme de performativité selon laquelle ne pas dire, c’est faire. Le langage sacré n’est efficace, et donc sacré, que pour autant qu’il accroît le mystère et l’indicibilité du divin. C’est dire que le mystère se résorbe intégralement dans le ministère – le pouvoir divin (θεαρχία) dans le pouvoir sacré (ἱεραρχία) –, si bien que ce n’est pas dans la théologie négative qu’il faut chercher le secret de la hiérarchie, mais dans la hiérarchie qu’il faut chercher le secret de la théologie négative. Réinterprétation métaphysique À partir de ce qui a été dégagé, il est possible de formuler, pour terminer cette étude, deux remarques d’ordre général sur ce que l’on nomme « théologie négative ». Plutôt que d’envisager la théologie négative à travers le prisme de la mystique ou de la métaphysique, nous avons préféré la considérer dans une perspective linguistique comme une opération du langage sur le langage luimême, instituant un certain ordre dans le discours. La théologie négative pourrait être inscrite – provisoirement en tout cas – dans le champ analysé par Foucault sous le nom d’ « ordre du discours », tel qu’il le décrit dans sa leçon inaugurale au Collège de France : Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité50.
Le discours forme un ordre, parce qu’il est tout à la fois l’enjeu du pouvoir et le milieu dans lequel le pouvoir s’exerce. Ce qui définit la réalité sociale et historique du discours, c’est l’ensemble des procédures selon lesquelles ce discours est produit et diffusé, qui sont autant de marques impersonnelles du pouvoir à l’œuvre dans le langage. La question est de savoir si la théologie négative peut être réduite à certaines procédures de ce type – travail de la censure et de 50 M. Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, Paris 1971, p. 10-11.
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l’interdit, logique du secret – ou si elle doit être considérée comme une procédure à part entière. On pourrait peut-être avancer l’hypothèse que le partage entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas être dit est une opération fondamentale qui décide dans toute formation discursive de l’accès au langage des personnes et des choses. Car du partage de ce qui peut ou non être dit dérive souvent la division entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas dire, mais aussi des temps et des lieux dans lesquels quelque chose peut ou non être dit. Il ne saurait alors s’agir simplement de démystifier la théologie négative, mais d’envisager de nouveau à partir de leur noyau apophatique un certain nombre de discours qui prétendent s’organiser autour d’une décision sur l’indicible51. Si la théologie négative travaille ainsi en profondeur notre rapport au langage, cela témoigne-t-il d’un enjeu d’ordre métaphysique ? Nous avons délibérément mis de côté les questions ontologiques et métaphysiques traditionnellement liées à l’apophatisme. Il est d’ailleurs fréquent de tenir la théologie négative, en raison de sa promotion de « l’au-delà de l’être » (ἐπέκεινα τῆς οὐσίας), pour une alternative à la métaphysique. L’indicibilité du premier principe le situerait au-delà de toute position d’existence et de toute compréhension ou appropriation par la raison. Mais à bien y regarder, une telle analyse demeure superficielle52. En effet, toute l’histoire de la métaphysique est suspendue à ce que l’on pourrait appeler la question du principe (ἀρχή) : Les Grecs entendent dans ce mot le plus souvent deux choses : arché veut dire, d’une part, ce à partir de quoi quelque chose prend son essor et son commencement ; mais d’autre part ce qui, en tant qu’un tel essor et commencement maintient son emprise par-delà cet autre qui sort de lui et ainsi le tient, donc le domine53. 51 La résurgence de l’intérêt pour la théologie négative dans la pensée contemporaine est à cet égard significative. Outre le cas de Derrida, dont nous avons fait brièvement mention, celui de Wittgenstein demanderait à être interrogé, en particulier sur le sens de son geste et jusqu’à ses conséquences les plus pratiques sur le monde académique de la pensée. Il n’est d’ailleurs pas anodin que Pierre Hadot ait été conduit des néoplatoniciens à Wittgenstein à propos de la question des limites du langage. Cf. P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, collection « Bibliothèque d’histoire de la philosophiePoche », Paris 2004. 52 Pour une confrontation subtile de la lecture heideggerienne de la métaphysique et de l’ontologie néoplatoniciennes, cf. J.-M. Narbonne, Hénologie, ontologie et « Ereignis » (Plotin – Proclus – Heidegger), Les Belles Lettres, collection « L’Âne d’or », Paris 2001. Jean-Marc Narbonne propose notamment une réflexion sur la dénivellation ontologique, qui permet de penser conjointement les traditions aristotélicienne et néoplatonicienne en termes de hiérarchisation de l’étant à partir d’un premier principe. 53 M. Heidegger, Questions II, trad. K. Axelos, J. Beaufret, D. Janicaud et alii, Gallimard, collection « Classiques de la philosophie », Paris 1968, p. 190. Dans le même ordre d’idées : « […] le commencement n’est pas un simple début qui se supprimerait dans ce qui suit, mais au contraire n’en finit jamais de commencer, c’est-à-dire de régir ce dont il est le commencement » (P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne, P.U.F., collection « Quadrige », Paris 1962, p. 193).
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Le principe n’est jamais seulement une origine, mais, selon une ambiguïté que manifeste exemplairement le terme grec d’ἀρχή, il est toujours aussi une loi et une domination. En prolongeant la remarque de Heidegger, on pourrait résumer ainsi la question métaphysique par excellence : comment le principe gouverne-t-il ce dont il est le principe ? À cette question, il semble que la théologie négative apporte une réponse bien précise : le principe gouverne ce qui lui est subordonné d’autant mieux qu’il l’excède dans une distance infranchissable, qu’il en demeure absent, dans sa transcendance et son indicibilité absolues. C’est ce qu’illustre parfaitement la fondation mystique du pouvoir sacré dans la théorie dionysienne de la hiérarchie – qui n’est au fond qu’une réflexion pénétrante sur ce qu’est une ἀρχή54. Tout l’ordre hiérarchique consiste en une mise en circulation et un contrôle de la parole sacrée par le silence divin, du savoir par l’ignorance, de l’agir des hommes et des anges par l’inexistence du dieu. En dégageant comme nous avons tenté de le faire, la théologie négative de ses enjeux ontologiques les plus obvies, on gagnerait peut-être une meilleure compréhension de ses implications métaphysiques plus profondes. Ces remarques conclusives font signe vers la nécessité d’une réévaluation des valeurs et des significations généralement attachées à l’opposition de la parole et du silence dans la tradition de pensée philosophique et théologique qui fonde notre rapport aux phénomènes du langage et du pouvoir.
54 Les analyses de J. Lévi sur le lien dans la pensée chinoise entre l’instauration sacrificielle de la hiérarchie sociale et les spéculations taoïstes sur le premier principe montrent une proximité frappante avec ce que l’on observe dans le néoplatonisme dionysien. Cf. Hiérarchie et sacrifice en Chine ancienne (Conférence Eugène Fleischmann, IV, 22 novembre 2006), Société d’ethnologie, Nanterre 2007, p. 20-21 : « Le processus de la descente des restes générant un ordre à la fois hiérarchique et ontologique va servir de modèle à la spéculation philosophique abstraite. Il recevra une fondation métaphysique chez les penseurs taoïstes […]. Ainsi le Tao est à l’Être ce que le ciel est au sacrifice : son efficace tient au fait qu’il est absent du processus qu’il engendre ; le culte au ciel crée une dynamique qui n’est rien d’autre que la puissance hiérarchisante de la cascade des restes qu’il génère sans agir et sans y prendre part, de même que le Tao, source de tous les existants, mais pur néant et pure transcendance, ne participe pas aux phénomènes comme principe immanent ». Id., « Le rite, la norme, le Tao. Philosophie du sacrifice et transcendance du pouvoir en Chine ancienne », dans J. Lagerwey (éd.), Religion et société en Chine ancienne et médiévale, Éditions du Cerf-Institut Ricci, collection « Patrimoines », Paris 2009, p. 165-239.
Les fondements néoplatoniciens du logos théologique chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite Daniel Cohen
La question du λόγος revêt une importance toute particulière dans l’entreprise théologique du Ps.-Denys l’Aréopagite, notamment du fait que l’objet de l’œuvre dionysienne consiste dans une large mesure à définir la nature et la fonction des différentes formes du discours théologique1. Pourtant, le Ps.-Denys n’évoque que très rarement la question du statut du logos humain relativement à son objet divin. En effet, la forme proprement « affirmative » (καταφατικός) de la théologie n’occupe dans son œuvre qu’une place relativement marginale, car, nonobstant l’importance des formulations théologiques « positives », dans le contexte de la théologie chrétienne, elles ont été largement marginalisées par l’apophatisme et par la théologie mystique. Néanmoins, quelques textes circonstanciels dispersés dans le corpus dionysien permettent de saisir le statut du logos humain au sein de sa pensée. Nous nous attacherons ici à présenter ces textes à la lumière de l’arrière-fond doctrinal néoplatonicien et des données métaphysiques qu’ils présupposent de façon implicite. Pour ce faire, il nous faut rappeler les principaux éléments de la doctrine néoplatonicienne du langage en général, et du langage théologique en particulier2. L’interprétation néoplatonicienne des sources anciennes La philosophie dionysienne se déploie dans une perspective philosophique largement inspirée par celle du néoplatonisme païen tardif, et plus particulièrement celui de Proclus et de Damascius3. La conception 1 Cf. D. Cohen, Formes théologiques et symbolisme sacré chez (Pseudo-) Denys l’Aréopagite, Ousia, collection « Mythe, religion et philosophie », Bruxelles 2010, p. 91-173. 2 Pour une excellente vue d’ensemble de la philosophie néoplatonicienne du langage, cf. R. M. van den Berg, Proclus’ Commentary on the Cratylus in Context. Ancient Theories of Language and Naming, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 112, Leyde-Boston 2008. Cf. également les études de J. Pépin, « Implications linguistiques dans la théologie symbolique des néoplatoniciens », dans Linguaggio. Scienza, filosofia, teologia, Gregoriana, Padoue 1981, p. 11-13 ; Id., « Linguistique et théologie dans la tradition platonicienne », Langages 16, 1982, p. 91-116. 3 Cf. notamment E. Corsini, Il trattato De Divinis Nominibus dello Pseudo-Dionigi e i commenti neoplatonici al « Parmenide », G. Giappichelli, Turin 1962 ; M. Schiavone, Neoplatonismo e cristianesimo nello Pseudo-Dionigi, Marzorati, Milan 1963 ; S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena. An
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 307-326 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114844
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dionysienne du langage consiste ainsi principalement en une transposition, dans le contexte de la théologie chrétienne, de la théorie néoplatonicienne du langage. Celle-ci est elle-même dans une large mesure le produit de la synthèse de trois théories linguistiques anciennes : celle du Cratyle de Platon, celle qui fut élaborée par les stoïciens, et la théorie linguistique présentée au début du traité De l’Interprétation d’Aristote (Peri Hermeneias). Du Cratyle, les néoplatoniciens retiennent la thèse platonicienne de la fonction essentiellement instrumentale du langage4, et plus particulièrement l’idée que les « noms », du moins ceux qui concernent plus spécifiquement les réalités divines, expriment d’emblée, notamment à travers leur signification étymologique5, l’essence même des dieux : De fait, dans le Cratyle, c’est tout spécialement à propos des êtres divins que Socrate estime devoir montrer que les noms ont été correctement établis (τὴν ὀρθότητα τῶν ὀνομάτων)6. Dans le Cratyle, Socrate dit que les noms (ὀνόματα) attribués aux réalités éternelles saisissent davantage la nature des choses (τῆς τῶν πραγμάτων φύσεως), tandis que ceux attribués aux réalités soumises à la génération et à la corruption varient de multiples façons et possèdent un fort élément conventionnel, à cause du mouvement instable des substrats auxquels ils se rapportent7.
Investigation of the Prehistory and Evolution of the Pseudo-Dionysian Tradition, Brill, collection « Studien zur Problemgeschichte der antiken und mittelalterlichen Philosophie », Leyde 1978 ; J. Dillon et S. K. Wear, Dionysius the Areopagite and the Neoplatonic Tradition. Despoiling the Hellenes, Ashgate, Aldershot 2007 ; Cohen, Formes théologiques, p. 32-90. 4 Cf. Platon, Cratyle, 388 b, où le nom est envisagé comme « une sorte d’instrument » servant à « instruire » et à « distinguer » la réalité (ὄνομα ἄρα διδασκαλικόν τί ἐστιν ὄργανον καὶ διακριτικὸν τῆς οὐσίας). Sur la théorie linguistique du Cratyle, cf. notamment J. L. Ackrill, « Language and Reality in Plato’s Cratylus », dans A. Alberti (éd.), Realtà e ragione. Studi di filosofia antica, Olschki, Florence 1994, p. 9-28. 5 Cf. D. Sedley, « The Etymologies in Plato’s Cratylus », Journal of Hellenic Studies 118, 1998, p. 140154. 6 Proclus, Théologie platonicienne, I, 29, éd. L. G. Westerink, trad. H. D. Saffrey, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1968 (désormais désigné par Westerink), p. 123, 20-21. 7 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 22, 13-18, trad. A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985, avec la n. 2 ad loc ; cf. également Id., In Cratylum, 30, éd. G. Pasquali, Teubner, Stuttgart 1908 (réimpr.1994 [désormais désigné par Pasquali]), p. 11, 2-6 ; ibid., 57, p. 25, 10-12 ; et Damascius, In Philebum, 24, éd. et trad. G. van Riel, Commentaire sur le Philèbe de Platon, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2008, p. 9. Sur l’exégèse proclienne du Cratyle de Platon, cf. F. Romano, « Proclo lettore e interprete del Cratilo », dans J. Pépin et H. D. Saffrey (éd.), Proclus, Lecteur et interprète des Anciens. Actes du colloque international du CNRS (Paris, 2-4 octobre 1985), Éditions du CNRS, Paris 1987, p. 113-136 ; Id., Proclo, Lezioni sul Cratilo di Platone. Introduzione, traduzione e commenti, [Catane]-Rome, L’Erma di Bretschneider, 1987 ; J. Ritoré Ponce, « La refutación de Hermógenes en el Crátilo a la luz de los escolios de Proclo », Habis 23, 1992, p. 263-270 ; van den Berg, Proclus’ Commentary on the Cratylus in Context, p. 93-199.
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De Plotin8 à Proclus, les noms traditionnels des dieux sont considérés comme véhiculant les caractères essentiels des principes divins auxquels ils se rapportent, caractères intelligibles que la philosophie déploie sur un mode discursif et conceptuel. Damascius généralisera cette conception à la langue grecque elle-même, dont il estimera que l’étymologie de certains mots véhicule d’emblée, sur un mode synthétique et pour ainsi dire « pré-discursif », l’intégralité du contenu signifiant que ses propres élaborations philosophiques contribuent à mettre en lumière en les articulant de manière plus explicite9. De la doctrine stoïcienne, les néoplatoniciens reprennent la distinction (d’origine platonicienne) entre « discours intérieur » (λόγος ἐνδιάθετος) et « discours proféré » (λόγος προφορικός), cette distinction permettant de rendre compte de la nature spécifique des différentes formes de langage, selon son degré de déploiement extériorisé et d’articulation explicite10. Enfin, du traité aristotélicien, les néoplatoniciens retiennent surtout les premières lignes, où est décrite la structure quadripartite des éléments du 8 Contrairement à Proclus ou Damascius, Plotin n’utilise pas de façon massive les étymologies des noms divins établies dans le Cratyle de Platon, même s’il s’attarde particulièrement sur l’étymologie du nom de Κρόνος ; cf. Traité 30 (III, 8), 11, 38-39, éd. et trad. É. Bréhier, t. III, Paris 1925, p. 168 ; Traité 10 (V, 1), 4, 9-12, Bréhier, t. V, 1931, p. 19 et 7, 33-36, ibid., p. 25 ; P. Hadot, « Ouranos, Kronos and Zeus in Plotinus’ Treatise Against the Gnostics », dans H. J. Blumenthal et R. A. Markus (éd.), Neoplatonism and Early Christian Thought. Essays in Honour of A. H. Armstrong, Variorum Publications, Londres 1981, p. 124-137 ; M. J. Atkinson, Plotinus. Ennead V, 1. On the Three Principal Hypostases. A Commentary with Translation, Oxford University Press, collection « Oxford classical and philosophical monographs », Oxford 1983, p. 78-79 et 177-179. 9 Il en est ainsi, par exemple, du mot γνῶσις, où Damascius discerne le contenu de sa propre doctrine de la connaissance intellective : « Observons que la connaissance (γνῶσις), comme le mot le donne à entendre (ὡς τὸ ὄνομα παραδηλοῖ), est “intellection en train de venir à l’être” (γιγνομένη νῶσις), c’est-à-dire “intellection” (νόησις) ; et l’intellection, parce qu’elle “revient” (νεῖται) et “retourne” (ἐπάνεισι) vers l’être (ἐπὶ τὸ εἶναι) et vers le “il y a” (τὸ ἔστιν), aurait pu être dite avec raison “retour” (νεόεσις) » ; cf. Damascius, Traités des premiers principes, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès, t. II, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1989 (désormais désigné par Westerink), p. 148, 1-4 ; cf. également ibid., p. 149, 4-11. Une interprétation « étymologique » analogue avait déjà été appliquée par Plotin (Traité 32 [V, 5], 5, 14-28, Bréhier, t. V, 1931, p. 97) dans le but de montrer que sa doctrine de la procession de l’Être intelligible à partir de l’Un était d’emblée signifiée par le mot grec εἶναι (avec le commentaire de R. Ferwerda, « Plotinus on Sounds. An Interpretation of Plotinus’ Enneads V, 5, 5, 19-27 », Dionysius V-VI, 1981-1982, p. 43-57). Cf. aussi le commentaire du chapitre 5 du Traité 32 dans L. G. Soares Santoprete, Plotin, « Traité 32 (V, 5), Sur l’Intellect, que les intelligibles ne sont pas hors de l’Intellect et sur le Bien » : Introduction, traduction, commentaire et notes, 2 t., thèse de doctorat, sous la direction de Philippe Hoffmann, EPHE, Paris 2009 (863 p.) ; sous presse : Plotin. Traité 32 (V, 5), Vrin, collection « Les écrits de Plotin », Paris. 10 Cf. Plotin, Traité 19 (I, 2), 3, 27-30, Bréhier, t. I, 1924, p. 54 ; Traité 27 (IV, 3), 30, 5-10, Bréhier, t. IV, 1928, p. 99 ; Proclus, In Timaeum, I, 218, 25-27, éd. E. Diehl. Sur les origines et l’évolution de cette distinction, cf. M. Pohlenz, « Die Begründung der abendlandischen Sprachlehre durch die Stoa » [1939], dans Kleine Schriften, éd. H. Dörrie, vol. I, G. Olms, Hildesheim 1965, p. 39-86 ; C. Chiesa, « Le problème du langage intérieur chez les stoïciens », Revue internationale de philosophie 178, 1991, p. 301-321 ; Id., « Le problème du langage intérieur dans la philosophie antique de Platon à Porphyre », Histoire Épistémologie Langage 14/2, 1992, p. 15-30.
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processus conduisant au langage oral et écrit. Dans ce texte bien connu11, Aristote distingue entre les « choses mêmes » (τὰ πράγματα), l’intériorité psychique, le langage oral, et le langage écrit. Dans ce passage, Aristote souligne également la nature essentiellement symbolique du langage. Les mots écrits (τὰ γραφόμενα) sont en effet définis comme les « symboles » (σύμβολα) des mots émis par la voix (τὰ ἐν τῇ φωνῇ), lesquels constituent les « signes » (σημεῖα) des « états de l’âme » (παθήματα τῆς ψυχῆς). Ces « affections » psychiques désignent ainsi le contenu cognitif de l’âme en tant qu’il n’est pas encore extériorisé sous la forme d’un discours articulé, oral ou écrit ; elles sont ellesmêmes considérées comme des « similitudes » (ὁμοιώματα) des « réalités ». La nature « symbolique » du logos théologique Trois éléments fondamentaux issus de ce passage aristotélicien seront développés à la fois dans la métaphysique néoplatonicienne en général, et dans la philosophie néoplatonicienne du langage en particulier. Tout d’abord, relativement au vocabulaire qui y est utilisé, la réception néoplatonicienne de cette théorie du langage est fondatrice, principalement du fait de l’usage de la notion de « symbole » (σύμβολον), qui deviendra dans le néoplatonisme tardif une véritable notion technique, à connotation à la fois philosophique et religieuse, et dont le champ de signification déborde largement celui de la seule philosophie du langage tel que l’entendait Aristote12. De même, la notion de πράγματα (réalités) désignera non plus simplement les choses sur lesquelles porte le discours, mais plus
11 Cf. H. Arens, Aristotle’s Theory of Language and its Tradition, John Benjamins, Amsterdam 1984 ; J. Pépin, « Sumbola, sèmeia, homoiomata. À propos de De interpretatione, 1, 16 a 3-8 et Politique, VIII, 5, 1340 a 6-39 », dans J. Wiesner (éd.), Aristoteles Werk und Wirkung. Paul Moraux gewidmet, t. I : Aristoteles und seine Schule, Walter de Gruyter, Berlin-New York 1985, p. 22-44 ; E. Montanari, La sezione linguistica del « Peri Hermeneias » di Aristotele, vol. II : Il commento, Università degli Studi, Florence 1988 ; R. Polansky et M. Kuczewski, « Speech and Thought, Symbol and Likeness : Aristotle’s De Interpretatione 16 a 3-9 », Apeiron 23, 1990, p. 51-63 ; D. Charles, « Aristotle on Names and Their Signification », dans S. Everson (éd.), Companions to Ancient Thought, vol. III : Language, Cambridge University Press, Cambridge 1994, p. 37-73 ; D. K. W. Modrak, Aristotle’ Theory of Language and Meaning, Cambridge University Press, Cambridge 2001. 12 Cf. P. Crome, Symbol und Unzulänglichkeit der Sprache : Jamblichos, Plotin, Porphyrios, Proklos, Fink, collection « Humanistische Bibliothek », Munich 1970 ; L. Cardullo, Il Linguaggio del Simbolo in Proclo. Analisi filosofico-semantica dei termini symbolon/eikôn/synthêma nel Commentario alla Repubblica, La nuova italia, colletion « Symbolon », Firenze 1985 ; D. Cohen, « Σύνθημα et σύμβολον dans le néoplatonisme tardif et leurs rapports avec les notions aristotéliciennes d’εἶδος, de μορφή et de σχῆμα », dans M. Broze, B. Decharneux et S. Delcomminette (éd.), ’Αλλ’ εὖ μοι κατάλεξον... (Od., III, 97). Mélanges de philosophie et de philologie offerts à Lambros Couloubaritsis, Vrin-Ousia, Paris-Bruxelles 2008, p. 543-556.
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particulièrement l’ordre invisible des réalités intelligibles et « divines »13. En effet, avec Proclus et Damascius, la notion de σύμβολον s’inscrit désormais au cœur du champ spéculatif de la métaphysique néoplatonicienne comme un « opérateur ontologique » unifiant les différents niveaux d’une structure hiérarchique complexe, et dont le sens technique, selon la définition générale qu’en donnera Damascius, sera celui d’une réalité visible qui symbolise une certaine réalité invisible (τὸ σύμβολον φανερόν ἐστιν πρᾶγμα ἀφανοῦς τινος σύμβολον)14. Dans cette définition, la « réalité visible » renvoie à la fois à l’ordre sensible du monde physique et au domaine du langage en tant que véhicule sensible de la pensée, tandis que la « réalité invisible » désigne les différents ordres hiérarchisés des réalités « divines » transcendantes, ainsi que la sphère de l’intériorité psychique. Le deuxième élément retenu par les néoplatoniciens dans le texte d’Aristote est l’idée que le langage, en tant que « symbole », est fondamentalement dissemblable de la réalité qu’il exprime. Ainsi, outre la structure formelle quadripartite et le contenu terminologique de la théorie aristotélicienne, c’est surtout sa signification fondamentale qui sera retenue et largement amplifiée dans le contexte métaphysique néoplatonicien. Il est important de noter à ce propos qu’Aristote lui-même n’affirme nullement dans le De Interpretatione que le λόγος serait une « image » ou une « imitation » des réalités qu’il exprime, mais qu’il en est seulement le « symbole », puisque c’est du seul contenu psychique que le logos est déclaré être un « signe immédiat » ou une « similitude ». Dès lors, le lien que ce texte suppose entre les « noms » et les « réalités » n’est pas celui d’une pure ressemblance, mais plus fondamentalement celui d’une distance et donc d’une altérité, ce que précisent d’ailleurs d’autres textes aristotéliciens où apparaît le terme σύμβολον. Proclus radicalisera très nettement cette conception du langage symbolique, notamment dans le contexte de l’élaboration de sa théorie de l’exégèse des mythes traditionnels, qui sont pour lui le lieu par excellence de la « théologie » symbolique révélée. Il précisera à cette occasion que les « symboles » des mythes anciens, dont la signification immédiate peut 13 Sur cette notion, cf. A.-J. Festugière, « Modes de composition des commentaires de Proclus », Museum Helveticum 20, 1963, p. 77-100, spéc. p. 82-83, n. 7 et p. 94-100 ; Proclus, Alcibiades I. A Translation and Commentary, éd. W. O’Neill, Martinus Nijhoff, La Haye 1965 (1971), Appendice, p. 237-247 ; P. Hadot, « Sur les divers sens du terme pragma dans la tradition philosophique grecque », dans P. Aubenque (éd.), Concepts et catégories dans la pensée antique, Vrin, collection « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris 1980, p. 309-319. 14 Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, II, éd. L. G. Westerink, trad. J. Combès et A.-Ph. Segonds, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1997 (désormais désigné par Westerink), p. 44, 13-14.
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parfois être jugée immorale et blasphématoire, « imitent » effectivement d’une certaine façon les réalités divines, puisqu’ils les expriment et les manifestent dans l’ordre du discours, mais qu’ils le font « par l’intermédiaire des oppositions les plus fortes », c’est-à-dire, comme l’indique Proclus, « par les termes les plus contraires » (διὰ τῶν ἐναντιωτάτων ὀνομάτων) à la réalité divine15, les « symboles » n’étant dès lors en aucun cas de simples « imitations » de ce qu’ils ont pour fonction de symboliser16. Par là, Proclus se réfère d’abord à la signification littérale du symbolisme mythique, et au jugement sévère que Platon avait prononcé à l’égard des mythes anciens dans la République, et que le philosophe néoplatonicien interprète à la lumière de sa propre doctrine de la procession, où l’on peut d’ailleurs discerner les différents éléments de la théorie aristotélicienne transposés à l’ensemble du cycle de la procession et de la conversion, et où les symboles des mythes anciens apparaissent comme l’ultime manifestation des noms divins. De nombreux textes de Proclus et Damascius détaillent les différents moments de la procession des noms divins, ainsi que la hiérarchie des étapes de la Révélation symbolique manifestée aux hommes par les dieux17. Enfin, les néoplatoniciens retiennent des dernières lignes du texte aristotélicien l’idée de la nature conventionnelle et relative du langage, qu’ils associent d’ailleurs à tout logos en tant que tel, fût-il révélé par les dieux eux-mêmes. Si les noms des dieux possèdent bien une valeur sacrée, comme le veut le Cratyle de Platon18, ils n’en ont pas moins, en tant que « symboles », une valeur signifiante en elle-même toute relative et circonstancielle. En tant que « symbole », même le langage des dieux ne saurait être absolu ; seule la connaissance psychique intérieure que les noms symboliques sont susceptibles d’éveiller possède quelque « ressemblance » effective avec l’ordre divin lui-même. C’est ainsi que Proclus et Damascius n’affirment jamais que les noms révélés dans les théologies « barbares » ne sauraient être traduits dans une autre langue, mais se contentent d’affirmer que les dieux eux-mêmes se sont révélés à tel ou tel 15 Cf. Proclus, In Rem publicam, I, p. 73, 25-26 Kroll. 16 Ibid., I, p. 198, 15-16 : « τὰ γὰρ σύμβολα, τούτων ὧν ἐστι σύμβολα, μιμήματα οὐκ ἔστιν ». Sur la
conception proclienne du « symbole » comme pure dissemblance, cf. les remarques de J. M. Dillon, « Image, Symbol and Analogy : Three Basis Concepts of Neoplatonic Allegorical Exegesis », dans R. B. Harris (éd.), The Significance of Neoplatonism, International Society for Neoplatonic Studies, Old Dominion University, collection « Studies in neoplatonism », Norfolk (Virginia) 1976, p. 247262 ; J. M. Dillon et G. R. Morrow, Proclus’ Commentary on Plato’s Parmenides, Princeton University Press, Princeton 1987 (1992), p. 12. 17 Cf. notamment Proclus, Théologie platonicienne, I, 29, p. 124, 3-12 Westerink et Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, t. II, p. 45, 21 - 46, 8 Westerink. 18 Cf. A. Pinchard, « La langue des dieux, de Platon à Proclus », dans J. Laurent (éd.), Les dieux de Platon. Actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie (24-26 janvier 2002), Presses universitaires de Caen, Caen 2003, p. 213-250.
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peuple à travers telle ou telle forme langagière, étant entendu que l’âme atteint les dieux par-delà le langage, quoique nécessairement par son intermédiaire. La conception néoplatonicienne du langage n’est donc pas celle d’une « ressemblance », d’une « apparence » ou d’une « similitude » à la réalité exprimée, mais plus fondamentalement celle d’une « manifestation » (ἔκφανσις), c’est-à-dire d’une apparition visible de l’invisible. Le « symbole » langagier ne « représente » pas simplement la réalité signifiée, mais la « recueille » et la rend partiellement mais effectivement présente. À travers le langage, la réalité exprimée apparaît, tout en demeurant elle-même en retrait. Entendu dans sa plus haute acception qu’est le discours théologique, le langage est dès lors indissociable de la réalité divine exprimée par son intermédiaire, laquelle y est pour ainsi dire « incarnée », tout en demeurant dans sa propre transcendance. Précisons qu’une telle conception n’est jamais, dans le contexte néoplatonicien, qu’une application au logos de la doctrine générale de la causalité et de la procession19, où l’âme représente le centre médian vers lequel convergent à la fois l’invisible transcendant et l’extériorité sensible20. Le logos constitue ainsi toujours la manifestation sensible d’une réalité intelligible et invisible à laquelle l’âme est susceptible de se convertir par la médiation de son reflet partiel qu’est le langage. C’est ainsi que, dans un passage de son De Principiis, Damascius peut caractériser le langage comme un instrument en lui-même essentiellement déficient, que les dieux eux-mêmes, en leurs révélations, n’utilisent que pour s’adapter aux conditions de l’existence des hommes auxquels ils s’adressent21. En tant que tel, le logos est donc jugé parfaitement impuissant à exprimer les réalités divines, qu’il n’effleure jamais que « de loin » (πόρρωθεν), même s’il peut néanmoins, en tant que « trace » (ἴχνος) manifestant « analogiquement » (κατὰ τὸ ἀνάλογον) la lueur de l’invisible divin, conduire à l’éveil « soudain » (ἐξαίφνης) de l’âme, de sorte que sa fonction, qu’il s’agisse du logos divin révélé ou du logos théologique humain, s’identifie toujours à celle d’un instrument propédeutique.
19 On sait que, dans la métaphysique néoplatonicienne, tout ordre dérivé peut être considéré comme un « reflet » (εἴδωλον), une « trace » (ἴχνος), une « imitation » (μίμημα) ou encore une « expression » (λόγος) de l’ordre qui lui est antérieur ; cf., par exemple, Plotin, Traité 10 (V, 1), 6, 46, Bréhier, t. V, 1931, p. 23 ; Traité 32 (V, 5), 5, 13, ibid., p. 97 ; Traité 7 (V, 4), 2, 26, ibid., p. 81 ; Traité 10 (V, 1), 6, 45, ibid., p. 23 ; Proclus, Éléments de théologie, Prop. 140, Dodds p. 124, 16-17 ; Théologie platonicienne, VI, 4, Westerink, 1997, p. 23, 14-15 (traduction Saffrey) : « Les êtres inférieurs donnent toujours une image des puissances des êtres qui leur sont supérieurs » (ἀεὶ τῶν δευτέρων ἀπεικαζομένων τὰς πρὸ αὐτῶν δυνάμεις), de sorte que c’est dans leurs dérivés que s’expriment les êtres antérieurs dont ils portent la marque (ἐν τοῖς δευτέροις τῶν πρώτων ἐμφαινομένων). 20 Cf. Proclus, Éléments de théologie, Prop. 190, Dodds p. 166, 1-2 ; ibid., Prop. 197, Dodds p. 172, 5-6 ; In Timaeum, II, p. 127, 26 - p. 132, 3 Diehl. 21 Cf. Damascius, Traités des premiers principes, III, p. 140, 20 - p. 141, 18 Westerink.
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Le logos théologique humain et divin chez le Ps.-Denys l’Aréopagite Le Ps.-Denys l’Aréopagite retiendra cette idée pour définir le logos théologique humain comme l’habillage corporel de vérités immatérielles, et la Révélation comme le fruit de la condescendance divine à l’égard des hommes, le logos révélé constituant ainsi le support « symbolique » sensible, par lequel la vérité divine se rend elle-même présente, et par l’intermédiaire duquel l’âme peut s’élever vers le divin : Pour l’instant (νῦν), selon les dons que nous avons reçus, nous usons pour atteindre les réalités divines des symboles qui nous sont propres et ce sont eux […] qui nous élèvent, à la mesure de nos forces, à la vérité simple et une des spectacles intelligibles22.
Le logos symbolique de la Révélation divine possède ainsi une vertu « anagogique » (ἀναγωγικός)23 permettant à l’âme de dépasser l’« écorce » sensible et d’atteindre le « noyau » intelligible : C’est par des images sensibles (αἰσθηταῖς εἰκόσι) qu’Il a représenté les supracélestes, dans les compositions sacrées (ἐν ταῖς ἱερογραφικαῖς) que nous offrent les Dits, afin de nous élever, par l’entremise des sensibles (διὰ τῶν αἰσθητῶν), jusqu’aux Intelligibles (ἐπὶ τὰ νοητά), et, à partir des symboles qui figurent le sacré (τῶν ἱεροπλάστων συμβόλων), jusqu’aux simples cimes des hiérarchies célestes24.
La fonction du langage, qu’il s’agisse du langage théologique humain ou du langage révélé divin, est ainsi exclusivement associée à l’homme en tant qu’il possède une composante psychique et qu’il est soumis aux conditions de l’existence corporelle. Les anges, en tant que pures « intelligences divines » (θεῖοι νόες), n’ont nul besoin de langage, de « signes » symboliques, d’« images » ou de « représentations » pour communiquer entre eux, l’univers intelligible étant caractérisé par la parfaite transparence réciproque des êtres qui y demeurent25. Au sein du monde sensible, où se tiennent les âmes incarnées, le rôle essentiel du langage est ainsi d’exprimer, c’est-à-dire d’extérioriser le contenu psychique de la pensée, ce qui implique nécessairement de la revêtir de « formes » (μορφώσεις) et de 22 Ps.-Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, I, 124 A, trad. M. de Gandillac, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 58, Paris 1958, p. 73. Nous soulignons. 23 Id., Noms divins, 592 C, trad. M. de Gandillac (légèrement modifiée), dans Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, Aubier, collection « Bibliothèque philosophique », Paris 1943 (1998), p. 72. 24 Id., La Hiérarchie céleste, I, 124 A, trad. de Gandillac, p. 73. Nous soulignons. 25 Id., Noms divins, VII, 2, 868 B, trad. de Gandillac, p. 142.
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« figures » (σχήματα) sensibles. En cela réside sa nature essentiellement « symbolique »26. Le logos comme « projection » fragmentée du contenu psychique et noétique Dans la tradition platonicienne, cette idée fut déjà exprimée par Plutarque, qui, comme Aristote, avait étroitement associé les notions de λόγος et de σύμβολον. Ainsi, dans un passage de son traité consacré au « démon » de Socrate, Plutarque met en évidence la manière particulière avec laquelle les « démons » communiquent27. Dans ce texte – dont il existe de nombreux équivalents néoplatoniciens, notamment chez Proclus –, Plutarque souligne à la fois la valeur effectivement signifiante du langage, et sa nature fondamentalement déficiente eu égard aux réalités exprimées, d’où vraisemblablement l’emploi des deux termes εἴδωλον et εἰκών, dont les connotations respectives sont apparemment antagoniques, pour caractériser l’unique notion de σύμβολον, le symbole devant alors être entendu dans sa double fonction simultanée d’obscurcissement et de dévoilement. Les réalités signifiées, qui appartiennent à la sphère de l’intériorité de la pensée, demeurent ainsi elles-mêmes incommuniquées, si ce n’est partiellement, par l’intermédiaire de leurs reflets imparfaits. Dans une telle conception essentiellement symbolique du langage, ce qu’expriment les mots ou les signes langagiers n’est jamais le tout de la pensée, étant entendu que celle-ci contient toujours en elle-même une part d’inexprimable, donc d’incommunicable, et que cette part est d’autant plus grande que le contenu de la pensée porte sur un ordre de réalité plus élevé, parce qu’elle est alors d’autant plus éloignée de toute figuration sensible. Ce que nous pouvons livrer à nos semblables par l’intermédiaire du langage, ce n’est donc évidemment pas la réalité divine telle qu’elle est, ni même la pensée que nous pouvons en avoir, mais seulement un reflet plus ou moins indirect et lointain, un symbole plus ou moins obscur et voilé. C’est pourquoi le langage, en tant que revêtement extérieur de la pensée, en est forcément aussi, et par là même, un déguisement, ou, selon les expressions qui
26 Sur la doctrine dionysienne du symbolisme théologique, cf. J. Pépin, « Aspects théoriques du symbolisme dans la tradition dionysienne. Antécédents et nouveautés », dans Simboli e simbologia nell’ Alto Medioevo. XXIIIa Settimana di studio del centro italiano di studi sull’Alto Medioevo, t. I, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, Spolète 1975 (1976), p. 33-79 ; Cohen, Formes théologiques, p. 102-130. 27 Cf. Plutarque, Le démon de Socrate, 20, 589 B-C, éd. et trad. J. Hani, Œuvres morales, t. VIII : Traités 42-45, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1980, p. 104-105.
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sont souvent utilisées par Proclus et Ps.-Denys l’Aréopagite, un « voile » (παραπέτασμα) ou une « distorsion » (διαστροφή). Dans le Traité 27 (IV, 3), Plotin formulait une description plus précise de la modalité selon laquelle se réalise la projection discursive du contenu psychique ; il y précise en effet que le λόγος est « recueilli » (παραδοχή) dans l’« imagination » (τὸ φανταστικόν) après que le contenu de la pensée (τὸ νόημα), qui est « sans parties » (ἀμερές) tant qu’il demeure dans « l’intériorité psychique » (ἔνδον), s’est manifesté « au dehors » (εἰς τὸ ἔξω) par l’intermédiaire du langage, lequel, en « déployant » (ἀναπτύξας) le contenu psychique, le fait passer de l’état de pensée à celui d’image (ἐκ τοῦ νοήματος εἰς τὸ φανταστικόν), de sorte que le langage « reflète » (ἔδειξε) le contenu psychique « comme dans un miroir » (οἷον ἐν κατόπτρῳ)28. Ce texte se réfère implicitement à la thèse aristotélicienne selon laquelle il n’y a « pas de pensée sans image », c’est-à-dire sans « représentation » formelle29, ainsi qu’à la distinction d’origine platonicienne et stoïcienne entre « discours intérieur » et « discours proféré ». Le λόγος est alors considéré comme l’explicitation extériorisée du contenu unitaire et indivis de l’âme. Cette conception constitue l’un des thèmes centraux de la philosophie néoplatonicienne du langage, où le discours constitue une modalité particulière de la « projection » (προβολή) du contenu non discursif de l’intellect30, et c’est elle qui se situe en arrière-plan des brèves considérations dionysiennes relatives au logos théologique. Rappelons brièvement les principaux éléments de cette conception. Dans plusieurs textes31, Plotin et Proclus précisent également que, contrairement à l’intellect de l’âme, qui appréhende son objet intelligible dans toute sa plénitude unitaire en le saisissant tout entier « d’un seul coup » (ἀθρόως), la pensée discursive propre à l’âme incarnée ne peut le faire que par le biais de la succession du « cheminement » (διέξοδος) et du « passage » (μετάβασις) d’une pensée à une autre. Plotin précise par ailleurs que le contenu psychique constitue une « image » (εἰκών) de l’intellect, tout 28 Cf. Plotin, Traité 27 (IV, 3), 30, 5-10, Bréhier, t. IV, 1927, p. 99. 29 Cf. Aristote, De Anima, III, 7, 431 b 2, éd. A. Jannone, trad. E. Barbotin, Les Belles Lettres,
« CUF », Paris 1966, p. 85 (τὰ μὲν οὖν εἴδη τὸ νοητικὸν ἐν τοῖς φαντάσμασι νοεῖ) ; I, 1, 403 a 8-9, ibid., p. 3 ; III, 7, 431 a 16-17, ibid., p. 85 (οὐδέποτε νοεῖ ἄνευ φαντάσματος ἡ ψυχή). 30 Cf. M. Hirschle, Sprachphilosophie und Namenmagie im Neuplatonismus. Mit einem Exkurs zu ’Demokrit’ B142, Anton Hain, collection « Beiträge zur klassischen Philologie », Meisenheim am Glan 1979 ; J. H. Heiser, Logos and Language in the Philosophy of Plotinus, Edwin Mellen Press, Lewiston 1991 ; S. Rappe, Reading Neoplatonism. Non-discursive Thinking in the Texts of Plotinus, Proclus and Damascius, Cambridge University Press, Cambridge 2000. 31 Cf., par exemple, Plotin, Traité 19 (I, 2), 3, 27-30, Bréhier, t. I, 1924, p. 54 ; Traité 10 (V, 1), 3, 7-8, Bréhier, t. V, 1931, p. 18 ; Proclus, Théologie platonicienne, V, 18, p. 65, 26 - 66, 2 SaffreyWesterink ; In Timaeum, I, p. 341, 6-9 Diehl.
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comme « le langage parlé » (ὁ ἐν φωνῇ λόγος) est lui-même une « image » du « langage intérieur à l’âme » (ὁ ἐν ψυχῇ), de sorte que l’âme elle-même est, pour ainsi dire, le « langage de l’intellect » (λόγος νοῦ). En elle, en effet, le contenu saisi par l’intellect se reflète sous une forme réfractée comme des produits de la pensée, à savoir comme « notions » (νοήματα) et « raisons psychiques » (λόγοι). Ce sont ces produits de la pensée intérieure à l’âme, qui, en s’extériorisant par l’intermédiaire de la voix ou de l’écriture, constituent le langage sensible. Plotin et Proclus reprennent ainsi à leur compte la hiérarchie aristotélicienne des niveaux de langage, en y ajoutant la précision fondamentale selon laquelle le logos, dès lors qu’il s’extériorise, constitue une image nécessairement dégradée, car déployée de façon fragmentaire (μεριστῶς), du contenu psychique intérieur, lequel constitue lui-même une « image » du contenu unifié saisi par l’intellect. Tous ces textes mettent clairement en évidence le statut dérivé – c’est-àdire nécessairement « symbolique » – de tout langage, statut qui indique sa valeur évidemment signifiante, mais aussi, et avant tout, sa nature déficiente d’image dégradée, surtout lorsqu’il s’agit d’un discours portant sur l’ordre des réalités intelligibles ou « divines », que seul l’intellect, en tant que faculté cognitive supérieure de l’âme humaine, peut saisir dans leur unité intrinsèque, mais que le langage s’avère impuissant à exprimer, si ce n’est en projetant l’unité intelligible dans la multiplicité, inhérente à la succession temporelle de la pensée discursive, et dans la particularité formelle des figurations symboliques sensibles qui sont les éléments constitutifs du logos oral ou écrit, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un logos « mythique » ou d’un logos rationnel32. Logos révélé et logos théologique humain Sur la base de cette conception néoplatonicienne du langage, le Ps.-Denys, à son tour, considère à la fois la Révélation divine et le logos théologique humain comme un nécessaire abaissement vers le sensible, une projection manifestant la pensée intellective du théologien dans la figuration et la division qui sont imposées par les conditions de l’existence humaine. 32 Les mythes, écrit Plotin (cf. Traité 50 [III, 5], 9, 24-29, Bréhier, t. III, 1925, p. 86), doivent fractionner dans le temps ce qu’ils portent au discours (μερίζειν χρόνοις ἃ λέγουσι) ; ils doivent aussi séparer (διαιρεῖν) les uns des autres beaucoup d’êtres qui sont ensemble, mais qui se distinguent par leur rang (τάξει) et leur puissance (δυνάμεσι), de la même manière que les discours rationnels (οἱ λόγοι) produisent des naissances (γενέσεις) d’êtres inengendrés (τῶν ἀγεννήτων), et séparent (διαιροῦσι) les êtres qui sont ensemble (τὰ ὁμοῦ ὄντα). Mais après nous avoir instruits (διδάξαντες) comme ils le peuvent (ὡς δύνανται), ils permettent à celui qui en a intelligé le contenu (τῷ νοήσαντι) de rassembler (συναιρεῖν) par la pensée leurs parties successives. Cf. également le passage analogue, mais plus développé, chez Proclus, In Rem publicam, I, 77, 13-28.
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Faisant écho à la doctrine proclienne selon laquelle toute théophanie constitue une adaptation aux conditions d’existence de l’ordre du réel où se réalise la manifestation divine33, le Ps.-Denys souligne la nécessaire dissimulation de l’unité de Dieu sous la prolifération des figurations symboliques : Il est en effet impossible que le Rayon théarchique nous illumine autrement que s’il se dissimule, pour notre élévation (ἀναγωγικῶς), sous la variété des voiles sacrés (τῇ ποικιλίᾳ τῶν ἱερῶν παραπετασμάτων) et qu’une Providence paternelle l’accommode de façon connaturelle (συμφυῶς) et propre (οἰκείως) à notre nature34.
Ainsi, de même que le « Rayon théarchique » ne se communique à nous et ne « resplendit sur nous » (ἡμῖν ἐπιλάμψαι) qu’à travers une multitude de « voiles » qui « l’enveloppent » (περικεκαλυμμένην) et « en se revêtant » (διεσκευασμένην) de ce qui correspond à « notre nature humaine » (τοῖς καθ’ ἡμᾶς), de même le théologien inspiré, pour communiquer le fruit de sa contemplation, doit exprimer le contenu unitaire et immatériel de son intellection à travers le déploiement du logos et des représentations sensibles ; c’est ce que le Ps.-Denys indique dans deux passages méthodologiques relatifs à la question du langage théologique humain : Il faut savoir que, si nous usons, selon la droite raison (κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον), de lettres (στοιχείοις) et de syllabes (συλλαβαῖς), de mots (λέξεσι), d’écrits (γραφαῖς) et d’arguments rationnels (λόγοις), c’est pour manifester notre pensée à travers les sensibles (διὰ τὰς αἰσθήσεις), en sorte que lorsque notre âme tend, par ses opérations intellectives (νοεραῖς ἐνεργείαις), vers les intelligibles (ἐπὶ τὰ νοητὰ), vaines alors deviennent ces sensations ajoutées aux sensibles […]. Mais lorsqu’il s’agit pour l’intelligence de prendre appui sur le sensible pour s’efforcer d’atteindre les intellections contemplatives (πρὸς θεωρητικὰς νοήσεις), la préférence revient alors aux plus claires des traductions sensibles (αἱ ἐπιδηλότεραι τῶν αἰσθήσεων), aux arguments les plus évidents (οἱ σαφέστεροι λόγοι), aux visions les plus manifestes (τὰ τρανέστερα τῶν ὁρατῶν) […]35.
La traduction de la pensée du théologien, à travers la figuration sensible et l’articulation argumentative du discours, constitue ainsi une « manifestation » (ἔκφανσις) extérieure et modalisée de cette pensée, laquelle est originairement intellective et donc essentiellement unitaire et 33 Cf. Proclus, Éléments de théologie, Prop. 125, Dodds p. 112, 7-8 : ἐκφαίνεται μὲν οὖν ἕκαστος τῶν θεῶν οἰκείως ταῖς τάξεσιν, ἐν αἷς ποιεῖται τὴν ἔκφανσιν, « Chacun des dieux se manifeste sous le mode approprié à l’ordre en lequel il accomplit cette manifestation ». 34 Ps.-Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, I, 121 B-C, trad. de Gandillac (légèrement modifiée), p. 72. 35 Id., Noms divins, IV, 11, 708 C-709 A, trad. de Gandillac, p. 104-105.
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indivise, le langage théologique étant considéré comme le fruit de son « relâchement » et une « descente » dans l’ordre de la multiplicité et de la figuration. Un autre texte dionysien, faisant écho au double mouvement de la dialectique platonicienne, souligne plus particulièrement la circularité qui caractérise le rapport entre l’intuition noétique originaire, le mouvement discursif qui en déploie le contenu sur le mode de la figuration symbolique, et l’accomplissement anagogique de ce mouvement dans l’acte noétique dont il procède : Et maintenant, si tu veux bien, relâchant notre regard intellectuel de la tension (συντονίας) qu’exigeaient de lui, sur un mode angélique (ἀγγελοπρεποῦς), des considérations unitaires et éminentes, étant redescendus au niveau de la division et de la multiplicité où se situe la bigarrure multicolore des figurations angéliques (ἐπὶ τὸ διαιρετὸν καὶ πολυμερὲς πλάτος τῆς πολυειδοῦς τῶν ἀγγελικῶν μορφοποιϊῶν ποικιλίας), rebroussons ensuite chemin et, prenant appui sur ces images, remontons analytiquement à la simplicité des intelligences célestes (πάλιν ἀπ’ αὐτῶν ὡς ἀπ’ εἰκόνων ἐπὶ τὴν ἁπλότητα τῶν οὐρανίων νοῶν ἀναλυτικῶς ἀνακάμπτωμεν)36.
Dans ces deux derniers textes, le statut du logos théologique apparaît clairement comme celui d’un simple instrument pédagogique, dont la valeur ne réside pas en lui-même, mais uniquement en ce qu’il constitue un « support » discursif déployé, que l’âme doit dépasser en éveillant sa faculté intellective. Comme l’explique en effet l’Aréopagite à propos du logos révélé, nous devons d’abord contempler les symboles scripturaires, pour ensuite contempler les hiérarchies célestes elles-mêmes, « recevoir par les yeux immatériels et stables de l’intellect » (ἀΰλοις καὶ ἀτρεμέσι νοὸς ὀφθαλμοῖς εἰσδεξάμενοι) la « donation de lumière » venant du Père théarchique (τοῦ θεαρχικοῦ πατρὸς φωτοδοσίαν), pour enfin nous élever « à partir de cette donation vers le Rayon simple de la Lumière elle-même » (ἐξ αὐτῆς ἐπὶ τὴν ἁπλῆν αὐτῆς ἀναταθῶμεν ἀκτῖνα)37. Un texte de Proclus, qui constitue l’équivalent du texte dionysien, témoigne de ce que, contrairement à ce qu’ont pu soutenir certains commentateurs, le Ps.-Denys demeure parfaitement fidèle à la pensée du philosophe païen, pour qui même la dialectique platonicienne, qui est la forme par excellence du logos théologique humain et qui est bien souvent qualifiée de « science suprême »38, doit être considérée comme une connaissance d’ordre relativement inférieur dès lors qu’elle est comparée à 36 Id., La Hiérarchie céleste, XV, 328 A, trad. de Gandillac, p. 163. 37 Ibid., I, 121 A-B, p. 71. 38 Cf. A. Lernould, « La dialectique comme science première chez Proclus », Revue des sciences
philosophiques et théologiques 71, 1987, p. 509-536.
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la connaissance non discursive de l’intellect39. Proclus n’hésite d’ailleurs pas à déclarer que, pour l’âme ayant éveillé sa puissance intellective, les « logoi scientifiques » eux-mêmes – à savoir le contenu théologique formulé selon les normes rationnelles de la dialectique platonicienne et de la démonstration aristotélicienne – n’apparaîtront plus que comme des « fables » (μῦθοι)40. Dans cette perspective, le statut radicalement précaire du logos est évident. Toutefois, si le statut du logos théologique humain peut ainsi être caractérisé comme un simple moment propédeutique, il en va tout autrement pour la source ultime d’un tel logos, à savoir le Logos divin lui-même, mais aussi ce que le Ps.-Denys nomme les Logia, à savoir la Bible, laquelle, tout comme les récits mythiques traditionnels tels qu’ils furent envisagés par Proclus, est considérée comme une Révélation divine véhiculée principalement, nous l’avons dit, sous la forme de « symboles ». Le logos comme modalité hiérophanique : procession divine et langage théologique Pour le Ps.-Denys, le logos révélé constitue, tout comme le logos théologique humain, le fruit d’une manifestation modalisée d’un contenu sacré qui se tient originairement au sein même des réalités divines les plus élevées. En ce sens, le déploiement de tout logos humain authentiquement théologique doit être compris comme l’aspect dérivé ou l’image analogue d’un processus plus vaste, celui de la procession divine elle-même, comprise de façon radicale comme une théophanie (θεοφάνεια) par laquelle Dieu lui-même se communique au monde et aux hommes41, soit par l’intermédiaire de la prolifération symbolique inhérente à la Révélation scripturaire, soit encore par l’intermédiaire de l’Incarnation de son Logos. L’Incarnation du Logos divin, Principe du Monde et « Cause universelle », est présentée par le Ps.-Denys comme la manifestation intégrale du Dieu invisible et éternel dans l’ordre du monde corporel et temporel.
39 Proclus, Théologie platonicienne, II, 11, p. 65, 16-22 Saffrey-Westerink : « Étant redescendus à nouveau de l’hymne chanté par l’intellect vers des raisonnements (εἰς λογισμοὺς ἀπὸ τῆς νοερᾶς ὑμνῳδίας) et ayant mis au jour l’irréfutable science de la dialectique, considérons, conformément à notre contemplation des Causes premières, de quelle manière le tout premier Dieu transcende tout l’univers, et ne descendons pas plus bas que la dialectique, car on peut refaire la traversée vers les êtres de là-bas à partir de la dialectique […] ». 40 Cf. Proclus, In Timaeum, I, p. 302, 1-8 Diehl. 41 Pour Ps.-Denys l’Aréopagite, la procession de Dieu est tout entière « manifestation de lui-même par lui-même » (ἔκφανσις ἑαυτοῦ δι’ ἑαυτοῦ), de sorte que l’« œuvre cosmique (κοσμουργία) de tout l’Univers visible » (τοῦ φαινομένου παντός) rend manifestes les mystères invisibles de Dieu (τῶν ἀοράτων τοῦ θεοῦ προβέβληται) ; cf. Noms divins, IV, 14, 712 C, trad. de Gandillac, p. 108 et Lettre IX, 1108 B, ibid., p. 354.
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Cette manifestation est caractérisée par le Ps.-Denys comme une irruption « soudaine » de l’invisible divin dans l’ordre du visible cosmique, et cette irruption théophanique est décrite par l’intermédiaire de la dialectique du voilement et du dévoilement, de la donation et du retrait : « Soudain » (ἐξαίφνης42) signifie ce qui advient de façon inespérée et passe ainsi de l’invisible à la manifestation (εἰς τὸ ἐκφανές). En ce qui concerne l’amour du Christ pour les hommes, la théologie use, je crois, de ce terme pour indiquer (αἰνίττεσθαι) que le Suressentiel est sorti de son secret et qu’il s’est manifesté à nous (τὸ ἐκ τοῦ κρυφίου τὸν ὑπερούσιον εἰς τὴν καθ’ ἡμᾶς ἐμφάνειαν) en assumant une essence humaine. Malgré cette manifestation (μετὰ τὴν ἔκφανσιν) – ou plutôt, pour parler un langage plus divin, au cœur même de cette manifestation (ἐν τῇ ἐκφάνσει) –, il n’en garde pas moins tout son mystère. Car le mystère de Jésus est resté caché (κρύφιος). Aucune parole (οὐδενὶ λόγῳ) ni aucune intelligence (οὔτε νῷ) ne sauraient expliquer son mystère (μυστήριον) tel qu’il est en soi-même (τὸ κατ’ αὐτόν). Quoiqu’on dise de lui, il demeure indicible (ἀλλὰ καὶ λεγόμενον ἄρρητον μένει) ; de quelque façon qu’on le comprenne (νοούμενον), il demeure inconnaissable (ἄγνωστον)43.
C’est selon cette même dialectique paradoxale du voilement et du dévoilement simultanés que le symbolisme du logos sacré de la Révélation scripturaire, en tant que « dissemblance » radicale, accomplit sa fonction de « présentifier » dans l’ordre sensible les réalités divines qui se tiennent dans l’invisible. Tout comme l’Incarnation du Logos manifeste et dissimule à la fois sa nature originairement divine, le logos révélé, qui « s’incarne » dans un symbolisme enraciné dans l’ordre sensible, exprime la Parole divine, tout en dissimulant en même temps sa signification transcendante, qu’il revient à l’intellect seul d’appréhender dans sa pure nudité : N’allons pas croire, en effet, que les apparences des symboles (τὰ φαινόμενα τῶν συνθημάτων) se suffisent pleinement à elles-mêmes. Elles constituent bien plutôt les boucliers qui protègent cette science inexprimable et inaccessible de la foule. C’est que les plus saints mystères ne s’offrent pas aisément aux profanes et ils ne se dévoilent qu’aux véritables amis de la sainteté, parce que seuls ils savent dégager les symboles sacrés de toute imagerie puérile (παιδαριώδη φαντασίαν), parce qu’ils sont seuls capables de pénétrer par la simplicité de leur intelligence (ἁπλότητι νοῦ)
42 Sur l’usage dionysien du terme ἐξαίφνης, dont le contenu doctrinal platonicien et néoplatonicien est très riche, cf. W. Beierwaltes, « Exaiphnes oder die Paradoxie des Augenblicks », Philosophisches Jahrbuch 74, 1967, p. 272-283, spéc. p. 272-278 ; R. Mortley, From Word to Silence, vol. II : The Way of Negation : Christian and Greek, Hanstein, collection « Theophaneia », Bonn 1986, p. 236-240. 43 Ps.-Denys l’Aréopagite, Lettre III, 1069 B, trad. de Gandillac (modifiée), p. 328-329.
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et par le pouvoir propre de leurs puissances contemplatives (θεωρητικῆς δυνάμεως) jusqu’à la vérité simple, merveilleuse et transcendante des symboles (πρὸς τὴν ἁπλῆν καὶ ὑπερφυῆ καὶ ὑπεριδρυμένην τῶν συμβόλων ἀλήθειαν)44.
Cette idée avait été largement développée par Proclus, lequel décrivait la manifestation de la pensée humaine dans le logos discursif théologique comme un processus de « projection » (προβολή) sensible du contenu noétique de l’âme, et ce processus est envisagé de façon rigoureusement analogue à celui de la production du monde par l’Intellect démiurgique (ὁ νοῦς ὁ δημιουργικός), cette dernière consistant elle-même en la projection du contenu de sa contemplation noétique des Intelligibles. Selon Proclus, en effet, le Démiurge introduit dans la Matière des « images » (εἴδωλα) temporelles et fragmentées qui constituent des « apparences » (ἐμφάσεις) des réalités intelligibles. Il précise que c’est de la même manière (κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον) que la « science » théologique humaine produit à son tour, au moyen du langage (διὰ λόγου δημιουργεῖ), des « similitudes » (ὁμοιώματα) des « réalités » et des « dieux », une telle « démiurgie langagière » consistant essentiellement à « projeter » la simplicité unitaire et immuable du Divin tel qu’il est intelligé par l’âme dans la pluralité des représentations et dans la complexité temporelle de l’articulation discursive45. Logos théologique et procession des « noms » divins Dans la section de la Théologie platonicienne consacrée à l’étude des « noms divins », Proclus46 avait également considéré la mythologie archaïque, telle qu’elle a été produite par les « théologiens » traditionnels sous la motion d’une inspiration divine (ἐνθέως) ou d’une intellection (νοερῶς), comme une manifestation modalisée des réalités divines ellesmêmes. Dans les récits mythiques, indique Proclus, ces réalités divines se présentent comme des « noms » (ὀνόματα) divins, que les poètes inspirés expriment à travers des « images mobiles » (εἰκόνας ἐν κινήσει), extériorisant ainsi le contenu noétique de leurs « visions intérieures » (τῶν ἔνδον θεαμάτων). Les « noms » divins véhiculés dans la trame narrative des logoi mythiques constituent ainsi la manifestation langagière des « noms » du « second degré » (τὰ δεύτερα), que Proclus identifie aux réalités divines qui se tiennent sur le mode de l’« intellection pure » (νοερῶς) et à titre de « similitudes » (ὁμοιώματα) dans l’intériorité psychique du poète. Ces 44 Id., Lettre IX, 1105 C, trad. de Gandillac (légèrement modifiée), p. 353. 45 Cf. Proclus, Théologie platonicienne, I, 29, p. 124, 12-20 Saffrey-Westerink. 46 Ibid., I, 29, p. 124, 3-12.
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« noms » mythiques, ajoute Proclus, constituent ainsi la « manifestation langagière » (λογικῶς) des « noms » du « premier degré » (πρώτιστα), lesquels sont « tout à fait propres » (κυριώτατα) et « réellement divins » (ὄντως θεῖα), en tant qu’ils se tiennent originairement « au niveau des dieux eux-mêmes » (ἐν αὐτοῖς ὑποθετέον ἱδρῦσθαι τοῖς θεοῖς). On retrouve clairement ici les éléments de la hiérarchie aristotélicienne des niveaux du langage – à l’exclusion de l’écriture –, transposés dans les structures triadiques propres à la métaphysique néoplatonicienne. Le processus de la manifestation du logos, qui se présente comme la particularisation formelle et la projection dans l’existence sensible d’un contenu invisible, caractérise ainsi à la fois le logos humain et divin, la différence étant que ce dernier consiste en une procession à partir de l’ineffable divin lui-même, alors que le premier est l’extériorisation du contenu noétique et psychique intérieur à l’âme. Dans deux textes analogues47, Proclus et Damascius distinguent également les « noms » divins véhiculés dans les théologies révélées des « noms » divins qui se tiennent au niveau des dieux ; les premiers sont désignés par le terme σύμβολα, et les seconds par ceux de συνθήματα ou de χαρακτῆρες. Les σύμβολα sont ainsi présentés comme la manifestation au sein de l’ordre sensible des dieux eux-mêmes. Ceux-ci, explique Damascius, ont transmis aux « Théurges » les « symboles sacrés » (τὰ ἱερὰ συνθήματα) en tant que manifestés dans cet ordre-ci (ἐν τῇδε τῇ τάξει ἐκφαινόμενα). Plus précisément, cette manifestation consiste en une procession à partir des dieux eux-mêmes (ἀπ’ αὐτῶν τῶν θεῶν), par laquelle les συνθήματα divins, qui sont « là-haut » (ἐκεῖ) « totalement invisibles » (ἀφανῆ παντελῶς), « unifiés » (ἥνωται), « ineffables » (ἄρρητα), « inconnaissables » (ἄγνωστα) et « en rien distincts des dieux eux-mêmes » (οὐδὲν αὐτῶν διαφέροντα τῶν θεῶν), « se distinguent les uns des autres » (διῄρηται ἀπ’ ἀλλήλων), pour « se manifester ici-bas » (ἐνταῦθα) sur un « mode divisé » (μεριστῶς) et « figuratif » (μορφωτικῶς), en sorte qu’« au lieu d’être des dieux, ils sont devenus des symboles des dieux »(σύμβολα γέγονεν τῶν θεῶν)48. C’est à cette doctrine que le Ps.-Denys l’Aréopagite fait principalement écho lorsqu’il décrit la Révélation comme une profusion de formes symboliques sensibles qui se présentent comme radicalement dissemblables à la nature des réalités divines exprimées, mais qui, en tant que manifestation des caractères divins, en portent néanmoins nécessairement la trace : 47 Cf. Proclus, In Cratylum, 71, p. 31, 5-17 Pasquali ; Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, II, p. 45, 21 - p. 46, 8 Westerink. 48 Sur les fondements de la doctrine de la procession des symboles chez Proclus et Damascius, cf. Cohen, « Σύμβολον et σύνθημα dans le néoplatonisme tardif », p. 543-556.
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Il faut donc que, bravant nous aussi les préjugés populaires, nous pénétrions saintement au cœur des symboles sacrés (τῶν ἱερῶν συμβόλων). Nous ne devons pas les mépriser, car ils sont nés de ces Caractères divins (τῶν θείων ὄντα χαρακτήρων ἔκγονα) dont ils portent l’empreinte (ἀποτυπώματα), car ils sont les images claires (εἰκόνας ἐμφανεῖς) de spectacles ineffables et merveilleux49.
Logos symbolique et logos rationnel Ici intervient une signification plus technique de la notion de σύμβολον, qui est principalement issue de la philosophie de Proclus, et que le Ps.-Denys transpose dans un contexte biblique. Si la Bible et la mythologie traditionnelle constituent bien des λόγοι révélés qui trahissent d’une certaine façon les vérités divines qu’ils expriment sur un mode nécessairement sensible, leur valeur sacrée réside plus particulièrement en ce qu’ils véhiculent également, sur un mode non discursif, des enseignements symboliques, dont le contenu intelligible s’adresse plus spécifiquement, par l’intermédiaire de l’imagination, à la seule faculté intellective de l’âme, et non à sa faculté rationnelle. C’est le contenu de tels enseignements divins, véhiculés de façon synthétique par les symboles révélés et que seul l’intellect est capable d’assimiler pleinement, que le λόγος théologique humain, dans un second temps, s’efforce d’expliciter et d’articuler discursivement, mais sans jamais parvenir à en épuiser la signification. Un texte plotinien évoquait déjà cette forme d’expression non discursive des réalités intelligibles, qui n’en trahit pas l’unité, et à partir de laquelle le langage discursif, en tant que déploiement partiel, serait lui-même dérivé. Il s’agit du célèbre passage des Ennéades où Plotin évoque la hiérographie savante utilisée par les prêtres Égyptiens dans leurs temples50. Quelle que soit la valeur historique de ce passage du point de vue de l’égyptologie, c’est bien cette idée d’une figuration non discursive qui sera approfondie par Proclus dans l’élaboration de sa théorie du symbolisme mythique, et c’est elle qui deviendra également centrale chez Ps.-Denys dans le contexte de l’herméneutique chrétienne du symbolisme biblique. Cette conception du symbole révélé comme source synthétique de tout logos théologique est présupposée dans un curieux texte dionysien, où la tradition chrétienne se voit divisée en deux catégories apparemment distinctes : la tradition chrétienne « extérieure », constituée par la théologie scripturaire et son explication doctrinale rationnelle, et la tradition chrétienne que
49 Ps.-Denys l’Aréopagite, Lettre IX, 1108 C, trad. de Gandillac, p. 354. 50 Cf. Plotin, Traité 31 (V, 8), 6, 1-11.
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le Ps.-Denys qualifie également de « secrète » et de « symbolique », dont le contenu se transmet exclusivement par voie orale et « d’intellect à intellect » : Ainsi l’essentiel de notre hiérarchie humaine est constitué par les Écritures reçues de Dieu (τὰ θεοπαράδοτα λόγια). Par ces très saintes Écritures, nous n’entendons pas seulement ce que nos saints initiateurs [i.e. les Apôtres] nous ont laissé dans leurs saints écrits (ἐν ἁγιογράφοις) et dans leurs tablettes théologiques, mais encore tout ce que ces saints hommes, par une initiation plus immatérielle (ἀϋλοτέρᾳ) et qui se rapproche pour ainsi dire de celle qui appartient à la hiérarchie céleste, ont transmis à nos maîtres, d’intelligence à intelligence (ἐκ νοὸς εἰς νοῦν), par l’intermédiaire du langage (διὰ μέσου λόγου), lequel est certes corporel (σωματικοῦ), mais pourtant plus immatériel (ἀϋλοτέρου), du fait qu’il échappe à l’écriture (γραφῆς ἐκτός)51.
Dans ce passage assez énigmatique du point de vue de l’historiographie chrétienne, le Ps.-Denys semble évoquer la possibilité d’une communication langagière spécifique, qualifiée de « moins matérielle », et qui, dit-il, se rapproche du mode de la communication purement spirituelle qui est celle des « anges ». Toutefois, dans le contexte de la tradition chrétienne commune, celle qui est transmise principalement sous la forme de doctrines écrites, le déploiement du logos théologique demeure nécessairement placé sous le signe de l’impuissance radicale du langage à exprimer adéquatement les vérités divines, étant entendu que, pour Denys comme pour les néoplatoniciens païens, « les Mystères (μυστήρια) simples (ἁπλᾶ), absolus (ἀπόλυτα) et immuables (ἄτρεπτα) de la théologie sont recouverts par la Ténèbre plus que lumineuse du Silence de celui qui est initié à ce qui est caché (κατὰ τὸν ὑπέρφωτον ἐγκεκάλυπται τῆς κρυφιομύστου σιγῆς γνόφον) »52. « Concision » et « volume » du logos théologique humain Dès lors, le degré de pertinence du logos théologique en tant que tel correspond très exactement au niveau de l’élévation des réalités divines exprimées par le théologien, de sorte que c’est la concision et la densité allusive qui caractérisent nécessairement le logos portant sur les réalités les plus élevées : Plus haut nous nous élevons en effet, et plus nos discours (λόγοι) deviennent concis, car les intelligibles se présentent de façon de plus en plus synoptique. Maintenant donc que nous allons pénétrer dans la Ténèbre qui est au-delà de 51 Ps.-Denys l’Aréopagite, La hiérarchie ecclésiastique, I, 376 B-C. 52 Id., Théologie mystique, I, 1, 997 A-B, trad. M. de Gandillac (modifiée), p. 176 ; cf. Proclus,
Théologie platonicienne, III, 7, p. 30, 7-8 Saffrey-Westerink, avec la n. 4 ad loc.
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l’intelligence (εἰς τὸν ὑπὲρ νοῦν γνόφον), il ne s’agira même plus de concision, mais bien d’une cessation totale de la parole et de la pensée (οὐ βραχυλογίαν, ἀλλ’ ἀλογίαν παντελῆ καὶ ἀνοησίαν). Là où notre discours descendait du supérieur à l’inférieur (ἀπὸ τοῦ ἄνω πρὸς τὰ ἔσχατα), à mesure qu’il s’éloignait des hauteurs, son volume augmentait. Maintenant que nous remontons de l’inférieur au transcendant (ἀπὸ τῶν κάτω πρὸς τὸ ὑπερκείμενον), à mesure même que nous nous approcherons du sommet, le volume de nos paroles se rétrécira ; au terme dernier de l’ascension, nous serons totalement muets et pleinement unis à l’Ineffable (μετὰ πᾶσαν ἄνοδον ὅλος ἄφωνος ἔσται, καὶ ὅλος ἑνωθήσεται τῷ ἀφθέγκτῳ)53.
L’ensemble de la partie de l’œuvre dionysienne plus particulièrement consacrée à la modalité « positive » du logos théologique semble avoir été élaboré pour refléter cette conception toute néoplatonicienne, transposée par le Ps.-Denys dans un contexte biblique et chrétien à partir de la métaphysique de Proclus54. En effet, comme l’indique l’Aréopagite, la Théologie symbolique est « plus abondante en discours » (πολυλογωτέρα), car elle exprime le Divin tel qu’il se présente dans le domaine dérivé de la manifestation ; à l’inverse, le logos contenu dans les traités des Esquisses théologiques et des Noms divins est présenté comme « plus concis » (βραχυλογωτέραν)55. Il en va de même pour la partie épistolaire de l’œuvre dionysienne, où est exposée sous une forme « positive » la plus grande partie des éléments de la théologie dionysienne, et où la succession des Lettres reflète elle-même l’augmentation du « volume » du logos théologique, pour culminer avec la très longue Lettre IX, consacrée à la théologie symbolique. La forme « positive » du logos théologique dionysien n’étant qu’une modalité parmi d’autres, il apparaît que le « volume » du discours théologique, après avoir « augmenté » à mesure du cheminement descendant pour s’achever dans le complet déploiement d’une théologie symbolique explicite, « diminue » à mesure de la progression ascendante du théologien vers les réalités divines les plus élevées, pour ultimement se consumer dans le pur silence de la théologie mystique.
53 Denys l’Aréopagite, Théologie mystique, III, 1, 1033 B-C, trad. de Gandillac (légèrement modifiée), p. 181-182. 54 Cette idée constitue un élément essentiel de la philosophie proclienne du langage théologique. Dans sa Théologie platonicienne, Proclus indique en effet que « les discours rationnels relatifs aux Principes divins (οἱ περὶ τῶν θείων λόγοι) sont d’abord ramassés (συνῄρηνται) dans les Causes primordiales (ἐν τοῖς ἀρχηγικωτέροις αἰτίοις) parce que, en elles, le secret (τὸ κρύφιον) l’emporte sur le visible (τοῦ φανοῦ) et l’indicible (τὸ ἄρρητον) sur le connaissable (τοῦ γνωστοῦ) », tandis que, si l’on s’éloigne de ces Principes, les discours théologiques « se plurifient (πληθύονται) et se déroulent (ἀνελίττονται) au fur et à mesure qu’ils progressent vers ces mondes divins qui sont plus rapprochés de nous » (Théologie platonicienne, I, 11, trad. H. D. Saffrey [légèrement modifiée], 1968, p. 54, 26-55, 4). 55 Cf. Denys l’Aréopagite, La hiérarchie céleste, XV, 328 A, trad. de Gandillac, p. 164.
L’Hymne au soleil de Martianus Capella : une synthèse entre philosophie grecque et théosophie barbare* Chiara Ombretta Tommasi
Son Io ! Son Io la Vita ! Son la Beltà infinita, La Luce ed il Calor. Amate, o Cose ! dico : Sono il Dio novo e antico, Son l’Amor ! 1
Martianus Capella, un obscur avocat carthaginois, fut l’auteur au ve siècle d’un prosimètre très fleuri où l’érudition concernant les arts libéraux se mêle à la présentation allégorique des doctrines religieuses et philosophiques2 : son texte sur les noces de Philologie et de Mercure constitue en effet un véritable trésor des doctrines mystiques3, où est dévoilé le récit fantasmagorique d’un Erlösungs* Nous remercions Claire Vovelle pour la relecture du texte français ; Margherita Facella et Luciana Gabriela Soares Santoprete pour leurs suggestions et conseils amicaux. 1 P. Mascagni (compositeur), L. Illica (librettiste), Iris, acte I, scène 1. 2 Pour une présentation générale de Martianus et de son œuvre, cf. Ch. O. Tommasi, The Bee-Orchid. Religione e cultura in Marziano Capella, M. D’Auria, collection « Storie e Testi », Naples 2012 (notamment le chapitre 1). On verra aussi J.-B. Guillaumin, « Lire et relire Martianus Capella du ve au ixe s. », dans M. Goullet (éd.), « Parva pro magnis munera ». Études de littérature latine tardo-antique et médiévale offertes à François Dolbeau par ses élèves, Brepols, collection « Instrumenta patristica et mediaevalia », Turnhout 2009, p. 271-303. Les éditions « canoniques » de Martianus sont les deux « teubneriennes », par A. Dick (Leipzig 1925 [réimpr. Stuttgart 1978], désormais désignée par Dick) et par J. Willis (Leipzig 1983) respectivement. Parmi les commentaires modernes, on signale en particulier D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii ». Book I, University of California Press, collection « Classical studies », Berkeley 1986 ; Martianus Capella, De Nuptiis Philologiae et Mercurii, liber secundus, éd. L. Lenaz, Liviana, Padoue 1975 (désormais désigné par Lenaz) ; ce dernier a été édité pour la deuxième fois avec une mise à jour et la publication conjointe d’un commentaire au livre I : cf. Martianus Capella, De Nuptiis Philologiae et Mercurii, libri I-II, éd. L. Cristante, trad. L. Lenaz, commentaires L. Cristante, I. Filip, L. Lenaz, avec une étude inédite de P. Ferrarino, Weidmann, collection « Bibliotheca Weidmanniana », Hildesheim 2011 (désormais désigné par Cristante et alii) ; Martianus Capella, De Nuptiis Philologiae et Mercurii, liber IX, éd. L. Cristante, Antenore, collection « Medioevo e umanesimo », Padoue 1987 (désormais désigné par Cristante) ; et les cinq volumes récemment parus aux Belles Lettres dans la Collection des Universités de France : Martianus Capella, Les Noces de Philologie et de Mercure, t. I, éd. et trad. J.-F. Chevalier, Paris 2014 ; t. IV : La dialectique, éd. et trad. M. Ferré, Paris 2007 ; t. VI : La géométrie, éd. et trad. B. Ferré, Paris 2007 ; t. VII : L’arithmétique, éd. et trad. J.-B. Guillaumin, Paris 2003 ; t. IX : L’harmonie, éd. et trad. J.-B. Guillaumin, Paris 2011. Nonobstant cette réévaluation de Martianus, plusieurs aspects restent toujours problématiques et nécessitent des précisions suplémentaires. 3 Selon l’expression de C. A. Lobeck, Aglaophamus, Borntraeger, Königsberg 1829, p. 464, « mysticarum doctrinarum thesaurus impenetrabilis », qui introduit justement le passage présent.
Langage des dieux, langage des démons, langage des hommes dans l’Anquité, éd. par Luciana Gabriela Soares Santoprete et Philippe Hoffmann, Turnhout, Brepols 2017 (RRR 26), p. 327-349 FHG10.1484/M.RRR-EB.5.114845
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mysterium, c’est-à-dire d’un mystère de salvation de l’âme, qui à la fin est en mesure de s’unir à nouveau à son époux Mercure, le symbole du Noûs. Les deux premiers livres sont ceux qui suscitent le plus grand intérêt d’un point de vue mystériosophique, car Martianus introduit des éléments différents, en accord avec la mentalité inclusive (des autres cultes) du paganisme et surtout des derniers païens de l’Antiquité tardive4. On y trouve l’influence de la religion romaine traditionnelle5 et des doctrines venant de l’Étrurie6, ainsi que d’éléments tirés du néoplatonisme7, de la théurgie chaldaïque8, de l’arithmologie, et même des mystères orphiques et de l’hermétisme gréco-égyptien. En outre, il ne faut pas négliger la structure ascensionnelle et apocalyptique du deuxième livre, où sont résumés tous les éléments d’une initiation graduelle qui s’achève par la vision suprême et par la révélation bienheureuse9. La section dédiée à l’exposé des sept arts libéraux manifeste elle-même certains liens avec la philosophie néoplatonicienne et l’initiation progressive aux doctrines du trivium et du quadrivium10. 4 Parmi les nombreuses enquêtes sur ce sujet, cf. au moins A. Cameron, The Last Pagans of Rome, Oxford University Press, Oxford 2011 ; S. Ratti, « Antiquus error ». Les ultimes feux de la résistance païenne, Brepols, collection « Bibliothèque de l’Antiquité tardive », Turnhout 2010. Sur les aspects de la dialectique religieuse, cf. M. Kahlos, Debate and Dialogue. Christian and Pagan Cultures, Ashgate, collection « Ashgate new critical thinking in religion, theology and biblical studies », Aldershot 2007 ; G. W. Bowersock, Hellenism in Late Antiquity, University of Michigan Press-Cambridge University Press, Ann Arbor-Cambridge 1990 ; P. Chuvin, Chronique des derniers païens. La disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Les Belles Lettres-Fayard, collection « Histoire », Paris 1990. 5 G. Dumézil, « Remarques sur les trois premières regiones caeli de Martianus Capella », dans Hommages à Max Niedermann, collection « Latomus », Bruxelles 1956, p. 102-107 ; J. Préaux, « Le culte des Muses chez Martianus Capella », dans Mélanges de philosophie, de littérature et d’histoire ancienne offerts à P. Boyancé, École française de Rome, « Collection de l’École française de Rome », Rome 1974, p. 579-614 ; G. Capdeville, « Les dieux de Martianus Capella », Revue de l’histoire des religions 213, 1996, p. 251-300. 6 S. Weinstock, « Martianus Capella and the Cosmic System of the Etruscans », Journal of Roman Studies 36, 1946, p. 101-129. 7 Cf. surtout S. Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism. The Latin Tradition, University of Notre Dame Press, collection « Publications in medieval studies », Notre Dame 1986, p. 597-646, qui reste toujours l’exposition la plus détaillée de l’attitude philosophique de Martianus. On peut ajouter maintenant J.-B. Guillaumin, « Néoplatonisme et encyclopédisme dans l’œuvre de Martianus Capella », Revue des études latines 86, 2008, p. 167-190. 8 Ch. O. Tommasi, « Aspekte des Nachlebens der Chaldäischen Orakel in der römischer Literatur : Martianus Capellas De Nuptiis », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext, Interpretation, Rezeption, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2010, p. 325-346 et, toujours inégalé, W. Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, M. Niemeyer, Halle 1942 (= Forschungen zum Neuplatonismus, Walter de Gruyter, collection « Quellen und Studien zur Geschichte der Philosophie », Berlin 1942 [1966], p. 252-301). 9 Dans Ch. O. Tommasi, « Ascension », dans L. Jones (éd.), Encyclopedia of Religion, t. I, Thomson, Detroit 2005, p. 618-625, nous avons donné une série d’exemples sur ce genre littéraire et sa fonction, suivie de nombreuses références bibliographiques. 10 Sur ce point, on s’accorde avec les importantes analyses données par I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Contribution à l’histoire de l’éducation et de la culture dans l’Antiquité, Vrin, collection « Textes et traditions », Paris 2005 (1re éd. Études augustiniennes, 1984),
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L’Hymne au Soleil et ses prédécesseurs C’est dans le deuxième livre (§ 185-193) qu’on peut lire le célèbre passage hymnographique dédié au Soleil, un des plus intéressants documents de la culture latine païenne à l’époque de son déclin, qui fut déjà mis en évidence par Eduard Norden dans son enquête sur la stylisation des prières classiques11. L’hymne, prononcé par Philologie pendant son processus ascensionnel, présente plusieurs aspects intéressants, qui méritent d’être analysés en détail. Ce passage ne témoigne pas seulement des « modes de communication avec la divinité », mais aussi de l’attitude syncrétiste de l’auteur, qui, comme on l’a dit, accumule et mêle les doctrines tirées des milieux les plus variés. Sur le plan littéraire, le poème s’inscrit dans le genre de la prière ou de l’hymnologie philosophique, représentée d’une façon éloquente par Boèce12, les Hymnes orphiques, Synésios13, Proclus14 et Martianus lui-même15, mais aussi spéc. p. 280, où est cité un passage du commentateur byzantin Jean Tzetzes (Chiliades, 11, 377, 52033), lequel attribue à Porphyre la division du processus ascensionnel en sept degrés. 11 E. Norden, Agnostos Theos. Untersuchungen zur Formengeschichte religiöser Rede, Teubner, Leipzig-Berlin 1913, p. 78 et 174. Traduction de Ch. O. Tommasi : Agnostos Theos. Dio Ignoto. Ricerche sulla storia della forma del discorso religioso, Morcelliana, collection « Letteratura cristiana antica. Studi », Brescia 2002, p. 200 et p. 294 ; cf. aussi Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 299. Sur l’hymnographie latine, cf. les considérations de G. La Bua, L’inno nella letteratura poetica latina, Gerni, San Severo 1999, qui toutefois, dans la section concernant l’Antiquité tardive, sont plutôt faibles. Un recueil de textes hymnographiques et de prières est fourni par F. Chapot et B. Laurot, Corpus des prières grecques et romaines, Brepols, collection « Recherches sur les rhétoriques religieuses », Turnhout 2001. 12 Cf. en particulier Consolation de Philosophie, livre 3, poème 9, avec le commentaire de J. Gruber, Kommentar zu Boethius, « De Consolatione Philosophiae », Walter de Gruyter, collection « Texte und Kommentare », Berlin 1978 (2006). 13 Cf. l’édition par Ch. Lacombrade, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1978, et le riche commentaire, toujours valable, de N. Terzaghi (Synésios de Cyrène, Hymni, éd. N. Terzaghi, Synesii Cyrenensis opuscula, t. I, Typis publicae officinae polygraphicae, collection « Scriptores graeci et latini », Rome 1939), qui cite Martianus à la p. 194. 14 L’œuvre de Proclus a été éditée et commentée soigneusement par R. M. van den Berg, Proclus’ Hymns : Essays, Translations, Commentary, Brill, collection « Philosophia Antiqua », 90, LeydeBoston-Cologne 2001. Parmi l’hymnographie philosophique, il est possible de mentionner aussi un hymne grec sur la divinité toute-puissante et au-delà du tout, qui a été attribué par la tradition manuscrite soit à Grégoire de Nazianze, soit à Proclus, soit à Denys l’Aréopagite : cf. P. Podolak, « Un inno dello Ps. Dionigi l’Areopagita ? Alcune osservazioni sul carme 1, 1, 29 attribuito a Gregorio di Nazianzo », Auctores Nostri 5, 2007, p. 187-202 ; E. Gritti, « Oltre il silenzio della ragione : trascendenza e ricerca filosofica in un inno neoplatonico », dans Silenzio e parola - XXXIX Incontro di Studiosi dell’Antichità Cristiana, 6-8 maggio 2010, Institutum patristicum Augustinianum, Rome 2012, p. 215-236. 15 On citera aussi l’hymne à Éros, qui ouvre le De Nuptiis (avec le commentaire de R. Schievenin, « Il prologo di Marziano Capella », dans L. Cristante (éd.), Incontri Triestini di Filologia Classica, 5, 2005-2006. Atti del II Convegno Il calamo della memoria. Riuso di testi e mestiere letterario nella tarda antichità, Trieste 27-28 aprile 2006, Edizioni Università di Trieste, Trieste 2006, p. 133-153 (réimpr. dans Id., Nugis ignosce lectitans. Studi su Marziano Capella, Edizioni Università di Trieste,
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déjà par Cléanthe16 et par des personnalités moins connues comme Valérius de Sora17, ou, durant la période constantinienne, Aviénus18 ou Tibérien19. Aviénus insère son passage hymnographique dans un contexte plus ample de poésie didactique et astrologique, tandis que Tibérien (un poète assez obscur du début du ive siècle et connu seulement de manière fragmentaire) dédie un hymne hexamétrique au dieu tout-puissant. Les manuscrits transmettent ces vers sous le nom de Platon, en indiquant qu’ils sont une traduction latine d’un hymne platonicien : mais il faut lire cette indication dans un sens moins littéral, c’est-à-dire qu’il faut comprendre que ces vers sont en fait influencés par l’interprétation du Timée et par la pensée platonicienne des iie et iiie siècles après J.-C. On retrouve aussi d’autres influences (orphiques, pythagoriciennes ou hermétiques, par exemple). L’hymne est composé d’hexamètres très soignés d’un point de vue stylistique, lesquels louent la divinité très haute, innommable, au signe de laquelle les forces de la nature deviennent muettes. Ce dieu qui a plusieurs noms, est éternel et inintelligible, il est en même temps mâle et femelle, premier, moyen et dernier, selon l’imagerie de la « coïncidence des contraires »20. Mais on soulignera aussi l’invocation finale pour obtenir la connaissance, qui est présente dans de nombreux cercles gnostiques de l’Antiquité tardive. Enfin, on prêtera un intérêt particulier à l’image du rayon du soleil que les chercheurs considèrent comme tirée de la métaphore platonicienne (République,
Trieste 2009, p. 1-17) et l’hymne à Pallas au début du livre 7, sur lequel on peut consulter Ch. O. Tommasi, « Gli Oracoli Caldaici come supporto all’esegesi virgiliana tardoantica : Favonio Eulogio e altri neoplatonici latini », dans A. Lecerf, L. Saudelli et H. Seng (éd.), Oracles chaldaïques, fragments et philosophie, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2014, p. 169-194. 16 Cleanthes’ Hymn to Zeus, éd., trad. et comm. J. C. Thom, Mohr Siebeck, collection « Studien und Texte zu Antike und Christentum », 33, Tübingen 2005. 17 Th. Köves-Zulauf, « Die Ἐπόπτιδες des Valerius Soranus », Rheinisches Museum 113, 1970, p. 323-358 ; J. Préaux, « L’Hymne à Jupiter de Valérius de Sora », dans Hommages à Marie Delcourt, collection « Latomus », Bruxelles 1970, p. 182-195 ; M. De Martino, L’identità segreta della divinità tutelare di Roma. Un riesame dell’affaire Sorano, Settimo Sigillo, Rome 2011. 18 Cf. Aviénus, Les Phénomènes d’Aratos, éd. et trad. J. Soubiran, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1981. 19 H. Lewy, « A Latin Hymn to the Creator ascribed to Plato », Harvard Theological Review 31, 1946, p. 243-258 ; T. Agozzino, « Una preghiera gnostica pagana e lo stile lucreziano nel IV secolo », dans Dignam Dis: A Giampaolo Vallot (1934-1966). Silloge di studi suoi e dei suoi amici, Libreria Universitaria Editrice, Venise 1972, p. 169-210 ; Tibérien, I carmi e i frammenti di Tiberiano, éd. et trad. S. Mattiacci, Olschki, collection « Accademia Toscana di Scienze e Lettere “La colombara”. Studi », Florence 1990 ; Chapot et Laurot, Corpus des prières grecques et romaines, p. 360-362. 20 Cf. les références chez Ch. O. Tommasi, « Deus utraque sexus fecunditate plenissimus : divinità androgine nel mondo classico e cristiano. Alcune note », Atti e memorie dell’Accademia toscana di scienze e lettere la Colombaria 46, 2001, p. 9-25 ; et aussi chez M. De Martino, L’identità segreta della divinità tutelare di Roma, Settimo Sigillo, Rome 2011.
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509 a-c), mais qui pourrait également être moins technique, reflétant plutôt une idée largement répandue parmi les élites et parmi les membres de la dynastie impériale. Par bien des aspects le passage de Martianus rappelle cet hymne : le dieu y est invoqué dans toute sa sublime et ineffable majesté, et le texte s’achève par la prière pour obtenir la connaissance. Théologie solaire de l’Antiquité tardive Quant au contenu de l’hymne de Martianus, on sait que la religion solaire était répandue dans l’empire romain depuis l’époque sévérienne et surtout depuis le règne d’Aurélien et que les néoplatoniciens faisaient du soleil l’un des principes suprêmes de la réalité21. Il est superflu de rappeler ici les nombreux témoignages d’une véritable métaphysique de la lumière, qu’on peut trouver tant chez les auteurs païens que chrétiens. Par ailleurs, on peut affirmer que la théurgie néoplatonicienne a puisé dans la théologie solaire, comme le font, par exemple, Julien et Proclus, respectivement dans le Discours à Hélios Roi et dans l’Hymne à Hélios. En même temps, la théologie solaire est aussi un témoin des tendances « hénothéistes » (à savoir la profession de foi en un dieu suprême, tout-puissant et providentiel, qui dépasse la multitude des dieux mineurs), qui sont à leur apogée durant l’époque impériale, et dont le culte solaire est un exemple parfait. À côté de l’hénothéisme, on peut souligner que, bien que cela puisse paraître paradoxal, la polyonymie, c’est-à-dire la multiplicité des noms et des attributs d’une même divinité, trahit une certaine tendance monothéiste : elle convient à certains dieux, car elle contribue à leur donner une véritable primauté, du fait qu’elle est destinée à amplifier leurs qualités. Ces dieux parviennent à réunir des figures différentes (parfois il s’agit de dieux locaux), caractérisées par les mêmes fonctions ou attributs. Le résultat est, en quelque sorte, l’amplification de leur puissance : c’est ainsi que la polyonymie va contribuer à orienter le paganisme dans une direction hénothéiste22. Par 21 Le présent travail n’abordera pas les nombreuses questions sur la diffusion et les différents développements du culte solaire dans cette période, pour lesquels on consultera l’enquête magistrale de W. Fauth, Helios Megistos : Zur synkretistischen Theologie der Spätantike, Brill, « Religions in the Graeco-Roman World », Leyde 1995. Cf. aussi R. Turcan, Héliogabale et le sacre du soleil, Albin Michel, Paris 1985 ; F. Cumont, La théologie solaire du paganisme romain, Librairie Klincksieck, Paris 1909 ; F. Altheim, « Sol Invictus ». Le religioni e la fine del mondo antico, éd. et trad. E. Albrile, introd. G. Casadio, Rowholt, Hambourg 1957 (rééd. Edizioni Mediterranee, collection « Orizzonti dello spirito », Rome 2007). 22 Nous reprenons les conclusions de M. Simon, « Anonymat et polyonymie divins dans l’Antiquité tardive », dans Perennitas. Studi in onore di A. Brelich, Edizioni dell’Ateneo, Rome 1980, p. 503-520 : il serait donc intéressant de confronter l’anonymat de la tradition judéo-chrétienne et la multiplicité des noms du paganisme gréco-romain, et de considérer le premier comme la suite naturelle du monothéisme et le deuxième comme la manifestation caractéristique du polythéisme. En réalité, les choses sont plus complexes car anonymat et polyonymie se croisent couramment.
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ailleurs, la coexistence entre la polyonymie et les tendances hénothéistes se manifeste d’une manière éclatante à propos de la vénération du soleil, dans la mesure où le soleil est représenté comme un dieu unique qui est toutefois l’objet de vénération sous des noms différents selon les différentes régions. Avant de présenter le texte intégral de Martianus, il faut aussi noter qu’il existe dans la littérature latine de l’époque vandale un autre hymne, bref, dédié au soleil, à savoir le poème préservé dans l’Anthologia latina23. Cet hymne/poème, malgré une stylisation littéraire très soignée et la vulgarisation de concepts religieux propres à la théocratie solaire, ne possède ni la profondeur doctrinale de Martianus ni sa richesse allégorique24. Chez Martianus, en effet, à côté des éléments traditionnels – c’est-à-dire la division entre les trois sections « canoniques » de l’hymnographie, invocatio, narratio, precatio, ou le Relativstil –, on peut mettre en évidence une structure assez complexe, où plusieurs idées s’entrecroisent : Ignoti vis celsa patris, vel prima propago, / fomes sensificus, mentis fons, lucis origo, / regnum naturae, decus atque assertio divum, / mundanusque oculus, fulgor splendentis Olympi, / ultramundanum fas est cui cernere patrem / et magnum spectare deum, cui circulus aethrae / paret, et immensis moderaris raptibus orbis : / nam medium tu curris iter dans solus amicam / temperiem superis, compellens atque coercens / sidera sacra deum, cum legem cursibus addis ; / hinc est quod quarto ius est te currere circo / ut tibi perfecta numerus ratione probetur : / nonne hac principio geminum tu das tetrachordon ? / Solem te Latium vocitat, quod solus honore / post patrem sis lucis apex / bis senis perhibent caput aurea lumina ferre, / quod totidem menses, totidem quod conficis horas. / Quattuor alipedes dicunt te flectere habenis, / quod solus domites quam dant elementa quadrigam : / nam tenebras prohibens retegis quod caerula lucet ; / hinc Phoebum perhibent prodentem occulta futuri, / vel quia dissolvis nocturna admissa, Lyceum25, / te Serapin Nilus, 23 Anthologia latina, I : Carmina in codicibus scripta, éd. A. Riese, Hakkert, Amsterdam 1964 (désormais désigné par Riese), p. 389 ; ibid., éd. D. R. Shackleton Bailey, Teubner, Stuttgart 1982, no 385. 24 L. Zurli, Anonymi in laudem Solis, Weidmann, collection « Bibliotheca Weidmanniana », Hildesheim 2008, avec les considérations de P. Paolucci, « Interferenze fra il Carmen saeculare di Orazio e il carme In laudem Solis dell’ Anthologia Latina », Incontri triestini di filologia classica, 7, 20072008, p. 293-319 (http ://musacamena.units.it/calamo/Calamo2008_PAOLUCCI.pdf, février 2012). Cet hymne de l’Anthologia latina présente néanmoins des analogies avec Martianus, à savoir l’emploi du mot épique (attesté depuis Lucrèce, mais surtout chez les poètes de l’époque augustéenne, et repris par les auteurs tardifs, Claudien, Sidoine Apollinaire et Corippe) alipes (l. 21) et de decus (l. 56) ; l’image du chariot doré à quatre chevaux (l. 22 et 44) ; la polyonymie (l. 43 : cui nomina mille) ; l’idée du soleil comme miroir du ciel, analogue à la puissance divine (l. 39 : sol speculum caeli, divini numinis instar). On peut considérer ici aussi le début du deuxième livre du poème De laudibus Dei de Dracontius, où les louanges du soleil sont liées à l’idée du Dieu créateur, sans doute par réaction contre la théologie solaire païenne. 25 Il est difficile de décider entre les deux conjectures Lycaeum (Grotius, A. Dick) ou Lyaeum (Vossius, L. Lenaz) qui corrigent le texte transmis par les manuscrits (Isaeum), dépourvu de sens. Dans le
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Memphis veneratur Osirim, / dissona sacra Mitram Ditemque Horumque Typhonem, / Attis pulcher item, curvi et puer almus aratri26, / Hammon et arentis Libyes ac Byblius Adon. / Sic vario cunctus te nomine convocat orbis. / Salve vera deum facies vultusque paterne, / octo et sexcentis numeris, cui littera trina / conformat sacrum mentis cognomen et omen. / Da pater aetherios menti27 conscendere coetus / astrigerumque sacro sub nomine noscere caelum28. Haute puissance du Père inconnu, premier rameau, foyer du sens, source de l’esprit, origine de la lumière, roi de la nature, gloire et garantie des dieux, œil du monde, éclat de l’Olympe resplendissant, toi, il t’est permis de voir le Père qui est au-delà du monde, et de contempler le grand dieu ; toi, à qui obéit le cercle de l’éther, toi, qui tempères les orbites dans leur immense révolution. Car tu parcours la voie moyenne, en offrant toi seul une amicale chaleur aux dieux supérieurs ; tu pousses et contrains les divines étoiles sacrées en donnant une loi à leurs courses. C’est pourquoi tu as le droit de courir dans la quatrième orbite afin que tu démontres par un calcul exact le nombre : n’est-ce pas ainsi que tu donnes au principe gouverneur le double tétracorde ? Le Latium t’appelle Soleil, car toi seul après le Père as l’honneur d’être le sommet lumineux ; on rapporte que ta tête porte douze lumières d’or, car tu produis autant de mois, autant d’heures ; on dit que de tes rênes, tu gouvernes quatre chevaux, car toi seul maîtrises les éléments qui forment ton quadrige : en repoussant les ténèbres, tu dévoiles ce qui luit d’une façon azurée. Donc on t’appelle Phœbus, toi qui révèles les arcanes du futur, ou Lycée, car tu dissous les crimes de la nuit ; le Nil te vénère sous le nom de Sérapis, Memphis sous celui d’Osiris ; des rites divers t’invoquent comme Mithra, Dis, Horus, Typhon ; tu es pareillement le bel Attis, le garçon bienfaisant à la charrue recourbée, Ammon de l’aride Libye et Adonis de Byblos. Ainsi tout le monde t’adore sous des noms différents. Salut à toi, véritable image des dieux, visage du Père, six cent huit en chiffres, toi à qui les trois lettres donnent forme au nom sacré et à la prédiction de l’intellect. Permets, ô Père, que l’esprit s’élève jusqu’à l’assemblée éthérée et connaisse le ciel étoilé grâce au nom sacré.
premier cas, on aurait une autre épithète apollinienne, tandis que la seconde suggestion reprend une épithète de Dionysos et produit un jeu étymologique avec la phrase quia dissolvis nocturna admissa ; par ailleurs, dans une séquence analogue d’invocations syncrétiques pour Apollon Smintheus, qui comprennent aussi l’équivalence avec Horus et Mithra, Ménandre le rhéteur écrit (Menander Rhetor, Περὶ ἐπιδεικτικῶν, 446, éd. et trad. D. A. Russell et N. G. Wilson, Clarendon Press, Oxford 1981, p. 222) : οἱ μὲν σὲ Λύκειον λέγουσιν, « certains t’appellent Lycien ». 26 À savoir, Triptolème. 27 On doit souligner l’hésitation de la tradition manuscrite entre menti (accepté dans Lenaz) et mentis (retenu dans Dick), tandis que Willis propose la conjecture divum ou superum. Il nous semble préférable d’entendre mens comme l’intelligence humaine, qui peut gagner la connaissance de ces réalités ineffables, et donc de lire le datif, comme dans le passage parallèle de Boèce (Consolation de Philosophie, livre 3, poème 9, 22) : da pater augustam menti conscendere sedem, « permets, ô père, que l’esprit connaisse le siège sublime » ; et déjà chez Tibérien, 4, 27, da nosse volenti, « permets de te connaître à celui qui veut ». 28 Martianus Capella, De Nuptiis, II, 185-193, p. 73-74 Dick.
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Stylisation et contenu Le texte est donc très complexe et les nombreuses interférences doctrinales font de cet hymne le dernier témoin du syncrétisme et du polythéisme païens. Il sous-entend l’idée communément partagée selon laquelle le soleil est adoré par des gens différents sous des noms différents et il présente aussi les échos de la théologie chaldaïque, transmise par les philosophes néoplatoniciens, surtout dans la première section. Nous pouvons donc dégager plusieurs niveaux d’interprétation de ce passage : l’allégorie physique (le soleil en tant qu’astre) ; la dimension littéraire et mythologique du soleil (en tant que dieu Hélios-Sol) ; et, enfin, celle de la spéculation philosophique, selon laquelle le soleil est un feu inextinguible et un esprit intellectuel à l’origine de l’univers. Depuis longtemps on a supposé pouvoir compter parmi les sources de Martianus tant l’écrit porphyrien perdu De sole29, ou son traité sur les statues (περὶ ἀγαλμάτων), que les œuvres de Jamblique30 – peut-être avec la médiation de la pensée de Julien sur le soleil, même d’une façon très simplifiée31. En effet, la langue poétique assombrit et brouille les différents niveaux du langage philosophique32 : si la spéculation de Julien, dans sa métaphysique « participationniste », distingue précisément les trois degrés du soleil, à savoir le soleil en tant qu’astre visible et sensible (αἰσθητός), qui est un reflet du soleil intellectuel (νοερός), ce dernier étant, à son tour, un reflet du soleil invisible et intelligible (νοητός)33, il est difficile de retrouver précisément cette distinction dans 29 Il s’agit de la thèse bien connue de P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident. De Macrobe à Cassiodore, E. de Boccard, Paris 1948, p. 200 ; le titre du traité porphyrien est préservé par Servius, Commentaire sur les Bucoliques, 5, 66 (on notera que les deux fragments supposés tirés du De Sole, à savoir celui de Servius et celui de Macrobe, sont catalogués parmi les fragments d’ouvrages incertains dans le recueil de A. Smith [Teubner, Leipzig 1993], p. 549-550). 30 R. Turcan, « Martianus Capella et Jamblique », Revue des études latines 36, 1958, p. 235-254. 31 Cette même double perspective – ligne porphyrienne et ligne jamblichéenne – doit être considérée aussi lorsqu’on lit l’hymne de Proclus (cf. van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 147). Selon son biographe Marinus (Proclus ou sur le bonheur, 22), Proclus vénérait cet astre au matin, à midi et au coucher du soleil : mais en même temps le soleil était pour lui la divinité prophylactique, qui lui permettait l’élévation vers les réalités éternelles et la fuite hors de la matière. Cf. aussi Proclus (Théologie platonicienne, VI, 12, éd. et trad. H. D. Saffrey et L. G. Westerink, t. VI, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1997, p. 56-65), qui mêle deux doctrines empruntées à Platon : la comparaison entre dieu et le soleil (République, 507 a) et l’origine divine de la lumière (Timée, 39 b). Le soleil est donc pour Proclus le médiateur entre la réalité céleste et la réalité terrestre. 32 Cf. Gersh, Middleplatonism and Neoplatonism, p. 619 : l’inspiration chaldaïque-platonicienne est indéniable, bien que le texte soit dépourvu de terminologie technique. 33 Hélios agit donc comme médiateur entre le Soleil intelligible et l’astre visible ; il est aussi médiateur entre les dieux planétaires et l’Un ineffable. Dans la spéculation postérieure le soleil est considéré comme le médiateur des idées. En dehors de la perspective de Julien, sur laquelle on peut consulter
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le texte de Martianus. Certes, on soulignera, à côté d’expressions tirées de l’arétalogie traditionnelle du soleil (l’astre qui tempère et donne la loi aux orbites de l’univers34 ; le roi du monde naturel35 ; la splendeur et la garantie des dieux36 ; l’origine de la lumière37 ; l’œil qui voit tout38), Julien, Alla Madre degli dèi e altri discorsi, éd. C. Prato, trad. A. Marcone, Mondadori, collection « Scrittori greci e latini », Milan 1987 ; Julien, Discorso su Helios re, éd. et trad. A. Mastrocinque, Verlag Traugott Bautz, collection « Studia Classica et Mediaevalia », Nordhausen 2011 ; il est intéressant de souligner une attitude analogue chez Syrianus : cf. J. Barnes, « Drei Sonnen sah ich... : Syrianus and Astronomy », dans A. Longo et alii (éd.), Syrianus et la métaphysique de l’Antiquité tardive. Actes du colloque international, Université de Genève, 29 septembre-1er octobre 2006, Bibliopolis, collection « Elenchos », Naples 2009, p. 59-92 ; réimpr. dans Method and Metaphysics, Oxford University Press, Oxford 2011, p. 510-539. À cet égard, on peut aisément citer aussi l’Hymne à Hélios de Proclus : le soleil est un feu noétique, et donc le roi de l’univers visible ; cf. déjà le vers 4 du fragment 37 et le vers 1 du fragment 81 des Oracles chaldaïques, dans Oracles chaldaïques avec un choix de commentaires anciens, éd. et trad. É. des Places, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1971 (désormais désigné par des Places). Cf. aussi la discussion de Fauth, Helios Megistos, p. 134 sq. 34 Cf. le passage de Cicéron, République, VI, 4, 17, éd. et trad. E. Bréguet, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1921, p. 110 : sol dux et princeps et moderator luminum reliquorum, mens mundi et temperatio, « le Soleil, le guide, le premier, le modérateur de tous les autres luminaires ; il est l’âme et la puissance régulatrice du monde » ; cf. le commentaire de A. Ronconi dans Cicéron, Somnium Scipionis, Le Monnier, collection « Testi greci e latini con commento filologico », Florence 1966, p. 100105. Cf. aussi Ammien Marcellin, Histoire, XXI, 1, 11, éd. et trad. J. Fontaine, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1977, p. 46-47 : sol enim, ut aiunt physici, mens mundi nostras mentes ex sese velut scintillas diffunditans, « le soleil, cet esprit du monde, à ce qu’en disent les philosophes de la nature, ne cesse de répandre nos esprits hors de lui-même, en tous sens, comme des étincelles » ; et plus diffusément Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, 1, 19 sq., éd. et trad. M. Armisen-Marchetti, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 2001, p. 108 sq. Nous ajouterons que Proclus souligne à plusieurs reprises la fonction du soleil comme modérateur : il ordonne les temps et les saisons, le chaos et le devenir se soumettent à lui, le soleil est plus puissant que les Moires elles-mêmes. Nous comparons en outre l’image du μάστιξ (le fouet), employée par Proclus (Hymne à Hélios, 27) et par les Hymnes Orphiques (8, 9), à celle utilisée par Martianus : compellens atque coercens sidera sacra. 35 L’expression regnum naturae doit être interprétée comme rex naturae. Une image semblable est employée par Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, XL, 369 (éd. et trad. B. Simon, t. XIV, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1999) : ἄναξ πυρός, ὄρχαμε κόσμου, « prince du feu, maître du monde » (cf. aussi les parallèles dans Paraphrase de l’Évangile de Jean, 21, 105 ; et Jean de Gaza, Description, 1, 19 ; 2, 254). 36 Pour l’emploi de decus, à côté de l’expression signalée dans la n. 24, cf. déjà Sénèque, Hercule sur l’Œta, 1518 (dans Tragédies, éd. et trad. par L. Herrmann, t. II, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1967, p. 193 : O decus mundi, radiate Titan, « Ô gloire du monde, Titan à la couronne radiée ») ; et aussi Silius Italicus, La guerre punique, II, 484, éd. et trad. P. Miniconi et G. Devallet, t. I, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1979 (2003), p. 57 : decus divumque hominumque, « gloire des dieux et des hommes ». 37 Lucis origo est une formule assez répandue : parmi les occurrences, on notera que le carmen anonyme contre les Marcionites (probablement du début du ve siècle) présente deux vers très proches de ceux de Martianus, même si on peut supposer que ces deux auteurs se fondent sur des données communes : aeternum regnum, profundae lucis origo / fons vitae, « royaume éternel, origine de la profonde lumière, source de la vie » (4, 17-18). Le soleil générateur de la lumière est du reste un concept largement répandu : cf. e.g. PGM I, 104. 38 Mundanus oculus – « œil du monde » – renvoie à la notion de la faculté de tout voir du Soleil (qui donc voit et punit les crimes), sur laquelle on peut se référer à Eschyle, Prométhée, 91 (qui emploie l’adjectif πανόπτης, utilisé aussi dans les Fragments orphiques, fr. 170 ; Porphyre, De l’abstinence, II,
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l’emploi d’images spécifiques du néoplatonisme, que l’on trouve parfois orientées dans un sens subordinationniste39. On notera, en effet, l’insistance sur l’incognoscibilité du premier dieu, qui est appelé, en termes chaldaïques, le Père ou l’intelligence (mens)40, tandis que le Soleil lui-même est fils, puissance ou image (vultus) du Père41.
26) ; Euripide, Médée, 1251 ; Lucrèce, De rerum natura, VI, 737 : sol omnia lustrans, « soleil qui voit tout ». Plus généralement, on renvoie aux considérations formulées par R. Pettazzoni, Dio : formazione e sviluppo del monoteismo nella storia delle religioni, Athenaeum, Rome 1922, vol. I : « L’essere celeste nelle credenze dei popoli primitivi » ; Id., L’essere supremo nelle religioni primitive (L’onniscienza di Dio), Einaudi, Turin 1957. D’une façon semblable, Nonnos unit l’idée de l’œil et l’image du chariot : Dionysiaques, XL, 379-380, éd. et trad. Simon, p. 177 : παμφαὲς αἰθέρος ὄμμα, φέρεις τετράζυγι δίφρῳ / χεῖμα μετὰ φθινόπωρον, ἄγεις θέρος εἶαρ ἀμείβων, « œil resplendissant de l’éther, tu apportes sur ton quadrige l’hiver après l’automne, tu amènes l’été succédant au printemps ». Dans la Théosophie de Tübingen, 8 (dans Theosophorum Graecorum fragmenta, éd. H. Erbse, Teubner, Stuttgart-Leipzig 1995), le soleil est πολυόφθαλμος, ses rayons étant ses yeux. Cf. aussi Fauth, Helios Megistos, p. 40. 39 Ultramundanum patrem est peut-être la traduction du grec ὑπερκόσμιος, qui est un terme technique de la spéculation de Jamblique et des néoplatoniciens postérieurs, et notamment de Proclus (dans un sens moins spécifique son usage est répandu chez les Pères de l’Église aussi). Mais cf. surtout Oracles chaldaïques, fr. 18 (éd. et trad. É. des Places) : οἳ τὸν ὑπέρκοσμον πατρικὸν βυθὸν ἴστε νοοῦντες, « vous qui connaissez, en le pensant, l’abîme paternel hypercosmique ». Le mot latin est déjà chez Apulée, Platon et sa doctrine, 1, 11, éd. et trad. J. Beaujeu, Opuscules philosophiques et fragments, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1973, p. 71. W. Fauth (Helios Megistos, p. 119 sq.) a supposé une influence judaïque dans l’idée d’une subordination entre Dieu et le Soleil dans les papyrus magiques, subordination qui est aussi celle du soleil par rapport à l’ange Metatron dans le mysticisme de la merkâbâh. D. Ulansey, « Mithras and the Hypercosmic Sun », dans J. R. Hinnells (éd.), Studies in Mithraism. Papers Associated with the Mithraic Panel Organized on the Occasion of the XVIth Congress of the International Association for the History of Religions, L’Erma di Bretschneider, collection « Storia delle religioni », Rome 1994, p. 257-264, aborde cette même question dans le mithraïsme et établit des parallèles entre ce dernier et la doctrine chaldaïque. 40 Sur l’expression deus ignotus, on lira les considérations formulées par Norden, Dio Ignoto, avec notre mise à jour. Selon le savant allemand, l’expression est très proche de celle du deuxième (= quatrième) hymne de Synésios, v. 226 sq. (Œuvres, t. I : Hymnes, éd. et trad. Ch. Lacombrade, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1978) : πάτερ ἄγνωστε, / πάτερ ἄρρητε, / ἄγνωστε νόῳ, / ἄρρητε λόγῳ, « Ô Père inconcevable, ô Père ineffable, inconcevable en pensée, ineffable en paroles ». Dans sa production hymnographique, on notera toutefois la récurrence d’images analogues à celles employées par Martianus, qui peut-être tirent leur origine d’une source commune (la doctrine chaldaïque ou, de façon plus générale, un mélange syncrétique des doctrines de l’Antiquité tardive). Cf. aussi Fauth, Helios Megistos, p. 134. 41 Vis patris traduit sûrement l’expression δύναμις τοῦ πατρός, tandis que la notion de noûs est plus « fuyante ». Parmi les passages comparables, L. Lenaz (dans son édition du De Nuptiis Philologiae et Mercurii), p. 50, mentionne Marius Victorinus, Lettre à Candidus, 7, 7 sq. : excitatus in anima ὁ νοῦς intellectualem potentiam animae inlustrat et inluminat et invultuat ac figurat et innascitur animae intellegentia et perfectio, « car lorsque l’intellect a été appelé dans l’âme, il éclaire la puissance intellectuelle de l’âme, il l’illumine, il lui donne visage et forme ; ainsi naissent à l’âme pensée et perfection » (trad. P. Hadot, Marius Victorinus. Recherches sur sa vie et ses œuvres, Institut d’études augustiniennes, Paris 1971, p. 140) ; Saloustios, De diis, 8, éd. et trad. A. D. Nock, Concerning the Gods and the Universe, Cambridge University Press, Cambridge 1926, p. 14 ; trad. fr. : Des dieux et du monde, éd. et trad. G. Rochefort, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1960, p. 12 : ἔστι δὲ νοῦς δύναμις οὐσίας μὲν δευτέρα, ψυχῆς δὲ πρώτη, ἔχουσα μὲν ἐκ τῆς οὐσίας τὸ εἶναι, τελειοῦσα δὲ τὴν ψυχήν, ὥσπερ
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L’imagerie des Oracles chaldaïques est donc évidente et elle se mêle à des attributs déjà classiques, comme par exemple celui de fons mentis42 ; mais on peut y ajouter le fomes sensificus, qui ressemble à la notion d’aistheton utilisée par Macrobe à propos de la descente de l’âme à travers les sphères43, ou à la notion d’étincelle dont parle Psellos44 ; et encore le premier scion ou la première racine (propago), qui, peut-être, sous-entend le mot grec ῥίζα (« racine »), lui-même emprunté aux Oracles45. On pourrait donc supposer que la mention du dieu solaire et de son père soit liée à la doctrine des deux intellects des Oracles chaldaïques, plutôt qu’au gnosticisme, selon la suggestion ingénieuse de Luciano Lenaz46. D’ailleurs, dans ce même contexte solaire, cette dialectique entre premier et second dieu se manifeste d’une façon analogue chez Proclus47. On soulignera enfin les correspondances entre Martianus et la doctrine présentée dans les Oracles chaldaïques, fr. 49, lorsqu’on parle du dieu Aiôn en termes de lumière issue du père (πατρογενὲς φάος), ἥλιος τὰς ὄψεις, « l’entendement est une puissance qui vient en seconde place après l’essence, mais en première avant l’âme, et qui tient de l’essence son existence mais parfait l’âme, tout comme le soleil la vue ». Il nous semble que personne n’a encore noté que εἰκὼν παγγενέταο θεοῦ (Proclus, Hymn. Hel. 34), peut être mis en parallèle avec la notion de vultus ; le rapprochement usuel est avec l’image de Julien (Épître, 111), ἄγαλμα τοῦ νοητοῦ πατρός – « image du Père intelligible » –, mais on considérera aussi Synésios (Hymnes, 3, 59) : πατρὸς μορφά [...] σφραγὶς [...] κάλλος, « image du Père [...] empreinte [...] beauté » (Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 273 ; sur la dialectique entre puissance et action, cf. ibid., p. 269). 42 Le soleil est appelé mens (νοῦς τοῦ κόσμου) déjà par Cicéron : mais on assiste ici à la contamination de l’image du Noûs paternel des Oracles chaldaïques. Pour l’image de fons, cf. Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 20, 3 (éd. Armisen-Marchetti) : fons caelestis lucis, « source de la lumière céleste » (tout en notant le syntagme différent) ; Hélios est dit πηγαῖος chez Proclus, Théologie platonicienne, VI, 12 et une source vitale est mentionnée dans l’Hymne à Hélios, l. 2-3. Cf. aussi notre argumentation dans Ch. O. Tommasi, « Aspekte des Nachlebens der Chaldäischen Orakel in der römischer Literatur : Martianus Capellas De Nuptiis », sur les emplois de fons dans un sens chaldaïque chez Martianus et Marius Victorinus. Cf. aussi Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 275. 43 Cf. Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, I, 12, 14. Cf. aussi la traduction latine d’Origène, Traité des principes, I, 1, 6 (trad. H. Crouzel et M. Simonetti, Traité des principes, Éditions du Cerf, collection « Sources chrétiennes », 252, Paris 1978, p. 98, 142) : fomes ipse ac fons corporei luminis – « foyer et source de lumière corporelle » – qui se situe dans un contexte où Origène considère la lumière du soleil et son reflet. 44 Michel Psellos, Exposition de la doctrine chaldaïque, 1152 A 12, des Places p. 189 : cf. M. J. Huh et J. Pià, « Pour un index des références latines aux Oracles. Les exemples de Marius Victorinus et de Martianus Capella », dans A. Lecerf, L. Saudelli et H. Seng (éd.), Oracles chaldaïques, fragments et philosophie, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2014, p. 195-230. 45 Il est aussi possible de songer à la notion orphique du dieu πρωτόγονος (premier-né), mais il nous semble plus probable d’y lire une influence chaldaïque. Par ailleurs, dans ce système, la dynamis est l’émanation directe et immédiate du Père. Sur l’emploi de ῥίζα (« racine ») par Synésios, cf. Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 273. 46 De Nuptiis Philologiae et Mercurii, Lenaz p. 59. 47 Cf. Hymne à Hélios, 14, ou le géniteur ineffable peut être soit l’Un, soit le Démiurge.
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qui seule « en butinant en abondance sur la force du Père la fleur de l’Intellect, peut penser l’Intellect paternel et donner de l’intelligence à toutes les sources, à tous les principes et les faire à la fois tournoyer d’un tourbillon incessant et demeurer (fixes) à jamais »48. L’iconographie solaire d’Aiôn est, du reste, très bien connue, et il n’est pas nécessaire d’en discuter les probables ascendances perses et les transformations subies dans les différents milieux de l’Antiquité tardive49. La définition du dieu Aiôn en tant que dieu demeurant dans le feu est attestée aussi dans un célèbre oracle de la Théosophie de Tübingen50. Par ailleurs, on rapprochera aussi une sorte de dédoublement entre Mithra et Hélios, qui parfois sont une figure unique, parfois sont père et fils, dans le papyrus parisien connu sous le nom de « liturgie de Mithra » ou « rituel d’immortalité »51. Enfin, il y a quelques fragments des Oracles chaldaïques, qui permettent de reconstituer, au moins partiellement, d’autres aspects de la cosmologie chaldaïque, au sein de laquelle le soleil joue un rôle très important : les sept firmaments (à savoir les planètes) créés, voire « insufflés » par le Père ; le soleil qui, comme un cœur, se situe au milieu d’eux ; le monde solaire et la lumière universelle ; le feu qui dérive du feu et le dispense52.
48 Oracles chaldaïques, fr. 49 des Places. Sur cette doctrine, cf. H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism Magic and Platonism in the Later Roman Empire, nouvelle éd. M. Tardieu (avec un supplément « Les Oracles chaldaïques 1891-2011 »), Institut d’études augustiniennes, collection « Études augustinennes », Paris 1956 (20113), p. 99-105. Pour le rapport entre Sol et Aiôn, cf. Gersh, Middleplatonism and Neoplatonism, p. 620, qui mentionne aussi Proclus, Commentaire sur le Timée, III, 83, 11 (le soleil ὑπερκόσμιος), selon qui le soleil visible dépend de l’intellect. 49 Sur les implications solaires et les influences orientales d’Aiôn, on fera référence à A. D. Nock, « A Vision of Mandulis Aion », Harvard Theological Review 27, 1934, p. 53-104 ; Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 405 sq. Cf. aussi G. Zuntz, ΑΙΩΝ in der Literatur der Kaiserzeit, Verlag der Österr. Ak. der Wissenschaften, Wien 1992 ; Fauth, Helios Megistos, p. 108. 50 Cf. Théosophie de Tübingen, 13, p. 7 sqq. = I, 2 Beatrice (P. F. Beatrice, Anonymi Monophysitae Theosophia. An Attempt at Reconstruction, Brill, « Supplements to Vigiliae Christianae », LeydeBoston-Cologne 2001, p. 9) avec les considérations de L. Robert, « Trois oracles de la Théosophie et un prophète d’Apollon », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 4, 1968, p. 568-599 ; M. Guarducci, « Chi è Dio ? Oracolo di Apollo Clarios in un’epigrafe di Enoanda », Rendicondi Accademia dei Lincei 27, 1972, p. 335-347 ; T. Sardella, « Oracolo pagano e rivelazione cristiana nella Theosophia di Tubinga », dans M. Mazza et C. Giuffrida (éd.), Le trasformazioni della cultura nella Tarda Antichità, Jouvence, Rome 1985, p. 545-573 ; S. Pricoco, « Un oracolo di Apollo su Dio », Rivista di Storia e Letteratura religiosa 23, 1987, p. 3-36 ; E. Livrea, « Sull’Iscrizione Teosofica di Enoanda », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 122, 1998, p. 9096 ; E. Suárez de la Torre, « Tradition oraculaire et réflexion “théosophique” dans l’oracle gravé à Oinoanda », dans Ch. Guittard (éd.), Le monothéisme. Diversité, exclusivisme ou dialogue ?, Éditions Non-Lieu, Paris 2010, p. 107-129. 51 A. Dieterich, Eine Mithrasliturgie, Teubner, Leipzig-Berlin 1903 (19233), p. 67 et p. 135. Sur ce texte, cf. aussi M. Zago, La ricetta di immortalità, La Vita felice, collection « Saturnalia », Milan 2010. 52 Cf. Oracles chaldaïques, fr. 57-64 des Places.
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Parmi les nombreux concepts que Martianus accumule dans sa prière, on trouve un bon nombre d’idées bien répandues. Tout d’abord l’étymologie selon laquelle Sol dérive de solus, car il s’agit, sinon d’un dieu unique, pour le moins d’un dieu prééminent53. Cette idée est renforcée par Martianus qui affirme à plusieurs reprises que le soleil est une étincelle lumineuse (apex lucis) qui vient après le père inconnu54. En outre, il décrit le soleil, selon l’iconographie courante d’inspiration probablement mithriaque, comme étant couronné par douze rayons qui symbolisent les mois et les heures55, tandis que les quatre chevaux de son chariot sont l’emblème des saisons56 ; en même temps, on notera que l’image de l’aurige est également utilisée par les néoplatoniciens, bien que dans un contexte différent. L’imagerie musicale, qui se mêle à une métaphore astronomique, est également employée chez beaucoup d’écrivains, surtout tardifs. Selon l’ordre dit chaldaïque des planètes, le soleil occupe une position moyenne,
53 La première attestation de l’identification entre Apollon et le dieu solaire peut être trouvée chez Euripide, fr. 781, éd. A. Nauck, Euripides perditarum tragoediarum fragmenta, Teubner, Leipzig 1892 ; l’étymologie (α- privatif et πολύς ; cf. lat. sol ~ solus) fut probablement développée par les stoïciens : cf. la note exhaustive de A. S. Pease dans son commentaire à Cicéron, De natura deorum, II, 68, Harvard University Press, Cambridge (Mass.) 1958, p. 727 sqq. ; P. Boyancé (« L’Apollon solaire », dans Mélanges d’archéologie, d’épigraphie et d’histoire offerts à J. Carcopino, Hachette, Paris 1966, p. 149-170), signale le parallèle chez Philon, La création de l’homme, 100 et Jean Lydus, De mensibus, 2, 4, qui donnent l’équivalence entre Sol, Apollon et l’Un. Cf. infra, note 65. Cette représentation, influencée par des doctrines astronomiques, sera également reprise par Martianus, 8, 834 . 54 Cf. déjà Numénius, fr. 54 des Places ; Macrobe, Saturnales, I, 23 et les considérations modernes de Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy, p. 420. 55 Les douze rayons sont peut-être inspirés par Virgile, Énéide, 12, 161 sq., éd. et trad. J. Perret, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1980 : Interea reges ingenti mole Latinus / quadriiugo vehitur curru /cui tempora circum / aurati bis sex radii fulgentia cingunt, / Solis avi specimen, « cependant voici les rois : entouré d’un immense cortège, Latinus s’avance sur un quadrige, douze rayons d’or enserrent ses tempes qui resplendissent, emblème du Soleil son aïeul ». Dans l’iconographie, le nombre des rayons est variable (5, 7, 9, 12 ou plus). Cf. les analyses proposées par Ch. O. Tommasi, Il sole dai sette raggi : eredità antica di un’immagine nella Zauberflöte, dans G. Scibona et A. Mastrocinque (éd.), Ex pluribus unum. Studi in onore di G. Sfameni Gasparro, Quasar, Rome 2015, p. 213-231. Sur l’image du dieu ἑπτάκτις (à sept rayons), on signalera aussi une méprise de Martianus, dans le passage chaldaïque (fr. 203-208) où Philologie invoque « les sept êtres radiés » (septem radiatos) : cf. Theiler, Die chaldäischen Orakel und die Hymnen des Synesios, p. 295. Lorsqu’une divinité est décrite avec une couronne à sept rayons (1, 40), D. Shanzer (A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », p. 130) suppose qu’elle est Minerve, à savoir la divinité ignée, la « fleur du feu » des Oracles chaldaïques. 56 On sait, naturellement, que le symbolisme du cirque était emprunté au culte solaire : Tertullien, Les spectacles, 9 ; Cassiodore, Variae, 3, 51 ; Jean Lydus, De mensibus, 4, 25 ; Isidore, Étymologies, 18, 34 ; Anthologia latina, 197, Riese = 188, éd. Shackleton Bailey ; Dracontius, De laudibus Dei, II, 7 sq. ; Corippe, Éloge de l’empereur Justin, 1, 314-344 ; Jean Malalas, Chronique, p. 175 b ; pour l’imagerie du soleil-aurige, cf. aussi Proclus, Hymne à Hélios, 13 ; Corpus hermeticum, XVI, 7. Cf. aussi Fauth, Helios Megistos, p. 134.
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à savoir qu’il est au quatrième degré57, ce qui permet d’y greffer la métaphore tirée de la musique58. Le soleil est donc la note commune aux deux tétracordes59. Par ailleurs, toute la description de l’ascension de Philologie s’inspire et s’articule autour des notions concernant l’échelle musicale et les intervalles entre ton et demi-ton – une doctrine qui peut être rapprochée de celle d’Ératosthène60. On connaît, du reste, l’importance de la théorie musicale par rapport à la doctrine théologique de l’harmonie du monde et de la musique des sphères célestes. Syncrétisme solaire Enfin, il convient de souligner que les éloges des divinités de la lumière ou du feu et les prières à ces entités ne sont pas absents des littératures orphique, hermétique ou surtout magique, lesquelles offrent de nombreux exemples de prières qui leur sont adressées, qu’il s’agisse d’Aiôn ou d’Ἀγαθὸς δαίμων. D’ailleurs, ces dieux peuvent être identifiés avec le dieu solaire Amon ou Kneph61. En effet, certaines épiclèses sont très proches de celles utilisées par Martianus62, comme par exemple les invocations dans Hymn. Orph. 8 (εἰς Ἥλιον) : Αἰώνιον ὄμμα, Οὐράνιον φῶς, [...] Τετραβάμοσι ποσσὶ χορεύων, [...] Κόσμου τὸν ἐναρμόνιον δρόμον ἕλκων, « œil éternel, lumière
57 Cf. aussi les vers 5-6 de l’Hymne à Hélios par Proclus, où une imagerie organique ou biologique est associée au soleil, car celui-ci est situé au centre de l’univers et peut donc lui donner vie et existence : Μεσσατίην γὰρ ἐὼν ὑπὲρ αἰθέρος ἕδρην / Καὶ κόσμου κραδιαῖον ἔχων ἐριφεγγέα κύκλον, « toi qui es au-dessus du siège central de l’éther et qui possèdes le disque très resplendissant, le cœur du cosmos ». Sur l’ordre des planètes, cf. les considérations de van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 157. Cf. également les importantes références données par Fauth, Helios Megistos, p. 137. 58 L’harmonie des sphères est par ailleurs un élément commun dans l’hymnographie solaire : cf. Mésomèdès, Hymne à la Nature, 17-20 ; Hymnes Orphiques, 8 et le commentaire de van den Berg, Proclus’ Hymns, p. 168. 59 Les deux tétracordes, qui représentent un intervalle de quarte juste, forment l’octave. Le soleil est considéré comme l’élément moyen et commun à tous les deux : cf. aussi Favonius Eulogius, Sur le Songe de Scipion, 14 et 22 sq. A. Dieterich (Abraxas. Studien zur Religionsgeschichte des späteren Altertums, Teubner, Leipzig 1891, p. 42 sq.) souligne l’analogie entre planètes et notes musicales et le rôle central du soleil. Par ailleurs, on notera que l’ascension de Philologie à travers les planètes et leurs intervalles tonals ou hémitonals parcourt complètement l’octave. Sur la question, cf. P. Boyancé, Études sur le « Songe de Scipion », A. Bontemps, Limoges 1936 (réimpr. Garland Publishing, New York 1987), p. 100 sq. En posant l’équivalence entre principium et ἡγεμονικόν, il traduit le vers de Martianus : « n’est-ce pas toi qui gratifies les deux tétrachordes de leur ἡγεμονικόν ? ». 60 Cf. E. J. Dwyer, « The Temporal Allegory of the Tazza Farnese », American Journal of Archaeology 96, 1992, p. 255-282 (en particulier p. 262). 61 Cf. R. Reitzenstein, Poimandres, Teubner, collection « Studien zur griechisch-ägyptische und frühchristlichen Literatur », Leipzig 1904, p. 25 sq., et surtout Fauth, Helios Megistos, p. 34 sq. ; 68 sq. ; 84 sq. 62 Cf. aussi dans Hymn. Orph. 34.
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céleste, qui danse avec ses quatre pieds, qui tire le chariot harmonieux du monde », etc. Quant au mélange syncrétiste, le fondement théorique d’une telle analyse littéraire est déjà offert par Firmicus Maternus63 ou par Servius64, mais il est surtout développé dans le célèbre discours de Vettius Agorius Praetextatus dans les Saturnales de Macrobe (1, 17, 1 - 23, 1), qui contient une tentative d’expliquer le phénomène syncrétiste65. Praetextatus, dont on connaît la profondeur religieuse païenne, attestée par son initiation aux différents mystères, se fait ici le porte-parole du culte solaire. Il veut montrer que les dieux cosmiques sont comparables aux planètes, mais que, dans leur totalité, ils ne sont que des aspects du dieu suprême, le Soleil. Il cite une longue série de témoignages érudits qui présentent ces équivalences et les justifie en donnant différentes étymologies. Enfin, il mentionne de nombreux dieux (Apollon, Liber Pater, Mars, Mercure, Esculape, Hercule, Sérapis, Adonis, Attis, Osiris, Horus, Pan, Saturne, Jupiter, Hadad), qui sont tous des manières d’être ou des hypostases du Soleil. Le Soleil est la divinité unique, mais chez lui se mêlent les pouvoirs de chaque divinité. Il faudrait souligner aussi la lecture proposée par Danuta Shanzer, qui envisage ces deux passages dans la perspective d’une relation entre simulacres et art télestique ou rites photagogiques, bien qu’on n’ait pas la certitude de l’existence de ces derniers chez les néoplatoniciens66. Macrobe ne semble pas seulement remonter aux doctrines stoïciennes, qui considèrent que le soleil est supérieur aux étoiles, et donc plus divin67, mais il mêle plutôt la théologie solaire – d’inspiration platonicienne et développée surtout par l’empereur Julien – avec le culte solaire d’origine orientale, peut-être par l’entremise d’une source latine comme Cornelius Labéon68. Les composants syncrétistes furent particulièrement manifestes pendant la 63 Cf. Firmicus Maternus, L’erreur des religions païennes, 8, 2. 64 Servius, Commentaire sur les Bucoliques, 5, 66. 65 Sur ce passage, cf. W. Liebeschuetz, « The Significance of the Speech of Praetextatus »,
dans P. Athanassiadi et M. Frede (éd.), Pagan Monotheism in Late Antiquity, Clarendon Press, Oxford 1999, p. 185-205. Pour l’équivalence entre le soleil et d’autres dieux, cf. déjà M. P. Nilsson, « Die Religion in den griechischen Zauberpapyri », dans Opuscula selecta, 3, Gleerup, Lund 1960, p. 129-166 (en particulier p. 150). 66 Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », p. 135 sq. 67 Cf. Cicéron, République, VI, 17 ; Académiques, II, 126 ; De Diuinatione, II, 89 ; Pline, Histoire Naturelle, 2, 6 ; Censorinus, De die natali, 8. On doit probablement considérer comme significatif le fait que, pour les stoïciens, le soleil est considéré comme le souverain du corps céleste et de l’univers. 68 À cet égard D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », et L. Lenaz (dans son édition du De Nuptiis Philologiae et Mercurii) sont du même avis. Cf. aussi P. Mastandrea, Un neoplatonico latino : Cornelio Labeone. Testimonianze e frammenti, Brill, Leyde 1979 et les considérations présentées plus loin, note 94.
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période constantinienne, lorsque le Dieu chrétien se revêtit de certains aspects solaires69. Toutefois les nostalgies à l’égard du paganisme manifestées par Macrobe semblent indiquer que la théologie solaire néoplatonicienne a constitué pour les païens de la fin de l’Empire une source doctrinale, de la même manière que les interprétations stoïciennes des dieux comme forces de la nature ont inspiré les philosophes païens de la fin de la République. Macrobe ne prétend pas donner une explication trop technique et théorique, mais il rassemble plutôt les documents de la littérature des oracles, qu’il cite par ailleurs. On remarquera que Proclus lui-même dans son hymne au Soleil associe Hélios et Dionysos, ainsi que Attis et Adonis70. Nonnos, lui aussi, identifie le soleil à un certain nombre de divinités71. Influences égyptiennes : le chiffre 608 et la δωδεκάωρος Un détail très intéressant, enfin, est le contexte ésotérique du numéro solaire, 608, à savoir les trois chiffres qui forment le « nom sacré de l’intelligence »72. La connaissance de ce nom mystérieux est un véritable mot de passe, qui permet le passage à la sphère suivante, mais est aussi une garantie de bonheur et de sagesse, selon le vœu de la prière conclusive73. Si on laisse de côté les interprétations médiévales fantaisistes,
69 Sur la persistance de certains chrétiens à toujours révérer le soleil, cf. A. H. Armstrong, « The Way and the Ways : Religious Tolerance and Intolerance in the 4th Century », Vigiliae Christianae, 38, 1984, p. 1-17, avec les cas cités par Julien, Épître, 79 ; Léon le Grand, Sermon sur la nativité du Seigneur, 7, 4. Sur les connexions entre culte solaire et christianisme, cf. M. Wallraff, « Christus verus Sol ». Sonnenverehrung und Christentum in der Spätantike, Aschendorff, collection « Jahrbuch für Antike und Christentum », Münster 2001. 70 Cf. les lignes 25 sq. On notera qu’Hélios y est regardé comme le père de Dionysos. 71 Dionysiaques, XL, 392 sq. Le Soleil est identifié avec Bélos, Ammon, Apis, Cronos, le Zeus assyrien, Sérapis, Phaéton, Mithra, Apollon, Péan, Éros. L’hymne de Nonnos s’adresse par ailleurs à Héraclès Astrochiton, à savoir l’Héraclès de Tyr, que Macrobe aussi considère comme une hypostase du soleil. Cf. le commentaire par B. Simon, dans Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, t. XIV, éd. et trad. Simon ; et déjà Fauth, Helios Megistos, p. 165 sq. 72 Sur la technique consistant à formuler des noms ou mots secrets en utilisant les lettres de l’alphabet grec, qui correspondent à des nombres, cf. F. Dornseiff, Das Alphabet in Mystik und Magie, Teubner, collection « Stoicheia », Leipzig-Berlin 1922 ; P. Cox Miller, « In Praise of Nonsense », dans A. H. Armstrong, Classical Mediterranean Spirituality. Egyptian, Greek, Roman, Crossroad, collection « World Spirituality », Londres 1986, p. 481-505. L’article de P. Cerchi, « Isopsefi e profezia », Antico/Moderno 4, 1999, p. 9-23, bien qu’étant un instrument de vulgarisation, a néanmoins une certaine utilité. 73 La conclusion de l’hymne ressemble à celle de Tibérien ou de Boèce. Chez Proclus, l’image est beaucoup plus pathétique et le poète fait appel aussi à une interprétation allégorique de l’Iliade (V, 121 sq.), lorsque Athéna promet à Diomède d’ôter le brouillard devant ses yeux. Le soleil est célébré par Proclus comme ψυχῶν ἀναγωγεύς, « élévateur des âmes » (vers 34), qui peut donc détourner son dévot d’un mauvais destin.
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l’isopséphie peut être interprétée comme ΦΡΗ, correspondant au nom copte (bohaïrique)74 du soleil75, qui est récurrent parmi les « noms barbares » de la littérature magique76 et qui est voisin sur le plan phonétique du mot grec désignant la mens, φρήν. Dans le livre VII (§ 729), Jupiter est appelé par son nom secret, 717, ce qu’on peut résoudre en lisant ΦΘΗΣ (500 + 9 + 8 + 200), la forme secondaire du nom Phtah77. L’égyptomanie (qui souvent se mêle à des composantes ésotériques) de l’Antiquité et du monde moderne est bien connue78, mais on note qu’à partir de Porphyre 74 Le dialecte bohaïrique, répandu surtout à l’époque de la domination arabe, est attesté depuis le ive siècle : nous suivons ici les considérations formulées par L. S. B. MacCoull, « Coptica in Martianus Capella De Nuptiis 2.53 », Classical Philology 90, 1995, p. 361-366, un article très important, mais malheureusement très peu connu. 75 Les données obscures des auteurs médiévaux (ΝΥΣ ou ΤΗΤ) résultent probablement d’une mauvaise interprétation de l’appellatif apollinien Μουσηγέτης chez Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion, II, 3, 3. On doit à l’édition commentée de U. F. Kopp (Varrentrapp, Francfort 1836) la résolution Φ 500 + Ρ 100 + Η 8. Ce savant allemand avait d’ailleurs une certaine expérience de la langue copte. On signale, à titre de curiosité, que le passage de Martianus et toutes ses interprétations étaient connus par les historiens des religions ou par les milieux ésotériques des xviiie et xixe siècles, qui s’efforcent de retrouver les différents noms d’un dieu universel (cf. par exemple Ch.-F. Dupuis, Origine de tous les cultes, ou Religion Universelle, t. 5, Agasse, Paris 1795, p. 349 ; G. Higgins, Anacalypsis. An Attempt to draw aside the Veil of the Saitic Isis, Longman & Co, Londres 1836, p. 192 ; J. R. Chanter, « The Ineffable Name », Freemasons’ Quarterly Review 7, 1849, p. 244-249). 76 Cf. Papyri graecae magicae. Die griechischen Zauberpapyri, éd. et trad. K. Preisendanz, t. I-II, Leipzig-Berlin 1928 et 1931. Nouvelle édition par A. Henrichs, Teubner, collection « Sammlung wissenschaftlicher Commentare », Stuttgart 1973 et 1974 (désormais désignée par : PGM, PreisendanzHenrichs) : III, 472 ; IV, 718 ; IV, 1281 (particulièrement important) ; V, 350-2 ; IV, 2425 ; et Jules Africain, Fragments des Cestes, 5, 1, 27, éd. J. R. Vieillefond, Les Belles Lettres, Paris 1932. Le nom est discuté par Fauth, Helios Megistos, p. 28 sq. Plus généralement, sur les « noms barbares », cf. M. Zago, « “Non cambiare mai i nomi barbari” (Oracoli Caldaici, fr. 150 des Places) », dans H. Seng et M. Tardieu (éd.), Die Chaldaeischen Orakel : Kontext, Interpretation, Rezeption, Universitätsverlag Winter, collection « Bibliotheca Chaldaica », Heidelberg 2010, p. 109-143. R. Reitzenstein (Poimandres, p. 25-27) cite une prière au dieu vivant, père de la lumière (πυριφεγγῆ, ἀόρατον φωτὸς γεννήτορα), qui demeure dans les sept cieux et est couronné par un diadème d’or, tandis que « ses trois serviteurs, les cynocéphales, l’appellent d’une façon symbolique, avec son nom sacré (ἅγιον ὄνομα) ». Dans ce même volume, p. 275, Reitzenstein mentionne aussi d’autres occurrences de noms cachés par des symboles arithmétiques. 77 C’est l’interprétation proposée par U. F. Kopp, Palaeographia critica, III, Mannheim 1819, p. 281, et acceptée par L. S. B. MacCoull, « Coptica in Martianus Capella De Nuptiis 2.53 », tandis que Rémi d’Auxerre proposait ἡ ἀρχή (8 + 1 + 100 + 600 + 8). Phtah figure aussi parmi les noms barbares d’un dieu suprême dans Papyrus grecs magiques, XII, 155 sq., Preisendanz-Henrichs. Sur Phtah comme divinité démiurgique, cf. les considérations formulées dans notre article, « Immenso Fthà : Verdi tra patriottismo risorgimentale ed antichità egiziane », Paideia, 66, 2011, p. 339-363. Jamblique (Les Mystères d’Égypte, 8, 4, éd. et trad. E. des Places, Les Belles Lettres, Paris 1966), identifie Amon/Phtah avec le νοῦς ἑαυτὸν νοῶν ou le δημιουργὸς νοῦς. 78 Parmi la riche littérature secondaire, on citera, à titre d’exemple, E. Iversen, The Myth of Egypt and Its Hieroglyphs in European Tradition, Gad, Copenhague 1961 ; J. Assmann, Moïse l’Égyptien, tr. L. Bernardi, Flammarion, collection « Champs », Paris 2001 (titre original : Moses the Egyptian. The Memory of Egypt in Western Monotheism, Harvard University Press, Cambridge [Mass.] 1997) ; G. Fowden, The Egyptian Hermes. A Historical Approach to the Late Pagan Mind, Princeton University Press, collection « Mythos », Princeton 1993. La connaissance de l’écriture hiéroglyphique et son
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le néoplatonisme emploiera très largement des images et des concepts tirés de la terre des Pharaons79 et Martianus lui-même participe de cette tendance80. On ne peut exclure que Martianus ait eu directement accès à des sources égyptiennes (littérature magique ou hermétique) où il aurait rencontré ces types d’interprétations, ou encore, qu’il ait pu les trouver de manière indirecte dans des ouvrages néoplatoniciens aujourd’hui perdus. Un mélange de doctrines égyptiennes et grecques peut aussi contribuer à expliquer l’image du bateau solaire qui précède l’hymne proprement dit. Avant de prier (les yeux clos)81, Philologie voit le navire du soleil. Il est gouverné par sept bateliers, qui symbolisent soit les planètes soit les jours de la semaine (soit tous les deux), et sur ce navire sont représentés des animaux : le chat sur la proue, le lion sur le mât, le crocodile sur la poupe : Ibi quandam navem totius naturae cursibus diversa cupiditate moderantem cunctaque flammarum congestione plenissimam beatis circumactam mercibus conspicatur. Cui nautae septem, germani tamen suique consimiles, praesidebant. In prora felis forma depicta, leonis in arbore, crocodili in extimo videbatur. In eadem vero rate fons quidam lucis aetheriae arcanisque fluoribus manans in totius mundi lumina fundebatur. Là elle contemple un navire qui gouvernait avec différentes inclinations les mouvements de la nature tout entière, qui était rempli de toute sorte de flammes, et se tournait avec sa cargaison de richesses. Sept bateliers, des frères, se ressemblant entre eux, la gouvernaient. L’image d’un chat était peinte sur la proue ; celle d’un lion sur l’arbre et celle d’un crocodile sur la poupe. Sur ce navire une source de lumière éthérée, faisant rayonner ses mystérieux éclats, les diffusait dans la lumière du monde entier.
interprétation symbolique étaient transmises par l’œuvre de Chaerémon (dont on a une connaissance fragmentaire) et surtout d’Horapollon (à identifier avec un personnage ayant vécu à la fin du ve siècle, qui, avant sa conversion au christianisme, faisait partie d’un petit cercle de païens fanatiques et nostalgiques), sur laquelle cf. Orapollo L’Egiziano, Trattato sui geroglifici, éd. F. Crevatin et G. Tedeschi, Università degli studi di Napoli “L’Orientale”, collection « Quaderni di ΑΙΩΝ », Naples 2002. 79 Il serait suffisant de rappeler le De Iside de Plutarque, la Lettre à Anébon de Porphyre et le De Mysteriis de Jamblique, avec les considérations de leurs éditeurs modernes. 80 Cf. aussi l’équivalence courante Mercure/Thot (2, 102), dans le long passage arithmologique du livre deuxième, qui est lui-même introduit par un jeu isopséphique, avec le commentaire de L. Lenaz (dans son édition du De Nuptiis Philologiae et Mercurii), p. 64 sq. Dans ce même livre, Martianus introduit une autre touche de couleur égyptienne en mentionnant les hiéroglyphes et l’ibis (2, 137 et 175). L’image du serpent Ouroboros (1, 70) a aussi des ascendances égyptiennes : cf. W. Deonna, « La descendance de Saturne à l’Ouroboros de Martianus Capella », Symbolae Osloenses 31, 1955, p. 170-189 ; J.-G. Préaux, « Saturne à l’ouroboros », dans Hommages à Waldemar Deonna, collection « Latomus », Bruxelles 1957, p. 394-410 ; L. Kàkosy, « Osiris-Aion », Oriens Antiquus 3, 1964, p. 15-25. 81 Il s’agit d’un trait typique des religions mystériques : cf. Hermias, in Platonis Phaedrum scholia, éd. P. Couvreur, Paris 1901, p. 178 ; Proclus, Théologie platonicienne, I, 25 ; Corpus hermeticum, I, 30.
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Le navire du soleil, de manière plus générale, semble être inspiré d’un motif bien connu de la mythologie égyptienne, qui fait référence au voyage quotidien de l’astre solaire sur la terre pendant la journée et dans l’au-delà pendant la nuit82. La critique a généralement supposé que cette description s’inspirait du De mysteriis de Jamblique83, même si des incertitudes demeurent quant à la valeur des animaux84. Nous croyons toutefois qu’il est possible d’interpréter ces trois représentations animales en ayant recours à la doctrine astrologique de la δωδεκάωρος – les douze aspects animaliers assumés par le soleil pendant son voyage, lequel constitue une sorte de zodiaque égyptien – qui gagne une certaine 82 E. Hornung, Die Nachtfahrt der Sonne, Artemis & Winkler, Zürich-Munich 1991. 83 Cf. 7, 2, dans son explication de l’allégorie solaire, de la fleur de lotus et du zodiaque. Dans ce
chapitre Jamblique discute aussi de l’idée selon laquelle le soleil est le gouverneur du monde. 84 Ils ont parfois été interprétés comme la lune (le chat), le soleil lui-même (le lion) et Kronos (le crocodile). Cf. De Nuptiis Philologiae et Mercurii, Lenaz p. 22 (presque inchangé chez Cristante et alii, p. 333). Il interprète les trois animaux comme des allégories, respectivement, de la lune (le chat), du soleil (le lion) et de Cronos/Saturne, à savoir le temps (le crocodile). En général, sur la valeur symbolique des animaux dans la culture ancienne, cf. E. Fuhrmann, Das Tier in der Religion, G. Müller, Munich 1922. Il est superflu de rappeler que les Égyptiens adoraient dans leur culte thériomorphe la déesse chat Bastet et le dieu crocodile Sobek (cf. par exemple H. Te Velde, « A Few Remarks upon the Religious Significance of Animals in Ancient Egypt », Numen 27, 1980, p. 76-82) : du reste, le couple chat/crocodile est employé par beaucoup d’écrivains pour souligner l’absurdité de la religion égyptienne, même si certains auteurs en donnent une interprétation métaphorique. Sur le crocodile dans la religion égyptienne, en particulier, on peut faire aussi référence à Hérodote, Histoires, II, 38 ; Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 7, 41, 2 ; Porphyre, Sur les Simulacres, 10, 18 ; Jamblique, Les Mystères d’Égypte, 5, 8 ; Eusèbe, Préparation évangélique, 3, 4, 14. L’interprétation donnée par Plutarque (Isis et Osiris, 381 C) est particulièrement intéressante, car il explique la nature amphibie de cet animal et son œil vitreux comme métaphore de l’être divin. Selon ce même passage, le crocodile est lié aussi au nombre solaire 60. Le chat, par ailleurs, est traditionnellement lié à la lune (Plutarque, Isis et Osiris, 376 D, qui mentionne aussi l’œil du chat semblable à la face de la lune), même s’il joue un rôle qui est loin d’être indifférent dans la littérature magique. Il apparaît inutile de mentionner le caractère solaire du lion, mais il est possible de citer ici l’iconographie mithriaque du dieu léontocéphale (Aiôn ?) : cf. J. Duchesne-Guillemin, « Aion et le Léontocéphale, Mithras et Ahriman », La Nouvelle Clio 10, 1958-1960, p. 1-8 ; U. Bianchi, « Mithraism and Gnosticism », dans U. Bianchi (éd.), Selected Essays on Gnosticism. Dualism and Mysteriosophy, Brill, collection « Supplements to Numen », Leyde 1978, p. 208-218 ; S. Davies, « The Lion-Headed Yaldabaoth », Journal of Religious History 11, 1980-1981, p. 495-500 ; H. M. Jackson, The Lion becomes Man. The Gnostic Leontomorphic Creator and the Platonic Tradition, Society of Biblical Literature, Atlanta 1985. Sur le chat dans la littérature magique, cf. Reitzenstein, Poimandres, p. 256 ; C. Harrauer, Meliouchos. Studien zur Entwicklung religiöser Vorstellungen in griechischen synkretistischen Zaubertexten, Österreichische Akademie der Wissenschaften, collection « Wiener Studien », Vienne 1987 ; Fauth, Helios Megistos, p. 56 sq., sur le dieu Hélios αἰλουροπρόσωπος ; R. Kampling, Eine seltsame Gefährtin. Katzen, Religion, Theologie und Theologen, Peter Lang, Frankfort 2007, avec l’intéressant travail de J. F. Quack, « Tier des Sonnengottes und Schlangenbekämpfer. Zur Theologie der Katze im Alten Ägypten », p. 11-39, d’où nous tenons l’information que la suggestion de lire le navire de Martianus comme image de la δωδεκάωρος avait été formulée déjà par S. Aufrère, « Notes et remarques au sujet du chat. En marge de l’ouvrage de J. Malek, The Cat in Ancient Egypt », Discussions in Egyptology 44, 1999, p. 5-18 ; on renverra aussi à F. Boll, « Der ostasiatische Tierzyklus im Hellenismus. Vortrag gehalten am 9. April 1912 auf dem XVI. Internationalen Orientalisten-Kongress zu Athen », T’oung Pao 13, 1912, p. 699-718, spéc. p. 702.
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importance à la fin de l’Antiquité, même chez de nombreux auteurs influencés par le platonisme85. Selon ce schéma, le chat est le premier signe, tandis que le lion occupe la place médiane, la série étant conclue par le crocodile. Il faut encore noter que des éléments souvent liés à la δωδεκάωρος, à savoir les 36 décans et les 84 liturges, sont mentionnés plus loin, lorsque Philologie invoque les divinités chaldaïques (§ 200). Autres éléments solaires Par ailleurs, Martianus fait explicitement référence à cette doctrine dans 1, 76 – un passage qu’on peut aisément comparer au nôtre, car il s’agit d’une autre description du soleil, où l’on peut entrevoir des allusions à l’art télestique de l’animation des statues86. Le soleil y est représenté selon l’iconographie traditionnelle du κοσμοκράτωρ ou d’Hélios-Mithra87, avec une couronne de douze rayons ; pour faire allusion aux signes du zodiaque Martianus insère une description très élaborée des pierres précieuses correspondant en même temps aux constellations et aux saisons ; cette description est très probablement tirée de lapidaires ou de la littérature magique88. Parmi 85 Après les pages désormais classiques de F. Boll, Sphaera. Neue griechische Texte und Untersuchungen zur Geschichte der Sternbilder, Teubner, Leipzig 1903, p. 295 sq. ; Id., « Der ostasiatische Tierzyklus im Hellenismus » ; Reitzenstein, Poimandres, p. 256 sq. ; et S. Weinstock, « Lunar Mansions and Early Calendars », Journal of Hellenic Studies, 69, 1949, p. 48-69. Cf. plus récemment W. Hübner, « Zur neuplatonischen Deutung und astrologischen Verwendung der Dodekaoros », dans D. Harlfinger (éd.), Philophronema. Festschrift für Martin Sicherl zum 75. Geburtstag. Von Textkritik bis Humanismusforschung, Schöningh, collection « Studien zur Geschichte und Kultur des Altertums », Paderborn 1990, p. 73-103 (en particulier on soulignera l’assertion de la page 76 : « Auf ganze gesehen ist diese Art der Interpretation des Tierkreises nur ein Symptom für die allgemeine fortschreitende Solarisierung der Götter und ihrer Kulte in der Spätantike »). Au système de la δωδεκάωρος font allusion : Ps.-Hippolyte de Rome, Refutatio omnium haeresium, V, 15, 4 (à propos de la secte gnostique des Pérates) ; la Pistis Sophia, éd. C. Schmidt, Gyldendalske Boghandel-Nordisk Forlag, Hauniae 1925, p. 207 ; Jamblique, Les Mystères d’Égypte, 7, 3 ; Porphyre (chez Eusèbe, Préparation évangélique, 5, 10, 6) ; Proclus, Commentaire sur le Timée, p. 108, 1 ; Damascius, Vie d’Isidore, § 100, 4 ; Macrobe, Saturnales, I, 21. Cf. aussi Fauth, Helios Megistos, p. 45. 86 Cf. Gersh, Middleplatonism and Neoplatonism, p. 626 : « [...] many of the same features are stressed both in the anthropomorphic and non anthropomorphic accounts » ; il s’agit donc d’une « duality of symbolism which underlies much of Martianus’ text ». Ce passage a été largement commenté par Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », p. 162 sq., pour laquelle la description du concilium deorum est probablement inspirée de la mythologie classique et aussi du traité sur les statues de Porphyre. 87 F. Cumont, « Trajan Kosmokrator », Revue des études anciennes 42, 1940, p. 408-411 ; plus récemment J. Magness, « Heaven on Earth : Helios and the Zodiac Cycle in Ancient Palestinian Synagogues », Dumbarton Oaks Papers 59, 2005, p. 1-52. Sur l’iconographie solaire on consultera avec profit l’article de C. Letta, Helios/Sol, dans Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae v. 4, Artemis, Zurich 1988, p. 592-625. 88 Il est parfois difficile d’identifier exactement de quelles pierres il s’agit : le smaragdus (émeraude) correspond aux Poissons ; la scytis au Bélier ; le iaspis (jaspe) au Taureau ; les trois pierres ῾solaires’ lychnis
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toutes ces divinités décrites dans ce long passage, le Soleil fait l’objet du traitement le plus élaboré, et le soin apporté à la rédaction de ces lignes mérite d’être mis en évidence. On notera le goût pour les variations synonymiques ou l’insistance sur les descriptions « flamboyantes » et « lumineuses », avec des adjectifs précieux ou rares : Sol auratus [...] purpurae rutilantis puniceus fulgor [...] rosulenti splendoris [...] luminavit [...] fulgens corona quae duodecim flammis ignitorum lapidum fulgorabat [...] corpus flammeum [...] pinnata vestigia , pallium coccineum, sed auro plurimo rutilatum [...] clipeum coruscantem ardentem facem [...] ex pyropo . 89
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Le soleil doré [...] éclat violet de pourpre resplendissante [...] splendeur rose [...] enluminait [...] une couronne à l’éclat de douze flammes de pierres inconnues [...] un corps flamboyant [...] les pieds ailés [...] un manteau pourpre, mais roux grâce à l’or [...] un bouclier étincelant, flambeau ardent de pyrope.
À côté de la description traditionnelle, nombreux sont les éléments insolites, lorsque Martianus fait référence aux trois aspects (enfant, adolescent, vieillard) que le soleil revêt pendant son voyage. Laissant de côté l’imagerie égyptienne94, il est possible de souligner des correspondances entre Martianus et plusieurs auteurs latins des ive-ve siècles : (rubis ?), astrites (saphir étoilé ?) et ceraunos (œil-de-chat) sont associées respectivement au Cancer, au Lion et aux Gémeaux ; les constellations automnales et hivernales (Vierge, Balance, Scorpion ; Sagittaire, Capricorne, Verseau) sont représentées par la dendrites (agathe dendritique ? ambre ?), le hyacinthos (une sorte d’améthyste), l’hydatis (une pierre jaune, peut être un quartz citrin), l’adamas (le diamant, plutôt que l’hématite, comme l’interprètent Cristante et alii, p. 175), le crystallus (cristal). Cette iconographie est peut-être inspirée de l’écrivain judéo-alexandrin, du iiie siècle après J.-C., Damigeron (Les Lapidaires grecs, éd. et trad. R. Halleux et J. Schamp, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1985, p. 232), mais on retrouve des énumérations semblables chez Philon d’Alexandrie, Vie de Moïse, 2, 124 ; D. Shanzer (A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », p. 163) a donc supposé que le lien entre pierres et signes du zodiaque remontait à un milieu juif. Un passage semblable (mais avec des associations différentes entre pierres et signes, et toutefois très probablement dépendant de Martianus) se lit dans les Mythographes Vaticans, 3, 8, 7 sq. On notera aussi que les commentateurs médiévaux lient le long passage de Prudence (Psychomachie, 857 sq.) à l’interprétation des pierres qui ornent la cité céleste dans la partie finale de l’Apocalypse. 89 L’expression semble un hapax ; mais on comparera la formule plus usuelle sol aureus. 90 Cf. Lucrèce, De rerum natura, V, 525. 91 Cf. Macrobe, Saturnales, I, 19, 10. 92 L’exégèse allégorique du bouclier d’Achille qui est interprété comme image du cosmos est fréquente dans l’Antiquité tardive (cf. Nonnos, Dionysiaques, XXV, 380 sq.). Chez Ovide (Métamorphoses, 15, 192 sq.), le mot clipeus est utilisé pour désigner le soleil ; et clipeus coruscans est utilisé par Claudien, Panégyrique pour le troisième consulat d’Honorius, 29. 93 À savoir un alliage de bronze et or. Cf. Ovide, Métamorphoses, 2, 1 : regia Solis erat [...] / clara micante auro flammasque imitante pyropo (Cristante et alii, p. 177). 94 À savoir la croyance selon laquelle le soleil change de nom et d’aspect pendant la journée, étant Chepre au matin, Rê à midi, Tum le soir : cf. Reitzenstein, Poimandres, p. 259 ; Fauth, Helios Megistos, p. 104.
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– Prudence, à savoir dans ce passage de la Psychomachie : […] seu pueros sol primus agat, seu fervor ephebos / incendat nimius, seu consummabilis aevi / perficiat lux plena viros, sive algida borrae / aetas decrepitam vocet ad pia sacra senectam, / occurrit trinum quadrina ad compita nomen, / quod bene discipulis disponit rex duodenis. […] soit que le soleil levant conduise les enfants, soit que la chaleur excessive enflamme les jeunes gens, soit que le plein jour de la force de l’âge donne aux hommes leur développement parfait, soit que l’heure glacée de Borée appelle aux cérémonies pieuses la vieillesse décrépite, à chacune des quatre entrées se présentent trois noms joliment disposés par le roi en l’honneur des douze disciples95.
– Servius, qui explique le Soleil comme Soleil dans le monde supérieur, Liber Pater sur la terre et Apollon aux enfers (le passage est probablement influencé par Porphyre) : […] sed constat secundum Porphyrii librum, quem solem appellavit, triplicem esse Apollinis potestatem, et eundem esse Solem apud superos, Liberum patrem in terris, Apollinem apud inferos. […] mais, selon le livre de Porphyre qui s’intitule Sur le Soleil, la puissance d’Apollon est triple, et lui-même est appelé Soleil dans le monde supérieur, Liber pater sur la terre et Apollon dans les enfers96.
– Ou encore Macrobe, qui toutefois parle de quatre différentes figures, dans un passage (Sat. I, 18, 20) qui dérive de Cornelius Labéon, un philosophe et érudit de la fin du iiie siècle. Cornelius, à son tour, attribua ces vers à l’oracle de Claros. Ils parlent d’un dieu suprême qui s’appelle Iao (c’est-à-dire l’appellation courante du dieu des Juifs dans la littérature ésotérique) et s’identifie, selon les saisons de l’année, tantôt à Hadès, tantôt à Zeus, tantôt à Hélios, et tantôt à Iacchus. Ces quatre dieux représentent l’écoulement éternel du temps ; on a retrouvé de nombreux parallèles qui proposent le même processus pour le dieu alexandrin Aiôn, le dieu du temps et de l’éternité. La procédure suivie par Macrobe est évidente, comme dans le passage que nous avons déjà rappelé : il suit la tendance à réunir dans la même figure divine d’autres dieux, qui sont considérés comme des hypostases du dieu suprême97 : 95 Cf. Psychomachie, 849 sq., éd. et trad. M. Lavarenne, Les Belles Lettres, « CUF », Paris 1948, p. 79. On doit ce rapprochement à Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s « De Nuptiis Philologiae et Mercurii », p. 168. 96 Cf. Servius, Commentaire sur les Bucoliques, 5, 66. 97 Macrobe, Saturnales, I, 18, 18-20 (éd. J. Willis, Saturnalia, Teubner, Leipzig 1994 et trad. Ch. Guittard, Les Saturnales. Livres I-III, Les Belles Lettres, collection « La roue à livres », Paris 2004).
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et is quidem versus absolutior, ille vero eiusdem vatis operosior : Huius versus auctoritas fundatur oraculo Apollinis Clarii, in quo aliud quoque nomen soli adicitur, qui in isdem sacris versibus inter cetera vocatur Ἰάω. Nam consultus Apollo Clarius quis deorum habendus sit qui vocatur Ἰάω, ita effatus est : εἷς Ζεὺς εἷς Ἀίδης εἷς Ἥλιος εἷς Διόνυσος : ὄργια μὲν δεδαῶτας ἐχρῆν νηπευθέα κεύθειν, / εἰ δ᾿ἄρα τοι παύρη σύνεσις καὶ νοῦς ἀλαπαδνός, / φράζεο τὸν πάντων ὕπατον θεὸν ἔμμεν Ἰάω, / χείματι μέν τ᾿ Ἀίδην, Δία δ᾿εἴαρος ἀρχομένοιο, / Ἥλιον δὲ θέρεος, μετοπώρου δ᾿ ἁβρὸν Ἴαγχον. En voici un autre (vers), plus obscur, du même poète : « Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos ». L’autorité de ce vers est fondée sur l’oracle d’Apollon de Claros, qui donne au soleil encore un nouveau nom ; car, dans les mêmes vers sacrés, il est, entre autres, appelé Ἰάω. En effet, Apollon de Claros, consulté pour savoir quel est ce dieu appelé Ἰάω, répondit : « Il faut, après avoir été initié aux mystères, les tenir secrets, s’il est vrai que l’intelligence est étroite et l’esprit faible. Sache que le plus grand de tous les dieux est Ἰάω, en hiver Hadès, Zeus lorsque le printemps commence, Hélios en été, en automne le puissant Iacchus »98.
Pour conclure, ce texte et les allusions qu’il renferme démontrent une fois de plus la complexité de la doctrine de Martianus, qui n’hésite pas à entrelacer de nombreuses références, dont les sources sont difficilement identifiables pour les chercheurs d’aujourd’hui. On remarquera, enfin, que ce passage jouit de quelque fortune au Moyen Âge, ce dont témoignent, pour nous limiter à quelques exemples, les reprises que nous trouvons sous la plume de Bernard Silvestre, ou sous celle de Dante99.
98 Le texte est cité en accord avec Mastandrea, Un neoplatonico latino : Cornelio Labeone, p. 239, qui accueille la correction Ἴαγχον de Jan à la place de la probable dittographie Ἰάω ; cf. aussi son commentaire, p. 181 sq. et aussi Fauth, Helios Megistos, p. 24. 99 P. Dronke, Bernardus Silvestris Cosmographia, Brill, collection « Textus minores », Leyde 1978, p. 87 ; Dante, Convivio, 3, 12.
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Index des sources anciennes
Alcinoos, Didaskalikos : 129, 143 Ammien Marcellin, Histoires : 335 Anthologia latina : 332, 339 Apulée, De deo Socratis : 6, 108, 125-129, 131, 132, 137, 144, 145 — Métamorphoses : 126 — Platon et sa doctrine : 336 Aristide Quintilien, De Musica : 22 Aristote, De Anima : 192, 316 — De Interpretatione : 9, 311 — Éthique à Nicomaque : 275 — Métaphysique : 288 — Parties des animaux : 192 — Politiques : 39 — Premiers Analytiques : 288 — Rhétorique : 255 — Traité du ciel : 104 Arnobe, Adversus nationes : 62 Artémidore, Onirocriticon : 141 Assurbanipal’s Acrostic Hymn to Marduk and Zarpanitu : 227-229 Assurbanipal’s Hymn to Aššur : 227 Athénée, Deipnosophistes : 22 Augustin, La cité de Dieu : 186 — De diuinatione daemonum : 150 Aviénus, Les Phénomènes d’Aratos : 330 Bible Gn 22, 1 : 34 Ex 19 : 283 Mt 6, 9-13 : 114 Mt 14, 25-26 : 85 Mt 16, 19 : 89 Lc 14, 35 : 110 Jn 1, 23 : 178 Actes 17, 23 : 281 Rm 13, 9-10 : 299
1Co 3, 9 : 299 2Co 12 : 284 Ep 1, 10 : 299 Boèce, Consolation de Philosophie : 248, 329, 333 Calcidius, Commentaire au Timée de Platon : 130-132, 144 Cassiodore, Variae : 339 Catulle, Carmina : 21 Censorinus, De die natali : 341 Cicéron, Académiques : 341 — De diuinatione : 139-141, 341 — De natura deorum : 24, 339 — République : 335, 341 — Somnium Scipionis : 335 Claudien, Panégyrique : 347 Cléanthe, Hymne à Zeus : 330 Clément d’Alexandrie, Stromates : 24, 33, 95, 110, 345 Clément de Rome, Épître aux Corinthiens : 93, 94 Commentaire anonyme du Parménide de Platon : 73, 75, 77 Corippe, Éloge de l’empereur Justin : 339 Damascius, De principiis : 65, 66, 70, 71, 77, 198, 201, 204, 206, 263-265, 267, 268, 271-280, 286, 309, 313, 323 — In Parmenidem : 72, 193, 194, 196, 268, 272, 273, 311, 312, 323 — In Phaedonem : 203, 241 — In Philebum : 181, 205, 308 Démétrios de Phalère (Ps.), Du Style (De elocutione) : 29, 51, 254 Denys d’Halicarnasse (Ps.), Ars Rhetorica : 29
396
Denys l’Aréopagite (Ps.), Hiérarchie céleste : 293, 294, 299, 300, 314, 318, 319, 326 — Hiérarchie ecclésiastique : 298, 299, 301, 302, 325 — Lettres : 294, 320, 321, 324 — Noms divins : 287, 289, 314, 318, 320, 326 — Théologie mystique : 283, 285, 288, 289, 292, 325, 326 Denys le Thrace, Τέχνη γραμματική : 163 Dracontius, De laudibus Dei : 332, 339 Élien, Varia historia : 20, 147 Épiphane, Panarion : 79 Eschyle, Niobé : 71 — Prométhée : 335 — Sept contre Thèbes : 26 Eunape, Vies des sophistes : 187 Euripide, Médée : 336 — fr. 781 : 339 Eusèbe, Préparation évangélique : 345, 346 Favonius Eulogius, Sur le Songe de Scipion : 340 Firmicus Maternus, L’erreur des religions païennes : 341 Fragments orphiques, fr. 170 : 335 Gnostiques, Apocryphon de Jean (BG, 2 ; NH III, 1) : 112 — Écrit sans titre (NH II, 5 ; XIII, 2) : 112 — Épître apocryphe de Jacques (NH I, 2) : 110 — La Pensée Première à la triple forme / Prôtennoia Trimorphe (NH XIII, 1) : 12, 98, 101, 102, 104-109, 111, 112, 119, 178, 179 — Le Tonnerre, Intellect parfait (NH VI, 2) : 103, 114 — Le Traité Tripartite (NH I, 5) : 99, 109, 111 — Les Trois Stèles de Seth (NH VII, 5) : 12, 97-99, 108-110, 119, 178 — L’Hypostase des archontes (NH II, 4) : 113
Index
— L’Ogdoade et l’Ennéade (NH VI, 6) : 108-110 — Livre sacré du Grand Esprit invisible (NH III, 2 et IV, 2) : 100, 101 — Marsanès (NH X), 1 : 107, 108, 179 — Noréa (NH IX, 2) : 12, 99, 107, 113-116, 118, 178 — Pistis Sophia (BG, 3) : 13, 79-95, 346 — Zostrien (NH VIII, 1) : 109-111 Héraclite (Ps.), Allégories d’Homère : 33 Hermas, Pasteur : 195 Hermès Trismégiste, Corpus hermeticum : 150, 199, 339, 344 Hermias d’Alexandrie, In Platonis Phaedrum scholia : 18, 132-135, 137, 143, 145, 150, 211, 216, 344 Hermogène, Les formes du discours : 254 Hérodote, Histoires : 20, 345 Hésiode, Théogonie : 44, 45, 49 Hippolyte de Rome (Ps.), Refutatio omnium haeresium : 24, 26, 346 Homère, Iliade : 6, 21, 29, 31, 32-34, 36, 37, 39, 40, 46, 47, 50, 122, 126, 127, 129, 135, 147, 342 — Odyssée : 29, 31, 33, 34, 38, 39, 42, 47-49, 122, 134, 140, 147 — Scolies B à Iliade : 21 — Scolies T à Iliade : 21 Horapollon, Hieroglyphica : 344 Hymnes orphiques : 17, 329, 335, 340 Irénée de Lyon, Contre les hérésies : 94, 98, 113, 177 Isidore, Étymologies : 339 Jamblique, De Communi mathematica scientia : 198 — De Mysteriis : 10, 16, 18, 19, 27, 55, 56, 58, 61, 63, 149, 151, 152, 182, 183, 185-188, 190-193, 195-199, 202, 203, 206, 208, 296, 297, 343-346 — In Platonis dialogos commentariorum fragmenta : 194, 197-199, 201, 204, 205 — Lettres : 195, 197 — Protreptique : 19, 147
Index des sources anciennes
— Vie de Pythagore : 22 Jean de Gaza, Description : 335 Jean Lydus, De Mensibus : 206, 339 Jean Malalas, Chronique : 339 Jean Tzetzes, Chiliades : 329 Jules Africain, Fragments des Cestes : 343 Julien (L’Empereur), À Hélios-roi : 182, 191, 331 — À la Mère des dieux : 196, 200, 202, 205, 206 — Contra Galilaeos : 193, 194, 197, 208 — Contra Héracléios : 198 — Epistulae, leges, poematia, fragmenta varia : 182 — Épître : 337 Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon : 94 Léon le Grand, Sermon sur la nativité du Seigneur : 342 Libanius, Discours : 205 Lucrèce, De rerum natura : 24, 25, 104, 336, 347 Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion : 335, 337, 343 — Saturnalia : 222, 223, 339, 341, 346-348 Marinus, Proclus ou sur le bonheur : 67, 183, 203, 239, 334 Marius Victorinus, Lettre à Candidus : 336 Martianus Capella, De Nuptiis Philologiae et Mercurii : 16-17, 28, 327, 336, 337, 339, 341, 344, 345 Maxime de Tyr, Dialexeis : 127, 129, 130, 132, 137, 142, 144, 147 Ménandre le rhéteur, Περὶ ἐπιδεικτικῶν : 333 Mésomèdès, Hymne à la Nature : 340 Michel Psellos, Épître sur la Chrysopée : 57 — Exposition de la doctrine chaldaïque : 337 — Opuscula philosophica : 54-56, 5860, 62-64, 67-69 Moschos, Chant funèbre en l’honneur de Bion : 25
397
Mythographes Vaticans : 347 Nicomaque de Gérase : 57 Nonnos de Panopolis, Dionysiaques : 335, 336, 342, 347 Numénius, fr. 54 : 339 Olympiodore, In Alcibiadem : 137, 262 — In Phaedonem : 21 Oracles chaldaïques : fr. 1 : 70, 199 fr. 2 : 65, 66 fr. 8 : 64, 72 fr. 9 : 77 fr. 9a : 77 fr. 18 : 336 fr. 26 : 106 fr. 27 : 192 fr. 31: 77 fr. 37 : 65, 335 fr. 39 : 65 fr. 46 : 60 fr. 47 : 60 fr. 49 : 337, 338 fr. 50 : 66 fr. 57-64 : 338 fr. 66 : 61 fr. 81 : 335 fr. 87 : 54, 65 fr. 97 : 69 fr. 99 : 61 fr. 107 : 54 fr. 108 : 63-65, 185 fr. 109 : 54, 62-66 fr. 110 : 54, 60, 61, 65 fr. 122 : 63 fr. 133 : 54 fr. 142 : 70 fr. 146 : 27, 54, 59, 67 fr. 147 : 54, 59, 67 fr. 148 : 27, 54, 67 fr. 149 : 54, 59 fr. 150 : 12, 53, 54, 56, 57, 189 fr. 153 : 191 fr. 159 : 54 fr. 165 : 64 fr. 175 : 60
398
fr. 203-208 : 339 fr. 206 : 54, 56 fr. 211 : 72 fr. 212 : 54, 67, 72 Origène, Commentaire sur Saint Jean : 94, 178, 179 — De oratione : 94 — Traité des principes : 337 Ovide, Métamorphoses : 347 Papyri graecae magicae : 56, 80, 343 I, 104 : 335 III, 472 : 343 IV, 481 : 92 IV, 718 : 343 IV, 1281 : 343 IV, 2425 : 343 V, 350-2 : 343 VII, 529 : 92 VII, 977 : 92 XII, 155 : 343 XIII, 963 : 92 XIX, a 42 : 92 Philodème de Gadara, De dis : 24 — Sur la musique : 22 Philolaos, fr. B 7 : 159 Philon d’Alexandrie, De mutatione nominum : 105 — De somniis : 104 — Vie de Moïse : 347 Platon, Alcibiade : 22, 231-235, 238-240, 243, 250, 256-258, 260-262 — Apologie : 137, 138, 146, 231 — Banquet :133, 137, 139, 143, 144, 148, 247 — Cratyle : 9, 13, 42, 87, 150, 157160, 162, 163, 167, 183, 184, 189, 221, 308, 309, 312 — Critias : 148 — Criton : 131, 233 — Euthydème : 131 — Hippias majeur : 233 — Hippias mineur : 233 — Ion : 233 — Lois : 147, 148, 237, 249 — Ménéxène : 233
Index
— Parménide : 181, 195, 207, 216, 221, 261, 269, 273, 275, 279, 291, 292 — Phédon : 26, 131, 138, 148, 249 — Phèdre : 6, 14, 87, 121, 128, 129, 132, 133, 137, 138, 145, 146, 148, 150, 159, 160, 196, 199, 213, 216, 219, 234, 242 — Philèbe : 163, 168 — Politique : 192 — République : 21, 62, 71, 133, 138, 148, 149, 168, 169, 175, 199, 211, 237, 249, 270, 285, 312, 330, 334 — Sophiste : 272, 273 — Théétète : 195, 237, 247 — Timée : 14, 65, 129, 130, 131, 137, 143, 144, 147, 148, 159, 169, 181, 192, 204, 207, 209, 211, 216, 218, 239, 330, 334 Platon (Ps.), Axiochos : 147 — Épinomis : 130, 143, 150 — Théagès : 131, 139, 150 Pléthon, Μαγικὰ λόγια : 54 Pline, Histoire Naturelle : 341 Plotin, Traité 1 (I, 6) : 163, 285 — Traité 6 (IV, 8) : 253 — Traité 7 (V, 4) : 169, 170, 313 — Traité 9 (VI, 9) : 268 — Traité 10 (V, 1) : 86, 156, 163, 164, 169, 171, 176, 246, 309, 313, 316 — Traité 11 (V, 2) : 86, 155, 165 — Traité 12 (II, 4) : 165 — Traité 15 (III, 4) : 149 — Traité 19 (I, 2) : 5, 176, 309, 316 — Traité 23 (VI, 5) : 167 — Traité 27 (IV, 3) : 134, 161, 309, 316 — Traité 28 (IV, 4) : 134, 161, 298 — Traité 30 (III, 8) : 163, 164, 167, 177, 269, 270, 273, 309 — Traité 31 (V, 8) : 173, 324 — Traité 32 (V, 5) : 13, 80, 87, 88, 153-155, 157-164, 168, 172-175, 177, 179, 309, 313 — Traité 33 (II, 9) : 88
Index des sources anciennes
— Traité 38 (VI, 7) : 86, 156, 166-168, 171, 266, 268 — Traité 39 (VI, 8) : 167, 175, 266 — Traité 43 (VI, 2) : 160 — Traité 44 (VI, 3) : 163 — Traité 47 (III, 2) : 163 — Traité 48 (III, 3) : 163 — Traité 49 (V, 3) : 156, 170-173, 285 — Traité 50 (III, 5) : 317 Plutarque, Alcibiade : 22 — De defectu oraculorum : 144 — De E Delphico : 21, 163 — De la musique : 23 — Le démon de Socrate : 121, 122, 126, 129, 132, 137, 141, 146, 148, 149, 151, 315 — Quaestiones conviviales : 22 — Isis et Osiris : 345 Pollux, Onomasticon : 27 Porphyre, De l’abstinence : 291, 335 — Lettre à Anébon : 344 — Lettre à Marcella : 60, 150 — Philosophia ex oraculis haurienda : 72 — Sur les Simulacres : 345 — Vie de Plotin : 184, 205, 239 Proclus, Éléments de théologie : 14, 209, 210, 212-216, 218, 236, 238, 266, 313, 318, 234 — Excerpta Chaldaica : 54, 64 — Hymne à Hélios : 331, 335, 337, 339, 340 — In Alcibiadem : 14, 15, 137, 150, 151, 183, 210, 214-217, 220, 233257, 260, 262, 308 — In Cratylum : 54, 55, 57, 64-66, 70, 72, 73, 189, 245, 308, 323 — In Parmenidem : 75, 76, 213, 216, 221, 222, 233, 239, 261, 266, 270, 291, 292, 312
399
— In Rem publicam : 54, 66, 70-72, 246, 259, 269, 270, 312, 317 — In Timaeum : 65, 72, 161, 181, 183, 187, 192, 194, 201, 204, 206, 210214, 216, 218, 219, 233, 239, 309, 313, 316, 320, 338, 346 — Sur l’art hiératique : 186, 199 — Théologie platonicienne : 73, 77, 196, 205, 217, 219, 220, 225, 238, 259, 266, 267, 270, 271, 275, 286, 292, 308, 312, 313, 316, 320, 322, 325, 326, 334, 337, 344 Prolégomènes à la philosophie de Platon : 181 Properce, Élégies : 25, 26 Prudence, Psychomachie : 347, 348 Saloustios, De Diis : 336 Sénèque, Hercule sur l’Œta : 335 Servius, Commentaire sur les Bucoliques : 334, 341, 348 Sextus Empiricus, Adversus mathematicos : 24, 162 Silius Italicus, La guerre punique : 335 Simplicius, In Categorias : 187, 192, 198, 201, 207, 252 Stobée, Anthologie : 147, 193, 194, 206 Stoicorum Veterum Fragmenta : 121, 147, 162 Strabon, Géographie : 20 Synésios de Cyrène, Hymnes : 329, 336 — De Insomniis : 62 Syrianus, In Hermogenis Περὶ ἰδεῶν : 187 Térence, Eunuque : 128 Tertullien, Les spectacles : 339 Théophraste, fr. 696 : 51 Théosophie de Tübingen : 72, 336, 338 Tibérien, fr. 4 : 333 Virgile, Énéide : 339 Xénocrate, fr. 213 : 143 Xénophane, fr. 14-16 : 33 Xénophon, Mémorables : 138, 139
Index des noms A Abammon 189 Aberamenthô 85 Abraham 34, 105 Achille 32, 46, 127, 129, 135, 142 Ad 74, 75 Adad 77, 221-229 Adam 112, 113 Adamas 117, 118 Adonis 333, 341, 342 Agamemnon 46, 127 Agrammakhamarei 85 Aiôn 138, 337, 338, 340, 344, 345, 348 Alcibiade 22, 23, 231-233, 235, 237, 239-244, 250, 251, 255-258, 260, 261 Alcinoos 14, 15, 38, 129, 143, 144, 152 Ammien Marcellin 335 Ammon 333, 342 Ammonius 9, 207 Amour 128 Anatolie 11, 31, 41 Anchise 33 André 84 Antiloque 36 Antiochos I Sôter 20 Antipater de Tarse 139 Anu 227, 229 Apamée 20, 182, 229 Aphrodite 32, 33, 38, 42-45, 47 Apis 342 Apollon 11, 20-23, 32, 36, 42, 45, 46, 68, 125, 127, 168, 182, 197, 223, 249, 333, 338, 339, 341, 342, 348, 349 Apulée 6, 14, 108, 125-129, 131, 132, 135, 137, 144, 145, 336
Arès 32, 33, 38-40, 43, 45 Ariel 50 Aristide Quintilien 21, 22 Aristote 9, 11, 20, 36, 39, 104, 156, 182, 192, 220, 234, 255, 275, 288, 308, 310, 311, 315, 316 Aristoxène 147 Arnobe 62 Artémidore 141 Asclépios 32, 182, 194 Aššur 227, 229 Assurbanipal 12, 223, 227, 228 Astarté 42 Astyanax 158 Athéna 23, 32, 36-38, 43, 47-50, 122, 127, 129, 135, 142, 147, 193, 205, 342 Athénée 22 Athènes 192 Attis 24-28, 196, 200, 205, 333, 341, 342 Augustin 61, 126, 150, 186 Aulu-Gelle 126 Aurélien 331 Aurore 41 Aviénus 330
B Ba’al 224 Baalbek 222, 223, 229 Babylone 228 Babylonie 223, 224, 227 Bakkheus 25 Barbelō 85
402
Barthélémy 84 Bēl 224 Bernard Silvestre 349 Boèce 17, 248, 329, 333, 342 Byrrhena 126
C Caecilia Metella 140 Calcidius 14, 15, 27, 130-132, 135, 137, 144, 152 Carthage 126 Cassiodore 339 Catarractès 20 Catulle 21, 24 Célènes 20, 22 Celse 33 Censorinus 341 Chaerémon 344 Chaldée 190 Chronos 158 Chrysès 46 Chypre 42, 44, 45 Cicéron 24, 139-141, 335, 337, 339, 341 Claudien 332, 347 Cléanthe 330 Clément d’Alexandrie 24, 33, 95, 110, 345 Clément de Rome 93, 94 Clinias 231, 254, 255, 257 Corippe 332, 339 Cornelius Labéon 341, 348 Cythère 44, 45
D Damascius 15, 16, 65, 66, 69-72, 77, 181, 193, 194, 196, 198, 200, 201, 203-206, 241, 263-280, 285, 286, 307-309, 311-313, 316, 323, 346 Damigeron 347 Dante 349 Démétrios [Ps.-Démétrios de Phalère] 29, 51, 254 Démiurge 192, 203, 218, 322, 337
Index
Démocrite 182 Denys d’Halicarnasse (Ps.) 29 Denys l’Aréopagite (Ps.) 5, 16, 281-285, 287-289, 292-294, 298-302, 307, 314, 316-321, 323-326, 329 Denys Le Thrace 163 Dinar 20 Diomède 36, 37, 47, 342 Dionysos 33, 34, 39, 50, 333, 342, 349 Dis 333 Dracontius 332, 339
E Égypte 108, 190 Élien 20, 147 Empédocle 121 Énée 32 Enlil 228 Épiphane 79 Ératosthène 340 Éros 342 Eschyle 26, 71, 97, 335 Esculape 341 Étrurie 17, 328 Euclide 209 Eumèle 36 Eunape 187, 208 Euripide 97, 336, 339 Euryclée 34 Eusèbe 345, 346 Ève 113
F Favonius Eulogius 340 Firmicus Maternus 341
G Gaia 32 Galaxidoros 121-123, 125, 141, 142 Gnostiques 8, 12, 13, 24, 26, 83, 86-88, 92, 95, 98, 174, 177-179, 330 Grégoire de Nazianze 329 Grégoire de Nysse 283
Index des noms
403
H
J
Hadad 12, 76, 77, 223, 224, 226, 341 Hadès 21, 348, 349 Ḫarrān 229 Hécate 56-59, 67, 106 Hector 158 Héliopolis 222, 223, 229 Hélios 92, 182, 191, 331, 334-340, 342, 343, 345-349 Héra 32, 42, 259 Héracléon 178, 179 Héraclès Astrochiton/Héraclès de Tyr 342 Héraclite 110, 159, 192 Héraclite (Ps.) 33 Hercule 341 Hermarque 23 Hermas 195 Hermès 32, 39, 48, 69, 85, 141, 194 Hermias d’Alexandrie 14, 15, 18, 132135, 137, 142, 143, 145, 150, 152, 210, 211, 216, 344 Hermogène 254 Hérodote 20 Hésiode 26, 42, 44, 45, 49 Hestía 159 Hiérothée 284 Hippolyte de Rome (Ps.) 24, 26, 346 Homère 5, 6, 10, 11, 21, 22, 29-36, 39-51, 122, 127, 134, 135, 140, 142, 158, 182 Horapollon 344 Horus 333, 341
Jacques 84 Jamblique 6, 10-13, 15, 16, 19, 20, 22, 27, 55, 56, 58, 61-63, 76, 134, 137, 147, 149-152, 181-208, 212, 213, 221, 234, 236, 238, 257, 296-298, 300, 334, 336, 343-346 Jean-Baptiste 179 Jean de Gaza 335 Jean Lydus 206, 339 Jean Malalas 339 Jean Tzetzes 329 Jésus-Christ 33, 79-86, 88-94, 321 Jules Africain 343 Julien (L’Empereur) 182, 191, 193, 194, 196, 198, 200, 202, 205, 206, 208, 331, 334, 335, 337, 341, 342 Julien (Ps.) 182, 194, 205 Julien (Théurges) 55, 57, 68-70, 72, 73 Jupiter 25, 222, 223, 341, 343 Justin Martyr 94
I Iacchus 348, 349 Iao 348 Ida 25 Iktôn 182 Inde 35 Irénée de Lyon 94, 98, 113, 177 Isidore 339 Ithaque 48
K Kneph 340 Kronos 44, 157, 158, 160, 167, 173, 345
L Léon le Grand 342 Léthé 133, 182 Libanius 205 Liber Pater 341, 348 Libye 333 Lucius 126, 140 Lucrèce 24-27, 104, 332, 336, 347 Lycaon 32 Lysis 123
M Macédoine 140 Macrobe 12, 221-224, 229, 334, 335, 337, 339, 341-343, 346-348 Mahâbhârata 35 Marakhakhtha 92
404
Marc Aurèle 55, 68, 70 Marduk 224, 227-229 Marinus 67, 183, 203, 239, 334 Marius Victorinus 179, 336, 337 Mars 341 Marsile Ficin 11 Marsyas 11, 20-23, 28 Martianus Capella 16, 28, 192, 327-329, 331, 333, 334, 337, 341, 346 Maxime d’Éphèse 208 Maxime de Tyr 14, 127, 129, 130, 132, 135, 137, 142-144, 147, 152 Méandre 20 Memphis 333 Ménandre le rhéteur 333 Ménélas 36 Mercure 17, 28, 327, 328, 341, 344 Mésomèdès 340 Metatron 336 Michel Psellos 12, 54-60, 62-64, 67-69, 221, 337 Minerve 126, 127, 339 Mithra 333, 336, 338, 342, 345 Moïse 282, 283 Mont Sinaï 283, 292 Moschos 25 Muses 26, 28, 32, 50
N Nag Hammadi 6, 12, 97, 98, 100, 103, 107, 109, 112, 113, 119, 178 Nethmomaōth 92 Nicomaque de Gérase 57 Nil 183, 333 Ninive 223 Ninšiku 228 Nonnos de Panopolis 20, 335, 336, 342, 347 Nōpsither 92 Noréa 113-118 Numénius 161, 339
Index
O Okhos 92 Olympe 50, 333 Olympiodore 21, 137, 262 Olympos 28 Oracle de Claros 348 Oracles chaldaïques 6, 10, 12, 16, 27, 53, 54, 56, 57, 59-78, 106, 185, 189, 191, 192, 199, 200, 207, 221, 222, 224, 225, 335-339 Orgas 20 Origène 33, 94, 178, 179, 337 Orion 42 Orphée 73, 182 Osiris 333, 341 Ouranos 44, 158, 309 Ouroboros 344 Ovide 347
P Pagourē 92 Pallas 43, 330 Palmyre 224, 229 Pan 24, 25, 341 Patrocle 36 Péan 342 Périclès 240 Persée 140 Phaéton 342 Pharae 141 Pharaon 344 Phèdre 121, 133 Phidolaos 122, 141, 145 Philippe 84 Philodème de Gadara 22-24 Philolaos 159 Philologie 17, 26, 28, 182, 316, 327, 329, 339, 340, 344, 346 Philomeidée 45 Philon d’Alexandrie 104, 105, 283, 347 Phoebus 333
Index des noms
Phrygie 20, 28 Phtah 343 Platon 6, 9, 13-15, 21, 26, 37, 42, 62, 65, 68, 69, 71, 73, 87, 121, 128-131, 133, 138, 139, 143, 145-148, 150, 157-160, 162, 163, 168, 169, 175, 182, 183, 189, 195, 199, 213, 215, 220, 221, 231-233, 235, 237, 239, 240, 247, 252, 253, 255, 263, 267, 270, 272, 273, 279, 281, 285, 308, 309, 312, 330, 334 Platon (Ps.) 130, 139, 143, 147, 150 Pléthon 54 Pline 341 Plotin 5, 12, 13, 77, 86-88, 95, 132, 134, 149, 153-179, 184, 200, 202, 206209, 213, 246, 253, 265-270, 273, 275, 276, 285, 286, 298, 309, 313, 316, 317, 324 Plutarque 10, 14, 15, 21-23, 121, 122, 125-127, 129, 132, 135, 137, 139, 141, 144-152, 163, 221, 315, 344, 345 Pollux 27 Polymnis 122 Porphyre 12, 55, 56, 60, 72, 76, 77, 131, 150, 184-186, 188-190, 197, 198, 200-202, 205, 206, 208, 222, 239, 265, 290, 291, 309, 329, 335, 343346, 348 Poséidon 32 Priam 32 Proclus 9, 12-17, 54, 55, 57, 63-67, 69-77, 137, 149-152, 161, 181, 183, 186, 187, 189, 192, 194, 196, 198, 199, 201, 203-206, 209-221, 224, 225, 229, 231-236, 238-261, 265-271, 274, 275, 281, 285, 286, 291, 292, 304, 307-309, 311-313, 315-320, 322-326, 329, 331, 334340, 342, 344, 346 Properce 25, 26 Prospero 50 Protagoras 5
405
Prôtennoia 98, 102-108, 110-112, 178 Prudence 347, 348 Psinōther 92 Pythagore 21, 121, 193
R Rhéa 25, 218 Rome 126
S Sagesse 79, 174 Saloustios 336 Salvia 126 Šamaš 224, 229 Saturne 341, 345 Scamandre 32 Schérie 39 Sénèque 335 Sérapis 333, 341, 342 Servius 334, 341, 348 Sexte 126 Sextus Empiricus 24, 162 Silius Italicus 335 Simmias 121, 123, 124, 142, 146, 151 Simon le Cananéen 84 Simplicius 187, 192, 199, 201, 207, 252 Socrate 6, 14, 15, 121-135, 137-147, 150-152, 157, 163, 210, 213, 214, 217, 218, 231-235, 237-258, 260, 261, 308, 315 Soleil 17, 71, 72, 98, 134, 156, 168, 169, 186, 194, 222, 223, 228, 229, 327, 329-349 Sophia 118 Sophocle 21, 97 Stésichore 21 Stobée 147, 193, 194, 206 Strabon 20 Synésios 17, 62, 76, 329, 336, 337 Syrianus 14, 132, 133, 187, 194, 210212, 216, 217, 219, 335 Syrie 224, 226
406
Index
T
V
Télémaque 36, 39, 147 Térence 128 Tertia 140 Tertullien 339 Théanor 123 Thèbes 121, 123 Théocrite 121, 122 Théodore d’Asiné 161, 224 Théophraste 20, 51 Thernōps 92 Thessalie 126 Thomas 48, 84 Thot 85, 344 Tibérien 330, 333, 342 Timarque 125 Timée 211, 212 Tôbe 83 Tydée 26 Typhon 333
Valérius de Sora 330 Vettius Agorius Praetextatus 341 Virgile 35, 339
U Ulysse 34, 36, 38, 43, 47-50, 122, 126, 129
X Xénocrate 143 Xénophane 33 Xénophon 15, 138-141, 152 Xerxès 20
Z Zagourē 92 Zarpanitu 227 Zeus 23, 32, 37-40, 42, 45, 48, 49, 182, 213, 218, 259, 342, 348, 349 Zodiocrateurs 193 Zostrien 110, 111
Index des thèmes A absolution 13, 81, 89-91, 93 abstraction 37, 284, 285 air/air frappé 27, 56, 61, 121, 124, 125, 128, 131, 134, 147, 148 allégorie/allégorique/allégorisme/ allégoriste 11, 17, 22, 29, 33, 37, 41, 43, 49, 80, 184, 185, 283, 327, 332, 334, 342, 345, 347 alphabet 6, 7, 31,85, 100, 108, 342 âme/Âme du monde 5, 9, 10, 13-15, 17, 19, 22, 23, 37-39, 54, 60-63, 65, 66, 68, 69, 79, 87, 90, 91, 95, 99, 104, 108, 110, 122-125, 127, 131, 133-135, 146, 148-153, 160, 161, 163, 164, 171-177, 186-188, 193-204, 206, 208-221, 235-238, 240-243, 245-253, 255-257, 259, 260, 262, 268, 291, 292, 296, 297, 310, 313, 314, 316-320, 322-324, 328, 335-337, 342 anagogique 63, 187, 188, 314, 319 ange/anges ethnarques/angélique 28, 55, 63, 68, 85, 103, 108, 192, 193, 195, 208, 212, 294, 295, 300, 301, 303, 305, 314, 319, 325, 336 apophatisme 16, 281, 284, 286, 290, 296, 304, 307 aporie/aporétique 201, 264, 265, 274, 275, 277, 280, 284, 285 apparence 67, 80, 253, 282, 313 apparition 35, 39, 59, 67, 135, 313 archange 68, 85, 195 archonte 85, 113, 195 arétalogie 98, 99, 111, 112, 335 ascension/ascensionnel 13, 17, 54,
60-63, 66, 79, 81, 82, 84, 87, 89, 91-93, 95, 110, 269, 270, 282, 283, 292, 326, 328, 329, 340 ascèse 193, 202 aspiration 83, 179, 225, 226 assimilation 142, 143, 201, 206, 237, 242, 269 assyrien 12, 77, 223, 227, 229, 342 astre/astrologique 23, 25, 59, 186, 330, 334, 335, 345 audition 14, 103
B
baptême 91, 93 barbare 6-13, 16, 17, 19-21, 24, 25, 27, 28, 53, 54, 71, 76, 79-85, 87, 89, 90-93, 95, 98-100, 107-109, 119, 178, 181, 185-189, 196, 197, 202, 208, 221, 296, 312, 327, 343 beauté 51, 64, 88, 109, 133, 242, 261, 285, 337 Bien/bonté/boniforme 15, 23, 36, 92, 93, 132, 133, 144, 150, 164, 166172, 175, 177, 178, 197, 198, 201, 207, 236, 237, 240, 243, 245, 247, 256-259, 261, 266, 270, 275 bourdonnant/bourdonnement 20, 21, 25, 26, 59, 83, 88 bruit/bruitage 23, 108, 110, 122, 138, 140, 143, 144, 176, 226, 246
C catharsis/cathartique 103, 237 cause médiatrice 209
408
céleste 22, 45, 91, 92, 110, 113, 134, 196, 213, 295, 314, 319, 325, 334, 336, 337, 340, 341, 347 cérémonie 21, 94, 249, 348 chaînes barbares/chaînes de voyelles 12, 13, 81-84, 89-92, 95, 100 chant/chanter 12, 21, 22, 25, 26, 31, 32, 34, 88, 95, 100, 109, 110, 114, 115, 116, 118, 148, 301, 320 charme/charmer 28, 62, 88 chiffre 89, 91, 225-227, 229, 333, 342 chœur 12, 28, 110, 111, 118, 205, 208 clédonomancie 14, 15, 140-145, 152 communion 135, 190, 196, 205, 207, 244, 260 conscience 9, 33, 35, 49, 156, 166, 167, 197, 235, 246, 264, 265, 269, 278, 279, 296 consonne 13, 108, 163 contact/contact immatériel/contact immédiat 14, 68, 123-125, 130133, 135, 146-148, 151, 166, 167, 187, 203, 204, 220, 251, 276, 300 contemplation/contemplateur/ contempler 86, 88, 117, 171, 178, 202, 203, 220, 238, 242, 249, 291, 292, 318-320, 322, 333 conversion 13, 155, 165-167, 170, 174, 185, 206, 215, 234, 236, 238, 242, 246-251, 254, 256, 261, 262, 344 corps/corporel 25, 27, 33, 37, 38, 40, 60, 61, 83, 109, 111, 118, 121, 124, 125, 131, 132, 134, 135, 146, 148, 149, 151, 163, 193, 194, 209, 212, 215, 216, 218, 220, 238, 246, 250, 252, 253, 262, 314, 320, 325, 337, 341, 347 cosmologie/cosmos/cosmique/encosmique/hypercosmique 45, 59, 85, 88, 93, 195, 196, 218, 219, 291, 294, 297, 298, 300, 301, 320, 321, 336, 338, 340, 341, 347 coup 124, 134, 146-148, 316 créateur 23, 49, 75, 95, 104, 301, 332 culte/cultuel 6, 21, 31, 46, 51, 55, 159, 184-186, 190-193, 196, 205, 207,
Index
208, 222-224, 229, 295, 305, 328, 331, 339, 341, 342, 345
D degré 39, 47, 49, 63, 70, 163, 190, 197199, 261, 291, 294, 309, 322, 323, 329, 334, 340 démiurge/démiurgique 63-65, 76, 77, 185, 222, 297, 322, 343 démon/démonique/démonologie 6, 9, 14, 15, 57, 59, 67, 121-127, 129135, 137-139, 145, 147, 150, 191, 209-218, 220, 231, 232, 244, 245, 248, 257, 258, 315 descente 14, 54, 79, 82, 105, 109, 163, 178, 194, 209, 214, 215, 305, 319, 337 dialectique 14, 15, 50, 123, 199, 210, 233, 241, 242, 249, 250, 253, 283, 319-321, 328, 337 dialogue/dialogique 15, 31, 47, 102, 108, 119, 121, 125, 141, 147, 163, 181, 184, 197, 200, 231-241, 243, 245, 249, 253-261 dicible 284, 288, 290, 295, 296 Dieu 31, 34, 60, 68, 71, 74, 87, 94, 95, 105, 108-110, 113, 117, 130, 150, 170, 176, 195, 197, 237, 284, 287289, 294, 296, 299-301, 318, 320, 325, 332, 336, 342 dionysien 16, 282-284, 288, 289, 293295, 298, 300, 301, 305, 307, 308, 315, 316, 319, 321, 324, 326 divination/divinatoire 14, 123, 125, 127, 129, 132, 137-145, 152, 223, 229 dualité/duale 15, 19, 27, 181, 263, 267, 269, 274, 278 dyade 64, 165, 205
E écoute/écouter 67, 70, 85, 95, 102, 103, 110, 111, 134, 262 éloge 121, 241, 255, 340
Index des thèmes
émanation 156, 169, 337 empreinte 39, 171, 251, 263, 324, 337 énergie 13, 37, 50, 162, 171, 172 énoncer/énoncés/énonciation 6, 7, 9, 10-13, 19, 57, 65, 79-87, 89, 91, 92, 93, 95, 96, 98, 102, 104, 108, 109, 119, 154, 162, 203, 221, 233, 238, 284, 287, 290, 302 enthousiasme 5, 14, 133, 209-211, 213, 216, 217, 219, 220 Éon/éon 100, 101, 174, 179 épiphanie 59, 109 épithète 42, 114, 220, 224, 229, 333 ésotérique 80, 221, 229, 342, 343, 348 Esprit/esprit 6, 66, 104, 108, 110-112, 124, 146, 151, 158, 166, 185, 187, 189, 198, 205, 246, 269, 333-335 esprit doux/esprit rude 162 éternité/éternel 14, 32, 40, 64, 112, 115, 117, 118, 155, 165, 190, 212, 214, 251, 308, 320, 330, 334, 335, 340, 348 éternuement 122, 123, 141, 142 éther/éthérée 22, 23, 151, 333, 336, 340, 344 étymologie 5, 11, 13, 29, 42-45, 87, 150, 153, 154, 157-160, 163, 175, 178, 189, 224, 226, 308, 309, 333, 339, 341 éveil 23, 102, 110, 115, 196, 197, 199, 200, 217, 220, 247, 252, 253, 258, 261, 262, 274, 312, 313, 320 exhortation 12, 100, 103, 104, 234, 241, 255
F foi 31, 35, 60, 152, 302, 331 forme 34, 57, 58, 67, 109, 155, 156, 163, 166-168, 171, 175, 181, 206, 211, 214, 216, 314
409
G génération 13, 45, 86, 87, 115, 153, 155, 156, 164, 167, 173, 175, 177, 178, 194, 245, 308 genèse 86, 103, 111, 155, 156, 162, 164, 165, 167, 168 gnosticisme 87, 119, 337 graphie/graphique 8, 80, 157, 158, 221, 224-226
H hénade/hénothéisme 209, 214, 221, 227, 229, 331, 332 hermétisme/hermétique 17, 47, 182, 328, 330, 340, 344 hiérarchie/hiérarchique 16, 174, 181, 189, 191, 195, 198, 202, 205, 210, 211, 218, 236, 261, 271, 293-295, 298- 303, 305, 311, 312, 314, 317, 323, 325 hymne/hymnique/hymnographique/ hymnologie 12, 17, 26, 95, 98, 99, 100, 101, 110, 112-115, 119, 182, 205, 227-229, 291, 320, 329-332, 334, 336, 342, 344 hypostase 341, 342, 348
I iconographie/iconographique 17, 32, 38, 223, 338, 339, 345-347 ignorance/ignorant 34, 39, 74, 95, 128, 142, 190, 232, 250, 251, 255, 281, 282, 286, 305 illimité 13, 141, 165, 166, 172, 181, 205, 249 illuminer/illumination 14, 137, 146, 150, 152, 211, 212, 215, 217, 238, 293, 294, 300 image/imagerie 5, 11, 19, 20, 23, 45, 66, 87, 104, 106, 108, 111, 148, 149, 151, 157, 164, 167, 169-171, 173,
410
176, 179, 186, 190, 197, 205, 208, 211, 212, 219, 244, 249, 251, 255, 257, 261, 283, 285, 294, 298, 311, 313, 314, 316, 317, 319-322, 324, 330, 332, 333, 335-337, 339, 340, 342, 344, 345, 347 imaginaire/imagination 9, 151, 212, 217, 249, 283, 316, 324 imitation 154, 164, 169, 172, 175, 176, 236, 293, 299, 311-313 immatériel 37, 45, 125, 148, 186, 192, 205, 249, 290, 314, 318, 319, 325 immortel 32, 37, 38-40, 235, 238 immuable/immuabilité 11, 28, 51, 169, 190, 191, 199, 201, 322, 325 imparticipabilité/imparticipable 287 impuissance 15, 16, 278, 280, 286, 296, 303, 325 inaccessibilité/inaccessible 5, 39, 112, 114, 186, 187, 197, 201, 227, 263265, 269, 321 incantation 6, 19, 83, 88, 92, 100, 102, 139 Incarnation 194, 320, 321 incommensurable 97, 111, 201 incompréhensible 10, 12, 56, 111, 112, 199, 285, 288 inconnaissance/inconnaissable 187, 198, 227, 246, 264, 278, 280-282, 284, 286, 287, 292, 321, 323 indicible/indicibilité 15, 23, 56, 59, 63, 64, 190, 205, 265, 271, 273, 279-282, 284, 285, 287, 289, 290, 295-297, 303-305, 321, 326 ineffabilité/ineffable 5, 58, 82, 108, 110, 116, 117, 146, 173, 197, 198, 245, 246, 264, 265, 267, 271-273, 277280, 282, 285-287, 292, 293, 297, 298, 323, 326, 333, 334, 336, 337 inexprimable 265, 268, 277, 280, 289, 315, 321 initiation/initié 26, 99, 139, 247, 249, 255, 301, 325, 328, 341 insaisissable 88, 111, 112, 289
Index
inspirer/inspiration 5, 14, 36, 124, 132, 137, 144, 147, 149, 150, 209-211, 216-220, 322 instrument 11, 20-24, 26, 27, 56, 118, 123, 241, 256, 308, 313, 319, 342 intellect 5, 6, 13-16, 19, 62-64, 66, 68, 75, 111, 125, 135, 146, 147, 149, 150, 152, 174, 187, 194, 197, 199, 200, 202, 203, 209, 211-216, 218220, 222, 243, 245, 257, 261, 266, 316, 317, 319-321, 324, 325, 333, 336-338 Intellect 86, 87, 116, 117, 155-158, 160, 164-179, 185, 197-200, 203, 207, 208, 212, 219, 322, 338 intellection/intellectif 14, 58, 113, 148, 188, 195-197, 199, 200, 209-220, 243, 245, 246, 249, 259, 263, 297, 309, 318, 322 intellectuel 14, 21, 60, 67, 70, 126, 137, 145, 152, 155, 156, 165, 166, 194, 197, 209, 242, 264, 297, 319, 334, 336 intelligence 49, 51, 71, 74, 122-124, 130, 146, 150, 187, 214, 217, 219, 300, 314, 318, 319, 321, 325, 326, 333, 336, 338, 342, 349 intelligible 5, 13-15, 35, 36, 38, 50, 6466, 70, 71, 74, 75, 77, 80, 88, 132, 145, 148, 155, 156, 165, 166, 177, 194, 198-201, 206, 209-211, 213, 214, 216, 218, 219, 222, 237, 242, 257, 259, 263, 291, 309, 311, 313, 314, 316-318, 322, 324, 325, 334, 337 interdiction 55, 186, 231, 265, 266, 268 intuition 146, 186, 200, 209, 217, 269, 319 invisible 85, 98, 100, 106, 108, 110, 111, 212, 244, 289, 311, 313, 320, 321, 323, 334 invocation 6, 12, 46, 56, 57, 59, 66, 84, 89, 90, 91, 93, 99, 100, 109, 110, 111, 114, 330, 333, 340
Index des thèmes
411
167, 198, 212, 214, 215, 217, 237, 243, 289, 293, 294, 319, 331, 333335, 337, 338, 340, 343
irrationalité/irrationnel 19, 122, 202, 215, 216, 219, 220
L
M
Langage de l’âme 164, 175, 176 Langage de l’Intellect 176, 317 Langage descriptif 265, 278 Langage discursif 13, 151, 173-175, 177, 324 Langage humain 10, 15, 23, 119, 152, 190, 300 Langage intérieur 5, 176, 290, 309, 317, Langage-limite 280 Langage métaphorique 13, 173, 174 Langage parlé 5, 151, 176, 317 Langage théorique 296 langue akkadienne 224-226, 228 langue araméenne 6, 7, 83, 92, 93, 226 langue copte 6, 7, 12, 79-81, 84, 86, 92, 97, 98, 101, 105-108, 112, 116, 118, 343 langue égyptienne 7, 92, 190, 199 langue grecque 6, 7, 12, 23, 24, 30, 31, 41, 47, 55, 75-77, 79, 80, 92, 184, 189, 342, 343 langue hébraïque 7, 55, 100 langue hittite 47 langue latine 7 langue naturelle 47 langue phénicienne 31, 42 langue sémitique 224-226 langue syriaque 7, 12, 53, 76, 226 lettre 6, 7, 31, 81, 82, 85, 92, 97, 100, 109, 160, 161, 226, 318, 333, 342 liturges/liturgie/liturgique 12, 93, 94, 97, 108-110, 112, 114, 115, 118, 295, 299-301, 338, 346 logos 85, 103, 106, 107, 109, 111, 307, 310-326 louange 12, 98, 109-112, 222, 289, 332 lumière 17, 34, 59, 61, 66, 79, 81, 82, 84, 85, 89-92, 98, 100, 103, 105-107, 110-112, 114, 116, 134, 151, 156,
magie/magique 6-8, 12, 19, 28, 56, 63, 80, 82-84, 92, 97, 100, 108, 139, 186, 188, 225, 227, 296-298, 300, 302, 336, 340, 343-346 marques divines 190 matériel 6, 11, 14, 20, 27, 61, 121, 122, 124, 125, 134, 183, 186, 192, 205, 206, 243, 290 matière 19, 25, 50, 61, 62, 148, 165, 166, 183, 186, 188, 191, 206, 231, 233, 243, 253, 260, 268, 271, 272, 322, 334 médiateur/médiation 15, 34, 102, 103, 132, 134, 139, 151, 188, 209, 211, 217, 258, 267, 294, 300, 301, 313, 334 médium/médiumnique 69, 70 mort/mortel 21, 26, 28, 37-40, 42, 46, 62, 123, 125, 129, 131, 140, 143, 188, 195-197 mot de passe 62, 66, 342 muet 23, 58, 118, 291, 292, 297, 303, 326, 330 multiplicité/multiple 13, 155, 156, 158, 166, 172, 173, 178, 179, 204, 206, 228, 238, 242, 243, 246, 248, 249, 254, 256, 263, 292, 317, 319, 331 musique/musicalité 11, 19-28, 98, 104, 108, 114, 118, 340 mystagogie/mystagogique 208, 248 mystère(s)/mystérieux 17, 21, 34, 40, 63, 73, 79, 82, 83, 85, 89, 91, 93, 100, 108, 123, 128, 131, 187, 285, 294, 295, 302, 303, 320, 321, 325, 328, 341, 342, 344, 349 mysticisme/mystique/mystériosophique 16, 64, 99, 148, 152, 186, 278, 281285, 292, 293, 295, 297, 303, 305, 307, 326, 327, 336
412
mythe/mythologie/mythologique 11, 17, 20-22, 26, 33, 41, 73, 99, 100, 112, 115, 118, 184, 198, 202, 205, 206, 259, 283, 311, 312, 317, 320, 322324, 334, 345, 346
N négation 15, 270-273, 276-280, 288, 289, 291, 292 noétique 155, 212, 213, 315, 319, 322, 323, 335 nom 5-13, 16, 17, 19, 20, 27-31, 34, 35, 37, 40-45, 47- 49, 53-58, 65, 70, 77, 80, 83, 85, 87, 89-92, 95, 99, 100, 103, 107-110, 113-119, 157, 159, 163, 175, 176, 179, 181, 183-190, 196, 197, 199, 202, 208, 221-228, 272, 287-289, 294, 296, 297, 308, 309, 311, 312, 322, 323, 330-334, 342, 343, 349 non-être 268-273
O
offrande 89, 91, 93-95, 186 oracle 12, 54, 56, 59, 62, 64, 67, 69, 72, 73, 75, 104, 129, 139, 141-144, 198, 224, 338, 342, 348, 349 oral 31, 97, 99-102, 105, 114-116, 118, 310, 317, 325 orphique 17, 328, 330, 337, 340 ouïe 21, 88, 103, 104, 124, 146, 252, 261
P parole 6, 12, 15, 22, 32, 60, 62, 63, 85, 88, 93, 95, 103, 104, 107, 110, 111, 115, 117, 119, 123-125, 129, 131, 140-143, 145, 146, 152, 178, 186, 232, 233, 239-241, 243-245, 247, 255, 256, 259, 260, 281, 282, 285, 289-291, 294, 295, 298-303, 305, 321, 326, 336, 341
Index
participation 34, 187, 194, 202, 213, 242, 249, 256-261, 287, 288, 293 perception 39, 67, 123, 132, 134, 146, 221, 246 Père/père 45, 49, 63, 65, 68, 72, 84, 85, 89-92, 94, 98, 106, 111, 114-117, 177, 178, 181, 185, 218, 226, 257, 319, 333, 336-338, 342, 343 phonétique 87, 95, 225, 343 phonie 95, 114 plérôme/pléromatique 82, 83, 86, 115117, 174, 198 pluralité 9, 267, 272, 273, 291, 292, 322 pneuma 134, 217 prémonition 139 présage 127-129, 140-142, 145, 232 présence 34-36, 44, 46, 85, 95, 99, 104, 105, 112, 131-133, 159, 170, 177, 194, 198, 207, 243-245, 260, 264, 277, 296 prière 12, 14, 17, 24, 43, 46, 60, 80, 94, 95, 98-100, 113-115, 119, 139, 186, 196, 202-204, 211, 218-220, 290, 291, 329, 331, 339, 340, 342, 343 procession 13, 153, 155-157, 164, 170, 185, 206, 209, 214, 218, 236, 292, 309, 312, 313, 320, 322, 323 proférer/profération 11, 62, 97-100, 102104, 111, 114, 154, 187, 251, 252, 309, 316 prononciation 62, 63, 77, 161, 163, 178, 187, 226 prophétie/prophétique 14, 15, 102, 127, 140, 142, 144, 152 providence 112, 113, 142, 183, 191, 192, 200, 205, 207, 244, 245, 258, 261, 318 psalmodie, psaume 95, 115, 116, 187 purification 5, 67, 203, 206, 237, 242, 247-250, 253, 300, 301 pythagoricien 21, 22, 26, 73, 123, 129, 147, 159, 182, 188, 207, 257, 330
Index des thèmes
R raison/rationnel/rationalité 14, 16, 34, 37, 94, 95, 111, 123, 124, 150, 151, 176, 184-186, 188-190, 196-201, 205, 209, 211, 212, 215, 216, 218-220, 232, 251, 262, 292, 304, 309, 317, 318, 324, 326 recette 80, 83 reflet 107, 151, 170, 199, 313, 315, 334, 337 remontée/remonter 13, 15, 83, 153, 163, 174-178, 185, 188, 190, 196, 200, 202-204, 206-208, 234, 236, 237, 249, 266, 275, 341 représentation 11, 19-23, 27, 34, 37, 41, 43, 50, 62, 80, 150, 229, 242, 243, 245, 248, 259, 263, 302, 314, 316, 318, 322, 339, 345 résonance 11, 12, 16, 20, 24, 27, 109 ressemblance 9, 168, 171, 263, 311-313 rêve 123, 124, 130, 131, 146 révélation 53, 55, 69, 70, 73-75, 82, 83, 89, 93, 102, 103, 109, 110, 112, 119, 140, 183, 185, 189, 246, 247, 294, 295, 312-314, 317, 320, 321, 323, 328 rien 15, 263, 264, 266-280 rite/rituel 6, 7, 10, 12, 13, 26, 54-57, 59-62, 66, 67, 69, 70, 79-84, 88-93, 95, 97, 99, 102, 107-111, 113, 118, 119, 139, 140, 186, 187, 190, 196, 200, 205, 208, 210, 247, 249, 281, 291, 299, 301, 302, 305, 333, 338, 341 rythme 12, 108, 114
S sacré 6, 11, 16, 19, 28, 39, 51, 60, 63, 73, 83, 85, 102, 118, 124, 187, 189, 191, 193, 229, 281, 293, 294, 298303, 305, 312, 314, 318, 320, 321, 323, 324, 333, 342, 343, 349 sacrifice 33, 34, 39, 93, 94, 138-140, 142, 159, 188, 193, 199, 208, 290, 291, 297, 298, 305
413
sagesse 23, 111, 127, 129, 206, 228, 342 salut 34, 79, 82, 94, 96, 118, 183, 191, 197, 200, 202, 205, 206, 257 sauveur 79, 193, 194, 207 secret 6, 16, 47, 85, 92, 100, 104, 111, 186, 244, 246, 249, 257, 282, 291, 294, 295, 303, 304, 321, 325, 326, 342, 343, 349 seigneur 46, 92-94, 226 sensible/sensation 10, 38, 64, 72, 124, 129, 134, 135, 145, 151, 168, 176, 194, 205, 217, 221, 246, 249, 284, 290, 311, 313-315, 317, 318, 321324, 334 sifflement 27, 57, 83, 105, 108 signe 6, 8, 14, 35, 58, 59, 63, 91, 97, 103, 123, 125, 129, 132, 137-142, 144, 145, 157, 185, 190, 224, 225, 227, 244, 273, 297, 303, 310, 311, 314, 315, 346, 347 signifié 59, 162, 184, 188 silence 5, 12, 31, 55, 103, 105, 109, 110, 112, 177, 232, 233, 243-248, 265, 281, 282, 284, 285, 290, 291, 293296, 305, 325, 326 sommeil 124, 130, 132, 146 son/sonore/sonorité 6, 7, 11, 12, 20-28, 56-59, 67, 80, 83, 87, 95, 97, 99, 102, 104-108, 110, 111, 113, 114, 116, 118, 124, 135, 143, 146, 154, 155, 160-164, 173-179, 184, 187, 225, 246 souffle 27, 105, 116, 147 sphères célestes 110, 340 spirituel 35, 64, 69, 110, 115, 152, 199, 200, 208, 219, 247, 325 suprarationnel 196-198, 201 symbole/symbolique/symbolisme 9, 16, 17, 33, 47, 57, 58, 62-64, 66, 73, 74, 100, 142, 182, 185, 186, 187, 190, 191, 196-200, 202, 204, 223, 227, 257, 265, 283, 296-300, 307, 310315, 317-326, 328, 339, 343-346 sympathie 196, 247, 298
414
Index
T
V
théonymie 11, 30, 50 théophanie 30, 36, 318, 320 théophonie 30 théurgie 16, 17, 53, 54, 57, 61, 76, 104, 149, 185, 186, 188, 189, 191, 192, 195-197, 204, 206-208, 296-301, 328, 331 trace 154, 164, 170, 171, 173, 177, 190, 197, 199, 200, 216, 274, 289, 313, 323 transcendance/transcendant 9, 31, 34, 35, 92, 111, 153, 168-170, 192, 201, 224, 244, 256, 284, 288, 292, 300, 305, 311, 313, 321, 322, 326 transe 59, 70 triade 65, 66, 71, 72, 105, 165, 178, 181, 192, 206, 212, 218, 257
veille 8, 124, 131, 132, 144, 146 vertu/vertueux 14, 15, 142, 148, 193-195, 202, 203, 206, 207, 210, 240, 242, 255, 261, 279, 296, 314 vibration 12, 105, 109 vision 14, 123, 130, 131, 132, 166, 168, 169, 220, 238, 276, 283-285, 318, 322, 328 vocable 75, 105 voix 6, 11, 12, 14, 15, 19, 20, 22, 25-28, 49, 63, 67, 68, 88, 97, 98, 100, 102107, 109-111, 113-119, 121-126, 128-132, 134, 135, 137, 138, 140, 142-147, 150, 152, 154, 172-174, 176, 178, 183, 194, 222, 231, 232, 245, 246, 290, 310, 317 voyelle 12, 13, 85, 97, 99, 100, 105, 108, 109, 110, 112, 162, 163, 179, 226
U Un 75, 111, 201, 203, 221, 222, 225, 226, 280 unifier/unification 190, 198, 199, 260, 263, 266, 267, 297, 317, 323 union 17, 58, 61, 188, 198, 199, 203, 204, 206, 217, 219, 249, 253, 257260, 283, 297 universaliste/universalisme 16, 181-184, 189, 190, 200, 204, 205, 208
Index des termes grecs A ἄγειν 146, 149, 151, 336 ἄγνωστος 198, 264, 281, 282, 321, 323, 336 ἀθρόως 316 αἴσθησις 64, 146, 151 αἰτία 190, 198 αἰτιατικῶς 287 αἰών 38, 179 ἀκίνητος 190 ἀλήθεια 157, 322 ἀληθής 148, 153, 157 ἀμέθεκτος 287 ἀναγωγή 187, 196, 261, 314, 318, 342 ἀνάθεσις 301 ἀνακόπτειν 248 ἀνάλογος 75, 168, 293, 313 ἀνατείνειν 75, 205, 274 ἀπάθεια 146 ἁπάντως 153-155, 160, 193 ἅπαξ 76, 77, 94, 224 ἁπλουστέρως 188 ἀπόλυτος 325 ἀπόφασις 282, 288 ἀπρόοπτος 244 ἀρετή 148, 240, 256 ἄρρητος 58, 65, 66, 183, 281, 289, 321, 323, 326, 336 ἄρθρωσις 23 ἀρχή 149, 150, 198, 247, 269, 282, 287, 294, 304, 305, 343 ἀρχικῶς 287 ἀσκός 20, 22 ἄτρεπτος 325 ἀϋλότης 325 αὐλωτός 27 αὐτοζώωσις 287 αὐτοθέωσις 287 αὐτοουσίωσις 287
ἀφαίρεσις 11, 19, 20, 284, 285, 288 Ἀφροδίτα 43 ἀφρός 42, 43
B βάθος 181 βάρβαρος 24, 27, 53-55, 57-59, 62, 66 βλίτυρι 9 βόμβος 24, 26
Γ Γαβριήλ 55 γνῶσις 235, 309 γραφή 256, 318, 325 γραφόμενος 310
Δ δαίμων 40, 121, 131, 137, 143, 146, 147, 149, 150, 193, 231, 258, 340 δεύτερος 313, 322, 336 διακόσμησις 294, 298 διάνοια 55, 141, 148, 150, 211, 217, 254 διαστροφή 316 διατριβή 239 διέξοδος 19, 316 δὶς ἐπέκεινα 76, 77 δόξα 198, 217 δύναμις 55, 56, 58, 60, 74, 141, 151, 164, 169-172, 177, 178, 183, 198, 199, 248, 258, 293, 336 δωδεκάωρος 342, 345, 346
Ε εἶδος 63, 175 εἴδωλον 148, 169, 313, 315, 322
416
εἰκών 255, 315, 316, 337 εἶναι 13, 65, 74, 75, 153, 154, 159-162, 164, 168, 170-173, 175, 179, 193, 258, 270, 309, 336 ἔκφανσις 313, 318, 320, 321 ἔλλαμψις 151 ἐλπίς 39 ἔμφασις 322 ἕν 13, 75, 77, 153, 154, 159-162, 164, 170, 171, 174-176, 198, 207, 224, 270, 271, 273, 275 ἐνάργεια 254 ἐνέργεια 156, 164, 165, 169, 171, 241, 293, 299, 301 ἕνωσις 58, 61, 204, 249 ἔνθημα 62, 63 ἐνθέως 322 ἔνδον 316, 322 ἐξαίφνης 279, 313, 321 ἐπίθυμία 217 ἐπιμέλεια 234, 235 ἐπίνοια 19 ἐπίπνοια 147, 150 ἐπίρρυτος 169 ἐπιστήμη 150, 187, 216, 261, 293 ἐπιστρέφειν 246 ἐπιτηδειότης 191 ἐπιφάνεια 246 ἔργον 60, 142, 241, 298 ἐσσία 159 ἑστία 13, 153-155, 158-160, 172, 173, 175, 179 εὐλάβεια 254 ἐφαπτόμενος 146-148, 151, 276 ἔχειν 56, 64, 68, 73, 74, 148, 163, 164, 173, 182, 190, 192, 199, 336, 340 Ἕως 41
Ζ Ζῶναι 72
Η ἡγεμών 149
Index
ἦθος 39 ἦχος 11, 20, 24, 27, 57, 58, 83, 88, 147, 178, 179
Θ θέαμα 153, 172, 322 θεαρχία 300, 303 θεαρχικός 294, 319 θεϊκῶς 287 θεῖος 142, 185, 220, 239, 246, 314 θεολογία 298, 300, 301 θεός 58, 60, 61, 67, 68, 70-75, 92, 139, 148-151, 187, 188, 193, 205, 281, 289, 298, 299, 320, 323, 337, 349 θεουργία 149, 298-301 θεοφάνεια 320 θέσις 272, 288 θεωρία 235 θητεύειν 61 θυμός 217
Ι ἱεραρχία 293, 300, 303 ἱερολογία 298-301 ἱερουργία 299-301 ἴυγξ 58 ἴχνος 313 ἰχώρ 40
Κ κάθαρσις 248, 249 καιρός 94, 258 καταφατικός 307 κατευθύνειν 149 κληδών 122, 129, 132, 140-145 κληδονιστικός 140 κοινωνία 257, 258, 260 Κόρονος 158 κόρος 158, 160, 167 κοσμοκράτωρ 346 κόσμος 298 κρονός 157, 158, 160, 309 κρουνός 157
Index des termes grecs
κρύφιος 321 κρόταλον 26 κώδων 25-27
Λ λειτουργία 94, 299 λέξις 253, 254 λόγος 60, 65, 146, 151, 176, 178, 179, 198, 209, 211, 212, 216, 220, 252, 262, 282, 307, 309, 311, 313, 315317, 324 λόγος ἀποφατικός 282
Μ μαντεία 139, 142, 143, 151, 197 μαντική 138, 139, 141 μεγαληγορεῖν 255 μεθεκτῶς 287, 288 μετάβασις 316 μετάδοσις 257, 260, 261 μετουσία 257, 258 μῆτις 49 μίμημα 169, 176, 312, 313 μίμησις 153, 164 Μιχαήλ 55 μόρφωσις 314 μῦθος 320 μυστήριον 294, 321, 325
Ν νοερός 185, 209, 211, 212, 220, 334 νοερῶς 188, 322 νόημα 9, 68, 316, 317 νόησις 14, 146, 147, 151, 171, 209, 210, 211, 212, 216-218, 309 νοητός 64, 70, 71, 75, 77, 198, 314, 318, 334, 337 νοῦς 62, 63, 67, 68, 72, 77, 146, 147, 149, 151, 167, 213, 217, 322, 336, 337, 343, 349
417
Ο ὁδός 237 ὅλος 326 ὁμιλία 23 ὁμοιότης 185 ὁμοίωμα 9, 310, 322 ὁμοίωσις 195, 237, 381 ὄν 13, 141, 149, 151, 153-155, 157-162, 168, 172, 173, 175, 179, 269271, 273 ὄνομα 54, 55, 65, 183, 272, 308, 309, 343 ὀνόματα βάρβαρα 53-55, 57-59, 62, 66 ὄργανον 241, 308 ὄργιον 21, 349 ὀρεκτικός 134 ὀσσεία 143 Οὐρανός 158 οὐσία 13, 153-155, 157-160, 164, 168, 170-173, 175, 179, 201, 235, 273, 282, 285, 301, 304, 308, 336 ὀχεῖν 163 ὄχημα 151, 163
Π πάθος 134 παλλακή 43 πάλλαξ 43 πανηγυρικός 22 παραπέτασμα 316 παρρησία 255 παρυπόστασις 207 πατήρ 65, 68 πηγαῖος 337 πλάτος 181, 319 πληγή 146-148 πλῆθος 249, 291 πνεῦμα 21, 22, 57 ποικιλομήτης 48 πολύμητις 48, 49 πόρρωθεν 313 πρᾶγμα 9, 252, 272, 308, 310, 311 προβολή 316, 322 πρόνοια 235, 244 προσφορά 94, 95
418
πρώτιστος 323
Ρ ῥεῖν 157 ῥῆμα 62, 63
Σ σαφήνεια 254 σειρά 196 Σεραφείμ 55 σημαίνειν 75, 138, 162, 273 σημεῖον 128, 138-141, 143, 150, 151, 310 σιγμός 57, 88 σκοπός 234, 238, 239, 241, 254 σοφός 23, 206, 240 σπουδαῖος 138, 142, 143 στρόφαλος 56 συγγίγνεσθαι 130 συγκεφαλαίωσις 298 σύμβολον 9, 12, 53, 57, 58, 63-66, 139, 141, 143, 190, 257, 296, 310-312, 314, 315, 322-324, 369 συναφής 204, 206, 260 συνεργός 299 σύνθημα 6, 12, 16, 53, 58, 60, 62-66, 185, 187, 190, 191, 200, 208, 296, 310, 321, 323 συμφυόμενος 19, 20 συνουσία 15, 233, 239, 240, 242-244, 246, 247, 253, 254, 256-261 συντονία 319 συρίζω 27 σχῆμα 56, 63, 163, 254-256, 310, 315 σῶμα 60, 61, 146, 148, 149
Τ τάξις 60, 181, 292, 293, 298 τελειότης 235-237 τελείωσις 238, 252, 299 τελειωτικός 245 τέχνη 29, 68, 139, 163 τιμή 44 Τιτάν 189
Index
τόδε τι 175 τραγέλαφος 9 τρόπος 27, 145, 146, 254, 322
Υ ὕβρις 22 ὑβριστικός 22 ὕπαρξις 217, 220 ὑπέροχος 288 ὑπόθεσις 239, 243 ὑποστολή 254 Ὑφηγητικά 71, 72
Φ φαντασία 151, 217, 321 φανταστικός 151, 316 φήμη 64, 72, 75, 138-140, 142, 144 φθόγγος 146, 153, 160-164, 173, 176179, 182 φιλοσοφία 64, 182, 247 φιλοσόφως 205 φωνή 6, 9, 11, 19, 23, 24, 26, 27, 55, 63, 67, 68, 75, 88, 128-130, 137, 141143, 145-147, 150, 151, 153, 163, 164, 172, 176-179, 245, 310, 317 φῶς 59, 61, 151, 198, 214, 340
Χ χαρακτήρ 12, 53, 56, 58, 185, 323, 324 Χερουβείμ 55 χρόνος 72
Ψ ψάλλω 95 ψυχή 9, 60, 66, 68, 146, 148-151, 163, 195, 198, 199, 201, 249, 310, 316, 317, 336
Ω ὠδίς 153, 173 ὠσία 159
Table des matières
Préface Gérard Freyburger et Laurent Pernot
5
Avant-propos Jean-Daniel Dubois École pratique des hautes études PSL Research University Laboratoire d’études sur les monothéismes
7
Introduction Luciana Gabriela Soares Santoprete Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn Alexander von Humboldt-Stiftung
9
Philippe Hoffmann École pratique des hautes études PSL Research University Laboratoire d’études sur les monothéismes Langage des dieux, musiques des hommes Michel Tardieu Collège de France
19
Le nom des dieux, la langue des dieux chez Homère Pierre Chiron Université Paris-Est Créteil – Institut universitaire de France
29
Langage des dieux et langage des hommes dans les Oracles chaldaïques 53 Helmut Seng Goethe Universität, Francfort-sur-le-Main Rituels et énoncés barbares dans la Pistis Sophia Mariano Troiano Universidad Nacional de Cuyo
79
420
Table des matières
Le dire à haute voix : une nouvelle approche des textes de Nag Hammadi Claudine Besset-Lamoine Laboratoire d’études sur les monothéismes Le démon de Socrate et son langage dans la philosophie médioplatonicienne Claudio Moreschini Université de Pise La voix des démons dans la tradition médio- et néoplatonicienne Andrei Timotin Académie roumaine (IESEE) Institut de Philosophie « Alexandru Dragomir », Bucarest L’étymologie dans la procession de l’Étant à partir de l’Un et dans la remontée de l’âme jusqu’à l’Un selon Plotin Luciana Gabriela Soares Santoprete Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn Alexander von Humboldt-Stiftung Jamblique : universalisme et noms barbares Adrien Lecerf Centre Léon Robin - CNRS, Paris Intellection humaine, inspiration démonique et enthousiasme divin selon Proclus François Lortie Université Laval, Québec École pratique des hautes études PSL Research University Adad chez les néoplatoniciens : une lecture assyriologique Cynthia Jean Fonds de la Recherche Scientifique Université Libre de Bruxelles
97
121
137
153
181
209
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Table des matières
L’ « entretien » philosophique d’après le commentaire de Proclus au Premier Alcibiade de Platon Sophie Van der Meeren Université Rennes 2 Laboratoire d’études sur les monothéismes Parler de rien. Damascius sur le principe au-delà de l’Un Marilena Vlad Institut de Philosophie « Alexandru Dragomir », Bucarest Silence divin et pouvoir sacré : la théologie négative, de Plotin au Pseudo-Denys l’Aréopagite Ghislain Casas École pratique des hautes études École des hautes études en sciences sociales PSL Research University Les fondements néoplatoniciens du logos théologique chez le Pseudo-Denys l’Aréopagite Daniel Cohen Fonds de la Recherche Scientifique Université Libre de Bruxelles L’Hymne au soleil de Martianus Capella : une synthèse entre philosophie grecque et théosophie barbare Chiara Ombretta Tommasi Université de Pise
421
231
263
281
307
327
Bibliographie générale
351
Index des sources anciennes
395
Index des noms
401
Index des thèmes
407
Index des termes grecs
415