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French Pages [309] Year 2020
Le langage des crânes
Du même auteur Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Fayard, 2003 Vacher l’éventreur. Archives d’un tueur en série, Jérôme Millon, 2019 Comte Dalbis, Solênopédie suivi de « L’éducation future » (édition et postface), Jérôme Millon, 2020 Le Chant des crimes. Les complaintes de l’affaire Vacher, Gaélis, 2020
Marc Renneville Le langage des crânes Histoire de la phrénologie
Ce livre a précédemment été publié en 2000 aux Éditions du Seuil dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».
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ISBN 978‑2-348‑06479‑1 En application des articles L. 122‐10 à L. 122‐12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands‐Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de repro‑ duction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur. © Éditions La Découverte, Paris, 2020. 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.
Introduction La mesure des préjugés
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a phrénologie est-elle morte ? Le souvenir de cette « science de l’esprit » se dissipe lentement. L’inventaire même de ses traces est bien sommaire. Le langage commun en a retenu l’expression de « bosse des mathématiques » et celle de « bosse du crime ». La première a fait le titre d’un ouvrage sur la biologie cérébrale tandis que la seconde a été utilisée pour traduire un roman policier de la Série noire 1. Les amateurs d’art savent plus sûrement son rôle dans les sculptures de David d’Angers tandis que les lecteurs de Balzac, d’Eugène Sue ou Edgar A. Poe ont croisé la « doctrine des bosses » dans Une ténébreuse affaire, Les Mystères de Paris ou les Histoires extraordinaires. Peu de choses, donc, de prime abord. Les phrénologistes avaient pourtant percé, pensaient-ils, le secret des caractères humains. Leur savoir tenait en une carte cérébrale divisant la surface du crâne en une trentaine d’aires. À chacune de ces localisations était assigné un penchant ou un talent singulier : sens de la musique, des couleurs, du langage, penchant au vol, au meurtre, sagacité comparative, sentiment religieux, sens du merveilleux, circonspection… Pour connaître un individu, il suffisait de faire parler le relief de son crâne. Le renflement d’une localisation annonçait le développement de la faculté correspondante tandis qu’un creux signalait son absence. Forts de cette compétence d’expertise, les phrénologistes ont revendiqué pendant une cinquantaine d’années 1 Stanislas Dehaene, La Bosse des maths, Paris, O. Jacob, 1997 ; William Mole, La Bosse du crime, Paris, Gallimard, 1983 (1958) ; le titre original est Skin Trap.
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la capacité de réformer la société, en promettant un monde meilleur, où chacun recevrait une place en accord avec sa « nature ». Acclimatée en France sous le Premier Empire, leur science a résisté pendant la Restauration aux assauts de ses contradicteurs pour connaître son âge d’or sous la monarchie de Juillet. Elle a été défendue par d’illustres médecins comme François Broussais et Jean Bouillaud, mais elle a également séduit des philosophes, comme Auguste Comte, des hommes de lettres, des industriels et des hommes politiques. Pourquoi est-elle tombée ensuite dans l’oubli ? Et à quoi bon exhumer l’une de ces innombrables théories qui encombrent la fosse commune des sciences abandonnées ? La théorie du docteur Gall a fait l’objet en France d’un tel discrédit que son histoire a longtemps été jugée superflue : il a fallu attendre la seconde moitié du xxe siècle pour qu’une étude précise lui soit consacrée. Comme l’a montré l’œuvre référentielle de Georges Lantéri-Laura, l’intérêt d’un retour à la phrénologie dépasse l’attrait de la curiosité historique ou de la pure érudition car « nous ne sommes pas sortis des questions qui l’inspiraient 1 ». Si la méthode cranioscopique n’était fondée sur aucune base ostéologique valide, le principe des localisations cérébrales a dessiné à terme un horizon de recherche fécond pour la connaissance des fonctions du cerveau. La phrénologie a retrouvé à ce titre une place dans l’histoire de la neurologie,
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Georges Lantéri-Laura, Histoire de la phrénologie (L’homme et son cerveau selon F. J. Gall), Paris, PUF, 1993 (1970), p. 9. Article pionnier d’Oswald Temkin, « Gall and the Phrenological Movement », Bulletin of the History of Medicine, 1947, vol. 21, n° 3, p. 275‑321 et premières études sur les collections de bustes phrénologiques par Edwin H. Ackerknecht et Henri Vallois, « François Joseph Gall et sa collection », Mémoires du Muséum national d’Histoire naturelle, Paris, 1955, nouvelle série (zoologie), vol. 10, p. 1‑92 et E. Ackerknecht, « P.M.A. Dumoutier et la collection phrénologique du musée de l’Homme », Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, 1956, 10e série, vol. 7, p. 289‑308. Au début des années 1980, Angus McLaren invite à explorer le mouvement phrénologique français dans une perspective d’histoire sociale et culturelle in « A Prehistory of the Social Sciences : Phrenology in France », Contemporary Studies in Society and History, vol. 23, 1981, p. 13‑16.
Introduction
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depuis les travaux de Bailey et von Bonin 1. Plus d’un siècle après Gall, la technique de la neurochirurgie semblait confirmer ses intuitions fondatrices. En tant que système sémiologique, la phrénologie peut être rapprochée des théories contemporaines qui tentent de relier la morphologie des individus à des « tendances » ou des traits de caractères 2. Certains criminologues y reconnaissent la première véritable approche scientifique des criminels, bien avant l’anthropologie du criminel-né de Lombroso 3. La phrénologie est parfois ressuscitée en histoire des sciences pour un usage militant. Déplorant ainsi le divorce entre la connaissance scientifique du cerveau et des sciences de l’homme qui se seraient peu à peu « décérébrées », le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux accordait à Gall d’avoir été le premier scientifique à « faire connaître l’idée capitale d’une mise en relation causale de l’organisation du cortex cérébral avec ses fonctions les plus caractéristiques ». Et si la position du phrénologiste était parfois « naïve », au moins avait-il bâti sa science de l’homme sur la biologie du cerveau 4. Ne voit-on pas d’ailleurs, cent cinquante ans après le rejet du système des bosses, le cognitiviste Stanislas Dehaene défendre avec succès l’hypothèse d’une étroite dépendance entre nos connaissances
1 Percival Bailey et Gerhardt von Bonin, The Isocortex of Man, Urbana, University of Illinois Press, 1951 et, plus récemment, Charles E. Rawlings et Eugene Rossitch, « F. J. Gall and his contribution to neuroanatomy with emphasis on the brain stem », Surgical Neurology, 1994, vol. 42, n° 3, p. 272‑275. 2 William H. Sheldon, Atlas of Men : A Guide for Somatotyping the Adult Male at all ages, New York, Harper, 1954 ; Sheldon Glueck et Eleanor Glueck, Physique and Delinquency, New York, Harper, 1956. 3 Par exemple, Alberta Nassi et Stephen I. Abramovitz, « From phrenology to neurosurgery and back again. Biological studies of criminality », American Journal of Orthopsychiatry, 1976, vol. 46, n° 4, p. 591‑607 et Leonard Savitz et al., « F. J. Gall as the First Criminologist », Theory in Criminology (Contemporary Views), Robert F. Meier (éd.), Beverly Hills, Sage Publications, 1977, p. 41‑56. Sur l’insistance à chercher le siège organique de la violence, Marília Étienne Arreguy, « La lecture des émotions et le comportement violent cartographié dans le cerveau », Topique, 2013, vol. 122, n° 1, p. 135‑152. 4 Jean-Pierre Changeux, Raison et plaisir, Paris, O. Jacob, 1994, p. 17.
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mathématiques et l’organisation de notre cerveau 1 ? Si le voile se lève ainsi peu à peu sur cette théorie tombée en désuétude, les éclairages restent sélectifs. Celui que je propose ici ne prétend pas faire pleine lumière. Il procède plutôt d’un changement de focale et de perspective, en écartant d’emblée la tentation de réhabiliter la phrénologie ou de lui octroyer quelque valeur d’anticipation sur nos certitudes présentes. C’est que la valeur d’un fait est d’abord dans les critères mobilisés par celui qui le juge. À défaut d’être expérimentale, la pratique de l’histoire invite à la prudence : rien ni personne ne peut nous assurer que telle voie de recherche considérée aujourd’hui comme légitime ne sera dans l’avenir remise en cause ou abandonnée. Il est même douteux que les exemples du passé puissent concourir à définir – ou seulement confirmer – une quelconque méthodologie pour la recherche actuelle. Au moins incitent-ils à prendre au sérieux la logique d’une erreur, sa plausibilité et ses effets de vraisemblance. En ressaisissant l’étrangeté du passé, on met au jour des continuités qui permettent de lire différemment le présent, d’interroger ses évidences, de le mettre à distance. C’est l’enjeu de cette enquête. Jeu de miroir. En ce sens, l’expérience phrénologique questionne au moins indirectement – comme toute science rejetée – le statut de la « vérité » dans notre société. La mesure des préjugés du passé n’a d’intérêt que dans cette réflexivité. Il est impossible, pourtant, d’éluder cette interrogation liminaire : comment pouvait-on être, au xixe siècle, phrénologiste ? La réponse spontanée consiste à mettre l’accent sur l’irrationalité de ses protagonistes. Est-ce la plus logique ? C’est en tout cas la plus ancienne. Dès 1891, l’anthropologue Paul Topinard ne voit plus dans la théorie de Gall que « l’un des produits les plus étranges de l’imagination humaine », « une folie 1 S. Dehaene, La Bosse des maths…, op. cit., 1997, p. 8. L’auteur a obtenu en 1999 le soutien financier de la fondation McDonnell, à hauteur d’un million de dollars, pour poursuivre ces recherches. Le Monde, mercredi 28 avril 1999, cahier central « Le Monde interactif », p. III.
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épidémique comme celle des tables tournantes » 1. L’adhésion à la phrénologie s’explique par une défaillance de la faculté de raisonner, étant entendu que, dans le cas du spiritisme, les esprits en cause sont moins frappeurs que frappés. Il y aurait ainsi d’un côté ceux qui se seraient béatement fourvoyés et, de l’autre, des esprits forts ayant parfaitement saisi les failles et les incohérences du système de Gall. Scénario limpide : l’hypothèse erronée serait tombée devant les faits, la Vérité aurait triomphé. Une narration construite sur cette trame insisterait sur les frasques des béotiens de la Méthode en portant à la connaissance du lecteur les rigoureuses objections produites à l’encontre des croyances phrénologiques. Il resterait bien à expliquer la persistance de cette absurdité pendant près d’un demi-siècle mais, après tout, les instruments de vérifications n’étaient pas aussi efficaces que de nos jours, et l’on pourrait conjecturer sans craindre d’être trop irrévérencieux que ce genre de « pseudo-science » suscita et suscitera toujours la dévotion zélée de quelques docteurs Bovary. Un tel récit introniserait une limite nette entre le vrai et le faux et il permettrait de renforcer à peu de frais nos convictions présentes en relevant les invraisemblances d’un passé révolu. J’ai rejeté ce canevas pour m’inscrire dans le sillage de cette Histoire de la phrénologie qui refusait de projeter « dans le passé les anathèmes et les éloges 2 ». Sauf exception, nous sommes tous dans un univers mental qui nous dispose à percevoir immédiatement l’extravagance de la théorie phrénologique. Mais ce bel effet d’évidence repose sur une perception tronquée du débat. Pour affirmer que les contradicteurs des phrénologistes avaient raison, il faut oublier que ces hommes, souvent physiologistes de renom, faisaient jouer dans la controverse la thèse de l’immatérialité de l’âme ou l’inadéquation de la phrénologie à la morale chrétienne. Mieux vaut donc renoncer à explorer les territoires du passé avec des cartes qui n’appartiennent qu’à notre temps. Bien que la phrénologie ressemble indéniablement, par bien des 1 Paul Topinard, L’Homme dans la nature, Paris, J.-M. Place, 1990 (1891), p. 138. 2 G. Lantéri-Laura, Histoire de la phrénologie, op. cit., 1997, p. 13.
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aspects, à une science « fiction », je propose de faire l’économie d’un jugement préalable sur sa pertinence passée. Ce préalable contribuera à rétablir la dimension insolite du voyage temporel, sa part d’intrigue… Le lecteur est ici convié à un dépaysement, à une recherche des sens perdus rétablissant, autant que possible, la parole indigène – celle des phrénologistes. C’est là un parti pris, qui renonce à l’objectivité et facilitera, je l’espère, les lectures buissonnières. Mais si, au retour de l’âge des crânes, le lecteur tient à exercer son regard critique, qu’il n’hésite pas à le diriger vers le présent. Il pourra alors congédier le narrateur pour répondre, seul, à la question qui ouvrait cette introduction.
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oulon, 6 novembre 1840. La dernière expédition scientifique de Dumont d’Urville se termine après trente-huit mois d’aventures dans l’océan Pacifique. Les corvettes L’Astrolabe et La Zélée entrent dans le port, les cales lestées d’un insolite butin de roches, de minéraux, de plantes, d’ossements et d’une cinquantaine de bustes en plâtre représentant des indigènes. Ces collections rapportées des antipodes sont destinées au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Avant cet ultime voyage, une exposition publique temporaire est organisée. Elle emporte un succès inespéré : en cinq jours, plus de quatre mille personnes se présentent au magasin général de la marine 1. Si on attend longtemps avant de pouvoir franchir le seuil du bâtiment, c’est que l’on sait que l’on ne sera pas déçu. Les Toulonnais viennent admirer les moulages d’Océaniens. Produits d’une moderne Méduse, ces bustes en hermès figurent des visages lippus, paupières closes et cheveux rasés. Ces détails singuliers ne frappent pourtant pas les visiteurs subjugués par le réalisme du modelage. Les indigènes semblent plongés dans un sommeil somnambulique et, figés par quelque sortilège, capables de se réveiller à tout moment… On est loin ici des « portraits-charges » contemporains de Dantan jeune et de Daumier. C’est que le modeleur de cette œuvre fascinante n’est pas un artiste mais un savant. Un phrénologiste. 1
Le Toulonnais, 31 mars 1841, I. Lebrun, « Étude de la géographie – explorations autrales », Le Constitutionnel, supplément du dimanche 25 avril 1841, p. 5‑6, et Christian Couturaud, Le Troisième Voyage de J.-S.-C. Dumont d’Urville. 1837‑1840, thèse de doctorat d’histoire, université de Provence, 1986.
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Fig. 1. Localisations cérébrales. De nombreuses cartographies circulent au e xix siècle Source : G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, Paris, GermerBaillière, 1845 Crédit : collection Marc Renneville
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Quelques semaines plus tard, l’Académie des sciences confirme par la voix d’Étienne Serres l’effet de réalisme des bustes exposés à Toulon : « La collection des Océaniens, rapportée par M. Dumoutier, fait entrer l’anthropologie dans une voie nouvelle […] car au lieu d’aller à la recherche de ces peuples, ce qui est impossible à un seul homme, ce seront les peuples qui, à certains égards, viendront eux-mêmes à la rencontre de l’observateur, du philosophe, de l’historien et du physiologiste 1. » Tous les savants ne partagent pas cet enthousiasme. C’est que la théorie qui a présidé à la confection de ces moulages en effraie plus d’un. L’éminent physiologiste Pierre Flourens, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, prendra ainsi la plume l’année suivante pour s’inquiéter d’un possible triomphe de la phrénologie. Le e xvii siècle avait été celui de Descartes, les philosophies de Locke et Condillac s’étaient partagé le xviiie siècle, il fallait redouter, à son jugement, que le xixe soit celui du triomphe de la science du docteur Gall 2. Qui était ce sulfureux médecin ? Qu’avait-il découvert pour susciter des jugements si contrastés ?
1 Étienne Serres, « Rapport sur les résultats scientifiques du voyage de circum navigation de l’Astrolabe et de La Zélée. Partie anthropologique », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 1841, t. XIII, n° 13, p. 643‑659. 2 Pierre Flourens, Examen de la phrénologie, Paris, Paulin, 1842, p. 7‑8.
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ien qu’il se soit toujours refusé à employer le terme de « phrénologie », utilisé pour la première fois par Forster afin de décrire ses travaux sur le cerveau, le docteur Gall est le fondateur de la théorie que ses disciples désigneront sous ce néologisme 1. François Joseph Gall naît le 9 mars 1758 à Tiefenbronn, près de Pforzheim, dans le grand-duché de Bade. D’une famille d’origine milanaise et catholique (son patronyme est Gallo), il est le sixième enfant d’une fratrie de dix. Instruit sous la direction de son oncle maternel curé, il poursuit ses études à Bade, Bruchsal puis s’inscrit, à 19 ans, à la faculté de médecine de Strasbourg. Là, il collabore avec le professeur Johann Hermann (1738‑1800) pour constituer une importante collection de pièces d’anatomie comparée. Au cours d’une de ses visites à l’hôpital, il contracte le typhus. Il est soigné notamment par Maria Katharina Leisler, fille d’un chirurgien-major français avec laquelle il se marie en 1790. En 1781, il quitte Strasbourg pour achever ses études à Vienne. Ayant obtenu son titre de docteur, il exerce les fonctions de médecin en chef de l’hôpital des sourds-muets, se lie d’amitié avec d’éminents médecins et publie en 1791 un ouvrage prenant position contre l’approche métaphysique de 1
Thomas Ignatius Forster, « Sketch of the new Anatomy and Physiology of the Brain and Nervous System of Drs. Gall and Spurzheim, Considered as Comprehending a Complete Phrenology », Pamphleteer, 1815, vol. 5, p. 219‑244. Benjamin Rush avait déjà utilisé ce terme dans des leçons de médecine cf. P. S. Noel et E. T Carlson., « Origins of the word “phrenology” », American journal of psychiatry, n° 127, 1970, p. 694‑697.
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la médecine 1. Cette étude n’offre encore aucun signe annonciateur de sa future théorie mais, cinq ans après, Gall inaugure un cours particulier sur la physiologie du cerveau.
Tempête sur les crânes En 1798, Gall envoie une longue lettre expliquant la teneur de son enseignement au baron Retzer (1754‑1824), alors chef de la censure impériale. Si cette missive expose pour la première fois les principes de ce que l’on appellera bientôt la phrénologie, Gall affirmera plus tard que ses premières intuitions remontaient à ses observations d’écolier. À l’époque, il était surclassé par des camarades retenant leurs leçons par cœur. La situation dura : Quelques années après je changeai de séjour, et j’eus le malheur de rencontrer encore des individus doués d’une aussi grande facilité d’apprendre par cœur. C’est alors que je remarquai que tous ressemblaient à mes anciens rivaux par des grands yeux saillants. Deux ans plus tard, j’allai à l’université ; mon attention se fixa d’abord sur ceux de mes nouveaux condisciples qui avaient les yeux gros, saillants, à fleur de tête. On me vanta généralement leur excellente mémoire, et, quoiqu’ils ne fussent pas sous beaucoup de rapports les premiers, tous l’emportaient cependant sur moi lorsqu’il s’agissait d’apprendre promptement par cœur, et de réciter de longs passages avec exactitude. Cette même observation m’ayant été confirmée par les étudiants des autres classes, je dus naturellement m’attendre à trouver une grande
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Philosophich-medicinische Untersuchungen über Natur und Kunst im kranken und gesunden Zustand des Menschen. Signalé par Giovanni Fossati, « Gall », Nouvelle biographie générale, Hoefer, Paris, Firmin-Didot, vol. 19, 1857, p. 284. Pour une reconstitution précise de la formation intellectuelle de Gall, son parcours et ses relations avant son arrivée à Paris, voir John Van Wyhe, « The authority of human nature : the Schädellehre of Franz Joseph Gall », The British Journal for the History of Science, 2002, vol. 35, n° 1, p. 17‑42, ainsi que Peter Eling et Stanley Finger, Franz Joseph Gall. Naturalist of Mind, Visionary of the Brain, New York, Oxford University Press, 2019.
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facilité d’apprendre par cœur chez tous ceux en qui je remarquerais de grands yeux saillants. Je ne pouvais pas croire que la réunion des deux circonstances qui m’avaient frappé dans ces diverses occasions, fût uniquement l’effet du hasard. Après m’en être assuré davantage, je commençai à soupçonner qu’il devait exister une connexion entre cette conformation des yeux et la facilité d’apprendre par cœur 1.
Jugeant que cette première induction peut s’appliquer à toutes les autres facultés intellectuelles, Gall entreprend d’observer la conformation crânienne de tout individu présentant une faculté particulièrement développée. Pour établir sa carte des fonctions cérébrales, il arpente les lieux susceptibles de lui procurer des sujets, se rendant dans les salles mortuaires des hôpitaux et des prisons, les écoles, les auberges, les tavernes et les salons. Ce n’est que dans un second temps qu’il s’intéressera à l’anatomie du cerveau 2. Il sera d’ailleurs secondé dans ces recherches par Niklas, un étudiant en médecine qui décédera prématurément. N’éprouvant d’abord ses hypothèses localisatrices que sur des têtes d’hommes distingués et bien vivants, Gall constate bien vite que les comparaisons sont aléatoires, souvent impossibles. Il commence alors une étrange collection de bustes, en exécutant des moulages en plâtre de la tête jusqu’à la base du cou « d’un nombre considérable d’hommes qui avaient acquis de la célébrité par une qualité quelconque ». Sa préférence va aux personnes fraîchement décédées, non pour les disséquer, mais pour raser leur chevelure, afin que le moulage épouse fidèlement les protubérances crâniennes. Ce nouveau protocole est bientôt complété par le prélèvement des originaux. Dès lors, explique 1
François Joseph Gall, Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, avec des observations sur la possibilité de reconnaître les instincts, les penchans, les talens, ou les dispositions morales et intellectuelles des hommes et des animaux, par la configuration de leur cerveau et de leur tête. Sur l’origine des qualités morales et des facultés intellectuelles de l’homme, et sur les conditions de leur manifestation, Paris, A. Boucher, 1822‑1825, t. I, p. 3‑4. Cité désormais par l’abréviation « FC ». 2 G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, Paris, Germer Baillière, 1845, p. 17.
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le médecin dans sa lettre à Retzer, « mourait-il quelqu’un dont j’avais déjà fait mouler la tête en plâtre, je cherchais à me procurer son crâne, afin de connaître avec exactitude comment les formes particulières du crâne se présentent dans l’état de vie 1 ». Collectionneur avide, le phrénologiste confie au chef de la censure autrichienne qu’il rêve d’accélérer l’œuvre du temps : « Il serait assurément fort dangereux pour un Kästner, un Kant, un Wieland, et semblables personnages célèbres, que l’ange exterminateur de David fût à mes ordres. Mais, en bon chrétien, je veux patiemment attendre la lente miséricorde divine 2. » Malgré cette plaisanterie sacrilège, Gall obtient le soutien du comte de Saurau, ministre de la police autrichienne, ainsi que toutes les autorisations officielles nécessaires à la poursuite de sa funèbre moisson. Dès que sa clientèle lui en laisse le temps, il monte dans un fiacre, quitte la ville intra-muros, et traverse l’esplanade en direction du faubourg de l’Alstergassen 3. Le cocher arrête sa course devant l’imposant Allgemeiner Krankenhauss. Après une visite de routine, Gall se rend à pied à la Narren Thurm. Ce donjon de cinq étages exhale de jour comme de nuit des plaintes gutturales qui tiennent au large les passants effrayés. Percée d’étroites fenêtres condamnées par des barreaux de fer, la sombre tour semble une prison. C’est l’hôpital des fous, 1 F. J. Gall et G. Spurzheim, Anatomie et physiologie du système nerveux en général, et du cerveau en particulier, Paris, Imprimerie Haussmann et d’Hautel, Librairie Schoell, 1810‑1819, vol. I (préface), p. XII-XIII. Cité désormais par l’abréviation « AP ». 2 F. J. Gall, « Des Herrn Dr. F. J. Gall Schreiben über seinen bereits geedigten Prodromus über die Verrichtungen des Gehirns der Menschen und der Thiere, an Herrn Jos. Fr. von Retzer. 1er oktober 1798 », Der Teutsche Merkur, Wieland, déc. 1798, n° 12, p. 311‑332. Traduit en français par G. Fossati en « Lettre à M. Le baron Joseph de Retzer », Journal de la société phrénologique de Paris, avril 1835, p. 116‑137. Traduction insérée par Fossati dans ses propres livres (1845, 1869), G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, op. cit., 1845, p. 37. 3 Pour les hôpitaux, voir François Rampont, « Fragments sur l’état de la médecine en Allemagne », Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, an 1806, t. 27, p. 199‑212 et 321‑330 (p. 207). Pour les prisons, John Howard, État des prisons, des hôpitaux et des maisons de force, Paris, Maradan, 1791, vol. I, p. 177‑181.
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dirigé par le docteur Nord. Gall inspecte les vingt-huit salles de l’établissement en examinant scrupuleusement les nouveaux arrivants et en pratiquant moulage et autopsie sur les cadavres, qui ne manquent pas. Il n’hésite pas, d’autres jours, à traverser le faubourg de la Landstrasse pour se rendre au sud-est de Vienne à l’hôpital Saint-Marc (Heiligen Marcus-Spital), qui recueille les pauvres incurables rejetés par l’hôpital général. La fréquence des décès y est si élevée que les médecins ont aménagé une chambre mortuaire de transit. De tels lieux de dépôt, appelés aussi « obituaires », tendent à se multiplier au même moment dans les États allemands (Weimar en 1791, Berlin en 1797, Mayence en 1803) 1. Maintenue dans un état d’impeccable propreté, la pièce abrite deux autels destinés à recevoir les patients présumés décédés, pendant deux jours. Un mécanisme à sonnette fixé au plafond et relié à deux longues cordes terminées par une houppe est placé, à chaque changement de cadavre, dans la main du nouvel arrivant. Le dispositif vise à prévenir un enterrement précipité : on pense que la sonnerie du mort alertera les médecins, sinon d’une résurrection, du moins d’une sortie de l’état de mort apparente… Deux autres mesures ont été prises pour favoriser l’improbable événement : la pièce est chauffée en hiver et la porte s’ouvre de l’intérieur. Entre deux tournées macabres, le médecin s’accorde parfois un moment de détente. Passionné par l’horticulture, il aime passer le Danube à la porte Schotten, pour flâner dans le jardin impérial d’Aumgarten. C’est toutefois dans les prisons de la ville qu’on a le plus de chances de le rencontrer. La plus importante d’entre elles se distingue par une façade ornée d’un tableau représentant l’agonie de Jésus et des deux brigands. Elle recèle aussi dans son enceinte, selon le philanthrope anglais John Howard (1726‑1790), d’« horribles cachots ». Surnommé « maison du bourreau » par la population, ce sinistre lieu de rédemption entasse des détenus qui 1
Philippe Ariès, L’Homme devant la mort. 2. La mort ensauvagée, Paris, Seuil, 1992, p. 110. Sur la mort apparente, voir Claudio Milanesi, Mort apparente, mort imparfaite. Médecine et mentalités au xviiie siècle, Paris, Payot, 1989.
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sont autant de sujets disponibles pour ses expérimentations. Les soins prodigués en ces lieux léthifères valent bien les services d’un ange exterminateur et le médecin prélève là ses plus beaux crânes présentant le penchant au crime. En plus de ces visites, Gall récupère les têtes d’animaux ayant succombé dans des combats organisés, et il commence à élever de nombreux oiseaux en volière, en cage ou sur de simples perchoirs. Il se procure aussi des chats et des chiens. Pour mieux les observer, il les laisse évoluer librement dans sa demeure transformée en cabinet de curiosités 1. De son côté, madame Gall s’accommode mal des nouvelles mœurs de son mari et l’on entend de plus en plus souvent, dans leur appartement-ménagerie, des disputes. Les nouveaux intérêts du médecin en sont-ils la seule cause ? Toujours est-il que le couple se sépare définitivement en 1797. Trois ans plus tard, Gall possède un trésor riche de plusieurs centaines de trophées arrachés à des savants, des poètes, des fous, des voleurs, des criminels, des « gens de tout calibre ». Certains Viennois commencent même à s’inquiéter de cette chasse aux crânes, autorisée en plus haut lieu. Sentant sa fin proche, le bibliothécaire de l’Empereur ajoute un codicille à son testament adjurant que l’on ne sépare pas sa tête de son cadavre 2. C’est dans cette année d’intense activité, en 1800, que Johann Gaspar Spurzheim (1776‑1832) assiste pour la première fois aux conférences données par Gall. L’auditeur passionné prend vite la place de Niklas, décédé. En 1801, le cours de Gall est suivi par les docteurs Laubmeyer de Koenigsberg et Bojanus, d’Iéna. Le principe des localisations cérébrales vaut à Gall une renommée grandissante mais discutée. En 1802, Bojanus présente la doctrine à la Société de médecine de Paris, qui remplit alors les fonctions autrefois dévolues à l’Académie de médecine. Les médecins français ne 1 2
Témoignage de Nahum Capen, in Johann-Gaspar Spurzheim, Phrenology, in Connexion with the Study of Physiognomy, Boston, Marsh, Capen et Lyon, 1833, p. 40‑41. Charles Villers, Lettre à Georges Cuvier, de l’Institut national de France, sur une nouvelle théorie du cerveau, par le docteur Gall ; ce viscère étant considéré comme l’organe immédiat des facultés morales, Metz, Collignon, An X (1802), p. 35.
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sont pas convaincus. Revendiquant leur attachement au sensualisme et à l’effet déterminant des circonstances extérieures dans la production des facultés intellectuelles, Chaussier, Duval et Giraud rejettent le nouveau système « céphalognomonique » 1. À Vienne même, le vent tourne et l’empereur François II (1768‑1835) rédige en décembre 1801 un billet à l’attention de son premier chancelier, le comte de Lazansky : Le docteur en médecine Gall donne à ce que j’entends des conférences privées chez lui sur la théorie du crâne humain fondée par ses soins et doit recevoir des visites fréquentes d’hommes, mais aussi de femmes et de jeunes filles. Comme cette doctrine des crânes dont on parle avec enthousiasme fait peut-être perdre leur propre tête à certains, comme cette doctrine conduit aussi au matérialisme et semble ainsi combattre les premiers principes de la morale et de la religion, vous ferez immédiatement interdire ces conférences privées 2.
Gall est officiellement informé de cette décision le 9 janvier 1802 et présente peu après un écrit de défense. En dépit d’attestations de soutien de ses collègues et de l’avis du conseiller privé Birkenstock, un nouvel ordre du cabinet du 10 mars 1802 confirme l’interdiction de son sulfureux enseignement, probablement sous l’influence du docteur Stifft, médecin personnel de l’empereur que Gall contribua pourtant à faire nommer 3. Le 1 François Chaussier, Bruno Giraud et Jacques René Duval, « Rapport sur un système de physionomie basé sur l’anatomie comparée du cerveau », Recueil périodique de la Société de médecine de Paris, an X, t. 13, p. 400‑406. Voir aussi Louis Jacques Moreau de la Sarthe, « Exposition et critique du système du Dr Gall, sur la cause et l’expression des principales différences de l’esprit et des passions, lues à l’Athénée de Paris », Décade philosophique, littéraire et politique, 30 nivôse an XII (21 janvier 1804), n° 12, p. 129, 20 pluviôse an XIII (9 février 1805), n° 14, p. 257‑258. 2 Le comte de Lazansky est alors le chancelier le plus élevé en grade. Billet du 24 décembre 1801, reproduit par Max Neuberger, « Briefe Galls an Andreas und Nanette Streicher », Archiv für Geschichte der Medicin, vol. 10, 1916, p. 56‑57. 3 Témoignage initialement recueilli par George Combe lors de son séjour à Vienne, en juillet 1837, « Mr. Combe’s Letters from Germany », The Phrenological Journal and Magazine of Moral Science, vol. 11, 1838, p. 28‑29. Sur cet épisode, voir Erna Lesky, « Der angeklagte Gall », Gesnerus. Swiss Journal
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docteur Gall obtient un peu plus tard une dérogation grâce à l’intercession de personnalités influentes, et notamment celle de l’ambassadeur de France, Jean-Baptiste Nompère, comte de Champagny 1. Les conférences privées peuvent reprendre mais sans présence de femmes et pour des étrangers exclusivement 2. Gall ayant reçu une lettre de son père malade l’invitant à lui rendre visite, il décide finalement de quitter Vienne le 1er mars 1805 avec Spurzheim, six mois avant que l’armée française prenne la ville. Encombrés par de nombreuses malles remplies de bustes et de crânes, Gall et Spurzheim sillonnent une Europe bientôt mise à feu et à sang par l’offensive de la Grande Armée qui marche sur Vienne. Évitant le front, donnant des conférences dans chaque ville d’escale, ils traversent sans encombre la Prusse, la Saxe, la Suède, la Hollande, la Bavière et la Suisse. La réputation du docteur est telle que l’examen de sa théorie le précède partout, suscitant aussi moqueries et critiques. Séjournant à Berlin de fin mars jusqu’à fin avril, Gall rit de bon cœur à une satire de sa théorie mise en scène par le célèbre August von Kotzebue 3. Un of the history of medicine and sciences, vol. 38, n° 3‑4, 1981, p. 301‑311, et P. Eling et S. Finger, Franz Joseph Gall…, op. cit., 2019, p. 207‑219. 1 Journal des débats et des décrets, 26 janvier 1802, p. 3. 2 Jean-Baptiste Demangeon mentionne que Gall poursuit alors ses cours pour la légation française, in Physiologie intellectuelle ou l’esprit de l’homme considéré dans ses causes physiques et morales…, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1843, p. 566. 3 Gall aurait assisté à la première représentation de cette pièce que G. Fossati désigne sous le nom de « Cranomanie » (G. Fossati, « Gall », op. cit., 1857, p. 276). Fossati attribue ici à Kotzebue un titre évoquant plutôt des pièces jouées à Paris en 1808, dont celles d’Innocent Bonnefoy (Louis Rose Désiré Bernard), La cranomanie. Comédie en un acte, mêlée de vaudevilles, Paris, Masson, et de M. Delafosse (Jean-Baptiste Dubois), M. Têtu ou la cranomanie. Comédiefolie en un acte, Paris, Barba. La première de M. Têtu eut lieu le mardi 23 février 1808 au théâtre de l’Impératrice (Odéon) (Gazette de France, n° 57, 26 février 1808, p. 226 et Journal de l’Empire, 1er mars 1808, p. 1‑3). Sur la pièce de Kotzebue, voir Maria-Christina Mur, « Franz Joseph Gall’s Schädellehre in August von Kotzebue’s comedy Die Organe des Gehirns : questioning and satirising the (pseudo-)scientific idea of phrenology », RILUNE. Revue des littératures européennes, n° 11, Science et fiction (Fulvia Balestrieri, Eleonora Marzi, éds.), 2017, p. 75‑94 (DOI 10.17457/RIL/11_2017.MUR).
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an plus tard, Hegel fustige dans sa Phénoménologie de l’esprit la cranioscopie en affirmant que les conjectures établies à partir de cet examen valent autant « que la pluie de la ménagère et du commerçant, quand l’un va à la foire et l’autre étend son linge ». Le philosophe avance même que « la riposte devrait aller jusqu’à briser le crâne de celui qui juge ainsi pour lui montrer d’une façon aussi grossière, que grossière est sa sagesse, qu’un os n’est rien d’en soi pour l’homme, et encore beaucoup moins sa vraie réalité effective » 1. Mais Gall et Spurzheim n’ont cure de cette métaphysique : seule compte pour eux l’observation du vivant. Dédaignant l’attaque du philosophe chagrin, ils mettent à profit toutes les occasions de prouver le bien-fondé de leur doctrine. Dans les villes où ils en obtiennent l’autorisation, les deux phrénologistes visitent asiles et prisons pour examiner les crânes des patients et des détenus. Le 17 avril 1805, ils sont à la prison de Berlin, qui expose à son entrée les condamnés pour contrebande. Ces hommes supportent un « manteau à l’espagnole », sorte de tonneau de quarante kilos, pendant plusieurs heures. Mais les phrénologistes ne se sont pas déplacés pour ce menu fretin. Leur but est de palper le crâne des deux cents prisonniers enchaînés devant le directeur de la prison, le geôlier, le chirurgien en titre, le chapelain et le greffier. Parmi les invités de prestige, on compte des inquisiteurs de la députation criminelle, les conseillers de justice Thürnagel et Schmidt, les assesseurs Mühlberg et Wunder, le conseiller supérieur de l’inspection médicale, Welper, le docteur Flemming et le professeur Wildenow. Lors de cette épreuve, Gall reconnaît l’organe du vol chez la plupart des détenus – adultes et enfants – mais dans l’une des pièces réservées aux femmes, il hésite et s’arrête sur la tête d’une prisonnière dont l’apparence ne la distingue en rien des autres détenues. — Pour quelle raison cette femme est-elle ici ? Sa tête ne présente aucune propension au vol. 1
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1987 (1806), vol. I, p. 278 et 281.
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— C’est l’inspectrice de cette pièce, répond le directeur. Sur un autre détenu, le phrénologiste palpe, en plus de l’organe du vol, une éminence signalant un instinct d’imitation très prononcé : — Si cet homme avait été élevé près d’un théâtre, il serait probablement devenu acteur 1. Selon un témoin, « C’était avec beaucoup de facilité que Gall distinguait les voleurs décidés de ceux qui étaient moins dangereux, et il se trouvait chaque fois exactement d’accord avec ce qu’avait produit l’interrogatoire 2. » Trois jours après ce succès, les phrénologistes sont à Spandau, près de Berlin, pour visiter la forteresse carcérale et la maison de correction. La première, cernée de douves, est destinée aux hommes condamnés à de longues peines. Les prisonniers y sont occupés à râper du bois de teinture ou à filer de la laine. Ils sont enchaînés et les malheureux endiablés ayant tenté de s’évader portent un collier de fer. La maison de correction accueille des détenus condamnés à des peines moins lourdes. Ils sont séparés par sexe et occupés à filer, carder et tricoter pour les manufactures berlinoises. Gall et Spurzheim réitèrent ici leurs exploits en présence des conseillers privés du roi de Prusse, Hufeland, Kols, d’Albrecht (conseiller de la chambre de justice), du professeur Reich, du professeur Bischoff et du docteur Meyer. De retour à Berlin, ils inspectent les étables du ministre d’État, De Beyme, et, parmi la quarantaine de vaches présentes, distinguent « la plus méchante de toutes 3 ». 1 D’après N. Capen in G. Spurzheim, Phrenology, op. cit., 1833, p. 26. 2 Extrait d’un compte rendu paru anonymement dans le périodique Der Freymüthige (n° 97‑98, mai 1805). L’article a été traduit par Demangeon puis repris par Gall. Voir J.-B. Demangeon, Physiologie intellectuelle ou l’esprit de l’homme op. cit., 1843, p. 569‑593 (p. 570‑572). La visite a été rapportée en français pour la première fois dans une traduction du docteur Germain Barbeguière de C. H. E. Bischoff, Exposition de la doctrine de Gall sur le cerveau et le crâne suivie de remarques sur cette doctrine par le Dr. C. W. Hufeland et d’un rapport de la visite de Gall dans les prisons de Berlin et de Spandau, Berlin, Quien, 1806, p. 129‑142. 3 F. J. Gall, AP, 1810‑1819, vol. 4, p. 227.
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C’est ainsi que le départ contraint se transforme, au fil des conférences et des cranioscopies, en une tournée triomphale. Avec une pointe de forfanterie, Gall confie le 3 mai 1805 dans une lettre à son ami Andreas Streicher que le philosophe Fichte, conquis par son système, « revêtira désormais son idéalisme d’un habit matériel composé uniquement d’organes 1 ». À Potsdam, le phrénologiste donne une conférence devant les frères du roi et de la reine, des officiers et plus de deux cents soldats de l’armée prussienne. À Halle en juillet 1805, Goethe se montre très intéressé. Malade et alité, il reçoit Gall à son chevet pour des cours particuliers. Enthousiaste, le poète aurait suivi le phrénologiste à Iéna, Weimar et Göttingen 2. À la fin de l’année 1805, alors que la troisième coalition se brise à Austerlitz, Gall et Spurzheim séjournent à Hambourg. Ils y font la connaissance de Fauvelet de Bourrienne, ministre de France près des princes de Basse-Saxe. Son ami le docteur Demangeon vient de traverser les lignes prussiennes avec madame Bourrienne et ses quatre filles. Initié dès 1802 à la théorie de Gall par son ami médecin Laubmeyer, Demangeon suit toutes les conférences sur la nouvelle « physiologie du cerveau ». L’élève assidu retourne à Paris au début du mois de février 1806, acquis au système. D’autres médecins français émettent dans le même temps de sérieuses réserves et François Double s’interroge, dans le Journal général de médecine, sur l’intérêt même des recherches sur la structure du cerveau : « Qu’importe la grandeur ovale et les propriétés des corps striés ; la sortie du nerf optique des tubercules quadrijumeaux, l’épanouissement en forme de rayons de la substance nerveuse ; la division des nerfs en deux ordres, leur prétendue direction nouvelle, etc. ? » demande le médecin. Ces « détails anatomiques » n’ayant et ne pouvant pas avoir d’application thérapeutique, ils ne présentent aucun intérêt : « même en les 1 2
Lettre du 3 mai 1805 à Andreas Streicher, M. Neuberger, « Briefe Galls an Andreas und Nanette Streicher », op. cit., 1916, p. 10. Georges Morin, « Gall et Goethe : Goethe, disciple de Gall », Paris médical, 4 mai 1929, p. I-VIII.
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supposant vrais », ils ne « méritent point d’entrer comme partie intégrale dans la science de l’anatomie ou plus généralement dans la philosophie naturelle » 1. En 1807, Gall séjourne à Mulhouse puis à Strasbourg, où il expose ses découvertes à ses anciens collègues. Sa pérégrination touche à sa fin. Demangeon lui fait envoyer l’ouvrage qu’il a tiré de ses notes de conférences 2. Surtout, il l’incite à présenter ses recherches à Paris. Le 30 octobre suivant, Gall et Spurzheim sont à son domicile. Dès le début du mois de novembre, les deux phrénologistes dissèquent des cerveaux au Muséum d’histoire naturelle devant les professeurs Cuvier, Fourcroy, Duméril, Geoffroy Saint-Hilaire, etc. Comme partout où ils sont déjà passés, leur technique ne laisse pas d’étonner, car au lieu de commencer par la partie supérieure du système nerveux, comme le font habituellement les anatomistes, les deux hommes débutent par la moelle épinière, la moelle allongée, le cervelet, pour terminer par le cerveau. Et au lieu de découper ce dernier en tranches horizontales, de haut en bas, ils effectuent un déplissement méticuleux des circonvolutions 3. Le 14, Gall donne son approbation au contenu de l’ouvrage de Demangeon dans le quotidien Le Publiciste. Suivant un protocole bien rodé, il se rend le 18 novembre à la forteresse asilaire de Bicêtre accompagné de Demangeon et des docteurs Kéraudren, Gilbert, Hébréard, Klinger, C.-C.-H. Marc, Tartra 4… Le médecin 1 François Double, « Exposition raisonnée du système craniologique du docteur Gall », Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, an 1806, t. 27, p. 93. 2 J.-B. Demangeon, Physiologie intellectuelle ou développement de la doctrine du professeur Gall sur le cerveau et ses fonctions considérés sous le rapport de l’organologie, de la céphalagraphie, de l’anthropologie, de la physionomie etc., Suivie du Rapport de la visite de Gall dans les prisons de Berlin et de Spandau, Paris, Imprimerie de Delance, 1806. 3 F. J. Gall et J. G. Spurzheim, Recherches sur le système nerveux en général, et sur celui du cerveau en particulier ; mémoire présenté à l’Institut de France, le 14 mars 1808, suivi d’observations sur le rapport qui en a été fait à cette compagnie par ses commissaires, Paris, F. Schoelle & H. Nicolle, 1809, p. 19‑20. 4 J.-B. Demangeon, Physiologie intellectuelle ou l’esprit de l’homme op. cit., 1843, p. X.
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viennois applique une technique d’enquête psychologique désormais bien au point 1. Lorsque les médecins parisiens cherchent à corroborer les cranioscopies en demandant aux aliénés s’ils ressentent l’activité des penchants relevés, il s’interpose : il faut procéder par questions indirectes, sinon on n’obtient rien de probant. Gall décèle ce jour-là un caractère « défiant et circonspect » chez un homme ayant une tête « cunéiforme ». Le trait de comportement est démenti par le patient, mais en interrogeant ses compagnons de salle, les médecins parisiens apprennent que l’homme les réveille souvent : l’aliéné à tête cunéiforme s’est attribué la mission nocturne de veiller sur le dépôt de linge et il donne l’alerte en réveillant toute la salle dès qu’il imagine qu’un vol est en train de se commettre. Le phrénologiste reconnaît peu après le talent mathématique d’un autre patient à l’abaissement de l’angle externe de son orbite visuel. Là encore, on n’obtient aucune confirmation avant que l’on n’interroge plus l’individu sur les mathématiques en général mais sur quelques règles d’arithmétique en particulier, que l’aliéné pouvait appliquer bien qu’il n’ait jamais reçu d’instruction 2… Gall et Spurzheim se livrent à des dissections publiques les 20 et 28 du même mois à l’hôtel de la Préfecture de Paris, « devant une réunion de plus de deux cents médecins des plus distingués de la capitale, de plusieurs professeurs de l’école de médecine et de quelques membres de l’Institut national 3 ». D’autres séances ont lieu aux Capucins pour les membres de la Société médicale d’émulation, à l’Oratoire et à l’Athénée ainsi que dans des assemblées privées, notamment chez le docteur Bourdois de la Motte (1754‑1835), médecin de confiance de Talleyrand 4. Corvisart, médecin de l’Empereur, devient très vite l’un des plus fervents 1
Témoignage du docteur Towsend, in George Rosen, « An American Doctor in Paris in 1828 », Journal of the history of medecine and allied sciences, vol. 6, 1951, p. 64‑115 ; 209‑252 (p. 108‑109). 2 J.-B. Demangeon, Physiologie intellectuelle ou l’esprit de l’homme op. cit., 1843, p. 582‑586. 3 Ibid., p. IX. 4 Ibid., p. 558.
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avocats de la doctrine, à la différence de son auguste patient, comme nous le verrons bientôt.
Ce que dit la phrénologie Qu’il soit voué aux gémonies ou porté au pinacle, Gall ne laisse pas le public français indifférent. Ces réactions passionnées s’expliquent à la fois par les fondements de sa théorie du cerveau et les conséquences physiologiques qu’il en tire sur la psychologie de l’homme. Dès janvier 1808, Gall ouvre à Paris dans la salle Desmarets de la rue du Bouloi la séance inaugurale d’un cours public. S’inscrivant dans le cadre d’une histoire naturelle de l’homme, l’orateur exprime de larges et nobles ambitions en déclarant que son objectif est de trouver « une direction sûre à l’éducation » et de donner une « impulsion convenable aux différentes passions, pour en faire les instruments du bonheur particulier de l’individu et du bien général de la société ». Un tel préambule n’est guère novateur pour l’époque. Mais il vaut mieux laisser la parole au médecin viennois : Comment définir d’une manière fixe et précise la nature de l’homme, résultat compliqué de son moral et de son physique, de l’action et de la réaction de son organisation matérielle et de son intelligence ? Comment faire la part exacte de ces deux puissances, et leur assigner des limites dans leurs domaines respectifs ? Comment déterminer leurs droits réciproques et distincts, et les divers degrés d’influence qu’elles exercent l’une sur l’autre, alternativement et mutuellement, dans cette vie ? […] Comment calculer les diverses influences de l’éducation, des peines et des récompenses, des climats, du sexe et de l’âge, de la nourriture, des gouvernements, des religions 1 ?
Cette série de questions montre par quel biais Gall entend déplacer un thème ancien et classique de philosophie – la 1 F. J. Gall, Discours d’ouverture lu par M. Le Docteur Gall à la première séance de son cours public sur la physiologie du cerveau, le 15 janvier 1808, Paris, Firmin Didot, 1808, p. 8‑9.
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connaissance de l’homme – vers de nouveaux savoirs. Pour y répondre poursuit-il, il faut établir une « véritable science de l’homme » capable de rassembler trois voies de recherches complémentaires 1. La première est l’étude de la « psychologie des animaux » en rapport avec leur physiologie. L’organisation physiologique et mentale des animaux étant simple, elle permet d’utiles comparaisons avec celle de l’homme. La seconde voie consiste à rechercher les bases physiques de l’« homme intellectuel », trop longtemps négligées par les philosophes. La troisième voie embrasse la dimension morale et philosophique de l’homme. Au lieu d’être acquise par introspection, cette dimension doit être explorée par l’observation directe de l’homme dans sa « vie sociale ». Si un programme similaire a été énoncé peu de temps auparavant par le docteur Pierre Cabanis (1757‑1808) dans ses Rapports du physique et du moral de l’homme, Gall défend une conception originale de la « physiologie du cerveau » 2. Sa « science de l’esprit » repose sur des principes bien différents, énoncés dès cette conférence inaugurale. Le premier affirme que les penchants, les qualités morales et les facultés intellectuelles de l’homme sont, comme chez les animaux, innés. Le second relie l’exercice de ces facultés à l’organisation physique de l’individu. Le troisième pose que le cerveau est l’organe de tous les penchants, de toutes les qualités et de toutes les facultés. Le quatrième, que le cerveau n’est pas un viscère homogène, comme on l’a longtemps cru, et qu’il est divisible en autant d’organes particuliers qu’il existe de facultés. Le cinquième principe affirme que le développement d’une faculté est, grosso modo, proportionnel au volume de l’organe qui la rend possible. Les différentes facultés agissent donc en synergie selon leur importance respective. Le dernier principe est à l’origine des autres : la forme extérieure du crâne correspondant à celle du 1 2
Ibid., p. 6.. Pierre Jean Georges Cabanis, Des rapports du physique et du moral de l’homme, Paris, Ressources, 1980 (1802). Marina Saad, Cabanis. Comprendre l’homme pour changer le monde, Paris, Garnier, 2016.
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cerveau, on peut évaluer le développement relatif de chaque faculté en tâtant les saillies et les méplats de la boîte crânienne. Gall distingue ainsi vingt-sept aires fonctionnelles. Dix-neuf sont communes aux animaux et aux hommes. Il s’agit de l’instinct de la propagation, l’amour de la progéniture, l’attachement (amitié), l’instinct de la défense de soi-même et de sa propriété (amour des rixes et des combats), l’instinct carnassier (penchant au meurtre), la ruse (finesse, savoir-faire), le sentiment de la propriété et l’instinct de faire des provisions (dégénérant en convoitise, penchant au vol), l’orgueil (hauteur, fierté, amour de l’autorité, élévation), la vanité (ambition, amour de la gloire), la circonspection (prévoyance), la mémoire des choses (mémoire des faits, sens des choses, capacité à être éduqué, perfectibilité), le sens des localités (sens des rapports dans l’espace), la mémoire des personnes, le sens des mots (sens des noms, mémoire des mots, mémoire verbale), le sens du langage et de la parole (talent de la philologie), le sens du rapport des couleurs (talent de la peinture), le sens du rapport des tons (talent de la musique), le sens du rapport des nombres (talent des mathématiques), le sens de la mécanique (sens de construction, talent de l’architecture). L’homme n’étant pas fait à l’image du singe, il est la seule espèce animale à posséder les huit facultés intellectuelles et qualités morales suivantes : la sagacité comparative, l’esprit métaphysique (profondeur d’esprit), l’esprit caustique (esprit de saillie), le talent poétique, la bonté (bienveillance, douceur, compassion, sensibilité, sens moral, conscience), la faculté d’imiter (mimique), le sentiment religieux. Selon Gall, tous les peuples possèdent ce subtil organe 1. La dernière faculté, la plus élevée donc, est la fermeté (constance, persévérance, opiniâtreté). La première leçon dispensée par la nouvelle « physiologie de l’esprit » est claire : pour comprendre les êtres humains, il faut renverser la méthode d’analyse prônée jusqu’ici par les philosophes : « Avant de connaître l’homme physique, il faut connaître les éléments dont il est composé. Personne ne peut 1 F. J. Gall, AP, vol. 4, p. 252.
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nier que l’homme ne soit animal jusqu’à un certain point, et que des facultés d’un ordre supérieur n’en fassent seules un animal raisonnable 1. » À l’instar des naturalistes qui réforment dans ces mêmes années l’histoire naturelle de l’homme en s’appuyant sur l’anatomie comparée, Gall estime que l’observation des crânes de différentes espèces démontre l’identité de certains penchants. Si le propos ne choque guère à plus de deux siècles de distance, il n’en va pas de même à une époque où les théologiens et certains savants maintiennent une démarcation très nette entre le règne animal et l’homme. Pour Gall, il n’existe pas de réelle rupture, il n’y a aucun fossé entre les « brutes » et l’homme : Les brutes, objet de tout le mépris de l’ignorance et de l’orgueil de l’homme, partagent tant de choses avec lui, que le naturaliste se trouve quelquefois embarrassé de dire où l’animalité finit et où l’humanité commence. Les animaux sont engendrés, naissent et se nourrissent d’après les mêmes lois que l’homme ; leurs muscles, leurs vaisseaux, leurs entrailles, leurs nerfs sont à peu près les mêmes, et exercent les mêmes fonctions ; ils sont doués des mêmes sens, dont ils se servent de la même manière ; ils sont sujets aux mêmes affections : à la joie, à la tristesse, à la peur et à la frayeur, à l’espoir, à l’envie, à la jalousie, à la colère…
Similarité dans la physiologie et les affections donc, mais aussi dans les comportements car Gall retient de ses enquêtes que les animaux « ont le sentiment de propriété, et comme les uns sont cruels et sanguinaires, les autres se plaisent dans le vol ; ils sont sensibles au blâme et à l’approbation ; ils sont doux, dociles, compatissants, et se prêtent mutuellement du secours ; d’autres sont méchants, indociles, revêches, obstinés 2 ». S’il veut bien admettre que les qualités relevées chez les animaux sont comme « ennoblies » chez l’homme, que le chant du rossignol devient le sens de l’harmonie, c’est « faire violence à la raison, que de placer [l’homme] hors de la nature, et de le subordonner à des lois 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 8‑9. 2 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 56.
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essentiellement différentes de celles auxquelles les facultés primitives sont assujetties 1 ». Bref, excepté « le sentiment religieux et la connaissance de l’existence de Dieu, il n’est aucune qualité morale et faculté intellectuelle dont l’ensemble du règne animal ne partage au moins les premiers germes 2 ». L’affirmation de cette continuité entre l’homme et l’animal fit scandale et elle suscita une farouche opposition, tant dans le monde savant que dans le public. Ce comparatisme est pourtant tempéré en théorie par une certaine prudence dans l’examen cranioscopique. Gall juge en effet que le fort développement d’un seul organe ne laisse rien présager sur le caractère d’un individu s’il est isolé de son contexte : il faut toujours évaluer l’importance relative de nombreux facteurs avant de prononcer un diagnostic. La synthèse préalable au diagnostic est une opération délicate. Gall tente de le faire comprendre dans ses cours par de nombreux exemples. Certes, lorsque le maître annonce qu’il va comparer le talent de la construction sur les têtes d’une modiste viennoise et du baron ingénieur inventeur de l’excentrique « draisienne », ancêtre de la bicyclette, l’auditoire ne peut réprimer quelques rires étouffés. Mais l’orateur poursuit gravement : Si vous enlevez de la tête de l’homme tous les organes de sa supériorité, et que vous réduisiez cette tête à l’organe de la mécanique, alors le même penchant qui, combiné avec la réflexion et le sentiment de l’idéal, eût dicté d’admirables inventions, peut-être eût-il produit la machine de Marly, les églises de Michel-Ange ou les statues de Puget ; ce même organe, dis-je, ne fera plus naître, comme chez les animaux, qu’un penchant aveugle, soit à bâtir un nid, soit à creuser un terrier. Placez maintenant cet organe, toujours le même, sur la tête d’une femme : à l’absence des facultés supérieures joignez l’amour-propre et la vanité frivole et vous aurez un talent pour construire des petites choses, des colifichets, des chapeaux, des fleurs, des nœuds de rubans 3. 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 13. 2 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 58. 3 D’après Alphonse Esquiros, « Le cabinet du docteur Gall », Revue de Paris, 1843, nouvelle série, t. 16, p. 53.
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Fig. 2.
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Physionomies « communes ou basses » annotées par Lavater Source : J.-G. Lavater, Essai sur la physiognomonie…, La Haye, 1781, p. 96 Crédit : collection Philippe Zoummeroff
Craignant moins la vindicte féminine que les foudres cléricales, Gall justifie son raisonnement en rappelant que le comparatisme est déjà présent dans les œuvres de Grégoire de Nysse et de saint Augustin… Il s’inscrit par cette argumentation à la charnière de deux époques. Car si le fondateur de la phrénologie n’aura de cesse de se justifier en invoquant l’autorité des Pères de l’Église, sa théorie place bien, à son corps défendant, la connaissance de l’homme dans une perspective naturalisante et « matérialiste ».
La clef de l’anthropologie Si la physiologie de Gall doit répondre du soupçon de matérialisme, c’est que son programme est bien différent de celui que Johann Kaspar Lavater (1741‑1801) proposait
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avec sa physiognomonie. Gall tient d’ailleurs à se démarquer du pasteur suisse. À l’époque où il débutait ses recherches, les Physiognomische Fragmente de Lavater rencontraient un succès mondain et populaire, mais si Lavater voyait dans sa physiognomonie la « science des sciences », il déclarait dans le même temps que son interprétation des visages et des expressions faciales était guidée par sa foi. Les deux théories ne visent pas le même statut. Le système sémiologique de Lavater vient de l’illuminisme, tandis que celui de Gall invoque l’observation sans a priori. Et le phrénologiste n’est guère conciliant : J’ai prouvé que le cerveau est exclusivement l’organe de l’âme. Il n’y a donc que la forme du cerveau, et celle de la boîte osseuse […] qui puissent nous faire juger des qualités et des facultés. […] Il n’y a, ni dans le nez, ni dans les dents, ni dans les lèvres, ni dans les mâchoires, ni dans la main, ni dans le genou, aucune cause matérielle qui puisse déterminer l’existence d’une qualité ou d’une faculté ; ces parties ne peuvent donc fournir aucune indication relative au caractère moral ou intellectuel 1.
Bien qu’elle s’identifie à l’histoire naturelle de l’homme et, partant, à l’anthropologie, la phrénologie entretient des rapports complexes avec les naturalistes. Si l’anthropologie physique française s’épanouit dans la seconde moitié du xixe siècle avec l’école de Paul Broca (1824‑1880), à un moment où la phrénologie est exclue du corpus légitime des sciences, les premières études sur la conformation du crâne datent de la seconde moitié du xviiie siècle, avant que Gall ne formule sa théorie. Il y a d’abord celle de Louis Jean-Marie Daubenton (1716‑1800), co-auteur avec Buffon des premiers volumes de L’Histoire naturelle, générale et particulière. Médecin de formation puis démonstrateur au cabinet du Roi, Daubenton a présenté en 1764 à l’Académie des sciences un mémoire visant à distinguer les bipèdes et les quadrupèdes du point de vue anatomique 2. L’enjeu était de rétablir la dignité 1 F. J. Gall, AP, vol. 4, p. 286. 2 Louis Jean Marie Daubenton, « Mémoire sur les différences de la situation du grand trou occipital dans l’homme et dans les animaux », Histoire de l’Académie
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et l’excellence morale du genre humain, bafouée par les considérations classificatrices de Linné, qui avait placé l’homme dans la même classe que le singe et le paresseux. Partant du constat anatomique que le foramen magnum (trou occipital) est horizontal chez l’homme et incliné postérieurement chez les animaux, Daubenton définit dans ce mémoire un « angle occipital » mesurant l’écart entre l’intersection de la ligne tirée des bords du trou avec la ligne passant par le milieu du trou et le bord inférieur de l’orbite oculaire. Si ce n’est pas là un critère pour apprécier l’intelligence comparée des espèces, l’angle occipital constitue un « signe », au sens clinique du terme : plus l’angle est aigu, plus l’animal est proche de la bipédie. Cette mesure goniométrique sera peu appliquée, à la différence du critère défini peu après par Petrus Camper (1722‑1789), professeur d’anatomie et de chirurgie à l’Athénée d’Amsterdam. La réflexion de Camper partait d’un problème un peu différent de celui de Daubenton. Camper cherchait un moyen de représenter les traits du visage chez les individus de différents pays et de races variées, autrement qu’en peignant un homme blanc en couleur. Considérant que la principale différence morphologique réside dans la position de la mâchoire supérieure par rapport au crâne, il proposa d’utiliser la mesure d’un « angle facial » (le terme est de ses disciples) construit par les lignes reliant la base du nez avec la cavité auriculaire et le sommet des incisives avec l’os frontal. Selon Camper, la beauté d’un individu croissait proportionnellement à l’ouverture de l’angle. De 45° chez le cercopithèque, elle s’élevait à 80° chez l’Européen, en passant par les 58° de l’orang-outan et les 70° du « Nègre » et du Kalmouck. La perfection s’exprimait dans les canons de la statuaire grecque, royale des sciences avec les Mémoires de mathématique et de physique pour la même année, section mémoires, Paris, Imprimerie royale, 1764, p. 568‑575. Sur Daubenton, voir Claude Blanckaert, « Le trou occipital et la “craniotomie comparée des races humaines” (xviiie-xixe siècles) », in Jacques Hainard et Roland Kaehr (éds.), Le Trou, Neuchâtel, musée d’Ethnographie, 1990, p. 255‑299 ; et plus généralement, « Les vicissitudes de l’angle facial et les débuts de la craniométrie (1765‑1875) », Revue de synthèse, n° 3‑4, 1987, p. 417‑453.
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Fig. 3. Mesure du trou occipital chez l’homme (fig. 1), le chimpanzé (fig. 2), le maki (fig. 3) et le chien (fig. 4). L’angle s’ouvre progressivement de l’homme (3°) au chien (82°) Source : L.-.J.-M. Daubenton, Mémoire sur les différences du trou occipital…, 1768, planche 16. Crédit : BIU Santé (Paris)
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avec l’Apollon du Belvédère, dont l’angle approchait les 100°. Bien que sa théorie soit classificatrice, Camper ne peut être considéré comme le père fondateur de la goniométrie raciste. Ce serait se tromper d’époque et produire un contresens eu égard à sa philosophie. Camper reconnaissait en effet que le « Nègre » et le « Chinois » avaient aussi leur conception du Beau physique et il admettait que dans leur propre espace d’esthétique normative, « Nègre » et « Chinois » occupaient la première place 1. Il croyait surtout à l’origine commune des races et à l’unité de l’espèce humaine (monogénisme). Camper fut non seulement « monogéniste » comme Buffon, mais aussi un militant anti-esclavagiste. Son critère goniométrique servira pourtant le camp adverse au xixe siècle. Il connaîtra dans cet usage dévoyé une grande diffusion et ce, bien qu’il ait été immédiatement critiqué par le troisième pivot de cette craniologie naissante. Johann Friedrich Blumenbach (1752‑1840) a soutenu en 1775 une thèse (De generis humani varietate nativa) basée sur l’observation de nombreux crânes humains fournis par le naturaliste Joseph Banks (1743‑1820) et l’anatomiste Samuel Thomas von Soemmering (1755‑1830). Le texte a été traduit en français en 1804 sous le titre De l’unité du genre humain et de ses variétés. Son propos est plus proche de Daubenton. Comme le savant français, Blumenbach s’oppose au naturaliste Carl von Linné (1707‑1778). À la différence de ce dernier, l’anthropologue de Göttingen relève plusieurs différences anatomiques entre le singe et l’homme, tant sur le plan de la conformation externe que de la structure interne des corps. Il rejette aussi la validité de l’angle facial car si la mesure du profil permet de saisir la singularité des races prognathes, elle ne dit rien des différences nationales. Et il y a même plus grave : si on applique l’angle de Camper au sein d’une même nation, on s’aperçoit que les différences entre 1 Petrus Camper, Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes des divers climats et des différents âges…, Paris, Francart, 1792. C. Blanckaert, « Les vicissitudes de l’angle facial, op. cit., 1987, p. 424‑426.
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Fig. 4.
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La ligne faciale de Camper Source : P. Camper, Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes…, 1792. Crédit : collection Philippe Zoummeroff
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individus sont parfois plus grandes que les différences entre individus de nations différentes 1. Le monde savant n’est toutefois pas prêt à se rendre aux arguments de Blumenbach. Au moment où il rejette Camper, Georges Cuvier (1769‑1832) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772‑1844) signent une étude sur les orangs-outans accréditant les réflexions du savant hollandais 2. Les naturalistes français proposent de redéfinir des lignes de Camper : « L’une, nommée horizontale, est censée passer par le milieu de celle qui va d’un trou auriculaire à l’autre, et par le tranchant des incisives. L’autre est la faciale, qui va de ce dernier point à la saillie que fait l’os frontal entre les sourcils, ou sur la racine du nez 3. » Ce faisant, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire offrent à la craniologie un nouvel horizon d’études. Leurs mensurations rectifiées correspondent en effet à un déplacement de l’interprétation car l’angle formé par l’intersection des lignes faciale et horizontale du profil crânien est désormais l’indice d’une progression anatomique et d’une mesure physiologique directe de l’intelligence. Ce nouvel indice permet, à la différence de l’angle de Camper, de classer et de hiérarchiser les races humaines selon leurs facultés intellectuelles. Certaines remarques de cet article consacré à l’orang-outan annoncent ainsi l’éclosion d’une raciologie qui dominera bientôt l’anthropologie : « On observe dans les diverses races d’hommes, la même série de rapports que dans les diverses espèces d’animaux, entre la saillie du crâne et le degré d’intelligence. » Et les deux naturalistes de poursuivre : Nous ne voyons pas du moins qu’aucun des peuples à front déprimé et à mâchoires proéminentes, aient jamais fourni de 1
Georgette Légée, « Johann Friedrich Blumenbach, 1752‑1840. La naissance de l’anthropologie à l’époque de la Révolution française », Nature et histoire, n° 28‑29, 1987‑1988, p. 23‑45. 2 Georges Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, « Histoire naturelle des orangs-outans », Magasin encyclopédique, 1795, t. III, p. 451 sq. Cf. C. Blanckaert, « Les vicissitudes de l’angle facial, op. cit., 1987. 3 G. Cuvier et E. Geoffroy Saint-Hilaire cités par Blanckaert, ibid., p. 433.
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Fig. 5. L’angle facial de Camper. Cette mesure crânienne fut la plus répandue au xixe siècle. Source : G. Plytoff, Les sciences occultes, divinatoires, calcul des probabilités…, Paris, J.-B. Baillière, 1891. Crédit : BIU Santé (Paris)
sujets égaux au général des Européens, par les facultés de l’âme ; et nous sommes si bien accoutumés à cette liaison entre les proportions de la tête et les qualités de l’esprit, que les règles de physionomie qui s’y fondent, sont devenues un sentiment vulgaire 1.
Cinq ans après cet article fondateur, Cuvier rédige des instructions scientifiques pour le jeune François Péron (1775‑1810), engagé comme naturaliste pour un voyage dans les Terres Australes dirigé par Nicolas Baudin (1800‑1804). Il y insiste sur l’attention qu’il convient d’accorder à la récolte de pièces anatomiques. Peu satisfait des quelques pièces d’anatomie comparée qu’il administre au Muséum d’histoire naturelle, Cuvier rêve alors d’une grande collection dédiée à l’anthropologie. Il pense 1
Ibid., p. 434.
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Fig. 6.
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Profil de l’Apollon du Belvédère Source : G. Plytoff, Les sciences occultes, divinatoires, calcul des probabilités…, Paris, J.-B. Baillière, 1891. Crédit : BIU Santé (Paris)
en effet que c’est sur l’accumulation primitive de matériaux que doit reposer « la première base à laquelle on peut rapporter ensuite les observations sur le physique et le moral de chaque race ». Le savant estime toujours que la forme du crâne varie selon les races et que cette variation influe sur les « facultés morales et intellectuelles ». Au tout début du xixe siècle, Cuvier défend clairement une relation de causalité entre la conformation générale et les « facultés morales et intellectuelles » des individus et des peuples 1. Il faudra s’en souvenir, lorsqu’il jugera 1 G. Cuvier, « Note instructive sur les recherches à faire relativement aux différences anatomiques des diverses races humaines (1800) », in Jean Copans et
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la phrénologie. Une telle position ne fait d’ailleurs pas l’unanimité, loin s’en faut. Le docteur Philippe Pinel (1745‑1826) par exemple, considéré de nos jours comme le fondateur de la psychiatrie française, est en net désaccord sur ce point avec ses collègues naturalistes. Il écrit au même moment, dans la seconde édition de son Traité sur l’aliénation mentale qu’« une opinion assez générale fait attribuer aux vices du cerveau, et surtout aux disproportions et aux vices du crâne, l’aliénation mentale » ; mais c’est là une erreur : toutes ses observations s’inscrivent en faux contre « ces conjectures spécieuses ». Selon Pinel, on peut trouver « les formes les plus belles de la tête avec le discernement le plus borné, et même avec la manie la plus complète » et on peut observer à l’inverse « des variétés singulières de conformation, exister avec tous les attributs du talent et du génie » 1. Gall défend dans ce contexte une position originale. S’il ne partage évidemment pas le dédain affiché par Pinel pour les mesures craniologiques, il fait peu de cas des travaux de Cuvier et de ses prédécesseurs. Pour l’angle occipital de Daubenton, il renvoie aux objections formulées par Blumenbach. Daubenton ainsi écarté, Camper ne lui semble guère plus utile. « L’essai fait par Camper ne pouvait qu’être malheureux, écrit Gall, car vu la méthode qu’emploie ce savant pour tracer la ligne faciale, et pour mesurer son angle, il ne tient compte que des parties antérieures du cerveau, situées près du front ; il néglige absolument toutes les parties cérébrales postérieures, latérales et inférieures. Cette méthode ne pourrait donc prononcer que, tout au plus, sur les facultés dont les organes sont placés près du front 2. » Parce qu’elle néglige l’agencement des pièces anatoJean Jamin (dirs.), Aux origines de l’anthropologie française. Les mémoires de la Société des observateurs de l’Homme en l’an VIII, Paris, Le Sycomore, 1978, p. 173, Sur l’expédition Baudin et les enjeux de la définition de la science de l’homme voir Jean-Luc Chappey, La Société des observateurs de l’homme (1799‑1804). Des anthropologues au temps de Bonaparte, préface de C. Blanckaert, Paris, Société des études robespierristes, 2002. 1 P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 2e éd., Paris, J. A. Brosson, 1809, p. 459‑460. 2 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 330‑353.
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miques de la boîte crânienne, la rectification proposée par Cuvier ne vaut pas plus. Selon Gall, un même angle facial chez un « Nègre » et un Européen ne permet de rien déduire du développement de leurs facultés intellectuelles respectives car la saillie des mâchoires varie indépendamment de la capacité crânienne. Il serait ainsi possible de trouver exactement le même caractère chez des individus de régions différentes. Et le phrénologiste d’ajouter qu’il connaît personnellement « plusieurs Nègres qui, avec des mâchoires très saillantes, ont des facultés intellectuelles très distinguées […] Pour que le même angle existât chez un Européen, il faudrait que le front fût aplati et fuyant. Chez les Nègres en question, le front est au contraire très bombé 1 ». Pour faire une véritable raciologie phrénologique, il faudrait être « à même d’étudier un grand nombre d’individus, des régiments entiers, toute la nation autant que possible 2 ». Cette réserve méthodologique n’empêche pourtant pas le fondateur de la phrénologie d’aborder dans ses cours publics cette embarrassante question des « formes de têtes nationales par rapport à leurs facultés intellectuelles » et, dans ces occasions, il fera toujours grand cas de l’« organisation italienne » 3. Certains disciples penseront d’ailleurs que ce champ d’application permettait de vérifier les localisations cérébrales. C’est ce que note le docteur Adelon dès 1808 : Les observations faites jusqu’ici par les savants, confirment le siège des organes établis. Par exemple, on a dit que les Français avaient la tête plus étroite vers les tempes, que les Allemands et les Italiens ; que ce peu d’étendue latérale de la tête était encore plus frappant chez les Anglais ; or cela correspond à l’organe de la musique, et l’on sait en effet, que les Allemands et les Italiens sont meilleurs musiciens que les Français, et surtout que les Anglais. Blumenbach, dès longtemps, avait remarqué que les Kalmoucks ont la tête déprimée en haut et plus large vers les côtés, vers l’organe du vol ; et c’est encore une assertion générale1 Ibid., p. 332. 2 F. J. Gall, AP, vol. 3, p. 283. 3 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques…, op. cit., 1869, p. 97.
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Le langage des crânes ment admise, que ce peuple est voleur. Quelques races de nègres ne peuvent compter au-delà de six, aussi ont-elles la tête étroite, et l’organe des mathématiques, qui est placé latéralement, est chez elles très peu développé. Les Chinois, qui ont tant de goût pour les couleurs tranchées, ont l’arcade sourcilière plus voûtée que les autres nations, ce qui annonce, comme on le conçoit sans doute, un plus grand développement de l’organe de la peinture 1.
S’inscrivant ainsi en dissidence des travaux contemporains relatifs à l’anthropologie physique, la phrénologie attise l’intérêt des naturalistes explorateurs pour l’étude des crânes, bien avant le voyage de Dumoutier en Océanie. De 1815 à 1818, le peintre Louis Choris participe avec le botaniste et poète Chamisso 2 à une expédition scientifique dirigée par Otto von Kotzebue, fils de l’auteur dramatique ayant raillé Gall à Berlin 3. Ce voyage commandé par le comte de Romanzoff a pour but d’explorer les îles Mulgraves (actuelles Marshall) décrites en 1788, le détroit de Behring et le détroit de Torrès, réputé de navigation difficile depuis les expéditions de Cook. Durant la campagne du brick Rurik, Choris n’a de cesse de mener ses propres observations. Lors d’une escale dans le golfe de Kotzebue (au nord-ouest de l’Alaska), il dérobe quelques crânes humains provenant d’un ossuaire. De retour en Europe, il édite ses magnifiques dessins de portraits et de scènes de vie agrémentés de descriptions des mœurs indigènes 4. En Californie, Choris rapporte que les missionnaires ont toujours trouvé les autochtones « paresseux, stupides, jaloux, gourmands, pervers » et lui-même ajoute qu’il n’en a « jamais vu rire aucun » ni « un seul qui regardât en face ». Le peintre décontenancé peut ainsi témoigner que ces 1
Nicolas Phillibert Adelon, Analyse d’un cours du docteur Gall ou physiologie et anatomie du cerveau d’après son système, Paris, Giguet & Michaud, 1808, p. 199. 2 A. von Chamisso, Voyage autour du monde 1815‑1818, préface de Jacques Brosse, Paris, Corti, 1991 (1836). 3 Otto von Kotzebue, Le Voyage du Rurik : l’expédition Romanzov à la découverte du Pacifique, 1815‑1818, traduit présenté et annoté par Marc Delpech, Besançon, La Lanterne magique, 2017 (1821). 4 Les planches ont été rééditées dans Voyage dans le Pacifique, illustrations de Louis Choris, préface de Stéphane Martin, Paris, Chandeigne, 2008.
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Indiens ont « l’air de ne prendre aucun intérêt à rien » 1. Choris cherche à authentifier ces impressions par un souci du détail qui le pousse à transcrire la musique indigène. Toutefois, au lieu d’employer les expressions classiques pour indiquer les nuances d’interprétation, il leur substitue des annotations qui trahissent son étonnement. Les Indiens de Californie jouent un air « trembloté et mystérieux » et, aux îles Sandwich, les indigènes scandent un refrain « comme psalmodié et bredouillant » 2. Pour la partie scientifique de son ouvrage, le peintre a sollicité les lumières de Chamisso bien sûr, mais aussi celles de Cuvier et de Gall. L’illustre Cuvier ne prodigua pourtant son savoir que pour la description de la cinquième planche illustrée de son compte rendu de voyage, qui représente… un ours gris. Choris réserve l’analyse des crânes au docteur Gall. Il lui en fit don contre l’expertise de leur conformation. Gall se montra fort mesuré dans son analyse et le peintre remarque comme à regret qu’il « n’ose jamais expliquer le caractère national d’un peuple ou d’une horde par une seule tête 3 ». De fait, Gall s’est contenté de remarquer que les crânes et les têtes dessinées des indigènes des îles Aléoutiennes présentaient de grandes différences individuelles, confirmant ainsi ce qu’il avait déjà observé pour les autres nations… Un constat valant moins par son contenu que par la répartition des compétences qu’il révèle : à Gall, la connaissance de l’Homme ; Cuvier doit se contenter de l’ours… Lorsque Kotzebue termine son voyage, le commandant français Louis de Freycinet vogue depuis plusieurs mois déjà vers l’Océanie à bord de L’Uranie. Malgré un naufrage aux Malouines, cette nouvelle expédition est un succès scientifique. Ayant pu regagner la métropole en 1820 à bord d’un baleinier, les deux naturalistes du voyage présentent les grandes lignes de leurs observations à l’Académie des sciences. Jean-René Quoy 1 Louis Choris, Voyage pittoresque autour du monde, Paris, s. e., 1820, p. 5. 2 Ibid., chapitre « Port San-Francisco et ses habitants », p. 5. 3 Ibid., p. 16.
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et Paul Gaimard y affirment que l’étude de la boîte crânienne est riche d’enseignements pour la connaissance de l’homme. Soucieux de faire progresser l’anthropologie sur des observations concrètes, Quoy et Gaimard se sont soustraits lors d’une escale en Nouvelle-Guinée à la vigilance de leurs hôtes pour voler – dans l’intérêt supérieur de la science – quelques échantillons. S’ils n’ont pu récolter des spécimens appartenant aux ancêtres des familles visitées, du moins sont-ils parvenus à dérober les crânes d’ennemis qui ornaient leurs cases… Malgré plusieurs marques d’allégeance à Cuvier dans leur compte rendu, les deux naturalistes ont – comme Choris – soumis ces crânes de Papous à la sagacité du docteur Gall : « À leur première inspection, M. Gall remarqua dans tous une inégalité qu’il nomme déformation rachitique, et d’après laquelle il supposa que les hommes à qui ils appartenaient habitaient des lieux bas et humides », expliquent les naturalistes. « Ce fut avec quelque surprise, nous devons le dire, que nous reconnûmes la précision d’un aperçu aussi délicat » 1. Quoy et Gaimard ont aussi observé les facultés morales et intellectuelles de ces Papous, « remarquables par leur circonspection, portée souvent jusqu’à la défiance ; ce qui est, d’après l’observation, une sorte d’instinct dans les hommes à demi-sauvages, comme chez la plupart des animaux ». Les naturalistes en veulent pour preuve la fuite des indigènes lorsqu’ils débarquaient… Les Papous ont encore une forte disposition au vol, mais Quoy et Gaimard reconnaissent que cette « inclination vicieuse est, pour ainsi dire, innée chez tous ces peuples, qui s’y livrent avec plus ou moins de ruse et de dextérité ». Leur trait de caractère le plus saillant est en fait « l’instinct carnassier, assez prononcé pour qu’il en résulte le penchant au meurtre ; affreux penchant auquel ces insulaires se livrent avec fureur, et dont les ossements qui nous occupent sont 1 Jean-René-Constant Quoy et Paul Gaimard, Voyage autour du monde exécuté sur les corvettes de S.M. L’Uranie et La Physicienne pendant les années 1817, 1818, 1819 et 1820, publié par Louis de Freycinet, Zoologie, Paris, Pillet aîné, 1824, p. 7.
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probablement les témoignages » 1. La « fureur » est alors un terme en usage chez les aliénistes pour caractériser les fous très agités. Les deux savants opèrent donc implicitement un lien entre le comportement du sauvage et celui du fou. L’anthropophagie illustre cette proximité car on pense alors que seul un fou ou un sauvage peut se nourrir de chair humaine 2. Les naturalistes concluent leur exposé en fustigeant le mythe rousseauiste du « bon sauvage » : Les observations que nous avons faites sur les Papous sont favorables à la doctrine du docteur Gall ; leur justesse nous ayant paru confirmée, jusqu’à un certain point, par l’étude des mœurs des individus qui en font le sujet, nous semble contredire les paradoxes de ces philosophes chagrins qui, s’indignant des vices de l’homme en société, ont inventé l’homme de la nature tel qu’il n’existe pas, et en ont fait un être idéal séduisant, pour lui prêter des attributs de puissance et des moyens que la civilisation et les lumières pourraient seules donner.
Et ils ajoutent que les Papous « seraient susceptibles d’éducation, que leurs facultés intellectuelles ne demanderaient qu’à être exercées et développées pour leur faire tenir un rang distingué parmi les nombreuses variétés de l’espèce humaine ». Bons à coloniser 3. Prenant acte de ces témoignages favorables, François Broussais pourra déclarer trente ans plus tard que Gall a découvert « la clef de l’anthropologie 4 ».
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Ibid., p. 9‑10. Les signes de cette liaison sont multiples et une lecture parallèle des discours de l’époque sur l’anthropophagie des sauvages et des relations de procès criminels pour des affaires de cannibalisme permettrait de mettre en évidence des représentations très proches. Voir Jean-Pierre Peter, « Le corps du délit », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 3, 1971, p. 71‑108. Sur l’imaginaire du cannibalisme, Franck Lestringuant, Le Cannibale. Grandeur et décadence, Genève, Droz, 2016 (1994). Ibid., p. 11. François Joseph Victor Broussais, « De l’état de la phrénologie vis-à-vis de la société, et des obstacles qui s’opposent à son progrès », La Phrénologie, Paris, 1837, vol. 1, n° 17, p. 1.
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La philosophie est dépassée La « clef » phrénologique ne fonctionna pas très longtemps dans la discipline anthropologique car elle fut sérieusement concurrencée à la fin des années 1830 par la doctrine raciale de William Edwards 1. La physiologie de l’esprit fut en revanche l’un des temps forts de la construction théorique d’un inconscient psychique, « unconscious cerebration » diront les Anglo-Saxons 2, qui s’impose au xixe siècle contre le cogito cartésien. La phrénologie marque aussi une étape essentielle dans le mouvement qui porte les savoirs psychologiques à s’affranchir de la philosophie « sensualiste » du xviiie siècle. Cette dernière défendait l’axiome de la « table rase », posant que tous les hommes naissent avec les mêmes facultés et que les différences ne sont dues qu’à l’éducation ou à des circonstances accidentelles. La production des idées ne dépendait dans ce système que de l’apprentissage et d’un bon usage des cinq sens, non de la physiologie de l’individu. Gall consacra une longue critique à cette approche en faisant une analogie entre les sens chers au sensualisme et ses nouvelles facultés : Ainsi, comme il faut admettre cinq sens extérieurs différents, puisque leurs fonctions ne sont pas seulement des sensations modifiées ou transformées, mais des fonctions essentiellement différentes et affectées à des appareils organiques particuliers, 1 Si Edwards fut un moment tenté par la phrénologie, et nous verrons plus loin qu’il fonda avec Spurzheim en 1832 une éphémère Société anthropologique, ce qui apparut rétrospectivement comme le programme d’une doctrine des races était une importante brochure qu’il avait publiée en 1829, et qui fut republiée dans le premier volume des mémoires de la Société ethnologique de Paris, qu’il contribua à fonder en 1839. William F. Edwards, « Des caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec l’histoire. Lettre à Amédée Thierry, auteur de l’Histoire des Gaulois », Mémoires de la Société ethnologique de Paris, 1841, vol. 1, p. 1‑128. Sur Edwards, voir C. Blanckaert, « On the origins of French ethnology (William Edwards and the Doctrine of Race) », in George W. Stocking (dir.), Bones, Bodies, Behavior, The University of Wisconsin Press, 1988, p. 18‑51. 2 William Collins Engledue, Cerebral physioloy and materialism…, Londres, J. Watron, 1842.
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de même il faut enfin se résoudre à reconnaître les diverses aptitudes industrielles, les divers instincts, penchants, talents, non comme des modifications du désir, de la préférence, de la liberté, de l’attention, de la comparaison et du raisonnement, mais comme des forces essentiellement différentes affectées aussi bien que les cinq sens à des appareils organiques, particuliers et indépendants les uns des autres 1.
Le médecin physiologiste récusa surtout les réflexions de l’abbé Étienne Bonnot de Condillac (1714‑1780), qui avait échafaudé une psychologie en imaginant la réaction que pourrait avoir une statue de marbre à laquelle on donnerait successivement les cinq sens. C’était là une méthode abstraite, sinon absurde, car le processus de genèse des idées s’y trouvait inversé. Pour Gall, l’activité des facultés intellectuelles ne peut pas être le simple produit des sensations extérieures car il existe au moins deux états – le sommeil et la folie – dans lesquels les sensations sont indépendantes de l’environnement. « En songe, nous mangeons les mets les plus délicats ; nous nous promenons dans des jardins délicieux ; nous nous baignons dans l’eau chaude ; nous volons en l’air ; l’homme peureux est dans les mains des voleurs ; le joueur tire son bonheur de la roue de la fortune, la tendre mère se précipite dans les flammes pour sauver son enfant. » Les sens peuvent ainsi très facilement être abusés et produire des apparitions, des visions, « les esprits et les sorciers » et les comportements apparemment absurdes des aliénés. De plus, tous les artistes abandonnent leur activité lorsqu’ils perdent l’esprit alors que d’autres, privés du sens du toucher, de la vue ou de l’ouïe, sont capables de bien raisonner 2. Ces exemples démontrent pour le phrénologiste que les cinq sens classiques ne sont pas à l’origine des facultés intellectuelles, comme l’ont affirmé Buffon, Condillac, Charles Louis Dumas, Herder et Richerand 3. En outre, les cinq sens ne sauraient saisir la 1 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 66. 2 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 89‑100. 3 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 93.
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variété des comportements animaux : « Comment par ce moyen nous expliquera-t‑on pourquoi le phoque, le chamois, et l’oie sauvage posent des sentinelles ? Pourquoi l’oiseau, le castor, le lapin, la fourmi construisent leur demeure avec tant d’artifice ? Pourquoi la caille et la cigogne émigrent et reviennent aux mêmes lieux 1 ? » Invoque-t‑on l’éducation des petits, comme Pierre Samuel Dupont de Nemours (1739‑1817) 2 ? L’hypothèse est infirmée par de trop nombreux cas. Et le phrénologiste de citer des animaux accomplissant une série d’actes qu’ils n’ont jamais vus auparavant : certains oiseaux et mammifères, même s’ils sont couvés ou allaités par des mères d’une autre espèce, manifestent très tôt les mœurs de leur espèce de naissance. Le médecin pose ainsi des questions qui structureront en éthologie le débat récurrent – souvent schématique et convenu – de l’inné et de l’acquis. Il ne cesse de mettre en avant ses données d’observations : Qui a instruit les canards et les scarabées à contrefaire les morts dès qu’ils sont menacés par un ennemi ? Qui a donné des leçons à l’araignée qui, à peine sortie de l’œuf, tisse un réseau, et enveloppe les mouches captives afin qu’elles ne se dessèchent pas ? De qui la mouche ichneumon a-t‑elle appris à attacher avec un fil, à la branche d’un arbre, la chenille dans laquelle elle a déposé ses œufs ; et comment les chenilles, aussitôt qu’elles sont écloses, se roulent-elles dans une feuille afin de se préserver du froid et de l’humidité de l’hiver 3 ?
Pour le phrénologiste, les capacités d’éducation des animaux sont bornées par le développement des facultés primitives : on ne pourra jamais faire courir un bœuf après une souris et on ne dressera jamais un chevreuil à chasser. D’ailleurs, si l’éducation pouvait tant, pouvait tout, comment expliquerait-on les varia1 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 125. 2 Laurent Loty, « Métaphysique et science de la nature : Dupont de Nemours contre la théorie de l’instinct », in Claude Blanckaert, Jean-Louis Fischer, Roselyne Rey (dir.), Nature, Histoire, Société. Essais en hommage à Jacques Roger, Paris, Klincksieck, 1995, p. 327‑340. 3 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 129.
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tions individuelles : un rossignol qui, dans la même forêt, chante mieux qu’un autre, un bélier ou un bœuf qui, dans un même troupeau, est plus agressif que les autres, une vache meilleure mère 1 ? L’hypothèse sensualiste de la « table rase » n’est pas plus applicable à l’espèce humaine. Si elle était valide, les enfants des campagnes, plus souvent au contact des animaux que des bêtes, ne devraient-ils pas acquérir aussi leurs facultés et leurs penchants ? Avait-on jamais réussi enfin à créer un homme de talent par l’éducation 2 ? Les génies comme Homère, Pétrarque, Le Tasse, Dante, Raphaël, Michel-Ange, Racine, Molière, etc., n’avaient-ils pas été instruits par de médiocres maîtres 3 ? Présentant un projet banal lorsqu’elle déclare que son objectif est de percer le tréfonds de la pensée et le mystère des comportements, la phrénologie innove par ses postulats et sa méthode. Il y a d’abord l’innéité des facultés. Si c’est là une hypothèse récurrente de la philosophie occidentale, elle n’est guère dominante au moment où la phrénologie l’actualise. Il y a ensuite son « matérialisme », s’exprimant par le refus de faire intervenir les causes premières (Dieu, l’âme) dans les explications. L’originalité de la phrénologie réside enfin et surtout dans sa prétention à renverser la représentation « classique » du psychisme. De Descartes à Esquirol en passant par Bossuet et Pinel, la spéculation sur l’économie des fonctions mentales tourne sur des catégories dont seul l’agencement et les rapports varient : quel que soit le système défendu, l’attention, la faculté aperceptive, la mémoire, le jugement et l’imagination y sont toujours considérés comme des forces de l’âme ou des facultés fondamentales de l’esprit humain. La phrénologie marque une rupture avec cette tradition philosophique. Sans la rejeter explicitement, elle la subvertit en considérant ces facultés « méta physiques » comme les simples attributs de nouvelles facultés, de nouvelles « forces primitives ». De plus, elle ne cherche pas, 1 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 128‑130. 2 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 134. 3 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 133‑141.
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à la différence d’un Soemmering, à localiser l’âme 1. Gall n’est certes pas le premier à tenter de localiser des aires fonctionnelles dans le cerveau : Charles Bonnet l’a fait au siècle précédent, après bien d’autres 2. Mais le phrénologiste estime que le résultat obtenu par Bonnet ne marque aucun progrès par rapport aux théories d’Aristote, de Bacon, Descartes, Hobbes, Locke et Condillac 3. Toutes leurs classifications des facultés ne sont que des « abstractions » métaphysiques, au même titre que celles qui ont été avancées par Kant, Destutt de Tracy et Laromiguière. Au vrai, la phrénologie ne vise pas le même homme. Elle tente d’imposer un changement profond et durable de paradigme en ne posant plus les mêmes questions. Alors que la sphère d’étude du sujet philosophique englobe la seule activité mentale abstraite des individus, les nouveaux médecins veulent circonscrire l’étude de l’homme à ses besoins vitaux : l’alimentation, la reproduction, etc. Gall a dès lors beau jeu de disqualifier les auteurs précités, en demandant comment il leur serait possible d’expliquer « par la sensation en général, par l’attention, par la comparaison, par le raisonnement, par le désir, par la préférence et la liberté, l’origine et l’exercice de l’instinct de la propagation, de celui de l’amour de la progéniture, de l’instinct de l’attachement ? Comment expliquer, par toutes ces généralités, les talents de la musique, de la mécanique, du sens des rapports de l’espace, de la peinture, de la poésie, etc. ? » Le phrénologiste en appelle ici au bon sens du peuple, du « vulgaire ou de la société », qui reconnaissent spontanément que, dans une même famille, chaque enfant est différent, alors même qu’il subit les mêmes impressions. Les parents savent bien aussi que les « caractères naturels » ne prennent pas le dehors d’une « trompeuse égalité » 1 Thomas Soemmering, Über das Organ der Seel, Königsberg, Nicolovius, 1796. 2 Edwin Clarke et Kenneth Dewhurst, Histoire illustrée de la fonction cérébrale, Paris, Roger Dacosta, 1984 ; Pietro Corsi (dir.), La Fabrique de la pensée. La découverte du cerveau de l’art de la mémoire aux neurosciences, Milan, Electa, 1990. 3 F. J. Gall, FC, vol. I, p. 36‑42. Sur la pensée de C. Bonnet, voir G. LantériLaura, Histoire de la phrénologie, op. cit., 1993, p. 54‑56.
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et personne ne cherche à définir le caractère d’une personne par le développement de ses sensations, sa capacité d’attention, sa faculté de comparaison ou de jugement, la puissance de ses désirs et de sa volonté, ou son degré de liberté. Ni les animaux ni les grands hommes ne peuvent être correctement décrits par ces catégories métaphysiques : « Est-il permis, demande Gall, que des savants, tout en se glorifiant de pénétrer jusque dans l’essence de l’âme, dépècent l’homme, et se bornent à faire de longs traités sur l’âme comme sur un être détaché, exerçant ses fonctions par elle-même, se servant du corps tout au plus comme d’un moyen de communication entre elle et le monde, tandis que du moment de la conception jusqu’au dernier soupir, tout annonce que l’âme est ici-bas dans la dépendance d’organes matériels 1 ? » Comme « science de l’homme », la phrénologie se démarque donc de la psychologie philosophique. Ce que Gall défend, c’est une représentation alternative de la vie mentale reposant sur une nouvelle physiologie, construite elle-même par transposition de l’anatomie comparée définie par Félix Vicq d’Azyr (1748‑1794). C’est là que réside tout entière sa « méthode expérimentale » comme il aime à le répéter… Encore faut-il entendre cette expression dans un sens bien différent de celui que lui donne la physiologie contemporaine, car mise à part la notable exception de Jean Bouillaud, Gall et ses successeurs refusent de pratiquer des ablations sélectives de matière cérébrale sur des êtres vivants. Pour les phrénologistes, les médecins ayant recours à la vivisection sont des « mutilateurs » : il faut s’en tenir à l’autopsie post mortem. Si Gall rejette cette méthode, il accorde une grande importance à l’observation des lésions accidentelles. C’est ainsi qu’il observe pendant plusieurs mois l’évolution d’un individu qui, ayant reçu un coup au cervelet, voit peu à peu ses organes génitaux s’atrophier. Gall en déduit que la castration marque l’arrêt du développement du cervelet, siège de l’instinct de la propagation et du penchant à l’amour 1 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 49.
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physique… Les phrénologistes voient dans ces cas des sources précieuses de renseignements – celui de Phineas Gage est resté célèbre aux États-Unis 1 – et ils abandonnent la voie de la physiologie expérimentale à Vincenzo Malacarne (1744‑1816), Luigi Rolando (1773‑1831), Charles Bell (1774‑1842), Pierre Flourens (1794‑1867) et quelques autres. En refusant de sacrifier les animaux sur l’autel du progrès de la connaissance, la phrénologie s’éloignait de la neurologie actuelle… Notons enfin que Gall rejette la « philosophie zoologique » de Jean-Baptiste Lamarck (1744‑1829) 2. Ce que le phrénologiste refuse dans le système de Lamarck, c’est que le développement des organes puisse être la conséquence des besoins de l’animal : pour Lamarck, les petits yeux de la taupe s’expliquent par le peu d’usage qu’elle fait de la vision et le corps des serpents s’est allongé parce que ces reptiles ont pris l’habitude de ramper 3. Lamarck est « transformiste » tandis que Gall est résolument fixiste. Positions inconciliables. Qu’est-ce qui a pu, demande le phrénologiste, inciter la taupe à ne pas utiliser ses yeux, obliger les serpents à ramper, alors même qu’à l’origine il n’y avait ni organe intérieur ni extérieur ? Sa réponse relève à cet endroit de la théologie naturelle : la « sagesse suprême » a mis chaque animal « en harmonie avec le monde extérieur ». Sans cette harmonie, « les animaux se seraient trouvés dans un état violent de contrac1
Le 13 septembre 1848, sur un chantier de construction ferroviaire près de Cavendish (Vermont), le contremaître Phineas Gage eut le lobe frontal gauche détruit après qu’une barre de métal eut traversé son crâne. L’homme survécut à l’accident mais son comportement s’en trouva fortement modifié et les médecins s’emparèrent de son cas. Sur leurs interprétations (localisatrices ou unitaires), voir Fred G. Barker, « Phineas among the phrenologists : the American crowbar case and nineteenth-century », Journal of Neurosurgical, vol. 82, n° 4, 1995, p. 672‑682. Pour une vue historique d’ensemble avec la reproduction des documents des médecins ayant examiné Gage après son accident (John Martyn Harlow et Henry Jacob Bigelow), voir Malcolm Macmillan, An Odd Kind of Fame. Stories of Phineas Gage, Cambridge, MIT Press, 2000. 2 Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, Dentu, 1809, t. I, p. 235‑236. 3 Ibid., p. 245‑250.
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tion perpétuelle, et auraient péri après quelques minutes d’existence. Le tigre aurait dû se nourrir de chair ; mais il n’aurait eu ni l’idée ni le penchant, ni la faculté d’égorger d’autres animaux. L’oiseau aurait été destiné à émigrer d’un climat à un autre, mais rien dans son intérieur ne l’en aurait averti, ou bien les ailes lui auraient manqué pour voler 1 ». Et puis, « de combien les pieds du héron, de la cigogne et le cou du cygne s’allongeraient-ils encore ? D’un autre côté, du temps d’Aristote, ces parties étaient aussi longues qu’aujourd’hui ; comment expliquer cela 2 ? ». On l’a vu plus haut, les espèces ne peuvent évoluer selon Gall que dans les limites de leurs dispositions innées. L’homme ne peut pas s’abaisser par dégénération à l’état simiesque et, symétriquement, l’orang-outan aura beau se perfectionner, il ne pourra jamais s’élever au rang de l’homme 3. Non seulement l’anthropologie phrénologique est fixiste, mais – point essentiel pour ses applications ethnologiques – elle reprend l’idée héritée des Lumières que les hommes partagent un fond physiologique commun : pour Gall, le cerveau est « essentiellement le même chez tous les hommes bien constitués ». Ce qui retient son attention, ce sont les différences individuelles car « les diverses parties intégrantes du cerveau, ou les divers organes ne sont pas chez tous également développés. Les rapports de ces divers développements varient à l’infini. De là la variété infinie du caractère moral et intellectuel des hommes 4 ».
La question criminelle est résolue Dans la « variété infinie du caractère moral et intellectuel des hommes », Gall s’intéresse plus particulièrement aux génies, aux aliénés et aux criminels. Mais ses vues sur le passage à l’acte des criminels font scandale. En prenant position dans 1 F. J. Gall, FC, vol. 1, p. 157‑158. 2 Ibid., p. 158. 3 Ibid., p. 159. 4 Ibid., p. 262.
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le vieux débat philosophico-théologique sur le déterminisme et la liberté, la phrénologie ruine pour les uns les fondements du droit de punir, elle opère pour les autres une véritable révolution scientifique dans la gestion des criminels et, au-delà, de tous les anormaux. Gall est pourtant moins téméraire en ce domaine que ses disciples. Sa marge d’initiative est d’ailleurs très étroite. Cherchant à dépasser l’opposition manichéenne entre une totale liberté d’action et un absolu déterminisme, il professe un moyen terme dicté – ses détracteurs l’oublieront sciemment – par ses convictions déistes. Le médecin tient en particulier à dissiper tout soupçon de fatalisme : « Si l’on soutient que tout dans le monde et que le monde lui-même est nécessaire ; que tout ce qui est et ce qui arrive, est l’effet du hasard et d’une nécessité aveugle, et qu’aucune intelligence suprême ne s’est mêlée et ne se mêle encore des objets existants, cette doctrine est une espèce de fatalisme qui diffère bien peu de l’athéisme 1. » Gall refuse avec la même ardeur la version théologique d’un tel fatalisme, supposant que tous les actes sont déterminés par un être suprême. La liberté morale existe donc en phrénologie, elle est même un fait d’observation clinique lié à l’originalité physiologique du genre humain. Grâce aux huit facultés qui le distingue des autres espèces, tout homme peut (et doit) fixer son attention sur ses impulsions (sa partie animale) et en contrebalancer les effets par d’autres motifs : « Il suit ainsi de notre doctrine que toutes les fois qu’un homme sain et bien organisé a voulu une chose, il aurait pu en vouloir une autre contraire à la première, non pas sans motif, ce qui serait absurde, mais en se donnant des motifs autres que ceux qui l’avaient déterminé 2. » Voilà qui permet de bien circonscrire la liberté phrénologique qui ne s’oppose nullement, on le voit, au libre arbitre théologique. Beaucoup d’adversaires de l’époque pensent le contraire pourtant, et le médecin François-Emmanuel Fodéré ne voit dans ce raisonnement qu’un « obscur galimatias » partagé 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 88. 2 Ibid., p. 131‑132.
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par la « secte phrénologique » 1. La nouvelle science de l’homme propose plus subtilement une assise physiologique au concept métaphysique de « liberté morale » en en limitant l’exercice, et c’est là l’essentiel, aux seuls hommes sains et bien portants. Ce faisant, elle ouvre une brèche dans laquelle toute la psychologie pathologique s’engouffrera bientôt. Car sous prétexte d’une nuance apparemment anodine, Gall substitue un énoncé médical à une question métaphysique : l’homme libre est un homme en bonne santé, l’homme déterminé est malade, ou dans un état physiologique anormal. Loin d’être fataliste, au sens théologique du terme, la phrénologie identifie donc l’observation scientifique au « déterminisme 2 ». Tout homme normal réunissant d’une part des fonctions et des penchants animaux, d’autre part des facultés lui étant propres, c’est à partir de cette « organisation mixte » qu’il faut mesurer le « degré de la liberté morale » de chaque personne 3. La phrénologie est par cet argumentaire l’une des premières théories scientifiques capable de naturaliser toutes les conventions sociales. Prenons l’exemple du vol. Discuté par les philosophes des Lumières et finalement conforté par le législateur révolutionnaire, le droit de propriété est pleinement légitimé par Gall. Est-ce une question d’« harmonie avec le monde extérieur » ? Les tables de la loi phrénologique sont ici en plein accord avec le Code Napoléon. S’appuyant sur des observations de défense opiniâtre du territoire, Gall estime que la propriété est « une institution de nature chez les animaux » et qu’elle se matérialise dans un organe cérébral spécifique 4. L’organe de cette faculté ne doit toutefois pas être exagérément développé pour s’exercer dans les limites de la normalité, et donc de la moralité, car c’est « le sentiment de la propriété ou le penchant à faire des provisions qui est la qualité fondamentale à laquelle se rattache 1 François-Emmanuel Fodéré, Essai médico-légal sur les différentes espèces de folie…, Strasbourg, Leroux, 1832, p. VII. 2 Le terme ne s’imposera dans les sciences médicales qu’au milieu du xixe siècle. 3 F. J. Gall, FC, vol. 1., p. 320. 4 F. J. Gall, AP, vol. 3, p. 288.
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le penchant au vol ». En bonne dialectique physiologique, la propriété se transforme en vol en cas d’excès d’activité. On glisse alors dans un registre pathologique : c’est la « kleptomanie », cette manie du vol si fréquemment constatée sur le crânes des prisonniers. Gall cite souvent dans son cours le cas exemplaire de cette femme riche qui ne pouvait s’empêcher de voler, tout en sachant qu’elle agissait mal. Malgré sa position de fortune, l’autorité judiciaire avait décidé de la faire enfermer pour une courte durée dans une maison de force. Libérée, elle fut vaincue par son irrésistible penchant et vola de nouveau. Emprisonnée une seconde fois, elle purgea sa peine puis récidiva, en dérobant toujours des objets dont elle n’avait nul besoin. Le tribunal la condamna alors à une peine plus lourde, mais elle n’en fut pas guérie pour autant. Elle volait dans la prison même. Elle avait pratiqué, avec une adresse extrême, une ouverture dans un poêle qui échauffait la pièce où était la caisse de l’établissement. Les vols répétés qu’elle y fit furent remarqués. On mit inutilement, pour la découvrir, des sonnettes aux portes et aux fenêtres, mais enfin, des pistolets qui partirent à l’instant où elle touchait à la caisse, lui causèrent une frayeur si vive, qu’elle n’eut pas le temps de s’échapper par le poêle 1.
Bien d’autres organes pouvaient limiter le libre arbitre des individus, comme les instincts de « défense de soi », instinct carnassier et autres instincts de ruse. Un fort renflement de l’« instinct de la défense de soi » augurait un penchant à la querelle. Gall avait découvert cette faculté fondamentale en repérant dans les cabarets et en invitant à son domicile des cochers de fiacre et des commissionnaires « pris dans les plus basses classes ». Ayant gagné leur confiance en leur offrant pain et vin, bière et argent, il leur demandait de décrire avec franchise les qualités et les défauts les « plus saillants » de leurs confrères. 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 179‑180. Gall emploie le terme de « kleptomanie » dès 1812, et ce sans allusion au terme de monomanie, auquel il substitue celui d’« aliénation raisonnante ».
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Il séparait ensuite ses invités en querelleurs et pacifistes, pour vérifier le dire de chacun. Le médecin avait observé par cette méthode que les « querelleurs avaient la tête, immédiatement derrière et au niveau des oreilles, beaucoup plus large que les poltrons 1 ». L’instinct carnassier, ou penchant au meurtre, avait été découvert par l’étude comparée des crânes d’animaux frugivores et carnassiers 2. Gall avait d’abord pressenti l’existence de ce nouvel organe en constatant des convergences significatives entre des crânes de chiens, d’ours et de rats, mais, pour extrapoler à l’homme, il lui fallait supposer que les combats animaux étaient analogues aux crimes qu’un homme peut commettre. Le rapprochement était incongru car les savants spiritualistes et les théologiens dressaient alors une barrière morale infranchissable entre l’homme et l’animal : toute comparaison était impie, voire blasphématoire. Le poids de cet interdit était toutefois contrebalancé par l’anthropomorphisme des naturalistes et il n’était pas rare de lire à l’époque, par exemple, que « les animaux ne sont pas moins que les hommes poussés à se faire la guerre, […] on les voit se mettre en pièces pour le moindre aliment, lorsqu’ils sont affamés […] Ceux qui diffèrent d’espèces, sont dans un état de guerre permanent. Le tigre et le lion immolent à leur voracité le cerf et le daim timide 3… ». C’est en reliant ainsi les caractéristiques des crânes « carnassiers » avec ceux de quelques criminels que Gall conclut à l’existence d’un penchant inclinant au meurtre : « L’instinct meurtrier ou carnassier est une force primitive innée, par conséquent une qualité fondamentale résultant d’une partie cérébrale particulière, placée immédiatement au-dessus des oreilles, chez la plupart des carnassiers et omnivores 4. » Et le phrénologiste de citer en exemple quelques figures historiques dont les actes et les bustes signalent 1 F. J. Gall, AP, vol. 3, p. 179. 2 F. J. Gall, FC, vol. 4, p. 64‑81 et 81. 3 Jean-François Normand, Exposition de la doctrine physionomique du docteur Gall, ou nouvelle théorie du cerveau, considéré comme le siège des facultés intellectuelles et morales, Paris, Henrichs, An XII (1803), p. 227‑229. 4 F. J. Gall, FC, vol. 4, p. 185.
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un organe du meurtre proéminent : Caligula, Néron, Scylla, Septime-Sévère, Charles IX, Richard Cœur de Lion, Philippe II d’Espagne, Marie I d’Angleterre, Catherine de Médicis, Ravaillac, le corsaire Storzenbecker, etc. Napoléon Ier est inclus dans cette liste infamante par une périphrase : Arracher le fils des bras de sa mère, le dernier soutien de la veuve et du vieillard ; condamner les filles au célibat, conduire à la boucherie, tous les ans, la fleur de la jeunesse de son malheureux pays, dépeupler des provinces entières, faire périr des millions de ses semblables, anéantir l’opulence et le bonheur domestique des nations : tout ceci n’est rien pour lui, pourvu qu’il ait la gloire d’être nommé le plus grand capitaine du monde 1.
La présence de l’instinct du meurtre dans la topographie phrénologique ne doit pas nous faire entériner la représentation par trop schématique que les adversaires de Gall se complairont à mettre en exergue. La phrénologie n’est pas réductible à un fatalisme biologique. Son déterminisme est théoriquement tempéré, on l’a vu, par l’état physiologique de chaque individu et, si son examen diagnostique met l’accent sur l’organisation cérébrale, il n’exclut pas la prise en compte des influences sociales. Gall est à cet égard plus fin (ou moins rigoureux ?) que certains de ses successeurs et assurément moins « fataliste » que les scientifiques travaillant actuellement sur les jumeaux homozygotes dans l’espoir de découvrir le chromosome du crime ou le siège organique de l’agressivité. En principe au moins, la faiblesse de l’instinct carnassier ne permet pas à elle seule de statuer sur l’honnêteté d’un individu. Il faut examiner minutieusement l’ensemble des facultés. Il s’agit d’une opération complexe, d’autant que la logique ultime d’un comportement n’est décelable qu’en tenant compte à la fois des motifs intérieurs et extérieurs de chaque individu. Le phrénologiste concilie ainsi dès sa première formulation des causes physiologiques avec des facteurs que les criminologues contemporains qualifieraient de 1 F. J. Gall, AP, vol. 3, p. 184‑85.
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« situationnelles ». Une personne n’ayant qu’un faible développement de l’instinct carnassier peut donc passer à l’acte si elle y est contrainte par un facteur de réaction très fort. L’exemple type est le cas d’un père tuant le vil suborneur de sa fille. Gall modère la prépondérance de l’instinct carnassier dans l’étiologie des comportements criminels : L’éducation, les habitudes, l’exemple, la religion, la morale, les lois, etc., agissent dans l’homme doué de liberté morale, comme autant de motifs pour conformer ses actions à l’ordre social, même en dépit de ses penchants. Ces raisons suffisent pour faire sentir qu’il ne faut pas chercher un très grand développement de l’organe carnassier dans tout individu qui a été entraîné à commettre un homicide, et qui n’y a pas été disposé par son organisation positive. C’est aussi pourquoi je suis très éloigné de regarder telle personne comme disposée à commettre un homicide, par la raison que je trouve chez elle l’organe de cet instinct très développé 1.
La diversité des organes cérébraux permet d’unifier l’analyse des manquements à la morale dominante dans une même approche physiologique. Certains infanticides s’expliquent par une saillie de l’organe de l’instinct carnassier et un méplat de celui de l’amour de la progéniture 2. Plus curieusement peut-être, le passage à l’acte sans motifs de certains incendiaires procède d’une modification du penchant au meurtre. La langue allemande confirme pour Gall la proximité des deux crimes puisque les auteurs d’incendies avec préméditation y sont désignés sous le terme de Mordbrenner (mord : meurtre, brenner : brûleur). À l’époque d’ailleurs, l’incendie volontaire est punissable, en France comme dans les États germaniques, de la peine de mort (art. 434 du Code pénal français de 1810). On peut également rendre compte du geste fatal des suicidaires par un penchant au meurtre très développé et un organe de la circonspection déficient… 1 2
Ibid., p. 179. Je souligne. Sur l’infanticide, F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 156‑174. Sur les incendiaires, ibid., vol. 3, p. 244‑246.
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À la différence de ses disciples, Gall considère que le développement du penchant au crime est indépendant de l’éducation reçue. Si la neutralisation de l’instinct carnassier est envisageable dans les classes éduquées, elle lui semble très improbable pour les individus issus des bas-fonds. L’application de sa théorie criminologique à l’administration de la justice supposait le concours d’un expert ès phrénologie lors de l’instruction, mais l’examen cranioscopique ne fut jamais admis par les magistrats, ou du moins reconnu officiellement. La phrénologie fut d’ailleurs prise à partie sous la Restauration lors du grand, débat sur la monomanie homicide, lancé par le docteur Étienne Georget 1. En principe pourtant, le criminel incorrigible par penchant d’organisation est facilement confondu par une cranioscopie bien menée et des indices psychologiques convergents. L’incorrigible se caractérise en effet par l’absence de remords, car ce type d’assassin possède suffisamment de « motifs intérieurs » (instinct carnassier) pour que sa conduite meurtrière soit l’assouvissement d’un besoin, et non la conséquence d’un désir froid et calculateur. Gall cite ce cas : « À Vienne, un certain Z assassine sa maîtresse à coup de couteau, pour lui voler 300 florins. » Puis il dépèce avec soin le cadavre « pour le cacher plus facilement dans une caisse ». Jusque-là, le crime est, si l’on ose dire, « normal ». L’acte est motivé par un mobile répréhensible mais compréhensible. Ce qui fait scandale et exige une explication, c’est la suite : « au lieu d’être troublé par ce crime, il se rend au bal, y passe la nuit, dépense tout son argent, et se livre à tous les excès d’une joie grossière 2. » C’est ici plus que la liberté morale n’en peut endosser et le médecin décèle dans cette circonstance l’effet d’une détermination physiologique… Si les juristes dédaignent l’offre cranioscopique, les médecins se chargent d’appliquer cet examen sur des suspects ou des condamnés. À Paris, il y eut longtemps un médecin volontaire 1 M. Renneville, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris, Fayard, 2003, p. 97‑131. 2 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 148.
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pour se rendre les jours d’exécution, aux premières lueurs de l’aube, à la barrière Saint-Jacques. Les phrénologistes furent ainsi les premiers à réaliser de grandes collections de crânes d’assassins. Moins organisés en province, ils y sont tout aussi précoces. Dès 1809, un certain Contèle, médecin à Albi, exerce ses talents sur un individu condamné à mort par la Cour de justice criminelle du Tarn. L’homme avait tué son beau-frère et il avait avoué spontanément d’autres assassinats. Lors de l’instruction, il avait déclaré qu’il était poussé par un penchant à tuer et, au cours du procès, l’assistance avait été effectivement frappée, aux dires de Contèle, par la « férocité » de l’accusé. Le docteur décida donc de procéder à une cranioscopie, dès qu’on lui laisserait le champ libre. Lors de la cérémonie de mise à mort, il se plaça au plus près de l’échafaud : Descendu dans la fosse peu après l’exécution, j’hésitais un moment à saisir la tête qui venait d’être séparée du tronc. Les yeux étaient brillants, et les traits du visage pleins de menace et de fureur. Par le toucher, je reconnus bientôt aux régions temporales de chaque côté une proéminence située au-dessus du pavillon de l’oreille ; ayant mis à nu la portion écailleuse de l’os, je trouvai à son tiers postérieur une bosse arrondie, qui pouvait avoir trois à quatre millimètres d’élévation à son centre, sur une douzaine de centimètres à sa base. Elle ressemblait assez à un segment de ces petites billes d’ivoire ou de pierre, avec lesquelles les enfants jouent. Ces deux éminences étaient parfaitement symétriques entre elles 1.
Par sa conception originale du passage à l’acte, la phrénologie remettait en cause un ordre juridique tirant sa légitimité d’une pénologie adaptée à des hommes capables de discerner le bien et le mal. La peine était alors fixée en France suivant l’acte commis, sans tenir compte de la personnalité de l’accusé. Gall ne l’entendait pas ainsi. Le degré de liberté morale dépendant de la conformation organique des sujets, il s’ensuivait que l’appréciation du mérite ou du « démérite » des actions 1
Cité par F. J. Gall, AP, vol. 3, p. 183.
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pouvait considérablement varier selon les personnes : « Pour fixer le degré de culpabilité intérieure, il faudrait avoir égard à l’organisation, à l’âge, au sexe, à la santé de la personne, aux rapports qu’ont avec elle mille circonstances accessoires, à la manière même dont s’exécutent ses fonctions de la vie automatique, surtout la digestion des aliments, et à des motifs en apparence encore plus éloignés 1. » C’était énoncer, pour la première fois, la nécessité d’un « grand examen » des criminels. Il faudra attendre toutefois une anthropologie totalement sécularisée et matérialiste, celle de l’école de Broca, pour que le programme de Gall se réalise. On peut s’interroger sur la cause de ce retard, d’autant qu’il ne sera comblé qu’après le rejet de la théorie phrénologique. L’une des explications réside probablement dans le déisme de son fondateur qui restreint les conséquences réformistes de sa physiologie. Gall reste en effet attaché à la justice divine et il pense que la fixation ultime et intangible du degré de culpabilité intérieure des infracteurs n’est pas du ressort des hommes : « tout cela n’est possible qu’à celui qui sonde les reins et les cœurs ». Le but des institutions humaines n’est donc pas d’exercer une justice absolue mais de prévenir les délits, corriger les malfaiteurs et mettre en sûreté la société contre les « incorrigibles ». En habile stratège, le médecin manœuvre ici entre le rejet de la justice purement rétributive et une certaine défiance envers les largesses de la philanthropie : On s’est borné pendant longtemps, et l’on se contente encore dans plusieurs pays de punir les malfaiteurs. Le droit criminel ou les lois pénales n’avaient égard qu’à la volonté de l’homme, sans s’occuper de ce qui détermine cette volonté. Mais l’on a reconnu que les peines seules ne corrigent pas beaucoup les malfaiteurs. D’un autre côté, de prétendus philosophes ont imaginé toutes sortes de rêveries sur les droits de l’homme, et ont débité une philanthropie très mal entendue. On a restreint le droit pénal, ainsi que l’augmentation graduelle de la peine de mort ; aucun 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 142.
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de ces deux états de choses n’est d’accord avec nos idées sur la liberté morale et sur les besoins de l’homme 1.
Le phrénologiste prodigue donc ses recommandations. Sa conception de la théorie de la liberté morale l’incline notamment à défendre une conception utilitariste de la peine. La constitution intérieure des « pervers » les incitant à passer à l’acte, il faut dresser face à cette inclination des obstacles sociaux « d’autant plus nombreux et puissants que leurs penchants sont forts ». Si cette perspective préfigure par l’idée de « dangerosité » le positivisme fin de siècle, elle véhicule aussi certains archaïsmes. Car Gall n’hésite pas à brandir l’arsenal des peines d’intimidation chères à l’Ancien Régime, défendant là des positions rétrogrades par rapport à la philanthropie de ses amis et futurs disciples. Contrairement aux libéraux de la Restauration qui s’intéresseront à sa doctrine, il s’accommode sans difficulté de la peine de mort car il faut bien « choisir des moyens énergiques pour effrayer cette engeance de malfaiteurs et mettre des bornes à leur scélératesse invétérée 2 ». Non seulement il convient, suivant sa logique, de maintenir cette peine capitale mais il lui semble possible de l’améliorer encore en la graduant, comme toutes les autres peines. Il faudrait ainsi instituer des peines de mort « simples » et d’autres, accompagnées de tortures plus ou moins effrayantes, selon la gravité du crime commis… Ultime raffinement éducatif, il ne serait pas inutile que le cadavre soit, à la fin du supplice, exposé aux autres prisonniers et, si possible, devant la « jeunesse du peuple »… Cet ensemble de propositions est considéré par Gall comme un ensemble cohérent, directement déduit de sa doctrine. Inutile donc de se demander si la phrénologie est plutôt « en avance » ou « en retard » sur son époque. La philosophie pénale de Gall est pleinement de son temps, faisant charnière entre la théorie « classique » du siècle des Lumières et le positivisme à venir. Gall défend d’ailleurs une politique de prévention des délits 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 144. 2 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 154.
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ainsi que le principe de certitude de la peine cher à Beccaria. Il prend aussi ses distances par rapport au système carcéral et pense déjà, comme beaucoup de médecins de l’époque, que la prison est une école du crime, trop douce avec les incorrigibles et trop dure pour les petits délits : La conduite que l’on [tient] dans les prisons envers les criminels, et qui est encore assez généralement la même, atteint moins que les punitions seules, le but indiqué. Les criminels ordinaires, lors même que leurs délits sont différents, sont communément réunis en grand nombre. Nous avons même vu quelquefois de simples prévenus, mêlés avec les prisonniers jugés. En certains endroits, tous étaient oisifs ; ordinairement on les occupe tantôt à des travaux trop aisés, tantôt trop difficiles, souvent malpropres et malsains, et presque toujours très peu lucratifs 1.
S’il était possible de s’accommoder de ce mode de répression, au moins fallait-il améliorer le régime des prisons, et les propositions de Gall sont ici similaires à celles de ses amis philanthropes : Quand la punition d’un coupable est bornée à une détention pour un temps déterminé, il serait dans l’esprit de la loi de combiner cette punition de manière qu’elle ne détruisit pas la santé de cet individu. Les prisons mal construites et mal organisées nuisent à l’état social sous beaucoup de rapports, et les prisonniers qu’on habitue à l’oisiveté ou à des travaux tels que la filature de la laine et le sciage du bois de teinture, qui ne peuvent leur servir lorsqu’ils sont remis en liberté, restent souvent sans ressources 2.
Toutes les mesures prônées par le phrénologiste visent à faire naître chez les prisonniers une « conscience artificielle » leur permettant de ne plus enfreindre la loi. Il est du devoir de l’État d’instruire les ignorants, d’augmenter le nombre de maisons de correction et d’y généraliser la mise au travail pour la « correction morale » des petits délinquants. Pour Gall, l’enseignement de la 1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 144. 2 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 146.
Une science nouvelle
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religion et une éducation à la morale sociale peuvent contribuer puissamment à la transformation des condamnés en « animaux d’habitude pour le bien ». Avec cet argumentaire et la double causalité interne et externe des comportements, Gall évitait le fatalisme pour professer un déterminisme volontariste naturalisant les valeurs morales de la société : c’était la physiologie même de l’homme qui réclamait la religion et l’éducation 1. La revendication de réformes sera pourtant à l’origine des passions déchaînées par Gall. Dangereusement subversive pour les uns, sa phrénologie sera, pour d’autres, la science du gouvernement des hommes. Chansonniers et poètes ne s’y trompent pas et, dès 1808, ces vers sont composés, reflétant assez fidèlement l’esprit de la nouvelle science : Si l’homme a des penchants qu’il doit à la nature, Et qui peuvent parfois égarer sa droiture ; Si l’homme, de ses goûts esclave infortuné, Vers le crime se sent avec force entraîné ; Si l’homme, par lui seul ne sait point se conduire ; Qu’en conclure ? qu’il faut le guider et l’instruire. Tu nous montres la plaie, et le législateur Devra chercher au mal un remède-sauveur ; Au-devant de ses pas tu portes la lumière, Il a de sages lois la plus riche matière : Faire à des rois prudents connaître les humains, N’est-ce pas affermir le sceptre dans leurs mains 2 ?
1 F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 209‑212. 2 Julien Paillet, « Au docteur Gall », (publié anonymement en 1808), in Épitres et poésies diverses, Paris, Chez les principaux libraires, 1828, p. 86‑99.
II Entre savoirs et politiques
À
Paris, Gall expose sa doctrine sans être inquiété par les autorités. Cette liberté retrouvée l’incite à modifier ses projets et, alors qu’il ne prévoyait d’y faire qu’une série de conférences, le phrénologiste décide de s’établir en France. Habitant le quartier Saint-Honoré pour sa clientèle, il acquiert une maison à Montrouge pour s’adonner à l’horticulture. Gros village de mille deux cents âmes, Montrouge est alors un lieu de villégiature prisé pour les Parisiens en mal de campagne. Jacques-Philippe-Martin Cels (1740‑1806), membre de l’Institut, y a élevé, près de la barrière du Montparnasse, une pépinière d’arbres et d’arbustes rares, ainsi qu’une collection de plantes exotiques. Gall s’y rend fréquemment, pour recueillir quelques graines qu’il sème ensuite dans son propre jardin. Cette activité ne le fait toutefois pas oublier d’autres récoltes.
Napoléon juge la phrénologie Si le phrénologiste jouit de sa nouvelle liberté d’enseigner, il a plus de difficultés à obtenir la légitimité académique qu’il recherche. Soucieux d’acquérir une marque de reconnaissance de leur pays d’accueil, Gall et Spurzheim déposent le 14 mars 1808 un mémoire sur l’anatomie et la physiologie du cerveau à l’Académie des sciences 1. La commission chargée d’évaluer les travaux présentés est composée de Cuvier, Pinel, Tenon, Portal 1 F. J. Gall et J.-G. Spurzheim, Recherches sur le système nerveux en général, et sur celui du cerveau en particulier…, op. cit., 1809.
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et Sabatier. Son jugement est mitigé 1. Rédacteur du rapport final, Cuvier tend à réduire l’apport des deux médecins en renvoyant leur méthode de dissection à des techniques remontant à la Renaissance avec Varole et, au siècle suivant, à Vieussens. Il reconnaît toutefois que Gall et Spurzheim sont les premiers à démontrer que la substance cendrée de la moelle épinière est à l’origine des filets médullaires et que le tronc cérébral n’est qu’un prolongement de la moelle épinière dans la cavité du crâne puisque tous les nerfs crâniens, mis à part l’olfactif et l’optique, sont issus de ce tronc. S’il concède ainsi que Gall et Spurzheim ont fait quelques découvertes, il en minimise la portée 2. Surtout, les aspects cranioscopique et psychologique sont éludés au profit des seules questions d’anatomie, ce qui est un coup dur pour la doctrine. Cuvier précise à cet endroit que la commission n’a évalué que ce qui lui a été soumis, soit une série de propositions relatives à la structure de l’encéphale. Est-ce par prudence que les deux savants n’ont pas présenté dans ce mémoire leur organologie cérébrale ? En tout cas, et c’est ici le point essentiel, la commission récuse par avance toute compétence pour évaluer la physiologie de Gall et son rapport termine en insistant sur ce point : Il est essentiel de répéter encore, ne fût-ce que pour l’instruction du public, que les questions anatomiques dont nous nous sommes occupés dans ce rapport, n’ont point de liaisons immédiates et nécessaires avec la doctrine physiologique enseignée par M. Gall, sur les fonctions et sur l’influence du volume relatif des diverses parties du cerveau, et que tout ce que nous avons examiné touchant la structure de l’encéphale, pourrait être vrai ou faux, sans qu’il y ait la moindre chose à en conclure
1 G. Cuvier, « Rapport sur un mémoire de MM. Gall & Spurzheim, relatif à l’anatomie du cerveau ; fait au nom d’une commission comparée de MM. Tenon, Portal, Sabatier, Pinel et Cuvier », Mémoires de la classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut de France, Paris, 1808, p. 109‑160. 2 Pour un développement des connaissances médicales sur le cerveau au xviiie, voir G. Lantéri-Laura, Histoire de la phrénologie…, op. cit. 1993. Sur le rapport de l’Institut, voir en particulier ibid., p. 128‑131.
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pour ou contre cette doctrine, laquelle ne peut être jugée que par des moyens bien différents 1.
Cuvier se garde bien d’expliquer quels peuvent être ces « moyens ». Surtout, les examinateurs justifient leur position en s’appuyant sur une conception sensualiste du cerveau. Indépendamment de sa structure anatomique, l’organe cérébral assure selon les savants de l’Institut trois fonctions essentielles. Celle d’abord, de « recevoir par le moyen des nerfs et transmettre immédiatement à l’esprit les impressions des sens ». Celle ensuite de « conserver les traces de ces impressions et les reproduire avec plus ou moins de promptitude lorsque l’esprit en a besoin pour ses opérations ». Celle enfin de « transmettre aux muscles, toujours par le moyen des nerfs, les ordres de la volonté » 2. Mais comment la commission pouvait-elle avancer cette hypothèse physiologique sans discuter celle de Gall et Spurzheim ? Cuvier recourt à un subterfuge consistant à rejeter toute connaissance psychologique hors du champ de la physiologie. C’est ainsi que les trois fonctions de perception, d’imagination et de transmission de la volonté attribuées au cerveau reposent selon la commission sur « l’influence mutuelle à jamais incompréhensible de la matière divisible et du moi individuel, hiatus infranchissable dans le système de nos idées, et pierre éternelle d’achoppement de toutes nos philosophies 3 ». Formule lapidaire de la part de ces savants qui, pour ne pas se prononcer sur Gall, préfèrent déclarer haut et fort l’impossibilité d’un programme de recherche pourtant défini quelques années auparavant par leur collègue P. G. Cabanis. Formule qui ne laisse pas de surprendre en particulier sous la plume d’un Cuvier, qui rédigeait huit ans plus tôt les instructions scientifiques de François Péron en insistant sur l’intérêt d’une récolte de crânes 1 G. Cuvier et al., « Rapport sur un mémoire de MM. Gall & Spurzheim, relatif à l’anatomie du cerveau ; fait au nom d’une commission comparée de MM. Tenon, Portal, Sabatier, Pinel et Cuvier », Mémoires de la classe des sciences mathématiques et physiques de l’Institut de France, Paris, 1808, p. 160. 2 Ibid., p. 113. 3 Ibid., p. 160.
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pour étudier « le physique et le moral de chaque race 1 ». Le savant a-t‑il changé d’avis après 1800 ? Comment expliquer un tel revirement ? Et au-delà du seul cas de ce naturaliste, qu’est-ce qui a pu pousser les rédacteurs du mémoire de 1808 à cet attentisme ? Le refus de la commission de s’engager a priori dans une discussion ne peut s’expliquer par la seule logique scientifique. L’ombre de l’Aigle plane sur ce rapport académique. D’abord, les membres de la commission gardent un vif et désagréable souvenir de la suppression de la classe des sciences morales et politiques de l’Institut de France, arrêtée cinq ans auparavant par le Premier Consul. En prétendant réformer l’étude des rapports du physique et du moral, la physiologie du cerveau de Gall et Spurzheim se place dans le champ de compétence de la classe supprimée par Napoléon. Les académiciens ont bien conscience de cette filiation lorsqu’ils prennent la peine de préciser dans leur rapport que la théorie physiologique de Gall et Spurzheim dépend « en dernière analyse d’observations relatives aux dispositions morales et intellectuelles des individus, lesquelles n’entrent assurément dans les attributions d’aucune académie des sciences 2 ». Une telle phrase n’aurait pas pu être écrite cinq ans plus tôt… Au-delà de cette question de compétence, Napoléon a toujours affiché une profonde aversion pour la phrénologie. L’Empereur déchu confia en exil à son mémorialiste Las Cases qu’il avait personnellement « beaucoup contribué » à perdre Gall et cet aveu tardif fut confirmé par de nombreux phrénologistes, qui colportèrent la rumeur d’une modification sur ordre du rapport de Cuvier. Certains avancèrent même que le servile savant était favorable à la phrénologie, avant que Napoléon n’infléchisse son jugement 3. Si l’hypothèse est douteuse, celle d’une intervention directe de 1 G. Cuvier, « Note instructive sur les recherches à faire relativement aux différences anatomiques… », op. cit., 1978 (1800), p. 173. 2 G. Cuvier et al., « Rapport sur un mémoire de MM. Gall & Spurzheim… », op. cit., 1808, p. 110. 3 David Richard, « La phrénologie et Napoléon », Journal de la société phrénologique de Paris, janvier 1835, p. 42‑97 (p. 43).
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l’Empereur l’est beaucoup moins 1. Cuvier est en effet, depuis 1803, le secrétaire perpétuel de la classe de mathématique et de physique, dans laquelle siège Napoléon. Or le patriotisme du savant Empereur s’accorde mal avec la reconnaissance des compétences étrangères. En 1808, en particulier, il s’offusque en public de l’attitude de Humphrey Davy (1778‑1829), directeur de la Royal Institution of London, qui ne s’est pas rendu en France pour recevoir la médaille de 3 000 F que lui a octroyée l’Institut 2. Peu avant la remise du rapport sur Gall, l’Empereur se serait exclamé devant Cuvier : « Quoi ? en sommes-nous réduits à recevoir des leçons de chimie d’un Anglais, et d’anatomie d’un Allemand ? C’est honteux ! » Un sympathisant phrénologiste commentera ainsi l’épisode : Cette boutade ne manqua pas son effet sur M. Cuvier ; son rapport n’avait pas encore été remis, il le changea aussitôt. Il n’osa pas dire que le système était faux, puisqu’il l’avait approuvé, ni que le cerveau n’était point le siège de l’âme, puisqu’il l’avait lui-même établi, ni que la dissection méthodique n’était pas un immense progrès ; mais, avec la flexibilité d’esprit qui le distinguait, il se détermina pour le moindre inconvénient, qui le mettait pourtant en opposition directe avec les faits, et il dit que l’anatomie du cerveau n’avait rien de commun avec son influence mentale 3. 1
Dorinda Outram, Georges Cuvier, Manchester, Manchester University-Press, 1984. D’après cette étude, Cuvier aurait rejeté la phrénologie dès qu’il en eut une connaissance assez précise, par la longue lettre de Villers, de 1802. La correspondance privée de Cuvier atteste en outre qu’il resta hostile à la doctrine de Gall après le rapport de 1808. Cuvier aurait considéré que Gall ne valait pas plus qu’un charlatan car il s’adressait directement au public (ibid., p. 131‑32). Les cours publics (payants) étaient pourtant une pratique courante à cette époque. 2 J. Léonard, Médecins, malades et société dans la France du xixe siècle, Paris, Sciences en situation, 1992, p. 257‑258. 3 Bibliothèque nationale de France, Ms 127 61. Collections des autographes du xixe siècle avec des notices manuscrites inédites, vol. VI, notice sur la phrénologie en France (1845), p. 122‑135 (p. 125). La note n’est pas signée mais l’anecdote est citée fréquemment chez les phrénologistes (Pierre Foissac dans l’Union médicale en 1877) ainsi que dans la biographie que Nahum Capen consacra à Spurzheim, in J.-G. Spurzheim, Phrenology, in Connexion with the Study of Physiognomy (to which is Prefixed a Biography of the Author),
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Ces propos polémiques ne permettent pas d’instruire plus avant le dossier. Il vaut mieux remarquer que l’Empereur déchu a lui-même donné les raisons de son opposition au système phrénologique. [Gall] et ses semblables ont un penchant pour le matérialisme : il accroîtrait leur science et leur domaine. Mais la nature n’est point si pauvre. Si elle était si grossière que de s’annoncer par des formes extérieures, nous irions plus vite en besogne, et nous serions plus savants. Ses secrets sont plus fins et plus délicats, plus fugitifs ; jusqu’ici ils échappent à tout. Un petit bossu se trouve un grand génie ; un grand bel homme n’est qu’un sot. Une large tête à grosse cervelle n’a parfois pas une idée, tandis qu’un petit cerveau se trouvera d’une vaste intelligence. Et voyez l’imbécillité de Gall : il attribue à certaines bosses des penchants et des crimes qui ne sont pas dans la nature, qui ne viennent que de la société et de la convention des hommes : que devient la bosse du vol s’il n’y avait point de propriétés ? La bosse de l’ivrognerie, s’il n’existait point de liqueurs fermentées ? Celle de l’ambition, s’il n’existait point de société 1 ?
Après ce rapport décevant, Gall défend sa position. Il fait parvenir un exemplaire de sa réponse à son ami Andreas Streicher en exprimant l’espoir qu’il y admire au moins l’« audace allemande de s’engager dans la lutte face au tribunal de toute l’érudition mondiale ». Débouté et dépité, le phrénologiste ne croit plus alors que le sol français soit celui de la raison et il confie à son correspondant qu’il n’a jamais vu ailleurs le matérialisme et le fatalisme hanter autant d’esprits, avec un « manque de moralité absolue 2 ».
1 2
Boston, Marsh, Capen & Lyon, 1833, p. 33‑35. Même Pierre Flourens, qu’on ne peut soupçonner de complaisance à l’égard de la phrénologie, mentionne que Napoléon fut mécontent du fait que Cuvier n’avait pas critiqué assez nettement le mémoire de Gall dans une première version. Il ne donne pas toutefois ses raisons et n’affirme pas explicitement que Cuvier changea le fond de son premier jugement. P. Flourens, De la raison, du génie et de la folie, Paris, Garnier Frères, 1861, p. 244. Emmanuel de Las Cases (père), Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Garnier Frères, 1961 (1823), t. II, p. 58. Lettre à Andreas Streicher du 20 janvier 1809 citée par M. Neuberger, « Briefe Galls an Andreas und Nanette Streicher », op. cit., 1916, p. 24.
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Ainsi, Napoléon ravale Gall au rang de la « charlatanerie » des Cagliostro, Mesmer et autres Lavater. Corvisart tenta bien de convaincre son impérial patient du bien-fondé de la doctrine. En vain. Les médecins phrénologistes ne lui en tinrent pourtant pas rigueur et ils surent rester fidèles à la cause bonapartiste. Beaucoup d’entre eux firent d’ailleurs leurs classes sous l’Empire. Ils s’accommodèrent de cette contradiction et, ne pouvant dissimuler l’aversion de Napoléon vis-à-vis de Gall, ils y virent une faille regrettable dans un esprit crâne qui confinait par tant d’autres aspects au génie.
Gall s’installe à Paris Forgée dans le creuset viennois comme le mesmérisme, la phrénologie se présente au public comme un curieux amalgame de magnétisme animal et de physiognomonie, conjuguant l’espérance thérapeutique du premier avec l’évidence diagnostique du second. Bien que Gall arrive dans une France vivant à l’heure du blocus et d’une presse étroitement surveillée par les censeurs de l’Empire, Paris s’enflamme pour sa théorie. La polémique éclate dès son premier mois de séjour et c’est le très officiel Journal des débats qui ouvre le feu en accusant la phrénologie d’être fataliste. Directeur de la Gazette de santé, Marie de Saint-Ursin répond à ce quotidien qui a « exhumé, dans un triste Feuilleton, toutes les rêveries débitées autrefois pour ou contre le libre arbitre, les idées innées, la prédestination » en faisant « parade de son théologisme ». La Gazette de santé juge que c’est là une « cause abandonnée » et que la seule question opportune est de savoir si la phrénologie est vraie ou fausse, non d’examiner ses conséquences métaphysiques 1. La querelle se prolonge en 1808 pendant le cours de Gall. D’un côté, le Journal des débats, jugeant que le médecin « marche sur une ligne étroite entre l’odieux et le ridicule » et qu’on ne le voit 1 Marie de Saint-Ursin, « Un mot sur le docteur Gall », Gazette de santé, 21 novembre 1807, p. 267‑269.
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« presque jamais dans le milieu » ; de l’autre, la Gazette de santé, récusant vigoureusement toute accusation de fatalisme et de matérialisme 1. Le Courrier de l’Europe ajoute sa voix au Journal des débats et au Journal de l’Empire, très critique dès 1805 2, tandis que les Archives littéraires, le Journal de médecine pratique et le Bulletin des sciences médicales défendent Gall 3. La théorie des localisations cérébrales est raillée en 1808 sur les planches du théâtre de l’Impératrice où l’on joue la cranomanie du docteur Têtu ainsi que dans un court vaudeville – Système bossu ou doctrine biscornue de maître Gallimat 4 – mais un auditeur du cours vole au secours de Gall en publiant une petite pièce qui récapitule les arguments des parties. En faveur de la doctrine, il y a l’abbé « Toutgall », homme intelligent, réfléchi et raisonnable ; contre celui-ci se dresse madame « Antigall », femme simplette qui reprend à son compte les critiques du Journal des débats : « Mesmer n’était qu’un apprenti charlatan auprès du docteur Gall. Avec son fluide magnétique, il secourait au moins les nerfs, donnait la colique et purgeait les maladies, on sentait quelque chose pour son argent : mais celui-ci vous débite une trentaine d’absurdités [les organes phrénologiques], recommence toujours, et puis c’est tout 5. » La discussion gagne ainsi très vite la rue. Le libraire Martinet vend des scènes satiriques colorées du Docteur Gall… imatias. Martin, rue du Petit-Lion-Saint-Sulpice, débite les couplets grivois d’un Docteur Gall à Cythère. La feuille est ornementée d’un frontispice de Blaizot figurant Cupidon dans les bras d’une Vénus qui 1
« H » (Hoffmann ?), signe une série d’articles « Leçons sur Gall » qui sont des comptes rendus critiques des conférences que Gall donna à l’Athénée à partir de 1808, Le Journal de l’Empire (voir les n° du 30 janvier, 1er, 6, 10, 12, 13 et 27 février, etc.). 2 Le Journal de l’Empire rend compte à ses lecteurs de la tournée de Gall le « crânomane » à Griesbach, Halle, Iéna et à la cour de Weimar dans son numéro du 6 septembre 1805 (p. 2). 3 G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, op. cit., 1845, p. 48. 4 Cranomanies citées supra. Système bossu ou doctrine biscornue de maître Gallimat […], organologie en vaudevilles, par MM. A*** C*** et Ber… Fr…, Paris, Barba, 1808. 5 Madame Antigall ou réponse au Journal de l’Empire, Paris, Chez les Marchands de Nouveauté, 1808, p. 4.
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offre sa tête au savant. Et depuis 1806, on peut entonner, sur l’air de la Croisée, une chansonnette consacrée à Gall : Voici venir le docteur Gall. Je ne suis pas de ces critiques Qui disent : Cela m’est égal, Nous n’avons que trop d’empiriques : Pour moi c’est vraiment un régal De pouvoir fêter à l’avance Celui qui vient exprès de Halle Pour éclairer la France. […]
Le parolier est Antoine-Pierre-Augustin de Piis, un maître ès vaudevilles qui exerce accessoirement la fonction de secrétaire général de la préfecture de police 1. Au carnaval de 1808, la phrénologie fait une apparition remarquée : on voit défiler, place du Carrousel, un guilleret cortège composé de pierrots, d’arlequins et de poissardes s’auscultant mutuellement leurs têtes ainsi qu’un paillasse affublé de plusieurs crânes portant des inscriptions « crâne d’un voleur », « crâne d’un assassin », « crâne d’un banqueroutier ». On y chante certainement ces deux autres couplets de la chanson de Piis : Observateur de bonne foi, Médecin sans art et sans fraude, Sans doute il vous dira pourquoi Les Picards ont la tête chaude ; Pourquoi Zoïle de son chef À trouver tout mauvais s’ingère, Et pourquoi le beau sexe, en bref À la tête légère. Enfin, puisqu’il a de Mesmer La faculté magnétisante, Et puisqu’il a de Lavater La perspicacité plaisante,
1
Antoine-Pierre-Augustin de Piis, Œuvres choisies. Chansons, Paris, Brasseur aîné, 1810 (1806), IV, p. 135‑138.
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Le langage des crânes Faisons-nous imposer les mains Par ce divin de la pensée, Et dans ses touchants examens Donnons tête baissée.
Le charivari est clos par un masque représentant le docteur Gall, à cheval sur un âne, la tête tournée du côté de la queue de l’animal, recevant d’une mère gigogne des têtes à perruques couronnées de chiendent… Si la phrénologie a ainsi les honneurs du public, elle reçoit également ceux d’un Tout-Paris prompt à s’enflammer pour les curiosités scientifiques. Ayant eu la bonne fortune d’arriver à l’ouverture de la saison mondaine, Gall constate le 16 décembre 1807, qu’il est l’« homme à la mode » et que sa théorie est discutée dans tous les salons 1. Ce qui n’est pas pour lui déplaire. Talleyrand le soutient, pense-t‑il, « corps et âme ». « Lors de toutes les démonstrations publiques qui ont toujours lieu devant 200 à 300 personnes, on m’applaudit interminablement. » Gall présume-t‑il trop des dispositions de Talleyrand ? En tout cas, son succès dans le beau monde est incontestable et immédiat. Peu de jours après son arrivée à Paris, il est convié à une soirée de gala à l’ambassade d’Autriche. Orchestrée par le prince ambassadeur Clément de Metternich, qui fut son élève et qui resta son proche ami, cette fête a pour invitée d’honneur la princesse de Tour et Taxis, sœur de la reine de Prusse 2. Le médecin converse pendant le dîner avec Dupont de Nemours. Les deux convives ne manquent ni de sujets de discussion, ni d’intérêts communs : le physiocrate a publié en 1793 une Philosophie de l’univers, décrivant une conception déterministe du monde, et il vient de faire paraître chez Delance un recueil de quatre études d’histoire naturelle. Si Dupont de 1
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Salons, bals et réceptions musicales se succèdent approximativement de décembre à Pâques. Les gens du monde prennent ensuite leurs quartiers d’été. Anne-Martin Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris. 1815‑1848, Paris, Seuil, 1993, p. 117‑119. Sur le soutien de Metternich, qui permet à Gall de conserver des liens avec Vienne, voir « Mr. Combe’s Letters from Germany », op. cit., 1838, p. 29 . Sur cette soirée, Guillaume de Bertier de Sauvigny, Metternich, Paris, Fayard, 1986, p. 84.
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Nemours y défend – comme Gall – l’unité de l’espèce humaine et sa proximité avec les animaux, il s’oppose fermement à la thèse de l’innéité des comportements. Les deux savants échangent-ils leurs vues divergentes sur les chiens, les abeilles et les oiseaux ? Abordent-ils le cas de Victor, le « sauvage de l’Aveyron » ? Le médecin sera invité ce soir-là à présenter ses vues et à faire la démonstration de son art sur la princesse invitée. Il y gagnera l’indéfectible et précieux soutien de Metternich 1. Gall est très vite invité à partager la table de toutes les sommités parisiennes. On se dispute ses faveurs en espérant percer le secret de son art. La duchesse d’Abrantès le fait appeler au berceau de son fils âgé de six semaines pour qu’il rende son oracle. Le ministre de la police Fouché, la reine de Hollande et l’impératrice Joséphine prennent date pour une consultation 2. Peu après l’affaire du mémoire à l’Académie des sciences, Napoléon jauge Gall dans un de ces dîners et il raille la doctrine des bosses au cours d’une réception chez la duchesse d’Abrantès 3. L’Empereur interdit même à Joséphine de se prêter à une cranioscopie. Il aura toutefois moins d’influence sur sa femme que sur Cuvier. Bravant son mari, l’impératrice se fera tâter le crâne en catimini chez le peintre François Gérard. Le phrénologiste parvint-il ce jour-là à palper la saillie de l’imminente répudiation de l’infortunée ? Le peintre fut-il impressionné par la clairvoyance du médecin ? Toujours est-il que le futur baron Gérard sera l’un des membres fondateurs de la Société phrénologique de Paris 4. 1
Sur l’histoire naturelle de P. S. Dupont de Nemours, voir L. Loty, « Métaphysique et science de la nature : Dupont de Nemours… », op. cit., 1995, p. 327‑340. 2 D’après Gall lui-même. Lettres du 16 décembre 1807 et du 20 janvier 1809. Neuberger, « Briefe Galls an Andreas und Nanette Streicher », op. cit., 1916, p. 23‑25. 3 Ces renseignements sont donnés par Paul Delaunay, qui semblait remarquablement informé sur la phrénologie. Ce médecin historien n’a malheureusement pas cité ses sources avec précision… Paul Delaunay, « De la physiognomonie à la phrénologie. Histoire et évolution des écoles et des doctrines », Le Progrès médical, 1928, n° 29, p. 1207‑1211, n° 30, p. 1237‑1251, n° 31, p. 1279‑1290. 4 L’anecdote de la cranioscopie de l’impératrice est tirée de David Richard, « La phrénologie et Napoléon », op. cit., 1835, p. 43.
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Bien que la phrénologie se soit attirée les foudres de l’Empereur, les maîtres de maison ne renoncent pas à solliciter le docteur. Le plus souvent, il s’agit de mettre la dextérité de l’invité au service de la détection d’un éventuel penchant au vol dans la domesticité, ou de pronostiquer les succès des enfants bien-nés. Il entre dans ces mises à l’épreuve une part de bravade et de jeu. De son côté, le phrénologiste ne recule jamais devant un défi. L’écrivain et poète Ernest Legouvé a ainsi l’insigne honneur d’être analysé par Gall en personne. En 1813, Legouvé a six ans. Il vient de perdre ses parents et, pour le distraire, sa grand-mère décide de l’emmener ce dimanche dans la campagne de Chaillot chez le docteur Dannecy, un fidèle ami de Gall. Parvenu au seuil de l’antichambre, l’enfant et sa grand-mère perçoivent une discussion très animée. Le docteur Gall est là, adossé à la cheminée, souriant, ses longs cheveux blancs tirés en arrière. Il répond ardemment à un cercle de jeunes étudiants sceptiques qui l’assaillent de questions. Apercevant les nouveaux arrivants, le maître des lieux s’écrit : — Parbleu ! Voilà une bonne occasion ! Nous allons vous mettre à l’épreuve docteur ! Il désigne alors le jeune Legouvé, et demande à Gall : — Vous ne connaissez pas cet enfant, n’est-ce pas ? — Non ! je ne l’ai jamais vu. — Eh bien, examinez sa tête, et tirez-nous son horoscope. La salle s’emplit d’un profond silence. Gall avance une chaise et s’assied. Il prend l’enfant entre ses jambes. Ses doigts fouillent lentement dans la chevelure. — Cet enfant est à vous madame ? — Oui, monsieur, c’est mon petit-fils, il est orphelin et c’est moi qui l’élève. — Eh bien, madame, que comptez-vous faire de lui ? Que désirez-vous qu’il soit ? — Notaire, monsieur. Gall contient un sourire. Il palpe encore le crâne de l’enfant et déclare, en se tournant vers la grand-mère : — Eh bien ! Prenez-en votre parti, il ne sera jamais notaire.
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— Que sera t-il donc ? — Avant que je vous réponde, permettez-moi une question. Que faisait son père ? — Il est fils de M. Legouvé. — Ah ! À la bonne heure ! Je comprends ! Eh bien ! cet enfant-là sera le fils de son père… Il fera des vers. Je ne dis pas qu’ils seront bons mais il ne fera que cela 1. D’autres contemporains laisseront des témoignages moins favorables. Chateaubriand, par exemple, rapporte dans ses Mémoires que l’examen cranioscopique produisait les « méprises les plus comiques ». « Le célèbre Gall, rappelle le vicomte, […] dîna près de moi sans me connaître, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille et voulut, quand il sut qui j’étais, raccommoder sa science d’une manière dont j’étais honteux pour lui. » Anecdote plaisante mais peu probable. Non seulement parce que le vicomte exècre le matérialisme médical mais aussi et surtout parce qu’on imagine mal le médecin, invité par Madame de Custine, se livrer à une appréciation mettant son hôte dans l’embarras 2. Gall peut ainsi se targuer de ne laisser personne indifférent. Si ses confrères sont à peu près unanimes pour reconnaître ses qualités d’anatomiste, ils sont plus partagés sur ses talents de médecin. Hallé et Pinel refusent par exemple de partager des visites avec le phrénologiste, alors que Gall consulte à plusieurs reprises en compagnie d’Esquirol, de Larrey ou de Broussais. Lorsqu’un incendie ravage, dans la nuit du 1er au 2 juillet 1810, l’Hôtel de l’ambassade d’Autriche où se déroule un bal en l’honneur du remariage de l’Empereur, Gall est mandé par le préfet de police avec le docteur Biscarrat pour porter les premiers secours aux victimes 3. Sa clientèle parisienne est des plus huppées. Il 1 2 3
L’événement est rapporté par Ernest Legouvé, Soixante ans de souvenirs, Paris, J. Hetzel, 1886‑1887, vol. I, p. 13‑14. Il semble enfin peu crédible que Gall ait fait usage de la mesure de l’angle facial qu’il rejetait vigoureusement dans ses écrits. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Flammarion, 1964, 2e partie, livre deuxième, p. 60. Léonce Grasilier, Chronique médicale, 1er mai 1919, p. 158.
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soigne le président du Conseil Élie Decazes (1780‑1860), qui lui obtient des lettres de naturalisation en 1819 (ordonnance royale du 29 septembre 1819). Gall est le médecin, en juillet 1819, du comte Capo d’Istria (1776‑1831), alors ministre de l’empereur russe Alexandre Ier 1. Il suit également la duchesse d’Abrantès et le prince de Metternich, à chacun de ses séjours parisiens. Le baron Schröder, premier conseiller de l’ambassade de Russie, est également de sa clientèle, et l’un de ses plus sûrs soutiens 2. Gall soigne aussi le comte Potocki, Stendhal (en août 1813) et il est appelé au chevet de Claude-Henri de Saint-Simon (1760‑1825) avec Broussais, le 15 mai 1825 3. Comme la plupart de ses collègues, Gall se méfie des remèdes empiriques et il semble quant à sa propre santé qu’il n’ait jamais fait, selon son ami Fossati, « que sa volonté ». Le phrénologiste estime pourtant qu’il est parfois nécessaire de donner des impulsions à la vix medica naturae. S’il ne fait aucune concession au magnétisme animal et à l’homéopathie naissante, il collabore avec un apothicaire auquel il accorde l’exclusivité de préparations qu’il identifie sur ses ordonnances par des numéros. À une patiente le consultant parce qu’elle songe parfois à tuer ou abandonner ses enfants, Gall prescrit un remède visant essentiellement – selon l’expression de l’époque – à faire aller « à la garde-robe » 4. Son ami Demangeon rapporte la formule, qui n’a rien de mystérieux : Le docteur Gall fit donner à cette femme une recette qui avait déjà réussi chez beaucoup d’individus possédés par la manie de se détruire ou de détruire les autres, laquelle consiste dans la combinaison d’un demi-grain, au plus d’un grain de tartre stibié dans quatre ou six onces de pissenlit (leontodon taraxacum) avec
1
Times, 28 juillet 1819. Voir aussi Les Mille et Une Calomnies ou extraits de correspondances privées… pendant le ministère de M. Le Duc Decazes, t. II, Paris, Dentu, 1823, p. 262. 2 G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, op. cit., 1845, p. 36. 3 Henri Gouhier, La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Paris, Vrin, 1970, vol. 2, p. 238‑239. 4 Antoine Caillot, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs et des usages des Français, Genève, Slatkine, 1976 (1827), t. II, p. 276.
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ou sans eau, dont le malade prend chaque jour, par cuillerée à bouche, ce qui lui est nécessaire pour avoir tous les jours une selle liquide de plus qu’à son ordinaire. Au bout de quelque temps, il rend de grands filandres de glaires ; les embarras de l’abdomen ayant été levés de cette manière, la circulation du sang redevient libre, uniforme et régulière dans toutes les parties du corps, d’où il résulte qu’il n’abonde plus en trop grande ou trop petite quantité dans le cerveau pour en déranger les fonctions 1.
En 1810, Gall s’astreint à publier avec Spurzheim ce qui sera son œuvre principale. Une brouille – dont la cause reste incertaine – met fin peu après à leur collaboration. En 1812, Gall termine seul son Anatomie et Physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de leur tête. Le succès de son enseignement ne faiblit pas au fil des années, contrairement à ce qu’affirment certains détracteurs. Gall en interdit pourtant l’accès aux femmes, lorsqu’il s’agit d’aborder les questions touchant à la sexualité et, dès 1808, une certaine Victorine de L. proteste contre cette discrimination dans le Journal des Dames et des Modes 2. Le phrénologiste indélicat craint-il que la gent féminine se pâme d’émotion devant les révélations de sa doctrine ? Juge-t‑il plutôt qu’il court le risque d’une inflammation soudaine de leur nuque, siège du penchant à l’amour physique ? A-t‑il opté pour des leçons particulières ? S’il ne livre pas les motifs de cet ostracisme, il est probable que le médecin ne tient pas à courir le risque d’être accusé – comme à Vienne – de dispenser un cours faisant tourner la tête « des femmes et des jeunes filles ». Calquant le plan des conférences sur celui de son ouvrage, qu’il cite parfois, il expose sa théorie à grand renfort de crânes, de plâtres et de portraits d’hommes célèbres ou de criminels ayant défrayé la 1 J.-B. Demangeon assista à la consultation (J.-B. Demangeon, Physiologie intellectuelle…, op. cit.,1843, p. 67). 2 Victorine de L., Journal des Dames et des Modes, 29 février 1808 et suivant (trois lettres en tout).
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chronique. Bon pédagogue, Gall met à profit les ressources de l’actualité judiciaire pour illustrer son propos et il n’est pas un conspirateur ou un aliéné criminel de l’Empire et de la Restauration qui n’échappe à ses cranioscopies détaillées. En 1820 encore, les conférences qu’il donne à l’Institut des jeunes aveugles attirent un auditoire composé de nombreux médecins mais aussi d’artistes et de gens du monde triés sur le volet. Le célèbre écrivain François Andrieux (1759‑1833), le politicien François Daunou (1761‑1840), le baron Joseph de Gérando (1772‑1842), le jeune poète élégiaque Casimir Delavigne (1793‑1843) ont leur place réservée au premier rang. Le philosophe Destutt de Tracy (1754‑1836), dont la méthode est contestée par le conférencier, arrive même en avance afin d’être certain de ne rien manquer d’un orateur connu pour être fort peu à cheval sur les horaires 1. En 1821, sur les conseils du naturaliste Étienne Geoffroy SaintHilaire, Gall pose sa candidature à l’Académie des sciences, mais il n’obtient lors du vote que la voix de son ami. Nullement découragé par ce nouvel échec, treize ans après l’affaire du mémoire, le phrénologiste entreprend une nouvelle édition de son grand ouvrage, avec un volume supplémentaire visant à répondre à ses détracteurs. En 1823, il séjourne à Londres tandis que son nouvel ami d’origine milanaise, Giovanni Antonio Fossati (1786‑1874), supervise l’édition de son ouvrage. Gall donne quelques conférences outre-Manche mais, ne rentrant pas dans ses frais, il revient rapidement sur le continent. Il rédige en 1824 quelques articles pour la Revue européenne. Sa première femme, restée à Vienne, décède en 1825. Suivant la pudique périphrase d’un contemporain, « le cœur de cet amant de la science n’était pas de glace à des séductions plus tendres 2 ». C’est que la nature a doté le phrénologiste d’un gros cervelet 3. En ce 1 Pierre Foissac, « La tête de Bichat devant la Société anthropologique ; et les localisations cérébrales », L’Union médicale, 1877, n° 149, p. 920. 2 A. Esquiros, Paris au xixe siècle ou les sciences, les institutions et les mœurs au e xix siècle, Paris, Comptoir des Imprimeurs-Unis, 1847, vol. 1, p. 330. 3 G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, op. cit., 1845, p. 235.
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domaine d’ailleurs, Gall n’a guère caché ses maîtresses depuis son installation à Paris. Son veuvage est de courte durée et il se remarie le 25 août de la même année avec Marie Anne Barbe. Âgée de 31 ans, cette jeune et jolie femme est si dévouée à son mari – ou si prudente – qu’elle l’accompagne dans toutes ses visites de malades en attendant patiemment dans la calèche 1. La santé du docteur commence pourtant à décliner l’année suivante. Il éprouve d’abord des sensations d’étouffement puis de la difficulté à gravir les marches de son appartement. Pour combattre ces symptômes, il s’inflige des saignées. En 1827, il ne peut assurer son cours, qu’il confie à Fossati. Gall lui prête à cette fin le grand salon de son appartement mais aussi « sa nombreuse collection de crânes, de plâtres, de dessins et de préparations en cire 2 ». La santé du maître ne s’améliorant pas, Fossati sollicite l’année suivante la permission officielle de continuer le cours en son nom propre. Le conseil de l’Université lui refuse d’abord cette autorisation, en s’appuyant sur la loi du 2 février 1823, qui stipule que seul un agrégé peut donner un cours de médecine. Fossati obtient toutefois une dispense signée par le ministre de l’Instruction publique Vatimesnil en arguant que son enseignement relève en fait… de la philosophie 3. Le 2 mars 1828, il donne la leçon inaugurale de son cours de « céphalologie » au domicile de Gall devant un « auditoire nombreux et choisi 4 ». Son maître très affaibli supervise de loin en lui glissant, ici et là, un conseil ou un crâne bien choisi. Gall vit désormais reclus au 1
D’après le témoignage et l’appréciation oculaire de François Poumies de la Siboutie, Souvenirs d’un médecin de Paris (1789‑1863), Paris, Plon, 1910, p. 260. 2 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales, op. cit., 1869, p. 45. 3 Le refus du conseil de l’Université était contresigné par Cuvier. Il semble que ce soit l’inspecteur général des études (Rousselle) qui ait plaidé la cause de Fossati auprès du ministre de l’Instruction publique (lettre du 10 janv. 1829, citée in Fossati, Questions philosophiques, sociales, op. cit., 1869, p. 92). 4 Ce sont les termes de Fossati (ibid., 1869, p. 65). Alors que Fossati évoque dans ses mémoires ce cours de « phrénologie », il avait désigné alors sa série de leçons sous le terme de « céphalologie ». On trouvera la lettre évoquée par Fossati concernant l’autorisation de ce cours aux Archives nationales de France (F 17/7091). Le dossier confirme les propos du phrénologiste.
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milieu des bustes et des crânes de son appartement. Le 3 avril, il est atteint d’une paralysie de la langue qui s’étend les jours suivants à la moitié gauche de son visage : c’est une hémiplégie. Ses amis le transportent en juillet dans sa maison de campagne à Montrouge. Les docteurs Biett, Broussais, Dannecy, Fouquier, Koreff et Londe se portent successivement à son chevet sans obtenir d’amélioration tangible. Le docteur Sabatier lui applique pour finir des vésicatoires, des sangsues et des chocs électriques. Autant de traitements – classiques à l’époque – qui ne font qu’abréger l’échéance fatale : Gall succombe le 22 août 1828 à 10 heures du soir. Trois grandes passions auront rempli la vie du phrénologiste : le cerveau, l’horticulture et les femmes 1. Suivant le portrait dressé par Fossati, Gall était d’un caractère indépendant et très persévérant. Il était perspicace et possédait toutes les facultés qui font l’excellent philosophe. Il avait un « esprit caustique » et passait beaucoup de temps à observer les animaux sauvages et ceux de ses élevages. Gall ne disposait en revanche que d’une mémoire très relative des personnes et des lieux et il était incapable d’être à l’heure à un rendez-vous ou à ses conférences. Le phrénologiste souffrait également d’un affaissement de l’organe de l’ordre et il évoluait dans un indescriptible bric-à-brac. Les tiroirs de son bureau personnel contenaient aussi bien des lettres de célébrités que des annonces de charlatans, des coupures de vieux journaux, des brochures et des paquets de semences, des pièces d’or et d’argent… des noisettes. Gall avait demandé à Fossati que son crâne soit ajouté à la collection comme preuve supplémentaire de sa doctrine, ce qui fut fait. Dumoutier prépara le corps et la tête fut moulée en plâtre par le sculpteur Foyatier. Le comte Joseph de Vimont, récemment acquis à la phrénologie, préleva le crâne en lui substituant une boule en plâtre afin que « les hommes chargés de déposer le corps dans le cercueil ne s’aperçussent pas de l’enlèvement de la tête
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E. Ackernecht et H. Vallois, « François Joseph Gall et sa collection », op. cit., 1955, p. 3‑4.
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véritable 1 ». Conformément à ses dernières volontés, le cerveau de Gall fut mesuré et pesé (deux livres, 11 onces et 1/2 gros, soit 1 358 g) par Fossati. Le fidèle compagnon garda près de lui le cerveau du maître, conservé dans un bocal d’alcool. À sa mort, en 1874, c’est son neveu, le docteur Fortina, qui confia le précieux récipient à Paul Broca contre la promesse que la relique figure en bonne place dans le musée Dupuytren 2. Gall n’eut aucun enfant de ses deux mariages et il laissa sa succession ab intestat. Tout revint à sa femme 3. Après le décès de son mari, la jeune veuve convola en secondes noces avec le docteur Fleury Imbert (1796‑1851), médecin phrénologiste à Lyon. Gall est enterré civilement au Père-Lachaise 4. Suivant la nouvelle mode de l’époque, une souscription publique est ouverte pour l’érection d’un monument funéraire. Sa construction commence en 1834. La réalisation du sarcophage est confiée à l’architecte Visconti et le buste en marbre de Carrare est taillé par le sculpteur phrénologiste Foyatier. L’héritage intellectuel de la doctrine est désormais dans les mains de ses adeptes. Ils le défendront avec véhémence. La tombe même du maître tient du lieu de culte. En 1838, le journal Le Bon Sens publiera un article (n° du 27 septembre) expliquant que Mlle Sophie Douin, rédactrice du journal Le Christianisme, a réparé et terminé le monument dédié à Gall. Un procès-verbal de la Société phrénologique consigne la réaction des disciples : « M. Fossati se transporta aussitôt au cimetière pour constater que les prétendues réparations de Madame Sophie Douin consistaient simplement en deux mauvaises caisses de bois pourri où végétaient quelques 1 G. Fossati, « Gall », in Hoefer, Nouvelle biographie générale, Paris, Firmin Didot Frères, 1857, p. 283 (en note). 2 Jacques-Étienne Belhomme, Notice sur la vie et les ouvrages du docteur Fossati, Paris, s.e., 1875, p. 7‑8. 3 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, p. 355. 4 On affirma que les ouvrages de Gall avaient été condamnés par l’Église catholique or l’édition 1851 de l’Index Librorum Prohibiturum ne signale aucun livre de Gall. Seul y figure le Nouveau manuel de phrénologie, dans la traduction française annotée par Fossati en 1836. Décret d’interdiction du 14 février 1837 (Index Librorum…, 1851, p. 272)
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herbes parasites. M. Fossati fit de suite enlever l’entourage et les caisses 1. » Du bois pourri et des herbes parasites : voilà qui insultait la mémoire du phrénologiste aux mains vertes. C’est que la théorie de Gall avait trouvé en France, dès 1808, un terrain aussi fertile en contradicteurs qu’en disciples.
Premières critiques L’expansion de la phrénologie coïncide en France avec le reflux de l’Idéologie, amorcée en janvier 1802 par la purge du Tribunat, la suppression de la seconde classe de l’Institut l’année suivante et la fusion de La Décade philosophique avec le Mercure de France en 1807. Les différentes attaques subies par les Idéologues depuis l’avènement du régime napoléonien ont provoqué le déclin de la philosophie de Destutt de Tracy et de Cabanis au profit d’un regain d’influence du spiritualisme, incarné dès 1802 dans le Génie du christianisme du vicomte René de Chateaubriand (1768‑1848) 2. Le héraut même de l’idéologie médicale – Cabanis – est décédé en 1808, quelques mois seulement après l’arrivée de Gall dans la capitale. C’est dans cette conjoncture que la phrénologie est devenue un relais auprès des savants et des médecins voulant poursuivre l’étude des rapports du physique et du moral lancée par Cabanis. Car bien qu’il ne revendique pas la filiation, Gall prolongeait à sa manière l’approche des Idéologues. Il en élargissait même les perspectives en affirmant la nécessité d’enraciner la science de l’homme dans le progrès des connaissances physiologiques et anatomiques. Les premiers observateurs ne s’y trompent pas : « Un petit nombre de philosophes analysent l’homme intellectuel, écrit Normand dès 1
Procès-verbal manuscrit de la séance de la Société phrénologique du 10 avril 1839. Discours de Fossati in Collections anthropologiques du Muséum (Catalogue des bustes phrénologiques), en trois volumes in-4° (hors inventaire/ laboratoire d’anthropologie biologique du musée de l’Homme), ff. 407. 2 Sergio Moravia, Il pensiero degli idéologues. Scienza e filosofia in Francia (1780‑1815), Florence, La Nuova Italia, 1974 ; F. Azouvi (dir.), L’Institution de la raison. La révolution culturelle de Thermidor, Paris, Vrin-EHESS, 1992.
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1805, les physiologistes décomposent son organisation physique et animée, les moralistes l’observent agissant dans la société, et tâchent d’indiquer les causes accidentelles de la diversité de ses actions ; mais ces trois études différentes n’offriraient point un ensemble satisfaisant, si des hommes observateurs, versés tout à la fois dans ces trois parties, ne nous les présentaient simultanément et cordonnées dans leur système, comme elles le sont dans la nature 1. » En limitant l’analyse de la naissance des idées à travers les sensations reçues de l’extérieur, l’Idéologie avait pris l’étude des facultés intellectuelles à un niveau trop général : « Si l’on se borne à remonter à ces faits premiers et généraux, à observer les lois constantes que présente le développement de ces facultés dans ce qu’il a de commun à toute l’espèce humaine, on aura l’histoire de la génération des idées, nommée Idéologie, mais on s’apercevra bientôt qu’elle est insuffisante pour la science de l’homme 2. » Ce que la physiologie de Gall offre en plus, c’est l’étude des singularités. Elle place ainsi la connaissance de l’homme dans un courant romantique qui exalte les individualités. Ce n’est pas encore le fond commun d’humanité qui est contesté mais la science doit désormais se fixer sur les caractères propres à chacun car, poursuit Normand, « si la manière d’acquérir des idées est la même pour tous, les effets des mêmes sensations (les idées) sont cependant beaucoup plus nombreux que leurs causes, puisqu’ils se multiplient en raison et du nombre des individus et des circonstances accidentelles qui peuvent les modifier 3 ». La remarque porte un coup d’estoc à l’idéologie de Destutt de Tracy. Entre sa conception abstraite de la science de l’homme et le programme physiologique de Cabanis, les phrénologistes penchent résolument pour la seconde approche, s’accordant tous pour considérer avec Normand qu’il faut d’abord « recourir à l’influence de l’organisation, si variée dans 1 J.-F. Normand, Exposition de la doctrine physionomique…, op. cit., 1803, p. 7‑8. 2 Ibid., p. 9. C’est l’auteur qui souligne. 3 Ibid., p. 9‑10.
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tous les êtres, pour expliquer des effets si différents de causes qui paraissent semblables 1 ». Gall avait critiqué d’ailleurs sans ménagement, et à plusieurs reprises, Destutt de Tracy. Une fois que l’on avait reconnu en effet que la sensibilité jouait un rôle dans la genèse de nos idées et dans nos manières de percevoir, on n’avait toujours pas établi selon le médecin quelles étaient « les conditions matérielles des fonctions déterminées sur les mouvements volontaires, sur les diverses fonctions des cinq sens, sur les diverses qualités morales et facultés intellectuelles […]. Écouterait-on un naturaliste, poursuivait-il, qui nous dirait que tous les êtres ne sont que des corps différemment modifiés ; que les insectes, les poissons, les amphibies, les mammifères ne sont que des animaux différemment modifiés ? D’après ce système, les cours d’histoire naturelle ne seraient pas longs ! Mais comment naissent les modifications de ces sensations 2 ? ». L’opposition la plus vive au système phrénologique, la plus significative aussi sur le plan d’une histoire des représentations du sujet, ne viendra pourtant pas des Idéologues essoufflés, mais des savants travaillant sur le psychisme de l’homme. Les études psychologiques sont alors au cœur d’une polémique mettant aux prises les partisans d’une approche philosophique et ceux qui entendent lui substituer une perspective physiologique. L’œuvre de François Maine de Biran (1766‑1824) représente bien la première position. Pour lui, l’organologie de Gall repose sur une erreur de méthode, consistant à inventer les organes que l’observateur prétend découvrir. La physiologie phrénologique n’est ainsi qu’une psychologie arbitraire et le docteur Gall s’est fourvoyé en prétendant résoudre des problèmes qui sont du seul ressort de la métaphysique : Tout physiologiste, qui prétend diviser ou analyser organiquement des facultés de l’intelligence humaine, fait une excursion sur le terrain de la métaphysique : il prend là nécessairement ses données, ses premières bases de division, et son point d’appui. Il 1 Ibid., p. 10. 2 F. J. Gall, AP, vol. 4, p. 321‑322.
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se place donc sous la juridiction du métaphysicien, le reconnaît pour arbitre, et renonce à être exclusivement jugé par ses pairs 1.
Depuis Cabanis, l’étude des facultés mentales est en France un enjeu de savoir, de compétences et d’institutions. En simplifiant, il existe d’un côté les « spiritualistes », comme Maine de Biran, pour lesquels l’âme et la conscience sont nécessaires pour que l’individu possède la dignité de sujet. Ce courant se réclame le plus souvent de la tradition du cogito cartésien. Sans conscience, le sujet n’est plus. De l’autre, il y a les physiologistes, qualifiés par leurs adversaires de « matérialistes ». Ceux-là prennent l’individu comme objet de savoir dans une égale mise à distance de l’âme et de la conscience. Pour eux, les entités métaphysiques ne sont plus les garde-fous de l’observation et il faut étudier les différents états de la raison dans l’histoire naturelle de l’homme, du sage à l’aliéné. Beaucoup de médecins assistent en 1808 aux conférences de Gall. On compte, parmi les plus hostiles, les hommes formés sous l’Ancien Régime. L’ouvrage que le docteur Verdier publie dans le premier semestre de 1808 résume assez bien la position de cette génération. Verdier de la Sarthe a suivi les deux premières conférences données par Gall. Peut-être plus. Ami de Jean-Baptiste Sénac (1693‑1770), premier médecin de Louis XV, il se présente comme un professeur d’anatomie économique et philosophique, spécialiste de médecine légale et d’« orthanthropie » (nouvel art de traiter les difformités) 2. Sa réfutation de la phrénologie repose sur six arguments : l’abus que Gall fait 1
François Pierre Gontier de Biran (Maine de Biran), « Observations sur les divisions organiques du cerveau… », in Discours à la société médicale de Bergerac, Œuvres, Paris, Vrin, 1984, vol. 5, p. 48. Sur Maine de Biran et les rapports de la phrénologie à la psychologie, voir les travaux de François Azouvi, notamment « La phrénologie comme image anticipée de la psychologie », Revue de synthèse, vol. 97, 1976, p. 251‑278 et « Psychologie et physiologie en France 1800‑1830 », History and Philosophy of the Life Sciences, vol. 6, n° 2, 1984, p. 151‑170. 2 Jean Verdier de la Sarthe, La Cranomancie du docteur Gall anéantie au moyen de l’anatomie et de la physiologie de l’âme, Paris, l’Auteur, Gilbert et Cie, 1808, p. 23.
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de l’anatomie comparée, les fausses analogies qu’il tire du crâne des hommes et des « brutes » (les animaux), ses démonstrations fallacieuses sur le cerveau, l’inexistence d’un organe des mœurs, le rejet des signes « craniques » et celui des « signes particuliers ». La première objection se fonde sur l’impossibilité d’une comparaison entre l’homme et l’animal. Le médecin arbore ici son attachement à une position spiritualiste : La révolution a ouvert un champ libre au matérialisme ; un assez grand nombre de physiologistes y sont entrés ; et là, pour faire de l’homme une bête, ils ont cru pouvoir identifier les fonctions animales qui leur ont paru être communes à l’un et à l’autre. Je laisse aux moralistes et aux théologiens le soin de réfuter cet abominable système, par lequel on prétend anéantir l’homme par l’anéantissement de son âme, en laquelle réside toute sa personnalité, et dont tous les organes ne sont que ses outils. Mais je ne craindrai point les attaques en avançant ici qu’il est impossible aux matérialistes d’expliquer les fonctions morales de l’homme 1.
S’adossant à cette pétition, Verdier rejette radicalement les analogies « anthropo-zoïques » et « zoo-anthropiques » bafouant la « ligne de démarcation » entre la nature humaine et les natures animales. Brillat-Savarin, qui affirme avoir été de tout temps « galliste », fera le même reproche à Gall 2. Verdier s’explique : situé au premier plan « dans l’ordre de ses fonctions sublimes », l’homme est au dernier « dans celui de ses complications physiques ». Pour ce médecin, le genre humain est si différent des « brutes » qu’il faut en faire un règne particulier de la nature 3. L’argument sera promis à un bel avenir au milieu du xixe siècle, dans l’enceinte du Muséum d’histoire naturelle de Paris 4. La 1 Verdier, ibid., p. 25‑26. 2 Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, ou Méditations de gastronomie transcendante, Paris, Charpentier, 1847, p. 47 et 151. 3 J. Verdier de la Sarthe, La Cranomancie du docteur Gall, op. cit., 1808, p. 44. 4 C. Blanckaert, « La création de la chaire d’anthropologie du Muséum », in C. Blanckaert, C. Cohen, P. Corsi, J.-L. Fischer (dir), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éditions du MNHN, 1997, p. 85‑123.
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troisième réfutation se base sur la physiologie du cerveau. Organe de toute la sensibilité et « instrument immédiat du commerce réciproque de l’âme et du corps », le cerveau a pour fonction de filtrer le sang artériel de ses esprits animaux, « fluide imperceptible mais très mobile, comme les matières de l’électricité et du magnétisme minéral » 1. Le médecin invoque enfin le bon sens métaphysique pour écarter définitivement l’idée que l’homme puisse être une créature animée par des facultés innées : Je soutiens qu’il n’y a et ne peut y avoir dans la nature humaine d’organes innés de vertus et de vices ni irrésistibles, ni même seulement indisposants. En effet, on démontre en métaphysique que l’homme est toujours porté vers un bien ; qu’il ne peut aimer le mal comme mal ; que l’auteur de la nature, bon, sage et juste, n’a pu créer l’homme méchant ; qu’il l’a formé libre pour mériter ses bienfaits, etc. 2.
La réfutation de l’anatomie et de la physiologie de Gall lui semblant irréfragable, Verdier ne peut s’accommoder de ses applications. Réduisant la cranioscopie à une « cranomancie », il compose cette tirade quant à son incidence sur la politique criminelle : « Et vous, vertueux moralistes, infatigables jurisconsultes, politiques philanthropes, cessez de pâlir sur ces fatras énormes de livres de toute espèce devenus inutiles. Apprenez la cranomancie. Alors, sans informations et sans procédures criminelles, vous saurez prévenir et punir les délits et les crimes, en tâtant les crânes des hommes suspects et accusés 3. » L’ironie de Verdier fut peu goûtée des partisans de ce que l’on appelle alors fréquemment la « cranologie » et Marie de Saint-Ursin y répondit dans sa Gazette de santé en jugeant que son opuscule n’était qu’un « recueil de turlupinades 4 ». D’autres médecins opposent à la nouvelle science une série d’objections plus inspirées par 1 J. Verdier de la Sarthe, La Cranomancie du docteur Gall, op. cit., 1808, p. 46‑47. 2 Ibid., p. 76. 3 Ibid., p. 115. 4 Marie de Saint-Ursin, « Du gallisme », Gazette de santé, 21 avril 1808, p. 96 bis.
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la psychologie sensualiste. Ce qui choque le plus par exemple le docteur Laurent Bodin dans la « monstrueuse » théorie de Gall, c’est qu’elle postule une pluralité d’organes décelables par palpation du crâne car pour lui, tout organe mû par l’âme est nécessairement en contact avec l’extérieur du corps (par l’œil, le nez, etc.) 1. Malgré ces objections, la phrénologie ne tarde pas à faire des adeptes. Si l’impossibilité de comparer les sociétés animales et humaines est un argument récurrent chez les spiritualistes et les philosophes éclectiques proches de Victor Cousin, la perspective comparatiste séduit de nombreux naturalistes amateurs, qui se convertissent à la doctrine. Prenons le cas du comte Joseph de Vimont. En 1818, l’Institut royal de France propose un prix pour le meilleur mémoire sur l’anatomie du cerveau. Vimont décide de concourir. Depuis quelque temps, il collectionne les cerveaux d’« oiseaux voyageurs » et de quadrupèdes carnassiers qu’il conserve dans de l’esprit-de-vin (alcool). La lecture de Pline et Buffon (plus « poète » que « naturaliste ») l’a décidé à intensifier ses recherches : Riche d’une masse considérable de faits observés avec bonne foi, et ne voulant pas les faire connaître au public, avant de les avoir vérifiés à plusieurs reprises par la voie expérimentale, je fis élever un grand nombre d’animaux, dont je notai jour par jour les facultés dominantes. La classe des chiens et des chats me procura le plus grand nombre d’observations. Je mis à contribution toutes celles qui me furent fournies par des hommes réfléchis et dignes de foi : mes conversations avec des chasseurs et les gens qui, par leur position, sont à même de remarquer les traits les plus saillants des actes intellectuels des animaux, me furent d’un secours précieux. Ces observations […] me mirent sur la voie d’une physiologie expérimentale, non de celle qui se trouve renfermée dans le cercle étroit tracé par la pointe du 1 Laurent Bodin, Réflexions sur les absurdités du système de M. Gall, Paris, Croullebois-Delaunay, 1813. Médecin peu connu, s’annonce comme « docteur en médecine, associé correspondant de plusieurs sociétés savantes et littéraires »…
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scalpel, mais dans la sphère beaucoup plus grande et plus philosophique des actes intellectuels du système nerveux cérébral des animaux, actes jugés, appréciés dans l’état vraisemblablement physiologique des organes, et non dans cet état douloureux, convulsif, où ils nous paraissent insaisissables 1.
Vimont a pu ainsi constater que les descriptions de Pline et Buffon étaient peu fiables, et très inférieures à celles de deux naturalistes « peu connus » : Georges Le Roy, auteur des Lettres philosophiques sur l’intelligence des animaux et Dupont de Nemours, qui avait déposé en 1806 un mémoire controversé sur la notion d’instinct à l’Institut de France. Guidé en partie par Gall, dont il est l’un des derniers intimes, Vimont donne dans ses recherches une grande place aux études de cas et à l’approche comparative. Il présente ses propres travaux pour le prix de physiologie en 1827, en appuyant son texte sur une collection conséquente de 2 500 crânes d’animaux, 400 cerveaux en cire, « coulés sur nature », et un atlas de plus de 300 figures 2. Vimont n’obtient pourtant qu’une mention honorable, derrière Étienne Serres. Deux ans plus tard, il dispense à Paris des cours publics de phrénologie. Si la théorie phrénologique trouve des partisans en France jusqu’en 1848 environ, elle divise toujours profondément les milieux savants, des médecins aux philosophes. Dès son installation à Paris, Gall a dû faire face à un tir nourri d’objections sur la question du rapport de sa théorie avec la religion et celle de la médicalisation de l’entendement ou, pour reprendre l’expression de Charles Blondel, de sa « psychophysiologie 3 ». La phrénologie avait une réputation de matérialisme athée depuis son interdiction par l’empereur d’Autriche. Faut-il soupçonner le médecin de duplicité ? Gall répétait dans ses cours qu’il n’y avait que Dieu et le cerveau qui comptaient vraiment pour lui 4. 1 Joseph Vimont, Traité de phrénologie humaine et comparée, Paris, J.-B. Baillière, 1832, p. 12 et 18‑19. 2 Ibid., p. 18. 3 Charles Blondel, La Psychophysiologie de Gall, Paris, Alcan, 1914. 4 F. J. Gall, « Dieu et cerveau, rien que Dieu et cerveau », FC, vol. 4, p. 471.
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S’il était loin d’être calotin, il semble qu’il ait confessé un déisme tiède. Ses disciples ne manifestent pas de militantisme athée et le système phrénologique tend même en France, dans sa phase déclinante, à laisser une place de plus en plus importante à l’âme chère aux métaphysiciens. Cette inclination spiritualiste tardive ne peut faire oublier que de nombreux phrénologistes français furent anticléricaux et – sous la monarchie de Juillet – opposés à l’ultramontisme de la Compagnie de Jésus. La situation est donc moins tranchée que ne voulaient le faire croire les adversaires du système. L’abbé Frère, polytechnicien qui assure le cours d’écritures saintes à la Sorbonne sous la Restauration, l’abbé Besnard et le docteur Bailly furent les protagonistes de cette alliance inattendue. L’abbé Frère fut considéré comme un sympathisant notoire de la doctrine lorsqu’il décida d’appliquer le principe des localisations cérébrales à une philosophie de l’histoire originale. Estimant que l’histoire des nations peut être décrite comme l’histoire de tout individu, Frère observe que la première passe par les mêmes stades de vie : naissance, enfance, adolescence, âge adulte, « vieillesse et décrépitude »… À mesure qu’une nation se développe, les individus qui la composent subissent des modifications physiologiques, et principalement cérébrales. L’étude de la conformation des crânes des ancêtres permet ainsi de prendre la mesure des modifications psychologiques accomplies. Ayant réuni de nombreux crânes, « alphabet » de sa palingénésie, Frère juge que chaque stade d’évolution se caractérise par un nombre précis de signes. L’abbé concilie aisément les principes phrénologiques et l’interprétation des saintes écritures. Comme Gall, il défend l’unité du genre humain car l’apparente diversité des races, fondée sur les caractères de pigmentation de la peau ou de conformation crânienne, n’est qu’un artefact lorsqu’on la replace dans la dynamique temporelle qui l’a provoquée. Les peuples n’ont pas commencé à vivre dans un état sauvage mais ils se sont dispersés après l’écroulement de la tour de Babel. Pas d’état de nature donc, comme on le retrouve chez certains philosophes des Lumières, mais l’idée de dégénérescence est omniprésente : c’est selon Frère la volonté de s’adonner à la concupiscence qui
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a fortifié chez certains individus la vie animale et conduit à la formation des nations « barbares » 1. Et l’âge prochain de la décrépitude se reconnaîtra à ce que de « fausses doctrines égareront les esprits, diviseront la nation, la feront tomber dans toutes sortes d’erreurs et de vices 2 ». Le vulgarisateur de ces thèses, Alphonse Esquiros, qualifie cette doctrine de « paléontologie humaine », mais il faut évidemment l’entendre dans ce sens perdu d’une « chronologie du progrès écrite sur la boîte osseuse du cerveau 3 »… À la différence de l’abbé Frère, qui reste discret sur ce point, le second clerc phrénologiste a justifié le chemin qui l’a conduit à se rallier à la doctrine physiologique. En 1808, l’abbé Besnard se méfie de Gall à cause de la mauvaise publicité qu’on lui fait. Plutôt que de suivre son cours à l’Athénée, Besnard juge plus prudent de se plonger dans la lecture du Traité des sensations et dans le Traité des animaux de Condillac. Il y trouve l’inspiration d’un sage commentaire défendant l’indépendance de l’âme et son immortalité 4. Suivant Condillac, Besnard place la spécificité du genre humain dans la genèse des idées : innée chez les animaux, elle ne l’est pas chez l’homme. Ce n’est qu’après ces lectures que l’abbé prend connaissance des travaux critiques de Gall. Ayant assisté à un cours public de phrénologie, l’abbé reconnaît son erreur. Sa conversion se fait en 1820 et, dix ans plus tard, il se démarque radicalement de Broussais en défendant l’« orthodoxie religieuse » de la nouvelle physiologie du cerveau. Pour l’abbé Besnard, la phrénologie démontre que si l’appareil nerveux est la condition de la sensibilité, de la volonté et de l’intelligence, elle démontre aussi que ce même 1
Philipe Antoine Frère, Principes de la philosophie de l’histoire, Paris, Gaume frères, 1838, p. 93‑95. 2 P. A. Frère, ibid. Sur la phrénologie, voir la longue note p. 173 à 177. Frère s’appuie sur la présentation de la phrénologie faite par Adelon. 3 Voir C. Blanckaert, « Les Gaulois au Muséum : savoirs naturalistes et principe des nationalités à l’époque romantique », Revue d’histoire des sciences, vol. 51, n° 4, 1998, p. 483‑487. 4 Il n’y avait effectivement aucune allusion à la phrénologie dans ce livre.
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système nerveux ne s’identifie pas au principe vital, qui est l’âme 1. Certains médecins vont plus loin en affirmant que l’organe cérébral de la foi constitue la preuve matérielle de l’existence de Dieu. Étienne-Marin Bailly (1796‑1837) dit Bailly de Blois, est le plus brillant défenseur de cette position œcuménique. Il est également l’un des relais essentiels de la diffusion de la phrénologie dans les cercles du socialisme utopique 2. Né à Blois en 1796, le jeune Bailly compte, parmi ses camarades de lycée, le futur historien Augustin Thierry. Désirant suivre des études de médecine, il gagne Paris – suivant l’expression consacrée – « en sabots et avec un écu de six livres dans sa poche 3 ». C’est durant ces années de formation qu’il rencontre Gall. Bailly fait aussi la connaissance d’Auguste Comte par l’entremise d’Henri de Blainville et il soutient en 1817 une thèse sur les phlegmasies inspirée par la physiologie de Broussais. Quelques mois après, Bailly fait un séjour à Montpellier puis à Rome où il observe les fièvres pernicieuses. Il revient à Paris fin 1822 pour exercer la médecine et offre à Gall un buste du poète Le Tasse (1544‑1595) dont l’état mental était discuté 4. Bailly se livre alors à quelques travaux d’anatomie comparée et consigne ses résultats dans les Recherches d’anatomie et de physiologie comparées du système nerveux dans les quatre classes d’animaux vertébrés. Il entretient une correspondance avec Barthélemy Prosper Enfantin (1796‑1864), devient l’ami du docteur Henri Scoutetten (1799‑1871) qui fut le 1 2 3 4
Les confidences de l’abbé Besnard sont tirées de sa Doctrine de Gall, son orthodoxie philosophique, son application au christianisme, Paris, Firmin Didot, 1830. Loïc Rignol, « La phrénologie et l’école sociétaire. Science de l’homme et socialisme dans le premier xixe siècle », Cahiers Charles Fourier, n° 13, 2002, . Maxime Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du xixe siècle, Paris, Hachette, 1875 (3e éd.), vol. 6, p. 348. Ce détail est donné par Louis-Francisque Lélut, Rejet de l’organologie de Gall et de ses successeurs, Paris, Fortin-Masson & Cie, 1843, p. 264. Les autres renseignements sur la carrière de Bailly dans ces années sont tirés de la notice manuscrite conservée in Collections anthropologiques du Muséum, op. cit.
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médecin de Saint-Simon 1. C’est ainsi que les Opinions littéraires, philosophiques et industrielles, publiées en 1825 et attribuées à Saint-Simon, sont partiellement rédigées par Bailly, surtout pour tout ce qui concerne la place – importante – que le médecin doit occuper dans la nouvelle société industrielle 2. C’est Bailly également qui appelle Gall et Broussais au secours d’un autre médecin phrénologiste, Jean-Baptiste Sarlandière (1787‑1838) pour se porter au chevet de Saint-Simon, le 15 mai 1825. C’est Bailly, enfin, qui témoigne le mieux de la contiguïté de la phrénologie et du mouvement saint-simonien lorsqu’il déclare, lors de son discours sur la tombe de Saint-Simon, que le défunt devait être considéré comme « le fondateur d’une physiologie de l’espèce humaine 3 ». L’année précédente, le phrénologiste socialiste avait publié un mémoire tentant de réconcilier la phrénologie avec la religion : « au lieu de prêcher l’athéisme et le matérialisme, la doctrine que nous défendons établit mieux que toutes celles qui l’ont précédée, l’existence d’un Dieu, la liberté morale et la nécessité d’une éducation éclairée pour le bonheur des hommes. » Bailly y étayait sa démonstration avec un argument spiritualiste. Il existe en effet selon le phrénologiste une grande différence entre les hommes et les animaux car les seconds ne possèdent pas la faculté permettant de distinguer le bien et le mal et ils ne répondent qu’aux penchants « utiles à leur seule conservation » 4. Ayant jugé dans un premier temps que Bailly était « un très bon esprit », Auguste Comte met fin à leur relation après la lecture de cet ouvrage. Le philosophe confie le 5 août 1824 dans une lettre au saint-simonien Gustave d’Eichthal (1804‑1886) qu’il n’aime pas qu’un « jeune homme 1
François-André Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Buchez (1796‑1869), Paris, Cujas, 1967, p. 39. 2 Ibid., p. 16. 3 Étienne Marin Bailly de Blois, Discours prononcé sur la tombe de M. Henri SaintSimon, 1825, s.e., p. 2. 4 E. M. Bailly de Blois, L’Existence de Dieu et la liberté morale, démontrées par des argumens tirés de la doctrine du docteur Gall…, Paris, Delaunay, 1824, p. 56. Voir aussi, sur Bailly, le témoignage de Gustave Nicolas Hubbard, Saint-Simon, Paris, Guillaumin, 1857, p. 100‑101, 106‑108 et 111.
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débute purement et simplement par de l’adresse ». C’est que Bailly lui aurait avoué que son mémoire de 1824 n’était qu’une pure « mystification » 1.
Premiers disciples S’il est bien difficile d’apprécier la sincérité de Bailly, il y a dans ces mêmes années une autre conversion, bien plus lourde de conséquences : c’est celle de François Broussais (1772‑1838). L’homme qu’on surnommait le « Napoléon du Val-de-Grâce » s’était rendu célèbre en 1816 par la publication d’un Examen de la doctrine médicale généralement adoptée et des systèmes modernes de nosologie. Ce pamphlet avait produit un 1789 médical, en mettant à bas l’Ancien Régime des fièvres essentielles, que l’aliéniste Philippe Pinel défendait encore dans sa Nosographie philosophique de 1798 2. Broussais y avait rejeté la classe des fièvres qu’il avait remplacée par des « phlegmasies », toujours réductibles en dernière instance à des irritations gastriques. Le nouveau système étiologique renversait la théorie de John Brown (1736‑1788). Alors que ce dernier posait que la thérapeutique devait s’appuyer sur la stimulation de l’organisme, Broussais visait systématiquement une déplétion, générale avec la saignée, locale avec les sangsues. Sa « médecine physiologique » régna un temps en France, jusqu’à ce que les évaluations 1
2
Cité par Henri Gouhier, La Jeunesse d’Auguste Comte et la formation du positivisme, Paris, Vrin, 1970, vol. 2, p. 238‑239. Il serait imprudent de se fier à ce seul témoignage, produit à un moment où Comte rompt définitivement les relations avec ces saint-simoniens que Bailly fréquente assidûment… L’expression est du docteur Peisse, qu’on ne peut soupçonner de complaisance à l’égard de Broussais : « L’Examen produisit en médecine, dans les esprits de 1816, la même secousse que la fameuse brochure de Sieyès, Qu’estce-que le Tiers-État ?, en 89. Ce fut un 89 médical », Louis Peisse, La Médecine et les médecins, Paris, J.-B. Baillière, 1857, vol. 2, p. 400‑401. Sur Broussais, voir Jean-François Braunstein, Broussais et le matérialisme, Paris, MéridiensKlincksieck, 1986 ; Michel Valentin, François Broussais (1772‑1838), empereur de la médecine, Cesson-Sévigné, La Presse de Bretagne, 1988 ; Jacques Chazaud, F.-J.-V. Broussais : De l’irritation à la folie : Un tournant méthodologique de la médecine au xixe siècle, Toulouse, Erès, 1992.
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numériques de Pierre Louis (1787‑1872) ruinent ses prétentions hégémoniques, lors de l’épidémie de choléra qui ravagea Paris en 1832. À l’instar de la phrénologie, la « physiologie » de Broussais doit être entendue au sens ancien du terme, comme l’étude des fonctions et de la vitalité de l’organisme et donc, dans une acception différente de celle que développe à la même époque François Magendie (1783‑1855) dans son Journal de physiologie expérimentale 1. Chez Broussais, l’irritation des tissus posée à l’origine de toute maladie découle du principe d’identité – à l’intensité près – des phénomènes organiques normaux et pathologiques 2. Bien que ce principe soit commun aux théories de Gall et de Broussais, le second a d’abord campé sur une étiologie viscérale des passions, typique d’une approche idéologique exclue par le phrénologiste. Dans la deuxième édition de son ouvrage, en 1821, désormais intitulé Examen des doctrines médicales et des systèmes de nosologie, le physiologiste critique encore Gall : « M. Le professeur Richerand se range du côté de Cabanis pour rapporter aux viscères les déterminations instinctives ; et la vérité de ce fait ne paraît plus aujourd’hui contestée que par M. Le docteur Gall 3. » Ce n’est qu’à la fin de la Restauration que Broussais infléchit sa position. En 1828, dans De l’irritation et de la folie, il rend hommage à Gall, sans adopter encore les localisations cérébrales. La même année, il prononce sur la tombe du fondateur de la phrénologie un discours dans lequel il déclare que le savant défunt a rendu un « immense service à la philosophie » en montrant la supériorité de l’approche physiologique sur la psychologie cousinienne 4. Broussais donne alors 1
Le terme tend à être aussi répandu dans la première moitié du xixe siècle que celui d’histoire naturelle au xviiie siècle. Il fait florès dans la littérature et les physiologies de roman se multiplient : Balzac écrira une physiologie du mariage, Maurice Alhoy multipliera les physiologies de la lorette, du créancier, des prisons, des bagnes. Louis Huart publiera une physiologie de l’étudiant, du flâneur, etc. 2 Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, PUF, 1991 (1966). 3 F. Broussais, Examen des doctrines médicales et des systèmes de nosologie, 1821, Paris, Méquignon-Marvis, vol. 2, p. 426. 4 F. Broussais, De l’irritation et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, p. 426 et 478‑479.
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des cours particuliers de phrénologie à son propre domicile, pour un public choisi. Il étendra bientôt cet enseignement à des leçons publiques dispensées dans son fief du Val-de-Grâce. Broussais a livré les raisons scientifiques l’ayant incité à adopter la phrénologie. Gall aurait eu le grand mérite de réfuter Locke et Condillac en montrant que leurs théories confondent « les instincts, les sentiments, les passions, les goûts, les impulsions » avec l’intelligence 1. Cette distinction semble capitale au médecin, et tout à fait novatrice car elle rompt avec ce que l’on apprenait alors : Ces facultés étaient soumises dans l’ancienne philosophie, tantôt à la volonté, tantôt aux caprices d’un principe unique qu’on faisait présider à notre intelligence, soit qu’on le considérât comme matériel, soit qu’on en fit un être immatériel. D’autres fois, elles étaient regardées comme l’effet du plaisir ou de la douleur que ce même principe, l’âme ou le sensorium commune, éprouvait ; car vous devez vous rappeler, comme je me le rappelle moi-même, que, dans notre éducation première, on nous disait : il n’y a que deux fondements des passions : le plaisir et la douleur ; ce qui plaît à l’âme, elle le recherche ; ce qui lui déplaît, elle le fuit : tel était le fondement des passions, comme des sentiments, des goûts, des aptitudes. Toute la philosophie de ces facultés reposait là-dessus 2.
La grande conquête de Gall n’était donc pas seulement une nouvelle méthode, mais aussi celle d’un objet. La phrénologie s’était emparée de la question des « facultés », elle l’avait soustraite à la compétence des métaphysiciens et des philosophes pour l’installer de plain-pied dans le domaine de la physiologie. Son mérite était d’avoir limité la connaissance de l’esprit à une dimension naturelle où l’observation reposait sur « des phénomènes en quelque sorte palpables », parce que reliés à des organes. Ailleurs, Broussais concéda sa préférence pour un 1 F. Broussais, « Considérations sur les rapports de la phrénologie avec la philosophie (lues à la Société phrénologique de Paris, dans sa séance du 11 nov. 1834) », Journal de la société phrénologique de Paris, janv. 1835, p. 13‑28. 2 Ibid., p. 14.
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Spurzheim capable de séparer encore plus finement les phénomènes instinctifs de l’intelligence. Nonobstant ces distinctions dans la classification, la phrénologie révolutionnait la psychologie car elle démontrait que les « instincts ne raisonnent pas, et poussent sans cesse à l’action 1 ». Elle seule permettait d’expliquer physiologiquement comment il était possible de commettre des actes « que notre intellect considère comme contraire à ce qu’il se représente comme le vrai, le juste, le louable, ou digne de l’éloge de nos semblables 2 ». Au-delà de cette justification scientifique, Broussais avait peut-être d’autres raisons – moins avouables – de se convertir à une théorie compatible avec ses propres conceptions médicales. C’est que le crédit acquis en 1816 s’était vite épuisé. Depuis le virage conservateur de 1822, sa physiologie médicale était éclipsée par l’enseignement de Victor Cousin, qui remportait tous les suffrages : [V. Cousin] a grand succès, quoique contesté comme tous les succès durables, aux époques de crise et de fondation. […] Il a pensé, et avec raison, qu’à un moment où les vieilles écoles se remuent et se raniment pour pousser un dernier cri, il ne fallait pas quitter le terrain, et il accepte une dernière fois la lutte, en face de Broussais, Daunou et de cette coriace et vivace philosophie dite sensualiste. Ce dernier coup sera décisif, et je me promets bien d’applaudir au résultat ; car, en vérité, ces vieilles gens sont incorrigibles et harcelantes, et par la physiologie et la médecine, ils pourraient gagner nos jeunes et spirituels philosophes des amphithéâtres, qui ne conçoivent pas que la question de l’immortalité de l’âme soit postérieure à la psychologie, et que, de quelque façon qu’on la tranche, la science n’en est pas moins posée auparavant 3. 1
Sur la question des différents sens que le terme de « psychologie » recouvre alors, ainsi que sur le débat avec la physiologie, voir F. Azouvi, « Psychologie et physiologie en France 1800‑1830 », art. cité, 1984. 2 F. Broussais, « Considérations sur les rapports de la phrénologie avec la philosophie… », art. cité, 1835, p. 15‑16. 3 Charles-Augustin Sainte-Beuve, Lettre à Jules Loudière, 6 décembre 1828, in Correspondance générale, Paris, Stock, 1935‑1949, vol. 1, p. 111.
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Ce constat établi par Sainte-Beuve était confirmé la même année par un Stendhal qu’on ne peut soupçonner de noircir le tableau, puisque l’écrivain était favorable à la fois à la phrénologie, à l’Idéologie et au matérialisme médical de Broussais. Tous nos jeunes Parisiens, s’ils ne sont pas des parasites de cour ou les dupes des intrigues des jésuites, sont des disciples enthousiastes de M. Cousin. Napoléon aurait fait de tous ces jeunes hommes des officiers de cavalerie ou des auditeurs au conseil d’État ; et M. Broussais leur dit sans façon que la mysticité de M. Cousin ne leur monte à la tête que parce qu’ils sont sans emplois 1.
Broussais témoigna lui-même en 1832 avec emphase de ce retournement, en affirmant que, sous le « règne du jésuitisme », l’école de médecine avait été « envahie par cette espèce d’hommes que leur organisation et leurs habitudes rendent propres à l’association d’idées religieuses avec un excessif amour-propre, avec l’égoïsme, l’envie, le penchant à détruire toutes les innovations qui ne viennent pas d’eux, et la passion d’accumuler sur leur tête tous les avantages possibles au préjudice de la vérité et de l’intérêt général des masses ». Il admettait ainsi que sa popularité avait été mise à mal par la montée en puissance de ses contradicteurs : « Jadis, nous n’avions contre nous que la vieille génération ; aujourd’hui, nous y voyons une partie de la nouvelle : elle consiste en un grand nombre de médecins qui ont été formés pendant les huit années du règne de nos opposants 2. » Y eut-il chez Broussais revirement soudain ou continuité ? Une motivation opportuniste ou un sincère désir de fructueuse conciliation ? Quelles que soient ses raisons profondes, le chantre de la médecine physiologique annonce nettement dans sa revue, au moment où le choléra met tragiquement en échec sa théorie, son intérêt pour la nouvelle doctrine : « nous ne négligerons pas de fournir à nos lecteurs des travaux sur cette belle science [la 1 Stendhal, Courrier anglais, Paris, Le Divan, 1935, vol. 2, p. 413. 2 F. Broussais, « Discours préliminaire pour l’année 1832 », Annales de médecine physiologique, vol. 21, 1832, p. 48‑49.
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phrénologie] chaque fois que l’occasion s’en présentera. C’est la seule innovation que nous croyons devoir introduire dans les Annales de la médecine physiologique 1. » La phrénologie permettait même de comprendre les résistances à l’adoption de ses thèses sur l’irritation. Il existait en effet deux grandes sources d’erreurs en science : l’abus de l’intelligence mal employée et l’excès d’instincts. Et c’est à ces deux causes qu’il fallait rapporter « tous les obstacles qui s’opposent au libre développement de la méthode physiologique ». La phrénologie montrait « aux médecins, amis de la vérité, les pièges qui leur sont tendus par le vice d’organisation ou par les penchants vicieux de nos adversaires 2 ». Autrement dit : votre résistance à ma théorie est une preuve de plus de sa véracité. Argument qui sera réactivé plus tard, par certaine psychanalyse… Avec de semblables décrets, le débat ne pouvait que s’aigrir. Jules Guérin (1801‑1886), grand pourfendeur des théories de Broussais, commenta sardoniquement la conversion de celui-ci dans sa Gazette médicale de Paris : Cette découverte fait certes beaucoup d’honneur à la phrénologie ; mais M. Broussais aurait dû nous dire quel est l’organe qui suggère de si bouffonnes inventions aux graves écrivains des Annales ? Puisse du moins cette opinion donner à M. Broussais un peu plus de tolérance pour ces pauvres aveugles que la nature a condamnés en naissant à méconnaître la vérité physiologique 3 !
Au total, la phrénologie de Broussais fut une position de combat, souvent équivoque et toujours plus broussaisiste, dans ses jugements à l’emporte-pièce et ses extrapolations hâtives, que phrénologique. Broussais trouve dans la physiologie de Gall l’occasion d’une ultime bataille, lorsqu’il décide d’en faire la matière du cours de pathologie générale et de thérapeutique qu’il donne à la faculté de médecine. La séance inaugurale de ce nouvel ensei1 2 3
Ibid., p. 49. Ibid., p. 13. Jules Guerin, « Société phrénologique. Séance annuelle », Gazette médicale de Paris, vol. 3, 1832, p. 546.
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gnement est annoncée pour le 11 avril 1836, à une heure de l’après-midi. Le jour prévu, près de 3 000 personnes se pressent pour entendre le vieux lion 1. Ce succès inattendu se confirme. Le 13 avril, l’affluence est telle que le cours précédent est envahi et interrompu. La faculté croit prévenir tout incident à la séance suivante en faisant surveiller la salle. En vain. Une foule composée de jeunes gens grossit, s’énerve, conspue les gardes et enfonce les portes de l’amphithéâtre, bousculant même un Broussais qui ne parvient qu’à grand-peine à rejoindre sa chaire. La faculté se fâche et réagit immédiatement. Après sa péroraison, l’orateur est sommé de trouver un autre lieu pour ses leçons et son cours est suspendu jusqu’à nouvel ordre. Si Gisquet, préfet de police, propose à Broussais un repli vers le Jardin des Plantes, les professeurs du Muséum ne souhaitent guère la venue de cet hôte encombrant. Ils refusent de lui prêter une salle. Une souscription spontanée du public débloque alors la question matérielle. 2 000 F donnés par 1 000 personnes sont recueillis en quinze jours, ce qui permet de louer de confortables banquettes et de couvrir les frais d’éclairage du luxueux salon de Mars, 75, rue du Bac. Le problème du lieu étant résolu, il n’y a plus qu’à reprendre. Face à cette situation inédite, Gisquet se rétracte, jugeant plus prudent d’en référer au ministre de tutelle : est-il légal d’enseigner en dehors de la faculté de médecine ? La demande est un prétexte. C’est que le préfet ne tient pas à être soupçonné de complaisance envers le matérialisme. Chargé par ses amis phrénologistes d’intervenir en faveur de Broussais, Las Cases rend visite à son ami Hippolyte Passy, ministre du Commerce et des Travaux publics, pour le convaincre que la phrénologie n’est pas un matérialisme athée, comme l’affirment ses détracteurs, mais un matérialisme théiste… Passy débloque la situation en faveur de Broussais, qui peut savourer sa victoire : il tient une autorisation officielle et peut de nouveau tonner contre la psychologie philosophique de Cousin et tous les 1
Ce chiffre n’est pas donné par un partisan de la phrénologie. Cf. Adolphe Garnier, La Psychologie et la phrénologie comparée, Paris, L. Hachette, 1839, p. II.
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« kanto-platoniciens » qui ignorent l’étendue de la vraie science de l’homme car « … le sentiment personnel exprimé par le signe moi n’est pas l’homme par excellence, l’homme tout entier 1 ». Malgré son action militante à l’Académie des sciences morales et politiques et le succès retentissant de ses cours, il est douteux que Broussais ait favorisé à terme la légitimité de la phrénologie, bientôt prise comme cible par ses nombreux adversaires. Ses prises de position furent souvent en porte-à-faux vis-à-vis des autres disciples et la rencontre des deux théories relevait plus d’un mariage forcé par les circonstances que d’une nécessité logique. De toute façon, l’expansion de la phrénologie ne reposa pas sur la seule personnalité de F. Broussais. Elle était liée à un engouement beaucoup plus large des cercles politico-savants opposés à la Restauration. Nonobstant la levée de boucliers qu’elle provoque dans les cercles académiques, la doctrine phrénologique attire après la chute de l’Empire un nombre croissant de médecins de sensibilité bonapartiste et libérale. Plusieurs facteurs contribuent à cette collusion politique. Il y a d’abord la Charbonnerie, organisation clandestine qui regroupe à partir de 1821 en France des républicains dont les idées sont étouffées par le mode de scrutin censitaire instauré par la monarchie constitutionnelle. Organisée sur un modèle militaire, hiérarchique et empreinte d’une discipline rigoureuse, la Charbonnerie recrute parmi les demi-soldes, les officiers et les médecins de l’armée impériale, revigorés avec la parution du Mémorial de Sainte-Hélène en 1821. Elle trouve des partisans dans la vieille famille Voyer d’Argenson, gagne l’adhésion de l’industriel André Koechlin (1789‑1875), force les portes de la Chambre des députés avec les affiliations de Jacques-Antoine Manuel (1775‑1827), du marquis de La Fayette (1757‑1834) et de Jacques-Charles Dupont de l’Eure (1767‑1855), 1
Lettre de Broussais à Montègre, citée par Henri de Montègre, Notice historique sur la vie, les travaux, les opinions médicales et philosophiques de F.-J.-V. Broussais, précédée de sa profession de foi, et suivie des discours prononcés sur sa tombe, Paris, J.-B. Bailliere, 1839, p. 65‑67.
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très actif lors de la Révolution de 1830 et futur président du gouvernement provisoire de 1848… Charbonnerie et phrénologie convergent sous la Restauration en la personne du docteur Fossati, le plus fidèle lieutenant de Gall. Fossati a fait ses études de médecine à Pavie de 1805 à 1808, puis il s’est installé à Milan où il a collaboré avec le docteur Sacco, pour des campagnes de vaccination 1. Il a été ensuite attaché à l’hôpital civil de Milan dans le service du professeur Giovanni Rasori (1767‑1837), avec lequel il a entretenu une connivence tant professionnelle que politique. En avril 1814, le mouvement révolutionnaire qui secoue Milan permet aux Autrichiens de reprendre la ville aux Français. Fossati s’engage alors avec Rasori dans la Charbonnerie, échappant de peu au sort de son maître, capturé et incarcéré jusqu’en mars 1818 à la forteresse de Mantoue. Compromis dans l’insurrection napolitaine de 1820, Fossati s’enfuit à Paris. Il y fait connaître le « rasorisme », qui consiste à administrer des émétiques comme contre-stimulants dans les maladies inflammatoires. Les succès acquis dans le service de Laënnec à l’hôpital Necker et chez le docteur Kappeler à SaintAntoine lui permettent d’acquérir une réputation flatteuse. C’est alors qu’il fait la connaissance de Gall. Une profonde complicité s’établit immédiatement entre les deux hommes. Leur commune origine entre peut-être en ligne de compte. Dès l’hiver 1823‑1824, le maître délègue à son nouvel ami la responsabilité de son cours. Fossati retourne en Italie en 1824 pour donner, de Milan à Naples, une série de conférences sur la phrénologie où se mêlent considérations nationalistes et anticléricales 2. Ces propos ne l’ayant pas mis en odeur de sainteté, il revient à Paris pour remplacer 1
2
Les informations sont tirées de la notice nécrologique de Jacques-Étienne Belhomme, Notice sur la vie et les ouvrages du Dr Fossati, Paris, Imprimerie Félix Malteste et Cie, 1875 ; Biagio Miraglia, « Giovanni Antonio Fossati frenologo italiano », Bolletino dell’Istituto Storico Italiano dell’Arte Sanitaria, n° 2, 1931, p. 65‑106. Sur la diffusion de la phrénologie en Italie, voir Simone Baral, « Le phrénologiste au tribunal. Notes pour une recherche sur le cas italien », Criminocorpus [En ligne], « Folie et justice de l’Antiquité à l’époque contemporaine », mis en ligne le 21 avril 2016 .
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de nouveau Gall dans ses cours de 1827 et 1828. Fossati rédige également quelques articles pour l’Encyclopédie moderne de Courtin (« encéphale », « folie », « organologie ») et il collabore au Dictionnaire de la conversation. Fossati a été, dès son premier séjour parisien, l’avocat des patriotes italiens. Lorsque la « vente » carbonari animée par Ciro Menotti (1798‑1831) et Enrico Misley (1801‑1863) lui adresse le projet de monarchie constitutionnelle établi pour le duc de Modène François IV de Lorraine-Habsbourg (1779‑1846), le phrénologiste milanais démarche chez le marquis de La Fayette, le général Lamarque, Dupont de l’Eure, de Schonen et FerdinandLouis-Félix Le Pelletier de Saint-Fargeau (1767‑1837), l’ancien babouviste et frère cadet de Louis-Michel. L’échec de ce plan ne freine pas son activisme et, le 15 septembre 1830, il fonde une Société des Italiens rassemblant l’émigration politique trans alpine. L’objectif est de soutenir les insurrections nationalistes italiennes. Cette société compte parmi ses membres Francesco Salfi (qui mourra du choléra en 1832) et l’avocat Fillippo Canuti (1802‑1866), réfugié à Paris depuis 1821. L’abdication de Charles X laisse espérer une évolution favorable de la position française. Peu après les Trois Glorieuses, Fossati réunit à son domicile les patriotes italiens pour créer une Société centrale italienne. Elle siège rue Taranne, dans les locaux de la Société de la morale chrétienne. Un geste favorable du nouveau roi des Français semble d’autant plus plausible que le nouveau roi LouisPhilippe est marié avec Marie-Amélie de Bourbon, fille du roi des Deux-Siciles Ferdinand IV et de l’archiduchesse d’Autriche MarieCaroline. Dans l’attente, Fossati fait paraître un journal politique Il nazionale italiano, politico e letterario tandis que les émigrants italiens créent le 20 janvier 1831 sous l’impulsion de Salfi une junte de libération dont le directoire exécutif secret comprend l’ancien babouviste et carbonaro Filippo Buonarotti (1761‑1837), qui a publié en 1828 La Conspiration de l’égalité 1. Peines perdues. 1
Buonarroti, né à Pise, était favorable à la Révolution française. Naturalisé français et arrêté après le 9 Thermidor, il rencontra durant son emprisonnement Babeuf,
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Le roi des Français tergiverse et les derniers espoirs d’un soutien du gouvernement français s’envolent le 27 février lorsque ce dernier interdit aux révolutionnaires italiens de passer en Savoie. La France donne même des gages à l’Autriche en faisant arrêter des mouvements de troupes italiennes. Ce sera là l’une des causes de la disgrâce de Laffitte, partisan d’une position ferme contre la répression autrichienne. Parallèlement à cet activisme politique, Fossati est l’un des plus ardents défenseurs de la doctrine. Sa fidèle amitié avec Gall en fait l’héritier spirituel du maître en France. Dernier intime de Gall, il sera aussi son dernier apôtre. Il est difficile d’inventorier le nombre exact de phrénologistes affiliés à la Charbonnerie. Fossati mis à part, l’engagement du socialiste Michel-Auguste Dupoty (1797‑1864) est certain, mais il laissera peu de traces. Celui de l’aliéniste Guillaume-Marie-André Ferrus (1784‑1861) est à peine mieux connu. Diplômé par l’école de santé de Paris en 1804, Ferrus a participé aux campagnes napoléoniennes. Il est sur le front en Autriche, à Austerlitz (1805), Eylau (1807), en Espagne (1808), à Wagram (1809) en Russie (1812) et en Hollande (1813). Fidèle à l’Empereur pendant les Cent-Jours, il le suit dans son ultime revers de Waterloo. Le médecin a été promu chevalier de la Légion d’honneur après Wagram et décoré de l’« étoile des braves » par l’Empereur en personne. Après l’échec des Cent-Jours, son ami magnétiseur Louis Rostan (1791‑1866) le recommande à Pinel, et c’est sous l’égide de ce dernier qu’il s’initie à la Salpêtrière à l’étude des maladies mentales. Après en avoir fait son adjoint en 1818, Pinel le propose à trois reprises pour la direction de Bicêtre, mais sa demande est à chaque fois rejetée en raison des liens très étroits que Ferrus a tissés avec le député carbonaro Manuel. Ferrus adhère dans ces mêmes années à la Société pour l’instruction élémentaire, où il côtoie entre autres Cuvier, Esquirol et Parentavec lequel il sympathisa. Buonarroti participa ensuite à la conspiration des Égaux et fut condamné à la déportation. Il fut gracié par Napoléon mais ne se rallia pas à l’Empire. Il vécut à Bruxelles et écrivit une Histoire de la Conspiration de l’égalité. Sur son activité en France, voir Georges Sencier, Le Babouvisme après Babeuf, Genève, Mégariotis Reprints, 1978 (1912), p. 38‑39.
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Duchâtelet. Membre associé à l’Académie de médecine en 1823, il est finalement nommé médecin-chef en 1826, peu avant le décès de Pinel. Le cours de clinique sur les maladies nerveuses qu’il donne alors à Bicêtre fait une large place à la phrénologie 1.
Pour le bien de l’humanité Si l’affiliation des phrénologistes aux sociétés secrètes est – par la nature de ces dernières – difficile à repérer, la diffusion de la doctrine dans l’opposition libérale est en revanche plus claire, grâce à l’activité militante de Benjamin Appert (1797‑1873). Appert est venu à la phrénologie par l’intérêt qu’il porte aux criminels. Comme il le confiera plus tard, son premier contact avec des condamnés aurait été décisif. La rencontre eut lieu en 1808. Alors que Gall dispense ses cours à l’Athénée de Paris, le chétif Appert est envoyé en diligence accompagnée à destination de Couterne, dans l’Orne, pour prendre un repos de convalescence chez sa grand-mère maternelle. Lors de la première escale dans une auberge à Versailles, l’équipage croise la chaîne des bagnards en route pour Brest. La force armée avait peine à la contenir, lorsque je vis arriver plusieurs centaines d’hommes enchaînés deux à deux par escouades de vingt-six, d’autres sur des charrettes, ayant les jambes pendantes tout autour et enchaînés également par de gros colliers de fer au cou. Les chants, les cris farouches de ces malheureux, leurs vêtements en lambeaux, leurs éclats de voix rauques, leurs rires et leurs gestes indécents, la physionomie triste, abattue de quelques-uns, la brutalité des gardiens et des gendarmes envers eux, ces figures et ces regards sinistres formaient un tableau qui m’impressionnait vivement, me serrait le cœur et occupait bien douloureusement mon jeune esprit 2. 1
Sur le cours de Ferrus, voir A. Boyer, « Hospice de Bicêtre. Cours clinique sur les maladies nerveuses », Gazette médicale de Paris, t. II, n° 39, 1834, p. 612‑614. 2 Benjamin Appert, Dix ans à la cour du roi Louis-Philippe et souvenirs du temps de l’Empire et de la Restauration, Berlin, Voss, Paris, Renouard, 1846, vol. I, p. 16‑17.
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Fig. 7.
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Dessins de quatre criminels décapités Source : B. Appert, Bagnes, prisons et criminels, Paris, Guilbert et Roux, 1836
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Surmontant son appréhension, Appert va à la rencontre des condamnés et leur offre ses économies. Une femme lui expose alors le sort de son mari, condamné à dix ans de bagne pour un faux en écriture commis dans l’espoir d’éviter la ruine du commerce familial. L’iniquité de la sentence aurait révolté le jeune homme et, d’après ses souvenirs, c’est à cet instant qu’il décida de se consacrer un jour à la défense de ces infortunés. Éduqué dans l’amour de l’Empire, Appert est d’abord sousprofesseur de dessin. En 1816, il est mandé dans le Nord pour organiser une école d’enseignement mutuel aux mines d’Anzin, près de Valenciennes. Fort de ces succès d’instructeur, Appert est nommé professeur à la caserne Babylone de Paris le 24 novembre 1818 par le ministre de la Guerre Gouvion-Saint-Cyr (proche de Decazes). Sa mission consiste désormais à former des officiers et des sous-officiers qui enseigneront à leur tour dans les écoles régimentaires du royaume. Appert s’acquitte honorablement de cette nouvelle tâche en tentant de faire pénétrer l’enseignement mutuel dans les établissements pénitentiaires 1. En vain. Le philanthrope a pourtant l’appui de la Société royale des prisons et du Comité pour l’instruction primaire des prisonniers. Il dispose du soutien de son ami le docteur Bailly mais aussi et surtout de ceux du baron de Gérando, du duc de Doudeauville, du duc de La Rochefoucauld-Liancourt et de son fils 2. Ce beau monde se réunit sous la Restauration chez le baron Guillaume Ternaux (1763‑1833), place des Victoires. L’hôtel particulier du baron est alors un havre sûr pour les opposants politiques les plus en vue comme le général Foy, Casimir Périer, Benjamin Constant, l’avocat Manuel, le baron Louis, Charles Dupin, Henri Étienne. Tandis que la jeunesse de la grande bourgeoisie s’y épuise en contredanses, les hommes discutent au salon des affaires politiques. Ternaux fait partie du gotha libéral. Il a créé 1
Catherine Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie, Paris, Comité d’Histoire de la sécurité sociale, 1996, t. 2, p. 1010. Sur Appert, voir aussi Jacques-Guy Petit, « Le philanthrope Benjamin Appert et les réseaux libéraux », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, vol. 4, n° 4, 1994, p. 667‑679. 2 B. Appert, Dix ans à la cour du roi…, op. cit., 1846, vol. 3, p. 295 pour Bailly.
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un type original de châle (« cachemires de Ternaux ») et est propriétaire de grandes manufactures de textiles dans lesquelles il met en pratique ses vues philanthropiques. Pour Appert, c’est « le véritable ami du peuple » : « ses bienfaits soulagent le présent et tendent toujours à moraliser l’avenir des classes laborieuses 1. » Les chorales ouvrières de ses établissements entonnent ainsi régulièrement le Chant des industriels, commandé par SaintSimon à Rouget de Lisle : Déployant ses ailes dorées L’Industrie aux cent mille bras, Joyeuse, parcourt nos climats Et fertilise nos contrées. Le désert se peuple à sa voix Le sol vide se féconde Et pour les délices du monde Au monde, elle donne ses lois 2.
Défendu par la Société pour l’instruction élémentaire, fondée en 1815, l’enseignement mutuel est en plein essor. Un moment présidée par Ternaux, cette association eut pour secrétaire le comte Alexandre de Laborde (1774‑1842), élu député de l’opposition en 1822 3. Le comte Charles de Lasteyrie du Saillant (1759‑1849) milite également pour l’enseignement mutuel. Grand industriel, comme Ternaux, Lasteyrie a fondé en 1814 un établissement qui diffuse la technique lithographique en France. Il s’est imposé comme une figure essentielle de la philanthropie libérale en publiant en 1815 un Nouveau système d’éducation pour les écoles primaires. Membre fondateur de la Société de morale chrétienne, créée en 1821, il fut élu président de la Société pour l’instruction élémentaire en 1828 et dirigea successivement la Société pour les méthodes d’éducation (fondée en 1831) et l’Institut historique. 1 Ibid., p. 24‑25. 2 Jacques Droz (éd.), Histoire générale du socialisme, Paris, PUF, 1972, vol. I, p. 340. 3 H. Gouhier, La Jeunesse d’A. Comte, op. cit., vol. 3, p. 114. A. de Laborde publiera dès 1815 un Plan d’éducation pour les enfans pauvres, d’après les deux méthodes combinées du docteur Bell et de M. Lancaster, Paris, H. Nicolle.
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Adhérents actifs de la Société pour l’instruction élémentaire, Laborde, Ternaux, Lasteyrie et Appert partagent les mêmes intérêts philanthropiques et politiques. Tous seront bientôt membres fondateurs de la Société phrénologique de Paris. Dans l’attente, Appert est dans l’opposition politique. Il a beaucoup d’amis chez les jeunes officiers de l’armée, dont certains ont suivi ses cours à la caserne Babylone. Appert connaît bien le carbonaro Raoulx par exemple, l’un des quatre sergents de la conspiration de La Rochelle 1. Sous le ministère Villèle, Appert tâte même de la prison, d’août à octobre 1822, pour s’être trop ouvertement opposé au régime en fomentant l’évasion d’un carbonaro. Malgré son acquittement, Appert sort affecté par l’épreuve, qui renforce son engagement pour la réforme des établissements pénitentiaires. Ses incessantes visites dans les bagnes et les prisons lui valent d’être immortalisé par son ami Stendhal dans Le Rouge et le Noir 2. C’est que le phrénologiste est devenu un expert incontesté du milieu carcéral. Quatre ans après la conspiration des quatre sergents de La Rochelle, en 1826, le duc de Choiseul et le marquis de Barbé-Marbois le parrainent pour être membre de la Société royale des prisons et le duc d’Orléans le sollicite pour visiter les prisons de son domaine afin d’établir un plan de réformes 3. À cette époque, la Société royale des prisons, créée en 1819, a perdu de son lustre. Le conseil royal des prisons ne se réunit plus et l’influence de la Société est devenue négligeable depuis la chute du ministère Decazes et la réaction conservatrice, consécutive à l’assassinat du duc de Berry par l’ouvrier Lourmel, le 13 février 1820 4. La répression des complots carbonari, la purge de la faculté de médecine en 1822, l’expulsion manu militari de la Chambre des députés de 1
Les quatre sergents carbonari Bories, Raoulx, Goubin et Pomier, sont condamnés à mort par la cour d’assises de la Seine et exécutés le 21 septembre 1822. 2 Cf. Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, Pocket, 1990 (1830), chap. III « Le bien des pauvres ». 3 B. Appert, Dix ans à la cour du roi…, op. cit., 1846, vol. 1, p. 200‑203. 4 B. Appert, in Journal des prisons, hospices, écoles primaires et établissements de bienfaisance, n° 7, 1829, p. 250.
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l’avocat Manuel le 4 mars 1823 et le sacre du comte d’Artois, sous le titre de Charles X (1824‑1830), ont donné le ton de la politique ultra. Appert ne pouvait que rêver en son for intérieur d’un changement de régime. Il ne tarda pas. Le 2 mars 1830, la session parlementaire s’ouvre par un discours autoritaire du roi qui sonne le glas du régime. La Chambre répond par une adresse marquant sa défiance vis-à-vis du nouveau cabinet. Charles X tente de couper court à ces critiques en prononçant le 16 mai la dissolution de la Chambre. Le médecin phrénologiste Félix Cadet de Gassicourt (1789‑1861), fils du célèbre pharmacien de l’empereur Charles-Louis (1769‑1821), mobilise alors ses amis politiques. Membre de l’Association des amis de la liberté de la presse, ce médecin libéral s’est déjà distingué l’année précédente en étant l’instigateur de l’Association parisienne pour le refus de l’impôt. Après le vote de défiance de la Chambre, il commande un banquet en l’honneur des 221 députés qui ont voté l’adresse au roi et organise un comité central pour préparer les élections. Celles-ci sont un succès pour l’opposition. Ne tenant pas compte de ce désaveu, Charles X s’arc-boute sur l’article 14 de la Charte et signe le 25 juillet quatre ordonnances édictant respectivement la suspension de la liberté de la presse périodique, le rétablissement des autorisations préalables pour les brochures, la dissolution de la nouvelle chambre, un remaniement de la loi électorale et la convocation des collèges pour les 6 et 8 septembre. La résistance gagne alors la rue. Dès le 28 juillet, les élèves de l’école polytechnique mènent l’insurrection. Le 9 août, le nouveau « roi des Français », Louis-Philippe Ier, prête serment au Palais-Bourbon à une Charte révisée. Avec ce nouveau gouvernement, Benjamin Appert obtient la reconnaissance qu’il escomptait : il est promu secrétaire des commandements de la reine Marie-Amélie et secrétaire de Mademoiselle de Valois (1813‑1839), Marie-Adélaïde, l’une des filles du roi 1. Ses nouvelles fonctions auprès de la famille royale 1 B. Appert, Journal des prisons…, op. cit., 1831, vol. 7, p. 344‑350. Voir aussi Appert, Dix ans à la cour du roi…, op. cit., 1846, vol. 2.
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ne l’empêchent pas de poursuivre sa pratique de terrain. Appert a toujours ses séances de travail avec son ami Samson, l’exécuteur des hautes œuvres, mais aussi avec « Papa Jules », surnom d’Eugène-François Vidocq (1775‑1857). Le premier lui relate très fidèlement les derniers instants des condamnés et il lui cède même leurs redingotes, que le philanthrope collectionne. Le second le guide dans les bas-fonds parisiens. Ethnologue avant la lettre, Appert entend saisir sur le vif les comportements de ses contemporains. Il n’hésite pas pour cela à se travestir pour se rendre incognito dans ces quartiers mal famés : c’est le Rodolphe des phrénologistes. Pour ses enquêtes, Appert fréquente les cabarets Au sauvage, Au grand vainqueur, et il monte parfois à Belleville jusqu’aux guinguettes de la barrière de la Courtille, où les bals populaires ne s’éteignent qu’à trois heures du matin. La restauration de la butte est réputée. Le peuple de Paris sait qu’il trouvera là des plats roboratifs, de fameux ragoûts et des rôtis succulents, de l’oie en daube ou rôtie, de délicieuses gibelottes de lapin et du vin peu dispendieux à dix à douze sous le litre. C’est aussi le lieu d’élection de la bourgeoisie modeste pour les repas de noces, servis quasiment tous les jours. Appert ne goûte guère pourtant la société de cette foule bigarrée, la promiscuité et la chaleur des lieux. Il y étouffe. Notre Rodolphe préfère encore aux effluves alléchantes de la cuisine populaire l’humidité fétide et froide des cachots. Du haut de ses royales obligations, le philanthrope a manifestement plus de mal à exprimer de l’empathie pour les petits marchands et les ouvriers que pour les forçats. Il assiste ainsi à la guinguette des Denoyers à un spectacle « crapuleux » 1. Le choc est grand : J’avais le cœur gros, de voir encore des pauvres gens vivre dans une si basse et si dégradante orgie. Ce n’est pas le malheureux
1
Appert se contente de citer les lieux fréquentés. On trouve une description de la guinguette de la Courtille dans Antoine Caillot, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs et usages des Français, Genève, Slatkine, 1976 (1827), t. 1, p. 376‑378. Voir aussi François Gasnault, Guinguettes et lorettes : bals publics au xixe siècle, Paris, Aubier, 1986, p. 36‑39.
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Le langage des crânes qui est coupable de cette humiliante décadence de l’homme, c’est aux gouvernements, à la société, dite distinguée, qu’appartient le devoir d’amener par l’instruction et une bonne éducation populaire surtout, la réforme morale des classes du peuple ; ce n’est pas celui qui souffre d’une plaie qui mérite le blâme, c’est le médecin qui pourrait guérir le malade et qui ne s’en occupe pas 1.
Benjamin Appert organise aussi tous les samedis, entre ses royales fonctions et ses excursions ethnologiques, des dîners mondains. Ces réceptions se déroulent en été à sa villa de Neuilly et, en hiver, dans ses appartements du quai d’Orsay. Autres costumes, autre décor. Les salons du phrénologiste huppé n’accueillent assurément pas la même clientèle. Sa table est des plus brillantes. S’y trouvent notamment réunis, à plusieurs reprises, Balzac, Alexandre Dumas (qui a été un temps le secrétaire d’Appert), Charles Fourier (1722‑1837), Victor Considérant (1808‑1893), Charles Louis Harel (1772‑1853), négociant et fabricant de fourneaux, le docteur magnétiseur Pierre Jean Chapelain (1788‑1867), consulté par Balzac 2, mais aussi le médecin d’Appert, qui n’est autre que Casimir Broussais, fils de François, Vidocq, le bourreau Samson et son fils 3. Les docteurs Hutin, Marc, Baudens, Lallemand, Debout et Destouche sont souvent invités à participer aux festivités. Certains nouveaux convives tressaillent parfois, en passant au salon, à la vue d’Auguste Crébassol, qui déverse sa bile sur le nouveau gouvernement, trop timoré à son goût. Appert a dressé un tableau pittoresque de ce singulier personnage, « monstre vivant, ayant une tête énorme, des yeux de Satan, haut de deux pieds environ, qu’un domestique apportait dans les bras et plaçait sur un fauteuil comme un singe, ne pouvant faire un pas, ayant un esprit infernal, et se croyant appelé à dominer par ses conseils, sa parole ou ses écrits toute
1 B. Appert, Dix ans à la cour du roi…, op. cit., 1846, vol. 3, p. 17‑18. 2 Madeleine Ambrière, Balzac et « La recherche de l’absolu », Paris, PUF, 1999, p. 194‑197. 3 B. Appert, Dix ans à la cour du roi…, op. cit., 1846, vol. 3, p. 7. Sur le don de Vidocq, ibid., p. 188‑189.
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la population ouvrière de Paris 1 ». Lors de son premier passage à Paris, Liszt fait une brève apparition chez Appert, au piano. On ne manque évidemment pas de retenir le jeune prodige, le temps de prendre l’empreinte non de ses mains, mais de sa tête. C’est au fil de ces joyeuses réceptions que germe l’idée de fonder une société savante dévolue au perfectionnement et aux applications de la doctrine de Gall.
1
Ibid., vol. 3, p. 108. Voir par exemple Auguste Crébassol, Petites instructions populaires sur les hommes et les faits de notre temps, Paris, Chez l’Auteur, s.d. (1832).
III L’âge d’or
A
près le décès de Gall, la phrénologie poursuit son expansion. Si ses disciples ne parviennent pas à faire consensus autour de leurs idées, leur théorie prend sous la monarchie de Juillet tous les caractères d’une science légitime : son étude est consacrée par une société savante très active, ses premiers principes sont enseignés à Paris et en province. L’examen cranioscopique lui-même est appliqué à un grand nombre de cas, allant des Indiens Charruas à Napoléon. Il y a là autant d’occasion de récolter de nouvelles pièces, mais aussi de polémiques entre partisans et adversaires d’une doctrine dont le succès populaire ne se dément pas.
La Société phrénologique de Paris La première société savante française dédiée à la phrénologie est créée le 14 janvier 1831, trois ans après la mort de Gall. Son objectif est « de propager et de perfectionner la doctrine de Gall » en stimulant les découvertes sur « l’anatomie humaine et comparée du système nerveux en général et du cerveau en particulier » ainsi que l’étude de « leurs phénomènes physiologiques et pathologiques ». Fidèle à la méthodologie prônée par Gall, la Société phrénologique de Paris entend rassembler des crânes, des plâtres, des portraits, des dessins et tous les ouvrages utiles à la diffusion de la phrénologie. Elle publie un journal à périodicité mensuelle, envoyé gratuitement à tous ses adhérents. Symbole ostensible, sa devise, « Au progrès des Lumières », entend faire pièce aux congrégations catho-
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liques de la Restauration et à l’éclectisme alors rayonnant de Victor Cousin. Une séance générale annuelle et publique est prévue pour chaque 22 août, jour anniversaire de la mort de Gall. Si cette date précise fut respectée durant les premières années de la Société, les séances annuelles prirent ensuite de plus en plus de liberté avec cet engagement statutaire. Le secrétaire général doit y présenter la synthèse des travaux de la Société, en rendant hommage aux membres décédés et en proclamant les noms des personnes couronnées par les prix mis au concours. Le bureau et la présidence sont renouvelés chaque année. Les réunions ordinaires sont prévues tous les seconds et quatrièmes mardis du mois dans les salons de Benjamin Appert, au 3 du quai d’Orsay. La Société phrénologique de Paris est active de 1831 à 1848, date à laquelle elle se dissout de fait, sinon en droit. Son premier président est l’un des amis intimes de Gall, le docteur Matthias d’Annecy (ou Dannecy). Casimir Broussais, fils de François et médecin d’Appert, en est le premier secrétaire général tandis que la fonction de rédacteur en chef du journal échoit à Jean Bouillaud. En 1831‑1832, le saint-simonien Emmanuel de Las Cases (fils) et Fontaneilles sont vice-présidents. Las Cases préside en 1832‑1833, remplacé ensuite par Jean Bouillaud (1833‑1834), auquel succède Gabriel Andral (1835‑1836) 1. En 1836‑1837, le président est François Broussais, une juste récompense pour son triomphal cours de phrénologie. Les présidents suivants sont successivement le fouriériste Charles Harel (1837‑1838), de nouveau Jean Bouillaud (1838‑1839) puis Félix Voisin (1839‑1840) et Jean-Baptiste Beunaiche de Lacorbière (1843‑1844). Le fidèle Fossati sera ensuite élu puis reconduit à ce poste de 1845 à 1848. Si l’initiative de cette institution émane d’un cercle d’amis se réunissant chez Benjamin Appert, le recrutement ne s’y limite pas. Les cent cinquante adhésions enregistrées dans les premiers mois démontrent que la phrénologie est devenue un phénomène 1
Journal de la Société phrénologique de Paris, juin 1835, p. 211.
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socioculturel. En ce début de monarchie de Juillet, elle attire hommes de science, de plume, de robe, de pinceau et de burin. Exception faite du magnétisme, il n’y aura pas d’autre création de société savante dans cette première moitié du xixe siècle dédiée au seul prosélytisme d’une théorie médicale. Sur ce plan donc, Gall a obtenu plus que Bichat, Broussais, Cabanis, Laënnec et Pinel réunis. La phrénologie a ainsi, pour une petite vingtaine d’années, un statut quasiment comparable dans le savoir médical à la méthode anatomopathologique. Véritable programme de recherche donc, ou tendant à le faire croire, elle se distingue pourtant en ce qu’elle revendique de nombreuses applications sociales. Se posant comme la nouvelle science de l’homme, elle entend guider la réorganisation de l’ordre social. La composition de la Société phrénologique reflète cette dimension militante car elle est nettement politisée. Forte d’environ deux cents membres, la Société phrénologique est composée majoritairement de médecins (60 %), mais elle accueille aussi des figures politiques, des artistes, des hommes de lettres et des juristes. En tenant compte du fait que la spécialité psychiatrique naissante n’est alors portée que par une petite communauté de spécialistes, formés à Paris, le nombre d’aliénistes est relativement important. Si le célèbre Jean-Étienne-Dominique Esquirol (1772‑1840) manque logiquement à l’appel, ses élèves sont moins réticents. Alexandre Brierre de Boismont (1797‑1881), Achille-Louis Foville (1799‑1878), de l’hospice des aliénés de Rouen, Félix Pinel-Grandchamp (1798‑1851) et Pierre Étienne Pressat sont ainsi membres fondateurs. Alexandre Bottex (1796‑1849), qui a suivi le cours de Gall à Paris en 1817, pratique la cranioscopie au lit de ses malades de l’hospice de l’Antiquaille de Lyon. Il adhéra un peu plus tard. De Bicêtre est venu Ferrus et, pour des motifs ambigus, et pour une durée très courte, Louis-Francisque Lélut (1804‑1877). La Salpêtrière offre des adhérents plus sûrs avec Gustave Étoc-Demazy (1806‑1893), Jean-Pierre Falret (1794‑1870) et surtout Félix Voisin (1794‑1872), qui fondera à Issy-les-Moulineaux un éphémère Institut « orthophrénique »
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pour éduquer les enfants idiots 1. Les aliénistes Louis Delasiauve (1804‑1893) et Jacques-Étienne Belhomme (1800‑1880) se distingueront par leur activité. D’autres hommes, comme Jacquemin et Dupuis, ont des intérêts proches en travaillant dans le milieu carcéral (le premier aux Deux Forces et le second à la préfecture de police). Ils seront bientôt rejoints par les médecins de prisons Émile Debout (Petite-Roquette) et Leroi (maison d’arrêt de Versailles). Cet engouement s’explique par l’impasse théorique dans laquelle se trouve alors la médecine mentale, telle qu’elle a été définie au début du siècle par Pinel et Esquirol. La plupart des aliénistes refusent en effet d’endosser l’étiologie passionnelle de la folie prônée par leurs maîtres. D’une part, cette théorie leur semble trop peu spécifique pour être fiable ; d’autre part, ces mêmes aliénistes doutent de la capacité de la méthode anatomopathologique à repérer des lésions constantes sur le corps des aliénés. Cette génération est à la recherche d’un juste milieu, d’une théorie explicative permettant de médicaliser définitivement la folie tout en conservant la spécificité thérapeutique du traitement moral. Faute de quoi, le traitement « physique » par la pharmacopée s’imposerait et le « traitement moral » perdrait toute pertinence. Ce que veulent ces aliénistes, c’est une théorie localisatrice des lésions de l’entendement distincte de la clinique anatomopathologique. En restant dans le champ de l’anatomie comparée sans entrer dans la voie de la physiologie expérimentale ouverte par Magendie et Flourens, la doctrine de Gall semblait répondre à ces impératifs. À côté des aliénistes, des médecins de l’armée. Il y a là le glorieux baron Desgenettes, le bouillant François Broussais et son fils Casimir, qui fera une partie de sa carrière à l’hôpital militaire du Gros-Caillou, mais aussi des médecins moins connus comme François-Marie-Adolphe Aulagnier, François-Philibert Fontaneilles, Maurice Treille, Dupuis, Richy et d’autres qui 1
Voisin s’inscrit dans une visée philanthropique d’éducation et d’assistance ainsi que le rappelle Claude-Olivier Doron, « Félix Voisin and the genesis of abnormals », History of Psychiatry, vol. 26, n° 4, 2015, p. 387‑403.
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adhéreront bientôt, comme Marchal de Calvi. La présence de ces hommes s’explique par une amitié avec F. Broussais (c’est le cas de Fontaneilles) ou par des liens professionnels résultant d’un engagement commun dans les guerres napoléoniennes ou dans la campagne plus récente de Morée 1. Mandé par le Comité grec de Paris, Bailly de Blois a participé à cette expédition pour créer en Grèce un service de santé 2. Quelle que soit leur spécialité, tous ces médecins sont très liés à la philanthropie libérale. Parmi eux, Bailly de Blois, Benjamin Appert, Casimir Broussais et Guillaume Ferrus sont membres, on l’a vu, de la Société pour l’instruction élémentaire ; Félix Pinel-Grandchamp est chirurgien de la Société philanthropique et membre du bureau de bienfaisance du 12e arrondissement ; les Devilliers participent au bureau de bienfaisance de leur quartier ; FrançoisLouis Pichart est administrateur du bureau de bienfaisance du 7e arrondissement, et Stanislas Tanchou fondera en 1837 le dispensaire de Sainte-Geneviève destiné à soigner gratuitement les femmes. Quelques-uns sont également membres actifs de la Société de morale chrétienne (Douin, J.-P. Falret, Frapart…). D’autres enfin sont magnétiseurs ou s’intéressent au somnambulisme provoqué comme Pierre Foissac (1801‑1886), Léon Louis Rostan (1790‑1866), Jules Cloquet (1790‑1883), médecin du général La Fayette, Pierre Jean Chapelain, Noël Nicolas Frapart (1792‑1842) 3, David Ferdinand Koreff (1783‑1851), David Richard… C’est là le germe d’une possible dissidence puisque 1
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Cette campagne avait été décidée en France à la suite de la victoire des alliés (France-Russie et Angleterre) devant la flotte turque dans la baie de Navarin le 20 octobre 1827. Le corps expéditionnaire français, envoyé pour soutenir les insurgés grecs en lutte depuis 1821, était composé de 14 000 hommes répartis en trois brigades. Cf. Albert Fabre (éd.), Histoire de la médecine aux armées, Comité d’histoire du service de santé, Paris, Charles Lavauzelle, 1984, vol. 2, p. 100‑104. Note manuscrite de Bailly, remise au ministre de l’Instruction publique, le 27 septembre 1833. Archives nationales. F17 (dossier 3038). Médecin après Gall de Mélanie Guilbert (comédienne et maîtresse de Stendhal), Frapart concilia comme beaucoup de médecins phrénologie, magnétisme et homéopathie. André Doyon, Yves Parc, De Mélanie à Lamiel ou D’un amour d’Henri Beyle au roman de Stendhal, Genève, Droz, 1972, p. 181‑183.
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Gall, à la différence de Spurzheim, niait catégoriquement la réalité du phénomène. Or sur ce point, seul Jean Bouillaud suivit la position de Gall… Après les médecins, quelques hommes politiques sont partie prenante dans la création de la Société. S’ils ne sont qu’une dizaine, ils pèsent dans le mouvement libéral de l’époque. On retrouve ici les personnalités croisées plus haut dans les salons de Benjamin Appert : le comte de Lasteyrie, le baron Ternaux, Napoléon-Auguste Lannes (1801‑1874), jeune duc de Montebello, Léon Faucher (1803‑1854), le nouveau médecinmaire du 4e arrondissement Félix Cadet de Gassicourt, son adjoint Viguier, le député saint-simonien Emmanuel de Las Cases (fils), le baron Noël Girard et le député Auguste Saint-Aignan adhèrent dès la première année de la Société. Las Cases, le duc de Montebello et Ternaux sont eux aussi membres de la puissante Société de morale chrétienne. Deux autres catégories professionnelles sont représentées ensuite à parité. Il y a les juristes avec, en particulier, des avocats tels que Joseph Florens, Lacoste et Giuseppe Vismara (1786‑1869) 1, carbonaro comme Fossati et proche collaborateur de Stendhal ; mais aussi l’inspecteur des prisons de Paris MoreauChristophe et le futur inspecteur général des prisons, Charles Lucas. Le doyen de la faculté de droit de Paris et futur membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Hyacinthe Blondeau (1784‑1854), est présent avec François-Frédéric Poncelet (1790‑1843), professeur suppléant dans le même établissement. Il y a quelques gens de plume : les journalistes Pierre Dubosc et Michel-Auguste Dupoty, le poète Charles Brugnot (1798‑1831) et l’écrivain Théophile Dinocourt (1791‑1862). Ont également répondu à l’appel le noble baron Gérard, qui a assisté à la cranioscopie de l’impératrice Joséphine, et les étoiles montantes de la sculpture française que sont David d’Angers, qui sculpte de 1830 à 1837 le fronton du Panthéon, Foyatier, qui exécutera la 1
Ferdinand Boyer, « Un ami de Stendhal, Giuseppe Vismara, réfugié clandestin à Paris (1821‑1829) », Stendhal-Club, n° 23, 1964, p. 201‑215.
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statue de Jeanne d’Arc à Orléans, et Lemaire, qui livrera en 1836 le fronton de l’église de la Madeleine. L’adhésion de ces derniers est conforme aux vœux d’un Gall qui pensait que sa découverte pouvait rendre de grands services à l’art. Toute œuvre composée en respectant les principes phrénologiques gagnait en réalisme. Les enfreindre, c’était risquer de peindre, comme Botticelli, une Vénus à tête de linotte 1. L’œuvre de David d’Angers est sans conteste celle où les effets de la doctrine sont les plus marquées 2. De l’édition sont venus Jean-Baptiste Baillière, libraire officiel de la faculté de médecine, Ange Pihan Delaforest, imprimeur et libraire (il sera un temps éditeur du journal de la Société), Jean-Geoffroy Wurtz et Marc-Antoine Jullien. Les deux derniers sont encore des figures bien en vue de la philanthropie. Jullien est membre de la Société de morale chrétienne et dirige la Revue encyclopédique tandis que Wurtz est membre à la fois de cette société et de la Société pour l’instruction élémentaire. On remarque encore parmi les notables la présence de Desmarets, qui a servi dans la police de Fouché au début du Consulat. Celle de Lenoir, administrateur de l’Athénée de Paris, qui ouvrira largement les portes de son établissement à la Société. Celle d’Auguste Comte enfin, qui assure un cours de philosophie à l’Athénée. D’un point de vue politique, la Société voit cohabiter des nostalgiques du bonapartisme avec des libéraux comme Appert, Ferrus, Cadet de Gassicourt, Ternaux, le duc de Montebello (fils), Alfred de Maussion, Emmanuel de Las Cases (fils), Charles Lucas, Wurtz, Jullien, Faucher, etc. Le cléricalisme n’est pas de mise. Il existe aussi un noyau de républicains, qui ne tardera pas à critiquer le gouvernement issu des Trois Glorieuses. Ce noyau comprend les Broussais, David d’Angers, Beunaiche de Lacorbière, Dumoutier, Voisin, Fossati, Bouillaud (bientôt 1 2
Selon le phrénologiste, la Vénus a une tête qui « sous les rapports de forme et de la grandeur, ne peut être tolérée » : « l’imbécillité seule peut être le partage d’une tête aussi petite » (F. J. Gall, AP, vol. 2, p. 30). Sur le rapport de Pierre-Jean David d’Angers à la phrénologie, voir Laurent Baridon et Martial Guédron, Corps et arts. Physionomies et physiologie dans les arts visuels, Paris, L’Harmattan, 1999, chap. IV.
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député de la Charente), Dupoty, Harel et des adhérents plus tardifs comme Marchal de Calvi et Auguste Luchet (1806‑1872). Cette nuance politique sera bientôt source de tensions parmi les membres de la Société phrénologique… Plusieurs phrénologistes ayant fait le coup de feu sur les barricades lors des Trois Glorieuses, le régime de Juillet se montre reconnaissant. Membre de la Société phrénologique dès sa création, le duc de Montebello est ministre des Affaires étrangères en 1839, ambassadeur à Naples en 1844 puis ministre de la Marine en 1847. Benjamin Appert évolue dans le cercle fermé de la famille royale et Ferrus doit son ascension professionnelle au nouveau régime, en devenant médecin-consultant de Louis-Philippe le 8 mai 1832, en étant nommé l’année suivante membre du conseil supérieur de santé puis en prenant, en 1838, une part active dans la préparation de la loi du 30 juin 1838 instaurant les asiles d’aliénés. La doctrine dispose du précieux soutien de Charles-Chrétien-Henri Marc (1771‑1840), dont les gendres sont respectivement le docteur Paris (médecin de la Roquette) et surtout le comte de Saint-Albin, ancien ami de Danton et de Camille Desmoulin et fondateur du puissant Constitutionnel. La carrière de Marc a été facilitée par le soutien du vénérable Parmentier (1737‑1813), qui l’a désigné comme successeur au Conseil de salubrité. S’il écrit peu sur la doctrine, il est un intercesseur royal pour la cause phrénologique grâce à sa fonction de médecin personnel de Louis-Philippe 1. Reçu quotidiennement en tête à tête pendant la toilette matinale du roi, Marc profite de ce moment privilégié pour plaider la cause de quelque détenu signalé par ses amis phrénologistes. Il estime avoir obtenu ainsi la remise de soixante années de prisons et la grâce de plusieurs têtes. Casimir Périer, jaloux de l’influence de Marc et de ce huis clos, est lui-même entouré de phrénologistes 1
Le médecin rédigea, entre autres, un rapport favorable sur l’Institut orthophrénique que Voisin avait fondé à Issy-les-Moulineaux. Cf. C.-C.-H. Marc, « Rapport fait à M. Le conseiller d’État, préfet de police, sur l’établissement orthophrénique de MM. F. Voisin et P. Cheveau », Moniteur universel, n° 297, 24 octobre 1834, p. 1896.
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très prévenants en ayant Lacorbière et Broussais pour médecins et Hippolyte Bonnelier (1799‑1868) pour secrétaire. Lacorbière confia d’ailleurs dans ses souvenirs que cette nouvelle proximité avec le pouvoir favorisa la nomination de Broussais à la faculté de médecine et à l’Académie des sciences morales et politiques 1. D’autres phrénologistes sont proches dans ces mêmes années du parti du mouvement, comme l’atteste la publication par Marchal de Calvi des souvenirs du banquier Jacques Laffitte (1767‑1844). Tandis que la nouvelle science s’immisce dans les cercles du pouvoir politique, certains de ses partisans entendent élever leur savoir à une rigueur toute mathématique. C’est à cette fin que Jean-Baptiste Sarlandière ne ménage pas sa peine – durant plusieurs années – pour concevoir un instrument de mesure. Le premier produit de ces recherches est un casque à jour avec des chevilles à vis portant des boutons et une échelle millimétrique. L’appareil doit permettre d’apprécier qualitativement les saillies et les méplats des boîtes crâniennes pour vérifier s’il n’existe pas un « type moyen et invariable d’organisation, c’est-à-dire si une tête conformée dans certaines proportions pourrait servir de point de départ pour trouver dans l’excédent de saillie à ce point moyen un excès d’action dans les facultés, et dans la dépression, c’est-à-dire dans le retrait à ce point, un défaut d’action des facultés 2 ». Après deux années de mesures, le phrénologiste parvient à définir ce crâne étalon. Partant de ce gabarit, il construit un prototype : Cet instrument fut fait en cuivre découpé à jour et traversé aux points de jonction de ses différents rayons par des vis de cuivre, portant sur trois faces une échelle marquant zéro, au point de l’organisation moyenne, graduée en plus de haut en bas en partant du zéro, et graduée en moins en partant également du point zéro. De sorte qu’en tournant la vis pour enfoncer, on 1 Jean-Baptiste Beunaiche de Lacorbière, De l’influence que doit exercer la phrénologie sur les progrès ultérieurs de la philosophie et de la morale, Paris, Victor Masson, 1853. 2 J.-B. Sarlandière, « Considérations sur les mesures du crâne humain », Journal de la société phrénologique de Paris, vol. 2, n° 5, 1833, p. 111.
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Le langage des crânes constatait au point où le bouton inférieur s’arrêtait, c’est-à-dire lorsqu’il touchait le cuir chevelu […] le degré d’organisation en moins, du point auquel la vis répondait, tandis qu’en tournant pour dévisser, on constatait le degré d’organisation en plus. En inscrivant sur un papier le nombre de millimètres en plus ou en moins que j’avais trouvé à chaque cheville, j’avais sous les yeux un état exact et mathématique [des conformations crâniennes] 1.
Malheureusement, ce cranomètre ne rend pas les services escomptés, produisant un jour des mesures positives pour des individus « très médiocres » et rendant un autre jour un verdict négatif pour des têtes appartenant à « des individus bien supérieurs sur tous les points de vue aux premiers ». Remarque touchante, par sa sincérité : à l’aide de son instrument, Sarlandière peut, dès les années 1830, invalider toutes les théories discriminatoires fondées sur la mesure du volume crânien. Ces résultats inattendus semblent ruiner les conditions de possibilité de toute craniométrie. Est-ce à dire que Sarlandière va abandonner la phrénologie ? L’opiniâtre homme de science s’appuie tout au contraire sur la légitimité de son savoir pour ne voir là que des artefacts dus à son appareil de mesure. Il révise alors son protocole d’observation et réfute son cranomètre. Ce qu’il faut faire, c’est corriger l’instrument afin de rechercher le degré de développement des organes les uns par rapport aux autres : plutôt que de comparer de crâne à crâne, on doit comparer « les régions du crâne entre elles ». Mais, là encore, Sarlandière n’est pas satisfait de ses premiers résultats car il constate que la cavité auriculaire n’est pas placée à la même distance du front et de l’occiput chez tous les individus. Or cette variation influe sur la proportion relative des parties antérieures et postérieures du cerveau : « j’ai alors compris qu’il devait y avoir un centre cérébral d’où devait partir l’axe de toutes les mesures ; et que ce centre devait varier avec la variation du trou auditif. » Chaque bouton à vis correspondant à un organe, un bouton ne peut donner une appréciation fiable du développe1
Ibid., p. 111‑112.
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ment de l’organe que s’il converge « vers ce point central, sans quoi, à chaque différent calibre de crâne, la position respective des organes eût été changée ». Le tenace médecin modifie donc une dernière fois son instrument en l’étalonnant sur des crânes d’individus dont il connaît parfaitement les caractères. Pour finir, il ajoute à la partie latérale de son cranomètre une pièce mobile avec un bouton à vis destiné à être placé dans le méat auditif. Cette pièce surmontée d’une échelle millimétrique permet d’indiquer « le plus ou moins de tendance du centre cérébral vers les lobes postérieurs ou antérieurs du cerveau ». Voici l’instrument définitif : Je fis faire un casque en cuivre battu, ayant une circonférence qui permît de mesurer les têtes les plus larges, les plus longues et les plus élevées dans leur état normal. Je ne laissai de chevilles à vis que ce qu’il en fallait pour fixer l’instrument invariablement sur la tête, et ces chevilles à vis et en cuivre furent placées dans l’ordre suivant : une sur le point de réunion de l’os frontal avec les pariétaux au centre de l’organe de la vénération, une sur la crête occipitale, deux sur les trous sus-orbitaires à côté de la dépression qui reçoit la coulisse du muscle oblique supérieur, deux entrant dans chaque méat auditif […]. Quatre autres chevilles à vis et en cuivre servent à rendre l’instrument solide en empêchant qu’il ne vacille à droite, à gauche, ni en avant : ce sont celles qui se placent sur l’organe de l’érotisme. Alors l’instrument est fixé solidement ; toutes les autres chevilles sont en bois, graduées par millimètres, entrant avec facilité dans un coulisseau à ressort afin de pouvoir être enfoncées ou retirées à volonté […] Ce dernier instrument est plus léger, et son application se fait promptement ; chacune des chevilles est terminée à ses extrémités par un bouton en ivoire au lieu des boutons de cuivre du premier instrument ; tous les boutons extérieurs portent le chiffre qui correspond à l’organe qu’il représente 1.
Concrètement, la prise de mesure consiste à placer les chevilles des points frontaux et de l’occipital à égale distance : si les points frontaux marquent 10 par exemple, le point occipital doit avoir 1
Ibid., p. 115‑116.
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la même valeur. On place ensuite le point sincipital (organe de la vénération) jusqu’à ce que les boutons numérotés de 0 à 23 (correspondant à la crête occipitale, aux méats auditifs et aux échancrures sus-orbitaires) soient tous au même niveau. On visse ensuite délicatement les chevilles jusqu’à ce qu’elles touchent le cuir chevelu. On serre en dernier lieu les chevilles n° 29 (organe de la construction) et n° 1 (organe de l’érotisme). L’appareil ainsi stabilisé, il ne reste plus qu’à relever les mesures indiquées au point d’arrêt de chaque cheville. La sophistication de l’instrument imaginé par Sarlandière ne s’arrête pas là. Le lecteur non phrénologiste a été épargné. Pour être tout à fait complet, il faudrait décrire la petite pièce mobile que le phrénologiste a pris soin d’ajouter afin de mesurer le degré de proéminence du globe oculaire (mémoire des mots de Gall, faculté du langage de Spurzheim), ainsi qu’une autre pièce située à la partie médiane antérieure, permettant d’apprécier le développement de la partie inférieure du lobe moyen, où Spurzheim a placé l’amour de la vie mais où Sarlandière localise l’esprit haineux et le « mal-vouloir ». Pour spéculative qu’elle paraisse aujourd’hui, la phrénologie possédait donc aussi un versant technique, qui était loin de faire l’unanimité. De fait, le cranomètre de Sarlandière ne parviendra pas à standardiser les critères de l’examen cranioscopique car dans l’esprit de bien des adeptes, « cette matérialisation complète de la science » a « quelque chose d’étroit et de répulsif ». Ce qui compte plus que tout pour ces phrénologistes, c’est l’intuition, le « don de grâce 1 ». Un instrument subtil, évanescent, irréductible aux mesures. Au début du mois de juin 1833, le roi, la reine, la famille royale et les ministres visitent l’exposition des produits de l’industrie française. Ils font une halte remarquée devant le cranomètre de Sarlandière. Louis-Philippe demande à s’en faire expliquer le fonctionnement dans toutes ses subtilités. Durant la démons1
Théophile Thoré, Dictionnaire de phrénologie et de physiognomonie, à l’usage des artistes, des gens du monde, des instituteurs, des pères de famille, des jurés, etc., Paris, Librairie usuelle, 1836, p. 120‑121.
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tration, le médecin phrénologiste avance que son appareil peut déterminer le « système d’éducation propre à chaque sujet » et permettre ainsi l’organisation scientifique du système de répression et l’« abolition de la peine de mort ». Le roi répond à cette dernière parole que « ce serait une chose bien désirable, et cet instrument aurait rendu un grand service à l’humanité ». On peut douter de la véracité de cet échange, signalé par le Journal de la Société phrénologique mais il est indéniable que Louis-Philippe était favorable à l’abolition de la peine de mort en matière politique 1. En outre, Sarlandière présenta effectivement son appareil à l’exposition, qui eut lieu sur la place de la Concorde dans quatre pavillons provisoires distribués autour de l’obélisque de Louqsor. Son cranomètre était dans le second pavillon, dressé au coin de l’avenue des Champs-Élysées et du pont de la Concorde. Mais peu importe finalement la réalité de l’anecdote : elle vaut surtout comme symbole d’une influence que les phrénologistes perdront, au fil des controverses.
Paroles de crânes Suivant ses statuts, la Société phrénologique tient au moins une séance mensuelle (art. 22 du Titre II du règlement) et une séance annuelle publique. Son bureau est domicilié au 13 bis, rue de l’École de médecine, chez l’éditeur Jean-Baptiste Baillière, alors libraire officiel de la faculté de médecine. Dans ses premiers numéros, le journal des membres stipule sur sa couverture qu’il s’adresse plus particulièrement aux médecins et aux « jurisconsultes » et il est vrai que ses colonnes accueillent 1
Sur l’exposition des produits de l’industrie, voir Jean-Gabriel-Victor de Moléon, A. Cochaud et A. O. Paulin-Desormeaux (éds.), Musée industriel…, Paris, Au Bureau de la Société polytechnique et du Recueil industriel, vol. 4, 1835‑1838. Sur l’entrevue de Sarlandière avec Louis-Philippe, voir Journal de la Société phrénologique (vol. 2, n° 6, 1833, p. 399‑401). Sur l’avis favorable de LouisPhilippe pour l’abolition de la peine de mort en matière politique, et son rejet par la Chambre des députés, voir la réponse du roi à l’adresse de la Chambre du 9 octobre 1830, in Le Moniteur, n° 527, 22 décembre 1831.
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de nombreuses observations effectuées sur des infracteurs. Autier par exemple, professeur de zoologie à Amiens, y déclare qu’il peut deviner le « caractère sanguinaire » d’un individu par le seul examen de son crâne 1. Il publiera en 1838 le compte rendu d’un cas très étrange. Il concerne un individu vivant en ermite et ne se rendant en ville qu’armé d’un gros bâton qui lui permet, au besoin, de se défendre contre les chiens trop hargneux que les habitants lui envoie. L’homme a la réputation de se nourrir de chiens et de chats. Ayant trouvé une victime, il l’écorche, la dépèce puis la fait macérer dans l’eau pour ramollir sa chair. Le professeur étant parvenu à gagner sa confiance, il a effectué son examen phrénologique, qui a révélé un fort développement des organes de l’« amativité » (penchant à l’amour physique), de la « combativité », de la « destructivité », de l’« acquisivité » et de l’« alimentativité ». L’analyse du crâne confirmait ainsi en toutes bosses les mœurs de son extravagant propriétaire. Ce genre de compte rendu est fréquent dans la revue de phrénologie, mais toujours susceptible d’être amendé. La rédaction du journal émettra d’ailleurs quelques réserves sur la cranioscopie de l’écorcheur d’Amiens, ce qui montre à tout le moins qu’il existe un débat entre phrénologistes. Gall n’a t-il pas répété lui-même qu’il fallait « s’en tenir à l’observation » ? Ces études de caractère occupent une grande place pendant les réunions des membres. Certaines sont à l’interface des représentations populaires et scientifiques. En 1837, par exemple, il présente un cas de monomanie chronique dans lequel une pauvre femme aurait tenté de se suicider par onanisme 2. S’ils discutent ainsi le plus souvent entre personnes convaincues, les phrénologistes s’adressent à un large public lors de 1
V. Autier, « Joseph Lebon conventionnel (appréciation phrénologique) », La Phrénologie, Paris, vol. 1, n° 29, 1838, p. 2‑3 ; ibid, n° 31. 2 Charles Place, « Monomanie chronique (tentative de suicide par l’onanisme) », La Phrénologie, Paris, vol. 1, n° 15, 1837, p. 3‑4. Voir aussi « Du développement phrénologique de la tête de l’assassin Grineck », La Phrénologie, Paris, vol. 1, n° 24, 1837, p. 3‑4.
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leurs séances annuelles. La première journée de ce type se tient comme prévu le 22 août 1831. Le discours du secrétaire général semble d’abord chercher à ménager son auditoire en prenant soin de ne pas s’engager dans la querelle du spiritualisme et du matérialisme : c’est que la phrénologie se place délibérément au-dessus de cette opposition obsolète et stérile, son approche est « physiologique ». La nouvelle société savante cherchant à cerner les « conditions organiques de l’intelligence, des passions et des instincts », elle n’entend pas s’égarer dans des discussions byzantines sur les rapports de l’âme et du corps… Mais si Casimir Broussais reste prudent à cet endroit, il ne peut contenir une diatribe contre le « jésuitisme », cette « race ténébreuse » qui a régné « sur le trône et l’autel » pendant la Restauration 1. Il rappelle aussi à qui veut l’entendre que, au-delà d’un objectif statutaire qui est de « propager et perfectionner la doctrine de Gall », les membres de la Société phrénologique se sont assignés implicitement un but bien plus large : « Sortis de cette admirable révolution [1830] et forts de notre origine, nous voulons cultiver avec toute l’ardeur qu’elle réclame, cette science qui doit fournir aux législateurs, aux instituteurs, aux moralistes, de si précieuses données pour obtenir, dans la législation, l’éducation et la philosophie ces perfectionnements demandés aujourd’hui avec tant d’unanimité. » Après ces prolégomènes rappelant que la phrénologie n’est que la première pierre d’une réforme complète de la société, Broussais expose les faits les plus remarquables discutés dans les premières séances. L’un d’eux, rapporté par le docteur Richy, confirme définitivement l’existence et la localisation de l’instinct carnassier. L’observation a été faite sur un indigène de l’île Bourbon (actuelle Réunion). L’homme a été blessé au côté gauche de la tête et le coup reçu a été si violent qu’il a brisé l’os temporal. D’un tempérament ordinairement querelleur, il a dû être ferré aux jambes pour l’empêcher de tuer son agresseur, qui n’a agi que pour se défendre : 1
Casimir Broussais, « Compte rendu des travaux de la séance annuelle », Journal de la Société phrénologique, vol. 1, 1832, p. 76.
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Le langage des crânes Et voyez l’influence de l’organe de l’instinct carnassier développé ici outre mesure. Lorsque le bandage appliqué sur la blessure, où le cerveau était presque à nu, était modérément serré, le nègre était doux et tranquille ; il devenait furieux au contraire quand une constriction forte était exercée ; alors, en effet, le cerveau s’irritait vivement. Si l’on continuait cette constriction, on finissait par amener la stupeur, suite nécessaire de toute compression forte et continue sur le cerveau. Ainsi, voilà un homme dont on pouvait maîtriser le caractère comme par magie : il suffisait pour cela d’imposer le doigt sur la tête et de presser plus ou moins fort ; on le rendait calme et furieux à volonté, et cette merveille s’obtenait en agissant sur l’organe attribué par Gall à l’instinct carnassier. Un tel fait n’a pas besoin de commentaire 1.
Dérogeant à la règle du traitement moral, Richy a terminé sa communication en suggérant la possibilité d’une action mécanique sur l’organe lésé et il s’est demandé s’il ne serait pas possible de paralyser « au moyen d’une vis une fatale disposition, que l’organe mis à nu, en quelque sorte, permettrait d’atteindre ? Peut-être, dans des circonstances semblables, pourrait-on stimuler, exciter, au moyen d’agents extérieurs irritants, une faculté d’un ordre supérieur 2 »… Ces propositions seront sans suite (on n’en fera pas en tout cas de compte rendu), mais elles marquent bien le volontarisme de ces nouveaux phrénologistes, impatients de trouver des débouchés thérapeutiques à leur science de l’homme. Tous les cas ne sont cependant pas aussi favorables au système. Dès la naissance de la Société phrénologique, des voix extérieures allèguent des faits contradictoires. Gall lui-même a commis quelques erreurs de diagnostic. Le docteur Schoël de Copenhague lui a soumis en particulier le moulage d’un crâne non identifié sur lequel il reconnut immédiatement tous les 1
2
Ibid., p. 84. Richy, « Faits et observations lus à la Société phrénologique de Paris. Observations craniologiques faites à Bourbon sur le Noir nommé Narcisse, appartenant à M. Lab… », Journal de la Société phrénologique, I, n° 2, 1832, p. 171‑178. Ibid., p. 177‑178.
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Fig. 8. Topographie phrénologique et études physionomiques. Cette collusion des savoirs allait à l’encontre de l’avis de Gall. Source : F. E. Guérin, Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle…, Paris, 1833, planche 494 Crédit : collection Marc Renneville
organes d’un grand artiste. Et, de fait, il s’agissait de l’empreinte du crâne de Raphaël conservé à l’Académie des beaux-arts de Saint-Luc 1. Les plus grands phrénologistes (Combe, Spurzheim…) affineront ensuite ce diagnostic en confirmant la présence de tous les organes justifiant la vie du divin Sanzio. L’exploitation de cette réussite sera telle que sa sainteté papale en prendra ombrage. Que la phrénologie incline au matérialisme, c’était déjà beaucoup, qu’elle tire ses horoscopes et ses preuves sur les grands hommes du Vatican, c’était trop. Excédé, Grégoire XVI fait ouvrir en grandes pompes la tombe de Raphaël dans l’église Sainte1 F. J. Gall, FC, t. V, p. 178.
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Marie-de-la-Rotonde. À la stupéfaction de l’Assemblée présente, le squelette est complet, avec sa boîte crânienne. Il n’y manque pas un os. Le crâne jalousement conservé par l’Académie était donc un faux et Gall avait été bien mal inspiré. Si le revers est cuisant, de semblables mécomptes se multiplient au début des années trente. Chaque cranioscopie de personnage célèbre déclenche une violente polémique. Dans ces circonstances fâcheuses où la méprise sur le propriétaire du crâne est avérée, la réponse des phrénologistes ne varie guère : elle consiste à défendre la présence des talents détectés chez l’individu inconnu. Et lorsque celui-ci est identifié, et qu’il n’a pas exercé les talents reconnus par les phrénologistes, c’est que les circonstances ont contrarié ses penchants naturels 1. Rendant ainsi peu à peu leur théorie inaccessible à un examen contradictoire, les tâteurs de crânes occuperont encore longtemps le terrain de l’« observation ». Des commissions de travail ont d’ailleurs été créées dès la première année d’existence de la Société phrénologique. L’une d’elle est chargée de faire les copies de « tous les plâtres importants » qu’elle peut se procurer, une autre doit « visiter les bagnes et recueillir des renseignements sur les grands criminels » et – si possible – récolter quelques moulages afin d’enrichir les collections. C’est dans ce but que Charles Harel – industriel saint-simonien et ami de Gall – passera en revue tous les prisonniers de la maison de détention de Melun en compagnie de Valot, son directeur. Lors de la séance annuelle de 1831, Broussais est heureux de pouvoir annoncer que la société a pu se procurer, « après beaucoup de démarches, la tête de l’assassin Saint-Clair 2 ». C’est d’ailleurs le même Harel qui prononce les résultats de cette cranioscopie. Robert dit « Saint-Clair » avait assassiné avec la complicité de Daumas Dupin un jeune couple dans la vallée de Montmorency. Au toucher, Saint-Clair n’avait pas l’organe de la destructivité aussi proéminent que Madeleine Albert et « tous les monstres 1 2
Sur cet épisode, voir aussi L.-F. Lélut, La Phrénologie, son histoire, ses systèmes et sa condamnation, Paris, Delahays, 1858, p. 307‑316. Ibid., p. 81.
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qui ont répandu le sang pour le seul plaisir de le répandre »… Mais son acte s’expliquait bien phrénologiquement car l’instruction avait démontré que lui et son complice avaient agi dans le but de voler ; et les deux assassins avaient une excroissance prononcée de l’organe du vol 1. La seconde réunion publique des phrénologistes se déroule le 23 août 1832, dans la salle Saint-Jean de l’hôtel de ville de Paris. Son programme est alléchant : ouverture par un discours de Las Cases fils sur les rapports entre la phrénologie et la politique, compte rendu des travaux de l’année par Casimir Broussais, rappel des principes généraux de la nouvelle science par Pierre Foissac, communication sur l’organe des coloris par Fossati, application de la doctrine à l’étude des criminels par Benjamin Appert et clôture de la séance par une étude de Lacorbière sur le tout récent moulage du politicien Jean-Adrien Bigonnet (1755‑1832), décédé dans l’année. Si elle ne convainc pas Alfred de Musset, qui est dans l’assistance, l’ouverture de la séance par le vice-président Las Cases fils confirme les ambitions politiques de la Société phrénologique 2. De même qu’un Bacon a révolutionné les lois du raisonnement posées par Aristote, de même Gall a découvert selon le député libéral le « principe de la philosophie de l’homme » car la phrénologie est « la science la plus propre à nous apprendre pourquoi l’homme agit sur ce qui l’environne, et comment on peut agir sur lui » 3. Elle doit trouver à ce titre trois applications dans l’art de gouverner les hommes. Dans le domaine de l’éducation d’abord, elle prouve qu’il faut instruire les « masses » et repérer sur les individus les organes plus développés afin d’orienter le « choix des spécialités ». Une telle intention n’est certes pas tout à fait neuve et 1 C. Harel, « Discours prononcé à la séance du 22 août 1831 (à propos de SaintClair) », Journal de la Société phrénologique de Paris, vol. 1, n° 3, 1833, p. 292. 2 Alfred de Musset, « Chronique de la quinzaine », Revue des Deux Mondes, 30 août 1832, p. 637. 3 Emmanuel Las Cases fils, « Discours sur quelques rapports de la phrénologie avec la politique », Journal de la Société phrénologique de Paris, vol. 1, n° 2, 1832, p. 137.
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Las Cases reconnaît qu’un tri des talents a déjà été mis en œuvre par la Compagnie de Jésus et l’École polytechnique, mais d’une manière toute empirique et biaisée… La seconde application est la classification des intelligences. La démonstration est ici, selon le mot du député phrénologiste, « palpable » : de même que les économistes ont repéré dans la société une pyramide des richesses, de même, il y existe une pyramide des intelligences. La simple reconnaissance de cette structure permanente permet de résoudre « une foule de problèmes historiques » et de comprendre en particulier qu’aucune démocratie n’ait pu s’établir dans la durée. De tout temps, en effet, la classe dominante a été composée par la « couche trop inférieure de la pyramide intellectuelle » et « la masse d’intelligence qui présidait à la direction sociale, n’était pas assez considérable, assez puissante, pour qu’il y eût condition de conservation et de stabilité » 1. Seul un changement d’élite pourrait assurer un développement solide et fiable. Les périphrases de Las Cases furent certainement transcrites par l’auditoire dans un langage plus direct : la France avait été dirigée jusqu’ici par trop d’imbéciles… Le public de la séance pouvait du moins se réjouir d’un changement en cours en constatant le progrès des études phrénologiques. Car malgré l’épidémie de choléra qui ravage alors la capitale, le secrétaire général Casimir Broussais offre dans son compte rendu beaucoup plus de matière que l’année précédente. Tanchou, Sorlin et Bourjot Saint-Hilaire ont fait des communications sur l’organe de la reproduction, Lacorbière a testé avec succès le diagnostic phrénologique lors de ses visites dans les hospices d’aliénés en Allemagne, le docteur Deville, membre correspondant à Londres, a envoyé des observations sur un homme dont le cerveau et le caractère se sont modifiés de façon concomitante aux différents âges de sa vie ; enfin, de nouveaux tableaux de classification des organes ont été proposés par Dumoutier et Sarlandière. Casimir Broussais rappelle en particulier que 1
Ibid., p. 142.
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les réflexions de Jean-Baptiste Sarlandière ont été vivement et longuement débattues car si ce médecin admettait l’organologie de Gall, il révoquait alors en doute l’infaillibilité de la cranioscopie. C’est que, en cette année 1832, le phrénologiste était encore désappointé par les verdicts de son cranomètre récalcitrant. Sarlandière se demandait alors si le développement d’un organe phrénologique ne devait pas s’apprécier par le nombre des replis de chaque circonvolution, ce qui récusait toute évaluation extérieure et in vivo. Ces « fatales objections » avaient été très discutées et les phrénologistes avaient finalement convenu que les cas allégués étaient exceptionnels et qu’ils ne concernaient pas les crânes humains 1. Ainsi rassuré sur la fiabilité des cranioscopies, Sarlandière avait examiné deux jeunes auteurs désormais oubliés et dont il avait été le médecin : Victor Escousse (1813‑1832) et Auguste Lebras (1811‑1832). Escousse avait connu le succès avec deux pièces : Farruck le Maure et Pierre III et il avait écrit Raymond avec Lebras. Âgés respectivement de 20 et 18 ans, les deux poètes s’étaient suicidés dans un commun élan, après l’échec de leur pièce, en s’asphyxiant. Leur geste eut un fort retentissement. On soupçonna les suicidés d’avoir agi sans foi religieuse et Sarlandière était intervenu pour défendre leur mémoire en reproduisant leurs écrits dans la presse 2. La phrénologie élucidait leur fin tragique : Leur organisation nous explique leur vie et leur mort. Escousse dont la partie antérieure du front, ainsi que les parties latérales postérieures du crâne, était développée, avait de la vivacité d’esprit, de la pénétration et beaucoup de poésie ; ses parties postérieures, inférieures et supérieures, étaient faibles au contraire ; aussi, avait-il peu de ces sentiments affectueux qui nous attachent à la vie, et ne montrait-il ni persévérance, ni vénération. Lebras, dont le front est plus développé en bas qu’en haut, est par conséquent plus observateur, et d’un esprit moins vif et moins saillant. Ses 1 C. Broussais, « Compte rendu des travaux de la Société phrénologique », Journal de la Société phrénologique, I, n° 2, 1832, p. 153‑54. 2 Claude Schopp, « Victor Escousse. Naissance d’une légende », L’Ull critic, n° 8, 2003, p. 84‑89.
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Le langage des crânes parties postérieures, supérieures et inférieures, sont diversement développées ; il a l’amour des enfants et celui des lieux, l’attachement et l’amour-propre saillant ; beaucoup de persévérance, d’esprit de justice et de vénération, mais point d’espérance 1.
Une éducation éclairée, privilégiant la stimulation des parties les moins développées du crâne, aurait permis d’éviter le drame final. Trois ans plus tard, la fin tragique d’Escousse sera rapprochée du Chatterton d’Alfred de Vigny 2. Si la doctrine s’adresse à tous, elle séduit surtout les philanthropes travaillant à la réforme des prisons et du système judiciaire. Leur porte-parole est l’incontournable Benjamin Appert. Durant la séance publique de 1832, il fait une conférence dévoilant incidemment combien ses connaissances théoriques restent superficielles (il l’avoue d’ailleurs, et s’en excuse). Plus philanthrope que physiologiste, Appert met l’accent sur l’âme contrastée des criminels qu’il a connus. Ce qui le fascine, c’est que les plus épouvantables individus puissent très bien commettre d’horribles crimes tout en étant de bons parents, être de grands voleurs tout en restant très aimables… Appert trouve dans la phrénologie l’explication de ces contrastes et une justification de son programme de réformes : « L’abolition de la marque, l’établissement d’écoles, d’ateliers, de maisons de refuge pour les libérés, des asiles pour leurs femmes et leurs enfants ; tels sont, avec une sage application de la doctrine de Gall, les principes sur lesquels nous voudrions voir instituer de nouvelles prisons, qui pourraient alors s’appeler véritablement des maisons de correction 3. » Durant cette même année 1832, on a procédé à l’examen phrénologique du sieur Granié. L’homme 1 J.-B. Sarlandière cité par C. Broussais, « Compte rendu des travaux de la Société phrénologique », op. cit., 1832, p. 158‑160. 2 Patrick Berthier, « Le thème du « grand homme de province à Paris », in José-Luis Diaz et André Guyaux (dir.), Illusions perdues. Actes du colloque des 1er et 2 décembre 2003…, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2004, p. 29. 3 B. Appert, « De la phrénologie appliquée à l’amélioration des criminels », Journal de la Société phrénologique, vol. 1, n° 2, 1832, p. 150.
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a été condamné à mort pour le meurtre de sa femme et il s’est laissé mourir de faim dans sa prison à Toulouse. Des analyses ont été menées sur des têtes étrangères. La récente expédition militaire en Algérie a apporté sa première moisson et on a solennellement examiné dans la dernière séance de l’année la conformation crânienne d’un chef de Bédouins « renommé par sa méchanceté ». « À l’organe de la domination et à ceux des penchants les moins nobles se joignent chez lui une étroitesse du front remarquable, indice de son défaut presque absolu de facultés intellectuelles, et une saillie des plus prononcées des parties latérales inférieures, siège de l’instinct carnassier, de la propriété et de la ruse 1. » Ce crâne vérifiait une fois de plus la justesse du système phrénologique et, accessoirement, légitimait les expéditions militaires en cours…
Foyer parisien et lumières provinciales Chaque séance publique est ainsi l’occasion d’une présentation pédagogique des principes phrénologiques. Bustes et crânes à l’appui. En 1832, on déballe plusieurs caisses de matériel. Deux rangs de têtes moulées sont placés sur un large bureau dans une ambiance de fête. La vénusté côtoie la laideur, riches et pauvres se mêlent. Les distinctions sont ailleurs. D’un côté, des hommes éminents par leurs qualités intellectuelles et morales : le général Foy, Benjamin Constant, Lamarque, Périer, Gall, Walter Scott… De l’autre, des idiots, des assassins et des voleurs : Chevalier, Boutillier, Lecouffe, Saint-Clair, Léger 2… En guise de démonstration, un ballet de crânes. Les pièces justificatives défilent par couple. On apparie le génie avec l’imbécile, l’homme vertueux avec le coquin. En 1833, on passe ainsi en revue les crânes de Saint-Amand Bazard, 1 2
Ibid., p. 160. « Société phrénologique de Paris, Deuxième séance annuelle du 23 août 1832. Salle Saint-Jean à l’Hôtel-de-Ville », Journal de la Société phrénologique, vol. 1, n° 2, 1832, p. 232‑233.
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disciple de Saint-Simon et celui de Charpentier, curé de SaintÉtienne-du-Mont bien connu pour sa charité évangélique. On se penche longuement sur celui d’Eustache Belin (1773‑1835). Cet esclave africain s’est distingué en se vouant corps et âme à Saint-Domingue à la défense de son maître Belin de Villeneuve, pendant la révolution haïtienne de 1791. Il a remporté, à Paris, le premier grand prix de vertu le 9 août 1832. Un cas singulier, prouvant l’existence de l’organe de l’attachement. Le crâne frais de Marie-Antoine Carême (1784‑1833) est aussi au menu. Le célèbre cuisinier des grands dîners diplomatiques en Europe possède en effet un organe de la construction tout à fait exceptionnel, qui s’est exprimé dans sa maîtrise de l’art des pièces montées et dans d’audacieux projets architecturaux pour Paris et Saint-Pétersbourg. Lors de la séance de 1833, Dumoutier fait une longue analyse phrénologique de quatre indiens Charruas, présents à Paris. On évoque la même journée les singulières éminences des chefs de l’acteur-écrivain Pigault Lebrun et du baron Zach, mathématicien et astronome, décédé en 1832 lors de l’épidémie de choléra. Les bustes de Weber (1786‑1826), de Kreutzer (le professeur de musique, frère du violoniste compositeur) et de Lefebure-Wely, organiste prodige de l’église SaintRoch âgé de seize ans seulement, confirment l’existence de l’organe de la musique 1. Pour les organes de la destruction et du vol, on convoque à la barre les crânes de Mabille, Descourbes et Régès. Trois tristes sires : Mabille a défrayé la chronique en commettant un assassinat alors qu’il était lui-même fils d’un condamné mort aux galères et petit-fils d’un criminel décapité. 1
Sur l’application de la phrénologie au talent musical et théâtral, voir Céline Frigau Manning « Phrenologising opera singers. The scientific “proofs” of musical genius », 19th-Century Music, vol. 39, n° 2, « Music and Science in London and Paris », Sarah Hibberd (dir.), 2015, p. 125‑141 ; « “Ces exceptions humaines” : Physiognomonie, phrénologie et vedettariat théâtral autour de 1830‑1840 », Florence Filippi (éd.), Le Sacre de l’acteur. Émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt, Paris, Armand Colin, 2017, p. 213‑222 ; Simone Baral, « Un’“armonica e magnifica fronte”. La persistenza della frenologia nei discorsi medici italiani intorno al genio musicale », Laboratoire italien, 20, 2017, .
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On évoque l’hérédité du crime… Quant à Descourbes, il s’est « suicidé involontairement » à Bicêtre en cherchant à se rendre invalide pour éviter le bagne. Les phrénologistes lui trouvent un bel organe du courage, mais ceux de la justice, de l’espérance et de la circonspection sont par trop déprimés : il en est mort. Régès, enfin, était un spadassin mercenaire provoquant en duel des hommes qu’on lui désignait. On scrute encore le crâne de Marguaine, atteint de monomanie du suicide, et qui s’est laissé mourir de faim dans le service de Ferrus à Bicêtre (on fait le parallèle avec le cas Granié, analysé l’année précédente), celui de Michelet, militaire de 22 ans, décédé dans le service de Casimir Broussais à l’hôpital militaire du Gros-Caillou, etc. Les cas de suicides sont régulièrement évoqués à la Société phrénologique. Dans les neufs observations faites en 1833 (dont la tentative de suicide de Saint-Simon), les phrénologistes ont constaté que le développement de l’organe de la destruction était assez fort à très fort, ceux de la fermeté et du courage étaient modérés à très fort, de même que celui de l’« approbativité » (amour de l’approbation des autres). En revanche, ceux de l’amour de la vie, de la circonspection et de l’espérance étaient généralement modérés à très faibles 1. Science positive dans une époque romantique, la phrénologie entend réduire l’inexplicable à la raison scientifique. Elle décrit pourtant un univers fantastique peuplé de génies et de monstres. Ses démonstrations publiques sont d’éphémères expositions pittoresques, ouvertes sur l’imaginaire et l’exotique. La conférence phrénologique capte à son profit le double héritage des cabinets de curiosité du siècle précédent et des populaires figurines de cire de Curtius 2. Le cocktail a de quoi émoustiller les plus blasés : quelques crânes indigènes d’une contrée lointaine, la tête d’un astronome et mathématicien, le dévoilement du caractère secret 1 C. Broussais, « Compte rendu des travaux de la Société phrénologique pendant l’année 1832‑33 », Journal de la Société phrénologique, n° 5, octobre 1833, p. 17‑43. 2 Jennifer Ruimi, « Spectacles de cire. Le cabinet de Curtius », Dix-huitième siècle, vol. 1, n° 49, 2017, p. 319‑334.
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d’un cuisinier-architecte des tables princières, des révélations sur un grand homme politique récemment décédé, l’exposé des motifs de quelques suicides, la vie cauchemardesque d’une pauvre femme qui dévorait quotidiennement 5 à 12 kilos de pain par jour, la présentation d’un esclave noir, bon et courageux, les descriptions enfin d’abominables criminels et d’enfants prodiges. La réalité des phrénologistes surpasse les fictions littéraires. À chaque séance, il se passe quelque chose d’inattendu. En 1840, le public est surpris lorsque l’on dépose sur le bureau, après le buste de l’assassin de lord Russel, deux pigeons. Deux pigeons bien vivants mais incapables de s’envoler. Voilà qui change de l’ordinaire. L’initiative est due à Jean Bouillaud. Le premier oiseau a eu les hémisphères cérébraux cautérisés et il ne réagit à aucune stimulation visuelle ou sonore. Le second a subi une ablation du cervelet. Il ne tient pas en place et se dandine sans arrêt : il a perdu l’équilibre, ce qui prouve le principe des localisations cérébrales, explique le démonstrateur 1. Que faut-il de plus pour attirer le public – fidèle – à une époque où la presse quotidienne populaire n’a pas encore pris son essor ? Le temps d’une demijournée, les différences culturelles, de fonctions politiques et de positions sociales sont abolies au profit de destinées hors du commun. Sous l’œil de la science et les doigts du savant, le riche propriétaire possédant le droit de vote se retrouve au même niveau que le paysan ou que le jeune musicien, les hommes politiques valent autant que les assassins et les génies dînent à la table des aliénés. Dans cette grande galerie du fantastique, l’extraordinaire fait norme. Et puis toutes ces conférences flattent peu ou prou l’auditoire : chacun peut y trouver l’excuse de ses défauts ou spéculer sur ses destinées virtuelles en se découvrant tout à coup un « talent » ou une « disposition » pour ce qu’il a toujours intimement souhaité faire sans jamais oser l’entreprendre. Car le regard savant est loin de conclure à l’égalité des 1
Cette démarche expérimentale était rare chez les phrénologistes. « Compte rendu de la séance annuelle de la Société phrénologique », Gazette des hôpitaux, 1840, p. 411.
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conditions. Il organise plus subtilement une redistribution des distinctions sociales à travers la naturalisation des signes qui en permettent l’identification. Souvent réduit au strict minimum dans les séances publiques, le discours médical et le jargon pseudo-physiologique masquent de fait la portée politique de ces démonstrations apparemment empiriques… Bien qu’une reconnaissance officielle et académique lui fasse défaut, la phrénologie est enseignée dans les années 1830‑1840 par Fossati, Spurzheim, Dumoutier, Place, Vimont et Sarlandière. Si tous ces cours se déroulent à Paris, parfois au musée même de la Société phrénologique 1, les grandes villes de province ne sont pas en reste. À Lyon par exemple, les adeptes sont des médecins évoluant dans les milieux fouriéristes et saint-simoniens. Ils œuvrent ainsi à une approche médicale de la déviance plus d’un demi-siècle avant l’arrivée en 1880 du célèbre docteur Lacassagne. Le premier chef de file de ces phrénologistes est le docteur Fleury Imbert (1796‑1851). Reçu docteur en médecine en 1819 à Paris, Imbert a d’abord exercé dans un quartier populaire de Lyon. Il a donné un cours de phrénologie à partir de 1826, analysé le crâne de Descartes et défendu ses principes dans un Avis aux artistes lyonnais. Il a été nommé chirurgien major de la Charité en 1829, puis médecin de l’hôtel-Dieu (1833), professeur d’accouchements et des maladies des femmes à l’école secondaire de médecine, de 1830 à 1837 ; et enfin professeur d’histoire naturelle à l’école préparatoire de médecine et de pharmacie (1843‑1851) 2. Ami intime d’Alphonse Dupasquier (1793‑1848) 1 Charles Place, secrétaire général de la Société phrénologique, y donne un cours public et gratuit en 1840 et en 1841 (Le Temps, 24 novembre 1840, p. 5 et 28 mai 1841, p. 3). 2 Il y avait dans la première moitié du xixe siècle trois hôpitaux à Lyon : l’Antiquaille dépôt de mendicité devenu très vite l’hôpital des aliénés et des vénériens resta indépendant jusqu’en 1845 date à laquelle il rejoignit les Hospices civils de Lyon (Olivier Faure : « Un hôpital extraordinaire, L’antiquaille de Lyon de 1803 à 1845 », in Aux marges de la médecine, Aix-enProvence, PUP, 2015, p. 99‑138) ; les Hospices civils regroupaient dans une administration commune, depuis 1802, l’hôtel-Dieu, qui était un hospice destiné aux malades (il accueillait environ 1 000 à 1 100 malades) et l’hospice
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et de Joseph Gensoul (1797‑1858), il fonde en 1830 avec ses deux collègues le Journal clinique des hôpitaux de Lyon. Membre correspondant actif de la Société phrénologique, il collabore à son journal et publie plusieurs notices phrénologiques 1. Le 17 avril 1833, il épouse à Montrouge Marie-Anne Barbé, la veuve de François-Joseph avec, pour témoin, le fidèle Charles Harel. Le chirurgien Joseph Duchêne est l’un de ses rares disciples avérés. Il publie en 1844 une leçon phrénologique faite par son maître sur le supplicié Anthelme Perrin 2. Les travaux de physiologie nerveuse d’Imbert ne passèrent pas à la postérité : c’est qu’à Lyon comme ailleurs, les phrénologistes délaissent peu à peu les recherches pour se concentrer sur les applications de leur doctrine à la réforme sociale. Alors qu’Imbert donne ses cours de phrénologie appliquée à la médecine légale, le docteur J.-L. Brachet (1789‑1868), son collègue à l’hôtel-Dieu lyonnais, voit son ouvrage sur les Recherches expérimentales sur les fonctions du système nerveux ganglionnaire couronné par l’Institut. Imbert préfère la politique. En septembre 1833, il organise avec l’ouvrier imprimeur Rivière et le tisseur Joseph Reynier, les conférences sur le fouriérisme que donne le secrétaire du maréchal Clauzel Adrien Berbrugger. Disciple de Fourier, Imbert adhère au principe de la Démocratie pacifique mais il publie sous le pseudonyme de la Charité, orienté vers l’accueil des vieillards, des enfants et des femmes en couches (O. Faure, Genèse de l’hôpital moderne : les Hospices civils de Lyon (1802‑1844), Lyon-Paris, PUL-CNRS, 1982). 1 Antoine Mollière, De la phrénologie d’après les deux ouvrages récents publiés par M. Flourens de l’Institut et M. Lélut, médecin en chef de la Salpêtrière, Lyon, Imprimerie de L. Boitel, 1844. Sur Imbert, voir Achille Penot, Phrénologie des gens du monde (leçons publiques données à Mulhouse), Mulhouse, P. Baret, 1838, p. 112. Gaspard Bellin, « Imbert », in Michaud (éd.), Biographie universelle ancienne et moderne, vol. 20, p. 315, et surtout Jules Guiart, « L’école médicale lyonnaise… », in Annales de l’Université de Lyon (troisième série, médecine), Paris, Masson, 1941, troisième série, fascicule II, ainsi que Fernand Rude, « Entre le libéralisme et le socialisme. Quelques médecins lyonnais aux temps romantiques », in Lyon et la médecine (43 avant J.-C.-1958), numéro spécial de la Revue lyonnaise de médecine, 1958, p. 159‑182. 2 Joseph Duchêne de Givors, « Leçon phrénologique du professeur Imbert sur la tête du supplicié Anthelme Perrin », Journal de médecine, Lyon, novembre 1844.
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d’Ombros une lettre polémique adressée à Victor Considérant. Peu avant sa mort il se « convertit » à l’homéopathie. Imbert fut emblématique de ces praticiens qui, au-delà de la médecine d’observation qu’ils pratiquaient et vantaient, affirmaient la nécessité d’une théorie pour que les « faits accumulés constitue enfin une science et non un amas de matériaux 1 ». Après son décès, sa veuve revend sa collection de crânes à son compagnon fouriériste François Barrier (1813‑1870). Chirurgien en chef de l’hôtel-Dieu de Lyon, Barrier s’intéresse à la phrénologie et à la petite enfance. Il milite pour la création d’une crèche municipale à Lyon et publie en 1846 une « Esquisse d’une analogie de l’homme et de l’humanité » dans laquelle il fait, à l’instar de l’abbé Frère et deux ans avant Ernest Renan, un parallèle entre l’histoire de l’humanité et celle de l’homme. Son influence est assez importante sous le second Empire pour qu’il dirige l’école sociétaire durant l’exil de Victor Considérant 2. Le lien chronologique entre ce cercle de phrénologistes fouriéristes et l’école de Lacassagne est Émile Gromier (1811‑1878). Ce médecin militaire a suivi ses études au Val-de-Grâce de 1832 à 1839, à un moment donc où l’école de perfectionnement était encore sous la coupe des Broussais, et en phase avec le mouvement phrénologique. Membre de la Société phrénologique de Paris, Gromier est médecin aux rapports. Il est en 1877‑1878 le premier professeur de médecine légale et de toxicologie à la création de la faculté mixte de médecine et de chirurgie de Lyon 3. 1
Le parcours de Fleury Imbert est évoqué dans O. Faure, Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie : la longue histoire d’une médecine alternative, Paris, Aubier Flammarion, 2015, p. 82‑83 et 112‑116. Le même auteur décrit le milieu des médecins marginales dans « Le surgissement de médecines “révolutionnaires” en France (fin xviiie siècle-début xixe siècle) : magnétisme, phrénologie, acupuncture et homéopathie », Histoire, médecine santé, n° 14, « Pour en finir avec les médecines parallèles », 2019, p. 29‑45. 2 Voir Jules Garin, « Éloge de François Barrier (1813‑1870) », Lyon médical, 1875, et F. Rude, « Entre le libéralisme et le socialisme… », art. cité, 1958, p. 174‑176. 3 Émile Gromier, Considérations générales sur la phrénologie. Lecture faite à la Société d’éducation de Lyon, Lyon, J. Nigon, 1847. Petite brochure dans laquelle
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La ville de Lyon n’est pas la seule à accueillir favorablement la théorie de Gall. Des sociétés phrénologiques sont créées dans les années trente à Toulon, à Épinal et à Saint-Brieuc à l’initiative de Charles Harel et la doctrine de Gall fait des adeptes dans les villes de bagnes (Brest, Toulon, Rochefort), à Bordeaux, Montpellier et à Rouen 1. Aucun médecin n’ignore son existence, mais tous sont loin d’avoir une opinion arrêtée sur sa pertinence. Si Léon Dupuis, le clerc mis en scène dans Madame Bovary, offre une « belle tête phrénologique » à certain médecin de Yonville, celui-ci n’en fait pas plus usage que les volumes du Dictionnaire de médecine, pieusement rangés dans sa bibliothèque 2… Des cours publics sont également dispensés en province. À Toulouse, en 1834, Dubois, homme de lettres et membre correspondant de la Société phrénologique de Paris, donne 15 leçons privées de phrénologie dans une salle du collègue Sainte-Catherine, rue des Balances (actuelle Gambetta) 3. À Marseille, c’est le docteur Gustave Funel, élève de Magendie, qui office dans le cadre de cours communaux 4. À Mulhouse, en 1838, le docteur Achille Penot donne une série de conférences sur le sujet 5. Un ami intime de Bailly de Blois, Henri-Joseph Scoutetten (1799‑1871) avait déjà ouvert quatre ans auparavant un cours public de
l’auteur affirme son attachement à la phrénologie, tout en expliquant qu’il n’est pas expert en cette science. Gromier a participé aux travaux de la Société phrénologique avec au moins une « Notice sur la tête d’un nostalgique », lue dans la séance du 11 avril 1838. 1 D’après le rapport de Bailly de Blois au ministre de l’Instruction publique daté du 27 septembre 1833 (Archives nationales, F17/3038). Pour Épinal, un règlement a été publié (Règlement de la Société phrénologique d’Epinal en date du 30 avril 1841, s.l., s.e., s.d.). Sur Rouen, voir Jean-Claude Vimont, « Phrénologie rouennaise : les collections retrouvées », Bulletin de la Société médicale d’émulation de la Seine-Maritime, 1994, p. 39‑58. Ces sociétés sont mentionnées par Charles Place, « Marche et but de la phrénologie », La Phrénologie, vol. I, n° 21, 1837, p. 2. 2 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Presses Pocket, 1990 (1857), p. 55 et 133. 3 Gazette du Languedoc, 19 janvier 1834, p. 2. 4 Le Sémaphore de Marseille, 18 avril 1841, p. 1. 5 A. Penot, Phrénologie des gens du monde…, op. cit., 1838.
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phrénologie à Metz. Lors de sa leçon inaugurale, le médecin avait affiché nettement son opposition à la peine de mort : La phrénologie prêtant son secours aux puissantes raisons des Beccaria, des Rush, des Destutt de Tracy, des Lucas, prouvera que le criminel n’est souvent qu’un homme momentanément emporté par une passion violente, ou un fou furieux dominé par ses penchants funestes, et que, s’il est vrai que la société doit séquestrer ces êtres dangereux, elle ne peut pas, sans inhumanité et sans injustice, leur enlever l’existence 1.
Ce genre de considérations politico-scientifiques stimulait certainement la faculté d’attention de l’auditoire. Ces séances se sont déroulées dans la salle principale de l’Hôtel-de-ville. Elles ont attiré un large public et de nombreuses femmes. Scoutetten note avec satisfaction que, « à plusieurs leçons, l’on en a compté plus de cent 2 ». À Paris pourtant, les phrénologistes ne se contentent pas des nombreuses conférences publiques qu’ils prodiguent et l’une de leurs revendications est la création d’une chaire officielle. Depuis le décès de Gall, les enseignements se sont multipliés. On a vu que Fossati avait repris en 1829 le flambeau des leçons du maître et que le comte de Vimont avait débuté la même année un cours de « phraenologie humaine comparée ». La doctrine a trouvé une place dans les enseignements dispensés au Muséum d’histoire naturelle de Paris et le duc d’Orléans, héritier du trône, a suivi des leçons particulières de phrénologie, dispensées par Vimont 3. La Société phrénologique n’obtint pourtant jamais gain 1 Henri-Joseph Scoutetten, Discours prononcé le 19 février 1834 à l’ouverture du cours public de phrénologie, Metz, Lamort, 1834, p. 30‑31. 2 Henri Scoutetten, De l’anatomie pathologique en général, et de celle de l’appareil digestif en particulier d’après les principes de la doctrine physiologique, Paris, Didot jeune, thèse de médecine, n° 171, 1822. H. Scoutetten, Leçons de phrénologie, Metz, Lamort, 1834, p. 1. Scoutetten s’intéressa également à la phrénologie par son ami Georget, qui soutint sa thèse en 1820, deux ans avant lui (ibid., p. 14‑15). 3 Ces cours ont été donnés, comme l’attestent les autorisations et les règlements de droit d’ouverture dont devaient s’acquitter les conférenciers (dossier Archives nationales, F 17/6669). Sur la phrénologie au Muséum d’histoire
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de cause sur ce terrain, malgré le cours triomphal de François Broussais, en 1836. La récolte des pièces anatomiques fut mieux récompensée puisque l’importante collection de Gall est acquise par le Muséum d’histoire naturelle, en 1831 1. D’ailleurs, la méthodologie prônée par le maître et sa volonté d’ancrer les discussions sur des faits « palpables » avait provoqué l’ouverture d’une frénétique chasse aux crânes et aux moulages de têtes. Esquirol lui-même, pourtant rétif à la doctrine, prit très tôt l’initiative de conserver les crânes de ses patients décédés afin d’éprouver la valeur des diagnoses cranioscopiques. Dès la fin du Premier Empire, le docteur Béclard proposa à la faculté de médecine de mener des observations phrénologiques sur les grands criminels 2. Ayant obtenu l’autorisation de réunir une collection spéciale de crânes et de moulages de têtes, il en a délégua la réalisation au phrénologiste Alexandre Pierre Marie Dumoutier (1797‑1871), qui s’y consacra de 1815 à 1831 3. La grande faucheuse jouant en faveur de la nouvelle science, les phrénologistes purent engranger sans compter.
Des Indiens à Paris Fort de son expérience à la faculté de médecine, Dumoutier est à partir de 1831 le préparateur officiel de la Société phrénologique. C’est à ce titre qu’il procéda au moulage sur nature de Lacenaire, du général Lamarque, de Casimir Périer, du cuisinier Carême, de l’assassin Lemoine et du régicide Fieschi. naturelle de Paris, voir C. Blanckaert, « La création de la chaire d’anthropologie du Muséum… », art. cité, p. 85‑123. 1 René Verneau, « Documents inédits sur Gall et sa collection », L’Anthropologie, vol. 7, 1896, p. 195‑198. 2 Voir aussi l’éloge d’Esquirol par Étienne Pariset in Histoire des membres de l’Académie de médecine, ou recueil des éloges lus dans les séances publiques (complétée et précédée de l’éloge de Pariset, par E.-F. Dubois d’Amiens), Paris, J.-B. Baillière, 1850, vol. 2, p. 473. 3 P.-A.-M. Dumoutier, « Observations sur l’état pathologique du cerveau et du crâne de F. Benoît… », Journal de la Société phrénologique de Paris, vol. 1, n° 3, 1833, p. 244.
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Dumoutier a d’abord expérimenté divers mélanges sur lui-même, sur sa femme et ses deux filles, Angeline et Valérie, dans le but de réduire au maximum le temps de prise de son enduit. Après de multiples essais, le phrénologiste a mis au point une procédure permettant de prendre une empreinte en cinq à six minutes. Celle-ci consiste à enduire de plâtre la moitié postérieure de la tête. Pour la face, il faut ajouter une quantité précise de sel afin d’accélérer la prise tout en laissant un temps de travail suffisant. Avant de répandre ce mélange, Dumoutier enfonce deux tubes creux dans les narines du patient vivant pour permettre sa respiration. Une ficelle disposée au milieu du visage permet de recueillir au démoulage deux moitiés symétriques de la face. Les bustes sont confectionnés par contre-moulage. Pressé d’agir avec dextérité et une grande promptitude d’exécution sur les vivants, le phrénologiste effectue la plupart de ses prises sur des cadavres. Il compose ainsi une œuvre singulière, qui l’impose comme le maître de l’esthétisme mortifère. S’il n’est pas médecin, il en a la formation. Dumoutier a suivi en particulier les cours d’anatomie et de physiologie donnés par Hippolyte Cloquet à l’Athénée de Paris en 1814‑1816, les cours de clinique de Béclard à la Pitié et il semble, comme le certifie Cloquet en 1825, que seules des « raisons de fortune » l’aient empêché de prendre une inscription régulière à la faculté de médecine 1. Malgré cette absence de titre universitaire, Dumoutier apparaît sous la monarchie de Juillet comme l’un des phrénologistes parisiens les plus qualifiés : M. Dumoutier est […] une encyclopédie vivante de tous les faits qui intéressent la science ; il vous dira l’histoire et la mort de tous les suppliciés illustres ; il a causé avec eux, il a sondé leurs caractères, il a été leur prêtre avant l’échafaud. Il a confessé Lacenaire et Fieschi. Tous les galériens quelque peu notables sont de sa connaissance ; il a assisté à tous les départs de la chaîne de 1
À l’époque, les droits d’inscription à l’université sont élevés pour évincer les étudiants n’ayant pas de ressources financières. On trouvera différents certificats d’assiduité à des cours de médecine, ainsi qu’un certificat d’inscription à la section de peinture et de sculpture de l’École spéciale des beaux-arts de Paris en 1814 au Muséum national d’histoire naturelle de Paris (Ms 2662).
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Le langage des crânes Bicêtre. Il sait le pourquoi de tous les suicides ; il a palpé toutes les fortes têtes de France et d’Europe ; il a pris des empreintes de tous les hommes de génie, de toutes les spécialités marquantes, comme aussi des pauvres idiots, des hydrocéphales et des fous furieux. Il sait à une ligne près, les rayons de tous les crânes qui en valent la peine 1.
Le phrénologiste mouleur portera son art à son apogée en 1837‑1840, au cours de l’expédition scientifique dirigée par J. Dumont d’Urville. Dès 1833, Dumoutier a eu l’occasion d’apprécier la proximité des hommes au-delà des différences de nations. Cette année-là, alors qu’il donne un cours public au nom de la Société phrénologique, Dumoutier apprend que l’on présente à Paris quatre Indiens Charruas rapportés d’Uruguay : le cacique Vaimaca Peru, le guérisseur Sénaqué et le couple formé lors du voyage par Laureano Tacuabé et Micaela Guyunusa 2. Cette présentation a une visée d’exposition publique autant que scientifique 3. Si des Indiens Osages avaient déjà été « exposés » au public parisien en 1826 à des fins d’exhibition publique, l’Académie des sciences décide cette fois-ci de saisir l’occasion pour faire examiner les quatre captifs d’un point de vue anthropologique. Chargé de la rédaction du rapport de cette mission,
1 T. Thoré, Dictionnaire de phrénologie…, op. cit., 1836, p. 134. Sur le cours, Archives nationales de France F17/3038. 2 Les Charruas occupaient la côte septentrionale du Rio de la Plata et s’étendaient en gros de la ville de Maldonado jusqu’au fleuve Uruguay. Leur ethnie était séparée des Guaranis au nord par un désert et était à l’ouest au contact des Indiens Yaros. Les Charruas ont donné, par métissage, les gauchos. Ces Indiens résistèrent longtemps à l’envahisseur espagnol, avant d’être massacrés en 1832 avec l’accord de Fructuoso Ribera, premier président de la jeune république d’Uruguay. La première synthèse sur les quatre Charruas exhibés en France est de Paul Rivet, « Les derniers Charruas », Revista de la Sociedad Amigos de la Arqueologia, vol. 4, 1930, p. 5‑117. Voir également Annie Houot, Un cacique Charrúa à Paris, Montevideo, Costa Atlántica, 2002 ; Dario Arce, L’Uruguay ou le rêve d’un extrême-occident : mémoires et histoire du malencontre indien, Université de la Sorbonne nouvelle, Paris 3, 2014, p. 244‑256. 3 Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains. Au temps des expositions humaines, Paris, La Découverte, 2004 (2002).
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le naturaliste Julien-Joseph Virey (1775‑1846) reconnaît d’emblée l’immense intérêt qu’il y a pour des hommes de science de pouvoir observer ainsi en opposition « les deux extrémités de la chaîne de la vie sociale ». Durant sa visite-inspection, il est frappé par l’aspect du crâne des Charruas, qui pourrait expliquer pour une bonne part les mœurs arriérées de cette tribu « incivilisable ». Il mesure alors le périmètre du front à l’occiput des quatre individus : 20 pouces (53 cm) pour le chef Vaimaca, 19 pouces pour les deux autres hommes (respectivement 52,7 et 52,8 cm) et 18,5 pouces (50,3 cm) pour la femme. Au moins la hiérarchie est-elle sauve… S’il s’intéresse à la conformation du crâne, Virey évite soigneusement d’employer la topographie phrénologique. C’est que sa mesure est toute globale, comme l’appréciation des mœurs. En ce domaine, le Charrua – « tartare du Nouveau-Monde » – est sans conteste « le plus brute » des sauvages d’Amérique. Il ignore les principes élémentaires de l’hygiène, ne se lave jamais et est « toujours sale et puant », il ne connaît « ni danses, ni jeux, ni chanson, ni musique, ni société ». Fort de sa brève observation et de ses lectures, le savant ajoute que le Charrua « conserve un air grave, taciturne, il ne jette ni cri, ni plainte, même lorsqu’on le tue. C’est le plus arriéré ou le plus fier des mortels. Il n’adore aucune divinité, n’admet ni lois, ni coutumes obligatoires, ni récompenses, ni châtiments ». Il semble donc légitime de déduire qu’en « s’adonnant à cette existence croupissante, brute, indépendante, ces grands enfants, qui bivouaquent à terre, qui truandent et sommeillent, qui ignorent jusqu’à leur âge, et que rien ne contrarie jamais, seront orgueilleux, opiniâtres, adonnés à leurs affections toutes animales ». L’ethnie la « plus brute » signifie ici la plus proche de l’animalité, comme le confirmeront les protestations de Dumoutier. Il se trouve que, dans ce cas, cette proximité se conjugue avec une grande « brutalité » au sens commun du terme… De cette description ponctuelle, Virey extrapole à une image générique du sauvage qui « se plaît dans le sang ; il aime tuer et détruire, même par passe-temps atroce ; mettant sa gloire et son orgueil à la chasse, à la guerre, il dédaigne la politesse, la propreté,
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toute étude, tout art ». Quels pouvaient être dès lors les rapports entre ces Indiens et les Occidentaux ? S’autorisant de ce tableau contrasté, Virey statue en opposant sur un mode théâtral deux types d’hommes, le tragique et l’artiste : « L’homme tragique, conquérant et sauvage se détruit par la guerre ; l’homme artiste, cultivateur et cultivé se multiplie par la paix et l’industrie ; le premier ne possède qu’une meurtrière indépendance, le second trace les limites de ses droits pour assurer sa liberté 1. » D’après cette voix académique, les Charruas étaient des brutes croupissant dans une existence animale. Leur mode de vie ne pouvait qu’être d’une choquante immoralité aux yeux d’un homme civilisé. Le jugement des phrénologistes est tout autre. Leur formation médicale et leurs accointances philanthropiques n’expliquent qu’en partie l’originalité de leur conception de l’étude des peuples. L’anthropologie phrénologique repose sur deux caractéristiques. La première, on l’a vu avec Gall examinant les crânes que lui soumit Choris, c’est qu’elle privilégie l’étude des individualités remarquables au détriment d’une approche en termes de moyennes. La seconde, qui la démarque de l’anthropologie physique de la fin du xixe siècle, c’est qu’elle ne dissocie pas les critères physiologiques et les critères culturels dans un rapport de causalité hiérarchisé. Ce que l’on distingue désormais comme du « biologique » ou du « culturel » est toujours intimement lié dans ses descriptions et l’on commettrait un anachronisme si l’on cherchait à affilier trop strictement les phrénologistes au courant de l’anthropologie physique ou – a contrario – à celui de l’anthropologie sociale. Certes, on peut relever des dissonances. L’inclassable François Broussais professe ainsi dans son cours de phrénologie une théorie iconoclaste. Tenant ses informations sur l’Océanie de Paul Gaimard, il n’hésite pas à affirmer que les indigènes de la Nouvelle-Hollande et de la Nouvelle-Zélande représentent l’état primitif de l’homme et qu’ils ne pourront 1 Julien-Joseph. Virey, « Des sauvages Charruas de l’Amérique méridionale », L’Europe littéraire (Journal de la littérature nationale et étrangère), n° 48, mercredi 19 juin 1833 (édition in-4°), p. 116‑117.
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Les Charruas à Paris. Source : Musée des familles, 1er octobre 1833, p. 33 Crédit : Archive.org (The Centre for 19th Century French Studies – U. de Toronto)
jamais se civiliser « parce qu’il leur manque les organes cérébraux pour le devenir ». Et en guise de démonstration, il brandit devant son auditoire la partie occipitale du crâne d’un indigène de la Nouvelle-Hollande en tonitruant : « cela tient du singe, c’est l’intermédiaire entre le singe et l’homme 1 »… L’approche de Dumoutier est bien différente. L’Académie des sciences n’ayant pas sollicité d’examen cranioscopique, la Société phrénologique dépêche son mouleur pour une contre-expertise. Celui-ci s’acquitte scrupuleusement de sa mission en rendant plusieurs visites aux Charruas, les interrogeant, partageant leurs repas, se documentant. Ses conclusions sont consignées dans une longue monographie, partiellement publiée dans le journal de la Société, ainsi que dans des notes restées inédites. Ce travail fut apprécié rétrospectivement par Paul Rivet, fondateur du musée de l’Homme, comme 1 C. Broussais, Cours de phrénologie, Paris, J.-B. Baillière, 1836, p. 794 et 802.
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« le plus important que la venue des Charruas a suscité 1 ». Le phrénologiste argumente à partir de ses propres observations craniologiques et d’éléments que l’on qualifierait aujourd’hui d’« historiques », « sociologiques » et « culturels » 2. Il met ouvertement en cause l’enquête académique – trop rapide – tant au niveau des mesures physiques que des caractéristiques culturelles et morales. D’abord, il n’y a pas de différence substantielle entre les crânes de ces Charruas et ceux des individus de race blanche. Virey a commis l’erreur de ne mesurer que la circonférence du crâne, ce qui l’a empêché d’apprécier correctement le volume total 3. Cherchant à établir une contre-observation indiscutable, Dumoutier a pris ses mesures à partir des points définis par Louis-Francisque Lélut – un ennemi de la phrénologie – pour déterminer le volume crânien moyen de la race caucasique 4. Suivant ces critères, la moyenne des crânes de Charruas correspond exactement à celle que Lélut trouve pour la race blanche. S’appuyant ensuite sur une minutieuse description de la vie et des coutumes des Charruas, le phrénologiste juge que Virey a été bien trop partial en affirmant que ces Indiens n’ont « ni chansons, ni danse, ni musique, ni société » et qu’ils sont « toujours graves et taciturnes ». Pour Dumoutier, « c’est précisément tout le contraire » et l’observateur a été abusé par la réserve d’individus avec lesquels il n’a pas cherché à dialoguer. En fait, et ce n’est pas là le moindre paradoxe de l’affaire, le phrénologiste critique le caractère sommaire de la diagnose de 1 2
P. Rivet, « Les derniers Charruas », art. cité, 1930, p. 31 Dumoutier rendit visite aux Charruas à plusieurs reprises, contrairement aux académiciens. Il obtint ainsi des informations de première main, et il moula sur nature Sénaqué avant qu’il ne décède le 26 juillet 1833. Dumoutier, Note sur les Charruas, Bibliothèque du Muséum national d’histoire naturelle, Ms MH 227, 1833, ff. 62. 3 A. Dumoutier, « Considérations phrénologiques sur les têtes de quatre Charruas. Lues à la séance annuelle de la Société, le 22 août 1833 », Journal de la Société phrénologique de Paris, vol. 2, n° 5, 1933, p. 79. 4 L.-F. Lélut, « Examen comparatif de la longueur et de la largeur du crâne, chez les voleurs homicides », Journal universel et hebdomadaire de médecine et de chirurgie pratique, vol. 6, 1832, p. 49‑67.
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Virey par trop centrée sur les crânes. Combinant cranioscopie et analyse psychologique, Dumoutier argue de la supériorité de son protocole d’observation car il faut « étudier et analyser toutes les manifestations [des Charruas], pour reconnaître les nombreuses preuves d’une assez grande sagacité » : Si l’on attend pour s’éclairer qu’ils répondent aux questions qu’on leur adresse, maints motifs les retiennent ; ils se taisent : prendra-t‑on leur silence pour de l’idiotisme ? Ce serait une erreur que leurs actions démontrent. Leur orgueil est offensé de savoir qu’on les montre comme des animaux de ménagerie. Ce sentiment tout humain, que nous manifesterions nous-mêmes, si prisonniers de guerre, comme eux, on mettait l’un de nous en spectacle, n’est-il pas une preuve qu’ils ont plus de noblesse de caractère qu’on ne croit ordinairement 1 ?
Fort de ses propres observations, le phrénologiste peut conclure, non plus sur l’essence de la sauvagerie, comme l’avait fait Virey, mais par un plaidoyer militant qui tranche avec le réductionnisme du jugement académique : S’il est vrai de dire que pendant plus de deux siècles, les Charruas n’ont cessé de se montrer indomptables et cruels, il est juste de convenir qu’ils ont défendu leurs droits avec le courage du désespoir ; et que s’ils ont été vaincus par la discipline et par le nombre, ils ont su, comme les peuples civilisés, mourir en héros. Dignes d’une plus haute considération que celle qui leur est généralement accordée, c’est au phrénologiste qu’il appartient plus qu’à tout autre peut-être, de les justifier, et de prouver combien l’organisation cérébrale de ces hommes est supérieure à celle des brutes, au rang desquelles on n’a cessé de les ravaler 2.
1
2
Ibid., p. 96‑97. Cette remise en cause des conclusions hâtivement tirées des silences du questionné ou de l’observé rappelle la polémique suscitée quelques années plus tôt par les diagnostics contradictoires énoncés à propos du sauvage de l’Aveyron : les uns y voyaient un idiot de naissance (Pinel, Gall…), les autres un idiot par défaut d’éducation (Itard). Ibid., p. 103.
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La phrénologie juge Napoléon On a vu que Fossati n’était pas peu fier de révéler que son collègue Vimont avait remplacé le crâne de Gall par une tête en plâtre lors de sa mise en bière. Qu’ils aient été pour ou contre la phrénologie de leur vivant, bien d’autres trépassés subirent le même sort. D’aucuns furent vengés postmortem… Le crâne de Napoléon fut ainsi aussi peu enclin à servir la phrénologie que son rétif propriétaire. Le sculpteur David d’Angers pressentit toute l’importance du moulage facial exécuté à Sainte-Hélène par les soins du docteur Antonmarchi : « Ce masque moulé de l’Empereur, ce masque de plâtre qui remuera bien des passions, fera éclore bien des idées généreuses ou ambitieuses ; il semble que des rayons lumineux en sortent pour faire éclore toutes ces choses. C’est un miroir qui réfléchit, comme le verre qui, exposé au soleil, fait naître du feu 1. » Vision d’artiste, image prémonitoire. L’analyse de la précieuse relique ne tarda pas effectivement à mettre le feu aux poudres. La mèche est allumée par la Gazette médicale de Paris, à l’approche de la séance annuelle de la Société phrénologique d’août 1834. Prudente, elle procède par une série d’articles non signés, rédigés par le docteur Louis Peisse 2. De retour en France, Antonmarchi proposait bien une lecture « phrénologique » du précieux moulage, mais il savait qu’il s’avançait là sur un terrain glissant car Gall avait porté sur l’homme un jugement définitif : « M. Antonmarchi n’avait que des idées très mesquines et superficielles de la physiologie du cerveau […]. Il amuse ses lecteurs avec l’énumération vague des organes dont il trouve les signes 3. » Peisse dédaigne donc les commentaires d’Antonmarchi pour livrer sa propre analyse. D’abord, le moulage montre une grande différence avec tous 1
David d’Angers, Les Carnets… publiés par André Bruel, Paris, Plon, 1958, vol. 1, Carnet n° 17 (1831‑1832), p. 211. 2 L’identification est faite par L.-F. Lélut, La phrénologie, son histoire, ses systèmes…, op. cit., 1858, note 2 p. 291. 3 F.-J. Gall, FC, vol. 6, 1825, p. 388‑389.
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les portraits de l’empereur déchu, à l’exception de ceux qui ont été exécutés lors de son retour d’Égypte, à une époque où l’on ne songeait pas encore à l’idéaliser. Plus tard, estime-t‑il, on a régularisé les traits et les artistes ont donné de l’ampleur au crâne impérial. Peisse note d’ailleurs que « la doctrine de Gall ne fut peut-être pas étrangère à cette dernière modification ; on était alors très disposé à croire qu’un grand génie ne pouvait habiter une petite tête, et on sent que pour Napoléon, il ne fallait pas épargner l’espace »… Ce faisant, les artistes se sont fourvoyés car la mesure de la circonférence horizontale de la tête impériale moulée « sur nature » n’offre qu’un chiffre très médiocre, comme toutes les autres mesures crâniennes : Le diamètre transversal, pris un peu au-dessus du trou auditif, est de 6 pouces environ. Le grand diamètre antéro-postérieur ne peut être mesuré à cause de l’absence de la région occipitale. Le diamètre vertical, autant qu’on peut s’en assurer sans ouvrir le crâne, n’est guère que de trois pouces et 6 ou 8 lignes ; mais cette évaluation n’est rien moins que certaine.
Ce piètre résultat oblige à concéder « que le crâne de Napoléon, quoique bien conformé, n’offrait rien d’extraordinaire sous le rapport de la dimension. Au défaut même des mesures, qu’il est difficile de prendre avec précision, le coup d’œil suffit pour s’assurer du fait 1 ». Ce qui est plus grave, c’est qu’on y cherche vainement le développement des facultés que l’on devait attendre. La sécrétivité (ruse), l’organe des conquêtes, du vol, de la destructivité, de l’imagination, de l’individualité, de la localité, du calcul et de la numération ne présentent pas le moindre renflement. Au total, la tête de Napoléon n’est « nullement proportionnée à l’idée gigantesque que le monde s’est faite de cet être prodigieux » et cette « disproportion » entre le crâne et les facultés de Napoléon 1 J. Guérin, « Commentaire phrénologique sur la tête de Napoléon », Gazette médicale de Paris, 1834, vol. II, n° 28, samedi 12 juillet 1834, p. 435‑436. Un auteur contemporain attribue cet article au docteur Peisse, qui s’opposa effectivement à la phrénologie.
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est « une espèce de contresens phrénologique » 1. En agitant ainsi le spectre d’un empereur qui a combattu la phrénologie de son vivant, Peisse rappelle de très mauvais souvenirs aux phrénologistes. La provocation est patente. Le gant sera relevé. Mais les phrénologistes vont contre-attaquer d’une manière bien déconcertante. Si leurs réponses ne manquent pas, elles se présentent en ordre dispersé, sans concertation. Bailly de Blois répond dans le quotidien Le Temps tandis que Fleury Imbert publie une petite brochure sous le pseudonyme d’Ombros. L’un comme l’autre jugent que l’examen du seul masque mortuaire ne suffit pas pour effectuer une analyse phrénologique car il y manque la plus grande partie du crâne. Dumoutier donne son sentiment lors de la séance annuelle de la Société en 1834, mais il juge, à la différence de ses deux collègues, que le masque présente suffisamment de relief pour confirmer le génie de l’Empereur. En 1835, David Richard, grand ami de George Sand, publie dans la revue des phrénologistes un long article visant à clore la polémique 2. S’il accorde à la Gazette médicale que le moulage est bien différent des bustes et portraits de Napoléon, il s’emploie à réfuter les arguments de la Gazette médicale. Richard ne pouvant éluder les difficultés de l’analyse, il les passe en revue. D’abord, quelle peut bien être la valeur d’une pièce tronquée ? Dans ce masque, la région supérieure manque en partie, et la région postérieure manque complètement. Or, s’il est une chose élémentaire en phrénologie, c’est l’importance extrême de ces régions : là elles ont leurs organes, et la fermeté, et l’estime de soi, et la combativité, et la circonspection, et d’autres encore, enfin tous les penchants qui ont le plus maîtrisé l’empereur, tous ceux qui ont imprimé sur son caractère les traits les plus frappants, les plus énergiques 3. 1 Ibid., p. 450‑459. 2 D. Richard, « La phrénologie et Napoléon », Journal de la Société phrénologique de Paris, janvier 1835, p. 42‑97. 3 Ibid., p. 63.
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Fig. 10. Copie du masque mortuaire de Napoléon, dit d’Antonmarchi. Source : Collection privée.
En préambule, Richard veut rappeler un certain nombre de principes phrénologiques, manifestement ignorés par son contradicteur. D’abord, la différence entre le moulage et les portraits n’invalide pas l’intérêt de ces derniers puisque tous les phrénologistes reconnaissent « avec tous les physiologistes philosophes qu’à différents points de la parabole vitale, chaque individu présente dans certaines fonctions plus ou moins d’activité, et dans certains organes plus ou moins de développement 1 ». À l’inverse de Peisse, Richard estime que les peintures et les sculptures antiques peuvent servir de « documents à l’histoire naturelle » en raison de leur fidélité au modèle car si, bien souvent, on ne peut vérifier la correspondance avec les individus, 1
Ibid., p. 56.
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du moins la plupart des reproductions sont-elles conformes à la théorie de Gall. Et c’est bien là l’essentiel : si plusieurs artistes travaillant indépendamment ont convergé vers des représentations similaires, c’est qu’ils possédaient probablement l’intuition phrénologique 1. Enfin, s’il existait une part d’idéalisation dans les portraits de Napoléon, c’était pour exprimer la supériorité de son magnétisme et de son « rayonnement ». Cette dimension subtile mais essentielle ne pouvant être figurée, les artistes avaient pris le parti d’amplifier les formes de sa tête en ayant grand soin de maintenir les rapports de proportion entre les organes cérébraux. À la différence des portraits peints, le moulage d’Antonmarchi ne permettait pas cette lecture anagogique : Si le masque qui nous reste paraît rappeler incomplètement une si grande volonté, une si active intelligence, c’est que ce n’est là qu’un débris, et un débris usé ; c’est que la vie avait fui quand on a pris cette empreinte ; c’est que l’empereur avait succombé à une maladie douloureuse ; c’est qu’il était dans la période du dépérissement organique ; c’est que le puissant monarque, celui pour qui le monde semblait trop mesquin, avait dû, par une catastrophe inouïe, se murer comme Ugolin dans un étroite prison, et durant six mortelles années, se consumer pièce à pièce, comme un lion de Nubie en cage 2.
Ce jugement tranchait nettement avec l’impression de David d’Angers… De toute façon, les portraits effectués par le baron Gérard (phrénologiste, on l’a vu) au retour d’Égypte et un buste du premier consul sculpté à la même époque présentaient un crâne très similaire. Il n’en fallait pas plus pour reconstituer la partie manquant au moulage effectué par Antonmarchi. Les organes phrénologiques absents étant désormais lisibles dans les portraits 1
Ibid., p. 81. Sur la mobilisation de la phrénologie dans l’esthétique du portrait à l’époque romantique : Laurent Baridon, « Du portrait comme une science : phrénologie et arts visuels en France au xixe siècle », in Christophe Bouton, Valéry Laurand et Layla Raïd (dir.), La Physiognomonie. Problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Paris, Kimé, 2003, p. 143‑170. 2 D. Richard, « La phrénologie et Napoléon », art. cité, 1835, p. 84‑87.
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peints, il restait à résoudre l’épineux problème de la taille du masque. Peisse avait perfidement insinué que Napoléon avait une petite tête. C’était faux. Richard est formel sur ce point : Antonmarchi annonce une circonférence de vingt pouces dix lignes, ce qui est plus qu’une tête ordinaire, dont la moyenne oscille entre dix-neuf et vingt pouces. Vingt pouces dix lignes pour celui que Gall appelait « le plus grand capitaine du monde », c’est, à bien regarder, à peine plus que le chef Charrua mesuré par Dumoutier… Le dernier chapeau porté par l’Empereur à Sainte-Hélène a pourtant été mesuré par Las Cases et Foissac et sa base inférieure affiche la glorieuse circonférence d’un peu plus de vingt-deux pouces et une ligne. Marchand, possesseur du précieux bicorne, révélait dans ses mémoires que Napoléon avait la partie antérieure de la tête « si délicate » qu’il devait lui rompre ses couvre-chefs pour qu’il pût s’en servir » mais il n’en restait pas moins évident pour Richard qu’une petite tête « se serait noyée dans un tel chapeau »… Ces précisions invalidaient donc l’estimation de Peisse. La troisième difficulté semblait décisive et insurmontable : elle résidait dans l’absence de relief de la boîte crânienne. A priori, un Waterloo phrénologique. Napoléon, Napoléon… morne crâne ? Non, là encore, la Gazette médicale avait seulement manifesté sa profonde ignorance des fondements d’une science qu’elle se contentait de critiquer. Il fallait bien garder à l’esprit en effet qu’une bosse était « la saillie extérieure d’une portion du crâne correspondante à un organe cérébral, et qui se trouve isolée parce que les organes voisins manquent de développement ; c’est une légère élévation qui devient colline parce que des affaissements s’opèrent autour d’elle ». S’appuyant sur cette définition, Richard peut déclarer que les phrénologistes « ont pour principe que les meilleures têtes n’ont point de bosses 1 ». Enfin, et ce n’était pas là l’argument le moins percutant, l’éducation de Napoléon avait beaucoup fait pour modeler son cerveau. « Les têtes sont comme les montres » assène alors le phrénologiste : « Une montre de 1
Ibid., p. 63.
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quinze francs peut avoir même volume et mêmes rouages qu’une montre de Bréguet, et néanmoins lui être bien inférieure en exactitude, en précision. L’éducation fait sur les cerveaux, ce que la main d’un habile horloger fait sur les montres 1. » La phrénologie ne se défendant par la plume de David Richard qu’en abjurant ses principes (sur le relief du crâne, le déterminisme relatif du développement des organes cérébraux, la possibilité de pallier l’absence de pièce anatomique par l’observation d’œuvres d’art), la polémique pouvait s’éterniser. De fait, les vicissitudes du crâne impérial ne s’arrêtèrent pas à l’interprétation de Richard. Les phrénologistes firent flèche de tout bois. Quelques-uns reportèrent tout le génie du défunt sur la partie manquante, voire invisible ; alors que les plus timorés se contentèrent de la partie visible du masque. Certains ne virent pas la moindre nodosité tandis que d’autres palpèrent tout ce qu’il convient de trouver, et même plus. Onze ans après la polémique avec la Gazette médicale, le belge Camille Wins statue de nouveau sur le cas. Reconnaissant qu’il a scruté derechef le masque avec l’acuité qui a fait défaut à ses prédécesseurs, il prononce un « discours phrénologique » révélant la parfaite concordance du masque et de l’homme. Reprenons donc l’objet litigieux : « Nous rechercherons, dans la tête de cet illustre conquérant, le mobile secret de ses actions ; les causes de son élévation, de sa puissance, de sa décadence et de sa chute ; et l’on sera convaincu, que la vie de ce grand homme démontre, a posteriori, la vérité de la phrénologie. » À défaut d’être probante, la démonstration est, effectivement, sans faille. Là où Richard n’a vu qu’un « débris usé », Wins distingue très nettement un relief d’organes phrénologiques des plus accidentés. Les facultés développées sont la dissimulation, les conquêtes, la bienveillance, l’imagination, l’ambition (ou amour de la gloire), l’individualité, la localité, le calcul, la comparaison et la causalité. Les développements de la sécrétivité (ruse), de la combativité et de la destructivité ont fait de Napoléon un être 1
Ibid., p. 67.
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« habile, audacieux et vaillant : politique osé, négociateur adroit et soldat valeureux ». Les facultés de localité, d’individualité, d’étendue et de calcul, ajoutées à celles qui font le soldat, ont transformé l’homme en un « victorieux capitaine ». La fermeté, l’ambition et la « conscienciosité » l’ont hissé au rang de dominateur « exalté, bienveillant et juste ». Si ce crâne a embrassé la Révolution, plutôt que la cause des Émigrés, c’est qu’il possédait aussi cet organe de l’espérance, « qui lui faisait regarder comme possible, ce que beaucoup d’autres organisations puissantes n’auraient considéré, que comme des rêves d’une imagination malade ». Cette faculté, malheureusement, allait bientôt se trouver surexcitée par les victoires militaires, confortant outre mesure la confiance que Napoléon portait en ses projets. Cet excès d’activité combiné à ceux des organes de l’espérance et de la combativité a causé sa déchéance. D’autres organes sont plutôt déprimés : la sagesse est faiblement représentée, tout comme l’organe de la musique. D’ailleurs, Napoléon chantait faux. Tout ce qui a trait aux beaux-arts est peu développé, et l’on savait justement que l’Empereur méprisait ces activités. Les yeux enfoncés dans leurs orbites accusent l’absence de la mémoire des mots, et l’homme « avait très peu de littérature ». Et ainsi du reste. Tout étant à l’avenant, l’orateur conclut triomphalement sa conférence : « Tel a été Napoléon ; tout prouve qu’il a marché selon les exigences de son organisation phrénologique. Instrument des causes finales, il a rempli sa tâche et suivi les voies de l’Éternel 1. » Faut-il imaginer, rétrospectivement, que ces oracles du lendemain suffisaient à emporter la conviction du public crédule ? C’est douteux. Mais il ne serait pas plus raisonnable d’insinuer que les phrénologistes « trichaient » sciemment. Il reste encore difficile de comprendre rétrospectivement comment une partie de la communauté savante a pu s’abuser si longtemps. Il est certain que les phrénologistes ont rendu peu à peu leur 1 Camille Wins, Discours phrénologique sur Napoléon, Bruxelles, Librairie polytechnique d’Auguste Decq, 1845.
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théorie irréfutable tout en pensant verser, à chaque nouvelle pièce anatomique, une nouvelle preuve en leur faveur. Si leurs arguties étaient d’un point de vue logique peu convaincantes, leur recours systématique à l’« observation » et aux « expérimentations » était novateur. C’est peut-être ce dernier point qui a contribué à entretenir le doute pendant quelques années encore…
Lacenaire : cranioscopie d’un monstre Passant outre l’avanie subie lors de la controverse sur le masque de Napoléon, Dumoutier et ses collègues de la Société phrénologique ont repris consciencieusement la récolte de « faits ». Les crânes et les bustes s’accumulant, ils décident de créer un musée, au 37, rue de Seine. Le local d’exposition est inauguré solennellement le 15 janvier 1836 par une séance publique extraordinaire de la Société phrénologique. « Voici ma moisson, voici ma fortune, je vous les offre, venez en profiter. Venez, vous qui voulez connaître, venez vous qui doutez encore, venez », déclare alors Dumoutier. Le clou de la cérémonie a été annoncé par voie d’affiche et de presse : il s’agit de l’analyse de Pierre-François Lacenaire, fraîchement exécuté le 9 janvier. C’est que les phrénologistes ont le sens de l’événement. Lacenaire ! Pouvait-on espérer chronique phrénologico-judiciaire plus excitante ? Son examen cranioscopique s’est pourtant avéré – une fois de plus – assez déconcertant. L’auteur de la cranioscopie, Hippolyte Bonnelier, n’a trouvé en effet aucune saillie de l’organe du penchant au meurtre. Ce phrénologiste amateur s’est pourtant déplacé en personne à la Conciergerie pour palper le crâne du plus célèbre criminel de l’époque 1. Sa première entrevue avec le monstre s’est déroulée quelques jours auparavant : 1 Hippolyte Bonnelier, Autopsie physiologique de Lacenaire, Paris, Crapelet, 1836, p. 6. Les attitudes et paroles des protagonistes sont celles que Bonnelier retranscrit dans sa brochure (p. 8 sq.). Pour une analyse plus détaillée du cas Lacenaire comme figure de monstre, voir Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire, Paris, Aubier, 2001.
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— Je sais que vous vous moquez beaucoup de la phrénologie avait lancé Bonnelier à Lacenaire, cependant, l’aspect de votre tête me frappe, si j’osais… — Volontiers, répondit Lacenaire. Bonnelier ôta alors fébrilement ses gants et, abandonnant sa méfiance, il appliqua une main à la naissance du front pour apprécier, selon ses propres termes, l’« organe sympathique si précieux pour l’état social et trop souvent paralysé par l’activité d’organes contradictoires ». — Vous êtes bienveillant ! s’exclama le phrénologiste. — C’est vrai monsieur. — C’est étrange, vous vous dites athée, et voici l’organe de la vénération : il n’est pas déprimé. Lacenaire souriant, Bonnelier précisa : — Il est vrai que cette indication est le plus ordinairement décevante, au moins je l’ai reconnue comme telle sur un grand nombre de têtes d’Arabes… Le rictus narquois de Lacenaire produisit son petit effet. N’envisageant pas que le condamné ait pu se moquer de son art, Bonnelier y vit la bravade d’un homme qui espère encore éviter l’échafaud. On se quitta donc en bons termes et l’on convint que cette première entrevue ne serait pas la dernière. Venu en renfort avec une trousse contenant un sac de plâtre et son petit matériel, Dumoutier effectua un moulage crânien. Si l’on en croit Bonnelier, Lacenaire, allongé sur son lit, fut impressionné par l’opération et lorsque l’enduit coula sur son visage, il faillit perdre son équanimité : « le condamné qui venait de représenter un mort, sortit plein de vie et de gaîté de dessous son enveloppe. Il y avait souffert moralement, c’était évident ; car il me dit à l’écart, à demi-voix : “ces apprêts, cette cérémonie, m’ont plus occupé que ne m’occupera l’autre” ». L’homme qui raillait dans ses Mémoires la phrénologie comme science des bosses « de la chimie culinaire et du pudding à la chipolata » était-il sincère ? Il est bien plus probable qu’il se soit joué de la naïveté de Bonnelier… Mais si l’esprit de Lacenaire se dérobait ainsi aux phrénologistes, du moins tenaient-ils sa tête,
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« avant-propos de ses Mémoires », comme l’affirmait Bonnelier. Et que disait-elle, cette tête, en plus de l’étonnante révélation de la palpation effectuée sur le vif ? Que son propriétaire avait un organe de la mémoire verbale bien développé, qu’il préférait la musique « d’expression » à la musique « savante » et, plus généralement, que la « disproportion dans le développement des organes » était la cause du « défaut d’équilibre de leur activité ». Cette cranioscopie – comme toutes les autres – ne dispensait pas d’une référence explicative plus large et, partant, un peu plus floue. En l’occurrence, Bonnelier était persuadé que la « condition du mal » était une « exception » et qu’un « scélérat complet » ne pouvait exister. Aussi Lacenaire lui-même n’était-il pas foncièrement mauvais : le fond de religiosité révélé dès la première cranioscopie prouvait qu’il aurait suffi d’une meilleure éducation pour qu’il évite la voie du crime… Les adversaires de la phrénologie ne manquèrent pas cette trop belle occasion qui leur était donnée de faire leur propre expertise. Lélut rejetta les interprétations phrénologiques dans la Gazette des Tribunaux et la Gazette médicale de Paris s’employa à démontrer à ses lecteurs, mesures à l’appui, que la comparaison des crânes de Lacenaire et de son complice Avril apportait un énième et cinglant démenti au système. Le crâne d’Avril avait en effet une circonférence horizontale de 22 pouces contre 20 pouces et 9 lignes seulement pour Lacenaire. L’angle facial même d’Avril est plus ouvert (71°) que celui de Lacenaire, qui n’atteint qu’un ridicule 67°. C’est, suivant la hiérarchie de Camper, moins qu’un Kalmouck ou qu’un « Nègre ». Fort de ces différences, à l’avantage d’un médiocre complice dont les capacités crâniennes dépassaient numériquement celles de Napoléon, le périodique de Jules Guérin commente : Nous voulons constater seulement que Lacenaire, voleur, athée, sans pitié, sans remords, monstre d’immoralité par tempérament et par système, porte sur son crâne les signes distinctifs d’un homme violent mais probe, d’un cœur passionné mais bienveillant, d’un caractère ferme, mais juste et religieux. Les phrénologistes noteront les organes favorables au système, et ils
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en trouveront quelques-uns, entre autres l’idéalité et la destructivité. Mais la présence de ceux que nous citons, et l’absence de quelques-uns qui devraient y être, infirment de plein droit toutes leurs conclusions. Ici, en effet, les faits négatifs sont tout, et les autres rien. Chez Avril, les penchants sanguinaires, ceux du vol et de la ruse sont inappréciables ; en revanche, ceux de la bonté, de la théosophie, de la justice, sont d’une dimension peu commune, et à tel point qu’ils dominent tous les autres. Une telle tête ferait honneur à un saint ; elle était pourtant sur les épaules d’Avril 1.
Fossati rectifie pour le camp phrénologique : le crâne de Lacenaire confirme bien sa vie. À moins que ce ne soit l’inverse. En tout cas, la Gazette médicale s’est une nouvelle fois fourvoyée car ce qui compte, ce ne sont pas les chiffres mais l’appréciation du développement relatif des organes entre eux. Or, sur le crâne de Lacenaire, les organes les plus développés sont la « sécrétivité » (ruse), la « destructivité » (meurtre) et l’« acquisitivité » (vol) tandis que les plus déprimés sont la « philogéniture » (paternité, amour des enfants), l’« affectionivité » (attachement) et la « combativité » (courage). Les sentiments les plus prononcés sont l’estime de soi et la fermeté, les moins présents sont la circonspection, l’« approbativité » (désir d’approbation), la vénération (religion) et la « conscienciosité » (justice) 2. Comme pour Napoléon, la polémique sur Lacenaire ne repose sur aucun critère consensuel permettant de trouver une issue. Objets de convoitises et enjeux d’interprétations, les pièces craniologiques accèdent ainsi, au fil des controverses, au statut que des reliques peuvent avoir dans une communauté religieuse. Les croyants eux-mêmes sont loin d’être toujours d’accord sur la présence des signes. On se dispute les crânes, leur authenticité et leur valeur symbolique. Cette passion singulière – qui survivra à la phrénologie – est contemporaine d’une médecine 1 2
« Un mot de phrénologie à propos de Lacenaire et d’Avril », Gazette médicale de Paris, n° 5, 1836, p. 69. Procès complet de Lacenaire et de ses complices, Paris, Bureau de l’observateur des tribunaux, 1836, p. 166.
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qui a violé le tabou de la mort par l’ouverture systématique des cadavres. S’agit-il de domestication, de refoulement, d’exorcisme ? Certains croient alors que la mort peut être vaincue. Pendant que Dumoutier fait ses masques de plâtre, le docteur Hopp concocte une formule permettant de conserver intacts les fœtus et les membres des cadavres, pour différer les dissections ; et le chimiste J.-N. Gannal (1791‑1852) fait breveter un procédé pour embaumer les dépouilles mortelles. Ce dernier prouve même la supériorité de sa technique en exhumant des cadavres humains devant témoins, plusieurs mois après leur enfouissement. F. Broussais sera embaumé par Gannal… L’atelier Flosi, dans le passage Colbert du Palais-Royal, propose dans ces mêmes années de mouler les visages pour conserver l’empreinte des êtres aimés. Il a grand succès parmi les gens du monde 1. Il existe en fait, en cette première moitié du xixe siècle, une curiosité et une fascination pour le morbide que l’on a du mal à concevoir en notre époque où la mort s’est « ensauvagée 2 ». Pour s’immerger dans cet imaginaire perdu, il faut visiter l’un de ces lieux d’expositions – galerie d’anatomie comparée ou musée phrénologique, où l’on engrange des moissons de pièces en cires, de bustes, de crânes et de moulages de cerveaux. Entrons par exemple dans le cabinet d’anatomie comparée du Jardin des Plantes, érigé sur l’emplacement de l’ancienne régie des fiacres, dans l’actuelle rue Cuvier. Le rez-de-chaussée abrite dès 1806 quelques pièces choisies par Cuvier et le conservateur Laurillard. En 1837, le cabinet a bien évolué : il est composé de douze salles. Dans la seconde pièce du rez-de-chaussée, on peut admirer le squelette de Soleyman el-Halabi (1777‑1800), assassin de Kléber, l’ossature du nain « bébé » qui a été au service du roi Stanislas de Pologne, le squelette de Saartjie Baartmann, la célèbre Vénus 1 Sur Gannal et l’embaumement de F. Broussais, Gazette des hôpitaux, 1838, p. 199, p. 326 ; 1839, p. 2. La réclame pour l’atelier Flosi revient souvent dans la même revue. 2 Expression de Philippe Ariès. Sur le lent processus de refoulement de l’imaginaire sanglant à Paris, voir A. Corbin, « Le sang de Paris », Le Temps, le désir et l’horreur, Paris, Champs-Flammarion, 1998, p. 215‑225.
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Hottentote, disséquée par Cuvier en 1815, une collection de fœtus, des modelages en cire et plusieurs cas de déformations osseuses 1. En montant au premier étage, on accède à la dixième pièce, celle des monstres et des fœtus. Vient ensuite la salle consacrée à la collection Gall. Elle a été ouverte par Henri de Blainville (1777‑1850), le successeur de Cuvier au Muséum. Son organisation suit la classification phrénologique. Ici, les crânes porteurs d’un fort penchant à l’amour physique, un peu plus loin les crânes de voleurs : c’est cette pièce qui a de loin le plus de succès auprès des visiteurs 2… La collection prospère encore quelques années grâce aux dons des pièces accumulées par l’abbé Frère et aux moulages de James Deville, médecin correspondant de la Société phrénologique de Paris à Londres. Alphonse Esquiros livre ses impressions de visite dans les années 1840 : Se promener dans le cabinet du docteur Gall, c’est passer en revue une partie de l’histoire de ces dernières années, écrite en caractères indélébiles sur le crâne des hommes qui en ont composé les principaux événements. Une telle collection sera précieuse pour l’avenir. Nos descendants ne verront pas sans intérêt ces débris humains, immortalisés dans la mort. Gall a pris vis-à-vis des personnages de son temps moulés en plâtre le même soin qu’a pris la nature vis-à-vis des animaux antédiluviens, en conservant leur empreinte durcie sur la glaise molle. Quelque Cuvier à venir pourra, à l’aide de ces fossiles historiques, reconstruire l’image vivante de notre société, avec ses monstres et ses prodiges, ses révolutions et ses cataclysmes 3.
L’éminent visiteur mise plus lucidement sur l’avenir de la collection que sur le présent de la théorie. De fait, les enrichissements successifs de la série craniologique du Muséum d’histoire 1
C. Blanckaert (dir.), La Vénus hottentote : entre Barnum et Muséum, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2013. 2 C’est ce qu’affirment du moins Céran Lemmonier et Louis Rousseau dans leurs Promenades au Jardin des Plantes, Paris, J.-B. Baillière, 1837. C’est à la salle de phrénologie qu’ils consacrent la plus longue description (p. 100‑136). 3 A. Esquiros, « Le cabinet du docteur Gall », Revue de Paris, nouvelle série, t. 16, 1843, p. 48‑49.
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naturelle de Paris sont tels que cette collection compte, en 1857, 1 264 pièces et 117 moulages en plâtre ou en cire, soit 1 381 pièces au total. À l’époque, seule la collection rassemblée au musée de Philadelphie par Samuel Morton (1798‑1851) peut rivaliser (1 035 pièces) 1. Avec ces stocks, tout est prêt, matériellement, pour que l’anthropologie physique prenne son essor 2. Mises à part quelques donations ponctuelles (Vidocq lègue son crâne à Appert, Dumont d’Urville fait de même avec Dumoutier, etc.), il est bien difficile de reconstituer les règles de ce commerce des crânes qui est, pour l’essentiel, illicite, allant du délit de prélèvement d’organes sur cadavres à celui de profanation de sépultures. Sous la monarchie de Juillet, l’industrie est florissante et les confesseurs plâtriers se tiennent à l’affût de tout moribond s’étant distingué par quelque faculté ou talent particulier : « La tête de tout grand homme est retenue d’avance par les successeurs de Gall 3. » Les sympathisants de la doctrine se comptent logiquement parmi les premiers volontaires, même si ce n’est qu’aux derniers moments de leur vie. D’autres agissent pour le bien de la science. Sentant son maître à l’agonie, le secrétaire du général Lamarque par exemple, avertit d’urgence Dumoutier pour qu’il procède à une extrême-onction de plâtre 4. Le soir du 5 juin 1832, alors qu’une insurrection gronde dans les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Denis et Saint-Martin, le cortège républicain accompagnant l’auguste général est loin d’imaginer qu’il rend hommage à une dépouille acéphale. Car le moulage une fois de plus n’a pas suffi, on a prélevé le crâne, et la tête sanguinolente du général a été expédiée illico par fiacre au 3 du 1 Si Morton partage avec les phrénologistes le principe des localisations fonctionnelles et s’il accueille un long essai de G. Combe dans son Crania americana (1839), il n’applique pas lui-même la carte phrénologique à ses études craniologiques. Cf. William Stanton, The Leopard’s Spots. Scientific Attitudes toward Race in America. 1815‑1849, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1969 (1960), p. 35‑39. 2 Chiffres donnés par Ernest-Théodore Hamy, « La collection anthropologique du Muséum national d’histoire naturelle », L’Anthropologie, vol. 18, 1907, p. 271. 3 A. Esquiros, « Le cabinet du docteur Gall », art. cité, 1843, p. 49. 4 Lettre manuscrite du secrétaire à Dumoutier. Archive privée (C. Briot).
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quai d’Orsay, où se tient une séance de la Société phrénologique. À fin d’analyse. On constate ce soir-là que le défunt général a un organe de la « défensivité » très puissant. C’est cette faculté qui lui avait donné tant d’audace et de courage de son vivant 1. Quel que soit l’intérêt scientifique de ces manœuvres, les sacrements à prise rapide et la subtilisation des crânes originaux ne sont pas au goût de tous les phrénologistes et Appert exprimera nettement sa répulsion envers ce nouveau service mortuaire : J’ai eu de la peine à contenir ma désapprobation sur cette profanation des restes du populaire député. Je pense qu’on pourrait se borner à faire mouler en plâtre la tête des hommes célèbres pour conserver l’exacte forme cérébrale. Il n’est pas convenable de mettre dans une collection phrénologique, d’exposer ainsi des restes humains, il y a quelque chose qui blesse, si ce n’est le respect dû aux morts, c’est au moins le souvenir et l’attachement de leurs familles. Ce qui est plus mal encore, c’est la substitution d’une autre tête dans le cercueil, car on détruit ainsi toute la poésie qui s’attache au mausolée, aux regrets, au désir d’honorer la personne qui nous fut chère pendant sa vie 2.
Ces objections sentimentalistes n’endiguent pourtant pas les flots de plâtre déferlant sur les trépassés. Le préfet de police Delessert est même contraint de prendre des mesures conservatrices pour rassurer une population qui craint les enterrements vivants et l’utilisation précipitée des dépouilles mortelles. L’ordonnance préfectorale du 6 septembre 1839 défend ainsi « de procéder au moulage, à l’autopsie, à l’embaumement ou à la momification des cadavres avant qu’il ne se soit écoulé un délai de vingt-quatre heures depuis la déclaration du décès ». La disposition ne freine pourtant pas l’ardeur des phrénologistes qui continuent d’alimenter leur fascinant musée. La galerie de Dumoutier est devenue l’exposition permanente du spectacle 1 G. Fossati, Manuel de phrénologie, op. cit., 1845, p. 266. 2 B. Appert, Dix ans à la cour du roi Louis-Philippe…, op. cit., vol. 3, 1846, p. 187. Appert ajoutait que ce genre de substitutions était fréquent pour les hommes illustres mais que plus d’une fois « un médecin […] a dû sur les vives exigences des parents, se contenter d’en prendre le moule ».
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proposé aux séances annuelles. Le public peut y contempler les bustes de l’aéronaute Jean-Pierre Blanchard, ceux des conspirateurs Cadoudal et César Faucher, de Haydn, de l’abbé Grégoire, de l’artiste pâtissier Chapotel, de Ducornet, peintre sans bras, de Théroigne de Méricourt, de la meurtrière la Bouhours, du voleur Valotte, d’Arnaud de Fabre, notaire bagnard, de Pora, sculpteur somnambule… Il y a aussi le crâne du marquis de Sade, l’endocrâne du compositeur, poète et improvisateur Sestini, le masque de Charles XII de Suède et la calotte crânienne de l’assassin Reveillon. Outre les pièces vedettes que sont le masque de Napoléon et le crâne controversé de Lacenaire, on y dénombre dès 1837 plus de six cents moulages de têtes, trois cents crânes, deux cents cerveaux moulés, des têtes de momie, des crânes de races et des têtes d’animaux des quatre classes de vertébrés 1. Le musée suscite l’admiration des étrangers, qui écrivent pour obtenir des reproductions 2. Pour qui souhaite s’initier à l’organologie, le maître des lieux prodigue ses conseils. Voulez-vous connaître l’organe de la ruse, de la finesse et du savoir-faire qui, trop développé, devient propension à la dissimulation et à l’intrigue ? Il vous explique qu’il s’agit de la « sécrétivité », et que cette faculté est visible sur les têtes des plus grandes actrices du moment (Mlle Rachel, Marie Dorval) ainsi que sur celles de Fouché et de Talleyrand, dont la dépouille mortelle a été préparée par Place et Florens, deux phrénologistes 3. Voulezvous plutôt savoir ce que provoque un fort développement de l’organe d’alimentation ? Il vous cite Henrion de Pansey, dont les fastes gastronomiques étaient célèbres, il vous montre le buste de Mirabeau et celui de Brillat-Savarin. Vous cherchez à localiser 1 2
Cf. La Phrénologie, n° 22, 1837, p. 4. Par exemple, lettre du 5 juin 1836 d’un certain Barthelemy, de New York, qui veut acheter une reproduction du moulage de Fieschi et de ses victimes. Archive privée (C. Briot). 3 Jean Florens et Charles Place, Mémoire sur M. de Talleyrand, sa vie politique et sa vie intime, suivi de la relation authentique de ses derniers momens et d’une appréciation phrénologique sur le crâne de ce personnage, Paris, au bureau de la Gazette des familles, 1838.
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l’organe de la poétique ? Il se trouve sur les deux côtés de la tête, « au-dessus des tempes, près de la ligne du bord inférieur du sillon temporal de l’os frontal, entre les organes du merveilleux, de la musique et de la propriété, au-dessus de la construction et de la tactilité 1 ». Le Tasse, Shakespeare, Milton, Schiller, Sestini, Michel-Ange et Victor Hugo possèdent cet organe, tandis qu’il est déprimé chez Locke, Hume, Flourens et les indigènes de la Nouvelle-Hollande… Tout ici est science, et il n’y a pas de tabou. Est-ce l’organe cérébral de l’amour physique qui vous a attiré au musée ? Un phrénologiste n’hésitera pas alors à exhiber devant vous le gros cervelet d’Eva Cattel, la tireuse de carte qui entretint deux amants jusqu’à un âge avancé ; il vous présentera aussi les bustes de François Ier, de Buffon, de Mirabeau et… de Gall. Autant de pièces à comparer avec le cervelet de l’abbé Lacloture, fort apprécié à la cour de Vienne pour sa galanterie, mais bien connu pour n’avoir jamais été « dangereux » pour les femmes 2. Même l’esprit moqueur a son organe. Pour la « causticité » et l’« esprit de saillie », voyez Rabelais, Cervantès, Racine et surtout Voltaire. Parmi les contemporains, les phrénologistes peuvent citer Stendhal, qui a souvent plaisanté devant Fossati de son ventre rond et de son petit nez retroussé 3. À l’inverse, cette faculté manque chez Victor Cousin… Si le sacristain des lieux prend volontiers la parole, la nature et la quantité des pièces entreposées incitent plutôt ses visiteurs au recueillement. En ce mausolée du savoir, la déambulation s’exécute en silence. Moulés le plus souvent sur les visages émaciés de dépouilles mortelles, ces masques aux figures éburnées composent une pantomime figée, un hymne funèbre à la connaissance de l’homme. La phrénologie est une science lugubre.
1 G. Fossati, Manuel de phrénologie, op. cit., 1845, p. 379. 2 Ibid., p. 236. 3 Ibid., p. 385.
IV Aventures
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a phrénologie connaît son heure de gloire dans les années trente. En Grande-Bretagne, elle se développe grâce aux efforts de Spurzheim et des frères Andrew (1797‑1847) et George Combe (1788‑1858) 1. George publie en 1828 un ouvrage de vulgarisation réfutant les accusations de matérialisme et démontrant que la physiologie du cerveau est en accord avec la théologie naturelle. Ce livre devient au fil de ses rééditions le bréviaire de tous les apprentis phrénologistes. Plus de 70 000 exemplaires sont vendus dans les douze premières années, attestant ainsi de la diffusion de la doctrine dans toutes les classes de la société victorienne. En 1860, les ventes culminent à 100 000 exemplaires. C’est deux fois plus que
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Il existe une importante bibliographie sur l’extension de la phrénologie dans le domaine anglo-saxon. Pour l’Amérique, John D. Dunn Davies, Phrenology : Fad and Science : a 19th-century American Crusade, New Haven, Yale University Press, 1955. Sur le Royaume-Uni, David De Giustino, Conquest of Mind : Phrenology and Victorian Social Thought, Londres, Croom Helm, 1975 ; Steven Shapin, « Phrenological knowledge and the social structure of early nineteenth-century Edinburgh », Annals of Science, vol. 32, 1975, p. 219‑243. Geoffrey N. Cantor, « The Edinburgh phrenology debate : 1803‑1828 », Annals of Science, vol. 32, 1975, p. 195‑218 et 247‑256 ; et les travaux de Roger Cooter, parmi lesquels « Phrenology and British Alienists ca. 1825‑1845 », in A. Scull (éd.), Madhouses, Mad-Doctors, and Madness, Philadelphie, 1981 (publié également en 1976 dans Medical History, vol. 20, p. 1‑21 et 135‑151) ; The Cultural Meaning of a Popular Science. Phrenology and the Organization of Consent in Nineteenth-Century Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 1985 ; Phrenology in the British Isles : An Annotated Historical Biobibliography and Index, Londres, The Scarecrow Press, 1989 ; ainsi que John van Wyhe, Phrenology and the Origins of Victorian Scientific Naturalism, Farnham, Ashgate, 2004.
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le fameux De l’origine des espèces, de Charles Darwin 1. Si cette synthèse séduit largement le public anglo-saxon, elle ne convainc pas l’Église évangélique d’Écosse, qui a condamné officiellement la doctrine au début des années 1830. La vulgate combienne provoqua également un schisme de l’importante Société phrénologique de Londres en 1843 2. Une trentaine de sociétés phrénologiques ont pourtant vu le jour dans tout le Royaume-Uni, ce qui est nettement plus qu’en France, bien que les termes de la controverse sur les applications sociales de la phrénologie soient à peu près les mêmes outre-Manche 3. La doctrine suscite en particulier l’intérêt de socialistes oweniens, comme Charles Bray (1811‑1884), ami de Mary Ann Evans, plus connue sous le pseudonyme de George Eliot (1819‑1880). Elle trouve également des partisans en Scandinavie, en Espagne, en Allemagne et aux États-Unis, mais avec un décalage dans le temps. Même la très catholique province du Québec prend connaissance de la doctrine de Gall en 1836, à l’occasion d’une série de conférences données par le docteur Barber. Le Parlement de la ville de Québec lui réserve d’ailleurs le meilleur accueil, en lui prêtant des locaux pour ses démonstrations 4. Si la phrénologie reste marginale dans la médecine nord-américaine, malgré les efforts de Charles Caldwell, elle se trouve liée à la pratique florissante de l’hypnose, particulièrement dans les villes des États de l’Est et du centre du pays. Le révérend méthodiste abolitionniste Sunderland La Roy (1802‑1885) y prêcha la découverte du phréno-magnétisme 5. Un 1 George Combe, Essay on the Constitution of Man and Its Relation to External Object, Édimbourg, 1828. Charles Darwin ne publie De l’origine des espèces qu’en 1859. La comparaison est donc établie sur une durée équivalente à celle de Combe, soit de 1859 à 1900. Cf. R. J. Cooter, « Phrenology : the provocation of progress », History of Science, vol. 14, 1976, note 24, p. 232. 2 G. N. Cantor, « The Edinburgh Phrenology Debate : 1803‑1828 », art. cité, 1975, p. 204. 3 Note manuscrite sur la phrénologie du docteur Bailly, remise à M. le ministre de l’Instruction publique, le 27 septembre 1833. Archives nationales, série F 17, carton n° 3038. 4 Ces conférences ont été publiées par Le Canadien, puis réunis dans un livre (Cf. compte rendu dans La Phrénologie, n° 5, 1837). 5 J. D. Davies, Phrenology : Fad and Science…, op. cit., 1955, p. 129‑130.
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bon magnétiseur phrénologiste est alors capable de susciter chez son patient les comportements et les expressions d’un organe particulier par sa seule excitation. C’est probablement aux ÉtatsUnis que les applications de la doctrine sont les plus variées, allant des conférences et des cranioscopies proposées par des phrénologistes ambulants au concept de la maison octogonale d’Orson Fowler (1809‑1887) 1. Le même Orson fonde d’ailleurs avec son frère Lorenzo Fowler (1811‑1896) un cabinet de consultation à New York, et des succursales à Boston et à Philadelphie. On vient en ces lieux pour prendre conseil dans l’éducation des enfants, pour le choix d’un conjoint avant un mariage ou pour une orientation professionnelle. De nombreuses firmes consultent également le cabinet phrénologique pour décider d’un recrutement. À New York, la maison mère Fowlers puis Fowlers and Wells est si prospère qu’elle déménage de Broadway à Manhattan, pour suivre le centre des affaires 2. L’enseignement de la doctrine est assuré jusqu’au début du xxe siècle par un Institut américain de phrénologie proposant des cours et un diplôme. C’est encore aux États-Unis que la phrénologie connaît le plus de déclinaisons théoriques. Au milieu du siècle, Joseph Rodes Buchanan (1814‑1899) conteste la priorité de la découverte du révérend La Roy et fusionne magnétisme et phrénologie en une science personnelle qu’il désigne sous le terme de « neurologie » puis de « sarcognomie ». Dans le même temps, Stanley Grimes (1807‑1903) se démarque de Buchanan en inventant l’« éthérologie », la « phréno-géologie » et la « géonomie », tandis que Joachim D. L. Zender tente d’imposer son « andronomie », synonyme de « magnéto-physiognomico-craniologie » 3. 1
Orson S. Fowler, A Home for All : The Gravel Wall and Octagon Mode of Building, 1851. L’objectif de Fowler est de perfectionner l’architecture domestique. Selon lui, la maison octogonale préserve la santé car la circulation de l’air est meilleure et la luminosité est plus grande. Elle est aussi moins chère qu’une maison carrée ou rectangulaire, car elle fait appel à de nouveaux matériaux (ciment, ferraille) et exige des travées de bois moins longues pour les charpentes. 2 J. Davies, Phrenology : Fad and Science…, op. cit., 1955, p. 173‑174. 3 Ibid., p. 133‑134, p. 192. Les termes originaux sont neurology, sarcognomy, etherology, phreno-geology, geonomy et magneto-physiognomico-craniology.
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Des disciples dissidents Si ces nouvelles sciences ne traversent pas l’Atlantique, la popularité de la phrénologie a suscité en France la création d’une seconde société savante qui a pris le nom de Société anthropologique de Paris. Cette institution née en 1832 est ainsi la première à intégrer le terme d’anthropologie dans sa désignation, plus de vingt ans avant que Broca ne fonde la Société d’anthropologie de Paris en 1859. Bien qu’elle soit acquise à la science de Gall, la Société anthropologique n’a pas les mêmes objectifs que sa sœur aînée, et plutôt que d’affirmer sa dévotion à la mémoire du maître, ses statuts expriment la nécessité « de connaître la nature de l’homme, de propager cette connaissance et d’indiquer les applications salutaires qui peuvent en être faites aux institutions sociales 1 ». La Société anthropologique signifie ainsi son engagement dans la voie tracée par J.-C. Spurzheim, seconde grande figure de la phrénologie 2. L’homme a redoublé d’activité après sa brouille avec Gall. Dès juin 1813, il est revenu à Vienne pour y soutenir son doctorat de médecine. En 1815, il est en Angleterre. Voyageur infatigable, il a sillonné le Royaume-Uni pour prêcher la bonne science, donnant des cours et des conférences à Londres, Bristol, Bath, Dublin, Cork, Liverpool, Édimbourg, etc. Il a été associé en 1817 au Collège royal de médecine de Londres et est revenu en France en juillet. Très présent dans les cercles philanthropiques protestants, il a participé à la création de la Société de morale chrétienne (1821) et du comité des prisons (1822). En plus de ces activités, il a donné un cours de phrénologie jusqu’en 1824 tout en continuant de publier 3. Spurzheim s’est marié la même 1 Pierre Foissac, « La tête de Bichat devant la Société anthropologique ; et les localisations cérébrales », L’Union médicale, 1877, n° 145, p. 869‑873, n° 148, p. 905‑910, n° 149, p. 917‑922, n° 151, p. 941‑947, n° 152, p. 953‑960. 2 Sur Spurzheim et son influence dans le monde anglo-saxon, voir J. van Wyhe, Phrenology and the Origins of Victorian Scientific Naturalism, op. cit., et « Johann Gaspar Spurzheim : The St. Paul of phrenology », Journal of the History of the Neurosciences, 29 (1), « Gall and Phrenology : New Perspectives », 2020, p. 5‑16 3 C. Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie…, op. cit., 1996, vol. 2, p. 1136.
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année avec une Française, et le nouveau couple est reparti à Londres en mars 1825. Le phrénologiste y a repris ses cycles de conférences et de démonstrations de dissection, à l’hôpital Saint-Thomas, à l’hôpital Saint-Barthélemy, etc. Sa théorie étant, d’après George Combe, accueillie beaucoup plus favorablement que lors de son premier voyage, Spurzheim décide de se fixer définitivement en Angleterre. Le vice-chancelier de l’université de Cambridge lui a accordé une salle pour qu’il dispense des cours libres. Le public afflue à ses conférences et, en avril 1827, Spurzheim fait une démonstration à l’Institut de Londres devant 700 personnes. Sachant Gall à l’agonie, il a traversé une nouvelle fois la Manche afin de se réconcilier avec son ancien maître. L’engouement du public anglais pour la théorie phrénologique n’était pas partagé par tous les scientifiques de l’époque. Le 14 mai 1829 par exemple, Spurzheim a fait une communication sur le cerveau à la Société royale de Londres, mais celle-ci a refusé d’insérer le texte dans son bulletin. Piqué au vif, le phrénologiste l’a édité à ses frais en répondant assez vertement à son critique, Charles Bell. Sa femme décède à la fin de la même année. Elle avait été une précieuse collaboratrice en dessinant la plupart des planches de ses ouvrages. Spurzheim est revenu une dernière fois à Paris au printemps de 1831 pour y donner un cours. La Société phrénologique de Paris venait alors de se former. Élu à l’unanimité membre honoraire de cette société le 26 juillet, il en a démissionné le 14 février 1832, à la suite de son engagement dans la concurrente Société anthropologique de Paris. Peu de temps après, il embarquait à Caen pour les États-Unis, qu’il atteint le 20 juin 1832. Cette nouvelle tournée fut son ultime succès, interrompu par son décès, à Boston, le 10 novembre 1832 1. 1
Pour la biographie de Spurzheim, voir Nahum Capen in J.-G. Spurzheim, Phrenology, in Connexion with the Study of Physiognomy, (to which is prefixed a biography of the author), Boston, Marsh, Capen & Lyon, 1833, p. 9‑168 et Hippolyte Bruyères, qui est son beau-fils et donne une notice biographique bien informée, in H. Bruyères, La Phrénologie, le geste et la physionomie démontrés par 120 portraits, sujets et compositions, 1847, p. 498‑513. Voir également
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Les raisons théoriques des divergences entre Gall et Spurzheim n’ont jamais été exposées et tranchées de façon explicite par des disciples qui refusaient de choisir entre les deux maîtres, à leurs yeux également valeureux. Cette stratégie d’apaisement n’était pas sans ambiguïtés car la plupart des phrénologistes français ont pris Gall pour éponyme de leur science alors que son contenu devait beaucoup plus à Spurzheim. Leurs physiologies n’étaient pas, certes, totalement incompatibles. Mais les thèses de Spurzheim proposaient de sérieuses inflexions. Il y avait d’abord une nouvelle nomenclature – progrès décisif pour certains – désignant toutes les facultés par des néologismes (amativité, philogéniture, sécrétivité, religiosité, destructivité, etc.). Il y avait ensuite une nouvelle cartographie du crâne, classant les aires cérébrales en 35 organes. Il y avait enfin divergence sur la question – accessoire d’abord mais très vite prépondérante – des applications sociales de la phrénologie. C’est sur ce point que Spurzheim a manifesté dès 1821 son originalité dans un livre intitulé View of the Elementary Principles of Education, Founded on the Study of the Nature of Man. Traduit en français dès l’année suivante, cet ouvrage soutient l’existence d’une grande latitude d’action quant à l’éducabilité des individus. L’assertion tranche évidemment avec les réserves manifestées par Gall. Il est symbolique à cet égard que le dernier cours donné par Spurzheim en France se soit déroulé au 12 de la rue Taranne, dans les locaux de la toute récente Société pour les méthodes d’éducation présidée par le comte de Lasteyrie, affilié lui-même aux deux sociétés phrénologiques : l’ultime public français du phrénologiste ne fut pas ainsi composé d’élèves en médecine ou de praticiens confirmés, mais d’instituteurs et de spécialistes en éducation. Parmi les membres actifs de la Société anthropologique se compte le naturaliste anglo-jamaïcain William Edwards et quelques adhérents de la première Société phrénologique comme James Jackson, « Notice sur la maladie et la mort du docteur Spurzheim », Journal universel et hebdomadaire de médecine et de chirurgie pratique, vol. 9, 1832, p. 451‑454.
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Pierre Foissac (qui en est le secrétaire), David d’Angers, Las Cases, Roberton, le comte de Lasteyrie et David Richard. Cette société est beaucoup moins orientée vers la médecine que son aînée. Ce qu’elle veut promouvoir, c’est une politique phrénologique, comme l’atteste la présence d’adhérents fondateurs comme le saint-simonien Las Cases, le libéral de Lasteyrie et celle, moins attendue, de Louis de Potter (1786‑1859), qui a été chef du gouvernement provisoire de 1830 en Belgique et rédacteur du décret d’indépendance. En dépit de ces ralliements prestigieux, la Société anthropologique ne dépassa pas le cap d’une brève année d’existence. L’une de ses séances fut consacrée à la discussion des « lois de l’hérédité organique », thème qui hantera toute l’anthropologie du siècle. Les phrénologistes estimèrent dans la discussion que la force de l’hérédité était d’autant plus grande que la race était originellement pure et qu’elle se mélangeait moins avec les autres. L’institution disparut peu après dans des conditions qui restent mystérieuses. Pierre Foissac affirma à la fin des années 1870 qu’elle perdit subitement toute crédibilité après l’analyse en aveugle du crâne de Bichat, envoyé justement par Foissac, pour tester la doctrine. Les sociétaires n’auraient pas eu ce jour-là la main très heureuse, et ils auraient pris la vénérable relique pour la caboche d’un vulgaire assassin. Une si navrante méprise aurait calmé l’ardeur militante des adhérents… Plusieurs indices incitent pourtant à douter de cette interprétation, produite par une apostasie tardive et partielle. La date du témoignage d’abord. À la fin des années 1870, époque à laquelle Foissac livre cette explication, la phrénologie n’a plus guère de défenseurs. Elle apparaît si peu scientifique que Broca réagit rapidement au texte de l’ancien phrénologiste pour mettre en doute l’existence même de la première Société anthropologique et rejeter tout rapport avec la Société d’anthropologie qu’il a créée en 1859. Le lieu de publication de Foissac n’est pas neutre : L’Union médicale a alors pour rédacteur en chef Amédée Latour (1805‑1882), autrefois rude adversaire de la doctrine de Broussais et de la phrénologie. Il y a ensuite l’auteur lui-même, beaucoup plus engagé dans le mouvement phrénologique qu’il ne le
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concède en 1877. Foissac a conservé en particulier des responsabilités au Journal de la Société phrénologique de Paris plus d’un an après l’expertise du crâne de Bichat. Ce scénario rétrospectif apparaît enfin peu plausible si on le rapporte aux virulentes polémiques suscitées par la doctrine. Les phrénologistes ont essuyé des démentis et résisté à bien d’autres contre-expertises. Pourquoi le crâne de Bichat aurait-il été plus déterminant qu’un autre ? Il était (et il reste) tentant d’expliquer la chute d’une hypothèse théorique sur ce que des épistémologues appelleront plus tard une « réfutation » ou une « expérience cruciale », mais le consensus sur un tel événement est rarement acquis pour tous en même temps ; et le cas Foissac en est un bon exemple. Le phrénologiste repenti explique en effet qu’il s’était procuré le crâne de Bichat lors d’une entrevue avec le chirurgien Roux, qui l’aurait invité à en faire l’analyse. Ne sachant à qui appartenait ce crâne, Foissac aurait procédé à une cranioscopie rapide, dont il défendait encore les grandes lignes en 1877. « Je signalais d’abord l’organe de la poésie », se souvient-il : « Hé ! hé ! fit observer Roux, il y a là peut-être quelque chose de vrai ; et puis ? » Ce crâne, quoique très extraordinaire, me parut développé dans la région frontale, ainsi que dans les régions temporo-pariétale et occipitale. Roux m’apprit alors que c’était le crâne de Bichat, et entrant dans quelques détails de sa vie privée, il n’admit pas que l’amour physique, ainsi que je le prétendais, fût chez lui une passion dominante ; mais l’opinion de Roux est contraire à celle de Buisson, qui attribuait la mort prématurée de ce grand homme à l’excès de travail, aux veilles prolongées, au séjour presque continuel dans les amphithéâtres et à l’abus des plaisirs 1.
La position ambiguë du phrénologiste repenti se comprend mieux à la lecture de ses ultimes publications. En fait, Foissac n’a signalé l’expertise – réelle ou imaginaire – du crâne de Bichat que pour mieux lever l’hypothèque cranioscopique qui discréditait 1 P. Foissac, « La tête de Bichat devant la Société anthropologique… », art. cité, 1877, p. 946‑947.
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la théorie de Gall aux yeux des savants de la seconde moitié du xixe siècle. La clef de son ambivalence est dans cette profession de foi, parue quatre ans après l’article expliquant l’échec de la Société anthropologique : « Les principes généraux de la phrénologie me paraissent toujours justes et inattaquables ; les applications seules, ou plutôt les localisations sont démenties par un grand nombre de faits 1. » Fausse en particulier, la phrénologie restait vraie dans ses grandes lignes. Que ce soit ou pas la faute à Bichat, la Société anthropologique de Spurzheim périclite rapidement. L’intention ayant présidé à sa création marque aussi les premières fissures dans le mouvement phrénologique français. Malgré de fréquentes allusions à l’œuvre de Gall, la seconde génération d’adeptes utilise dans les faits la phrénologie de Spurzheim, tant dans ses options théoriques (la division du crâne en 35 facultés, au lieu des 27 énoncées par Gall) que dans ses projets politiques (programme d’éducation du peuple, modification des mauvais penchants par un traitement adapté, etc.). En posant que la compréhension du fonctionnement cérébral donne la clef du comportement des hommes, la phrénologie des disciples entend fonder une « physiologie sociale » capable d’organiser une société scientifiquement policée. La doctrine se présente plus que jamais comme une science du gouvernement des hommes pouvant mettre au jour les dispositions particulières de chaque sexe, de chaque âge, de chaque individu. En rester à l’attentisme de Gall, c’était se couper de toutes les revendications que portait le discours réformateur de Spurzheim et – à terme – du groupe social le plus réceptif à ses vues. Gall propose d’adapter la société, Spurzheim affirme qu’elle doit changer, parce qu’elle est « contre nature ». C’est du moins dans cette perspective que les phrénologistes français cultivent leur science, s’intéressant moins au fil du temps à faire de nouvelles découvertes en physiologie qu’à revendiquer son application à la transformation de la société. 1 P. Foissac, Le Matérialisme et le spiritualisme scientifiques ou les localisations cérébrales, Paris, J.-B. Baillière, 1881, p. 85.
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Même le fidèle Fossati explique que la « science de l’éducation » recevra une « lumineuse direction » d’une phrénologie démontrant la nécessaire adaptation de l’enseignement aux dispositions natives des enfants. « Après avoir passé des siècles ne s’occupant que du perfectionnement de la race des chevaux, des moutons et des chiens, écrivait le phrénologiste, on s’occupera peut-être un peu du perfectionnement de la race humaine 1 »… Les disciples de Gall fondent tous leurs espoirs de reconnaissance sociale sur l’éducation des femmes et des enfants, le redressement des criminels et des aliénés. Quelques-uns rêvent de « machines à guérir », d’« orthopédie du cerveau » : l’aliéniste Voisin met en œuvre une « orthophrénie » dans un établissement privé à Issy-les-Moulineaux, Appert fonde en 1841 une colonie agricole et industrielle à Remelfing pour y accueillir les enfants de prisonniers et de condamnés libérés, le docteur Régny imagine un casque redresseur à vis tournantes et Cubi y Soler songe à breveter un « corset céphalique » pour comprimer les penchants vicieux 2. De tels projets sont contemporains de la vague des « stréphocatopédie », « stréphendopédie » et autres « stréphipopodie » raillées par Gustave Flaubert. Le phrénologiste Scoutetten est d’ailleurs spécialiste des opérations du pied-bot. La théorie initiale de Gall concilie pourtant une approche organiciste de la maladie avec une thérapeutique refusant toute intervention physique directe sur le cerveau. La science « matérialiste » des phrénologistes est sous ce rapport bien plus proche du « traitement moral » alors en vigueur chez les aliénistes que de notre neurochirurgie contemporaine. Les tentatives d’opérations sont rares et n’apparaissent jamais comme une panacée. On moque la prétention des phrénologistes à instaurer un nouveau système éducatif. Le dessinateur Rodolphe Töppfer met en scène dès 1837, un docteur Craniose, « Grand Tâteur » ridicule, dont l’action 1 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques…, op. cit., 1869, p. 75. 2 Voisin et Appert n’ont pas recours aux appareils de leurs collègues. Ils misent plutôt sur les techniques de traitement moral et d’éducation physique qui se développent au même moment dans ce qu’on n’appelle pas encore la « psychiatrie ».
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Fig. 11. Le docteur Craniose applique la phrénologie à l’enseignement Source : R. Töppfer, Histoire de M. Crépin, Paris, 1837, planche 58 Crédit : collection Marc Renneville
catastrophique auprès des enfants provoque le renvoi 1. Töppfer juge « bien fou Gall, qui prétend juger du contenu par le contenant, et du goût d’une orange par ses aspérités, d’un onguent par sa boîte 2 ». La charge menée par la technique nouvelle de la littérature en estampes est d’autant plus cuisante que Töppfer réfute la nécessité de faire des études de physiognomonie pour bien représenter des têtes humaines ayant une expression déterminée, si frustre qu’en soit le dessin 3. En réalité, la plupart des 1 Rodolphe Töppfer, Histoire de Mr Crépin, Paris, Imprimerie d’Aubert et Cie, 1837. Réédition au Seuil (1996). 2 R. Töppfer, Nouvelles genevoises, Paris, Jacques-Julien Dubochet, 1845, p. 5. 3 R. Töppfer, Essai de physiognomonie, Genève, autographié chez Schmidt, 1845, non paginé (chapitre cinquième).
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phrénologistes révoquent en doute la possibilité de modifier les individus en intervenant seulement sur les corps, ou alors, quand ils y pensent, ils fantasment. À moins que… Directeur d’une usine de caoutchouc à Clermont-Ferrand, Aristide Barbier publie en 1838 sous le pseudonyme du comte Dalbis une courte nouvelle décrivant une technique efficace de neurochirurgie. Récit véridique ou fiction ? L’auteur ne tranche pas, mais il se présente comme le témoin des découvertes d’un phrénologiste excentrique. Retiré dans un château en ruines, un savant inconnu a réussi l’exploit de dresser les animaux en combinant les progrès de la chimie et de la science du cerveau. Sa découverte n’étant pas tout à fait au point, il ne veut rien divulguer de cette nouvelle technique qu’il appelle la « solênopédie ». Celle-ci consiste à perforer les crânes des animaux suivant la carte des localisations cérébrales puis à introduire dans ces ouvertures des tubes métalliques contenant des solutions chimiques visant à neutraliser ou exciter à volonté l’organe atteint. Avec cette méthode, l’audacieux savant a transformé un ours en servile portier et un loup en chef d’orchestre animalier exécutant, à la demande, la Marseillaise. Une ménagerie complète est ainsi à ses ordres. Malheureusement, les premières expériences menées sur des enfants humains tardent à produire des effets aussi probants : l’homme a décidément une organisation bien complexe 1… Le texte de Barbier est l’anticipation combinée d’une neurochirurgie et d’une neuropharmacologie inconnues de ses contemporains. Son romanesque phrénologiste est-il le Hyde de tous les bons docteurs philanthropes de l’époque ? Un savant fou ? Un pâle épigone du docteur Frankenstein ? Sa solênopédie équivoque est porteuse en tout cas, comme le récit plus connu de Mary Shelley, d’une interrogation sur ce que l’on n’appelle pas la « bioéthique ». Passe encore que l’on perfore les crânes des 1 Comte Dalbis (A. Barbier), Solênopédie ou révélation d’un nouveau système d’éducation phrénologique pour l’homme et les animaux, Paris, Labé, 1838. Voir notre réédition : Comte Dalbis, Solênopédie, suivi de « L’éducation future », Grenoble, J. Millon, 2020.
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animaux, mais les hommes ? A-t‑on le droit de sacrifier quelques individus pour l’hypothétique bien-être du plus grand nombre ? Faut-il persévérer lorsque les premières expériences semblent échouer ? Le comte Dalbis pose les bonnes questions mais refuse d’y répondre. Son témoignage passera inaperçu. Rares sont donc les phrénologistes qui franchissent le Rubicon, passant de la fiction à la réalité expérimentale. Bernard Moulin sera l’exception en proposant sur le tard une technique de reproduction permettant d’engendrer infailliblement des génies. Fruit de vingt années de réflexion et de recherche, sa « phrényogénie » combine phrénologie, science de l’hérédité et progrès des connaissances en électricité. Dans un ouvrage consacré à cette nouvelle science toute pratique, l’inventeur se fait fort de démontrer « comment, au moyen du fluide vital imprégnant tous les nerfs et les échauffant de son effervescence électrique, le mécanisme matériel des facultés intellectuelles du générateur passe dans l’enfant avec le degré de vigueur et d’activité qu’elles ont instantanément au moment de la conception, de façon à produire une photographie complète, exacte 1… ». Au-delà de ces attendus spéculatifs, l’enjeu est d’orienter l’aptitude de la semence à reproduire phrénologiquement l’état moral et intellectuel des procréateurs au moment de la conception. Et pour cela, rien de plus facile : « Par l’activité féconde d’un ordre de pensées choisies, qu’ils [les géniteurs] électrisent avec prévoyance les fibres cérébrales correspondantes, et leur fil, image fidèle d’eux, gravée en ce moment décisif, reproduira mieux que le burin la plantureuse vigueur de leurs organes intellectuels, fussent-ils avant ou après dans la torpeur et la stagnation 2. » La prescription de Moulin est par sa simplicité bien supérieure au procédé alambiqué de Barbier : il suffit de penser très fortement ou mieux encore 1 Bernard Moulin, Phrényogénie, ou données scientifiques modernes pour doter ad initio ses enfants de l’organisation phrénologique du génie et du talent supérieur (bosses intellectogènes de Gall, signes heureux de Lavater), Paris, Dentu, 1868, p. 83. Voir aussi Pierre Thuillier, Le Petit Savant illustré, Paris, Seuil, 1980, p. 41‑45. 2 B. Moulin Phrényogénie, op. cit., 1868, p. 98.
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d’exercer – au moment critique – la faculté que l’on souhaite transmettre, pour qu’elle soit effectivement transmise… Telle personne voulant un musicien doit fredonner un air « pendant le combat amoureux ». Telle autre désirant produire un poète doit s’électriser l’organe correspondant en récitant quelques vers. Et ainsi du reste : pour engendrer un mathématicien, il est bon de s’astreindre à la résolution de problèmes, pour faire un philosophe, on doit propulser son esprit dans les limbes de la métaphysique. Si l’engendrement d’un être avec penchant à l’amour physique ne requérait pas d’habileté particulière pour le commun des mortels, quelques difficultés devaient bien surgir en revanche si l’on souhaitait se distinguer en produisant un peintre talentueux ou un éminent architecte. Enfin, l’auteur donnait la recette, c’était déjà beaucoup, et il revenait à chacun de l’accommoder à son goût. Faisant suite à la « mégalanthropogénésie » de Robert le Jeune, la « phrényogénie » de Moulin aura des résultats discutables (car elle trouvera quelques volontaires). Si elle n’a pas dépassé ce stade expérimental, elle n’en a pas moins marqué la mise en place d’un imaginaire médical eugénique, bien avant que Francis Galton n’invente le terme (en 1883).
Changer les individus ou la société ? S’il ne s’est guère déclaré d’adeptes de la phrényogénie – mais son culte s’est peut-être exercé dans la clandestinité –, de nombreux phrénologistes ont revendiqué avant Bernard Moulin l’application immédiate de leur science au redressement des individus mal-nés. Reprenant à la lettre la volonté de repenser l’économie des peines de Gall, leur programme transpose l’optimisme thérapeutique des aliénistes 1. Les propos tenus par le docteur Beunaiche lors du congrès de l’Institut historique de 1
Marcel Gauchet et Gladys Swain, La Pratique de l’esprit humain, Paris, Gallimard, 1980, p. 41‑51 ; George J. Makari, « Educated insane : a nineteenth-century psychiatric paradigm », Journal of the History of Behavioral Sciences, 29, 1, 1993, p. 8‑21.
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1835 montrent combien l’on était prêt à composer avec l’esprit du maître : Si nous convenons avec Gall, que la perfectibilité morale de l’espèce humaine est confinée dans les limites de son organisation, que ces limites ont été posées invariables par le Créateur, il n’en est pas moins vrai qu’il est impossible de fixer un terme aux connaissances et aux découvertes, et qu’il reste immensément à faire à l’homme pour atteindre les bornes de sa puissance, le summum de sa perfection 1 !
Cet élargissement des perspectives de la phrénologie était l’aboutissement d’interprétations plus ou moins fidèles de la doctrine initiale. La première s’appuyait logiquement sur le principe de l’identité du normal et du pathologique : c’était à la même « bosse » que Gall avait attribué le penchant à accumuler des biens et à voler. Ce n’était qu’une question d’équilibre et d’intensité d’activité de chaque penchant… Cette propriété appliquée à l’étude des déviances s’avéra porteuse d’un relativisme nuisible à l’image de la doctrine. Broussais par exemple, dans son cours du 8 juin 1836 consacré à l’« organe de la destructivité », évoquait le grand développement de cet organe chez les Arabes, dont le public sait « avec quel plaisir ils coupent les têtes ». Relatant ensuite l’histoire d’un Arabe éventrant un Français en « crachant sur ses entrailles », il ajoutait qu’il pourrait « présenter des têtes de généraux où les organes du courage et de la destruction étaient très prononcés » 2. Il y avait là de quoi décontenancer l’auditoire le plus ouvert… C’est en s’appuyant sur le même principe que Félix Voisin pouvait déclarer que « tels et tels infracteurs qui ont porté leur tête sur l’échafaud, ou qui languissent aujourd’hui dans nos bagnes, non seulement eussent respecté l’intérêt social et les lois s’ils avaient eu le bonheur 1 J.-B. Beunaiche de la Corbière, Réponse aux objections faites à la phrénologie, au sein du congrès historique tenu à l’Hôtel-de-Ville de Paris, dans sa séance du 27 novembre 1835, par MM. Sandras, Cerise, Roux et Belfide, Paris, Pihan Delaforest, 1836, p. 28. 2 F. Broussais, Cours de phrénologie, Paris, J.-B. Baillière, 1836, p. 224.
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d’être bien entourés dès leur enfance, mais encore qu’ils auraient pu prendre un rang très distingué parmi leurs contemporains 1 ». Pour Bonnelier, le cas de Lacenaire en était une parfaite illustration. Bravant les attaques et les réticences métaphysiques de leurs adversaires, les médecins phrénologistes accumulent les observations avec le souci du détail et des corps caractéristique de la méthode anatomopathologique. Cette enquête collective s’accompagne pourtant insidieusement d’une seconde distanciation car les nouveaux phrénologistes ont tendance à concilier les données palpables avec des indices physiognomoniques pourtant formellement rejetés par Gall. Ferrus, par exemple, a fait des analyses phrénologiques à Bicêtre avec Spurzheim en complétant son diagnostic par l’examen de la physionomie des aliénés et le docteur Isidore Bourdon publie en 1842 un ouvrage posant la complémentarité des deux approches 2. Bonnelier revendique même ce déplacement : L’agent immédiat du physiologiste, c’est le regard […]. Le regard physiologique soumet à son examen la sculpture de la tête, les lignes du visage, le jeu de la physionomie, la forme du corps, ses allures, son maintien, les mains, les pieds, les habitudes du geste, le choix des vêtements, jusqu’à la manière dont ils sont portés. Après que la perception auriculaire a traduit le caractère des inflexions de la voix, le commencement et la fin d’une individualité sont connus 3.
L’amalgame n’a rien d’étonnant car tous les aliénistes de l’époque cherchent à relier la pathologie mentale à l’expression 1 F. Voisin, « Application de la physiologie du cerveau à l’étude des enfants qui nécessitent une éducation spéciale », Journal de la Société phrénologique de Paris, vol. 1, n° 1, 1832, p. 127. 2 Jean Bouillaud, « Rapport sur le mémoire intitulé : Organisation cérébrale défectueuse de la plupart des criminels », Bulletin de l’académie royale de médecine, vol. 7, 1841‑1842, p. 167 ; voir aussi Hubert Lauvergne, Les Forçats considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel, Paris, J. Millon, 1991 (1841) ; Isidore Bourdon, La Physiognomonie et la phrénologie, Paris, Ch. Gosselon, 1842. 3 H. Bonnelier, Autopsie physiologique de Lacenaire, op. cit., 1836, p. 17.
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faciale. Si la série de « monomanes » de la Salpêtrière peinte par Géricault est restée célèbre, Esquirol lui-même a fait des études suivies sur la physionomie des aliénés et il a commandé dans ce but une série de dessins de ses patients. Au milieu du siècle encore, les aliénistes Joseph Guislain (1797‑1860), Eugène Billod (1818‑1886), Bénédict-Augustin Morel (1809‑1873), Henri Dagonet (1823‑1902) et Armand Laurent tenteront de lire les signes de la folie sur les traits du visage et Henri Legrand du Saulle (1830‑1886) proposera de généraliser la photographie des patients (curables) afin de « fixer la marche des accidents intellectuels 1 ». La phrénologie des disciples de Gall applique donc une théorie dissidente, et ce d’autant plus qu’elle se teinte d’hygiénisme. Le regain du néohippocratisme incite alors les médecins à s’attacher au milieu extérieur, aux conditions d’existence et aux facteurs sociaux pouvant influer sur la production et la diffusion des maladies. Les aliénistes s’y sont montrés particulièrement sensibles en mettant très tôt en cause le rôle de la civilisation et du « progrès » dans la genèse des maladies mentales. Si Gall est resté hermétique au mouvement, ses successeurs se sont chargés de l’incorporer à sa « physiologie de l’esprit ». Les liens entre phrénologie et hygiénisme se sont ainsi multipliés sous la monarchie de Juillet. Il y a parmi les membres de la Société phrénologique des hygiénistes de renom comme Parent-Duchâtelet, Villermé, Londe ou Cadet de Gassicourt, et d’autres un peu oubliés désormais comme Foissac, H. RoyerCollard, Broussais fils, etc. Certains phrénologistes intègrent la gymnastique dans l’arsenal des outils de redressement. Pour ces médecins, la discipline des esprits ne peut être efficace sans une discipline des corps, telle que la pratique alors le très philanthropique colonel Amoros, dans son gymnase militaire et à son établissement civil de la rue Jean-Goujon, aux Champs-Élysées. 1 Henri Legrand du Saulle, « De l’application de la photographie à l’étude des maladies mentales (extrait de la séance du 27 avril 1863) », Annales médicopsychologiques, vol. 2, 1863, p. 258.
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L’un des actes de cette nouvelle alliance phréno-hygiénique est le traité d’hygiène morale publié par Casimir Broussais. Sa préface est un vibrant pro domo pour ce que les médecins désigneront un siècle plus tard sous le terme d’« hygiène mentale » 1. Selon Broussais fils, l’hygiène ne peut se limiter à de vagues recommandations sur les « modificateurs » physiques visant l’amélioration de la partie animale de l’homme. Elle doit s’élever à ce qu’il y a « de plus sublime » en lui : Comment l’Hygiène n’embrasserait-elle pas en même temps l’éducation physique et l’éducation morale, puisque c’est elle, elle seule qui connaît les véritables conditions d’organisation nécessaires à l’exercice des fonctions instinctives, morales et intellectuelles ? Que seraient les principes moraux qui ne tiendraient pas compte de ces conditions d’organisation ? Ils ne produiraient qu’une morale abstraite, bonne pour les méditations du cabinet et non pour la pratique. L’étroite liaison qui existe entre l’hygiène et la morale est tellement évidente, que je ne conçois pas qu’une fois exposée, elle puisse jamais être méconnue 2.
Cette dilatation du champ de l’hygiène doit s’appuyer sur la phrénologie, seule théorie capable de décrire scientifiquement le moral de l’homme. Broussais définit ainsi l’hygiène morale comme une « partie de l’hygiène qui enseigne à l’homme les droits et les devoirs qui lui impose son organisation et qui dérivent de besoins, de penchants, de sentiments naturels et primitifs. Le but de l’hygiène est de diriger les fonctions de l’organisme ; celui de l’hygiène morale est de diriger les fonctions du cerveau en particulier 3 ». Diriger les cerveaux : si nos scientifiques n’en ont pas encore les moyens, ils en rêvent déjà, au nom du bien. Ainsi, l’hygiénisme associé à la phrénologie peut être à la source de toutes 1 C. Broussais, Hygiène morale ou application de la physiologie à la morale et à l’éducation, Paris, J.-B. Baillière, 1837, p. II. Sur la gymnastique, voir Georges Vigarello, Le Corps redressé : histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, J.-P. Delarge, 1978. 2 C. Broussais, Hygiène morale…, op. cit., 1837, p. XVI. 3 Ibid., p. 11.
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les autres sciences de l’homme, même de l’économie politique. Car, pour être fiables, les théories de cette dernière doivent se plier aux exigences de la physiologie. En retour, le phrénologiste suggère assez bien combien sa propre science peut être une précieuse source de légitimation : En effet, si c’est la propriété qui fait la base de votre doctrine, il faut que vous sachiez par suite de quels besoins innés, fondamentaux, l’homme s’attache à la propriété ; si c’est le travail, il vous faut connaître toutes les directions suivant lesquelles peut et doit se développer l’activité humaine ; si ce sont les besoins des populations, il faut que vous soyez convaincu de l’existence de besoins physiologiques et que vous puissiez indiquer les moyens de les réprimer. Dans tous les cas, vous n’établirez rien de stable, si vous ignorez la hiérarchie des différents besoins ; comment tous sont nécessaires, mais comment ceux-ci, aveugles, doivent être dirigés, comment ceux-là, éclairés, doivent guider les premiers sans leur nuire, sans les sacrifier 1.
La physiologie du cerveau justifie selon Broussais la promulgation d’un nouveau droit naturel, ou plutôt naturaliste, garantissant à tous les citoyens l’expression libre et équilibrée de toutes leurs facultés, sans déviation individuelle ni « répression » de la part de la société : « le droit de chaque faculté est de se développer, et de là dérive tout droit ; le devoir de chaque faculté est de respecter le développement des autres, et de là dérive tout devoir ». Broussais exprime ainsi au détour de ce traité d’hygiène une philosophie sociale très proche de ses amis saint-simoniens et autres fouriéristes. Comme eux, d’ailleurs, il avance des solutions pour canaliser l’exercice des facultés intellectuelles des individus dans des formes socialement acceptables. Parvenu à ce constat d’harmonisation nécessaire des tensions contradictoires des individus, le phrénologiste trouve son idéal d’éducation dans les sociétés de tempérance américaines et anglaises dont les pendants français seraient l’Institut de la morale universelle, où l’on moralise l’homme « en lui parlant 1
Ibid., p. XIX-XX.
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de ce qu’il comprend », et la Société de morale universelle fondée par la princesse indienne Alina d’Eldir et qu’elle dirigea jusqu’à son décès, en 1851 1. Venant d’un phrénologiste, cette seconde référence est plus incongrue puisque la sultane déchue et exilée en France réserva son action à un public d’initiés triés sur le volet en délivrant des brevets de « chevalier de l’ordre asiatique de la morale universelle 2 ». Qu’importe, sa pensée œcuménique fut appréciée dans les cercles de magnétiseurs 3. Le plus urgent en France est pourtant d’enseigner massivement au peuple, continue Broussais fils, les « effets physiques de l’ivrognerie et de la gourmandise » : C’est en lui faisant comprendre, que lorsque sa volonté est dominée par un besoin, ce n’est plus lui qui est le maître ; que si l’homme croit faire ce qu’il veut, il se trompe, qu’il fait ce que veut sa sensualité ; qu’il est esclave, qu’il veut l’être, qu’il se soumet volontairement à un tyran, et qu’en aliénant sa volonté, il s’ôte le pouvoir d’améliorer sa position et de contribuer à son bonheur autant qu’il est en lui 4.
Si les phrénologistes n’ont pas pris une part active à cette « moralisation du peuple », ils ont distribué çà et là des satisfecit. Pour François Broussais, les conférences publiques du colonel Raucourt indiquent la marche à suivre 5. Ingénieur des ponts et chaussées et saint-simonien proche du père Enfantin, cet ancien polytechnicien offre des cours aux ouvriers dont le bénéfice moral est, selon Broussais père, reconnu par tous les auditeurs réguliers : 1
Comte de Marsy, « L’ordre asiatique de morale universelle », Revue belge de numismatique, 1884, p. 263‑274. 2 Amédée Achard, « Un nouvel ordre de chevalerie en France », L’Argus des théâtres, 26 décembre 1850, p. 1‑2. 3 Sur Alina d’Eldir, voir l’étude que lui consacre Irigna Podgorny, Charlatanería y cultura científica en el siglo XIX : vidas paralelas, Madrid, Catarata, 2015, p. 15‑37. 4 C. Broussais, Hygiène morale ou application…, op. cit., 1837, p. 73‑74. 5 Antoine Raucourt, Manuel d’éducation positive indispensable à tout le monde. Abrégé du cours, Paris, Carilian-Goeuvry, 1833.
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Les élèves […] déclarent que, depuis le moment où ils ont entendu les leçons de ce véritable ami du peuple, ils ont éprouvé un changement extraordinaire dans leur manière de voir, au point que, forts à plaindre et très mécontents de leur sort, ils sont parvenus, sans que rien soit changé à leur position matérielle, à se trouver aussi calmes, aussi satisfaits, qu’ils avaient été agités et malheureux 1.
La dialectique de Raucourt n’est pas celle de l’émancipation du prolétariat. L’hygiène morale conduit pourtant les disciples de Gall à invoquer des facteurs sociaux comme causes complémentaires, voire principales, des comportements déviants. Casimir Broussais se limite rarement à une causalité unilatérale et lorsqu’il traite dans son cours d’hygiène de l’organe de la « destructivité », il s’appuie sur les publications du statisticien André-Michel Guerry (1802‑1866) pour avancer que la criminalité varie en fonction de la chaleur, de la richesse, etc. 2. La pauvreté, les conditions de vie et de travail, de nourriture, l’instruction sectaire, l’opulence oisive et l’inégale répartition du progrès et du « bonheur » sont ainsi susceptibles d’exciter les penchants au vol ou au meurtre. Si les phrénologistes dédaignent généralement l’approche statistique mise en œuvre par leurs contemporains (Ducpétiaux, Quetelet ou Guerry), ils se rangent de plus en plus à l’idée que, dans les basses classes de la société, les hommes vivent dans un milieu si délétère que leurs facultés supérieures s’en trouvent atrophiées, tandis que les penchants animaux y sont constamment sollicités. Il ne faut pas s’étonner dès lors d’y voir pulluler le vice et le crime. Cette attention à l’environnement social impliquait donc l’étude des individus mais aussi, ce qui était nouveau, la confrontation des systèmes sociaux. Qu’en était-il des hommes vivant dans d’autres contrées ? Leurs 1
Extrait d’une déclaration des élèves qui ont suivi le cours de philosophie positive de Raucourt en 1832. Cité par F. Broussais, Société phrénologique de Paris. Communication faite à la Société dans sa séance du 25 janvier 1837 sur la méthode d’enseignement que suit M. Le colonel Raucourt…, Paris, Dezauche, s.d., p. 5. 2 C. Broussais, Hygiène morale…, op. cit., 1837, p. 98‑99.
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crânes confirmaient-ils cette étroite relation entre les mœurs et l’organisation cérébrale ? Pour répondre à ces questions, il aurait fallu monter une expédition scientifique. Un rêve hors de portée d’une société savante privée, si puissante soit-elle. La conversion imprévue d’un grand marin allait débloquer la situation.
Un phrénologiste dans les mers du Sud Fort d’une expérience acquise au cours de plusieurs circumnavigations, Jules Dumont d’Urville conçoit en 1836 un projet d’expédition scientifique pour explorer le détroit de Torrès et recenser précisément les archipels d’Océanie et les îles Salomon 1. Louis-Philippe accepte le projet, en y ajoutant la nécessité de s’approcher le plus possible du pôle Sud, pour découvrir un éventuel sixième continent. Assuré du soutien du roi, Dumont d’Urville donne ses recommandations pour l’équipement de navires devant affronter la banquise. Son choix se porte sur L’Astrolabe et La Zélée, deux anciennes gabares-écuries lancées en 1812. Armée de dix caronades de calibre 18, L’Astrolabe a déjà servi lors de la campagne de Morée ainsi qu’en Algérie. Dumont d’Urville connaît bien ce bâtiment, pour l’avoir commandé lors d’une précédente expédition. La Zélée est bâtie sur le même modèle mais un peu moins lourde, 380 tonneaux contre 477, elle est aussi plus rapide. Ces navires peuvent emporter chacun un équipage de soixante à quatre-vingts hommes. Leur coque évasée et leur large pont d’un seul niveau en font des bâtiments stables mais lents, dépassant rarement les neuf nœuds à une allure de grand largue. Ils entrent à l’arsenal de Toulon en mars 1837 pour être refondus : leur coque est doublée d’un vaigrage étanché par deux calfatages et les parois sont épontillées. La stabilité du mât de beaupré est renforcée par des liens en fer et la proue 1
Jules Sébastien César Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes L’Astrolabe et La Zélée, exécuté par ordre du roi pendant les années 1837‑1838‑1839‑1840 sous le commandement de M. J. Dumont d’Urville, Paris, Gide, Historique, 1841, vol. I, p. LXI-LXVI.
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consolidée par une grosse pièce de bois et un éperon de bronze taillé en forme de scie. Les coques sont mises à l’eau le 17 juin pour la confection du gréement. Pendant ce temps, Dumont d’Urville s’affaire à constituer son équipe et à collecter le matériel nécessaire. Étant de passage à Londres pour se procurer des cartes et des instruments de navigation, il prête négligemment sa tête lors d’une réception au phrénologiste James Deville. L’analyse cranioscopique – élogieuse – lui fait forte impression. De retour à Paris, et n’ayant encore aucune opinion arrêtée sur la doctrine, le capitaine cherche à faire une contre-expertise. Il s’adresse au docteur Gaubert, qui le présente incognito à l’un des anciens amis intimes de Gall à Paris, le docteur Dannecy. Probablement aussi flatteur, ce nouvel examen dissipe ses derniers doutes : la phrénologie est une science fiable 1. Dumoutier prend alors une empreinte de son crâne pour la Société phrénologique de Paris et le capitaine fait la connaissance de François et Casimir Broussais, Jean-Baptiste Sarlandière et le comte de Vimont. Lorsque Dumoutier lui propose de participer à son voyage, il accepte avec enthousiasme. Avant son départ, le phrénologiste doit régler quelques affaires, et mettre en gage sa collection de bustes. C’est que depuis l’ouverture du musée, Dumoutier n’a ménagé ni son temps ni sa fortune et il doit faire face à un arriéré de loyer de près de 10 000 F. De son côté, le capitaine prend aussi un risque. On se souvient de la polémique sur les Indiens Charruas. Engager comme « préparateur d’anatomie » et « phrénologiste » un homme s’étant ouvertement opposé à l’Académie des sciences pouvait passer pour une provocation. Suivant l’usage, en effet, les savants embarqués doivent suivre les d irectives de ladite académie. La commission chargée le 24 avril 1837 de rédiger ces 1
La relation de la visite de Dumont d’Urville à James Deville est aux Archives nationales (GG 2‑30 marine, documents Malcor). Elle est reproduite in Jacques Guillon, Dumont d’Urville. 1790‑1842, 1986, Paris, Éditions France-Empire, 1986, p. 328‑329. C’est Dumont d’Urville qui donne cette version de sa conversion à la phrénologie qui devait tout de même l’intéresser depuis quelques années déjà (Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. LXXVI-LXXVII).
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instructions scientifiques officielles est composée du capitaine Louis de Freycinet pour la géographie et la navigation, Félix Savary pour la physique, Pierre-Louis-Antoine Cordier pour la géologie et la minéralogie, Charles-François de Mirbel pour la botanique et Henri de Blainville pour la zoologie. Les recommandations de ce dernier sont ordonnées au trajet présumé de l’expédition, insistant sur l’intérêt de s’occuper « de tout ce qui peut servir au perfectionnement de l’histoire naturelle de l’homme, sans négliger en rien ce qui a trait aux maladies et aux moyens employés pour les guérir 1 ». Blainville ajoute que si les navires s’avisaient de passer par le détroit de Magellan, il serait bien utile d’étudier la race mal connue des Patagons. En Océanie, il convenait de s’arrêter à la description des indigènes des îles Salomon et à celle des « Nègres » de Nouvelle-Guinée vivant au milieu des « races cuivrées ». À la différence des Instructions générales pour les recherches anthropologiques que Broca publiera en 1865, il n’y a ici aucune exigence de mesures anthropométriques. Celles-ci restent à l’époque d’un usage limité (tant chez les phrénologistes que chez leurs détracteurs) 2. Ces directives académiques ne manifestent pas non plus un grand intérêt pour la description des mœurs des Océaniens et elles ne mentionnent à aucun endroit la nécessité ou seulement la possibilité d’effectuer des moulages phrénologiques. Cela n’inquiète pourtant pas Dumont d’Urville, qui s’appuiera en ce domaine sur d’autres instructions, plus précises mais officieuses celles-ci, rédigées à son intention par François Broussais. Le 10 mai 1837, le capitaine est invité à une réunion de la Société phrénologique dédiée à la phrénologie des races. Membre correspondant à Toulon, 1 2
Henri Ducrotay de Blainville, « Instructions pour la zoologie in Instructions relatives au voyage de la circumnavigation de L’Astrolabe et de La Zélée », Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, séance du 7 août 1837, p. 13. C. Blanckaert, « Méthode des moyennes et notion de “série suffisante” en anthropologie physique (1830‑1880) », in J. Feldman, G. Lagneau, B. Matalon (dirs.), Moyenne, milieu, centre. Histoires et usages, Paris, EHESS, 1991. Ce contraste entre les instructions de Blainville et de Broca marque nettement le passage à un nouveau régime descriptif (C. Blanckaert).
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Camille Auban, médecin militaire et professeur à l’école de santé navale, a récemment envoyé une caisse contenant la tête d’un chef arabe. Il est prévu qu’elle soit analysée par Dumoutier. Malheureusement, le phrénologiste s’aperçoit à l’ouverture du colis que la peau a été remise sur le crâne et que les interstices ont été bourrés de filasse. Les régions temporales et occipitales s’en trouvent artificiellement bombées : il est impossible de procéder à une cranioscopie. On passe donc au second ordre du jour, et le docteur Lemaire lit intégralement les instructions phrénologiques. Lors de la discussion, on insiste sur la nécessité d’observer minutieusement les mœurs des indigènes et de prendre l’empreinte de leurs têtes rasées ; l’idéal étant – du point de vue phrénologique – de pouvoir compléter ces moulages par la récolte de crânes. Les divergences avec l’Académie sont ici patentes. Alors que Blainville ne développe pas la question de l’observation des peuples rencontrés, celle-ci intéresse au premier plan les phrénologistes. Dumont d’Urville réagit d’ailleurs en précisant qu’il ne pourra probablement pas répondre à toutes les questions posées car son voyage ne lui permettra pas de « séjourner au milieu des nations et des hordes sauvages de manière à ce qu’il puisse les examiner assez longuement 1 ». Mais Dumoutier mettra tout son zèle à satisfaire ses collègues en embarquant sur L’Astrolabe une provision de plâtre avec la ferme intention de réaliser des moulages « sur nature ». Il saura même conserver durant l’expédition, bon gré mal gré, l’attitude d’observation empathique qu’il avait adoptée cinq ans plus tôt à l’égard des Charruas. Mais cette empathie n’empêchera ni les surprises ni les méprises 2… Avec le recrutement de Dumoutier, l’équipe scientifique est complète, voire surnuméraire. Le ministère ne fait toutefois 1 2
La Phrénologie, vol. 1, n° 5, 1837, p. 3‑4. Sur les enjeux de la description des différentes populations mélanésiennes et polynésiennes, voir Marc Rochette, « Dumont d’Urville’s phrenologist : Dumoutier and the aesthetics of races », The Journal of Pacific History, vol. 38, n° 2, « Dumont d’Urville’s divisions of Oceania : Fundamental precincts or arbitrary constructs ? », 2003, p. 251‑268
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aucune objection à Dumont d’Urville, qui prendra le commandement de L’Astrolabe, tandis que Charles-Hector Jacquinot (1796‑1867) dirigera La Zélée. À Toulon, l’appareillage se termine. Les cales de L’Astrolabe sont chargées de quinze tonnes de biscuits conditionnés en caissons étanches et de cinquante mille litres de vin en futaille de 250 à 750 litres, pour seulement 1 000 litre d’eau 1. En attendant le départ, Dumoutier se rend le 1er septembre 1837 au bagne pour s’y dégourdir les doigts, renouvelant ainsi une expérience déjà tentée par son collègue Félix Voisin, en novembre 1828. Tandis que les mains expertes du phrénologiste tâtent les saillies et les méplats, Dumont d’Urville prend note : N° 26 740 : 51 ans. Être instinctif, égoïste. Violent, dominé par le penchant du vol, capable de violence, gourmand, ivrogne, peu affectueux, probablement lâche. Presque incorrigible. Susceptible d’entraînement particulièrement par le mauvais exemple, assez de justesse de coup d’œil, d’adresse manuelle, susceptible de recevoir une certaine culture intellectuelle, intelligence moyenne, Étourdi, manquant de prévoyance, jalousie. […] N° 27 908 : 35 ans. Brutal. Gourmand, capable de s’être livré à des actes de violence, au viol, d’avoir commis des homicides plutôt comme moyen de satisfaire son penchant au vol ou à l’amour brutal, peu affectueux, très probablement en récidive, très dissimulé, d’une intelligence inférieure 2.
Un voyage mouvementé Une semaine après cette séance d’entraînement, les deux corvettes quittent la rade de Toulon en faisant voile vers l’Amérique latine. Elles atteignent la côte du continent 1 C. Couturaud, Le Troisième Voyage de J.-S.-C. Dumont d’Urville, op. cit., 1986, vol. 1, p. 43‑44. 2 Ces observations ne font pas partie de la relation du voyage. Elles figurent sur un manuscrit autographe de Jules Dumont d’Urville, établi sous la dictée de Dumoutier, au bagne de Toulon, le 1er septembre 1837. (Collection privée de Mme Colette Briot.)
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sud-américain, à Rio de Janeiro, le 13 novembre 1837 1. Pris par une sévère pneumonie, l’élève officier Le Maistre-Duparc est débarqué. Préférant attendre l’été austral pour affronter la banquise, Dumont d’Urville modifie son plan de navigation en décidant de passer par le détroit de Magellan. Escortés par une nuée de pétrels, les deux navires passent le cap des Vierges et pénètrent dans le bras de mer, le 12 décembre. Peu après, et pour la première fois, L’Astrolabe touche un haut fond non signalé mais il y a plus de peur que de mal : le bordage n’a pas bougé. Le louvoiement des trois-mâts à forte voilure étant repéré par les Patagons, le commandant décide d’aller à leur rencontre. L’expédition fait relâche au havre Peckett. Le 1er janvier, les deux commandants organisent une expédition botanique à terre, prétexte à un bon pique-nique arrosé au champagne 2. Le 3 janvier, la température est clémente – 18 °C – et une embellie s’amorce. À dix heures du matin, les chaloupes sont mises à l’eau. Dès l’accostage du canot major, « une foule de naturels à cheval » accueille « très amicalement » les matelots 3. Tous tentent de monter dans les embarcations européennes pour visiter les vaisseaux. Ayant reçu des consignes de prudence, les marins évitent le surnombre et n’acceptent que trois personnes, pour les ramener à bord de L’Astrolabe. Dumoutier note dans son journal : Une des premières scènes du débarcadère et qui, je puis le dire sans réticence, ne fut pas la moins amusante, fut la distribution de poignées de mains et les accolades sans en excepter toutefois le fameux mot [chaoua] (Bougainvillée, Wallis) qui fut répété, articulé, prononcé dans tous les tons imaginables et qui n’en fut pas mieux compris par ces braves Patagons. L’un d’eux, impatienté de tout le brouhaha qui se faisait autour de lui, me dit avec l’accent espagnol et interrogatif : « Christian ? » 1
J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 18 et A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, Bibliothèque du Muséum nationale d’histoire naturelle, Manuscrit Ms MH 72, ff. 5‑11. 2 C. Couturaud, Le Troisième Voyage de J.-S.-C. Dumont d’Urville, op. cit., p. 333. 3 J. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud…, op. cit., 1841, vol. 1, p. 145‑146.
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Le langage des crânes Et moi de lui répondre : « Ies » et sur cette affirmation le dit Patagon me saute au cou, non qu’il voulut m’étrangler mais pour m’embrasser et me débiter quantité de fort belles choses en allemand auxquelles je répondis par « Ies ». À quoi il ajouta « Did you talk inglish ? » – « Ies » et alors, j’appris comme quoi le dit Patagon était un Suisse bernois horloger de père en fils qui, poussé par la rage de voir du pays (et comptant trouver le Pérou) à Philadelphie où il s’était rendu, avait failli mourir de faim dans cette ville, avait eu la velléité de tâter de la vie de baleinier et s’était embarqué comme pêcheur de phoques et de marsouins 1.
Le « Patagon-horloger suisse-pêcheur de phoques » répond au nom de John (Johann) Niederhauser. Devenu ethnologue malgré lui, cet aventurier s’était imprudemment engagé sur un schooner et avait été débarqué avec sept de ses collègues sur une des îles de la Terre de Feu pour chasser les phoques et préparer les peaux 2. Suivant un contrat oral, le schooner était revenu quatre mois plus tard, les peaux avaient été chargées à son bord et son commandant avait persuadé ses pêcheurs de rester sur place avec de nouvelles provisions. Seulement, cette fois-ci, il ne respecta pas son engagement, et abandonna ses hommes 3. Désespérant de revoir la civilisation, six pêcheurs décidèrent de remonter la Terre de Feu en cabotant sur des radeaux de fortune. Niederhauser et son ami anglais Birdine résolurent de s’accommoder aux circonstances en vivant parmi les indigènes. Dumont d’Urville rapporte que « ceux-ci accueillirent leurs hôtes avec une parfaite bienveillance, leur donnèrent des femmes et partagèrent avec eux tout ce qu’ils avaient. Niederhauser assure que jamais ils n’eurent à se plaindre d’un mauvais traitement. Tout ce qu’il possédait, et même sa petite collection d’outils d’horloger 1 A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 19. L’orthographe originale a été respectée. 2 « Schooner » est un terme anglais usité chez les marins français de l’époque pour désigner une goélette. 3 Selon Dumont d’Urville, cette pratique était courante (J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 118).
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avait été respectée par les sauvages 1 ». Durant cet entretien un tantinet déroutant, Dumoutier remarque que le second Patagon monté à bord exhibe fièrement, sous son manteau en peau de guanaque, « un ajustement complet d’Européen : habit, veste, gilet, pantalon et bonnet de police 2 ». Il ne lui manque que les chaussures. Il devient donc indispensable d’aller à terre. Rassurés sur les intentions des indigènes, quelques hommes retournent sur la plage. Parmi eux, Dumoutier, qui prend langue avec Birdine. Pendant leur conversation, un Patagon – authentique, celui-là – propose avec insistance au phrénologiste une femme, portant des pendeloques et des colliers faits d’os, de coquillages et de pierres taillés. Il revient plusieurs fois à la charge en tentant de se faire comprendre par gestes : « Je fus soudain entouré d’un essaim de beautés, plus intelligibles les unes que les autres. C’était pire que la tentation de saint Antoine et je ne sais ce qui me serait arrivé si mes compagnons ne fussent venus me délivrer 3. » Remis de ces premières émotions et guidé par Niederhauser qui lui sert de traducteur, Dumoutier visite avec seize autres membres d’équipage le campement des Patagons 4. Ambiance détendue et chaleureuse. Mais lorsque les Européens décident de retourner à leurs navires, ils constatent qu’ils ont été pris de 1
J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1 p. 119 ; confirmé in A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 20‑21. 2 J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, DD, vol. I, p. 147. 3 A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 21. 4 Les Amérindiens rencontrés par l’expédition sont des Tehuelches Aonikenkn chasseurs cueilleurs qui se déplacent entre la rivière Santa Cruz (Argentine) et le détroit de Magellan. Claudia Bahamonte, « Dumont d’Urville al encuentro de los patagones », Colecciones Digitales, Subdirección de Investigación Dibam, 2017 . Sur les missions françaises en Patagonie, voir Dominique Legoupil, « Les indiens de Patagonie entre science et romance », Les Nouvelles de l’archéologie, 111/112, 2008, mis en ligne le 15 juin 2011, consulté le 13 avril 2020, .
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Fig. 12. Groupe de Patagons au havre Peckett, détroit de Magellan Source : J. Dumont d’Urville, Voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes L’Astrolabe et La Zélée, Atlas pittoresque, Paris, Gide 1846, planche 13 Crédit : collection privée.
court par le jusant. La brise de nord-ouest a fraîchi : reprendre la mer en chaloupes s’avère périlleux. L’incident est expliqué par l’enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois, qui consigne dans son journal de bord la cause de ce temps perdu : « À six heures du soir, ayant pris notre parti en braves, nos dix-sept estomacs demandaient à grands cris leur nourriture ordinaire. Mais, hélas ! Nous avions été trop prodigues avec les Patagones, qui se faisaient payer leurs caresses avec du biscuit, ou plutôt, nous les avions trop caressées 1. » Les cieux restant peu amènes, les membres des deux états-majors se résignent à prendre leur dîner à terre. Une équipe part en quête de nourriture pour préparer le repas, mais elle ne rapporte de sa chasse que quelques oisillons… Pendant ce temps, le chef des Patagons fait dresser une tente à 1
J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 274.
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l’intention de ses hôtes, pour les abriter d’une forte averse. Il leur offre un complément de bois et, en échange d’un petit miroir, leur fait apporter « un fort gigot de guanaque » provenant de sa réserve personnelle 1. Trempé et saisi par la forte odeur de viande boucanée, Dumoutier relativise la situation : « Il était au moins plaisant de nous voir couverts de plumes, transformés en marmitons d’un dîner improvisé. » Que le fer de lance de la marine occidentale se soit ainsi laissé surprendre par la marée et le temps est un motif de plaisanterie pour les Patagons et Dumoutier, qui s’en rend bien compte, ne s’en offusque nullement : « les braves patagons riaient sous cape et faisaient aussi probablement notre critique à leur manière 2. » Après ce repas à terre imprévu et contraint, les marins se hâtent de faire des signaux aux navires car ils trouvent « bougrement désagréable » l’idée de passer la nuit à terre. Dumoutier, au contraire, espère profiter des circonstances pour continuer son enquête. Il consigne à ce sujet une réflexion méthodologique que ne contrediraient pas nos modernes ethnologues : Je n’hésiterai pas à rester avec ces braves gens pour les observer à mon aise pendant qu’ils doivent rentrer dans leurs habitudes ordinaires car il me semble que nous ne devons pas plus pouvoir juger de certaines de leurs habitudes qu’ils ne peuvent juger des nôtres, attendu que notre arrivée ici est un événement remarquable pour eux, plus remarquable même que ne le serait pour nous l’arrivée d’un Patagon à Paris et que si le fait de notre voyage ou même de notre visite nous dérange de nos habitudes, à bien plus forte raison devons-nous les déranger dans les leurs puisque notre présence parmi eux est un fait très extraordinaire 1.
Le phrénologiste fait sa proposition d’observation nocturne aux autres membres de l’expédition mais ils y sont hostiles : 1
« Guanaque » ou « quanaque » selon les auteurs : termes anciens pour le guanaco, sorte de lama sauvage de la famille des camélidés. 2 A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit. ff. 28. 1 Ibid., ff. 28 bis.
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seuls les jeunes Ducorps et Desgraz accepteront de passer la nuit avec les Patagons 1. Ce dîner en terre patagone est ressenti différemment selon les membres de l’équipage. À propos du repas à terre, Montravel note dans son journal que « nous avons réussi à obtenir du chef de la tribu une tente, qu’il fit dresser au milieu du camp ; mais nous ne pûmes, malgré son influence, parvenir à avoir autre chose qu’un morceau de guanaque, de trois livres au plus. Triste pitance, pour satisfaire dix-sept affamés, dont chacun eût eu peine à se contenter du tout 2 ». Coupvent-Desbois relate ainsi le même événement : Nous retournâmes près des tentes, chercher quelqu’un qui nous parût bien approvisionné en guanaque, et proposer des échanges aux propriétaires ; mais les malheureux étaient presque aussi affamés que nous. Pour dernière ressource, nous eûmes recours au chef, et lui demandâmes l’hospitalité. Il donna l’ordre à ses femmes de nous faire une tente près de la sienne, et partagea avec nous la venaison qu’il possédait encore : c’était peu de chose pour tant de monde. Les femmes nous allumèrent un grand feu devant notre hutte. Là se bornait l’hospitalité ; il nous restait à faire cuire notre dîner, consistant en oiseaux et une bouchée de guanaque pour chacun 3.
Des dissensions se font jour plus nettement encore lorsqu’il s’agit d’interpréter l’attitude des Patagons. Dumont d’Urville affirme ainsi que les trois hommes à bord étaient « doux, paisibles et complaisants » : Ils ont fait de leur mieux pour répondre à toutes les questions dont on les importunait. Ils examinaient avec calme et tranquillité les objets qu’on leur présentait, sans témoigner beaucoup de convoitise pour les posséder, et n’ont donné aucune preuve de penchant au vol, nonobstant le soin avec lequel je faisais 1 2 3
J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 157. Louis-Jacques Ducorps – 23 ans – est commis de marine de troisième classe sur L’Astrolabe et César Desgraz – 26 ans – est le secrétaire de Dumont d’Urville. Ibid., vol. 1, p. 269. Ibid., vol. 1, p. 274.
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surveiller leurs moindres mouvements sans leur donner lieu de s’en apercevoir, surtout tant qu’ils sont restés dans ma chambre 1.
Le vocabulaire animalisant trahit à l’inverse les préjugés négatifs de certains marins. Second de L’Astrolabe, Louis de Roquemaurel note par exemple que les Patagons ont, à l’heure du dîner, « flairé » l’odeur de la soupe 2. La question des mœurs sexuelles est aussi un sujet de clivage. Pour Dumoutier, il y a autant de coquetterie chez les femmes patagones que chez les femmes civilisées. Mais tandis que le phrénologiste évoque d’une plume émue des scènes d’« amour en Patagonie », ses collègues insistent sur la vicieuse propension qu’ont ces femmes à se livrer aux Européens 3… Malgré toute sa bonne volonté et ses relations conviviales avec les Patagons, Dumoutier n’analysa aucun crâne durant cette escale. Tous les signes et mimiques déployés pour simuler une coupe rase furent accueillis par des moues dubitatives. Ses hôtes méfiants réagirent ici comme plus tard bon nombre de peuples océaniens. Soupçonnant dans les gesticulations du phrénologiste quelque rituel magique, les Patagons refusèrent obstinément de prêter leur tête aux mains du savant. Même un simple moulage resta hors de portée. Usant d’un stratagème qu’il garda secret, Dumoutier parvint seulement à approcher une Patagone avec son craniomètre. On ne sait quel fut l’effet produit par la beauté de cette indigène ni si le phrénologiste résista stoïquement à cette nouvelle « tentation de saint Antoine » mais quelle que fût sa résolution quant à l’agréable de sa situation, il y perdit l’utile car la Patagone le quitta furtivement en emportant son 1 2 3
Ibid., vol. 1, p. 146‑147. Ibid., vol. 1, p. 165. « Scènes d’amours », in A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 25, et exercice de coquetterie comparée, ff. 50. Jacquinot, Coupvent et Gourdin se demandent par exemple si les Patagones se livrent aux étrangers « poussées par l’appât du gain ou par l’attrait du plaisir » (J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 259‑289, p. 269).
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instrument de mesure 1. Le phrénologiste aurait pu être agacé de la perte – dès cette première escale – de l’un de ses plus précieux outils de travail. Ce ne fut pas le cas. Contrarié mais nullement désemparé, il nota à vue que les Patagons avaient une conformation crânienne très proche de celle des Charruas 2. Il s’avisa surtout de disculper les Patagons de l’accusation d’immoralité car d’autres vols avaient été commis sous la tente pendant le repas collectif à terre et malgré la restitution de la plupart des objets grâce à l’intervention du chef Patagon, quelques marins virent dans ces gestes la preuve d’une inclination naturelle au vol 3. Le phrénologiste dut ressentir très tôt ces divergences de point de vue. Les Patagons étaient pour lui comme les Charruas : des hommes avant tout. C’étaient l’ensemble de leurs qualités et de leurs défauts qui les plaçaient dans une proximité avec les Occidentaux. L’originalité de son témoignage réside d’ailleurs dans cette représentation non exotique des indigènes, fruit d’un présupposé théorique et d’une pratique de terrain. Le présupposé n’est qu’une application fidèle de la théorie phrénologique qui pose que tous les hommes ont en commun un certain nombre de penchants, de facultés morales et intellectuelles et qu’ils ne diffèrent entre eux que par le développement relatif de chacune d’elle 4. Moderne de notre point de vue, ce postulat appartient plus alors à l’histoire naturelle du xviiie siècle qu’à l’ethnologie de l’époque, qui repose sur une typologie inégalitaire des races. Quant à la pratique de terrain, elle est caractérisée par la recherche d’un dialogue avec les indigènes. Seule une perspective anachronique peut nous faire conclure ici à la banalité de 1
Ibid., vol. 1, p. 158‑159. Le craniomètre était un instrument permettant de prendre des mesures sur la boîte crânienne, mais ce n’était pas l’appareil de Sarlandière. Il consistait en une sorte de compas en cuivre à branches courbes. 2 A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 36. 3 C’est le cas de Gourdin par exemple (J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 1, p. 285). 4 Les phrénologistes n’admettent que de rares exceptions à ce fond commun d’humanité et ils sont divisés sur cette question. On a vu que Broussais admettait l’absence de certaines facultés chez les peuples d’Océanie et on retrouverait le même débat pour certains criminels.
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la position du phrénologiste car si l’égalité des hommes peut apparaître aujourd’hui comme une évidence partagée par le plus grand nombre (soyons « optimiste »), elle ne l’est pas en 1838. Dumoutier s’en apercevra vite au contact de ses coéquipiers et, cherchant à prévenir les interprétations qui domineront dans la relation du voyage, il consigne dans son journal le contraste des visions : Je vois bien que quelques-uns crieront avec l’accent de l’indignation et l’air furibond : « C’est abominable d’oser mentir aussi effrontément, j’y étais moi aussi et je veux bien que le diable m’emporte si j’ai vu toutes ces scènes d’amour et de beaux sentiments qu’on leur porte. Il faut avoir la rage de faire et de trouver de la poésie dans tout pour avancer de pareilles absurdités. Je n’ai vu qu’un ramassis de sales (… ?), de misérables charognes qui ont tous les vices des hommes policés sans en avoir les vertus, qui sont paresseux, sales comme des cochons qui se vautrent dans la fange. J’ai vu qu’ils prostituent leurs femmes ; qu’ils n’ont ni cœur ni honneur, ni foi ni loi ; qu’ils sont aussi méprisables que la boue ; qu’on devrait administrer quelques centaines de coup de triques à trois ou quatre de ces bougres-là et les retenir en otages jusqu’à ce que les autres nous aient apporté du gibier et des vivres frais, etc. etc. etc. » 1.
Le phrénologiste prend alors la défense des Patagons et proteste : Je laisse à ces grand partisans de ce qu’on nomme le régime paternel le plaisir de déblatérer contre mes récits et contre ces braves gens qui n’ont pas dérogé à leurs habitudes de sauvages pour plaire à nos goûts de civilisés et à nous surtout qui nous sommes montrés des avares envers eux, à nous qui achetions deux peaux de lion [sic] pour une pipe de 25 sous, ou une peau d’autruche pour un petit paquet de tabac qui pesait trois ou quatre onces, à nous qui marchandions une [femme] (le mot est rayé dans le manuscrit) manteau pour quelques grains de verroterie ; à nous qui voulions leurs armes, leurs boucles, leurs
1 A. Dumoutier, Journal de son voyage à bord de l’Astrolabe, op. cit., ff. 30.
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Enfin, pour être complet, Dumoutier tient à contrer toute attaque relative à son propre commerce avec les Patagons : Mais de qui tenez-vous, me dira t-on, ce que vous-même avez rapporté à bord ; n’avez-vous pas aussi votre part de butin ? Oui, répondrais-je, j’ai rapporté à bord, deux ou trois peaux, des boules, et ce sont des présents qui m’ont été offerts et que j’ai acceptés de Congré à qui j’ai donné un poignard que j’avais pu apporter ; à qui j’ai prouvé la plus grande confiance et qui n’en a jamais abusé pour la moindre chose ; de Congré qui m’a donné l’hospitalité dans sa cabane, qui a eu pour moi toutes sortes d’égards et de bons procédés, qui s’est montré sensible et reconnaissant aux miens et qui n’a cessé d’agir en homme digne et très capable 1.
Après cette escale sans moulages, Dumont d’Urville décide de partir à la recherche du sixième continent. Sortis du détroit de Magellan le 8 janvier 1838, les deux navires obliquent vers le sud. Malgré la clémence de l’été austral, l’expédition se retrouve bloquée par la banquise, le 22 janvier, au niveau du 64e parallèle. Impossible d’aller de l’avant sans risquer de briser les coques. S’étant dégagés des glaces, les vaisseaux virent de cap à destination des îles South-Orkney, les New-South-Shetland. En pleine mer, l’essentiel du travail scientifique consiste en relevés d’hydrographie. Dumoutier ronge son frein en surveillant sa provision de plâtre : si l’humidité venait à s’infiltrer dans sa précieuse réserve, tout serait fini… Quelques îles évoquées par les baleiniers sont repérées avec précision et baptisées Terre « Louis-Philippe », « Joinville », « Rosamel », « Dubreton ». Le 7 mars, une épidémie de scorbut se déclare parmi les membres d’équipage. Le 1er avril, un matelot de La Zélée succombe, puis un second. Dumont d’Urville abandonne alors sa quête et vire 1
Ibid., ff. 31.
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au nord-ouest, vers le Chili. Il fait relâche à Talcahuano, dans la baie de Conception du 7 avril au 23 mai, puis à Valparaiso, du 25 au 29 mai. Quatre malades sont débarqués, trois hommes refusent de repartir, et neufs autres désertent. À Valparaiso, le capitaine apprend la mort de son plus jeune fils. Il recrute quinze nouveaux matelots, puis les navires repartent vers la Polynésie. Aux îles Gambier, ils mouillent au port de Rikitea, le temps de quelques échanges avec la mission catholique installée depuis 1834. L’évêque des îles Mangareva remet à Dumont d’Urville l’une des dernières idoles en bois sculptée par les indigènes. Elle représente Teripatura, le fils du dieu Oro. Dumoutier profite de l’escale pour faire plusieurs moulages. Ce sont ensuite les îles Juan Fernandez et, fin août, les archipels de Manga-Reva et Nuka-Hiva aux Marquises. Le 26, pendant la relâche, les navires sont abordés par de longues pirogues menées par des hommes. Les femmes suivant à la nage, elles arrivent plus tard, mais ne quittent les navires qu’au petit matin 1. Le 16 octobre 1838, Dumont d’Urville commande une expédition militaire dans l’île Piva (archipel des Viti/Fidji). L’Astrolabe et La Zélée partent ensuite vers la Mélanésie, pour explorer les îles Salomon à l’est de l’actuelle Papouasie Nouvelle-Guinée. L’étape s’annonce périlleuse car l’archipel a la réputation d’abriter des tribus de chasseurs de têtes, cruelles et cannibales. Le 16 novembre 1838, les deux navires mouillent l’ancre à l’entrée du canal Ortéga, près de l’île Saint-Georges (actuelle San Jorge). Il est prévu une relâche de six jours. Dumoutier s’est aguerri depuis son expérience patagone. Il possède déjà quelques moulages de crânes. Mais trop peu. La difficulté n’est pas tant technique que diplomatique, car il faut à chaque fois trouver le moyen de convaincre les Océaniens de se laisser raser la chevelure. Lorsqu’il mime la tonte des cheveux, ses interlocuteurs indignés répondent : « tabou, tabou ! »… Il est ainsi passé maintes fois, comme chez les Patagons, pour un dangereux sorcier cherchant 1 C. Couturaud, Le Troisième Voyage de J.-S.-C. Dumont d’Urville, op. cit., 1986, p. 362.
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à voler les âmes. Le phrénologiste sait d’expérience que rallier ces hommes à sa cause par le raisonnement est peine perdue, il a donc recours à la persuasion par l’échange, offrant ici de la pacotille, là des babioles, ailleurs un fume-cigare, un couteau, des outils ou des étoffes. Pour un moulage réussi, combien de trocs, combien d’échecs ? Dumoutier joue d’abord de malchance avec les habitants de l’île Saint-Georges. S’il ne consigne pas ses déboires dans son journal de bord, Dumont d’Urville relate pourtant un épisode qui ne doit pas être rare : Il [Dumoutier] était parvenu à décider un des naturels à se laisser mouler ; l’opération même avait été commencée sous d’heureux auspices ; le sauvage avait souffert paisiblement le moulage du derrière de la tête ; mais lorsque ensuite il a senti sa face emplâtrée, il s’est levé soudain, et s’est enfui en se frappant la tête contre la muraille du navire pour se débarrasser de sa dure enveloppe, dont il n’a laissé que les débris à notre phrénologiste désolé 1.
Le phrénologiste allait se rattraper avec les voisins de l’île Ysabel (Isabelle ou Santa Isabel, actuelle Bogotu). Mardi 20 novembre au soir. Les équipages ont fait de fructueux échanges de marchandises avec les habitants d’un village hopi, mais Dumoutier reste insatisfait car il n’a pas réussi à convaincre un indigène d’accepter un moulage 2. Seul un certain Foli lui a prêté attention, en prenant garde de maintenir sa tête bien éloignée des mains du phrénologiste. La journée du lendemain commence, comme toutes les autres, avec l’aube : à cinq heures du matin, l’équipage déjeune puis, à six heures, un coup de caronade annonce le départ des canots en corvée. Un rideau de pluie obstrue la côte durant toute la matinée, empêchant tout contact avec les indigènes. Peu avant midi, quelques risées débrouillent l’horizon. Dès le début de l’éclaircie, six longues pirogues sont mises à la mer et glissent sur une mer d’huile 1 2
J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 5, p. 34. Sur cet archipel, voir Judith A. Bennett, Wealth of the Solomons. A History of a Pacific archipelago. 1800‑1978, Honolulu, Univ. of Hawaï Press, 1987.
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Fig. 13. Bustes portraits de Fouli (Foli) et Carlos-Bahe, réalisés par Dumoutier Source : J. Dumont d’Urville, Voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes L’Astrolabe et La Zélée, Atlas anthropologie, Paris, Gide 1846, planche 12 Crédit : collection privée.
en direction des deux navires. Les indigènes enjambent prestement le bastingage. Les échanges reprennent sur le pont mais les tractations s’annoncent pour le phrénologiste aussi difficiles que la veille. Restant sur ses gardes, Foli refuse obstinément de se laisser tondre les cheveux. Dumoutier comprend alors que cette nouvelle journée sera perdue s’il ne trouve pas une monnaie d’échange originale. Soudain, une idée lui vient. Il abandonne Foli, descend précipitamment au magasin général situé à l’avant de la cale. Là, il fouille parmi les caisses, et saisit une grande hache rouillée achetée lors de l’escale à Valparaiso : il faut la rendre désirable, le plus vite possible. Dumoutier s’affaire, astique et polit la lame, change le manche, peint le fer et décore le bois
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en hachures noires. Moins de deux heures après, il remonte sur le pont. Le pari est gagné, Foli est toujours là, près de la dunette : « ma hache était séduisante, ma hache a fait fortune », note-t‑il. Réitérant par gestes sa demande de moulage, le phrénologiste suscite cette fois-ci l’admiration de Foli, qui l’écoute, les yeux rivés sur la hache rénovée. L’objet passe de main en main tandis que les matelots excitent l’enthousiasme des insulaires en bûchant. Une discussion animée s’engage. Dumoutier risquant d’avoir plus de candidats qu’il n’en désirait, Foli accepte sans tarder les termes du marchandage proposé : un moulage contre la hache. Quelques minutes plus tard, l’opération commence devant ses compagnons perplexes. Foli subit l’épreuve de la tonte et du moulage postérieur sans broncher. Reste la phase la plus délicate. Le phrénologiste ajoute du sel à son mélange, malaxe, ajoute un peu d’eau, mélange encore puis, en un tour de main, le liquide coule sur le front, les oreilles, les joues, le cou. Saisi par l’émotion, Foli jette un dernier regard sur sa hache et perd connaissance… Personne ne s’aperçoit d’abord de cette défaillance qui sert les intérêts de la science : à la différence de tant de ses prédécesseurs, Foli reste parfaitement immobile pendant la prise. Seulement, après le démoulage, il ne bouge pas plus. Son visage est livide. Foli est-il endormi ? Foli est-il mort ?… Ses compagnons s’inquiètent, et quelques-uns commencent à paniquer. On passe alors un flacon de sel d’ammoniaque sous son nez : Les lèvres de Foli s’étaient décolorées, la teinte fuligineuse de sa face était éclaircie et malgré les traces que le plâtre avait laissées, il était facile de juger de la pâleur de son visage en regardant comparativement les autres parties de son corps. Foli but un verre d’eau, se mit à rire, et saisissant la hache d’un air triomphant, grimpa sur le pont avec la fierté d’un licteur montant les degrés du capitole 1.
Des hachereaux d’étoupe étant proposés en échange d’un moulage, les autres indigènes ne tardent pas à oublier leur 1
Ligteur, licteur : officier qui marchait devant les principaux magistrats de la Rome antique (consuls, prêteurs) pour écarter la foule.
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frayeur pour prendre le parti de la science. Une fois de plus donc, le tabou de la chevelure a été levé « tant il est vrai que même aux Salomon, il est avec le ciel des accommodements 1 ». Possédant ses précieux moulages, le phrénologiste veut s’acquitter de la seconde partie de sa mission, qui n’est pas la moins difficile : récolter des crânes humains. Le 23 octobre, il débarque sur l’île avec Dumont d’Urville et le fidèle Ducorps dans la ferme intention de ramener quelques spécimens. Le village des indigènes est de faible étendue, composé de quelques habitations rectangulaires faites de bois et de bambou, avec des toits en branches de palmier et de cocotier. La plus décorée est la maison des hommes. Lieu sacré interdit aux femmes et aux étrangers, elle abrite les poteaux de cérémonie, les reliques des ancêtres et des duka, statuettes figurant des corps humains stylisés. Mais surtout, elle est ornée de crânes d’ennemis. Des crânes ! Voilà précisément ce que vient chercher Dumoutier. Comment s’en approcher ? À quel prix sera-t‑il possible de les négocier ? Il faut éviter toute précipitation : il s’agit de gagner la confiance des Océaniens, d’attendre le moment propice pour proposer un nouvel échange… Satisfaits de leur commerce, les indigènes accueillent chaleureusement leurs hôtes. Après avoir offert un repas, ils organisent une fête en leur honneur. Parés de leurs plus beaux atours, colliers taptak et bijoux de nez en coquillage, des hommes en pagne exécutent des danses rituelles au rythme lancinant des percussions. Lafond et Ducorps font une démonstration de danses folkloriques. Les indigènes enthousiasmés veulent aussitôt en apprendre les pas. Une leçon s’organise, tandis que les Européens entonnent la Marseillaise. Puis les Océaniens reprennent leurs danses. Scènes et chants s’enchaînent autour du feu. Peu à peu, les marins s’abandonnent à la mélopée des flûtes de pan. La torpeur s’installe, l’attente du phrénologiste se prolonge. Les festivités semblent ne jamais devoir finir. Las et engourdi, Dumoutier lutte maintenant contre le sommeil pendant que les membres de l’équipage prennent successivement 1
Phrase soulignée par Dumoutier.
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leur tour de garde, pour prévenir tout incident. Ce n’est qu’au petit matin qu’il se décide enfin à poser la question cruciale aux hommes du clan : peuvent-ils lui fournir des crânes humains ? La fête n’y a rien fait, la réponse tombe : il est hors de question d’abandonner des ossements sacrés à des mains étrangères, aussi amicales soient-elles. Le refus est catégorique, la trans action est impensable, quel que soit l’objet proposé en échange. Une déroute scientifique se profile. Mais Dumoutier ne peut s’y résoudre. Il n’est pas envisageable de repartir sans crâne, un arrangement doit être possible, même pour une seule pièce. Le phrénologiste harassé trouve l’énergie de soutenir les palabres. Sa pugnacité paie. Étonnés par tant d’insistance, les indigènes s’éloignent un moment pour se concerter. Acceptant finalement de contenter le désir sacrilège de leur invité, ils sont tout heureux de pouvoir lui proposer une solution : on le conduira dans un village ennemi où il pourra massacrer autant de personnes qu’il souhaite de crânes 1… Dumoutier ayant poliment décliné l’offre, le voyage reprend son cours le lendemain, sous un ciel couvert. Presque un an plus tard, au départ de Sumatra, en septembre 1839, Dumont d’Urville décide de tenter une seconde exploration du cercle polaire. L’itinéraire choisi par le commandant s’annonce éprouvant car il n’est prévu aucune relâche avant la Tasmanie, deux mois plus tard. Le sort s’en mêle : après seulement huit jours de pleine mer, une dysenterie se déclare à bord. Ces cinquante-huit jours de haute mer vont être un calvaire. Les corvettes se transforment au fil des jours en navires-hôpitaux. Dumont d’Urville lui-même est atteint de coliques répétées, alors qu’il subit une crise de goutte. Envisageant sa disparition, il rédige le 20 octobre son testament puis y ajoute un long codicille – le 1er novembre – dans lequel il lègue sa tête à Dumoutier « qui la préparera et la conservera, comme sujet d’études phrénologiques 2 ». Si le 1 J.-S.-C. Dumont d’Urville, Voyage au pôle Sud, op. cit., 1841, vol. 5, p. 69‑85. 2 L’original est déposé à la bibliothèque du port de Toulon, reproduit in C. Vergniol, Dumont d’Urville, Paris, La Renaissance du livre, 1931, p. 295‑298.
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commandant obtient un sursis, les membres d’équipage payent un lourd tribut. L’enseigne de vaisseau Marescot décède le 23 novembre, suivi le 27 de l’enseigne Pavin de la Farge puis de l’enseigne Gourdin, le 8 décembre. Le dessinateur Goupil décède à Hobart-Town le 4 janvier 1840. Ayant débarqué une partie de ses hommes en Tasmanie, Dumont d’Urville reprend sa route vers le sud avec les matelots valides et, le 21 janvier 1840, il découvre enfin une côte, qu’il baptise du prénom de sa femme : ce sera la terre Adélie. Après quelques jours de récolte de roches, les navires cinglent de nouveau vers Hobart-Town. Neuf mois après, L’Astrolabe et La Zélée pénètrent dans le port de Toulon. Au terme d’un voyage riche de péripéties et de périls surmontés – vingt-huit hommes ont trouvé la mort en mer –, Dumoutier rapporte vingt-cinq caisses de crânes humains et de bustes provenant de régions aussi différentes que la Papouasie, Madagascar, les Marquises, Java, Timor, Fidji, Hawaï ou les îles de Nouvelle-Zélande. Mission accomplie 1 ? Pas tout à fait. Il reste au phrénologiste à affronter une dernière tribu, autrement redoutable pour lui que les Patagons : celle des académiciens.
La reconnaissance académique Parvenues à Paris après leur exposition à Toulon, les pièces de l’expédition doivent être examinées par une commission nommée par l’Académie des sciences 2. Blainville est naturellement chargé d’évaluer les résultats en zoologie mais, initiative surprenante, Étienne Serres est spécialement délégué pour examiner les bustes de Dumoutier. Ce rapporteur inattendu a été élu l’année précédente à la chaire d’anatomie et d’histoire naturelle de l’homme, en remplacement de Pierre Flourens, très critique envers la phrénologie 3. Cette désigna1 Inventaire, in Archives nationales, AJ 15 carton 562. 2 La commission est présidée par Arago. Elle est composée de BeautempsBeaupré, Blainville, Élie de Beaumont, Adolphe Brongniart et Audouin. 3 C. Blanckaert, « La création de la chaire d’anthropologie du Muséum », art. cité, 1997, p. 85‑123.
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tion est donc plutôt de bon augure pour Dumoutier. D’autant que c’est la première fois que le savant aréopage commande un rapport spécial pour évaluer des travaux anthropologiques. Les membres de la commission voient dans cette initiative un moyen de témoigner du « vif intérêt » des moulages phrénologiques et de contribuer ainsi à « tourner les regards des voyageurs » vers l’anthropologie 1. Dans les remarques « préliminaires » de son rapport, Serres signale la lenteur des progrès de l’histoire naturelle de l’homme par rapport aux autres branches de la zoologie. Il impute cette stagnation, comme au temps de Cuvier, à l’absence d’un grand « musée anthropologique ». Le manque d’objets anatomiques sur les différentes races humaines a différé un comparatisme qui permettrait de stopper la prolifération de « considérations spéculatives ». Or cette approche comparative trouve un terrain d’expérience idéal en Océanie car les diverses races humaines y étant isolées sur des archipels, chaque type a pu déployer « sans oppression » toutes ses facultés physiques et morales. L’aire océanienne est d’autant plus intéressante pour Serres que la « race inférieure » s’y est présentée la première. Le cycle naturel des successions est donc parfaitement respecté : « sur la race inférieure s’implante une race plus avancée, qui, à son tour, sert de greffe et cède la place à la race d’hommes qui domine toutes les autres par la supériorité de ses caractères physiques et moraux. » Après ces vues d’ensemble, Serres en vient à l’objet de son rapport. S’il ne fait pas directement allusion à la théorie ayant guidé le travail de Dumoutier, sa série de bustes est selon lui le meilleur témoignage que l’on ait ramené jusqu’ici sur les caractères physiques des Océaniens car « quelque précise que 1 É. Serres, « Rapport sur les résultats scientifiques du voyage de circumnavigation de L’Astrolabe et de La Zélée. Partie anthropologique », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, t. 13, n° 13, 1841, p. 643. La publication du rapport élogieux de Serres dans la Gazette médicale de Paris est un signe de plus de la publicité que l’Académie entendait donner à la collection et marquait par là même une victoire indirecte de la phrénologie qui avait été constamment attaquée dans la revue de Jules Guérin.
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soit la description des types de ces peuples faite par MM. Lesson, Garnot, Quoy et Gaymard, et par M. d’Urville lui-même, il manquait quelque chose à leurs tableaux. Ce quelque chose était l’individualité des peuples que nous reproduisent ces bustes. » Cette collection permet de faire « entrer l’anthropologie dans une voie nouvelle […] car, au lieu d’aller à la recherche de ces peuples, ce qui est impossible à un seul homme, ce seront les peuples qui, à certains égards, viendront eux-mêmes à la rencontre de l’observateur, du philosophe, de l’historien et du physiologiste 1 ». Serres voit se dessiner sous ses yeux les conditions de possibilité de franchissement d’un seuil épistémologique : la science anthropologique, trop spéculative, pourrait par la technique des moulages, se transformer en « une science d’observation comme la zoologie ». Il regrette seulement que l’on n’ait pu ramener des squelettes entiers… en reconnaissant immédiatement la difficulté d’une telle récolte, tant il est vrai que le sentiment inné de respect des dépouilles mortelles des hommes « se dresse, devant les besoins de la science en tous lieux et chez tous les peuples, civilisés ou non 2 ». La cinquantaine de bustes et de crânes fait forte impression, car le jugement de Serres n’est pas isolé. Dans le rapport qu’il consacre à la zoologie, Blainville revient sur les bustes phrénologiques pour féliciter un Dumoutier « exercé de longue main dans les observations phrénologiques et dans l’art du moulage en plâtre ». Pour Blainville, il apparaît clairement a posteriori que l’engagement du phrénologiste a constitué « l’un des grands avantages de l’expédition » car son travail de moulage en est l’un des « résultats les plus importants, les plus intéressants ». Dumoutier supporte même victorieusement la comparaison avec ses prédécesseurs : Depuis Cook, et à son exemple, on s’était borné à des descriptions ou à des portraits rarement coloriés, plus rarement encore de grandeur naturelle. MM. Péron et Lesueur, Quoy et Gaimard, Lesson et Garnot nous avaient rapporté un certain nombre de 1 2
Ibid., p. 650. Ibid., p. 658.
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Le langage des crânes crânes de diverses races, toutes les fois qu’il avait été possible de s’en procurer, et comme l’ont fait également les médecins de l’expédition actuelle ; mais on pouvait faire mieux ; car ces portraits […] sentent trop souvent le modèle d’atelier. Or c’est ce que, sous l’heureuse influence du commandant en chef, a fait M. Dumoutier, en moulant sur le vivant un ou deux individus de chaque race, quelquefois de l’un et de l’autre sexe, et en donnant au buste en plâtre qui en est provenu sa couleur naturelle. On conçoit que non seulement il a fallu une certaine habileté artistique pour ce genre de travaux plus difficiles qu’on ne le pense généralement, mais qu’en outre, M. Dumoutier a eu besoin d’une grande persévérance, de beaucoup de moyens de persuasion pour déterminer des hommes plus ou moins sauvages, ou même à des degrés de civilisation peu avancés, à se laisser d’abord toucher la tête et les cheveux, ce qui est pour eux presque irréligieux, puis prendre la tête et la face dans une masse de plâtre devant se durcir en place 1.
La seule fausse note dans ce concert de louanges viendra, on ne s’en étonnera pas, de Virey, qui insinuera dans un courrier à l’Académie que la mesure du trou occipital suffit à elle seule à rendre compte des différences entre les peuples Océaniens : « le rapprochement du voile du palais offre la mesure du redressement de l’homme et du degré de perfection des races 2. » Mais l’objection ne sera reprise que par la Gazette médicale de Guérin. Autrefois mise en cause par Dumoutier, la docte académie admet cette fois-ci la supériorité de son procédé d’analyse. Si elle ne va pas jusqu’à louer la doctrine de Gall, elle ne la condamne pas non plus. Couvert d’éloges, Dumoutier a donc, après ces rapports, toute latitude pour rédiger un compte rendu original 1
H. Ducrotay de Blainville, « Rapport fait sur la partie zoologique de l’expédition de L’Astrolabe et La Zélée », in Jacques-Bernard Hombron, Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie…, Zoologie, t. 1, De l’homme dans ses rapports avec la création, Paris, Gide, 1846, p. 39‑40. 2 J.-J. Virey, « De la hiérarchie des races humaines. Académie des sciences. Séance du 25 octobre 1841 », Gazette médicale de Paris, vol. IX, n° 44, p. 701. Sur les usages du trou occipital dans l’anthropologie de l’époque, voir C. Blanckaert, « Le trou occipital… », art. cité, 1990, p. 255‑299.
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sur les peuples océaniens. Un imposant « céphalomètre » à siège a d’ailleurs été construit à cet effet par l’ingénieur-mécanicien du dépôt des cartes et plans de la marine nationale, pour mesurer les bustes et dresser des tableaux comparatifs sur le développement des organes cérébraux de chaque individu. La plupart des tableaux de mesures sont déjà prêts lors du rapport de Blainville. La publication d’une synthèse des observations anthropologiques revient de droit à Dumoutier et l’annonce des premiers volumes de l’historique du voyage prévoit une suite de six volumes rédigés par Hombron et Jacquinot pour la zoologie et deux volumes de Dumoutier pour l’anthropologie. Rançon de son succès, le phrénologiste a l’honneur d’un petit couplet de la satirique Némésis médicale de François Fabre : Dumoutier fonde seul un musée, et joyeux, Et d’autres pommes d’un Argonaute envieux, Va chercher outre-mer, dans les terres australes, Des tempes à peau rouge et des fronts d’hommes pâles 1.
La phrénologie semble enfin triompher de l’adversité et des couplets moqueurs, envers et contre tous. Ce n’est pourtant qu’une victoire à la Pyrrhus. La réussite de l’expédition n’infléchira pas l’avenir de la doctrine car malgré le blanc-seing de l’Académie et l’appui indéfectible du contre-amiral Dumont d’Urville, qui doit diriger la publication, Dumoutier ne rédigera pas les volumes de l’anthropologie. Comment expliquer cette défection ? Ernest-Théodore Hamy affirmera en 1907 que Dumoutier a été reconnu « incapable de toute rédaction suivie » et, de fait, sa dernière publication connue date de 1843 2. Quelques indices militent pourtant en faveur d’une autre hypothèse : le phrénologiste n’avait plus la volonté de publier 1 François Fabre, Némésis médicale illustrée. Recueil de satires, Paris, 1841, vol. 2, p. 193. 2 E.-T. Hamy, « La collection anthropologique du Muséum national d’histoire naturelle (leçon d’ouverture du cours d’anthropologie faite le 11 avril 1907) », L’Anthropologie, vol. 18, 1907, p. 267. Hamy ne cite malheureusement pas ses sources.
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ses travaux. D’abord, Dumoutier sera profondément affecté par le décès prématuré de son protecteur dans l’accident de chemin de fer du 8 mai 1842. Ensuite, cette disparition va sensiblement infléchir le déroulement de la publication des résultats de l’expédition. Dès le second tome de l’historique, la coordination de l’ouvrage passe sous la responsabilité de l’ingénieur-hydrographe Clément-Adrien Vincendon-Dumoulin, qui cède sa place à partir du quatrième volume au capitaine de vaisseau Charles-Hector Jacquinot. Un changement de ton est alors patent avec la publication en 1846 du premier tome de la partie zoologique, rédigé par Jacques-Bernard Hombron. Normalement, les rôles étaient clairement distribués : Dumoutier seul devait traiter l’anthropologie. Mais Hombron prend l’initiative de bousculer le projet éditorial et le premier volume de sa zoologie paraît avec le sous-titre très suggestif « De l’homme dans ses rapports avec la création »… L’ancien chirurgien-major de L’Astrolabe a produit là un texte ouvertement polémique. Plutôt que de se cantonner à l’histoire naturelle des animaux, il ne traite que de l’homme et loin de se limiter aux observations effectuées lors du voyage, il expose une théorie synthétique générale sur l’anthropologie, chargée de références bien précises : Hombron préfère le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet aux obscures recherches de Lamarck et il cite à de multiples reprises l’« illustre » Flourens avec déférence 1. Sa théorie de l’histoire naturelle de l’homme est créationniste : elle postule une perfectibilité croissante des êtres vivants et la succession d’espèces fixes détruites dans l’« œuvre successive du calcul et de la prévoyance du plus sage ». On sent là l’influence de Cuvier, mais Hombron s’inspire également de la raciologie fixiste codifiée par William Edwards. À la différence de l’anthropologie phrénologique, il juge que la formation des peuples procède de foyers distincts. Ce « polygénisme » fait qu’il existe différentes « espèces » d’hommes dont les capacités d’accéder aux bienfaits de la civilisation sont 1 J.-B. Hombron, Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie…, op. cit., 1846, p. 55, 90, 105 et 310.
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inégalement réparties. D’ailleurs, les effets de cette dernière ne sont pas aussi puissants que ceux de la domestication sur les animaux sauvages… Certaines espèces humaines sont ainsi trop sauvages pour être civilisables. Ce serait en outre une erreur que de penser avec Dumont d’Urville que les hommes inférieurs sont des dégénérés car « la nature ne dégénère pas ; ses œuvres sont immuables et elle n’a jamais rien fait d’imparfait ». Il ne peut y avoir de dégénération d’une variété à une autre, seulement des dégradations limitées d’une « espèce », comme ces indigènes de Vanikoro dont « les femmes mènent une vie si dure qu’elles sont d’une laideur effrayante 1 ». Autrement dit, les « hommes inférieurs » ont été prévus par Dieu lors de la création pour « certaines harmonies ». Bien que Hombron s’oppose théoriquement à Dumont d’Urville, il s’appuie sur les descriptions publiées par ce dernier. Par exemple, tout ce que le commandant de l’expédition a dit sur les habitants de Tonga-Tabou et des naturels de la NouvelleZélande montre bien que ces indigènes ont « tous les défauts humains » : Les émotions d’honneur, de générosité et de probité sont, chez ces indigènes, aussi fugaces que celles d’un enfant mal élevé, que rien ne réprime et qui se livre, malgré les bonnes intentions de tout à l’heure, à toutes les actions les plus inattendues que lui inspire le caprice du moment. Où l’on a point développé l’homme moral, il n’existe point d’homme, il n’y a ni principes, ni devoirs, ni même de système possible de gouvernement. Les chefs tyrannisent et la crédulité gouverne ; le tabou, et une foule d’autres prohibitions basées sur des croyances absurdes et fanatiques faussent et abrutissent l’intelligence ; l’intérêt personnel dispose seul des actions de ces barbares.
À bien y regarder, ces hommes qui n’en sont pas ne possèdent aucune qualité essentielle. Leurs vertus apparentes ne sont que des moyens d’assouvir leurs instincts : 1
Ibid., p. 282.
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Le langage des crânes Ils ont des qualités passagères, lorsqu’elles sont un moyen d’arriver à la satisfaction de leurs convoitises ; c’est qu’alors il ne dépend pas d’eux d’employer la force ; ils temporisent et deviennent caressants : s’ils obtiennent ce qu’ils désirent, ils sont susceptibles d’une reconnaissance réelle, mais fugace comme celle d’un enfant, qui oublie tout le passé aussitôt que le présent provoque d’autres désirs ; ils tuent leurs amis de la veille pour la satisfaction du moment. Ils possèdent l’objet convoité ; une heure après, n’en pouvant faire usage, ils l’égarent ou s’en défont comme d’une bagatelle 1.
Connaissant bien Dumoutier puisqu’il était embarqué à bord du même vaisseau, Hombron semble construire son argumentation en vue de saper par avance l’attitude empathique de son compagnon d’expédition : Je crois que, dans nos rapports avec ces hommes, nous sommes trop enclins à chercher l’homme moral ; c’est une tendance irréfléchie, c’est le roman de notre esprit : nous leur attribuons des réflexions métaphysiques, lorsqu’un raisonnement purement intéressé les domine et les dirige. Le désir entraîne le calcul ; le calcul, la ruse et la dissimulation ; de là, toutes leurs prétendues qualités.
La dénégation procède ici par projection. En fait, une analyse symétrique et plus équitable est impensable car les sauvages étant par essence et par nature différents de l’homme occidental, toutes les qualités que l’on serait tenté de leur octroyer ne sont que des défauts grossièrement dissimulés. Ainsi du courage : En général, les barbares ou demi-barbares sont irritables, colères, remuants et jaloux ; mais, encore une fois, est-ce là de la bravoure ? Il ne faut pas confondre l’énergie native avec le véritable courage ; celui-ci est déjà le résultat d’une intelligence élevée ou cultivée ; pour qu’une pareille vertu ne dégénère pas en fureur ou en forfanterie ridicule, il faut que le jugement prenne une grande part à sa direction. 1
Ibid., p. 287.
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Plus généralement, il n’est pas possible de décrire scientifiquement et objectivement le sauvage avec les termes permettant de qualifier l’Occidental. Ce serait une erreur de méthode que de rechercher ainsi des similitudes entre espèces civilisées et espèces sauvages : Nous pourrions poursuivre plus loin cet examen psychologique des habitants de l’Océanie ; mais il suffit de ces exemples pour faire comprendre ce que nous pensons, et combien il est important d’apporter de la sévérité dans l’étude de leurs caractères ; combien on doit être scrupuleux dans le choix de nos expressions, lorsqu’il s’agit de les décrire et de donner une idée de leurs facultés intellectuelles 1.
Après cette critique implicitement dirigée contre l’approche de Dumoutier, il ne restait qu’à attaquer directement la phrénologie. C’est ce que fait Hombron dans le quatorzième chapitre : « il ne faut point se le dissimuler ; la cranioscopie est une science qui sera toujours fort limitée, car elle est tout à la fois d’une simplicité et d’une complication extrêmes 2. » L’inspection du front suffit pour reconnaître l’intelligence des sujets comme elle suffit pour délimiter les bornes physiologiques de l’espèce et ce, même chez les individus moralement inférieurs. Hombron n’est pas le seul rédacteur à aborder l’histoire naturelle de l’homme. Engagé à bord de La Zélée (commandée par son frère aîné, Charles-Hector) comme chirurgien de troisième classe, Honoré Jacquinot consacre lui aussi un volume entier à l’anthropologie. Moins polémique, Jacquinot s’incline devant la qualité des moulages de son collègue phrénologiste : La série de bustes des peuples de l’Océanie, rapportée par Dumoutier, remplace de la manière la plus avantageuse les collections de crânes et les préparations anatomiques. Un musée fondé sur cette méthode serait de la plus haute importance, et ferait faire un grand pas à la science. J’espère que cette entreprise, si 1 2
Ibid., p. 289. Ibid., p. 351. Le chapitre s’intitule « Psychologie – Ce qu’on doit attendre de l’inspection des crânes – Les penchants et les facultés » (ibid., p. 346‑395).
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Le langage des crânes remarquablement commencée par notre savant compagnon de voyage, ne s’arrêtera pas là 1.
Le chirurgien n’entend d’ailleurs pas tant discuter la doctrine de Gall que les critères permettant de réaliser une classification scientifique des races. Retenant pour sa part trois « espèces » (les trois races – noire, jaune et blanche – de Cuvier) et quatre à cinq races dans chacune de ces trois espèces, Jacquinot subordonne les critères de culture (dits « ethnologiques ») aux critères zoologiques (ou « anthropologiques »). Fait plus original, il distingue les caractères internes ou « anatomiques » comme la forme et l’épaisseur du crâne, des os du squelette, et les caractères extérieurs, comme les traits du visage, la couleur de la peau, des muqueuses, la pilosité. C’est la somme de ces caractères zoologiques « extérieurs » qui permet selon lui d’établir l’histoire naturelle du peuplement de l’Océanie. La phrénologie n’y joue pas grand rôle… En cette année 1846, il est encore prévu que Dumoutier rédige son volume sur l’anthropologie. Une réponse reste envisageable, d’autant que le phrénologiste mouleur a démontré dans l’affaire des Charruas sa capacité à argumenter. Depuis son retour, Dumoutier n’a publié qu’une petite notice sur les indigènes de l’île de Nouka-Hiva (archipel des Marquises). Il réfléchit alors, lui aussi, dans la perspective d’une reconstitution de l’histoire du peuplement de l’Océanie. Les « caractères anatomiques et phrénologiques » des Noukahiviens s’accordent en effet avec les opinions des linguistes et des ethnographes jugeant que ce peuplement a une origine commune avec celui des îles Sandwich et de la Nouvelle-Zélande. Les « Noukahiviens » sont en revanche très différents physiquement des Malais et de la race noire océanienne. La description de Dumoutier va dans un 1 Hector Jacquinot, Voyage au pôle Sud… sous le commandement de M. J. Dumont d’Urville, Zoologie, t. II, Considérations générales sur l’anthropologie suivies d’observations sur les races humaines de l’Amérique méridionale et de l’Océanie, Paris, Gide, 1846, p. 142. Serres comme Jacquinot ignorent superbement dans leurs éloges le musée ouvert par Dumoutier en 1836 pour la Société phrénologique.
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premier temps dans le sens des observations consignées dans son journal de bord : Ils sont généralement hospitaliers, très affectueux, très tendres et très caressants pour leurs enfants ; ils révèrent la vieillesse ; ils ont beaucoup de déférence pour les femmes ; ils sont industrieux, et leur esprit est vif, léger, pénétrant et enjoué. Les femmes ont incomparablement plus de douceur, de tendresse, d’attachement et de dévouement que les hommes, et par-dessus tout, elles sont voluptueuses. Aucun peuple de l’Océanie ne m’a paru mériter autant que celui-ci la qualification si naïve qui les caractérise le mieux : « Ce sont de grands enfants » […] Aucune autre population ne m’a paru posséder au même degré toutes les qualités que je viens d’énoncer, et qui rendent ineffaçable le souvenir des trop courts instants que j’ai passés chez les Noukahiviens 1.
Le phrénologiste semble donc maintenir sa perspective et il réaffirme ce principe qui aurait probablement guidé l’ouvrage qu’il ne publiera jamais : « On doit supposer que l’organisation du cerveau est la même chez tous les hommes, mais que le développement des divers organes cérébraux, et que leur activité sont en raison de l’état social où l’homme est placé. » C’était là, on s’en souvient, l’hypothèse de l’abbé Frère. Et, sur ce plan, les indigènes de Nouka-Hiva sont restés au stade social de l’« enfance ». Mais Dumoutier se demande aussi s’il ne faudrait pas attribuer les vices de ce peuple « aux rapports qu’il eut fréquemment depuis plus de deux siècles avec des étrangers qui, loin de lui apporter les bienfaits de la civilisation, ne lui en ont fait connaître que les vices, et n’ont fait qu’ajouter à sa barbarie et à sa corruption ». Son compte rendu aurait-il été bien différent au final de celui de ses collègues ? Si tant est qu’il soit l’auteur de ces lignes, Dumoutier se montre alors amer et désabusé : Composé en grande partie de métis de toutes nations, le peuple noukahivien n’a plus les vertus sauvages et l’héroïsme de ses 1 A. Dumoutier, Notice phrénologique et ethnologique sur les naturels de l’archipel Nouka-Hiva (Iles Marquises), Paris, Fain et Thunot, 1843, p. 15.
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Le langage des crânes pères. Depuis quelques années il est envieux, rusé, perfide, méfiant, vindicatif et vaniteux. Son manque de générosité, d’équité, sa corruption, en feront, pour longtemps encore, un peuple turbulent et indisciplinable ; longtemps il produira des voleurs incorrigibles, des traîtres, des meurtriers ; c’est dire combien il est éloigné d’éprouver le besoin du travail, et de désirer les perfectionnements qui pourraient le conduire aux jouissances de la vie honorable des hommes civilisés 1.
Les impressions de voyage semblent bien oubliées… Si la parution de l’atlas d’anthropologie se fera par livraison de 1842 à 1847, le texte devant l’accompagner ne fut publié que sept ans plus tard, rédigé par Émile Blanchard, plus connu pour ses travaux sur les insectes. L’entomologiste n’a pas été en relation avec le phrénologiste pour la rédaction. Le fait est d’autant plus étrange que Dumoutier possédait au moins quelques notes (celles du journal de bord) et qu’il avait dressé dès son retour en métropole quelques tableaux de mesures prises avec son céphalomètre. La transmission, c’est certain, ne s’est pas faite. N’ayant pas participé à l’expédition, Blanchard a travaillé à partir des planches de l’atlas et des pièces versées au Muséum. S’il ne critique pas directement la phrénologie, il la tient à distance par une périphrase en se déclarant farouchement opposé aux « mesures absolues » prises sur les têtes. De bonnes photographies auraient été selon lui beaucoup plus utiles car elles auraient fixé plus fidèlement encore les lignes du visage. Où l’on voit réapparaître la physiognomonie… Divergeant sur la méthode, ses arguments théoriques ne sont pas plus conciliants avec la science de Dumoutier. Sa perspective ouvertement polygéniste et sa conception de l’anthropologie 1
Ibid., p. 16. Ajoutons cette pièce au mystère qui entoure la vie de Dumoutier à son retour en France : la bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle possède un exemplaire de cette notice (16 p., cote Y1‑852) qui a d’abord été versée au fonds de la Société ethnologique de Paris. Or la première partie du texte comporte des corrections manuscrites qui pourraient être de Dumoutier lui-même. Dumoutier fit-il rédiger ce texte par un tiers ? Le dernier passage, qui tranche avec la première partie du texte et l’empathie habituelle de Dumoutier est-il bien du phrénologiste ?
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sont comme celle de Hombron, très proches de la raciologie de William Edwards. Enfin, si Blanchard s’affirme en principe contre l’esclavage, il s’appuie sur Paul de Rémusat pour rejeter l’éventualité d’une égalité d’intelligence entre les Océaniens et les Européens. Paradoxe douloureux pour Dumoutier : il peut lire à la fin du volume qu’il aurait dû écrire cette appréciation dévalorisante contre laquelle il s’était élevée, dès les premiers feuillets de son journal de bord : Ces peuples, qui n’ont jamais pu constituer une civilisation, qui n’ont jamais rien inventé, qui sont inhabiles à compter jusqu’à dix, ne pourront jamais être considérés comme les égaux de ceux chez lesquels les industries de toutes sortes ont acquis un si grand développement, chez lesquels sont cultivés d’une manière si remarquable les lettres, les arts, les sciences 1.
Virey n’aurait pas mieux dit… Curieux épisode finalement, dans l’histoire de la phrénologie, que cette expédition scientifique dans les mers du Sud. Alors que ses bustes peints ont été la meilleure surprise d’un voyage qui promettait, selon François Arago, de n’être qu’une « coûteuse promenade », Dumoutier en est longtemps resté l’un des acteurs les moins connus. Peut-être est-ce d’ailleurs ce succès inattendu qui incita Hombron et ses collègues à attaquer la phrénologie… Qu’en pensa Dumoutier ? Son mutisme nous incite à nous retourner une dernière fois sur son expérience de terrain. Bien que le phrénologiste de L’Astrolabe ait voyagé (comme tout ethnologue moderne) avec ses propres préjugés, son journal de bord et ses prises de position attestent qu’il appréhendait les populations rencontrées d’un œil plus tolérant que ses collègues d’expédition. Si la phrénologie défriche bien ainsi l’une des voies menant à l’anthropologie physique de la seconde moitié du xixe siècle, elle ne saurait, sans simplification 1 Émile Blanchard, Voyage au pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes L’Astrolabe et La Zélée, exécuté par ordre du roi pendant les années 1837‑1838‑1839‑1840 sous le commandement de M. J. Dumont d’Urville, Paris, Gide, Texte de l’anthropologie, 1854, p. 257.
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Fig. 14. Céphalomètre de Dumoutier, destiné à la mesure des bustes Source : J. Dumont d’Urville, Voyage au Pôle Sud et dans l’Océanie sur les corvettes L’Astrolabe et La Zélée, Atlas anthropologie, Paris, Gide, 1846, planche 48 Crédit : collection privée.
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abusive, être confinée à un discours univoque et « raciste ». Si on peut considérer aujourd’hui que les bustes phrénologiques ne sont que les reliquats d’une science morte, il est possible aussi d’y lire une tension constitutive des sciences humaines contemporaines. Tout est dans la technique mise en œuvre : le moulage sur nature marque le désir d’offrir une fidèle image de l’Autre mais la coupe des cheveux trahit la réduction inhérente au savoir scientifique. Même si la sculpture phrénologique est fausse dans sa scientificité, elle rappelle, à qui veut l’entendre, la limite du regard ethnologique et, bien au-delà, de toute tentation d’objectivation de l’homme. Mais les bustes de Dumoutier témoignent aussi en un sens d’une exigence tout aussi difficile à contenter, de quelque chose de ténu et d’immatériel : la relation de dialogue. L’intérêt de ces moulages, ce qui fait qu’ils nous parlent encore, passe aussi et surtout par la connaissance de la relation que Dumoutier a entretenue avec ses « sujets ». Relation faite de ratages, de méconnaissance, de contre-sens, d’indéniable réduction mais aussi d’étonnements, de joies, et parfois même de ce qui devrait constituer l’expérience de toute démarche dite « scientifique » : un retour à soi distancié.
V Déclin
L
e regard distancié que Dumoutier porte sur les mœurs de sa société n’ira pas jusqu’à remettre en cause le bien-fondé de sa phrénologie. Celle-ci subit pourtant dans les années 1830 de multiples aménagements, jusqu’à n’avoir qu’un lointain rapport avec les propositions de Gall : bien des disciples s’affranchissent en effet peu à peu des servitudes de la physiologie. Dédaignant la voie de l’expérimentation animale explorée par Malacarne, Bell et Magendie, ils s’en tiennent à l’anatomie comparée en refusant de pratiquer des « mutilations » sur les cerveaux sains. Considérant du reste que l’essentiel des connaissances est découvert, il leur paraît moins urgent de s’astreindre au progrès de la théorie qu’à la faire appliquer. Semblant asphyxiée par les contradictions de ses adeptes, la doctrine trouve un second souffle dans sa radicalisation politique. Lorsque Louis-Philippe inspire un repli conservateur à son gouvernement, les phrénologistes exigent plus encore de réformes, rompant ainsi l’alliance avec le seul régime politique qui les ait favorisés. La révolution de 1848 soldera l’ensemble, en provoquant la chute de Louis-Philippe et la dispersion de l’association des phrénologistes savants. Dès avant cette échéance fatale, pourtant, la phrénologie a donné, comme la société qu’elle critiquait, des signes avant-coureurs de sa chute.
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Des médecins partent en croisade Gall a rencontré immédiatement, nous l’avons vu plus haut, de vives objections de la part de la communauté savante et il faut répéter que la phrénologie n’a jamais fait l’objet d’un consensus, même lors de cet « âge d’or » qui dure grosso modo les douze premières années du règne de Louis-Philippe. Les railleurs ne se sont jamais tus et, en 1830 encore, paraissait une courte comédie satirique, M. et Mme Frontal, écrite par le docteur Colombat (1797‑1851) 1. Mais il y a plus important. Aussi curieux que cela puisse paraître maintenant, des approches que l’on qualifierait maintenant de « métaphysiques » ou « philosophiques » ont conservé une forte légitimité face à l’induction phrénologique. La conception spiritualiste des « passions » perdurera par exemple durant tout le xixe siècle et, en 1827, le docteur J.-L. Alibert (1768‑1837), proche ami du philosophe Laromiguière, rappelle dans sa Physiologie des passions qu’il faut, pour comprendre l’homme, chercher uniquement dans son âme et non « dans les organes matériels de son enveloppe corporelle » : « C’est, en effet, au fond de l’âme que se trouvent les plus hautes comme les plus sublimes doctrines de la philosophie humaine. Les fondements de la morale y reposent ; les principes immuables de nos devoirs y sont écrits en caractères sacrés 2. » À côté de ce strict spiritualisme, la phrénologie doit faire face à la bien plus redoutable philosophie « éclectique », qui sévit tant dans le champ universitaire que dans certaines revues médicales. François Broussais a beau siéger à l’Académie des sciences morales et politiques, rétablie en 1832, il ne parvient pas à faire contrepoids face à la philosophie éclectique emmenée par Victor Cousin 3. Alors que Cousin donne le ton de la doctrine en 1 Marc Colombat, M. et Mme Frontal ou cranomanie et romantisme, Paris, Mansut fils, 1830. 2 Jean-Louis Alibert, Physiologie des passions, vol. 1, Paris, Béchet jeune, 1827. 3 F. Broussais donnera deux importants mémoires : « Mémoire sur l’association du physique et du moral », Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, 1837, vol. 1., p. 113‑199 et « Du sentiment de l’individualité, du sentiment personnel et du moi », Mémoires de l’Académie des sciences
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philosophie, l’identité de ce courant se forge moins en médecine par référence à une œuvre précise que par les rejets de la physiologie de Broussais et de la phrénologie. Gabriel Andral est l’un des rares médecins à concilier cousinisme et phrénologie. Les autres ténors de l’éclectisme médical ignorent la théorie de Gall (Trousseau, Velpeau, Rayer, Chomel…) ou l’attaquent ouvertement. Sur ce front, Jules Guérin est aux avant-postes. L’initiateur des controverses sur Napoléon, Lacenaire et Fieschi est le propriétaire et le rédacteur en chef de la Gazette médicale de Paris. Sa revue a repris en 1830 le flambeau de la vénérable Gazette de santé, qui s’est éteinte dans sa 57e année d’existence ; mais elle a également absorbé au début de la monarchie de Juillet plusieurs périodiques médicaux nés dans l’euphorie de la nouvelle loi sur la presse de 1827 1. En 1830, son prospectus propose un bilan et un programme. Le bilan ? C’est que la décennie précédente a été consacrée à la critique de la théorie de l’irritation de Broussais. Cela suffit, il faut désormais un projet. Il est temps pour Guérin que le journalisme médical s’élève vers la « philosophie puissante » qu’est l’éclectisme 2. Une telle profession de foi vaut déclaration de guerre à la phrénologie. Et le ton du premier article sur ce thème ne souffre aucune équivoque. Il s’agit d’un compte rendu de la première séance annuelle de la Société phrénologique. Le rédacteur en chef y avertit ses lecteurs que cette société ne promet « pas une grande variété dans les travaux, et une nullité complète de nouveaux résultats pour la science ». D’ailleurs, les véritables savants ne devraient pas tarder à quitter l’association, dès qu’ils s’apercevront qu’il est impossible de contredire son dogme. Quant aux autres, ceux qui resteront, Guérin les divise en deux classes : morales et politiques, 1841, vol. 3, p. 91‑146. Sur l’opposition Broussais/ Cousin à l’Académie des sciences morales et politiques, voir Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des sciences morales (17895‑1850), Paris, L’Harmattan, 1995, p. 185‑193. Sur le débat autour de la psychologie, voir aussi F. Azouvi, « Psychologie et physiologie en France 1800‑1830 », art. cité, 1984. 1 Cette loi permet aux revues médicales d’être exemptées de cautionnement. 2 Prospectus, in Gazette médicale de Paris, 1830, p. 1.
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Le langage des crânes Parmi ceux qui étudieront sérieusement le système de Gall, il y a des persuadés d’une foi inébranlable, inaccessibles au doute […] Ceux-ci sont des niais, comme il y en a partout et dans les plus respectables assemblées. Il y a aussi les esprits courts, à grandes prétentions philosophiques, qui s’imaginent et affirment gravement que la doctrine de Gall est la clef de toutes les sciences morales et politiques ; qu’il suffit de savoir qu’on ne peut penser sans cerveau pour n’avoir plus rien à apprendre sur la nature humaine, et que l’anatomie du cerveau donne l’explication dernière et complète de la métaphysique, des religions, de la morale, de la psycologie 1, de la politique. Ceux-ci sont des pédants présomptueux, qui ignorent les premiers mots de toutes les questions, et qui tranchent du professeur dans des matières où ils pourraient recevoir des leçons du plus mince écolier en philosophie. Ces deux classes d’esprit tiendront ferme. On ne peut pas prévoir que l’étude de la phrénologie les modifie. L’étude, en effet, n’éclaire jamais les esprits vides ni les esprits faux ; mais elle produira d’autres effets sur tous les hommes de bonne foi, dont l’intelligence est libre de passions et de préjugés, et qui examinent dans le seul but d’arriver à la vérité, sans tenir à ce qu’elle soit là plutôt qu’ici, dans un système plutôt que dans un autre 2.
Adversaire tenace et sarcastique, Guérin prend un malin plaisir à brocarder tous les événements phrénologiques susceptibles d’être tournés en dérision. Il ne manque pas à cet égard d’épingler la mesure comparative du crâne de Broussais, exécutée avant et après son entrée à l’Académie des sciences morales et politiques. C’est que le phrénologiste académicien a « eu l’heureuse idée d’examiner aujourd’hui si les dimensions de son crâne n’auraient pas par hasard été modifiées par le prodigieux travail intellectuel auquel il s’est livré depuis. L’application du cranomètre a constaté que la protubérance métaphysique avait gagné trois millimètres. C’est bien peu sans doute que trois millimètres, mais enfin, dans quatre années seulement, on ne pouvait pas 1 « Psycologie » : l’orthographe d’époque est conservée dans les citations. 2 Jules Guérin, « Société phrénologique. Séance annuelle », Gazette médicale de Paris, 1832, t. 3, p. 545.
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exiger davantage […] Cela commence, comme on voit, à devenir un peu fort ; mais patience, on nous en fera voir bien d’autres, Dieu aidant. Risum teneatis 1 ! ». Si la phrénologie ne perd que lentement la bataille des revues médicales, elle échoue plus nettement dans sa conquête des institutions savantes, qui sera toujours partielle et souvent éphémère. On pourrait y voir une preuve de la bonne logique et du raisonnement sans faille des savants desdites institutions. Mais ce serait projeter dans le passé un jugement émis par une conception idéaliste du présent. Il ne faudrait pas beaucoup développer les critiques académiques pour que ces dernières nous apparaissent aussi étranges que les assertions produites en faveur du système de Gall. Cette étrangeté tient au fait que la somme des arguments en jeu dépasse de loin le champ de ce que nous pouvons accepter de nos jours sous le terme de « science ». La théologie, alors, a droit de cité dans la discussion. Le débat a même pris des allures de croisade depuis qu’un fidèle disciple de Buchez et de l’abbé Badiche a justifié comme suit son entreprise critique, destinée aux élèves de l’école de médecine de Paris : « Cet examen critique du système phrénologique vous est adressé par nous qui avons décidé de combattre, avec énergie et persévérance, pour la sainte cause de l’unité et de la fraternité chrétienne 2. » On ne pouvait faire appel à l’« utilité sociale » et aux intérêts culturels de manière plus évidente. Laurent Cerise (1807‑1869) affiche d’ailleurs sans ambages sa position sur l’échiquier politique en expliquant qu’il en appelle à la religion pour faire rempart à l’assaut des « républicains matérialistes ». Dérapage ou inconséquence de Cerise ? Ni l’un ni l’autre. À l’époque, la valeur d’une théorie médicale peut encore être évaluée sur des critères moraux. C’est pourquoi le même médecin tient à rappeler ce point de méthode : 1 Ibid., p. 580. 2 Laurent Cerise, Exposé et examen critique du système phrénologique, considéré dans ses principes, dans sa méthode, dans sa théorie et dans ses conséquences, Paris, Trinquart, 1836, p. XI. Cerise est un proche ami de Buchez et il collabore à L’Européen, revue fondée en 1835 pour diffuser les opinions morales et philosophiques du maître.
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Le langage des crânes Quel est en un mot le critérium de la vérité, quel est le principe de certitude ? Ce critérium, Messieurs, c’est la morale. C’est parce qu’on le place ailleurs que dans la morale que le doute règne, et avec le doute, la confusion et le mal. Ce critérium a été placé dans le témoignage des sens. Or les sens sont impuissants à nous donner la loi des rapports qui existent entre l’activité humaine et le monde, ils sont impuissants à nous donner le point de départ de toute conception scientifique ; ils sont impuissants à nous donner la loi d’une seule des existences de l’univers et de leur harmonie avec l’ensemble de la création 1.
Ce type d’argumentaire est récurrent chez les adversaires de la doctrine de Gall. On lit la même objection dans l’article « Phrénologie » que Paul Gentil signe pour le Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature : « Ne posez plus en principe que toute faculté d’un être animé dérive de son organisation. Un organe matériel ne peut influer que sur les mouvements physiques et mécaniques, et puisque vous admettez l’âme spirituelle, n’est-il pas plus raisonnable d’attribuer mes facultés intellectuelles à cette intelligence, qui est l’âme, que d’en chercher la source dans un organe matériel 2 ? » Si Cerise n’exclut plus, comme au temps du rapport de 1808, la possibilité d’une étude sur les rapports entre le physique et le moral, il révoque à la fois les perspectives de Gall et de Cabanis. Les deux savants se seraient fourvoyés en expliquant les origines des sentiments par un système unitaire et il vaut mieux alimenter les recherches aux sources vivifiantes du dualisme cartésien 3. Cerise récuse en vrac toutes les théories matérialistes car elles négligent le monde des « impressions », dans lequel l’homme jouit de la plénitude de son libre arbitre :
1 Ibid., p. XI. 2 Paul Gentil, « Phrénologie », in F.-E. Guérin (éd.), Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature…, Paris, Imprimerie Cosson, 1834‑1840, 9 vol., p. 424. 3 L. Cerise, « Que faut-il entendre, en physiologie et en pathologie par ces mots : influence du moral sur le physique, influence du physique sur le moral ? », Annales médico-psychologiques, 1843, vol. 1, p. 1‑21.
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243 C’est ainsi que, placés au point de vue d’une philosophie réactionnaire, les plus célèbres physiologistes se sont réunis pour opposer au principe de la dualité humaine le principe de l’unité automatique. Les impressions qui ont lieu avec conscience, que l’homme peut provoquer, prévenir, modérer, ou du moins condamner ou approuver, ont été confondues avec les sympathies, dont le caractère consiste précisément à avoir lieu sans conscience, obscurément, auxquelles par conséquent l’homme ne peut ni résister ni consentir 1.
En plus de ses publications antiphrénologiques, le bretteur catholique croise le fer avec les phrénologistes à l’Institut historique. Lointain ancêtre de la Société des études historiques, créée en 1872, l’Institut a été fondé le 28 décembre 1833 à l’initiative de Joseph-François Michaud et d’Eugène Garay de Monglave sous les auspices du gouvernement 2. La séance inaugurale a eu lieu le 23 mars 1834 en présence de trente-huit membres fondateurs parmi lesquels on compte Ampère, Ballanche, Lamartine, De Jouy, Jomart, Michelet et quelques sympathisants de la cause phrénologique comme Gabriel Andral, Alexandre de Laborde, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et Jean Bouillaud 3… D’autres phrénologistes les ont rejoints ensuite, dont Beunaiche de Lacorbière, Marchal de Calvi, Jean-Baptiste Mège, Claude Pierquin, Trompeo, Casimir Broussais et Sarlandière. C’est d’ailleurs Broussais fils qui a rédigé l’introduction du premier tome de la revue de l’Institut 4. Ainsi mis en confiance, les phrénologistes ont d’abord quelques velléités de prosélytisme. Casimir Broussais distribue en 1834 et en 1835 des billets d’entrée 1 Ibid. 2 Adolphe Thiers, Lettre à Eugène de Monglave, cité in Registres de l’Institut historique, manuscrit n° 9185, bibliothèque de l’Arsenal, p. 4. Guizot, rapport au roi daté du 31 décembre 1833 et publié dans Le Moniteur, 13 janvier 1834. Sur l’Institut, voir Marc Renneville, La Médecine du crime. Essai sur l’émergence d’un regard médical sur la criminalité en France (1785‑1885), Lille, ANRT-Presses universitaires du Septentrion, 1997, p. 475‑482. 3 Paul Deslandres, « Les débuts de l’Institut historique », Revue des études historiques, 88e année, juillet-septembre 1922, fascicule 124, p. 299‑324. 4 C. Broussais, « Introduction », Journal de l’Institut historique, 1834, t. 1, p. 1.
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pour la séance annuelle de la Société phrénologique 1. Le jeudi 16 juillet 1835, le docteur Sandras, converti par Dumoutier, fait dans la séance de la quatrième classe un compte rendu des travaux de la société. Dans la discussion, Rivail se plaint du peu d’études menées sur les enfants et il invite les phrénologistes à visiter son établissement privé d’éducation. Colombat – l’auteur de M. et Mme Frontal – propose une application de la phrénologie à la compréhension du tempérament féminin et Monglave donne de nouvelles informations sur le « bon nègre » Eustache 2. Mais tandis que les phrénologistes discutent, les partisans du catholicisme social prennent les commandes de l’Institut. Philippe Buchez lui-même accède, en 1835, au poste de vice-président et, dès le congrès annuel suivant, la phrénologie est prise à partie 3. Une communication de Casimir Broussais déclenche une discussion houleuse entre Henri Belfield, Sandras et Cerise 4. Le différend porte sur la question de savoir si le système nerveux fonctionne comme un seul organe ou s’il faut y admettre des spécialisations fonctionnelles. Belfield défend l’unité de l’organe en avançant trois observations physiologiques : 1) Il n’y a pas dans la moelle un faisceau destiné à la sensibilité et un autre à la mobilité. 2) Le troisième faisceau donnant naissance aux nerfs « respirateurs » de Charles Bell n’existe pas. 3) La moelle ne trouve pas son origine dans la réunion de plusieurs ganglions 5. 1 2
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Registres de l’Institut historique, op. cit., n° 9190, p. 7. Journal de l’Institut historique, 1835, t. 2, p. 307. Dumoutier répétait à Sandras que la phrénologie était une « science qui aura longtemps encore besoin de travail et de dévouement » (S. Sandras, « Société phrénologique. Rapport », Journal de l’Institut historique, 1835, t. 3, p. 19). Journal de l’Institut historique, 1835, t. 3, p. 136. « Rechercher dans l’histoire des sciences et de la philosophie les premières notions de la science phrénologique » (Journal de l’Institut historique, 1835, t. 2, p. 273‑277). Journal de l’Institut historique, 1835, t. 3, p. 189. Charles Marchal (de Calvi), Discours prononcé au congrès de l’Institut historique…, Paris, Lebègue, s.d., p. 5.
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La théorie de Gall étant rudement contestée dans ses fondements, même par les buchéziens Beldfield et Cerise, Marchal de Calvi propose une réponse argumentée. Il réfute les affirmations de Beldfield en invoquant les travaux de Magendie, Pinel-Grandchamp, Foville, Bouillaud, Lallemand et Rostan sur la fonction des lobules antérieurs du cerveau (siège de la parole). La discussion générale met aux prises Casimir Broussais, Sandras, Lacorbière, Beldfield, Cerise et Roux. Elle est très animée ; chacun campe sur ses positions 1. La polémique dure ainsi quelques semaines. Beunaiche de Lacorbière y revient encore le 28 décembre lors de la séance générale annuelle de l’Institut mais le comité de rédaction du journal décide de ne pas imprimer son texte 2. Les contempteurs de Gall tiennent là leur première victoire. D’autres vont suivre car le refus de publier Beunaiche coïncide avec une évolution générale de l’Institut. Après la réorganisation des sections de travail en février 1836, c’est Cerise qui dirige le plus fréquemment les séances de la classe des Sciences physiques, mathématiques, sociales et philosophiques. Ce pourfendeur de l’hérésie phrénologique est élu président de classe en 1838 et 1839, tandis que la vice-présidence est confiée à son ami l’abbé Badiche. L’objectif du duo est de faire reculer le matérialisme et de rappeler les sains principes du catholicisme. Dans la séance du mercredi 21 mars 1838, l’ouvrage de Victor Courtet de Lisle, La Science politique fondée sur la science morale ou études des races humaines, est pris à partie. L’abbé Badiche juge que l’auteur n’est pas crédible car il prend trop de liberté avec ce que disent les écritures saintes sur l’origine des races humaines. L’année suivante, le même ouvrage est défendu par Eugène de Monglave comme une œuvre incontournable sous le rapport des « caractères physiologiques des peuples et leurs systèmes sociaux 3 ». 1 2 3
Journal de l’Institut historique, 1835, t. 3, p. 230. On peut toutefois le consulter sous forme de brochure : Beunaiche de Lacorbière, Réponse aux objections faites à la phrénologie…, Paris, Pihan Delaforest, 1836, 28 p. Biliothèque de l’Arsenal, Registre manuscrit de l’Institut historique, n° 9190, p. 64. Voir aussi Journal de l’Institut historique, 1839, t. 10, p. 35.
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Cerise rappelle alors dans la discussion que l’abbé Frère avait rassemblé une collection de crânes de toutes les époques de l’histoire de France et une autre collection de « peuplades sauvages » démontrant qu’à une époque reculée, c’était la partie postérieure du cerveau qui prédominait – comme chez les idiots – tandis que depuis quelques siècles, c’était, au contraire la partie frontale qui tendait à s’accroître. Évidemment, Cerise se garde bien alors de faire la moindre allusion aux sympathies phrénologiques de l’abbé. Dans la séance suivante, le médecin catholique défend même l’évidence d’un rapport étroit entre les caractères physiologiques et l’organisation sociale en s’appuyant sur… l’esclavage. Le parallèle est vivement contesté par d’autres membres de la séance : Monglave, Nigon et de Berty estiment qu’il faut minimiser l’importance du climat et Leudière répond à Cerise que des peuples physiologiquement proches et vivant sous les mêmes conditions climatiques vivent librement ou sous le régime de l’esclavage 1. Devant cette levée de boucliers, Cerise esquive et propose dans la séance suivante d’ajourner purement et simplement cet ordre du jour. Ce dérapage est toutefois sans conséquence à moyen terme et il n’empêche pas la mobilisation grandissante autour d’une anthropologie catholique de combat. L’abbé Badiche préside de plus en plus souvent les réunions et les nouveaux membres admis sont surtout des hommes du clergé. En 1840, dans sa revue de l’Essai sur l’existence de Dieu et sur l’existence de l’âme de l’abbé Constantin de Pietri, Cerise reproche à l’auteur sa complaisance pour le déisme et une position trop timorée face à l’incrédulité religieuse ambiante 2. Le tournant est alors irréversible et les phrénologistes n’ont plus droit au chapitre. Le plus fort indice de cette éviction concerne la question du régime pénitentiaire. En 1842, Badiche fait un compte rendu élogieux de l’ouvrage rédigé sur ce thème par Marquet-Vasselot. Si l’abbé est bien, comme l’auteur 1 Registre manuscrit, op. cit., p. 67. 2 L. Cerise, « Revue de l’Essai sur l’existence de Dieu et sur l’existence de l’âme par l’abbé Constantin de Pietri », L’Investigateur, t. 1, 2e série, 1840, p. 61‑63.
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et les phrénologistes, favorable à l’isolement des condamnés par catégories (condamnés politiques, militaires, sexes, âges, récidivistes…), il estime avec Marquet-Vasselot (et beaucoup d’autres) qu’il est tout à fait inutile de porter l’effort sur le « régime matériel des prisons ». Ce dernier a « reçu les améliorations qu’il était possible, et on ne peut aller plus loin sans blesser la morale publique » 1. Rhétorique d’une actualité intemporelle. Pour Badiche, le seul moyen d’amender durablement les prisonniers est de faire régner « la crainte de Dieu et l’empire de la religion 2 ». Et de recommander chaudement la lecture des ouvrages de Marquet-Vasselot aux « faiseurs d’utopie »… On est loin ici du volontarisme – utopique ? – défendu par les phrénologistes en matière de redressement des idiots et des criminels. Perdant peu à peu sa place dans les revues et les institutions savantes, la phrénologie se voit aussi attaquée par une Compagnie de Jésus qui a retrouvé sa puissance. Si l’attaque directe des jésuites avait eu un sens politiquement fort sous la Restauration, elle avait aussi provoqué à terme la crispation du clergé contre la doctrine de Gall. On a peine à imaginer combien l’anthropologie phrénologique sent le soufre pour les autorités cléricales. Publiées en 1843 sous les auspices de monseigneur de Luca dans les Annales des Sciences religieuses, les études de Louis-Ignace Moreau dénoncent haut et fort le matérialisme phrénologique qui « proclame au-dedans de l’homme le règne de la matière » comme un « paganisme interne » 3. Certain Labbey – ce phrénologiste devait maudire son patronyme – publie la même année tous les articles ayant attaqué la doctrine dans son département de la Manche. Le recueil contient des textes 1
Marquet-Vasselot cite lui-même Martignac dans Examen historique et critique des diverses théories pénitentiaires, ramenées à une unité de système applicable à la France, Lille, Vanackère fils, 1835, vol. 2, p. 25. 2 Marie-Léandre Badiche, « Revue de l’Examen historique et critique des diverses théories pénitentiaires », L’Investigateur, t. 2, 1842, p. 454. 3 Louis-Ignace Moreau, Du matérialisme phrénologique, Paris, Debécourt, 1843, p. 40‑41. Voir aussi Louis Forichon, Le Matérialisme et la phrénologie combattus dans leurs fondements…, Paris, P.-J. Loss, 1840.
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de chanoine défendant des conceptions spiritualistes de la folie et des argumentaires de professeur de philosophie réfutant la phrénologie dans les séminaires. Leurs objections relèvent de la théologie et non de la physiologie. Mais comment s’en étonner, lorsque le docteur Buchez défend, dans un cours d’introductions aux sciences médicales, l’« universalité du critérium moral » ? Pour cet influent médecin catholique, l’homme de science n’a le choix qu’entre deux systèmes : Ou bien il faut admettre, que tous les êtres créés ont été créés par l’acte immédiat et direct de Dieu ; et que la révélation directe du verbe de Dieu, qui a enseigné aux hommes la loi générale de tous leurs rapports, est la source première et unique de toutes les sciences humaines : et c’est là la doctrine spiritualiste : – ou bien il faut admettre, que tout ce qui existe, existe essentiellement et par lui-même ; et alors il faut tourner sans cesse dans un cercle vicieux perpétuel, et être sans cesse appelé à choisir entre les deux termes d’un dilemme inexorable – une contradiction scientifique ou une absurdité métaphysique : et c’est là la doctrine matérialiste. Entre ces deux doctrines, il n’existe pas de moyen terme possible : une science fausse et une logique pitoyable peuvent seules en créer un 1.
C’est donc au nom de la morale, comme Cerise en 1836, que Buchez rejette la science phrénologique, en se dispensant même de discuter ses arguments physiologiques 2. L’orateur met en garde les carabins : Il vous sera dit dans le cours de vos études, et c’est la doctrine phrénologique qui se chargera de vous l’enseigner, que tous les actes des hommes sont les conséquences nécessaires, ou
1 Philippe Buchez, Introduction à l’étude des sciences médicale (Leçons orales recueillies et rédigées par Henry Belfield Lefevre), Paris, Éveillard et Cie, 1838, p. 155‑156. 2 Cette réfutation n’est pas mentionnée dans l’importante étude d’E. A. Williams sur l’anthropologie et la médecine de cette époque, qui affirme que Buchez laissa le soin de cette critique à Cerise. Cf. The Physical and the Moral. Anthropology, Physiology and Philosophical Medicine in France. 1750‑1850, Cambridge, CUP, 1994, p. 221.
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les résultats nécessaires, des aptitudes déposées en eux : que ces aptitudes elles-mêmes résultent de l’organisation même du cerveau ; et que, par conséquent, la disposition organique de l’appareil cérébral prédétermine nécessairement tous les actes humains. À cette argumentation vous répondrez : que toute doctrine semblable conclut à la non-existence de l’âme, puisque, tous les actes humains étant déterminés par la seule organisation de l’appareil cérébral, l’âme existe comme si elle n’existait pas. Or, toute doctrine qui conclut à la négation de l’une des existences que la morale suppose et démontre, étant par cela seul démontrée fausse, vous serez par cela seul dispensés de toute autre vérification. D’ailleurs, cette doctrine ne nie-t‑elle pas le premier fondement de toute morale ? – la libre responsabilité des hommes 1.
Lignes de fracture Ultime bastion de la doctrine, la Société phrénologique vacille peu à peu, tant par l’absence de reconnaissance officielle que par l’agitation centrifuge de ses membres. Si Louis-Philippe s’est extasié devant l’ingénieux craniomètre de Sarlandière en 1833, son gouvernement a refusé dans le même temps d’octroyer le statut d’institution d’utilité publique à la Société phrénologique 2. Le couperet gouvernemental étant tombé, la Société a dû faire face à des difficultés financières. Les réunions se sont poursuivies pourtant, riches d’analyses d’ouvrages, de communications, de discussions ou de controverses. En 1837, l’arrivée à Paris d’un jeune prodige mathématicien est l’occasion d’une énième polémique. Âgé de 10 ans et quatre mois, ce jeune berger venant de Syracuse n’a reçu aucune instruction, mais il est capable de résoudre mentalement des opérations compliquées. À vrai dire, le cas n’est pas tout à fait inédit 1 P. Buchez, Introduction à l’étude des sciences médicale, op. cit., p. 155. 2 Extrait du registre des séances du comité du Conseil d’État. La demande de statut d’utilité publique (et non de société savante) se fit sous la présidence d’Andral. On trouvera le dossier avec toutes les pièces justificatives aux Archives nationales, série F17, carton 3038.
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et les médecins américains ont rendu compte quelques années avant d’un cas similaire. Déjà en 1811, dans l’État du Vermont, Zerah Colburn avait montré qu’il pouvait calculer de tête sur des grands nombres. À sept ans, il répondait instantanément à des questions du type : « Combien y a-t‑il d’heures en sept ans, 14 jours et 40 heures ? – 61 696 », « Combien y a-t‑il de secondes en 25 ans ? – 788 400 000 » 1. Mais Vito Mangiamèle semble plus doué encore, car lorsque Arago l’interroge en juin 1837 lors d’une séance de l’Académie des sciences, il résout les opérations suivantes : « Quelle est la racine cubique de 3 796 416 ? » La réponse vient en moins d’une minute : « 156. » « Quel est le nombre qui satisfait à la condition que son cube, plus cinq fois son carré, est égal à 42 fois ce nombre augmenté de 40 ? » La réponse est instantanée : « 5 » 2. Les partisans comme les opposants à la phrénologie pensent tenir en Vito le cas décisif. N’est-il pas l’exemple rêvé pour vérifier la localisation cérébrale de l’organe des mathématiques ? Dumoutier fait un moulage et une cranioscopie plaidant en faveur de la phrénologie : « La nature a imprimé sur le front du jeune Vito le sceau des Pythagore, des Archimède, des Euclide, des Newton, des Képler. Comme chez eux, l’extrémité externe des sourcils est un peu relevée et prolongée en arrière ; l’angle orbitaire externe du frontal est abaissé et avancé au-dessus de l’angle externe des paupières, qu’il déprime 3… » Évidemment, le rédacteur de la Gazette médicale de Paris ne discerne rien de tout cela, et il le déclare sans ambages à ses lecteurs : les phrénologistes voient une tubérosité qui n’existe pas. Vito n’a 1
Mac Neven, « An account of Zerah Colburn, the wonderful calculator », The New York Medical and Philosophical Journal and Review, vol. 3, 1811, p. 19‑23. 2 « Sur un enfant qui paraît doué d’une rare facilité pour les calculs numériques. Académie des Sciences. Juin 1937 », Journal des connaissances médico-chirurgicales, n° 2, 1837, p. 85‑86. 3 A. Dumoutier, « Le jeune Vito Mangiamèle (appréciation phrénologique) », La Phrénologie, vol. 1, n° 9, 30 juin 1837, p. 3.
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point la bosse des maths 1. Broussais père répond en arguant de la mauvaise foi d’adversaires feignant d’ignorer qu’un talent supérieur est souvent l’expression de l’activité conjuguée de plusieurs facultés. Ainsi, chez le jeune génie : L’organe des nombres est fort, puisqu’il maintient jusque dans la tempe l’élévation et la direction horizontale de l’extrémité du sourcil. Mais cet organe n’a pas besoin d’un volume énorme, puisque les prodiges du calcul que nous admirons chez Vito ne dépendent pas uniquement de la mémoire des nombres ; puisque ce qui s’y trouve de plus surprenant et, nous osons le dire, de plus estimable, vient des facultés des formes, de la représentation individuelle, de la comparaison et de la causalité 2.
La même année, Charles Place donne un cours de phrénologie. Dans la séance qu’il consacre à l’organe du calcul, il revient sur le cas Vito pour préciser, comme Broussais, que l’esprit mathématique exige davantage que le talent des nombres, qui n’offre tout au plus que l’intuition des chiffres. Un bon mathématicien doit aussi avoir un fort développement des organes de la configuration, de la causalité et de la comparaison. Or tous ces organes sont présents chez Vito. Après le cours, d’ailleurs, le public est invité à tester les facultés mentales du prodige. Soumis à des résolutions de problèmes pendant une heure, le jeune Vito n’est pas pris en défaut une seule fois 3… Si Vito est un cas particulièrement rare de génie mathématique, les phrénologistes ne renoncent pas à leur gibier favori. Les 29 avril et 15 mai 1839 par exemple, les séances sont consacrées à l’expertise du crâne de l’assassin Soufflard car le docteur Constantin James, un élève de Magendie, a affirmé que la pièce était un cuisant démenti au système phrénologique. La Société possédant dans son musée le moulage de la base du crâne et 1
« Feuilleton. Séance de la Société phrénologique », Gazette médicale de Paris, 1837, p. 596‑597. 2 F.-J.-V. Broussais, « Réfutation des opinions publiées par divers journaux à propos de Vito Mangiamèle », La Phrénologie, vol. 1, n° 9, 30 juin 1837, p. 4. 3 C. Place, « Cours de phrénologie. Séance du jeune Vito Mangiamèle », La Phrénologie, t. I, n° 12, 1837, p. 3‑4.
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du cerveau de Soufflard, Charles Place en donne l’analyse dans la séance du 29 avril 1839 ; puis elle nomme une commission chargée de répondre dans les journaux aux « erreurs » de James. L’affaire « Soufflard » ne s’arrête pas là. D’après Labbey, la Société phrénologique possède une empreinte authentifiée du crâne incriminé, mais d’après James, ce moulage est un faux grossier car Soufflard avait « les bosses du meurtre beaucoup moins développées que la plupart de MM. les Phrénologistes eux-mêmes 1 ». Parfois, ce sont les membres de la Société qui sont en désaccord. Les 29 mai et 12 juin 1839, ils se divisent à la suite du dépôt du troisième mémoire de Belhomme sur les localisations cérébrales de la folie. Les docteurs Guichard, Place et Lemaire s’opposent avec véhémence au rôle – trop important selon eux – que leur confrère fait jouer aux viscères dans l’étiologie de l’aliénation mentale. Tout cela rappelle un peu trop le broussaisisme première manière. Belhomme répond à ses collègues en expliquant qu’il faut distinguer les « folies essentielles », d’origine cérébrale, et les « folies sympathiques », d’origine gastrique. D’autres fois, et ces cas sont de plus en plus fréquents, les analyses cranioscopiques dérivent. Le secrétaire général de la Société, l’écrivain Auguste Luchet, produit le 1er juillet de la même année une notice détaillée sur le suicide du poète Hégésippe Moreau. Bel exemple de la nouvelle orientation de la société, son discours tient plus de la harangue politique que d’une autopsie physiologique : Prenez-y garde, Messieurs, cette mort qui sera deux fois illustre, car elle a été deux fois horrible, car elle nous a pris Moreau, et elle nous l’a pris dans un lit d’hôpital ; eh bien ! cette mort a été faussement appréciée par le plus grand nombre : cette mort a soulevé des imprécations bonnes à tout propos, peut-être, excepté
1
On trouvera le texte complet de C. James in Théodore Labbey, La Phrénologie et le jésuitisme, ou discussion physiologique entre un médecin et un disciple de Loyola, Saint-Lô, Imprimerie Jean Delamare, 1843, p. 8‑16. Voir aussi C. Place, « Notice phrénologique sur l’assassin Soufflard », La Phrénologie, juin 1839, p. 3‑7.
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253 à propos d’elle ! Non que je veuille absoudre la société d’une part dans ce grand malheur ; nul ne meurt ainsi d’un suicide subit ou calculé, sans que nous ayons tous le droit de t’en demander compte, société pourrie, détestable et détestée ! […] Il sentait bien lui, Moreau, l’inutilité du poète parmi cet incessant roulis d’intérêts, d’avidités, de cupidités, sacs d’écus à figure d’homme s’entrebattant, s’entrevolant, s’entrecrèvant toujours [sic] […] Il se fatiguait d’être partout coudoyé, partout éclaboussé par des gens dont la noblesse avait pour livre d’or le carnet de leur agent de change, pour fastes les archives de la police, pour devise ce mot : accumulation 1.
Cette politisation n’est pas propre à Auguste Luchet. Déçu par la réforme pénale de 1832, alors qu’il attendait, comme ses collègues phrénologistes, l’adoption d’un nouveau code, Benjamin Appert lui-même a perdu les faveurs de la cour depuis qu’il a publié, en 1836, son recueil sur les bagnes et les prisonniers 2. Chez beaucoup de membres actifs, la filiation au babouvisme exacerbe l’opposition au régime monarchique. Parmi les fondateurs de la revue phrénologique, qui publie trois fascicules de juin à septembre 1837, on compte Pierre Dubosc, l’un des rédacteurs du Journal du Peuple. Or Dubosc est entré dès septembre dans le comité central de l’opposition constitutionnel, fondé à l’initiative d’Étienne Garnier-Pagès sur le modèle de la société Aide-toi, le ciel t’aideras. Après la répression menée en 1840 par l’armée contre les partisans de Blanqui, Dubosc est devenu avec Napoléon Gallois le principal artisan de la réorganisation de la Société des saisons, hostile au gouvernement de Louis-Philippe 3. Entre-temps, le 1 Auguste Luchet, « Hégésippe Moreau », La Phrénologie, 1839, p. 43. C’est Luchet qui souligne. 2 B. Appert, Bagnes, prisons et criminels, Paris, Guilbert et Roux, 1836, 4 vol. 3 Jeanne Gilmore, La République clandestine. 1818‑1848, Paris, Aubier, 1997, p. 254‑274. Dubosc est l’un des nommés du gouvernement provisoire de l’appel à l’insurrection du 12 mai 1839, aux côtés de Barbès et Blanqui. Jérôme Louis, « La Société des saisons : un réseau républicain sous la monarchie de Juillet », in Henri Bresc (dir.), Réseaux politiques et économiques, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2016, p. 240
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journal des phrénologistes a publié son dernier fascicule en août-septembre 1839. Le déclin de la Société phrénologique s’amorce ainsi au moment où la monarchie censitaire prend, avec Guizot, un tour conservateur. La rupture avec le régime est consommée lorsque deux autres phrénologistes actifs, Beunaiche de Lacorbière et David d’Angers, défilent bien en vue aux côtés du général La Fayette, d’Hippolyte Carnot et Buchez le 27 juin 1841, dans le cortège républicain qui escorte au Père-Lachaise la dépouille – probablement acéphale – d’Étienne Garnier-Pagès. Élu député à sa place, le 24 juillet suivant, Alexandre Auguste Ledru-Rollin (1807‑1874) sera l’avocat d’un autre membre de la Société phrénologique. Il s’agit de Michel-Auguste Dupoty, qui comparaîtra comme directeur du Journal du Peuple dans le procès Quénisset, consécutif à l’attentat contre le duc d’Aumale, le 13 septembre 1841 1. Cinq jours avant l’attentat, la séance annuelle de la Société phrénologique s’était déroulée dans les salles de l’Athénée royal. La cérémonie avait débuté à deux heures devant une assemblée bruyante, dans laquelle on dénombrait des membres de l’Institut et de l’Académie royale de médecine, mais aussi quelques fashionables et des femmes élégantes auxquelles on ne refusait plus, depuis belle lurette, le droit de savoir 2… La question du régime politique n’y fut pas abordée directement. Le docteur Blanchet, chirurgien en chef de l’hospice civil de Cherbourg livra ce jour-là les résultats d’une étude qui avait 1
2
Paul Delaunay, « Un médecin broussaisien : Beunaiche de La Corbière », Bulletin de la Société française d’histoire de la médecine, vol. 20, 1926, p. 397‑428. Le talent de Ledru-Rollin n’empêchera pas la condamnation de Dupoty par la cour des Pairs à cinq ans de détention pour « complicité morale ». Cette sentence fit scandale et la presse tint à réaffirmer son indépendance et ses droits, reconnus dans la Charte de 1830. Sur l’attentat Quénisset du 13 septembre 1841, voir Les Révolutions du xixe siècle, Paris, EDHIS, 1979, vol. XI (« Les procès des sociétés secrètes ») ; sur le procès de Dupoty, p. 135‑147. Voir aussi Stanislas Mitard, Les Origines du radicalisme démocratique : l’affaire Ledru-Rollin, Paris, M. Rivière, 1952, p. 115. D’après le témoignage de M. Blanchet, L’Avenir physique, intellectuel et moral de l’enfant, découvert à son arrivée au monde, Cherbourg, Feuardent, 1841.
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duré plus de vingt ans. Grâce à ses fonctions à l’hospice de Cherbourg, Blanchet avait examiné de 1808 à 1810 le crâne de 100 enfants mâles à la naissance et il avait suivi leur évolution jusqu’à l’âge de 20 ans. Ce médecin n’avait pas mesuré les organes phrénologiques mais des diamètres céphaliques dont les proportions, selon lui, ne variaient guère durant la croissance. Parmi ses 75 sujets (25 autres décédèrent avant 20 ans), il a pu retrouver et qualifier – à l’âge de 20 ans : — 7 individus « presque dépourvus de bon sens » ; — 1 idiot ; — 5 individus « doués de beaucoup d’esprit » ; — 2 d’un « génie supérieur » ; — 1 d’une « fatuité éventée, et cruel » ; — 15 d’un « esprit plus qu’ordinaire » ; — 2 d’une « très grande intelligence » ; — 33 d’un « gros bon sens » ; — 2 à « tête ronde, originaux et très vicieux » ; — 7 à « tête disproportionnée avec le corps. Stupides » 1. Ce mémoire avait été accepté par la Société, qui avait voté en faveur de son impression et de sa distribution à tous les membres. La nouveauté, pourtant, n’était qu’apparente car les résultats de Blanchet avaient déjà été présentés et validés par l’Académie royale de médecine. Fossati fit dans cette même séance une communication « Sur l’urgence de satisfaire à un besoin moral des peuples » en interprétant le mouvement de l’histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à 1841, en fonction du développement des facultés du cerveau… Pour le président de la Société, la France allait bientôt entrer dans une « nouvelle ère sociale » qui saura contenter pleinement l’organe du sentiment de justice 2. Satisfaisant la demande de Colombat, Marchal de Calvi fit quant à lui un exposé enlevé sur le « sentiment de l’intelligence chez la femme ». Pour ce médecin militaire, la 1 Ibid., p. 19‑20. 2 G. Fossati, « Sur l’urgence de satisfaire à un besoin moral des peuples », art. cité, 1869, p. 170‑188.
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femme naissait « mère » et sa position sociale était en harmonie avec sa physiologie cérébrale : La destinée de la femme, et son amour, Messieurs, sont écrits dans son organisation. Avec de l’habitude, on reconnaît aisément le crâne d’une femme, au développement de la partie postérieure de cette boîte osseuse. C’est là, à la partie postérieure du crâne, que Gall a placé l’organe de la philogéniture, organe qui a été prouvé par un nombre considérable de faits, et, d’abord, de la manière la plus péremptoire, la plus manifeste, par le fait même du plus grand développement de la partie du crâne qui lui correspond, chez la femme 1.
Le développement isolé de cette faculté ne suffisait pas toutefois à faire la bonne mère car l’« habitativité » (amour du domicile conjugal) était souvent plus développée chez les femmes que chez les hommes, de même que l’« approbativité » (désir de plaire)… Comme il y a toujours de multiples degrés dans le conservatisme, Marchal n’allait pas jusqu’à estimer avec ses contemporains Thomas, de Ségur et Virey que la femme était intellectuellement inférieure à l’homme car : Pour que le jugement fût possible, il faudrait d’abord, on l’a dit mille fois, que l’intelligence de la femme fût aussi cultivée que celle de l’homme. Il faudrait, ensuite, que les circonstances au milieu desquelles la femme déploie son intelligence fussent les mêmes que pour l’homme : car il est d’observation que généralement nos facultés se proportionnent [sic] aux milieux dans lesquels elles se développent. Le caractère intellectuel des marins et celui des montagnards en font foi 2.
Grand ami de George Sand, le phrénologiste Pierre Gaubert avait d’ailleurs procédé à une cranioscopie d’une cinquantaine 1 C. Marchal, Du sentiment de l’intelligence chez les femmes. Discours lu à la séance annuelle de la SPP, le 9 septembre 1841, Paris, J.-B. Baillière, 1841, p. 12‑13. L’exposé de Marchal corrobore l’analyse menée par Geneviève Fraisse sur le discours médical de l’époque (G. Fraisse, Muse de la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Marseille, Alinéa, 1989). 2 Ibid., p. 16‑18.
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de têtes féminines et il n’avait « rien trouvé qui pût justifier directement l’idée d’une infériorité intellectuelle ». Marchal consentait même à reconnaître que, d’après ses propres observations, la femme présentait une « courbe supérieure du crâne plus pure » et un front « plus harmonieux » que l’homme. Comment la phrénologie pouvait-elle donc justifier l’« inégalité fonctionnelle » en société s’il régnait une « égalité organique » de nature sur le plan intellectuel ? La contradiction n’était qu’apparente. Elle se résolvait aisément si l’on tenait compte du fait que, chez la femme, les facultés affectives neutralisaient les facultés intellectuelles. Et le phrénologiste d’arguer par prétérition : « en définitive, l’infériorité de la femme dépend, non d’une infériorité intellectuelle, mais d’une supériorité affective. » Marchal aborda pour finir les conséquences politiques de ses observations phrénologiques. On ne s’étonnera pas de ses attendus : la femme étant « moins libre de son intelligence », il revenait aux hommes de soulager l’esprit de leurs compagnes en prenant seuls en charge les intérêts communs du ménage et les intérêts généraux de la société car « ce n’est pas le sentiment, c’est l’idée qui doit gouverner 1 ». L’homme devait ainsi se soumettre à sa propre spécialisation physiologique, exigeant qu’il gère sans partage la représentation politique. C’était là son fardeau, c’était là sa mission. Ce serait donc une initiative aussi démagogique que spécieuse que d’octroyer aux femmes le droit de vote, comme le demandait à la même époque en Angleterre la Société de femmes dirigée par miss Martineau. Que gagnerait-elle, d’ailleurs, à l’obtention de ces droits ? Quelle place et quel spectacle pour des femmes, que ces hustings [plate-forme électorale] répulsifs où l’imagination entrevoit réunies dans une trinité honteuse, l’ivrognerie, la violence et la corruption ! Ah ! qu’au lieu de rechercher le soleil et le bruit, la femme, pareille à l’humble fleur qui est le symbole odorant de la modestie et de la pudeur, recherche l’ombre et le silence. 1
Ibid., p. 25.
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Le langage des crânes Le soleil ! hélas ! il est bien vrai qu’il donne à la fleur la vie et l’éclat ; mais il est bien vrai aussi qu’il lui enlève son parfum 1 !
La conclusion était digne de maître Pangloss : En France, l’état social et l’état légal des femmes satisfont pleinement la raison. Nous avons compris que la femme, consacrant son activité presque toute entière à la satisfaction des plus doux comme des plus nobles sentiments, il n’était pas possible qu’elle pût partager avec l’homme le lourd fardeau des affaires. Nous avons compris et nous comprendrons chaque jour davantage que les vrais droits de la femme résident, non dans de vaines prérogatives, mais dans la reconnaissance qui lui est acquise, dans le respect qui lui est dû, et dans la noblesse des autres sentiments qu’elle inspire.
Il n’est pas certain que tous les phrénologistes aient applaudi à cette brillante démonstration mais les discours visant à accentuer les distinctions de genre étaient fréquents à l’époque. Il est difficile de savoir comment elles étaient perçues par un public féminin tardivement admis à écouter ces ratiocinations. Une chose est certaine : le colonel Raucourt devait les juger bien « consolantes ». Quelques semaines à peine après cette mémorable séance, Auguste Luchet publie Le Nom de famille. Le secrétaire général de la Société phrénologique a produit là un roman de combat qui en appelle ouvertement au retour de la « sainte révolution » en dénonçant l’hypocrisie de la famille bourgeoise, reflet du fonctionnement de la société entière. La réaction du gouvernement est immédiate : le livre est saisi le 21 décembre 1841 chez l’imprimeur et Luchet est condamné en Assises à deux ans d’emprisonnement et 1 000 F d’amende. Le romancier phrénologiste préfère s’exiler à Guernesey puis à Londres. Si la Société phrénologique n’est pas décapitée, elle perd ainsi en l’espace de trois à quatre ans quelques-uns de ses membres les plus illustres.
1
Ibid., p. 28.
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1842 : l’année noire Alors que la phrénologie navigue en eaux troubles depuis le milieu des années trente, le cap de 1840 est marqué par une série d’événements qui sont autant d’écueils. Il y a d’abord un phénomène de génération, qui emporte des phrénologistes chevronnés comme Bailly de Blois (qui décède en 1837) et François Broussais (1839). L’ange exterminateur sollicité autrefois par Gall semble s’en mêler lorsque Jules Dumont d’Urville décède dans l’accident de chemin de fer du 8 mai 1842 1. La plupart des expérimentations éducatives échouent : Voisin ne parvient pas à maintenir l’activité de son Institut orthophrénique et Appert abandonne, en 1844, la colonie de Remelfing, faute d’appui chez les édiles locaux 2. Il y a ensuite un phénomène de spécialisation. La phrénologie se veut généraliste dans une période où les sciences de l’homme se construisent sur une division du travail de recherche. En anthropologie, en particulier, le proche naufrage de la phrénologie se devine au silence de Dumoutier, à l’échec de la Société anthropologique de Paris en 1832 et la création de la Société ethnologique de Paris en 1839. Malgré la participation et le patronage intellectuel de William Edwards, qui en est le premier président, cette institution s’est donné un programme ne revendiquant plus la doctrine de Gall : Les principaux éléments qui servent à distinguer les races humaines sont : l’organisation physique, le caractère intellectuel et moral, les langues et les traditions historiques ; ces éléments divers n’ont pas encore été étudiés de manière à constituer sur ses véritables bases la science de l’Ethnologie. C’est afin d’y parvenir par une suite d’observations, et d’établir quelles sont en réalité les différentes races humaines, que s’est formée à Paris la Société ethnologique 3. 1 L.-F. Lélut, membre de l’Académie et opposé à la phrénologie affirmait que l’élection de Dumont d’Urville à l’Académie des sciences morales et politiques ne faisait en 1842 plus aucun doute (L.-F. Lélut, Rejet de l’organologie…, op. cit., 1843, p. 35). 2 Sur Appert, voir G. Woollen, « La misère de la philanthropie : B. Appert à Remelfing (1841‑1844) », Les Cahiers lorrains, juin 1985, p. 145‑162. 3 Mémoires de la Société ethnologique de Paris, 1841, p. III.
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Cette société draine d’ailleurs peu de phrénologistes, exceptions faites de Foville, David d’Angers et Dumoutier, coopté « spontanément » alors qu’il naviguait en Océanie à bord de L’Astrolabe. La Société ethnologique abrite surtout de puissants adversaires de la doctrine, comme Flourens et Lélut. L’intérêt même d’une « cérébroscopie » des races a été mis en doute par le docteur Lafargue, qui travailla à partir des crânes de la collection Gall du Muséum 1. Le plus fort élément de déclin est pourtant ailleurs, et d’une portée bien plus générale : il réside dans l’affaiblissement du rôle politique d’une philanthropie qui, en 1840, « a perdu son identité 2 ». Profitant de cette mauvaise passe, l’opposition donne de la voix. Trois médecins, Lélut, Dubois d’Amiens et Flourens, décident de mettre leur gloire montante au service de la lutte contre la phrénologie, achevant ainsi de disqualifier la doctrine dans la communauté scientifique. Médecin du dépôt des condamnés à la prison de la Roquette, l’aliéniste Louis-Francisque Lélut (1804‑1877) est connu depuis le début des années trente pour sa définition spiritualiste de la folie et ses recherches en craniologie quantitative. Car Lélut ne se fie ni au jugé oculaire ni aux appréciations tactiles. Ses travaux portent en particulier sur l’instinct carnassier. Les phrénologistes ayant affirmé que les parties latérales des crânes abritaient des instincts les « plus brutaux », ce médecin en a déduit que « la question du bien et du mal » s’en trouvait formulée « en pieds, pouces et lignes » : elle était devenue une « affaire de piedde-roi » 3. L’aliéniste a donc entrepris de mesurer le diamètre longitudinal et latéral des crânes d’assassins pour les comparer à des individus normaux. Les relevés effectués sur dix assas1 Jules Lafargue, « Appréciation de la doctrine phrénologique, des localisations des facultés intellectuelles et morales au moyen de l’anatomie comparée », Archives générales de médecine, 1838, t. III, n° 1, p. 265‑286 et 416‑431, t. III, n° 2, p. 129‑160. 2 C. Duprat, Le Temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, doctorat d’État, université Paris-I, 1991, p. 2018. 3 L.-F. Lélut, « Examen comparatif de la longueur et de la largeur du crâne, chez les voleurs homicides », Journal universel et hebdomadaire de Médecine et de chirurgie pratique et des Institutions médicales, 1832, vol. 6, p. 50.
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sins connus (Pierre-Auguste Bellan, Jean-Pierre Martin, Louis Chandelet, Jean-Baptiste Guérin, etc.) n’ont permis de déceler aucune différence notable avec des crânes sains. Lélut a suivi la même démarche pour le cervelet : Gall y voyait l’organe de l’amour physique, toujours plus développé chez l’homme (proportionnellement à la masse totale du cerveau), mais il ne citait aucun chiffre à l’appui de cette affirmation. Lélut, au contraire, a pesé et comparé le poids du cervelet et du cerveau d’hommes et de vingt femmes âgées. Alors que ce rapport est d’un septième chez les hommes, il est très légèrement supérieur pour l’échantillon féminin. Par deux fois donc, la phrénologie s’est trouvée prise en défaut par des études chiffrées. En 1843, Lélut publie un Rejet de l’organologie de Gall et de ses successeurs, qui obtient un certain succès. Il entre à l’Académie des sciences morales et politiques l’année suivante. Au fil du temps, Lélut s’est forgé un jugement limitant très strictement l’intérêt de la phrénologie : Au point de vue organologique, c’est-à-dire au point de vue de la division du cerveau en organes intellectuels distincts, le système de Gall est impossible et faux, et par-dessus tout ridicule. Au point de vue psychologique, c’est-à-dire au point de vue de la détermination et de la classification des facultés soit morales, soit intellectuelles, il est vrai dans ce qu’il reproduit du système de psychologie de l’école écossaise, et il est de nouveau impossible et faux dans ce qu’il offre de personnel, c’est-à-dire dans ce qu’il affirme une détermination absolue de ces mêmes facultés. Enfin, au point de vue de la philosophie appliquée, et abstraction faite d’affirmations et de tendances matérialistes qui ne lui sont pourtant pas inhérentes, il est vrai en ce sens qu’il formule avec exactitude les restrictions nombreuses apportées par l’organisation au libre arbitre de l’homme 1.
Membre de l’Académie de médecine, Frédéric Dubois d’Amiens (1799‑1873) est connu depuis 1837 pour avoir rédigé un rapport 1 L.-F. Lélut, Rejet de l’organologie de Gall et de ses successeurs, Paris, FortinMasson & Cie, 1843, p. 376‑377.
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niant l’existence du magnétisme animal. En 1842, il publie un Examen des doctrines de Cabanis, Gall et Broussais. Adoptant une attitude spiritualiste, il rejette fermement les trois systèmes au nom de ce fait « physiologique » qu’est l’immortalité de l’âme. Pour l’académicien, l’école spiritualiste « vise à l’honneur de concilier les données de la physiologie, c’est-à-dire de la science avec celles de la morale » : Elle cherche à établir que le principe de l’intelligence n’est ni l’hôte du cerveau, ni le résultat de son arrangement matériel ; elle prétend prouver que le principe de la vie tend continuellement et partout à se manifester, à se réaliser, en poussant la matière dans les mille et mille formes de l’organisation ; qu’infini dans son essence, il nous apparaît alors comme fini dans l’espace ; qu’impérissable de sa nature, il nous apparaît comme périssable dans le temps ; elle voit ainsi l’intelligence, la pensée, l’esprit, l’âme enfin, le Ψυχη des Grecs, matériellement réalisé sous la forme de l’organisation cérébrale ; sous cette forme, elle le voit fini et périssable ; mais elle ne s’en croit pas moins en droit de conclure à son immatérialité et à son immortalité 1.
L’âme et l’immortalité : voilà deux questions bien déplacées par rapport à nos sciences actuelles ; ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu’elles soient définitivement évacuées ou que notre temps marque un progrès. Mais, à l’époque, on peut les discuter au grand jour. Elles tiennent encore leur place dans l’épistémè de la physiologie médicale. Même un « spécialiste » de physiologie comme Pierre Flourens n’échappe pas à cette règle de production des discours. Et pourquoi, d’ailleurs, chercherait-il à s’y soustraire ? Très influencé – et protégé en retour – par Cuvier, Flourens a été suppléant de son maître au Collège de France puis au Muséum d’histoire naturelle avant d’être élu titulaire de la chaire d’anatomie humaine en 1832. Il a connu ensuite tous les honneurs : nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences en 1833 en remplacement de 1 Frédéric Dubois d’Amiens, Examen des doctrines de Cabanis, Gall et Broussais, Paris, H. Cousin, 1842, p. 101.
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Dulong, il a été élu à l’Académie française en 1840 aux dépens de Victor Hugo pour occuper le siège de l’historien Michaud. Il s’est également impliqué en politique. Élu député du parti libéral en 1838, il est pair de France en 1846 1. Flourens est donc un homme de pouvoir autant que de savoir, et il est très influent dans le monde scientifique. Sa position à l’égard de la phrénologie apparaît à bien des égards typique parce qu’elle ne refuse plus de considérer – comme au temps de Cuvier – la liaison entre le physique et le moral mais elle combat la détermination du second par le premier. En 1842, année noire pour la doctrine, Flourens publie une réfutation de la phrénologie qui sera rééditée à plusieurs reprises avant d’être traduite en anglais. Son argumentation fera date. Dès le début de son opuscule, le physiologiste donne le ton en dédiant sa critique à Descartes et en citant en épigraphe cette affirmation de Bossuet, tirée de son Traité du libre arbitre : « J’ai un sentiment clair de ma liberté. » Tout oppose l’anthropologie phrénologique et celle que défend Flourens. Cela est particulièrement net pour l’analyse du sentiment religieux. D’après Gall, l’espèce humaine est « douée d’un organe au moyen duquel elle reconnaît et admire l’auteur de l’univers ». D’après Flourens, qui s’appuie ici sur Descartes, l’idée de Dieu est « née et produite » avec l’idée du moi 2. L’athéisme n’est pas le produit d’une déficience physiologique mais un aveuglement sur la nature humaine. La notion alors essentielle de « liberté morale » est pareillement écartelée entre deux définitions incompatibles. Se fiant à son « sens intime », Flourens estime que « l’homme n’est une force morale que parce qu’il est une force libre », libre de faire des choix. Cette liberté est la « seule puissance de l’âme » pour laquelle la Providence n’a pas défini de « bornes » 3. Il renvoie ici encore à Descartes affirmant que la liberté du « franc-arbitre » est l’idée la plus grande et la 1 Sur Flourens, voir Georgette Legée, Pierre Flourens. Physiologiste et historien des sciences (1794‑1867), Abbeville, F. Paillart, 1992, 2 vol., 621 p. 2 P. Flourens, Examen de la phrénologie, op. cit., 1842, p. 47. 3 Ibid., éd. de 1845, p. 38.
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plus étendue et qu’il « n’y a point de différence entre ce qui est volontaire et ce qui est libre ». Pour Gall, la liberté morale existe bien mais on a vu plus haut qu’elle ne peut être autre chose que « la faculté d’être déterminé et de se déterminer par des motifs ». Avec une telle définition, on conçoit que l’expression même de « liberté morale » puisse passer pour du fatalisme chez les néocartésiens tenants d’un libre arbitre absolu. Il n’y a dans la perspective phrénologique qu’une liberté limitée et – plus important encore peut-être – les notions de « moralité » et de « volonté » y sont dissociées et considérées comme des qualités indépendantes. Or cette distinction est absurde et injustifiable pour les antiphrénologistes. Louis-Ignace Moreau, par exemple, se demande si la « liberté morale peut être autre chose qu’un mot vide de sens, quand la notion du bien et du mal est supprimée 1 ». Ce qu’il craint, c’est que la négation de la conception catholique de la liberté ne renvoie « la Providence dans l’abstraction, et l’homme dans ses sens 2 ». Admettre le raisonnement de Gall reviendrait à nier la dualité de l’esprit et du corps posée par le christianisme hellénisé, en opérant une séparation définitive de ces deux composantes de l’homme. Dans ce partage, les prophètes phrénologistes font la part belle au corps charnel, alors que Moreau persiste à n’y voir qu’une enveloppe au service de l’« énergie spirituelle ». Une enveloppe pouvant, par les péchés, avilir l’âme 3. Comme son confrère Dubois d’Amiens, Flourens attaque en 1842 l’Idéologie et plus particulièrement Cabanis, en qui il voit le précurseur du matérialisme phrénologique. Et l’académicien de citer à charge ce passage des Rapports du physique et du moral de l’homme : « Pour se faire une idée juste des opérations dont résulte la pensée, il faut considérer le cerveau comme un organe particulier, destiné spécialement à la produire ; de même que l’estomac et les intestins à opérer la digestion, le foie à filtrer 1 L.-I. Moreau, Du matérialisme phrénologique…, op. cit., 1843, p. 22. 2 P. Flourens, Examen de la phrénologie, op. cit., 1842, p. 128. 3 Ibid., p. 163‑164.
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la bile… » La célèbre analogie constitue pour le disciple de Cuvier une « …proposition outrée jusqu’au ridicule » qui n’est que « la proposition même de Gall, sauf l’exagération dans les termes » 1. Bien sûr, Flourens argumente aussi sur la physiologie du cerveau. Même réduite aux hémisphères cérébraux, l’intelligence ne peut être divisée en facultés dotées de sièges distincts car « des expériences récentes l’ont montré : on peut retrancher, soit par-devant, soit par-derrière, soit par en haut, soit par côté, une portion assez étendue des hémisphères cérébraux, sans que l’intelligence soit perdue ». L’intelligence ne peut pas non plus être localisée dans une toute petite aire du cerveau car « à mesure que ce retranchement s’opère, l’intelligence s’affaiblit et s’éteint graduellement ; et, passé certaines limites, elle est tout à fait éteinte » 2. Il semble que Flourens soit allé sur ces questions jusqu’à présenter des résultats d’expériences plus que douteux pour infirmer la théorie phrénologique 3. L’éminent savant aurait ainsi rejeté a priori le principe des localisations cérébrales parce qu’il serait resté bloqué « devant le concept “d’unité de l’âme” et un cartésianisme étroit 4 ». Mais, comme le remarquait le physiologiste, « prouve-t‑on contre le sens intime 5 » ? L’essentiel est ici : pour les phrénologistes, le sens intime n’est pas un instrument de connaissance scientifique. Le « moi » conscient n’est plus le fondement du sujet mais le produit de causes préalables, de conditions organiques internes et de conditions extérieures, qui forment le « milieu ». Le moi volontaire n’est plus la cause de l’appareil psychique mais sa consé1 2 3
Ibid., p. 11. Ibid., p. 23. Cf. l’expérience prouvant qu’un animal peut subir une ablation de toute la surface de son cerveau sans perdre une seule de ses facultés (Flourens, Examen de la phrénologie…, op. cit., 1842, p. 67). À l’époque, l’argument passa et il semble que ce ne soit que quarante ans après, au congrès médical international de Londres, que l’on se soit avisé de reconnaître l’erreur de Flourens (voir le compte rendu de Ball, L’Encéphale, 1881, p. 494). 4 G. Legée, Pierre Flourens. Physiologiste et historien des sciences (1794‑1867), Abbeville, F. Paillart, 1992, vol. 2, p. 294. 5 P. Flourens, Examen de la phrénologie, op. cit., 1842, p. 40.
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quence. Si les phrénologistes s’étaient contentés de faire des cranioscopies, ils n’auraient probablement suscité que dérisions et moqueries. Ce qu’il faut retenir de Moreau et de Flourens, au-delà de la controverse sur une théorie du cerveau, c’est le choc réactif provoqué par l’irruption d’une nouvelle représentation des individus. C’est en cela que la longue et vive opposition à la doctrine de Gall dévoile un pan de l’histoire du sujet au e xix siècle : la phrénologie rejette l’unité de l’intelligence ? C’est une erreur « psychologique ». Elle pense que celle-ci se divise en différents organes ? C’est une erreur « physiologique ». Elle estime que la raison et la volonté ne sont que les résultats de l’activité de certaines facultés ? C’est une erreur « morale ». À ces erreurs qui traversent le xixe siècle et informent encore pour une large part nos propres perceptions, Flourens oppose une vision qui n’est pas tant une régression qu’une résistance. La liberté, la raison et la volonté sont pour lui des « facultés positives » et non des résultats, elles sont « l’intelligence même » en acte car elles représentent respectivement « l’intelligence qui conçoit, qui veut, qui choisit, ou qui délibère » 1. Le savant ne peut accepter un gradient de la volonté, de la raison ou de la liberté car ces concepts sont trop intimement liés à l’intelligence. Impossible également d’imaginer un individu apparemment intelligent et privé de volonté, « raisonnable » mais déterminé par des motifs hors de son « entendement ». Flourens mesure bien l’enjeu en voyant dans la philosophie de Gall le risque d’une dissolution de la catégorie du « moi » 2. C’est que l’élève de Cuvier calque son anthropologie sur la représentation juridique du sujet mâle et civilisé : tout individu correspondant à cette norme est libre, raisonnable et volontaire, donc responsable.
1 2
Ibid., p. 30‑31. Ibid., p. 42‑44.
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Fig. 15. Gravure caricature réalisée par Claude Guillaumin, signée « E. Pépin ». Les détournements de la cartographie phrénologique se répandent dès le xixe siècle. Source : L’Éclipse. Journal hebdomadaire, 1er octobre 1868 Crédit : collection Marc Renneville
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Les épigones perdent la tête ? Lélut, Dubois d’Amiens et Flourens attaquent la doctrine de Gall à un moment où les disciples sont en proie à des dissensions internes. Si les phrénologistes battent en retraite sans imposer leur définition d’une psychologie scientifique, ce n’est pas seulement parce qu’ils n’obtiennent pas de fauteuils académiques, mais c’est aussi et surtout parce que Broussais a été le dernier – en dépit de bien des iconoclasmes – à défendre une approche physiologique de la psychologie. On ne compte plus, après 1840, les professions de foi spiritualistes de phrénologistes qui délaissent l’étude du cerveau, dont la connaissance progresse surtout grâce à l’école de physiologie expérimentale de Magendie. La position prise par Marchal de Calvi, lors de la séance annuelle de 1841, est à cet égard très éclairante 1. D’abord parce que l’orateur – comme bientôt plusieurs de ses collègues – y adopte une position défensive : « La phrénologie n’implique pas du tout le matérialisme. On peut croire en même temps à la phrénologie, à Dieu, et à l’âme. Pour mon compte, je voudrais que mon esprit se fermât aux lumières de la science, si la science devait me rendre matérialiste 2. » Ensuite parce qu’il limite la phrénologie à la « connaissance des organes qui correspondent aux facultés ». Enfin, Marchal va jusqu’à affirmer que la phrénologie n’est pas suffisante pour étudier l’activité psychique. Son exposé atteste ainsi d’une évolution radicale de la théorie initiale de Gall, puisqu’elle se trouve départie ici de sa dimension physiologique : Les facultés elles-mêmes appartiennent au psycologiste comme au phrénologiste. Bien plus, lorsque le phrénologiste étudie les facultés, il cesse d’être phrénologiste pour devenir psycologiste. Les facultés de l’âme ou les fonctions du cerveau ne peuvent être 1 C. Marchal de Calvi, Du sentiment de l’intelligence chez les femmes…, op. cit., 1841. Voir aussi Michel-Arthur Castle, Phrénologie spiritualiste, nouvelles études de la psychologie appliquée, Paris, Didier, 1862. 2 C. Marchal de Calvi, Du sentiment de l’intelligence chez les femmes…, op. cit., p. II-V.
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269 étudiées, comme les fonctions des autres organes, par l’inspection ; elles ne peuvent être étudiées que par la réflexion, qui est le procédé psycologique. Il suit de là que la phrénologie ne peut pas être la physiologie du cerveau. La physiologie, c’est l’étude des fonctions des organes ; c’est donc la psycologie qui est la physiologie du cerveau : à ce titre, la psycologie rentre dans la physiologie ou étude générale des fonctions du corps humain. Mais, à cause de son importance, la psycologie aura toujours ses hommes, c’est-à-dire des intelligences qui l’étudieront à part, indépendamment des autres branches de la physiologie. Dès lors, comme d’un autre côté, ce mot de psycologie a une signification abstractive excluant l’idée d’organes, il serait peut-être bon de lui substituer celui de psycorganologie, qui aurait l’avantage de faire voir que l’on ne perd pas de vue ces derniers, et que l’on fait de la physiologie 1.
Autre pomme de discorde, le volontarisme thérapeutique de Spurzheim et Voisin n’est plus consensuel. Le docteur Gervais de Fresville défend par exemple un héréditarisme qui est aux antipodes de son collègue Blanchet. Pour Gervais, les facultés sont héréditaires. Cela n’est pas neuf. Mais voilà : elles conservent leur « cachet ineffaçable » au milieu des « circonstances les plus diverses ». Les « vices moraux et physiques » se perpétuent dans les familles comme se perpétuent les ressemblances physiques. « Ne reconnaîtrait-on pas partout et toujours un Bourbon 2 ? » demande ce médecin républicain. Même le beau-fils de Spurzheim doute désormais des effets des mesures préventives contre la criminalité : Il est et il sera toujours impossible de prévenir les crimes, et quand même un jour la phrénologie sera assez répandue pour qu’une surveillance générale s’établît naturellement envers les individus dont l’organisation vicieuse n’offrirait pas de suffisantes garanties, ce contrôle, exercé par la famille et les citoyens, ne pourrait suffire pour arrêter la fougue et l’entraînement des 1 2
Ibid., p. XII-XIII. Gervais de Fresville, Entretiens sur la phrénologie, Cherbourg, Beaufort et Lecauf, 1842, p. 148.
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Le langage des crânes penchants que tant de causes peuvent exciter ; des actes de vengeance, de cupidité et de libertinage seront toujours commis sans avoir pu être empêchés 1.
Certes, Bruyères n’est guère féru de physiologie. Et pour cause : sa spécialité n’est pas la médecine mais le dessin. Cela ne l’empêche pas de donner un avis autorisé sur la peine de mort – qu’il défend à contre-courant de toute la phrénologie philanthropique – au nom d’un principe d’intimidation cher à… Gall : « la crainte de l’échafaud retient bien des criminels qui s’exposent assez volontiers aux chances de la prison et du bagne, mais qui reculent devant l’idée du supplice capital 2. » S’il est bien un point sur lequel les phrénologistes ne sont jamais parvenus à un accord, c’est celui de l’épineuse question du déterminisme physiologique, et George Sand a pu assister au début des années 1830 à de longues discussions entre deux de ses amis phrénologistes, David Richard, d’une part, médecin chrétien à tendance mystique, et Pierre Gaubert de l’autre, matérialiste proche de Broussais 3. Le premier défendant la possibilité d’une liberté individuelle octroyée par Dieu, le second voyant dans les conditions organiques une fatalité absolue… Parallèlement à ces querelles théoriques, la phrénologie se trouve de plus en plus souvent compromise dans des applications divinatoires. Si ces accrues se développent au détriment du programme initial, le brouet des épigones discrédite peu à peu la théorie auprès de la communauté médicale. Les successeurs de Gall tentent bien de se démarquer de la cranomancie populaire et le phrénologiste Tellier rejette avec véhémence en 1837 les « charlatans » et « diseurs de bonne aventure » usant d’une phrénologie « parodiée » 4. Mais rien n’y fait et les médecins sont victimes ici de leur succès : il n’y a plus désormais une 1 H. Bruyères, La Phrénologie, le geste et la physionomie…, op. cit., 1847, p. 428‑429. 2 Ibid., p. 429. 3 George Sand, Histoire de ma vie, Paris, Calmann-Lévy, 1876, vol. 4, p. 255. 4 François Tellier, « De l’exploitation de la phrénologie », La Phrénologie, Paris, 1837, p. 3‑4.
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doctrine, mais plusieurs, allant des recherches physiologiques d’un Bouillaud à la composition par Dutouquet d’un « roman phrénologique », de la création de l’Institut orthophrénique d’un Félix Voisin aux efforts théoriques d’un Le Rousseau pour concilier phrénologie et fouriérisme 1. La théorie de Gall, initialement médicale, essaime dans tant de milieux qu’elle se prête désormais à ces analyses « physiologiques » que ses disciples prodiguent si volontiers. Eugène Bareste brosse en 1842 un tableau pittoresque de ses principales variétés : Il y a le phrénologiste marchand, genre assez commun, qui spécule sur l’ignorance et la crédulité publiques comme d’autres sur les laines et l’huile de colza. Il a une boutique de mouleur, ou d’empailleur d’oiseaux ; il expose des têtes en plâtre, couvertes de lignes de toute couleur, qu’il vend très cher et qui ne sont bonnes à rien. – Il y a le phrénologiste artiste, genre appartenant assez généralement à la famille des méconnus et à l’ordre des incompris. Celui-ci peint ou sculpte des têtes monstrueuses et pleines de bosses avec le désir très louable d’être naturel et vrai. Au salon dernier on voyait un tableau excessivement mauvais, peint d’après ce système. Chaque personnage avait la tête plus ou moins bombée ; mais malheureusement ces bosses, n’étant point à leur place, donnaient à cette œuvre, incomprise du public et digne d’un incompris, une physionomie étrange. – Il y a encore le phrénologiste-avocat, qui, dans ses plaidoyers, fait remarquer au jury l’excellente conformation de la tête de son client… voleur de profession ; – et enfin le phrénologiste homme de lettres l’un des genres les plus estimés de cette honorable classe. Ce dernier a l’avantage d’écrire une foule de Manuels et d’articles, sur la phrénologie qu’il ne connaît pas 2.
Si le fond est moqueur, l’ensemble reflète assez fidèlement l’éclatement du mouvement et les appropriations d’une théorie tentaculaire. Les vulgarisateurs illuminés font florès sous la 1 Ernest Dutouquet, Occiput et sinciput. Roman phrénologique, Paris, Gustave Barba, 1837. J. Le Rousseau, Notions de phrénologie, Paris, J.-B. Baillière, 1847. 2 Eugène Bareste, « Le phrénologiste », in Émile Gigault de La Bédollière, Les Français peints par eux-mêmes, 1842, t. 3, p. 97‑104.
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monarchie de Juillet. T. Thore publie par exemple en 1836 un Dictionnaire de phrénologie et de physiognomonie, à l’usage des artistes, des gens du monde, des instituteurs, des pères de famille, des jurés, etc. (sic) dans lequel on peut lire ce préambule : La Phrénologie est la science de l’Homme au point de vue de l’Unité. Le christianisme avait expliqué toutes choses avec la Dualité. – Dieu et le Diable, Esprit et Matière, Âme et Corps, Bien et Mal, Vrai et Faux, Beau et Laid, etc. Et, partout, le second terme était sacrifié au premier. Il semble qu’il y ait maintenant une Religion nouvelle basée sur l’Unité. Dieu est en Tout et Tout est en Dieu. L’Anthropologie correspondant à ce dogme doit transformer la notion de corps et d’âme, de physique et de moral. Elle doit absorber la Dualité dans l’Unité. La Phrénologie est l’annonce de cette Anthropologie panthéistique 1.
Théodore Poupin publie la même année un salmigondis intitulé Esquisses phrénologiques et physiognomoniques, ou psychologie des contemporains les plus célèbres, selon les systèmes de Gall, Spurzheim, De la Chambre, Porta et J.-G. Lavater. Poupin convient en préface que l’ouvrage est un véritable « capharnaüm » composé de phrénologie, de philosophie, de physiognomonie, de vers, d’axiomes, de principes religieux, de théâtre, de politique 2. Un certain baron Saint-Ildephont se décide même à publier des lettres pour instruire la gent féminine sur la nouvelle doctrine. Adaptant probablement sa pédagogie à la configuration crânienne de son public, il met son discours en vers en exprimant d’abord la crainte qu’il ne soit bien « difficile de déraciner le préjugé trop populaire qui attribue au cœur toutes nos émotions » : 1 T. Thore, Dictionnaire de phrénologie et de physiognomonie, à l’usage des artistes, des gens du monde, des instituteurs, des pères de famille, des jurés, etc., Paris, Librairie usuelle, 1836. 2 Théodore Poupin, Esquisses phrénologiques et physiognomoniques, ou psychologie des contemporains les plus célèbres, selon les systèmes de Gall, Spurzheim, De la Chambre, Porta et J.-G. Lavater, Paris, Librairie médicale de Trinquart, 1836, vol. 1, p. IX.
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Déclin Comment dire à certaine belle Que tous ces mots pompeux, argot vieilli du cœur, Tels que magie… ensorceleur… Prédestinée… amourette éternelle… Ne sont autre chose, en honneur, Que des écarts de sa cervelle ?
Le poète savant juge utile pourtant de mettre sa muse au service de la science ; pour expliquer au moins que ce n’est point au cœur que les individus obéissent, mais à leur tête 1 : La tête est ce sénat, ce corps législatif D’où la loi souveraine émane, Où chaque instinct, Où chaque faculté, Possède, dans un propre organe, Un mandataire, un député Qui, selon sa capacité, Demeure sans crédit ou plane. Ainsi Napoléon, de grandeurs assouvi, Foulant aux pieds tiares et diadèmes, Au faîte du pouvoir suprême À son orgueil reste asservi. Tel, un fanatique en furie À deux moteurs obéit à la fois En replongeant sa main flétrie Dans le sein du meilleur des rois. De reconnaître il est facile Ce mode une fois établi, Pourquoi Bernard est accompli Tandis que Paul est imbécile.
Ce sont ces diagnostics psychologiques et leurs prédictions corollaires qui assureront encore, pour de nombreuses années, le succès de la phrénologie. Les manuels se multiplient durant le xixe siècle. La populaire « petite bibliothèque du destin » des 1
Le Fébure de Saint-Ildephont, Lettres aux femmes sur la phrénologie d’après Gall, en style de causeries familiales, Paris, M.P. Smas, 1836, p. 14. Un siècle plus tard, Konrad Lorenz utilisera la métaphore du « parlement des instincts » pour expliquer le fonctionnement de l’agressivité humaine…
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éditions Parrand publie par exemple Le Petit Docteur Gall, ou l’art de connaître les hommes par la phrénologie d’après les systèmes de Gall et Spurzheim 1. Les auteurs de ces guides pratiques traitent généralement de la phrénologie comme d’une science occulte parmi d’autres. Trahissant les préventions de Gall, ils n’hésitent pas à ravaler la doctrine au rang de la physiognomonie. Simple technique divinatoire, elle ne requiert plus la moindre connaissance de la physiologie du cerveau 2. Parallèlement à ce mouvement d’édition, les journaux populaires ou demi-savants publient des réclames pour des consultations phrénologiques. En voici quelques exemples : — « Mme de Villeuneuve, physionomiste, phrénologiste et chiromancienne, donne des soirées de somnambulisme, rue Saint-Denis. » — « Mme Delouche [sic], continue ses consultations de phrénologie et de physionomie. » — « Mme Dupire [resic], phrénologiste, rue du Mail, prédit l’avenir. » Enfin, certainement le comble de l’absurdité pour les médecins ayant passé le plus clair de leur temps à tondre les chevelures : « M.A.P. confectionne des perruques phrénologiques : breveté d’invention » 3… 1 David Alexandre, Le Petit Docteur Gall, ou l’art de connaître les hommes par la phrénologie d’après les systèmes de Gall et Spurzheim, Paris, Passard, 1857. On pouvait se procurer dans la même collection Les Merveilles du magnétisme, L’Art de connaître les autres par les lignes de la main ou Le Livre de Thot, par Hermès Trismégite. 2 Alexandre Ysabeau, Lavater et Gall. Physiognomonie et phrénologie, rendues intelligibles pour tout le monde, Paris, Garnier Frères, 1862 ; Edmond Chevrier, De la physionomie d’après Lavater. Le Docteur Gall, ou la phrénologie considérée comme un système psychologique…, Bourg, impr. de Milliet-Bottier, 1868 ; Charles Bouvrin, La Tête humaine. Études illustrées de phrénologie et de physiognomonie appliquées aux personnages célèbres, anciens et modernes, Paris, Boyer, 1873 ; Jules Gautier, La Chirognomonie et la phrénologie, Paris, J.-B. Baillière, 1883 ; Élie Alta (Gervais Bouchet), Cosmogonie humaine, essai de synthèse des sciences divinatoires : chiromancie complète, clé de la physiognomonie, de la phrénologie, de la graphologie, du symbolisme et de l’architecture religieuse, Vichy, Bouchet-Dreyfus, 1917. 3 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, Les « perruques phrénologiques » restent pour l’auteur un mystère non éclairci…
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Après 1840, le lien avec le magnétisme animal se fait de plus en plus ouvertement en France. Porté par sa doctrine du principe universel, le philosophe Azaïs puise dans l’œuvre de Broussais la justification d’un système justifiant à la fois la phrénologie et le magnétisme 1. La philosophie d’Azaïs connut une moindre audience que l’œuvre de l’Écossais James Braid (1795‑1860), traduit dans les années 1860 par Joseph Durand de Gros. Ces rapports entre magnétisme animal et phrénologie sont restés jusqu’ici dans l’ombre car les deux théories, souvent liées à la franc-maçonnerie et à l’hermétisme, ont subi l’opprobre académique 2. Pourtant, Broussais lui-même s’est intéressé au magnétisme à la fin de sa vie et Fossati affirmera, à la fin des années 1860, à propos des critiques de Flourens et Moreau, qu’il valait mieux avoir « pitié de ces pauvres et méchants esprits » et prier « le grand Moteur de l’électricité universelle de leur envoyer quelque étincelle de son fluide pour éclairer leur cerveau ou en redresser les fibres mal tendues » 3. Une telle étincelle aura manqué en tout cas dans ces années quarante où la phrénologie médicale marque le pas. Elle entre alors dans une phase de déclin irrémédiable, laissant peu à peu la place à une littérature redondante qui fait fi de l’œuvre de Gall, en combinant physiognomonie et craniologie… Cette industrie de vulgarisation, originellement parallèle et minoritaire, deviendra dominante sous le Second Empire. Un très court ouvrage intitulé Le Caractère et la destinée d’une personne ou l’explication de la tête de phrénologie psychologique permet de saisir le glissement de registre depuis le début du siècle : on tente d’y démontrer que la fatalité humaine 1
Pierre Hyacinthe Azaïs, De la phrénologie, du magnétisme et de la folie, Paris, Desessart, 1839. 2 Sur la controverse autour du magnétisme en France, voir Nicole Edelman, « Un savoir occulté ou pourquoi le magnétisme animal ne fut-il pas pensé “comme une branche très curieuse de psychologie et d’histoire naturelle” ? », Revue d’histoire du xixe siècle, n° 38, 2009, p. 115‑132. Sur le somnambulisme, voir Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie : l’invention de sujets, Paris, PUF, 1991 ; Bertrand Méheust, Somnambulisme et médiumnité, Paris, Synthélabo, 1998. 3 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, p. 24.
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repose sur le principe de la solidarité universelle de toutes les destinées individuelles et que cette fatalité est en fait le produit de deux forces : fatalité organique et sociale ; ces dernières ayant pour conséquence… le libre arbitre individuel. Et comme l’auteur donne libre cours à sa faculté d’imagination et à son sens aigu des rapports, il classe les organes phrénologiques en fonction des couleurs et rebaptise quelques localisations cérébrales par des néologismes qui auraient fait pâlir Spurzheim : à côté de la faculté de destructivité qui nous occupait plus haut, il fallait maintenant reconnaître l’« égoivité », la « colorivité », la « chronologivité », l’« odorativité », la « synthétivité », la « religionivité ». L’auteur, lui, a probablement subi un affaissement de sa « spérativité » (organe de l’espérance) car il prévoyait une suite qui ne parut jamais. Si la société savante ne parvient plus depuis 1839 à éditer un journal, le musée administré par Dumoutier reste ouvert jusqu’en 1848 au moins et un cours public gratuit est dispensé en 1847 par Charles Place. Malgré les attaques et les trahisons, les phrénologistes continuent de se réunir régulièrement à sept heures du soir tous les second et quatrième mercredis du mois 1. La chute de la maison Gall est précipitée en 1847 par la fermeture de l’Athénée royal, qui lui prêtait gracieusement ses locaux. Président de la Société phrénologique, Fossati juge encore le 12 janvier 1847 que « la phrénologie finira un jour par être non seulement l’une des branches de la faculté de médecine, de la faculté de droit ou de celle des lettres, mais elle-même, à leur instar, sera considérée comme une faculté spéciale 2 ». Le même ouvre la séance du 10 novembre 1847 par le chant du cygne : « La phrénologie n’est pas morte ! » Il fallait entendre là que la Société phrénologique avait su se maintenir contre vents et marées, qu’elle avait victorieusement résisté à la dissolution qui la menaçait par suite de son changement de local, de la 1 Salomon Jonas Otterburg, Das Medizinische Paris, Carlsruhe, Verlag von A. Bielefeld, 1841, p. 28. 2 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, p. 105.
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dispersion de ses collections, de l’« impossibilité de reprendre la publication de son journal » et de la « retraite fâcheuse de plusieurs de ses membres » qui a provoqué la « réduction des fonds disponibles » 1. Le président aurait pu ajouter à cette liste d’obstacles les dissensions internes car, au fond, sa société a moins fait office de place forte que de carrefour. Elle n’était jamais parvenu à dégager un socle minimal d’assertions partagées et si ses membres se retrouvaient bien sur le programme sociopolitique (et encore), les divergences étaient restées vives sur la science même. Casimir Broussais, décédé en 1847, n’avait jamais admis la localisation de la mémoire des mots défendue par Jean Bouillaud, et Gabriel Andral était connu pour sa distance critique à l’égard de la théorie de l’irritation de F. Broussais 2. Si la phrénologie a subi, on l’a vu, des attaques aux arguments plus ou moins spécieux, elle reposait elle-même sur des bases « objectivement » fragiles, que ses partisans se complurent à modifier : Spurzheim avait étendu les 27 facultés initiales de Gall à 35, Barthel les porta à 40, Vimont en distingua deux de plus et Cubi y Soler poussa jusqu’à 47. Ce qui acheva de briser la cohérence interne de la doctrine, c’est que la localisation des facultés variait d’un auteur à l’autre. À la fin des années quarante, pourtant, le foyer d’activité de phrénologie médicale semble se déplacer en Belgique. Le docteur Lombard donne un cours sur la doctrine de Gall à Liège et plusieurs ouvrages de phrénologistes français sont réédités à Bruxelles. S’agit-il d’une seconde naissance ? Non, car la phrénologie belge est d’inspiration nettement spiritualiste. Victor Idjiez, par exemple, fondateur en 1839 du journal Le Magnétophile, gère avec Napoléon Barthel à Bruxelles, au 56 bis, rue de la Madeleine, un musée de phrénologie ouvert au public. Les deux hommes réalisent de nouveaux bustes des personnalités locales, ils produisent du matériel 1 2
Ibid., p. 117‑132. Sur l’opposition de C. Broussais et J. Bouillaud, voir la notice manuscrite que Marchal consacra à Casimir Broussais. Archives de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, dossier C/1008 n° 226.
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pédagogique consistant en bustes génériques de salon et même des profils de demi-tête qualifiés de « prototypes miniatures de poche » assez joliment peints. Les deux compères sont membres de la Société universelle phrénologico-magnétique de Bruxelles avec le magnétiseur public Charles Lafontaine (1803‑1892) 1. Si Barthel est le fondateur du Musée phrénologique, qui renferme « tout ce qu’il y a de plus curieux et de plus intéressant en phrénologie », soit plus de 300 pièces composées de bustes, têtes, crânes et cerveaux moulés 2, Idjiez diffuse activement la théorie dans des cours mêlant localisations cérébrales et magnétisme animal. Ce savoir est consigné en 1847 dans un livre au titre suggestif de Cours de phrénologie spiritualiste. Idjiez y confie son souhait de propager la phrénologie dans les séminaires : un comble pour la première génération des élèves de Gall ! Le fidèle Fossati doute d’ailleurs du résultat d’une telle démarche 3. La révolution de février 1848 est fatale à la monarchie de Juillet comme à la phrénologie, qui s’imagine pourtant tenir là sa chance de voir enfin triompher sa conception de l’ordre social. Dans l’attente de l’élection de l’assemblée constituante, Fossati fait le 3 avril une nouvelle lecture de son texte sur le choix phrénologique d’un bon législateur. La conférence se déroule au Palais-Royal, devant une assemblée composée de membres de la Société phrénologique et de quelques professeurs et anciens sociétaires de l’Athénée. La réunion débouche sur la création d’un Club des droits civiques, dont Fossati est élu président par acclamation 4. On peut dater assez exactement la fin de fait, sinon de droit, de la société savante, du 18 avril 1848. Ce jour-là, Fossati préside ce qui est probablement la dernière séance de 1
Indicateur belge, ou guide commercial et industriel de l’habitant et de l’étranger dans Bruxelles et la Belgique pour l’an 1840…, Bruxelles, Bauchard-Rinche, 1840, p. 484. 2 Napoléon A. Barthel, Musée phrénologique de Bruxelles. Manifeste philosophique, Bruxelles, Chez tous les libraires, 1839, p. 12. 3 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques…, op. cit., 1869, p. 129. 4 Selon l’aveu de Fossati, ce club politique n’a pas duré longtemps. Ibid., 1869, p. 151.
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la Société phrénologique en présence des membres de son club politique et de personnes invitées. Il reprend pour l’occasion un discours de 1841 sur l’urgence de satisfaire le besoin moral des peuples… Le phrénologiste pense que sa science doit plus que jamais servir de guide pour l’action politique et l’organisation sociale. Un carré de fidèles se mobilise donc en hissant une dernière fois le drapeau de la doctrine. Félix Voisin adresse aux membres de l’Assemblée constituante un mémoire pour l’abolition de la peine de mort, Stanislas Tanchou propose une réforme du système hospitalier par l’instauration de « nosocom », sorte de dispensaires ouverts au peuple et Pierre Béraud publie un ouvrage de vulgarisation de phrénologie « appliquée à la philosophie, aux mœurs et au socialisme 1 ». Peu de choses finalement, et encore moins de résultats, en regard des ambitions affichées dans la décennie précédente. Alors que le vent de 1830 avait attisé la flamme phrénologique, celui de 1848 éteint ses dernières braises. Il est vrai que cette seconde révolution échouera à son tour, et qu’un sympathisant phrénologiste donnera les raisons de cet échec. Dans un ouvrage publié en 1850 et prudemment dédicacé à Louis-Napoléon Bonaparte, l’avocat Franklin-Berger explique que les révolutionnaires ont failli parce qu’ils manquaient de science, entendez, de phrénologie. La Constitution de la Seconde République n’a pu offrir le « bonheur public » parce qu’elle s’adressait à une population composée d’individus différents 2. Un bon législateur « physiologiste » aurait tenu compte de l’organisme social, et plus particulièrement de la nature du cerveau, composé de trois zones « moléculaires » : les instincts, les sentiments et l’intelligence. C’était là les trois « portes » par lesquelles le législateur pouvait agir sur les individus. Or l’histoire 1 F. Voisin, Mémoire en faveur de l’abolition de la peine de mort, adressé aux représentants du peuple, Paris, Garnier Frères, 1848 ; Stanislas Tanchou, Sur les hôpitaux, Paris, Germer Baillière, 1848 ; Pierre Béraud, De la phrénologie humaine, appliquée à la philosophie, aux mœurs et au socialisme, Paris, Durand, 1848. 2 Victor Franklin-Berger, La révolution de Février et sa constitution, jugées par la phrénologie : de l’influence de cette doctrine sur l’économie sociale, Paris, Paul Dupont, 1850, p. 23‑26.
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de l’humanité montrait que la plupart des lois ne s’étaient adressées jusqu’ici qu’aux instincts. Sparte avait joué sur les « passions grossières » et les « appétits cyniques », tout comme le Coran de Mahomet, les empires d’Orient et de Turquie. À Athènes même, la loi d’ostracisme s’appuyait sur l’organe phrénologique de l’amour de la localité, situé dans la zone instinctive. La législation romaine n’avait pas fait mieux et il fallut attendre le christianisme pour que les lois en appellent enfin à l’aire cérébrale des sentiments. Durant toute la période chrétienne, « les instincts et les sentiments sont en exercice, la raison souffre,… mais elle se tait » car on ne sollicite que les sentiments d’amourpropre, d’orgueil, d’imitation, d’espérance et de merveilleux 1… Et la Constitution de la Seconde République, que lui avait-t‑il manqué ? Estimant que les quatre sixièmes de la population sont composés d’hommes sans éducation « à têtes aplaties et arrières » ne fonctionnant qu’à l’instinct, Franklin-Berger juge qu’il aurait fallu, entre autres, instituer une éducation différentielle : il s’agissait d’établir dans des écoles de campagnes un enseignement simple en rapport avec la profession que l’individu pouvait exercer tandis qu’un enseignement plus complet devait être prévu pour les citadins. Quant aux génies, ils n’avaient pas besoin d’instituteurs 2… La phrénologie accuse sous le Second Empire un déclin lent mais irrémissible. La technique cranioscopique quitte le monde médical sur la pointe des doigts pour rejoindre l’arsenal divinatoire des marchands d’espoir, se préparant ainsi une carrière très honorable dans les cabinets d’ésotérisme et dans les foires. Il y a bien une tentative de renaissance en France, lorsque Pierre Béraud lance en 1856 une nouvelle revue de phrénologie. Mais son entreprise éditoriale n’a aucune relation avec la défunte Société phrénologique, non plus qu’avec le monde médical. L’argument du nouveau périodique est d’ailleurs aussi péremptoire que saugrenu : 1 Ibid., p. 33‑34. 2 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, p. 16.
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Notre point de départ est ceci : la science phrénologique existe, l’organographie du cerveau est presque entièrement achevée, la classification établie par Gall et Spurzheim est acceptée ; il y aurait puérilité, imprudente vanité à vouloir la réformer. La phrénologie a donc d’excellentes assises, des méthodes d’observations précises et sûres que bien des sciences dites exactes pourraient lui envier ; maintenant, que reste-t‑il à faire ? Appliquer les principes, vulgariser les idées de la science phrénologique et en populariser les affirmations.
C’est revendiquer là une légitimité anachronique. Et le désir d’écarter tout soupçon de matérialisme suit : « Nous n’hésitons pas à le proclamer hautement, dût notre franchise éloigner de nous quelques esprits imbus des idées d’un autre temps, notre phrénologie est nettement spiritualiste. » Il n’est pas question de disserter sur la « phrénologie pure » : les colonnes du journal sont réservées à la « phrénologie appliquée » 1. Appliquée à des « portraits de contemporains » surtout. C’est ainsi que Lamartine, Guizot, l’actrice tragédienne Mlle Rachel, Mme Ristori (comédienne), George Sand, Alexandre Dumas (père), Adolphe Thiers, le tragédien François Ponsard, l’industriel John Cockerill, Béranger, Eugène Scribe, Benjamin Constant, Walter Scott, Jules Janin, Mlle Déjazet, Lamennais, Lacordaire, Mme Talbert, Dupin aîné, Gavarni, Alphonse Karr, Chérubini, Émile de Girardin, Victor Hugo, Proudhon, Casimir Périer, Cuvier, Descartes, Champollion eurent droit tour à tour à une courte notice. En 1856, Régny se satisfait de relever d’excellents articles de phrénologie dans Le Phare de la Manche, Le Courrier du Lot, Le Courrier de Nantes, L’Écho du Cantal, Le Journal du Cher, Le Moniteur du Puy-de-Dôme, Le Courrier du Pas-de-Calais et La Sentinelle toulousaine. La doctrine jette ses derniers feux en visant un public non savant. Béraud lui-même ne s’encombre pas de considérations méthodologiques trop strictes. La science de Gall étant « assez avancée » pour que l’on n’ait plus besoin de palper les crânes, il lui paraît qu’une « bonne épreuve photographique » 1
E. Mouttet, « Introduction », La Phrénologie, n° 1, 1856, p. 2‑3.
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offre une image « suffisante » pour juger des « formes principales du caractère » et saisir « avec les plus grands détails les nuances les plus fugitives d’une organisation » 1. Le rédacteur en chef n’est guère plus à cheval sur la topographie des organes. Après avoir proposé à la vente durant tout l’été 1856 une authentique « tête type » phrénologique, exécutée d’après les principes de Spurzheim, il déclare à la fin de l’année qu’il n’admet que les 27 facultés énoncées par Gall. Sans expliquer ou seulement relever le changement. La théorie n’est plus dans ces pages qu’une allusion floue et inconséquente et Fossati pourra juger à bon droit que la revue de Béraud est morte d’« inanition », deux ans après son lancement 2. Mariano Cubi y Soler (1801‑1874) fut le dernier phrénologiste à obtenir l’écoute attentive d’un souverain français. Reçu le 18 mai 1858 en audience privée au palais des Tuileries pour exécuter une cranioscopie de la famille impériale, le phrénologiste espagnol fit un diagnostic suffisamment élogieux pour recevoir les fonds nécessaires à la traduction et la diffusion en français de son principal ouvrage, qui mêle des considérations sur la phrénologie spiritualiste et l’hypnose. Cette phrénologie régénérée, dédiée à Louis-Napoléon Bonaparte, fut peu appréciée des collègues français qui lui reprocheront d’aller trop loin dans la compromission avec le spiritualisme catholique. Ayant rencontré Cubi y Soler, Fossati, le gardien du temple, considère qu’il n’est « pas assez physiologique, et est malheureusement trop métaphysique, psychologique, catholique, magnétique, etc. ; au point qu’il a donné trop facilement lieu aux attaques des antiphrénologistes 3 ». Vingt ans après l’arrêt des activités de la Société phrénologique, son dernier président reconnaît que la doctrine de Gall est totalement déconsidérée et « délaissée dans le mouvement social 1 P. Béraud, La Phrénologie, n° 3, p. 17. 2 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, note p. 285. 3 Ibid., 1869, note p. 130. Sur Cubi y Soler, voir Luis Torrès, La Phrénologie en Espagne. Vie et œuvre de Mariano Cubi y Soler ou les tribulations d’un phrénologue itinérant, thèse méd., Caen, 1993.
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de nos jours ». C’est aussi que le savoir médical a évolué depuis les premières propositions de Gall. La méthode des phrénologistes est désormais en décalage avec l’expérimentation prônée par Claude Bernard 1. Fossati ne peut que constater cette distance, en énumérant quelques-unes des causes qui ont provoqué la désaffection progressive d’une théorie qu’il soutient encore. Il y a d’abord l’intérêt croissant des carabins pour les sciences telles que la chimie, la physique, la métallurgie, la mécanique ; autant de sciences fondamentales détournant les futurs médecins d’une science appliquée aux problèmes sociaux. Il y a ensuite les erreurs récentes des « pseudo-phrénologistes » qui maltraitent les concepts. Sans compter les charlatans et diseurs de bonne aventure… On est loin des discours triomphateurs des années trente. La science de Gall ne compte plus ses détracteurs : « Aux nombreux adversaires dont nous venons de parler, académiciens, professeurs et autres savants, nous pouvons ajouter les moralistes, les publicistes, les légistes, les économistes. » D’ailleurs, les partisans de la doctrine ont depuis plusieurs années « le bon esprit de n’adresser aux sociétés savantes aucun mémoire ni discours à lire dans leurs assemblées, bien persuadés qu’ils n’y auraient obtenu aucune approbation 2 ». Astreinte au mutisme, la lugubre doctrine n’est plus alors qu’un savoir de musée. Mais son dernier apôtre n’a pas abjuré sa foi et il veut croire que cet ostracisme est de bon augure : n’est-ce pas là le sort que toute théorie révolutionnaire doit subir devant la masse des ignorants ? Ainsi rassérénés, les partisans de Gall n’ont qu’à s’armer de patience. Leur heure viendra bien un jour. Comme les bustes d’Océaniens moulés par Dumoutier, la phrénologie est alors figée, dans l’attente d’un possible réveil…
1 Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, Paris, J.-B. Baillière, 1858, 2 vol. 2 G. Fossati, Questions philosophiques, sociales et politiques, op. cit., 1869, p. 16.
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L’héritage : entre refus et captation Le mouvement phrénologique français n’a pas été assez soudé pour constituer une école et on pourrait distinguer plusieurs tournants durant son demi-siècle d’existence. Il existe par exemple sur le plan éducatif une période « Gall » (1808‑1828), durant laquelle le maître impose ses vues assez pessimistes en matière de redressement des mauvais penchants, et l’après-Gall (1828‑1848) où les disciples inscrivent la phrénologie dans un projet d’éducation sociale militant. L’autre marqueur chronologique est le rapport de la doctrine au matérialisme, le repère étant alors François Broussais. On peut considérer en effet que la phrénologie est l’étendard du « matérialisme » jusqu’en 1838. Elle se fractionne ensuite en une grande variété de positions allant jusqu’à un spiritualisme affirmé. Quel que soit le critère de périodisation retenu, les années 1850 voient la disqualification de la phrénologie en tant que théorie médicale. Plusieurs facteurs expliquent cette exclusion du savoir scientifique. D’abord, la radicalisation du discours social de la phrénologie et son alliance avec les socialismes « utopiques » la desservent sous le Second Empire. Ensuite, les médecins ne sont pas parvenus à renverser la philosophie éclectique de Cousin. Non seulement les phrénologistes se sont vainement épuisés dans la bataille mais ils y ont perdu leur âme – de matérialistes – en faisant de plus en plus ostensiblement allégeance au spiritualisme. La tentation de ce compromis manqué a contribué à affaiblir l’originalité de la doctrine. Il a décidé surtout d’une mise à l’écart dans le débat qu’allait porter la nouvelle génération – victorieuse celle-là – des Renan, Taine, Ribot et autres philosophes qui renouvelleront la psychologie. Enfin et surtout, la phrénologie se voulait porteuse d’un message politique, mais celui-ci s’avéra toujours « décalé » : trop radicale sous la monarchie de Juillet et au début de l’Empire, elle ne le sera plus assez à la fin de celui-ci. Sur le plan strictement « scientifique », l’œuvre de Gall n’a jamais été acceptée que sous bénéfice d’inventaire. Lorsque le savant est cité avec déférence dans la première moitié
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du xixe siècle par des médecins non phrénologistes, comme Longet, Leuret, Gratiolet ou Valentin, c’est pour ses talents d’anatomiste, et non pour sa physiologie 1. Après 1850, les contempteurs de son « organologie » sont légion. C’est ainsi que l’anthropologue Manouvrier évoque avec dédain la « bosse de l’assassinat 2 ». On a vu en introduction ce qu’en pensait son collègue Paul Topinard 3. Dans l’article que La Grande Encyclopédie de la fin du siècle consacre à Gall, on peut même lire que ce dernier « ne rencontra jamais qu’un accueil très réservé dans le monde médical 4 ». C’est que l’anthropologie d’alors n’entend pas se voir compromise par un passé phrénologique. Toutes ces prises de positions procèdent d’une sourde dénégation, typique de l’« histoire disciplinée », c’est-à-dire d’une histoire faite au service d’une discipline. Ce qui nous rappelle, s’il était besoin, que la mémoire collective des scientifiques fonctionne aussi, comme celle de n’importe quel autre groupe social, à l’oubli… Alexandre Lacassagne fut l’un des rares scientifiques à défendre à la fin du siècle l’héritage de la physiologie phrénologique. Le médecin-anthropologue lyonnais rendit ainsi un hommage appuyé à Gall lors du premier congrès international d’anthropologie criminelle qui se déroula à Rome, presque soixante ans après son décès. Il expliqua à cette occasion que la phrénologie était à l’origine d’un acquis définitif pour la connaissance de l’homme : 1 François-Achille Longet, Anatomie et physiologie du système nerveux de l’homme et des animaux vertébrés, Paris, Fortin, Masson et Cie, 1842, vol. 1, p. 585 ; François Leuret et Pierre Gratiolet, Anatomie comparée du système nerveux considéré dans ses rapports avec l’intelligence, Paris, J.-B. Bailliere, 1839, vol. 2, p. 100 ; Gabriel Valentin, Traité de névrologie, Paris, J.-B. Baillière, 1843, p. 148‑152. 2 Nikolaj Bajenoff, « Études céphalométriques sur 55 bustes d’assassins et 19 personnages distingués », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 3e série, t. 7, 1884, p. 511‑512. 3 P. Topinard, L’Homme dans la nature, op. cit., 1990 (1891), p. 138. 4 La Grande Encyclopédie. Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, Paris, Lamirault, vol. 18, p. 387.
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Le langage des crânes C’est en désignant sous le nom de système des bosses l’ensemble des travaux de Gall, déclarait-il, que l’on a voulu jeter le ridicule sur une des conceptions les plus remarquables de notre siècle. L’immortel auteur du livre Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties a fait, en biologie, une révolution aussi considérable que celle que Galilée avait provoquée dans le monde physique 1.
L’anthropologie criminelle italienne ne fut pas en reste et on peut lire sous la plume d’Enrico Ferri que Gall fit preuve d’une « pré-science extraordinaire 2 ». Mais ce sont là des déclarations isolées. Dans l’ensemble, la référence phrénologique est proscrite par les anthropologues. Lorsque Paul Broca fonde la Société d’anthropologie de Paris en 1859, il se défend de toute filiation directe ou intellectuelle. Gall hantait pourtant sa mémoire lorsqu’il s’opposa à Pierre Gratiolet en 1865 sur la question des localisations cérébrales. Si les deux hommes rejetaient une théorie phrénologique qui s’était « écroulée » en tant que doctrine scientifique, Broca lui reconnaissait malgré tout le mérite d’avoir indiqué la voie : Tout ce qui concernait les rapports de l’esprit avec la matière avait été mis en question, et au milieu des incertitudes qui entouraient la solution de ce grand problème, l’anatomie et la physiologie, jusqu’alors réduites au silence, devaient enfin élever la voix. Ce fut Gall, qui fut l’auteur de cette espèce de réforme scientifique. Il eut l’incontestable mérite de proclamer le grand principe des localisations cérébrales, qui a été, on peut le dire, le point de départ de toutes les découvertes de notre siècle sur la physiologie de l’encéphale 3.
Au-delà de cette reconnaissance minimale, l’anthropologie physique accomplit deux tentations phrénologiques : la subordination du moral au physique et la recherche des déterminations 1 Alexandre Lacassagne, Archives d’anthropologie criminelle, 1886, t. 1, p. 169. 2 Enrico Ferri, La Sociologie criminelle, Paris, Alcan, 1905 (1880), p. 22. 3 Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », Bulletins de la société d’anthropologie de Paris, 1861, p. 191.
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morales et intellectuelles des individus dans la conformation de leur crâne. La doctrine de Gall a été ainsi une théorie charnière entre les histoires naturelles de la fin du xviiie siècle et l’école d’anthropologie de Broca. Elle a donné une impulsion décisive à l’esprit de collection et, souvent en réaction contre elle, à un souci d’exactitude qui s’est incarné dans la construction d’instrument de mesures et la recherche de critères de jugement consensuels. L’anthropométrie appliquée à la reconnaissance des individus peut ainsi être considérée comme l’une de ses dérivations. Le système de mesures mis au point par Alphonse Bertillon (1853‑1914) visait en effet à lutter contre la récidive en privilégiant la reconnaissance des caractéristiques anatomiques et particulières de l’individu, plus que les traits moyens des populations, et le fichage des données d’identification paraît bien prolonger le catalogage initié dans les musées de phrénologie 1. Si les critiques ont toujours mis en avant les prétentions exorbitantes du programme phrénologique, c’est que la doctrine de Gall revendiquait un pouvoir sur les individus qui ne relevait pas seulement de leur identification mais de la prédiction de leur comportement. Bouillaud prévoyait ainsi que « pour savoir quels sont les vertus et les talents de l’homme, ce n’est plus l’oracle de Delphes, c’est celui de l’organisation cérébrale qu’il faudra consulter 2 ». Cette volonté de savoir fut au centre de la polémique parce qu’elle affirmait aussi que la connaissance de l’homme ne pouvait plus être du ressort ni de la théologie ni de la philosophie. Elle exigeait un transfert de compétence. Un changement de programme aussi. Écoutons une dernière fois Henri Scoutetten, lors de son discours d’ouverture à un cours public de phrénologie : 1
Voir les travaux de Pierre Piazza sur Criminocorpus. Musée d’Histoire de la justice () ainsi que P. Piazza (dir.), Aux origines de la police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime, Paris, Karthala, 2011. 2 J. Bouillaud, « Prospectus », Journal de la société phrénologique de Paris, 1832, vol. 1, n° 1, p. 10.
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Fig. 16. Le relevé du signalement anthropométrique. Mesure de la taille, de l’envergure, du buste, de la longueur et de la largeur de la tête, de l’oreille droite, du pied gauche, du médius gauche et de la coudée gauche Source : A. Bertillon, Les Signalements anthropométriques. Méthode nouvelle de l’identité individuelle, Paris, Masson, 1886. Crédit : Collection P. Zoummeroff
Ce qu’il nous importe vraiment de connaître, ce sont les motifs qui nous déterminent à agir, ce sont les forces qui sont les principes immédiats de nos actions et les causes qui peuvent les modifier ; ce sont, en un mot, les instincts, les penchants, les aptitudes et toutes les dispositions qui peuvent concourir à préciser le caractère et les propriétés des individus et des espèces 1…
La doctrine de Gall a ouvert des espaces dans lesquels d’autres sciences se sont engouffrées. Il faut penser ici à l’anthropologie 1 H. Scoutetten, Leçons de phrénologie, op. cit., 1834, p. 18‑19.
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criminelle bien sûr, et c’est surtout pour cette postérité qu’elle est reconnue de nos jours, mais la phrénologie a eu des conséquences beaucoup plus larges en refusant de fonder la science de l’homme à partir du sujet cartésien. Le positivisme a été ici son meilleur relais. Bien qu’il ait adapté la phrénologie à son propre système, Auguste Comte pensait que Gall avait construit une « science positive » : « Dès la naissance de la vraie biologie, Gall tenta d’étendre aussitôt le domaine normal jusqu’aux études les plus nobles et les moins accessibles, en brisant avec énergie le dernier lien qui subordonnait la philosophie naturelle au régime théologico-métaphysique 1. » La 45e leçon du Cours de philosophie positive est fille de la phrénologie en ce qu’elle revendique l’approche physiologique des phénomènes mentaux, bien différente de l’éclectisme et de la « psychologie » académique. Suivant Gall, Comte y rejette l’introspection comme méthode d’investigation psychologique. Le philosophe est d’ailleurs allé jusqu’à dénommer en 1828 l’une des parties de la science biologique « physiologie intellectuelle » et Gall a l’honneur de clore l’année du calendrier positiviste 2. La diffusion du système de Comte a assuré le passage de la notion de « fonction spirituelle » à celle de « fonction cérébrale », plus sûrement que ne pouvait le faire la théorie de Gall, discréditée dès le milieu du siècle 3. Cette distinction entre la phrénologie et sa volonté de faire entrer l’étude du psychisme dans le giron de la physiologie est entérinée dans le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin. 1 2 3
Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Hermann, 1975 (1851‑1854), vol. 1, p. 669. L’année positiviste comprend treize mois. Le dernier mois, qui porte le nom de Bichat, est consacré à la « science moderne ». Annie Petit, « Positivisme, biologie, médecine : Comte, Littré, Robin », in Marco Panza et Jean-Claude Pont (dir.), Les Savants et l’épistémologie vers la fin du xixe siècle, Paris, A. Blanchard, 1995, p. 200‑201 ; et plus largement de Laurent Clauzade, L’Organe de la pensée. Biologie et philosophie chez Auguste Comte, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2009 : et les articles rassemblés par L. Clauzade et V. Guillin dans le numéro thématique de la Revue d’histoire des sciences, t. 65, n° 2, « Physiologie et psychologie au temps d’Auguste Comte », 2012.
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Alors que l’article consacré à la phrénologie estime qu’elle n’est qu’une « hypothèse », le même dictionnaire refuse l’existence d’une force immatérielle en considérant comme acquis que l’étude du moral relève de la physiologie, que la « conscience du moi des métaphysiciens » est réductible à la cénesthésie et que l’âme n’est qu’un terme désuet pour désigner l’« ensemble des fonctions du cerveau » 1. La neurobiologie actuelle ne lui donnerait pas tort. Souvenons-nous qu’en 1842, Flourens jugeait que chaque siècle relevait de sa philosophie 2. Avec le recul, on peut affirmer que le xixe siècle a bien été, comme il le craignait, celui de la « philosophie » phrénologique, en raison de ses implications dans le développement de certaines sciences bien sûr, mais aussi pour sa diffusion populaire. Ce n’est qu’en tenant ensemble ces deux aspects trop souvent distingués dans l’historiographie que l’on peut prendre la mesure du rôle de la phrénologie dans notre imaginaire collectif. Avec ses catégories classificatrices, la doctrine de Gall a accompagné l’ascension du narcissisme en modifiant la perception de soi. Quant à la cranioscopie, elle a été pendant plusieurs décennies une forme laïcisée d’auto-analyse psychologique. Les romanciers témoignent de ces usages, en prenant avec Balzac la phrénologie pour un langage de réalité, avant d’en faire un emploi satirique. Alfred de Vigny peint un Stello désabusé, décrivant longuement sa maladie au docteur Noir en termes phrénologiques. Et Bouvard et Pécuchet s’essaient eux aussi, un peu plus tard, à la palpation des crânes 3. Et puis, au fur et à mesure que la science a décliné, les allusions se sont faites 1
Articles « âme », « moral », « pensée », « phrénologie » du Littré et Robin, Dictionnaire de médecine, de chirurgie et de pharmacie, des sciences accessoires et de l’art vétérinaire, Paris, J.-B. Baillière, 12e éd., 1865 (1855), 2 vol. L’analyse de ces articles et les dissensions entre les héritiers du positivisme sur cette question est faite par A. Petit, « Positivisme, biologie, médecine… », art. cité, 1995, p. 208‑212. 2 P. Flourens, Examen de la phrénologie, op. cit., 1842, Introduction. 3 Alfred de Vigny, Les Consultations du docteur Noir. Première consultation. Stello, Œuvres complètes, II, « Prose », Paris, Gallimard, 1993 (1832), p. 498‑501 ; Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Gallimard, 1999 (1881), p. 373‑378.
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plus vagues. Mais, à la fin du xixe siècle comme de nos jours, il reste l’idée tenace – ranimée par la caractérologie – qu’un haut front ou qu’une grosse tête serait un signe d’intelligence. Peu de choses, ai-je suggéré en introduction. Mais notre siècle justement ? N’a-t‑il pas repris le projet inachevé des phrénologistes ? Entre thérapie et contrôle des comportements, le docteur Richy rêvait d’un casque redresseur tandis qu’Aristide Barbier imaginait en 1838 des trépanations chimiques. Cent ans après, et bien avant l’essor actuel des « sciences cognitives », on a cru pouvoir dompter l’agressivité, inverser les comportements homosexuels et guérir les toxicomanies par des lobotomies 1. Fondé sur le principe des localisations cérébrales et la destruction sélective de certaines zones fonctionnelles, ce traitement apparut comme une panacée, avant d’être peu à peu abandonné au profit des neuroleptiques. C’est plus qu’une anecdote. De la fin des années trente à la fin des années soixante-dix, la neurochirurgie a été pratiquée dans tous les pays occidentaux et environ 35 000 patients ont subi de telles opérations aux États-Unis. Le bilan thérapeutique de cette technique reste de nos jours très controversé 2. Le e xx siècle a ainsi accompli ce que les phrénologistes osaient à peine penser. Et si la solênopédie n’est jamais advenue et que la crânomancie est tombée en désuétude, les prévisions du lendemain alimentent toujours les hypothèses scientifiques comme la presse populaire. Ne voyait-on confirmer à l’aube du xxie siècle, qu’Einstein avait un « cerveau exceptionnel », avec des lobes pariétaux plus développés que la moyenne et une scissure de Sylvius plus profonde 3 ? Demain, à qui le tour ?
1 2 3
Egmont R. Koch, L’Homme modifié, Paris, Denoël, 1978. Le chiffre est une moyenne retenue par Elliot S. Valenstein. Cf. E.S. Valenstein (éd.), The Psychosurgery Debate (Scientific, Legal and Ethical Perspectives), San Francisco, W.H. Freeman et Cie, 1980. Sandra F. Witelson, Debra L. Kigar, Thomas Harvey, « The exceptional brain of Albert Einstein », The Lancet, vol. 353, 19 juin 1999, p. 2149‑2153. Information largement reprise et commentée par les médias. Voir par exemple Bertrand Houard et Christine Laurent, « Albert Einstein. Un cerveau pas comme les autres », VSD, n° 1140, 1er au 7 juillet 1999, p. 22‑24.
Épilogue
Le vieux docteur me tâta le pouls, tout en pensant évidemment à autre chose […] ensuite, avec un certain intérêt, il me demanda si je l’autorisais à prendre la mesure de mon crâne. Un peu surpris, j’y consentis, sur quoi il sortit une espèce d’instrument pareil à un calibre, et releva mes dimensions, par-devant, par-derrière et de tous les côtés, en prenant soigneusement des notes. « Je demande toujours la permission, dans l’intérêt de la science, de mesurer le crâne de ceux qui s’en vont là-bas [en Afrique]. » – Le faites-vous aussi quand ils reviennent ? demandai-je. – Oh, répondit-il, je ne les vois jamais revenir et de plus, c’est à l’intérieur que les modifications se produisent 1.
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ette scène placée dans le roman Au cœur des ténèbres tourne en dérision une craniométrie qui s’est épuisée à imaginer des critères de mesures objectives. Joseph Conrad ne pouvait prévoir les politiques discriminatoires qu’elle cautionnerait bientôt, pas plus que l’essor à venir de la neurochirurgie. C’est qu’au tournant de 1900, il ne se trouve plus guère de savants pour soutenir la principale hypothèse des phrénologistes, liant caractère et forme du crâne. Mais en fermant cette porte, les scientifiques ont pris soin d’en ouvrir une autre, en pariant sur l’avenir. Ayant mené une étude sur les caractères distinctifs des crânes de criminels, le docteur Charles Debierre avoue en 1895 qu’après avoir examiné plus de trois cents crânes, il n’a rien trouvé de probant. Il termine pourtant son étude en affirmant avec autorité que – suivant la 1 Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, Paris, Gallimard, 1993 (1899), p. 98‑99.
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Fig. 17. Mesure de la largeur de la tête. Source : A. Bertillon, Mensurations, instruments de mensurations et fichiers en images, Paris, 1900 (planche 14) Crédit : Service régional de l’identité judiciaire de la préfecture de police de Paris
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« loi du déterminisme scientifique » – l’anomalie physiologique réside dans une strate inaccessible à ses appareils de mesure. Son hypothèse serait confirmée dès que l’on pourrait explorer et comprendre la structure fine du cerveau 1. Une question de temps en somme. Dont acte puisque la neurobiologie alliée à la génétique garde de nos jours bon espoir de percer le mystère des comportements humains. Bel accord entre passé et présent. Tout se jouerait donc dans l’intimité de la matière cérébrale. Fort de cette révélation, l’historien hésite : qui devait-il ausculter ? Les médecins ou leurs patients ? La doctrine de Gall trouvet‑elle sa raison dans le cerveau des sujets d’expérience ou dans celui des individus qui les ont menées ? Fallait-il voir en ces phrénologistes ce qu’Arnold van Gennep appelait des « demisavants », c’est-à-dire des scientifiques qui n’étaient peut-être pas des malades « au sens courant » mais qui auraient poussé leur méthode « par-delà les limites normales » ? Soit des cas relevant, suivant van Gennep, d’une « logique pathologique » 2 ? Parce que les phrénologistes faisaient parler les crânes, j’ai d’abord cherché à faire parler le crâne des phrénologistes. Mais j’ai eu beau tenter de saisir leur esprit dans leurs écrits, je n’y ai trouvé aucun signe de faculté amoindrie ou déficiente, du moins pas plus que je ne m’en reconnais à moi-même. Et si ce récit est resté émaillé ici et là de quelques pointes ironiques, elles ne visaient pas tant à stigmatiser des erreurs qu’à mettre en relief l’étrange proximité entre un programme désuet et des recherches actuelles. Les phrénologistes prétendaient expliquer le fonctionnement de la pensée et, au-delà, ressaisir le propre de l’homme dans les filets de la science. Bien que cette prétention ait été ruinée par le temps, elle anime désormais d’autres savoirs qui pensent, pour la collectivité, les normes du présent. En ce sens, les phrénologistes pourraient ajouter que les historiens participent au mouvement. Si l’on ne cherche plus les signes du caractère sur les crânes, la doctrine de Gall a participé à 1 Charles Debierre, Le Crâne des criminels, Paris, Masson, 1895, p. 460. 2 Arnold van Gennep, Les Demi-savants, Paris, Mercure de France, 1911, p. 7‑11.
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l’instauration d’un imaginaire social confiant au savoir scientifique l’explication des comportements humains. C’est sur ce capital symbolique – justifié ou usurpé – que se sont constituées les sciences humaines. Il reste donc un peu plus de la phrénologie que l’idée qu’une grosse tête est signe d’intelligence. La science de Gall mettait en jeu un indicible du savoir scientifique, de l’ordre du désir ; et c’est probablement en ce domaine que l’héritage refoulé est le plus tenace et le mieux partagé dans les sciences contemporaines. Continuité d’une volonté de savoir, d’une stratégie de pouvoir, d’une construction idéologique ou d’une libido sciendi, les interprétations ne manquent évidemment pas ; je les laisse à de plus savants. À toute fable pourtant, morale est bonne. Ne faudrait-il pas évoquer maintenant les leçons du passé, le devoir de mémoire ? Mais de quelle chaire statuer ? Aucun savoir, en soi, ne dit le bien. La connaissance du passé ne peut donc avoir une incidence sur le présent ou – a fortiori – sur l’avenir, qu’en étant mobilisée par une conscience éthique ou politique. Ces dimensions souvent confondues peuvent se servir mutuellement, elles ne doivent pas s’asservir l’une à l’autre. J’ai voulu ici les dissocier, pour ne pas informer a priori le récit par des jugements implicites et des catégories redondantes. Je ne sais si l’artifice a fonctionné mais cette neutralité contrainte deviendrait un parti pris abusif si elle n’exposait ses motifs. Ne pas assumer le rôle de l’avocat ou du procureur, c’est, en histoire des sciences, rejeter la loi d’un genre éculé, mais mon objectif était autre : il s’agissait de déplacer autant que possible le questionnement du lecteur sur les savoirs présents et les « découvertes » à venir. Pour attiser, in fine, sa vigilance citoyenne. On rétorquera qu’il y a loin de la phrénologie aux sciences cognitives, et qu’il ne faut pas tout confondre. Ne pas pécher par anachronisme. Ne pas pousser trop loin le comparatisme. D’une certaine manière, oui, car le passé a sa propre identité, riche de possibles non advenus. Voilà pourquoi le récit tentait de rétablir la parole des phrénologistes comme celle de leurs adversaires. Mais d’une autre manière, non, car l’histoire, ça sert aussi à faire du politique. Voilà pourquoi je
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dois finalement livrer mon sentiment, en le dépouillant préalablement de toute autorité usurpée : ce que je retire de l’expérience phrénologique et des « progrès » scientifiques commis depuis lors dans son sillage, le dernier en date étant l’imminence du clonage humain, c’est que le droit n’a de compte à rendre ni aux sciences de la nature, ni aux sciences humaines. Il y va de l’avenir de nos très perfectibles « démocraties ». C’est sur l’expression de cette intime conviction que le narrateur s’effacera, refusant de terminer par la condamnation de tel ou tel protagoniste d’une histoire à coup sûr inachevée. Libre au lecteur d’en décider autrement, d’imaginer une fin, de penser l’avenir.
Postface à la présente édition Du bon usage de la phrénologie aujourd’hui
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t maintenant ? La phrénologie nous a fait passer peut-être un bon moment, et probablement a-t‑on trouvé matière à sourire de la naïveté de nos aïeuls, de la disproportion entre leurs intentions et la réalité de leur savoir. Les crânes et les bustes collectés ont pris la poussière, ils ont rejoint les réserves des musées et il y a belle lurette qu’on ne tente plus de les faire parler. Le principe des localisations cérébrales a été approprié par d’autres savoirs et la phrénologie est restée au point mort. Elle nous paraît définitivement inscrite dans un passé révolu, méritant sûrement sa place dans les musées de sciences, d’arts ou d’humanités, mais certainement pas dans le corpus des savoirs contemporains. Alors, à quoi bon entretenir son souvenir ? Lorsqu’on mobilise la phrénologie aujourd’hui encore en science ou en histoire, c’est toujours dans un rapport univoque au présent, que ce soit pour y projeter une lointaine anticipation de théories contemporaines ou pour y déceler la première expression d’un réductionnisme qui serait à l’œuvre dans ces mêmes théories contemporaines. Georges Lantéri-Laura notait, en préface à la première édition de ce livre, que Paul Broca appliquait à la dissection du cerveau un « regard informé, car il retrouvait ce qu’il en savait déjà et il y recherchait ce qu’il en savait ensuite 1 ». L’objet de l’histoire n’est pas plus naturel que la dissection d’un cerveau et nous 1
Georges Lantéri-Laura, « Préface », in Marc Renneville, Le Langage des crânes. Une histoire de la phrénologie, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, « Les Empêcheurs de penser en rond », 2000, p. 18.
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appliquons à nos retours à la phrénologie ce même « regard informé ». La phrénologie n’est pourtant pas captive de nos assignations à comparaître au tribunal du présent. Elle est aujourd’hui dans la rue, dans les magasins de décoration et dans notre univers visuel. Que ce soit par la reproduction de cartographies humoristiques, telle celle du cerveau d’un Homer Simpson localisant le sommeil, l’envie de donuts ou de bière, ou, plus largement, par la reproduction de bustes de démonstration, d’encriers, de posters, de sacs, de T-shirt imprimés, de porte-clés ou de faux tableaux anciens, la phrénologie est bien là, au xxie siècle, à portée de palpations sur nos rayonnages de bazar et bien en vue sur les sites web. Surfant aussi bien sur la mode du vintage que dans l’art du détournement, la bibeloterie phrénologique fait recette. Certes, personne (?) ne croit plus à ces localisations ostensiblement farfelues. Chacun trouve matière à s’y projeter d’autant plus facilement qu’il ne s’agit plus de science mais de représentations détournées à des fins humoristiques ou esthétiques. Le recyclage ou l’invention de ces cartographies ne fait ni question ni problème car c’est précisément leur qualité de fausseté qui les rendent aujourd’hui recevable. Ce faisant, on mesure mal l’effet collatéral qui en résulte, et qui consiste à accepter le principe même de la localisation fonctionnelle, tant il est vrai que l’essor de ce folklore épouse le mouvement conjoint du déploiement d’une imagerie savante portée par les neurosciences. Est-ce à dire, en attendant la découverte des justes localisations, qu’il n’y a plus rien de sérieux ou d’utile à tirer de la phrénologie qu’une illustration, à imprimer sur un pull ou dans une fresque historique conduisant au présent ? Je ne le crois pas. Et si l’on veut bien appliquer la lecture en miroir à laquelle j’invitais dans ma conclusion à l’édition originale, comme un exercice d’anachronisme conscient et contrôlé, alors la phrénologie peut devenir une ressource épistémologique. À condition précisément de ne pas la confiner à un motif décoratif, à condition d’y chercher et d’en retenir ce qui, dans son discours, peut encore nous parler au présent.
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Alors revenons une dernière fois, non plus à l’esprit mais à la lettre des textes. François-Joseph Gall consacra de nombreuses pages à réfuter les arguments de ses contradicteurs. Il y soulignait que, parmi les accusations qui revenaient le plus souvent, celle du fatalisme appliqué à la conduite des comportements était l’une des plus fréquentes, des plus graves et des plus erronés. Le fondateur de la phrénologie se défendait : « … jamais je n’ai enseigné l’irrésistibilité des actions, et partout j’ai professé la liberté morale 1. » Pour Gall, en effet, l’organe n’est pas la manifestation de la faculté dont il est la condition matérielle : La naissance, l’état, l’éducation, les lois et les usages, la religion ont la plus grande influence sur les occupations, sur le perfectionnement et l’exercice des organes, ainsi que le caractère moral de l’homme ; il serait donc téméraire de conclure que les actions d’un individu répondent à la faculté dont on remarque une disposition prédominante 2.
Appliquant ce principe à cette question criminelle qui occupa tant de controverses, le fidèle Fossati rappelait une nouvelle fois, en 1845, la position de son maître : Parmi les adultes, dans toutes les conditions, il y a des individus portés à la destruction. Ceux qui ont en même temps les organisations des sentiments moraux bien développés cherchent à satisfaire leur penchant d’une manière légale […]. Gall cite les exemples de ce négociant d’Amsterdam qui allait avec plaisir tous les samedis assommer les bœufs dont les chairs devaient être salées pour les expéditions maritimes ; de cet ecclésiastique qui exigeait de sa servante que tous les animaux de la basse-cour destinés à être servis sur sa table fussent tués par lui ; de ce fils de marchand qui se fit boucher pour avoir le plaisir de tuer, etc. 3.
Ainsi donc, la phrénologie, prise à la lettre de ses fondateurs, ne peut être considérée comme un réductionnisme biologique 1 F.-J. Gall, FC, vol. 1, p. 300‑313. 2 Ibid., p. 309. 3 G. Fossati, Manuel pratique de phrénologie, op. cit., 1845, p. 275‑276.
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des comportements sociaux. Tout comme Lombroso le fera plus tard avec sa théorie du criminel-né, ses fondateurs estiment que la condition matérielle d’une faculté ne doit pas préjuger de son usage. Autrement dit, la détermination biologique d’un penchant ne permet pas d’inférer son utilité sociale ou sa moralité. Tous ces savants n’ont pas la naïveté qu’on leur prête trop souvent. Ils savent bien que ce qui est socialement accepté n’est pas toujours légal et qu’il suffit de trouver une dérivation ou une occupation légitime permettant d’assouvir un penchant pour ne pas tomber sous le coup de la loi. On peut prendre cet argument comme une manière de protéger la théorie de toute réfutation, car si une bosse ne produit pas le comportement lié, alors il devient impossible de relier les deux. Mais il ne s’agit pas ici de revenir à la phrénologie ou de s’en débarrasser car l’argument des phrénologistes peut être beaucoup plus utilement appliqué à toutes les théories présentes ou à venir qui seraient tentées d’assigner de manière univoque un substrat cérébral à un comportement social. Prenons-les donc au mot. Si on annonce un jour une grande découverte telle que la localisation de l’agressivité humaine ou le chromosome du crime, comme on a pu le croire au xxe siècle, alors nous pourrons répondre sans rien savoir de cette théorie que l’agressivité est une composante de nombreux comportements socialement encouragés, que le crime ne se définit que par le droit et qu’il n’y a rien de plus socialement construit que les déviances. Comme le notait le paléontologue et historien des sciences Stephen Jay Gould, on n’a jamais cherché le gène de la corruption politique 1. Depuis cette malicieuse remarque, les neurosciences sociales ont poursuivi leur essor 2 et le « big data » est investi par des algorithmes mobilisés pour prédire et modifier les comportements sociaux à l’insu des individus 1 2
Stephen Jay Gould., La Mal-mesure de l’homme, Paris, Ramsay, 1986, p. 174. Sur les neurosciences sociales, voir par exemple Nikolas R. Rose et Joëlle M. Abi-Rached, Neuro : The New Brain Sciences and the Management of Mind, Princeton, Princeton University Press, 2013.
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concernés 1. On a vu que quelques phrénologistes avaient assez d’esprit pour tâter du doigt la complexité des interactions des comportements individuels et des déterminations sociales. Ils appliquaient à ce domaine un sens de la mesure qui fait parfois défaut à nos savoirs contemporains. C’est sous cet angle de prudence et de distanciation critique que la phrénologie garde la valeur d’une leçon, d’une expérience utile et d’un avertissement dont l’actualité reste promise à un bel avenir.
1
Sur le parallèle entre phrénologie et big data, voir le billet de la mathématicienne Catherine Helen O’Neil, « Big data is the new phrenology », publié sur son blog Mathbabe : Exploring and Venting about Quantitative Issues (https:// mathbabe.org/2015/02/26/big-data-is-the-new-phrenology/), ainsi que le livre Algorithmes : la bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2018 (2016).
Remerciements
L
a matière de livre doit beaucoup au regretté professeur Georges Lantéri-Laura, qui encouragea mes premiers pas en craniologie et offrit une préface à sa première édition. De nombreux collègues ont contribué à enrichir ma réflexion sur le mouvement phrénologique, par discussion ou échanges sur leurs travaux. Si faible soit-elle, ma bosse de la mémoire des noms me permet de conserver le bon souvenir de François Azouvi, Miya Awazu Pereira da Silva, Claude Blanckaert, Patrice Bourdelais, Jacqueline Carroy, Jean-Luc Chappey, Bruno Chenique, Laurent Clauzade, Pietro Corsi, Jean-Jacques Courtine, Stanislas Dehaene, Anne-Emmanuelle Demartini, Nelia Dias, Maria Beatrice Di Brizio, Olivier Faure, Marie-José Imbault-Huart, Philippe Laburthe-Tolra, Laurent Loty, Anne Martin-Fugier, Yannick Marec, Abigaëlle Marjarie, Philippe Mennecier, Michelle Perrot, Jean-Pierre Peter, Jacques Postel, Nathalie Richard, Marina Saad, Roger Saban, Roger Smith, Martin Staum, Daniel Teysseire, Pierre Thuillier, Georges Vigarello, Jean-Claude Vimont, John Van Wyhe, et, tout récemment, Stanley Finger et Paul Eling, qui ont contribué à relancer les études galliennes avec leur ouvrage majeur Franz-Joseph Gall : Naturalist of the Mind, Visionary of the Brain (2019). Le repérage des collections de phrénologie conservées en France (Aix-en-Provence, Lyon, Paris, Rouen, Rochefort…) et la consultation de la documentation ont été grandement facilités par les personnels du service d’histoire de la médecine de la BIU-Santé de Paris, du musée Flaubert d’histoire de la médecine à Rouen, du Musée de l’Homme, du Muséum national d’histoire
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Le langage des crânes
naturelle, de l’École navale de santé à Rochefort et du Muséum d’Aix-en-Provence. Enfin, cette seconde édition corrigée et augmentée n’aurait pas vu le jour sans l’accord délivré par les Éditions du Seuil, la confiance renouvelée de son premier éditeur, Philippe Pignarre, et d’un lecteur de la première édition devenu éditeur, Bruno Auerbach. Je les remercie chaleureusement, ainsi que Colette Briot qui, vingt ans après, m’a de nouveau accueilli pour me donner accès à la consultation de ses archives familiales.
Index nominum
A Abrantès, Laure Permon, duchesse d’, 79, 82 Adelon, Nicolas P., 43, 44, 97 Alexandre, David, 274 Alibert, Jean-Louis, 238 Andral, Gabriel, 122, 239, 243, 249, 277 Andrieux, François, 84 Annecy, Matthias d’, 80, 86, 122, 201 Antonmarchi, François, 160, 163-165 Appert, Benjamin, 111-119, 122, 125-128, 139, 142, 174, 175, 188, 253, 259 Arago, François, 221, 233, 250 Aristote, 52, 55, 139 Auban, Camille, 203 Augustin d’Hippone, 33 Aulagnier, François-Marie-Adolphe, 124 Azaïs, Pierre Hyacinthe, 275 B Baartmann, Saartjie, 172 Bacon, Francis, 52, 139 Badiche, Marie-Léandre, abbé, 241, 245-247 Bailey, Percival, 7
Baillière, Jean-Baptiste, 40, 41, 95, 100, 127, 133, 152, 157, 173, 187, 193, 196, 256, 271, 274, 283, 285, 290 Bailly (de Blois), Étienne-Marin, 96, 98-100, 113, 125, 150, 162, 180, 259 Bajenoff, Nikolaj, 285 Balzac, Honoré de, 5, 101, 118, 290 Banks, Joseph, 37 Barbé, Marie-Anne, 148 Barbeguière, Germain, 24 Barbé-Marbois, François de, marquis, 115 Barbier, Aristide, 190, 191, 291 Bareste, Eugène, 271 Barrier, François, 149 Baudin, Nicolas, 40 Bazard, Saint-Amand, 143 Beccaria, Cesare, 66, 151 Béclard, Jules, 152, 153 Belfield, Henri, 244, 245, 248 Belhomme, Jacques-Étienne, 87, 108, 124, 252 Belin, Eustache, 144 Bell, Charles, 54, 183, 237, 244 Bellan, Pierre-Auguste, 261 Béranger, Pierre-Jean de, 281 Béraud, Pierre, 279-282 Berbrugger, Adrien, 148 Bernard, Claude, 283 Bernard, Louis Rose Désiré, 22
308 Besnard, François-Guillaume, abbé, 96-98 Beunaiche de Lacorbière, Jean-Baptiste, 122, 127, 129, 139, 140, 192, 193, 243, 245, 254 Bichat, Xavier, 84, 123, 182, 185-187, 289 Biett, Laurent-Théodore, 86 Bigonnet, Jean-Adrien, 139 Billod, Eugène, 195 Birdine, 206, 207 Birkenstock, Johann Melchior, 21 Bischoff, Christoph Heinrich Ernst, 24 Blainville, Henri Ducrotay de, 98, 173, 202, 203, 221, 223-225 Blanchard, Émile, 232, 233 Blanchard, Jean-Pierre, 176 Blanchet, M. (médecin), 254, 255, 269 Blanqui, Auguste, 253 Blondeau, Hyacinthe, 126 Blondel, Charles, 95 Blumenbach, Johann-Friedrich, 37, 39, 42, 43 Bodin, Laurent, 94 Bojanus, Ludwig-Heinrich, 20 Bonin, Gerhardt von, 7 Bonnelier, Hippolyte, 129, 168-170, 194 Bonnet, Charles, 52 Bossuet, Jacques, 51, 226, 263 Bottex, Alexandre, 123 Botticelli, Sandro, 127 Bouchet, Gervais, 274 Bouillaud, Jean, 6, 53, 122, 126, 127, 146, 194, 243, 245, 271, 277, 287 Bourdois de la Motte, Edme-Joachim, 27 Bourdon, Isidore, 194 Bourjot Saint-Hilaire, Alexandre, 140 Bouvrin, Charles, 274 Brachet, Jean-Louis, 148 Braid, James, 275 Bray, Charles, 180 Brierre de Boismont, Alexandre, 123
Le langage des crânes Brillat-Savarin, Anthelme, 92, 176 Broca, Paul, 34, 64, 87, 182, 185, 202, 286, 287, 299 Broussais, Casimir, 118, 122, 124, 125, 135, 139-142, 145, 157, 195, 196, 198, 199, 201, 243-245, 277 Broussais, François J.-V., 6, 47, 81, 82, 86, 97-107, 118, 122-125, 127, 129, 135, 138, 149, 152, 156, 172, 185, 193, 196-199, 201, 202, 212, 238-240, 251, 259, 268, 270, 275, 277, 284 Brown, John, 100 Brugnot, Charles, 126 Bruyères, Hippolyte, 183, 270 Buchanan, Joseph Rodes, 181 Buchez, Philippe, 241, 244, 248, 249, 254 Buffon, Georges Louis Leclerc, comte de, 34, 37, 49, 94, 95, 177 Buonarotti, Filippo, 109 C Cabanis, Pierre J.-G., 29, 71, 88, 89, 91, 101, 123, 242, 264 Cadet de Gassicourt, Félix, 116, 126, 127, 195 Cadoudal, Georges, 176 Cagliostro, Alessandro, comte de, 75 Caldwell, Charles, 180 Camper, Petrus, 35, 37-40, 42, 170 Capo d’Istria, Jean, comte, 82 Carême, Marie-Antoine, 144, 152 Cattel, Eva, 177 Cels, Jacques-Philippe-Martin, 69 Cerise, Laurent, 241, 242, 244-246, 248 Cervantès, Miguel de, 177 Chamisso, Aldebert de, 44, 45 Champagny : voir Nompère. Champollion, Jean-François, 281 Chandelet, Louis, 261 Changeux, Jean-Pierre, 7
Index nominum Chapelain, Pierre Jean, 118, 125 Charles X, 109, 116 Charles XII de Suède, 176 Chateaubriand, René de, 81, 88 Chaussier, François, 21 Chérubini, Salvador, 281 Chevrier, Edmond, 274 Choiseul, Claude-A.-G., duc de, 115 Chomel, Auguste, 239 Choris, Louis, 44-46, 156 Cloquet, Hippolyte, 153 Cloquet, Jules, 125 Cockerill, John, 281 Colburn, Zerah, 250 Colombat, Marc, 238, 244, 255 Combe, Andrew, 179 Combe, George, 21, 78, 137, 174, 179, 180, 183 Comte, Auguste, 6, 98-100, 127, 289 Condillac, Étienne Bonnot de, abbé, 13, 49, 52, 97, 102 Conrad, Joseph, 293 Considérant, Victor, 118, 149 Constant, Benjamin, 113, 143, 281 Contèle (médecin), 63 Cook, James, 44, 223 Cordier, Pierre-Louis-Antoine, 202 Corvisart, Jean-Nicolas, 27, 75 Courtet de Lisle, Victor, 245 Cousin, Victor, 94, 103, 104, 106, 122, 177, 238, 239, 284 Crébassol, Auguste, 118, 119 Cubi y Soler, Mariano, 188, 277, 282 Curtius, Philippe, 145 C ustine , Delphine de Sabran, marquise Armand de, 81 Cuvier, Georges, 26, 39-43, 45, 46, 69-74, 79, 85, 110, 172, 173, 222, 226, 230, 262, 263, 265, 266, 281 D Dagonet, Henri, 195 Dalbis : voir Barbier.
309 Dantan jeune, Jean-Pierre, dit, 11 Dante Alighieri, 51 Darwin, Charles, 180 Daubenton, Louis Jean-Marie, 34-37, 42 Daumier, Honoré, 11 Daunou, François P.-C., 84, 103 David d’Angers, Pierre-Jean, 5, 126, 127, 160, 164, 185, 254, 260 Davy, Humphrey, 73 Debierre, Charles, 293, 295 Debout, Émile, 118, 124 Decazes, Élie, duc, 82, 113, 115 Dehaene, Stanislas, 5, 7, 8, 305 Déjazet, Virginie, 281 Delasiauve, Louis, 124 Delavigne, Casimir, 84 Delessert, Gabriel A.-M., 175 Demangeon, Jean-Baptiste, 22, 24-27, 82, 83 Descartes, René, 13, 51, 52, 147, 263, 281 Desgenettes, René Nicolas, baron, 124 Desgraz, Louis-François-César, 210 Desmarets, Pierre-Marie, 127 Destutt de Tracy, Antoine, comte de, 52, 84, 88-90, 151 Deville, James, 140, 173, 201 Dinocourt, Théophile, 126 Dorval, Marie, 176 Double, François, 25, 26 Doudeauville, Ambroise, Polycarpe de La Rochefoucauld, duc de, 113 Douin, Sophie, 87, 125 Dubois d’Amiens, Frédéric, 260-262, 264, 268 Dubois, Jean-Baptiste, 22, 150 Dubosc, Pierre, 126, 253 Duchêne (de Givors), Joseph, 148 Ducorps, Louis-Jacques, 210, 219 Ducpétiaux, Édouard, 199 Dumas, Alexandre (père), 118, 281 Dumas, Charles Louis, 49 Duméril, Constant, 26
310 Dumont d’Urville, Jules S.-C., 11, 154, 174, 200-208, 210-212, 214-217, 219-221, 223, 225, 227, 234, 259 Dumoutier, Alexandre Pierre Marie, 6, 13, 44, 86, 127, 140, 144, 147, 152-155, 157-159, 162, 165, 168, 169, 172, 174, 175, 201, 203-207, 209, 211-226, 228-235, 237, 244, 250, 259, 260, 276, 283 Dupasquier, Alphonse, 147 Dupin, André Jacques (dit aîné), 281 Dupin, Charles, 113 Dupont de l’Eure, Jacques-Charles, dit, 107, 109 Dupont de Nemours, Pierre Samuel, 50, 78, 79, 95 Dupoty, Michel-Auguste, 110, 126, 128, 254 Dutouquet, Ernest, 271 Duval, Jacques René, 21 E Edwards, William Frédéric, 48, 184, 226, 233, 259 Eichthal, Gustave d’, 99 Eldir, Alina, princesse d’, 198 El-Halabi, Soleyman, 172 Eliot, George, 180 Enfantin, Prosper Barthélemy, dit le Père, 98, 198 Escousse, Victor, 141, 142 Esquirol, Jean-Étienne-Dominique, 51, 81, 110, 123, 124, 152, 195 Esquiros, Alphonse, 32, 84, 97, 173, 174 Étienne, Henri, 113 Étoc-Demazy, Gustave, 123 F Fabre, François, 176, 225 Falret, Jean-Pierre, 123, 125
Le langage des crânes Faucher, César, 127, 176 Faucher, Léon, 126 F auvelet de B ourrienne , Louis Antoine, 25 Ferri, Enrico, 286 Ferrus, Guillaume M.-A., 110, 111, 123, 125, 127, 128, 145, 194 Fichte, Johann Gottlieb, 25 Fieschi, Giuseppe, 152, 153, 176, 239 Flaubert, Gustave, 150, 188, 290 Florens, Jean, 176 Florens, Joseph, 126, 176 Flourens, Pierre, 13, 54, 74, 124, 177, 221, 226, 260, 262-266, 268, 275, 290 Fodéré, François-Emmanuel, 56, 57 Foissac, Pierre, 73, 84, 125, 139, 165, 182, 185-187, 195 Fontaneilles, François-Philibert, 122, 124, 125 Forichon, Louis, abbé, 247 Forster, Thomas I., 15 Fortina, François, 87 Fossati, Giovanni, 12, 16-18, 22, 43, 76, 82, 84-88, 108-110, 122, 126, 127, 139, 147, 151, 160, 171, 175, 177, 188, 255, 274-276, 278, 280, 282, 283, 301 Fouché, Joseph, 79, 127, 176 Fouquier, Pierre Éloi de Maisseny, 86 Fourcroy, Antoine François de, 26 Fourier, Charles, 118, 148 Foville, Achille-Louis, 123, 245, 260 Fowler, Lorenzo N., 181 Fowler, Orson S., 181 Foy, Maximilien-Sébastien, général, 113, 143 Foyatier, Denis, 86, 87, 126 François Ier, 177 François II (de Habsbourg-Lorraine), 21 François IV, duc, 109 Franklin-Berger, Victor, 279, 280 Frapart, Noël Nicolas, 125
311
Index nominum Frère, Ph-A., abbé, 96, 97, 149, 173, 231, 246 Freycinet, Louis de, 45, 202 Funel, Gustave Joseph, 150 G Gage, Phineas, 54 Gaimard, Paul, 46, 156, 223 G all , François-Joseph, 6-9, 13, 15-34, 42-67, 69-99, 101, 102, 105, 108-111, 119, 121-127, 132, 134-139, 141-143, 150-152, 156, 159-161, 164, 165, 173, 174, 177, 180, 182-184, 187-189, 192-195, 199, 201, 224, 230, 237-242, 245, 247, 256, 259-261, 263-266, 268, 270, 271, 274-278, 281-290, 295, 296, 301 Gallois, Napoléon, 253 Galton, Francis, 192 Gannal, Jean-Nicolas, 172 Garay de Monglave, Eugène de, 243-246 Garnier-Pagès, Étienne, 253, 254 Garnot, Prosper, 223 Gaubert, Pierre, 201, 256, 270 Gautier, Jules, 274 Gavarni, Sulpice-Guillaume chevalier, dit Paul, 281 Gaymard, Paul, 223 Gensoul, Joseph, 148 Gentil, Paul, 242 Geoffroy Saint-Hilaire, Étienne, 26, 39, 84 Geoffroy Saint-Hilaire, Isidore, 243 Georget, Étienne-Jean, 62, 151 Gérando, Joseph-Marie de, baron, 84, 113 Gérard, François, baron, 79, 126, 164 Géricault, Théodore, 195 G ervais ( de F resville ), Gabriel Florentin, 269 Girardin, Émile de, 281
Giraud, Bruno, 21 Gisquet, Henri, 106 Goethe, Johann Wolfgang von, 25 Gratiolet, Pierre, 285, 286 Grégoire, Henri, dit l’abbé, 176 Grégoire XVI, pape, 137 Grégoire de Nysse, 33 Grimes, Stanley, 181 Gromier, Émile, 149, 150 Guérin, Jean-Baptiste, 261 Guérin, Jules, 105, 161, 170, 222, 224, 239, 240 Guerry, André-Michel, 199 Guislain, Joseph, 195 Guizot, François, 254, 281 Guyunusa, Maria Micaela, 154 H Hallé, Jean-Noël, 81 Hamy, Ernest-Théodore, 174, 225 Harel, Charles Louis, 118, 122, 128, 138, 139, 148, 150 Haydn, Joseph, 176 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 23 Herder, Johann Gottfried, 49 Hermann, Johann, 15 Hobbes, Thomas, 52 Hombron, Jacques-Bernard, 224-229, 233 Homère, 51 Hugo, Victor, 177, 263, 281 Hume, David, 177 Hutin, Philippe, 118 I Idjiez, Benjamin Victor, 277, 278 Imbert, Fleury, 87, 147-149, 162 J Jacquinot, Charles-Hector, 204, 225, 226, 229, 230
312 Jacquinot, Honoré, 229, 230 James, Constantin, 251, 252 Janin, Jules, 281 Joséphine de Beauharnais, 79, 126 Jullien, Marc-Antoine, 127 K Kant, Emmanuel, 18, 52 Karr, Alphonse, 281 Kästner, Abraham Gotthelf, 18 Koechlin, André, 107 Koreff, David-Ferdinand, 86, 125 Kotzebue, August von, 22 Kotzebue, Otto von, 44, 45 L La Fayette, Marie-Joseph Mortier, marquis de, 107, 109, 125, 254 La Rochefoucauld-Liancourt, FrançoisAlexandre-Frédéric, duc de (père), 113 La Rochefoucauld-Liancourt, FrançoisArmand-Frédéric, duc de (fils), 113 La Roy, Sunderland, 180, 181 Labbey, Théodore, 247, 252 Laborde, Alexandre, comte de, 114, 115, 243 Lacassagne, Alexandre, 147, 149, 285, 286 Lacenaire, Pierre-François, 152, 153, 168-171, 176, 194, 239 Lacordaire, Henri, 281 Laënnec, René-Théophile-Hyacinthe, 108, 123 Lafargue, Jules, 260 Laffitte, Jacques, 110, 129 Lallemand, François C., 118, 245 Lamarck, Jean-Baptiste, 54, 226 Lamarque, Maximilien, général, 109, 143, 152, 174
Le langage des crânes Lamartine, Alphonse de, 243, 281 Lamennais, Félicité de, 281 Laromiguière, Pierre, 52, 238 Larrey, Dominique Jean, 81 Las Cases, Emmanuel (père), comte de, 72, 74, 106, 140, 165, 185 Las Cases, Emmanuel de (fils), 122, 126, 127, 139 Lasteyrie du Saillant, Charles, comte de, 114, 115, 126, 184, 185 Latour, Amédée, 185 Laubmeyer, Heinrich Ernst Carl, 20, 25 Laurent, Armand, 195 Lavater, Johann-Caspar, 33, 34, 75, 77 Lazansky von Bukowa, Prokop, 21 Le Maistre-Duparc, Louis-Emmanuel, 205 L e P elletier de S aint -F argeau , Ferdinand-Louis-Félix, 109 Le Rousseau, Julien, 271 Le Roy, Georges, 95 Le Tasse, 51, 98, 177 Lebras, Auguste, 141 Ledru-Rollin, Alexandre Auguste Ledru, dit, 254 Lefebure-Wely, Louis James Alfred, 144 Legouvé, Ernest, 80, 81 Legrand du Saulle, Henri, 195 Lélut, Louis-Francisque, 98, 123, 138, 158, 160, 170, 259-261, 268 Lemaire, L.C. (?) (médecin), 203 L emaire , Philippe-Joseph-Henri (sculpteur), 127, 252 Lemoine, 152 Lenoir, Alexandre, 127 Leroi, 124 Lesson, René-Primevère, 223 Leuret, François, 285 Linné, Carl von, 35, 37 Liszt, Franz, 119 Littré, Émile, 289, 290 Locke, John, 13, 52, 102, 177
313
Index nominum Lombroso, Cesare, 7, 302 Londe, Charles, 86, 195 Longet, François A., 285 Louis XV, 91 Louis-Philippe, 109, 116, 128, 132, 133, 200, 237, 238, 249, 253 Lucas, Charles, 126, 127, 151 Luchet, Auguste, 128, 252, 253, 258
Moreau-Christophe, Louis-Mathurin, 126 Morel, Bénédict-Augustin, 195 Morton, Samuel, 174 Moulin, Bernard, 191, 192 Musset, Alfred de, 139
M
Napoléon Ier, 60, 69, 72-75, 79, 104, 110, 121, 160-168, 170, 171, 176, 239, 273, 279, 282 Niederhauser, John, 206, 207 Nompère, Jean-Baptiste (comte de Champagny), 22
Magendie, François, 101, 124, 150, 237, 245, 251, 268 M aine de B iran , Marie-François Gonthier de Biran dit, 90, 91 Malacarne, Vincenzo, 54, 237 Mangiamèle, Vito, 250, 251 Manuel, Jacques-Antoine, 107, 110, 113, 116 Marc, Charles-Chrétien-Henri, 26, 118, 128 Marchal de Calvi, Charles, 125, 128, 129, 243-245, 255-257, 268, 277 Marquet Vasselot, Louis-AugustinAimé, 246, 247 Maussion, Alfred, comte de, 127 Mège, Jean-Baptiste, 243 Menotti, Ciro, 109 Mesmer, Franz-Anton, 75-77 Metternich, Clément, prince de, 78, 79, 82 Michaud, Joseph-François, 243, 263 Michel-Ange, 32, 51, 177 Milton, John, 177 Mirabeau, Honoré-Gabriel Riqueti, comte de, 176, 177 Mirbel, Charles-François Brisseau de, 202 Misley, Enrico, 109 Molière, Jean-Baptiste Poquelin, dit, 51 Moreau, Hégésippe, 252, 253 Moreau, Louis-Ignace, 247, 264, 266, 275
N
P Parent-Duchâtelet, Alexandre, 110, 195 Passy, Hippolyte, 106 Peisse, Louis, 100, 160-163, 165 Penot, Achille, 148, 150 Périer, Casimir, 113, 128, 143, 152, 281 Péron, François, 40, 71, 223 Perrin, Anthelme, 148 Pétrarque, 51 Pichart, François-Louis, 125 Pierquin (de Gembloux), Claude, 243 Pietri, Constantin de, abbé, 246 P igault -L ebrun (pseudonyme de Pigault de l’Épinoy), CharlesAntoine-Guillaume, 144 Pihan Delaforest, Ange Augustin Thomas, 127, 193, 245 Piis, Antoine-Pierre-Augustin de, 77 Pinel, Philippe, 42, 51, 69-71, 81, 100, 110, 111, 123, 124, 159 Pinel-Grandchamp, Félix, 123, 125, 245 Place, Charles, 134, 147, 150, 176, 251, 252, 276
314 Poe, Edgar A., 5 Poncelet, François-Frédéric, 126 Ponsard, François, 281 Portal, Antoine, 69-71 Potocki, A., comte, 82 Potter, Louis de, 185 Poupin, Théodore, 272 Pressat, Pierre Étienne, 123 Proudhon, Pierre-Joseph, 281 Q Quetelet, Adolphe, 199 Quoy, Jean-René-Constant, 45, 46, 223 R Rabelais, François, 177 Rachel, Elizabeth Félix, dite Mlle, 176, 281 Racine, Jean, 51, 177 Raphaël, 51, 137 Rasori, Giovanni, 108 Raucourt de Charleville, Antoine, 198, 199, 258 Rayer, Pierre, 239 Rémusat, Paul de, 233 Renan, Ernest, 149, 284 Retzer, Joseph Franz von, baron, 16, 18 Reynier, Joseph, 148 Ribot, Théodule, 284 Richard, David, 72, 79, 125, 162-166, 185, 270 Richerand, Anthelme, 49, 101 Robert le Jeune, 192 Robin, Paul, 289, 290 Rolando, Luigi, 54 Romanzoff (Rumyantsev), Nikolai Petrovich, 44 Roquemaurel, Louis de, 211
Le langage des crânes Rostan, Louis, 110, 125, 245 Rouget de Lisle, Claude, 114 Rousseau, Louis, 173 Roux (chirurgien), 186, 245 Royer-Collard, Hippolyte, 195 Rush, Benjamin, 15, 151 S Sabatier, Raphaël-B., 70, 71, 86 Sade, Donatien Alphonse François, marquis de, 176 Saint-Aignan, Auguste, 126 Sainte-Beuve, Charles-Augustin, 103, 104 Saint-Simon, Claude-Henri de, 82, 99, 114, 144, 145 Saint-Ursin, Marie de, 75, 93 Sand, George, 162, 256, 270, 281 Sandras, Claude Marie Stanislas, 244, 245 Sarlandière, Jean-Baptiste, 99, 129, 130, 132, 133, 140-142, 147, 201, 212, 243, 249 Savary, Félix, 202 Schiller, Friedrich von, 177 Schonen, Auguste de, 109 Scott, Walter, 143, 281 Scoutetten, Henri-Joseph, 98, 150, 151, 188, 287, 288 Scribe, Eugène, 281 Sénac, Jean-Baptiste, 91 Sénaqué, Senacua, 154, 158 Serres, Étienne, 13, 95, 221-223, 230 Sestini, Benedetto, 176, 177 Shakespeare, William, 177 Shelley, Mary, 190 Soemmering, Samuel Thomas von, 37, 52 Spurzheim, Johann-Gaspar, 15, 18, 20, 22-27, 48, 69-73, 83, 103, 126, 132, 137, 147, 179, 182-184, 187, 194, 269, 276, 277, 281, 282
315
Index nominum Stendhal, Henri Beyle, 82, 104, 115, 125, 126, 177 Stifft, Andreas Joseph von, 21 Streicher, Andreas, 21, 25, 74, 79 Sue, Eugène, 5
Verdier (de la Sarthe), Jean, 91-93 Vicq d’Azyr, Félix, 53 Vidocq, Eugène-François, 117, 118, 174 Vieussens, Raymond, 70 Vigny, Alfred de, 142, 290 Villèle, Joseph, comte de, 115 T Villermé, René-Louis, 195 Vimont, Joseph, comte de, 86, 94, 95, 147, 150, 151, 160, 201, 277 Tacuabé, Laureano, 154 V incendon -D umoulin , ClémentTaine, Hippolyte, 284 Adrien, 226 Talleyrand, Charles-Maurice, 27, 78, Virey, Julien-Joseph, 155, 156, 158, 176 159, 224, 233, 256 Tanchou, Stanislas, 125, 140, 279 Vismara, Giuseppe, 126 Tellier, François, 270 Voisin, Félix, 122-124, 127, 128, 188, Tenon, Jean-René, 69-71 193, 194, 204, 259, 269, 271, 279 Ternaux, Guillaume, baron, 113-115, Voltaire, François Marie Arouet, dit, 126, 127 177 T héroigne de M éricourt , Anne- Josèphe, 176 Thierry, Augustin, 98 W Thiers, Adolphe, 243, 281
Topinard, Paul, 8, 9, 285 Töppfer, Rodolphe, 188, 189 Treille, Maurice, 124 Trompeo, Benedetto, 243 Trousseau, Armand, 239
Wieland, Christoph Martin, 18 Wins, Camille, 166, 167 Wurtz, Jean-Geoffroy, 127 Y
V Ysabeau, Alexandre, 274 Vaimaca Peru, 154, 155 Valentin, Gabriel Gustav, 285 Van Gennep, Arnold, 295 Varole (Varolio), Costanzo, 70 Vatimesnil, Henri de, 85 Velpeau, Alfred, 239
Z Zach, Franz Xaver Freiherr von, 144 Zender, Joachim D. L., 181
Table des matières
Introduction. La mesure des préjugés
5
Prologue 11 I. Une
science nouvelle
Tempête sur les crânes Ce que dit la phrénologie La clef de l’anthropologie La philosophie est dépassée La question criminelle est résolue
II. Entre
savoirs et politiques
Napoléon juge la phrénologie Gall s’installe à Paris Premières critiques Premiers disciples Pour le bien de l’humanité
III. L’âge d’or
15 16 28 33 48 55
69 69 75 88 100 111
121
La Société phrénologique de Paris 121 Paroles de crânes 133 Foyer parisien et lumières provinciales 143 Des Indiens à Paris 152 La phrénologie juge Napoléon 160 Lacenaire : cranioscopie d’un monstre 168
318 IV. Aventures
Le langage des crânes
179
Des disciples dissidents 182 Changer les individus ou la société ? 192 Un phrénologiste dans les mers du Sud 200 Un voyage mouvementé 204 La reconnaissance académique 221
V. Déclin Des médecins partent en croisade Lignes de fracture 1842 : l’année noire Les épigones perdent la tête ? L’héritage : entre refus et captation
237 238 249 259 268 284
Épilogue 293 ostface à la présente édition. P Du bon usage de la phrénologie aujourd’hui
299
Remerciements 305 Index nominum
307